Le Docteur Pascal
V
Un instant, Pascal regarda les dossiers, dont l'amas semblait énorme, ainsi jeté au hasard sur la longue table, qui occupait le milieu de la salle de travail. Dans le pêle-mêle, plusieurs des chemises de fort papier bleu s'étaient ouvertes, et les documents en débordaient, des lettres, des coupures de journaux, des pièces sur papier timbré, des notes manuscrites.
Déjà, pour reclasser les paquets, il cherchait les noms, écrits sur les chemises en gros caractères, lorsqu'il sortit, avec un geste résolu, de la sombre réflexion où il était tombé. Et, se tournant vers Clotilde, qui attendait toute droite, muette et blanche:
—Écoute, je t'ai toujours défendu de lire ces papiers, et je sais que tu m'as obéi…. Oui, j'avais des scrupules. Ce n'est pas que tu sois, comme d'autres, une fille ignorante, car je t'ai laissé tout apprendre de l'homme et de la femme, et cela n'est certainement mauvais que pour les natures mauvaises…. Seulement, à quoi bon te plonger trop tôt dans cette terrible vérité humaine? Je t'ai donc épargné l'histoire de notre famille, qui est l'histoire de toutes, de l'humanité entière: beaucoup de mal et beaucoup de bien….
Il s'arrêta, parut s'affermir dans sa décision, calmé maintenant et d'une énergie souveraine.
—Tu as vingt-cinq ans, tu dois savoir…. Et puis, notre existence n'est plus possible, tu vis et tu me fais vivre dans un cauchemar, avec l'envolée de ton rêve. J'aime mieux que la réalité, si exécrable qu'elle soit, s'étale devant nous. Peut-être le coup qu'elle va te porter, fera-t-elle de toi la femme que tu dois être…. Nous allons reclasser ensemble ces dossiers, et les feuilleter, et les lire, une terrible leçon de vie!
Puis, comme elle ne bougeait toujours pas:
—Il faut voir clair, allume les deux autres bougies qui sont là.
Un besoin de grande clarté l'avait pris, il aurait voulu l'aveuglante lumière du soleil; et il jugea encore que les trois bougies n'éclairaient point, il passa dans sa chambre prendre les candélabres à deux branches qui s'y trouvaient. Les sept bougies flambèrent. Tous deux, en leur désordre, lui la poitrine découverte, elle l'épaule gauche tachée de sang, la gorge et les bras nus, ne se voyaient même pas. Deux heures venaient de sonner, et ni l'un ni l'autre n'avait conscience de l'heure: ils allaient passer la nuit dans cette passion de savoir, sans besoin de sommeil, en dehors du temps et des lieux. L'orage, qui continuait à l'horizon de la fenêtre ouverte, grondait plus haut.
Jamais Clotilde n'avait vu à Pascal ces yeux d'ardente fièvre. Il se surmenait depuis quelques semaines, ses angoisses morales le rendaient brusque parfois, malgré sa bonté si conciliante. Mais il semblait qu'une infinie tendresse, toute frémissante de pitié fraternelle, se faisait en lui, au moment de descendre dans les douloureuses vérités de l'existence; et c'était quelque chose de très indulgent et de très grand, émané de sa personne, qui allait innocenter, devant la jeune fille, l'effrayante débâcle des faits. Il en avait la volonté, il dirait tout, puisqu'il faut tout dire pour tout guérir. N'était-ce pas l'évolution fatale, l'argument suprême, que l'histoire de ces êtres qui les touchaient de si près? La vie était telle, et il fallait la vivre. Sans doute, elle en sortirait trempée, pleine de tolérance et de courage.
—On te pousse contre moi, reprit-il, on te fait faire des abominations, et c'est ta conscience que je veux te rendre. Quand tu sauras, tu jugeras et tu agiras…. Approche-toi, lis avec moi.
Elle obéit. Ces dossiers pourtant, dont sa grand'mère parlait avec tant de colère, l'effrayaient un peu; tandis qu'une curiosité s'éveillait, grandissait en elle. D'ailleurs, si domptée qu'elle fut par l'autorité virile qui venait de l'étreindre et de la briser, elle se réservait. Ne pouvait-elle donc l'écouter, lire avec lui? Ne gardait-elle pas le droit de se refuser ou de se donner ensuite? Elle attendait.
—Voyons, veux-tu?
—Oui, maître, je veux!
D'abord, ce fut l'Arbre généalogique des Rougon-Macquart qu'il lui montra. Il ne le serrait pas d'ordinaire dans l'armoire, il le gardait dans le secrétaire de sa chambre, où il l'avait pris, en allant chercher les candélabres. Depuis plus de vingt années, il le tenait au courant, inscrivant les naissances et les morts, les mariages, les faits de famille importants, distribuant en notes brèves les cas, d'après sa théorie de l'hérédité. C'était une grande feuille de papier jaunie, aux plis coupés par l'usure, sur laquelle s'élevait, dessiné d'un trait fort, un arbre symbolique, dont les branches étalées, subdivisées, alignaient cinq rangées de larges feuilles; et chaque feuille portait un nom, contenait, d'une écriture fine, une biographie, un cas héréditaire.
Une joie de savant s'était emparée du docteur, devant cette oeuvre de vingt années, où se trouvaient appliquées, si nettement et si complètement, les lois de l'hérédité, fixées par lui.
—Regarde donc, fillette! Tu en sais assez long, tu as recopié assez de mes manuscrits, pour comprendre…. N'est-ce pas beau, un pareil ensemble, un document si définitif et si total, où il n'y a pas un trou? On dirait une expérience de cabinet, un problème posé et résolu au tableau noir…. Tu vois, en bas, voici le tronc, la souche commune, Tante Dide. Puis, les trois branches en sortent, la légitime, Pierre Rougon, et les deux bâtardes, Ursule Macquart et Antoine Macquart. Puis, de nouvelles branches montent, se ramifient: d'un côté, Maxime, Clotilde et Victor, les trois enfants de Saccard, et Angélique, la fille de Sidonie Rougon; de l'autre, Pauline, la fille de Lisa Macquart, et Claude, Jacques, Étienne, Anna, les quatre enfants de Gervaise, sa soeur. Là, Jean, leur frère, est au bout. Et tu remarques, ici, au milieu, ce que j'appelle le noeud, la poussée légitime et la poussée bâtarde s'unissant dans Marthe Rougon et son cousin François Mouret, pour donner naissance à trois nouveaux rameaux, Octave, Serge et Désirée Mouret; tandis qu'il y a encore, issus d'Ursule et du chapelier Mouret, Silvère dont tu connais la mort tragique, Hélène et sa fille Jeanne. Enfin, tout là-haut, ce sont les brindilles dernières, le fils de ton frère Maxime, notre pauvre Charles, et deux autres petits morts, Jacques-Louis, le fils de Claude Lantier, et Louiset, le fils d'Anna Coupeau…. En tout cinq générations, un arbre humain qui, à cinq printemps déjà, à cinq renouveaux de l'humanité, a poussé des tiges, sous le flot de sève de l'éternelle vie!
Il s'animait, son doigt se mit à indiquer les cas, sur la vieille feuille de papier jaunie, comme sur une planche anatomique.
—Et je te répète que tout y est…. Vois donc, dans l'hérédité directe, les élections: celle de la mère, Silvère, Lisa, Désirée, Jacques, Louiset, toi-même; celle du père, Sidonie, François, Gervaise, Octave, Jacques-Louis. Puis, ce sont les trois cas de mélange: par soudure, Ursule, Aristide, Anna, Victor; par dissémination, Maxime, Serge, Étienne; par fusion, Antoine, Eugène, Claude. J'ai dû même spécifier un quatrième cas très remarquable, le mélange équilibre, Pierre et Pauline. Et les variétés s'établissent, l'élection de la mère par exemple va souvent avec la ressemblance physique du père, ou c'est le contraire qui a lieu; de même que, dans le mélange, la prédominance physique et morale appartient à un facteur ou à l'autre, selon les circonstances…. Ensuite, voici l'hérédité indirecte, celle des collatéraux: je n'en ai qu'un exemple bien établi, la ressemblance physique frappante d'Octave Mouret avec son oncle Eugène Rougon. Je n'ai aussi qu'un exemple de l'hérédité par influence: Anna, la fille de Gervaise et de Coupeau, ressemblait étonnamment, surtout dans son enfance, à Lantier, le premier amant de sa mère, comme s'il avait imprégné celle-ci à jamais…. Mais où je suis très riche, c'est pour l'hérédité en retour: les trois cas les plus beaux, Marthe, Jeanne et Charles, ressemblant à Tante Dide, la ressemblance sautant ainsi une, deux et trois générations. L'aventure est sûrement exceptionnelle, car je ne crois guère à l'atavisme; il me semble que les éléments nouveaux apportés par les conjoints, les accidents et la variété infinie des mélanges doivent très rapidement effacer les caractères particuliers, de façon à ramener l'individu au type général…. Et il reste l'innéité, Hélène, Jean, Angélique. C'est la combinaison, le mélange chimique où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux semble se retrouver dans le nouvel être.
Il y eut un silence. Clotilde l'avait écouté avec une attention profonde, voulant comprendre. Et lui, maintenant, restait absorbé, les yeux toujours sur l'Arbre, dans le besoin de juger équitablement son oeuvre. Il continua lentement, comme s'il se fût parlé à lui-même:
—Oui, cela est aussi scientifique que possible…. Je n'ai mis là que les membres de la famille, et j'aurais dû donner une part égale aux conjoints, aux pères et aux mères, venus du dehors, dont le sang s'est mêlé au nôtre et l'a dès lors modifié. J'avais bien dressé un arbre mathématique, le père et la mère se léguant par moitié à l'enfant, de génération en génération; de façon que, chez Charles par exemple, la part de Tante Dide n'était que d'un douzième: ce qui était absurde, puisque la ressemblance physique y est totale. J'ai donc cru suffisant d'indiquer les éléments venus d'ailleurs, en tenant compte des mariages et du facteur nouveau qu'ils introduisaient chaque fois…. Ah! ces sciences commençantes, ces sciences où l'hypothèse balbutie et où l'imagination reste maîtresse, elles sont le domaine des poètes autant que des savants! Les poètes vont en pionniers, à l'avant-garde, et souvent ils découvrent les pays vierges, indiquent les solutions prochaines. Il y a là une marge qui leur appartient, entre la vérité conquise, définitive, et l'inconnu, d'où l'on arrachera la vérité de demain…. Quelle fresque immense à peindre, quelle comédie et quelle tragédie humaines colossales à écrire, avec l'hérédité, qui est la Genèse même des familles, des sociétés et du monde!
Les yeux devenus vagues, il suivait sa pensée, il s'égarait. Mais, d'un mouvement brusque, il revint aux dossiers, jetant l'Arbre de côté, disant:
—Nous le reprendrons tout à l'heure; car, pour que tu comprennes maintenant, il faut que les faits se déroulent et que tu les voies à l'action, tous ces acteurs, étiquetés là de simples notes qui les résument…. Je vais appeler les dossiers, tu me les passeras un à un; et je te montrerai, je te conterai ce que chacun contient, avant de le remettre là-haut, sur la planche…. Je ne suivrai pas l'ordre alphabétique, mais l'ordre même des faits. Il y a longtemps que je veux établir ce classement…. Allons, cherche les noms sur les chemises. Tante Dide, d'abord.
A ce moment, un coin de l'orage qui incendiait l'horizon, prit en écharpe la Souleiade, creva sur la maison en une pluie diluvienne. Mais ils ne fermèrent même pas la fenêtre. Ils n'entendaient ni les éclats de la foudre, ni le roulement continu de ce déluge battant la toiture. Elle lui avait passé le dossier qui portait le nom de Tante Dide, en grosses lettres; et il en tirait des papiers de toutes sortes, d'anciennes notes, prises par lui, qu'il se mit à lire.
—Donne-moi Pierre Rougon…. Donne-moi Ursule Macquart…. Donne-moi
Antoine Macquart….
Muette, elle obéissait toujours, le coeur serré d'une angoisse, à tout ce qu'elle entendait. Et les dossiers défilaient, étalaient leurs documents, retournaient s'empiler dans l'armoire.
C'étaient d'abord les origines, Adélaïde Fouque, la grande fille détraquée, la lésion nerveuse première, donnant naissance à la branche légitime, Pierre Rougon, et aux deux branches bâtardes, Ursule et Antoine Macquart, toute cette tragédie bourgeoise et sanglante, dans le cadre du coup d'État de décembre 1851, les Rougon, Pierre et Félicité, sauvant l'ordre à Plassans, éclaboussant du sang de Silvère leur fortune commençante, tandis qu'Adélaïde vieillie, la misérable Tante Dide, était enfermée aux Tulettes, comme une figure spectrale de l'expiation et de l'attente. Ensuite, la meute des appétits se trouvait lâchée, l'appétit souverain du pouvoir chez Eugène Rougon, le grand homme, l'aigle de la famille, dédaigneux, dégagé des vulgaires intérêts, aimant la force pour la force, conquérant Paris en vieilles bottes, avec les aventuriers du prochain empire, passant de la présidence du Conseil d'État à un portefeuille de ministre, fait par sa bande, toute une clientèle affamée qui le portait et le rongeait, battu un instant par une femme, la belle Clorinde, dont il avait eu l'imbécile désir, mais si vraiment fort, brûlé d'un tel besoin d'être le maître, qu'il reconquérait le pouvoir grâce à un démenti de sa vie entière, en marche pour sa royauté triomphale de vice-empereur. Chez Aristide Saccard, l'appétit se ruait aux basses jouissances, à l'argent, à la femme, au luxe, une faim dévorante qui l'avait jeté sur le pavé, dès le début de la curée chaude, dans le coup de vent de la spéculation à outrance soufflant par la ville, la trouant de tous côtés et la reconstruisant, des fortunes insolentes bâties en six mois, mangées et rebâties, une soûlerie de l'or dont l'ivresse croissante l'emportait, lui faisait, le corps de sa femme Angèle à peine froid, vendre son nom pour avoir les premiers cent mille francs indispensables, en épousant Renée, puis l'amenait plus tard, au moment d'une crise pécuniaire, à tolérer l'inceste, à fermer les yeux sur les amours de son fils Maxime et de sa seconde femme, dans l'éclat flamboyant de Paris en fête. Et c'était Saccard encore, à quelques années de là, qui mettait en branle l'énorme pressoir à millions de la Banque Universelle, Saccard jamais vaincu, Saccard grandi, haussé jusqu'à l'intelligence et à la bravoure de grand financier, comprenant le rôle farouche et civilisateur de l'argent, livrant, gagnant et perdant des batailles en Bourse, comme Napoléon à Austerlitz et à Waterloo, engloutissant sous le désastre un monde de gens pitoyables, lâchant à l'inconnu du crime son fils naturel Victor, disparu, en fuite par les nuits noires, et lui-même, sous la protection impassible de l'injuste nature, aimé de l'adorable madame Caroline, sans doute en récompense de son exécrable vie. Là, un grand lis immaculé poussait dans ce terreau, Sidonie Rougon, la complaisante de son frère Saccard, l'entremetteuse aux cent métiers louches, enfantait d'un inconnu la pure et divine Angélique, la petite brodeuse aux doigts de fée qui tissait à l'or des chasubles le rêve de son prince charmant, si envolée parmi ses compagnes les saintes, si peu faite pour la dure réalité, qu'elle obtenait la grâce de mourir d'amour, le jour de son mariage, sous le premier baiser de Félicien de Hautecoeur, dans le branle des cloches sonnant la gloire de ses noces royales. Le noeud des deux branches se faisait alors, la légitime et la bâtarde, Marthe Rougon épousait son cousin François Mouret, un paisible ménage lentement désuni, aboutissant aux pires catastrophes, une douce et triste femme prise, utilisée, broyée, dans la vaste machine de guerre dressée pour la conquête d'une ville, et ses trois enfants lui étaient comme arrachés, et elle laissait jusqu'à son coeur sous la rude poigne de l'abbé Faujas, et les Rougon sauvaient une seconde fois Plassans, pendant qu'elle agonisait, à la lueur de l'incendie où son mari, fou de rage amassée et de vengeance, flambait avec le prêtre. Des trois enfants, Octave Mouret était le conquérant audacieux, l'esprit net, résolu à demander aux femmes la royauté de Paris, tombé en pleine bourgeoisie gâtée, faisant là une terrible éducation sentimentale, passant du refus fantasque de l'une au mol abandon de l'autre, goûtant jusqu'à la boue les désagréments de l'adultère, resté heureusement actif, travailleur et batailleur, peu à peu dégagé, grandi quand même, hors de la basse cuisine de ce monde pourri, dont on entendait le craquement. Et Octave Mouret victorieux révolutionnait le haut commerce, tuait les petites boutiques prudentes de l'ancien négoce, plantait au milieu de Paris enfiévré le colossal palais de la tentation, éclatant de lustres, débordant de velours, de soie et de dentelles, gagnait une fortune de roi à exploiter la femme, vivait dans le mépris souriant de la femme, jusqu'au jour où une petite fille vengeresse, la très simple et très sage Denise, le domptait, le tenait à ses pieds éperdu de souffrance, tant qu'elle ne lui avait pas fait la grâce, elle si pauvre, de l'épouser, au milieu de l'apothéose de son Louvre, sous la pluie d'or battante des recettes. Restaient les deux autres enfants, Serge Mouret, Désirée Mouret, celle-ci innocente et saine comme une jeune bête heureuse, celui-là affiné et mystique, glissé à la prêtrise par un accident nerveux de sa race, et il recommençait l'aventure adamique, dans le Paradou légendaire, il renaissait pour aimer Albine, la posséder et la perdre, au sein de la grande nature complice, repris ensuite par l'Église, l'éternelle guerre à la vie, luttant pour la mort de son sexe, jetant sur le corps d'Albine morte la poignée de terre de l'officiant, à l'heure même où Désirée, la fraternelle amie des animaux, exultait de joie, parmi la fécondité chaude de sa basse-cour. Plus loin, s'ouvrait une échappée de vie douce et tragique, Hélène Mouret vivait paisible avec sa fillette Jeanne, sur les hauteurs de Passy, dominant Paris, l'océan humain sans bornes et sans fond, en face duquel se déroulait cette histoire douloureuse, le coup de passion d'Hélène pour un passant, un médecin amené la nuit, par hasard, au chevet de sa fille, la jalousie maladive de Jeanne, une jalousie d'amoureuse instinctive disputant sa mère à l'amour, si ravagée déjà de passion souffrante, qu'elle mourait de la faute, prix terrible d'une heure de désir dans toute une vie sage; pauvre chère petite morte restée seule là-haut, sous les cyprès du muet cimetière, devant l'éternel Paris. Avec Lisa Macquart commençait la branche bâtarde, fraîche et solide en elle, étalant la prospérité du ventre, lorsque, sur le seuil de sa charcuterie, en clair tablier, elle souriait aux Halles centrales, où grondait la faim d'un peuple, la bataille séculaire des Gras et des Maigres, le maigre Florent, son beau-frère, exécré, traqué par les grasses poissonnières, les grasses boutiquières, et que la grasse charcutière elle-même, d'une absolue probité, mais sans pardon, faisait arrêter comme républicain en rupture de ban, convaincue qu'elle travaillait ainsi à l'heureuse digestion de tous les honnêtes gens. De cette mère naissait la plus saine, la plus humaine des filles, Pauline Quenu, la pondérée, la raisonnable, la vierge qui savait et qui acceptait la vie, d'une telle passion dans son amour des autres, que, malgré la révolte de sa puberté féconde, elle donnait à une amie son fiancé Lazare, puis sauvait l'enfant du ménage désuni, devenait sa mère véritable, toujours sacrifiée, ruinée, triomphante et gaie, dans son coin de monotone solitude, en face de la grande mer, parmi tout un petit monde de souffrants qui hurlaient leur douleur et ne voulaient pas mourir. Et Gervaise Macquart arrivait avec ses quatre enfants, Gervaise bancale, jolie et travailleuse, que son amant Lantier jetait sur le pavé des faubourgs, où elle faisait la rencontre du zingueur Coupeau, le bon ouvrier pas noceur qu'elle épousait, si heureuse d'abord, ayant trois ouvrières dans sa boutique de blanchisseuse, coulant ensuite avec son mari à l'inévitable déchéance du milieu, lui peu à peu conquis par l'alcool, possédé jusqu'à la folie furieuse et à la mort, elle-même pervertie, devenue fainéante, achevée par le retour de Lantier, au milieu de la tranquille ignominie d'un ménage à trois, dès lors victime pitoyable de la misère complice, qui finissait de la tuer un soir, le ventre vide. Son aîné, Claude, avait le douloureux génie d'un grand peintre déséquilibré, la folie impuissante du chef-d'oeuvre qu'il sentait en lui, sans que ses doigts désobéissants pussent l'en faire sortir, lutteur géant foudroyé toujours, martyr crucifié de l'oeuvre, adorant la femme, sacrifiant sa femme Christine, si aimante, si aimée un instant, à la femme incréée, qu'il voyait divine et que son pinceau ne pouvait dresser dans sa nudité souveraine, passion dévorante de l'enfantement, besoin insatiable de la création, d'une détresse si affreuse, quand on ne peut le satisfaire, qu'il avait fini par se pendre. Jacques, lui, apportait le crime, la tare héréditaire qui se tournait en un appétit instinctif de sang, du sang jeune et frais coulant de la poitrine ouverte d'une femme, la première venue, la passante du trottoir, abominable mal contre lequel il luttait, qui le reprenait au cours de ses amours avec Séverine, la soumise, la sensuelle, jetée elle-même dans le frisson continu d'une tragique histoire d'assassinat, et il la poignardait un soir de crise, furieux à la vue de sa gorge blanche, et toute cette sauvagerie de la bête galopait parmi les trains filant à grande vitesse, dans le grondement de la machine qu'il montait, la machine aimée qui le broyait un jour, débridée ensuite, sans conducteur, lancée aux désastres inconnus de l'horizon. Étienne, à son tour, chassé, perdu, arrivait au pays noir par une nuit glacée de mars, descendait dans le puits vorace, aimait la triste Catherine qu'un brutal lui volait, vivait avec les mineurs leur vie morne de misère et de basse promiscuité, jusqu'au jour où la faim, soufflant la révolte, promenait au travers de la plaine rase le peuple hurlant des misérables qui voulait du pain, dans les écroulements et les incendies, sous la menace de la troupe dont les fusils partaient tout seuls, terrible convulsion annonçant la fin d'un monde, sang vengeur des Maheu qui se lèverait plus tard, Alzire morte de faim, Maheu tué d'une balle, Zacharie tué d'un coup de grisou, Catherine restée sous la terre, la Maheude survivant seule, pleurant ses morts, redescendant au fond de la mine pour gagner ses trente sous, pendant qu'Étienne, le chef battu de la bande, hanté des revendications futures, s'en allait par un tiède matin d'avril, en écoulant la sourde poussée du monde nouveau, dont la germination allait bientôt faire éclater la terre. Nana, dès lors, devenait la revanche, la fille poussée sur l'ordure sociale des faubourgs, la mouche d'or envolée des pourritures d'en bas, qu'on tolère et qu'on cache, emportant dans la vibration de ses ailes le ferment de destruction, remontant et pourrissant l'aristocratie, empoisonnant les hommes rien qu'à se poser sur eux, au fond des palais où elle entrait par les fenêtres, toute une oeuvre inconsciente de ruine et de mort, la flambée stoïque de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont courant les mers de la Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l'imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe, sorti la veille de prison, une telle contagion dans l'air empesté de l'époque, qu'elle-même se décomposait et crevait de la petite vérole noire, prise au lit de mort de son fils Louiset, tandis que, sous ses fenêtres, Paris passait, ivre, frappé de la folie de la guerre, se ruant à l'écroulement de tout. Enfin, c'était Jean Macquart, l'ouvrier et le soldat redevenu paysan, aux prises avec la terre dure qui fait payer chaque grain de blé d'une goutte de sueur, en lutte surtout avec le peuple des campagnes, que l'âpre désir, la longue et rude conquête du sol brûle du besoin sans cesse irrité de la possession, les Fouan vieillis cédant leurs champs comme ils céderaient de leur chair, les Buteau exaspérés, allant jusqu'au parricide pour hâter l'héritage d'une pièce de luzerne, la Françoise têtue mourant d'un coup de faux, sans parler, sans vouloir qu'une motte sorte de la famille, tout ce drame des simples et des instinctifs à peine dégagés de la sauvagerie ancienne, toute cette salissure humaine sur la terre grande, qui seule demeure l'immortelle, la mère d'où l'on sort et où l'on retourne, elle qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec la misère et l'abomination des êtres. Et c'était Jean encore qui, devenu veuf et s'étant réengagé aux premiers bruits de guerre, apportait l'inépuisable réserve, le fonds d'éternel rajeunissement que la terre garde, Jean le plus humble, le plus ferme soldat de la suprême débâcle, roulé dans l'effroyable et fatale tempête qui, de la frontière à Sedan, en balayant l'empire, menaçait d'emporter la patrie, toujours sage, avisé, solide en son espoir, aimant d'une tendresse fraternelle son camarade Maurice, le fils détraqué de la bourgeoisie, l'holocauste destiné à l'expiation, pleurant des larmes de sang lorsque l'inexorable destin le choisissait lui-même pour abattre ce membre gâté, puis après la fin de tout, les continuelles défaites, l'affreuse guerre civile, les provinces perdues, les milliards à payer, se remettant en marche, retournant à la terre qui l'attendait, à la grande et rude besogne de toute une France à refaire.
Pascal s'arrêta, Clotilde lui avait passé tous les dossiers, un à un, et il les avait tous feuilletés, dépouillés, reclassés et remis sur la planche du haut, dans l'armoire. Il était hors d'haleine, épuisé d'un tel souffle démesuré, à travers cette humanité vivante; tandis que, sans voix, sans geste, la jeune fille, dans l'étourdissement de ce torrent de vie débordé, attendait toujours, incapable d'une réflexion et d'un jugement. L'orage continuait à battre la campagne noire du roulement sans fin de sa pluie diluvienne. Un coup de tonnerre venait de foudroyer quelque arbre du voisinage, avec un horrible craquement. Les bougies s'effarèrent, sous le vent de la fenêtre grande ouverte.
—Ah! reprit-il, en montrant encore d'un geste les dossiers, c'est un monde, une société et une civilisation, et la vie entière est là, avec ses manifestations bonnes et mauvaises, dans le feu et le travail de forge qui emporte tout…. Oui, notre famille pourrait, aujourd'hui, suffire d'exemple à la science, dont l'espoir est de fixer un jour, mathématiquement, les lois des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms de vertus et de vices. Et elle est aussi un document d'histoire, elle raconte le second empire, du coup d'État à Sedan, car les nôtres sont partis du peuple, se sont répandus parmi toute la société contemporaine, ont envahi toutes les situations, emportés par le débordement des appétits, par cette impulsion essentiellement moderne, ce coup de fouet qui jette aux jouissances les basses classes, en marche à travers le corps social…. Les origines, je te les ai dites: elles sont parties de Plassans; et nous voici à Plassans encore, au point d'arrivée.
Il s'interrompit de nouveau, une rêverie ralentissait sa parole.
—Quelle masse effroyable remuée, que d'aventures douces ou terribles, que de joies, que de souffrances jetées à la pelle, dans cet amas colossal de faits!… Il y a de l'histoire pure, l'empire fondé dans le sang, d'abord jouisseur et durement autoritaire, conquérant les villes rebelles, puis glissant à une désorganisation lente, s'écroulant dans le sang, dans une telle mer de sang, que la nation entière a failli en être noyée…. Il y a des études sociales, le petit et le grand commerce, la prostitution, le crime, la terre, l'argent, la bourgeoisie, le peuple, celui qui se pourrit dans le cloaque des faubourgs, celui qui se révolte dans les grands centres industriels, toute cette poussée croissante du socialisme souverain, gros de l'enfantement du nouveau siècle…. Il y a de simples études humaines, des pages intimes, des histoires d'amour, la lutte des intelligences et des coeurs contre la nature injuste, l'écrasement de ceux qui crient sous leur tâche trop haute, le cri de la bonté qui s'immole, victorieuse de la douleur…. Il y a de la fantaisie, l'envolée de l'imagination hors du réel, des jardins immenses, fleuris en toutes saisons, des cathédrales aux fines aiguilles précieusement ouvragées, des contes merveilleux tombés du paradis, des tendresses idéales remontées au ciel dans un baiser…. Il y a de tout, de l'excellent et du pire, du vulgaire et du sublime, les fleurs, la boue, les sanglots, les rires, le torrent même de la vie charriant sans fin l'humanité!
Et il reprit l'Arbre généalogique resté sur la table, il l'étala, recommença à le parcourir du doigt, énumérant maintenant les membres de la famille qui vivaient encore. Eugène Rougon, majesté déchue, était à la Chambre le témoin, le défenseur impassible de l'ancien monde emporté dans la débâcle. Aristide Saccard, après avoir fait peau neuve, retombait sur ses pieds républicain, directeur d'un grand journal, en train de gagner de nouveaux millions; tandis que son fils Maxime mangeait ses rentes, dans son petit hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, correct et prudent, menacé d'un mal terrible, et que son autre fils, Victor, n'avait point reparu, rôdant dans l'ombre du crime, puisqu'il n'était pas au bagne, lâché par le monde, à l'avenir, à l'inconnu de l'échafaud. Sidonie Rougon, disparue longtemps, lasse de métiers louches, venait de se retirer, désormais d'une austérité monacale, à l'ombre d'une sorte de maison religieuse, trésorière de l'Oeuvre du Sacrement, pour aider au mariage des filles mères. Octave Mouret, propriétaire des grands magasins Au Bonheur des Dames, dont la fortune colossale grandissait toujours, avait eu, vers la fin de l'hiver, un deuxième enfant de sa femme Denise Baudu, qu'il adorait, bien qu'il recommençât à se déranger un peu. L'abbé Mouret, curé à Saint-Eutrope, au fond d'une gorge marécageuse, s'était cloîtré là avec sa soeur Désirée, dans une grande humilité, refusant tout avancement de son évêque, attendant la mort en saint homme qui repoussait les remèdes, bien qu'il souffrît d'une phtisie commençante. Hélène Mouret vivait très heureuse, très à l'écart, idolâtrée de son nouveau mari, M. Rambaud, dans la petite propriété qu'ils possédaient près de Marseille, au bord de la mer; et elle n'avait pas eu d'enfant de son second mariage. Pauline Quenu était toujours à Bonneville, à l'autre bout de la France, en face du vaste océan, seule désormais avec le petit Paul, depuis la mort de l'oncle Chanteau, résolue à ne pas se marier, à se donner toute au fils de son cousin Lazare, devenu veuf, parti en Amérique pour faire fortune. Étienne Lantier, de retour à Paris après la grève de Montsou, s'était compromis plus tard dans l'insurrection de la Commune, dont il avait défendu les idées avec emportement; on l'avait condamné à mort, puis gracié et déporté, de sorte qu'il se trouvait maintenant à Nouméa; on disait même qu'il s'y était tout de suite marié et qu'il avait un enfant, sans qu'on sût au juste le sexe. Enfin, Jean Macquart, licencié après la semaine sanglante, était revenu se fixer près de Plassans, à Valqueyras, où il avait eu la chance d'épouser une forte fille, Mélanie Vial, la fille unique d'un paysan aisé, dont il faisait valoir la terre; et sa femme, grosse dès la nuit des noces, accouchée d'un garçon en mai, était grosse encore de deux mois, dans un de ces cas de fécondité pullulante qui ne laissent pas aux mères le temps d'allaiter leurs petits.
—Certes, oui, reprit-il à demi-voix, les races dégénèrent. Il y a là un véritable épuisement, une rapide déchéance, comme si les nôtres, dans leur fureur de jouissance, dans la satisfaction gloutonne de leurs appétits, avaient brûlé trop vite. Louiset mort au berceau; Jacques-Louis, à demi imbécile, emporté par une maladie nerveuse; Victor retourné à l'état sauvage, galopant on ne sait au fond de quelles ténèbres; notre pauvre Charles, si beau et si frêle: ce sont là les rameaux derniers de l'Arbre, les dernières tiges pales où la sève puissante des grosses branches ne semble pas pouvoir monter. Le ver était dans le tronc, il est à présent dans le fruit et le dévore…. Mais il ne faut jamais désespérer, les familles sont l'éternel devenir. Elles plongent, au delà de l'ancêtre commun, à travers les couches insondables des races qui ont vécu, jusqu'au premier être; et elles pousseront sans fin, elles s'étaleront, se ramifieront à l'infini, au fond des âges futurs…. Regarde notre Arbre: il ne compte que cinq générations, il n'a pas même l'importance d'un brin d'herbe, au milieu de la forêt humaine, colossale et noire, dont les peuples sont les grands chênes séculaires. Seulement, songe à ses racines immenses qui tiennent tout le sol, songe à l'épanouissement continu de ses feuilles hautes qui se mêlent aux autres feuilles, à la mer sans cesse roulante des cimes, sons l'éternel souffle fécondant de la vie…. Eh bien! l'espoir est là, dans la reconstitution journalière de la race par le sang nouveau qui lui vient du dehors. Chaque mariage apporte d'autres éléments, bons ou mauvais, dont l'effet est quand même d'empêcher la dégénérescence mathématique et progressive. Les brèches sont réparées, les tares s'effacent, un équilibre fatal se rétablit au bout de quelques générations, et c'est l'homme moyen qui finit toujours par en sortir, l'humanité vague, obstinée à son labeur mystérieux, en marche vers son but ignoré.
Il s'arrêta, il eut un long soupir.
—Ah! notre famille, que va-t-elle devenir, à quel être aboutira-t-elle enfin?
Et il continua, ne comptant plus sur les survivants qu'il avait nommés, les ayant classés, ceux-là, sachant ce dont ils étaient capables, mais plein d'une curiosité vive, au sujet des enfants en bas âge encore. Il avait écrit à un confrère de Nouméa pour obtenir des renseignements précis sur la femme d'Étienne et sur l'enfant dont elle devait être accouchée; et il ne recevait rien, il craignait bien que, de ce côté, l'Arbre ne restât incomplet. Il était plus documenté, à l'égard des deux enfants d'Octave Mouret, avec lequel il restait en correspondance: la petite fille demeurait chétive, inquiétante, tandis que le petit garçon, qui tenait de sa mère, poussait magnifique. Son plus solide espoir, d'ailleurs, était dans les enfants de Jean, dont le premier-né, un gros garçon, semblait apporter le renouveau, la sève jeune des races qui vont se retremper dans la terre. Il se rendait parfois à Valqueyras, il revenait heureux de ce coin de fécondité, du père calme et raisonnable, toujours à sa charrue, de la mère gaie et simple, aux larges flancs, capables de porter un monde. Qui savait d'où naîtrait la branche saine? Peut-être le sage, le puissant attendu germerait-il là. Le pis était, pour la beauté de son Arbre, que ces gamins et ces gamines étaient si petits encore, qu'il ne pouvait les classer. Et sa voix s'attendrissait sur cet espoir de l'avenir, ces têtes blondes, dans le regret inavoué de son célibat.
Pascal regardait toujours l'Arbre étalé devant lui. Il s'écria:
—Et pourtant est-ce complet, est-ce décisif, regarde donc!… Je te répète que tous les cas héréditaires s'y rencontrent. Je n'ai eu, pour fixer ma théorie, qu'à la baser sur l'ensemble de ces faits…. Enfin, ce qui est merveilleux, c'est qu'on touche là du doigt comment des créatures, nées de la même souche, peuvent paraître radicalement différentes, tout en n'étant que les modifications logiques des ancêtres communs. Le tronc explique les branches qui expliquent les feuilles. Chez ton père, Saccard, comme chez ton oncle, Eugène Rougon, si opposés de tempérament et de vie, c'est la même poussée qui a fait les appétits désordonnés de l'un, l'ambition souveraine de l'autre. Angélique, ce lis pur, naît de la louche Sidonie, dans l'envolée qui fait les mystiques ou les amoureuses, selon le milieu. Les trois enfants des Mouret sont emportés par un souffle identique, qui fait d'Octave intelligent un vendeur de chiffons millionnaire, de Serge croyant un pauvre curé de campagne, de Désirée imbécile une belle fille heureuse. Mais l'exemple est plus frappant encore avec les enfants de Gervaise: la névrose passe, et Nana se vend, Étienne se révolte, Jacques tue, Claude a du génie; tandis que Pauline, leur cousine germaine, à côté, est l'honnêteté victorieuse, celle qui lutte et qui s'immole…. C'est l'hérédité, la vie même qui pond des imbéciles, des fous, des criminels et des grands hommes. Des cellules avortent, d'autres prennent leur place, et l'on a un coquin ou un fou furieux, à la place d'un homme de génie ou d'un simple honnête homme. Et l'humanité roule, charriant tout!
Puis, dans un nouveau branle de sa pensée:
—Et l'animalité, la bête qui souffre et qui aime, qui est comme l'ébauche de l'homme, toute cette animalité fraternelle qui vit de notre vie!… Oui, j'aurais voulu la mettre dans l'arche, lui faire sa place parmi notre famille, la montrer sans cesse confondue avec nous, complétant notre existence. J'ai connu des chats dont la présence était le charme mystérieux de la maison, des chiens qu'on adorait, dont la mort était pleurée et qui laissait au coeur un deuil inconsolable. J'ai connu des chèvres, des vaches, des ânes, d'une importance extrême, dont la personnalité a joué un rôle tel, qu'on en devrait écrire l'histoire…. Et, tiens! notre Bonhomme à nous, notre pauvre vieux cheval, qui nous a servi pendant un quart de siècle, est-ce que tu ne crois pas qu'il a mêlé de son sang au nôtre, et que désormais il est de la famille? Nous l'avons modifié comme lui-même a un peu agi sur nous, nous finissons par être faits sur la même image; et cela est si vrai, que, lorsque, maintenant, je le vois à demi aveugle, l'oeil vague, les jambes perdues de rhumatismes, je l'embrasse sur les deux joues, ainsi qu'un vieux parent pauvre, tombé à ma charge…. Ah! l'animalité, tout ce qui se traîne et tout ce qui se lamente au-dessous de l'homme, quelle place d'une sympathie immense il faudrait lui faire, dans une histoire de la vie!
Ce fut un dernier cri, où Pascal jeta l'exaltation de sa tendresse pour l'être. Il s'était peu à peu excité, il en arrivait à la confession de sa foi, au labeur continu et victorieux de la nature vivante. Et Clotilde, qui jusque-là n'avait point parlé, toute blanche dans la catastrophe de tant de faits qui tombaient sur elle, desserra enfin les lèvres, pour demander:
—Eh bien! maître, et moi là dedans?
Elle avait posé un de ses doigts minces sur la feuille de l'Arbre, où elle voyait son nom inscrit. Lui, toujours, avait passé cette feuille. Et elle insista.
—Oui, moi, que suis-je donc?… Pourquoi ne m'as-tu pas lu mon dossier?
Un instant, il resta muet, comme surpris de la question.
—Pourquoi? mais pour rien…. C'est vrai, je n'ai rien à te cacher…. Tu vois ce qui est écrit là: «Clotilde, née en 1847. Élection de la mère. Hérédité en retour, avec prédominance morale et physique de son grand-père maternel….» Rien n'est plus net. Ta mère l'a emporté en toi, tu as son bel appétit, et tu as également beaucoup de sa coquetterie, de son indolence parfois, de sa soumission. Oui, tu es très femme comme elle, sans trop t'en douter, je veux dire que tu aimes à être aimée. En outre, ta mère était une grande liseuse de romans, une chimérique qui adorait rester couchée des journées entières, à rêvasser sur un livre; elle raffolait des histoires de nourrice, se faisait faire les cartes, consultait les somnambules; et j'ai toujours pensé que ta préoccupation du mystère, ton inquiétude de l'inconnu venaient de là…. Mais ce qui achève de te façonner, en mettant chez toi une dualité, c'est l'influence de ton grand-père, le commandant Sicardot. Je l'ai connu, il n'était pas un aigle, il avait au moins beaucoup de droiture et d'énergie. Sans lui, très franchement, je crois que tu ne vaudrais pas grand'chose, car les autres influences ne sont guère bonnes. Il t'a donné le meilleur de ton être, le courage de la lutte, la fierté et la franchise.
Elle l'avait écouté avec attention, elle fit un léger signe de tête, pour dire que c'était bien ça, qu'elle n'était pas blessée, malgré le petit frémissement de souffrance, dont ces nouveaux détails sur les siens, sur sa mère, avaient agité ses lèvres.
—Eh bien! reprit-elle, et toi, maître?
Cette fois, il n'eut pas une hésitation, il cria:
—Oh! moi, à quoi bon parler de moi? je n'en suis pas, de la famille!… Tu vois bien ce qui est écrit là: «Pascal, né en 1813. Innéité. Combinaison, où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux semble se retrouver dans le nouvel être….» Ma mère me l'a répété assez souvent, que je n'en étais pas, qu'elle ne savait pas d'où je pouvais bien venir!
Et c'était chez lui un cri de soulagement, une sorte de joie involontaire.
—Va, le peuple ne s'y trompe pas. M'as-tu jamais entendu appeler Pascal Rougon, dans la ville? Non! le monde a toujours dit le docteur Pascal, tout court. C'est que je suis à part…. Et ce n'est guère tendre peut-être, mais j'en suis ravi, car il y a vraiment des hérédités trop lourdes à porter. J'ai beau les aimer tous, mon coeur n'en bat pas moins d'allégresse, lorsque je me sens autre, différent, sans communauté aucune. N'en être pas, n'en être pas, mon Dieu? C'est une bouffée d'air pur, c'est ce qui me donne le courage de les avoir tous là, de les mettre à nu dans ces dossiers, et de trouver encore le courage de vivre!
Il se tut enfin, il y eut un silence. La pluie avait cessé, l'orage s'en allait, on n'entendait que des coups de foudre, de plus en plus lointains; tandis que, de la campagne, noire encore, rafraîchie, montait par la fenêtre ouverte une délicieuse odeur de terre mouillée. Dans l'air qui se calmait, les bougies achevaient de brûler, d'une haute flamme tranquille.
—Ah! dit simplement Clotilde, avec un grand geste accablé, que devenir?
Elle l'avait crié avec angoisse, une nuit, sur l'aire: la vie était abominable, comment pouvait-on la vivre paisible et heureuse? C'était une clarté terrible que la science jetait sur le monde, l'analyse descendait dans toutes les plaies humaines pour en étaler l'horreur. Et voilà qu'il venait encore de parler plus crûment, d'élargir la nausée qu'elle avait des êtres et des choses, en jetant sa famille elle-même, toute nue, sur la dalle de l'amphithéâtre. Le torrent fangeux avait roulé devant elle, pendant près de trois heures, et c'était la pire des révélations, la brusque et terrible vérité sur les siens, les êtres chers, ceux qu'elle devait aimer: son père grandi dans les crimes de l'argent, son frère incestueux, sa grand'mère sans scrupules, couverte du sang des justes, les autres presque tous tarés, des ivrognes, des vicieux, des meurtriers, la monstrueuse floraison de l'arbre humain. Le choc était si brutal, qu'elle ne se retrouvait pas, au milieu de la stupeur douloureuse de toute la vie apprise de la sorte, en un coup. Et, cependant, cette leçon était comme innocentée, dans sa violence même, par quelque chose de grand et de bon, un souffle d'humanité profonde, qui l'avait emportée d'un bout à l'autre. Rien de mauvais ne lui en était venu, elle s'était sentie fouettée par un âpre vent marin, le vent des tempêtes, dont on sort la poitrine élargie et saine. Il avait tout dit, parlant librement de sa mère elle-même, continuant à garder vis-à-vis d'elle son attitude déférente de savant qui ne juge point les faits. Tout dire pour tout connaître, pour tout guérir, n'était-ce pas le cri qu'il avait poussé, dans la belle nuit d'été? Et, sous l'excès même de ce qu'il lui apprenait, elle restait ébranlée, aveuglée de cette trop vive lumière, mais le comprenant enfin, s'avouant qu'il tentait là une oeuvre immense. Malgré tout, c'était un cri de santé, d'espoir en l'avenir. Il parlait en bienfaiteur, qui, du moment où l'hérédité faisait le monde, voulait en fixer les lois pour disposer d'elle, et refaire un monde heureux.
Puis, n'y avait-il donc que de la boue, dans ce fleuve débordé, dont il lâchait les écluses? Que d'or passait, mêlé aux herbes et aux fleurs des berges! Des centaines de créatures galopaient encore devant elle, et elle demeurait hantée par des figures de charme et de bonté, de fins profils de jeunes filles, de sereines beautés de femmes. Toute la passion saignait là, tout le coeur s'ouvrait en envolées tendres. Elles étaient nombreuses, les Jeanne, les Angélique, les Pauline, les Marthe, les Gervaise, les Hélène. D'elles et des autres, même des moins bonnes, même des hommes terribles, les pires de la bande, montait une humanité fraternelle. Et c'était justement ce souffle qu'elle avait senti passer, ce courant de large sympathie qu'il venait de mettre, sous sa leçon précise de savant. Il ne semblait point s'attendrir, il gardait l'attitude impersonnelle du démonstrateur; mais, au fond de lui, quelle bonté navrée, quelle fièvre de dévouement, quel don de tout son être au bonheur des autres! Son oeuvre entière, si mathématiquement construite, était baignée de cette fraternité douloureuse, jusque dans ses plus saignantes ironies. Ne lui avait-il pas parlé des bêtes, en frère aîné de tous les vivants misérables qui souffrent? La souffrance l'exaspérait, il n'avait que la colère de son rêve trop haut, il n'était devenu brutal que dans sa haine du factice et du passager, rêvant de travailler, non pour la société polie d'un moment, mais pour l'humanité entière, à toutes les heures graves de son histoire. Peut-être même était-ce cette révolte contre la banalité courante, qui l'avait fait se jeter au défi de l'audace, dans les théories et dans l'application. Et l'oeuvre demeurait humaine, débordante du sanglot immense des êtres et des choses.
D'ailleurs, n'était-ce pas la vie? Il n'y a pas de mal absolu. Jamais un homme n'est mauvais pour tout le monde, il fait toujours le bonheur de quelqu'un; de sorte que, lorsqu'on ne se met pas à un point de vue unique, on finit par se rendre compte de l'utilité de chaque être. Ceux qui croient à un Dieu doivent se dire que, si leur Dieu ne foudroie pas les méchants, c'est qu'il voit la marche totale de son oeuvre, et qu'il ne peut descendre au particulier. Le labeur qui finit recommence, la somme des vivants reste quand même admirable de courage et de besogne; et l'amour de la vie emporte tout. Ce travail géant des hommes, cette obstination à vivre, est leur excuse, la rédemption. Alors, de très haut, le regard ne voyait plus que cette continuelle lutte, et beaucoup de bien malgré tout, s'il y avait beaucoup de mal. On entrait dans l'indulgence universelle, on pardonnait, on n'avait plus qu'une infinie pitié et une charité ardente. Le port était sûrement là, attendant ceux qui ont perdu la foi aux dogmes, qui voudraient comprendre pourquoi ils vivent, au milieu de l'iniquité apparente du monde. Il faut vivre pour l'effort de vivre, pour la pierre apportée à l'oeuvre lointaine et mystérieuse, et la seule paix possible, sur cette terre, est dans la joie de cet effort accompli.
Une heure encore venait de passer, la nuit entière s'était écoulée à cette terrible leçon de vie, sans que ni Pascal ni Clotilde eussent conscience du lieu où ils étaient, ni du temps qui fuyait. Et lui, surmené depuis quelques semaines, ravagé déjà par son existence de soupçon et de chagrin, eut un frisson nerveux, comme dans un brusque réveil.
—Voyons, tu sais tout, te sens-tu le coeur fort, trempé par le vrai, plein de pardon et d'espoir?… Es-tu avec moi?
Mais, sous l'effrayant choc moral qu'elle avait reçu, elle-même frémissait, sans pouvoir se reprendre. C'était en elle une telle débâcle des croyances anciennes, une évolution telle vers un monde nouveau, qu'elle n'osait s'interroger et conclure. Elle se sentait désormais saisie, emportée dans la toute-puissance de la vérité. Elle la subissait et n'était pas convaincue.
—Maître, balbutia-t-elle, maître….
Et ils restèrent un instant face à face, à se regarder. Le jour naissait, une aube d'une pureté délicieuse, au fond du grand ciel clair, lavé par l'orage. Aucun nuage n'en tachait plus le pale azur, teinté de rose. Tout le gai réveil de la campagne mouillée entrait par la fenêtre, tandis que les bougies, qui achevaient de se consumer, pâlissaient dans la clarté croissante.
—Réponds, veux-tu encore tout détruire, tout brûler, ici?… Es-tu avec moi, entièrement avec moi?
A ce moment, il crut qu'elle allait se jeter à son cou, en pleurant. Un élan soudain semblait la pousser. Mais ils se virent, dans leur demi-nudité. Elle, qui, jusque-là, ne s'était pas aperçue, eut conscience qu'elle était en simple jupon, les bras nus, les épaules nues, à peine couvertes par les mèches folles de ses cheveux dénoués; et là, près de l'aisselle gauche, quand elle abaissa les regards, elle retrouva les quelques gouttes de sang, la meurtrissure qu'il lui avait faite en luttant, pour la dompter, dans une étreinte brutale. Ce fut alors, en elle, une confusion extraordinaire, une certitude qu'elle allait être vaincue, comme si, par cette étreinte, il était devenu son maître, en tout et à jamais. La sensation s'en prolongeait, elle était envahie, entraînée au delà de son vouloir, prise de l'irrésistible besoin de se donner.
Brusquement, Clotilde se redressa, voulant réfléchir. Elle avait serré ses bras nus sur sa gorge nue. Tout le sang de ses veines était monté à sa peau, en un flot de pudeur empourpré. Et elle se mit à fuir, dans le divin élancement de sa taille mince.
—Maître, maître, laisse-moi…. Je verrai….
D'une légèreté de vierge inquiète, elle s'était, comme autrefois déjà, réfugiée au fond de sa chambre. Il l'entendit fermer vivement la porte, à double tour. Il restait seul, il se demanda, pris tout à coup d'un découragement et d'une tristesse immenses, s'il avait eu raison de tout dire, si la vérité germerait dans cette chère créature adorée, et y grandirait un jour, en une moisson de bonheur.
VI
Des jours s'écoulèrent. Octobre fut d'abord splendide, un automne ardent, une chaude passion d'été dans une maturité large, sans un nuage au ciel; puis, le temps se gâta, des vents terribles soufflèrent, un dernier orage ravina les pentes. Et, dans la maison morne, à la Souleiade, l'approche de l'hiver semblait avoir mis une infinie tristesse.
C'était un enfer nouveau. Entre Pascal et Clotilde, il n'y avait plus de querelles vives. Les portes ne battaient plus, des éclats de voix ne forçaient plus Martine à monter toutes les heures. A peine se parlaient-ils, maintenant; et pas un mot n'avait été prononcé sur la scène de la nuit. Lui, par un scrupule inexpliqué, une pudeur singulière, dont il ne se rendait pas compte, ne voulait pas reprendre l'entretien, exiger la réponse attendue, une parole de foi en lui et de soumission. Elle, après le grand choc moral qui la transformait toute, réfléchissait encore, hésitait, luttait, écartant la solution pour ne pas se donner, dans son instinctive révolte. Et le malentendu s'aggravait, au milieu du grand silence désolé de la misérable maison, où il n'y avait plus de bonheur.
Ce fut, pour Pascal, une des époques où il souffrit affreusement, sans se plaindre. Cette paix apparente ne le rassurait pas, au contraire. Il était tombé à une lourde méfiance, s'imaginant que les guet-apens continuaient et que, si l'on avait l'air de le laisser tranquille, c'était afin de tramer dans l'ombre les plus noirs complots. Ses inquiétudes avaient même grandi, il s'attendait chaque jour à une catastrophe, ses papiers engloutis au fond d'un brusque abîme qui se creuserait, toute la Souleiade rasée, emportée, volant en miettes. La persécution contre sa pensée, contre sa vie morale et intellectuelle, en se dissimulant ainsi, devenait énervante, intolérable, à ce point qu'il se couchait, le soir, avec la fièvre. Souvent, il tressaillait, se retournait vivement, croyant qu'il allait surprendre l'ennemi derrière son dos, à l'oeuvre pour quelque traîtrise; et il n'y avait personne, rien que son propre frisson, dans l'ombre. D'autres fois, pris d'un soupçon, il restait aux aguets pendant des heures, caché derrière ses persiennes, ou encore embusqué au fond d'un couloir; mais pas une âme ne bougeait, il n'entendait que les violents battements de ses tempes. Il en demeurait éperdu, ne se mettait plus au lit sans avoir visité chaque pièce, ne dormait plus, réveillé au moindre bruit, haletant, prêt à se défendre.
Et ce qui augmentait la souffrance de Pascal, c'était cette idée constante, grandissante, que la blessure lui était faite par la seule créature qu'il aimât au monde, cette Clotilde adorée, qu'il regardait croître en beauté et en charme depuis vingt ans, dont la vie jusque-là s'était épanouie comme une floraison, parfumant la sienne. Elle, mon Dieu! qui emplissait son coeur d'une tendresse totale, qu'il n'avait jamais analysée! elle qui était devenue sa joie, son courage, son espérance, toute une jeunesse nouvelle où il se sentait revivre! Quand elle passait, avec son cou délicat, si rond, si frais, il était rafraîchi, baigné de santé et d'allégresse, ainsi qu'à un retour du printemps. Son existence entière, d'ailleurs, expliquait cette possession, l'envahissement de son être par cette enfant qui était entrée dans son affection petite encore, puis qui, en grandissant, avait peu à peu pris toute la place. Depuis son installation définitive à Plassans, il menait une existence de bénédictin, cloîtré dans ses livres, loin des femmes. On ne lui avait connu que sa passion pour cette dame qui était morte, et dont il n'avait jamais baisé le bout des doigts. Sans doute, il faisait parfois des voyages à Marseille, découchait; mais c'étaient de brusques échappées, avec les premières venues, sans lendemain. Il n'avait point vécu, il gardait en lui toute une réserve de virilité, dont le flot grondait à cette heure, sous la menace de la vieillesse prochaine. Et il se serait passionné pour une bête, pour le chien ramassé dehors, qui lui aurait léché les mains; et c'était cette Clotilde qu'il avait aimée, cette petite fille, tout d'un coup femme désirable, qui le possédait maintenant et qui le torturait, à être ainsi son ennemie.
Pascal, si gai, si bon, devint alors d'une humeur noire et d'une dureté insupportables. Il se fâchait au moindre mot, bousculait Martine étonnée, qui levait sur lui des yeux soumis d'animal battu. Du matin au soir, il promenait sa détresse, par la maison navrée, la face si mauvaise, qu'on n'osait lui adresser la parole. Il n'emmenait jamais plus Clotilde, sortait seul pour ses visites. Et ce fut de la sorte qu'il revint, une après-midi, bouleversé par un accident, ayant sur sa conscience de médecin aventureux la mort d'un homme. Il était allé piquer Lafouasse, le cabaretier, dont l'ataxie avait fait brusquement de tels progrès, qu'il le jugeait perdu. Mais il s'entêtait à lutter quand même, il continuait la médication; et le malheur avait voulu, ce jour-là, que la petite seringue ramassât, au fond de la fiole, une parcelle impure échappée au filtre. Justement, un peu de sang avait paru, il venait, pour comble de malechance, de piquer dans une veine. Il s'était inquiété tout de suite, en voyant le cabaretier pâlir, suffoquer, suer à grosses gouttes froides. Puis, il avait compris, lorsque la mort s'était produite en coup de foudre, les lèvres bleues, le visage noir. C'était une embolie, il ne pouvait accuser que l'insuffisance de ses préparations, toute sa méthode encore barbare. Sans doute Lafouasse était perdu, il n'aurait peut-être pas vécu six mois, au milieu d'atroces souffrances; mais la brutalité du fait n'en était pas moins là, cette mort affreuse; et quel regret désespéré, quel ébranlement dans sa foi, quelle colère contre la science impuissante et assassine! Il était rentré livide, il n'avait reparu que le lendemain, après être resté seize heures enfermé dans sa chambre, jeté tout vêtu en travers de son lit, sans un souffle.
Ce jour-là, l'après-midi, Clotilde, qui cousait près de lui, dans la salle, se hasarda à rompre le lourd silence. Elle avait levé les yeux; elle le regardait s'énerver à feuilleter un livre, cherchant un renseignement qu'il ne trouvait point.
—Maître, es-tu malade?… Pourquoi ne le dis-tu pas? Je te soignerais.
Il demeura la face contre le livre, murmurant d'une voix sourde:
—Malade, qu'est-ce que ça te fait? Je n'ai besoin de personne.
Conciliante, elle reprit:
—Si tu as des chagrins, et que tu puisses me les dire, cela te soulagerait peut-être…. Hier, tu es rentré si triste! Il ne faut pas te laisser abattre ainsi. J'ai passé une nuit bien inquiète, je suis venue trois fois écouter à ta porte, tourmentée par l'idée que tu souffrais.
Si doucement qu'elle eût parlé, ce fut comme un coup de fouet qui le cingla. Dans son affaiblissement maladif, une secousse de brusque colère lui fit repousser le livre et se dresser, frémissant.
—Alors, tu m'espionnes, je ne peux pas même me retirer dans ma chambre, sans qu'on vienne coller l'oreille aux murs…. Oui, on écoute jusqu'au battement de mon coeur, on guette ma mort, pour tout saccager, tout brûler ici….
Et sa voix montait, et toute sa souffrance injuste s'exhalait en plaintes et en menaces.
—Je te défends de t'occuper de moi…. As-tu autre chose à me dire? As-tu réfléchi, peux-tu mettre ta main dans la mienne, loyalement, en me disant que nous sommes d'accord?
Mais elle ne répondait plus, elle continuait seulement à le regarder de ses grands yeux clairs, dans sa franchise à vouloir se garder encore; tandis que lui, exaspéré davantage par cette attitude, perdait toute mesure.
Il bégaya, il la chassa du geste.
—Va-t'en! va-t'en!… Je ne veux pas que tu restes près de moi! je ne veux pas que des ennemis restent près de moi! je ne veux pas qu'on reste près de moi, à me rendre fou!
Elle s'était levée, très pâle. Elle s'en alla toute droite, sans se retourner, en emportant son ouvrage.
Pendant le mois qui suivit, Pascal essaya de se réfugier dans un travail acharné de toutes les heures. Il s'entêtait maintenant les journées entières, seul dans la salle, et il passait même les nuits, à reprendre d'anciens documents, à refondre tous ses travaux sur l'hérédité. On aurait dit qu'une rage l'avait saisi de se convaincre de la légitimité de ses espoirs, de forcer la science à lui donner la certitude que l'humanité pouvait être refaite, saine enfin et supérieure. Il ne sortait plus, abandonnait ses malades, vivait dans ses papiers, sans air, sans exercice. Et, au bout d'un mois de ce surmenage, qui le brisait sans apaiser ses tourments domestiques, il tomba à un tel épuisement nerveux, que la maladie, depuis quelque temps en germe, se déclara avec une violence inquiétante.
Pascal, à présent, lorsqu'il se levait, le matin, se sentait anéanti de fatigue, plus appesanti et plus las qu'il n'était la veille, en se couchant. C'était ainsi une continuelle détresse de tout son être, les jambes molles après cinq minutes de marche, le corps broyé au moindre effort, ne pouvant faire un mouvement, sans qu'il y eût au bout l'angoisse d'une souffrance. Parfois, le sol lui semblait avoir une brusque oscillation sous ses pieds. Des bourdonnements continus l'étourdissaient, des éblouissements lui faisaient fermer les paupières, comme sous la menace d'une grêle d'étincelles. Il était pris d'une horreur du vin, ne mangeait guère, digérait mal. Puis, dans l'apathie de cette paresse croissante, éclataient des emportements soudains, des folies d'inutile activité. L'équilibre se trouvait rompu, sa faiblesse irritable se jetait aux extrêmes, sans raison aucune. Pour la plus légère émotion, des larmes lui emplissaient les yeux. Il avait fini par s'enfermer, dans des crises de désespérance telles, qu'il pleurait à gros sanglots, pendant des heures, en dehors de tout chagrin immédiat, écrasé sous la seule et immense tristesse des choses.
Mais son mal redoubla, surtout, après un de ses voyages à Marseille, une de ces fugues de vieux garçon qu'il faisait parfois. Peut-être avait-il espéré une distraction violente, un soulagement, dans une débauche. Il ne resta que deux jours, il revint comme foudroyé, frappé de déchéance, avec la face hantée d'un homme qui a perdu sa virilité d'homme. C'était une honte inavouable, une peur que l'enragement des tentatives avait changée en certitude, et qui allait augmenter sa sauvagerie d'amant timide. Jamais il n'avait donné à cette chose une importance. Il en fut désormais possédé, bouleversé, éperdu de misère, jusqu'à songer au suicide. Il avait beau se dire que cela était passager sans doute, qu'une cause morbide devait être au fond: le sentiment de son impuissance ne l'en déprimait pas moins; et il était, devant les femmes, comme les garçons trop jeunes que le désir fait bégayer.
Vers la première semaine de décembre, Pascal fut pris de névralgies intolérables. Des craquements dans les os du crâne lui faisaient croire, à chaque instant, que sa tête allait se fendre. Avertie, la vieille madame Rougon se décida, un jour, à venir prendre des nouvelles de son fils. Mais elle fila dans la cuisine, voulant causer avec Martine d'abord. Celle-ci, l'air effaré et désolé, lui conta que monsieur devenait fou, sûrement; et elle dit ses allures singulières, les piétinements continus dans sa chambre, tous les tiroirs fermés à clef, les rondes qu'il faisait du haut en bas de la maison, jusqu'à des deux heures du matin. Elle en avait les larmes aux yeux, elle finit par hasarder l'opinion qu'un diable était entré peut-être dans le corps de monsieur, et qu'on ferait bien d'avertir le curé de Saint-Saturnin.
—Un homme si bon, répétait-elle, et pour lequel on se laisserait couper en quatre! Est-ce malheureux qu'on ne puisse le mener à l'église, ce qui le guérirait tout de suite, certainement!
Mais Clotilde, qui avait entendu la voix de sa grand'mère Félicité, entra. Elle aussi errait par les pièces vides, vivait le plus souvent dans le salon abandonné du rez-de-chaussée. Du reste, elle ne parla pas, écouta simplement, de son air de réflexion et d'attente.
—Ah! c'est toi, mignonne. Bonjour!… Martine me raconte que Pascal a un diable qui lui est entré dans le corps. C'est bien mon opinion aussi; seulement, ce diable-là s'appelle l'orgueil. Il croit qu'il sait tout, il est à la fois le pape et l'empereur, et naturellement, lorsqu'on ne dit pas comme lui, ça l'exaspère.
Elle haussait les épaules, elle était pleine d'un infini dédain.
—Moi, ça me ferait rire, si ce n'était si triste…. Un garçon qui ne sait justement rien de rien, qui n'a pas vécu, qui est resté sottement enfermé au fond de ses livres. Mettez-le dans un salon, il est innocent comme l'enfant qui vient de naître. Et les femmes, il ne les connaît seulement pas….
Oubliant devant qui elle parlait, cette jeune fille et cette servante, elle baissait la voix, d'un air de confidence.
—Dame! ça se paye aussi, d'être trop sage. Ni femme, ni maîtresse, ni rien. C'est ça qui a fini par lui tourner sur le cerveau.
Clotilde ne bougea pas. Seules, ses paupières s'abaissèrent lentement sur ses grands yeux réfléchis; puis, elle les releva, elle garda son attitude de créature murée, ne pouvant rien dire de ce qui se passait en elle.
—Il est en haut, n'est-ce pas? reprit Félicité. Je suis venue pour le voir, car il faut que ça finisse, c'est trop bête!
Et elle monta, pendant que Martine se remettait à ses casseroles et que
Clotilde errait de nouveau par la maison vide.
En haut, dans la salle, Pascal s'était comme stupéfié, la face sur un livre grand ouvert. Il ne pouvait plus lire, les mots fuyaient, s'effaçaient, n'avaient aucun sens. Mais il s'obstinait, il agonisait de perdre jusqu'à sa faculté de travail, si puissante jusque-là. Et sa mère, tout de suite, le gourmanda, lui arracha le livre, qu'elle jeta au loin, sur une table, en criant que, lorsqu'on était malade, on se soignait. Il s'était levé, avec un geste de colère, prêt à la chasser, ainsi qu'il avait chassé Clotilde. Puis, par un dernier effort de volonté, il redevint déférent.
—Ma mère, vous savez bien que je n'ai jamais voulu discuter avec vous….
Laissez-moi, je vous en prie.
Elle ne céda pas, l'entreprit sur sa continuelle méfiance. C'était lui qui se donnait la fièvre, à toujours croire que des ennemis l'entouraient de pièges, le guettaient pour le dévaliser. Est-ce qu'un homme de bon sens allait s'imaginer qu'on le persécutait ainsi? Et, d'autre part, elle l'accusa de s'être trop monté la tête, avec sa découverte, sa fameuse liqueur qui guérissait toutes les maladies. Ça ne valait rien non plus de se croire le bon Dieu. D'autant plus que les déceptions étaient alors cruelles; et elle fit une allusion à Lafouasse, à cet homme qu'il avait tué: naturellement, elle comprenait que ça ne devait pas lui avoir été agréable, car il y avait de quoi en prendre le lit.
Pascal, qui se contenait toujours, les yeux à terre, se contenta de répéter:
—Ma mère, je vous en prie, laissez-moi.
—Eh! non, je ne veux pas te laisser, cria-t-elle avec son impétuosité ordinaire, malgré son grand âge. Je suis justement venue pour te bousculer un peu, pour te sortir de cette fièvre où tu te ronges…. Non, ça ne peut pas durer ainsi, je n'entends pas que nous redevenions la fable de la ville entière, avec tes histoires…. Je veux que tu te soignes.
Il haussa les épaules, il dit à voix basse, comme à lui-même, d'un air de constatation inquiète:
—Je ne suis pas malade.
Mais, du coup, Félicité sursauta, hors d'elle.
—Comment, pas malade! comment, pas malade!… Il n'y a vraiment qu'un médecin pour ne pas se voir…. Eh! mon pauvre garçon, tous ceux qui t'approchent en sont frappés; tu deviens fou d'orgueil et de peur!
Cette fois, Pascal releva vivement la tête, et il la regarda droit dans les yeux, tandis qu'elle continuait:
—Voilà ce que j'avais à te dire, puisque personne n'a voulu s'en charger. N'est-ce pas? tu es d'un âge à savoir ce que tu dois faire…. On réagit, on pense à autre chose, on ne se laisse pas envahir par l'idée fixe, surtout quand on est d'une famille pareille à la nôtre…. Tu la connais. Méfie-toi, soigne-toi.
Il avait pâli, il la regardait toujours fixement, comme s'il l'eût sondée, pour savoir ce qu'il y avait d'elle en lui. Et il se contenta de répondre:
—Vous avez raison, ma mère…. Je vous remercie.
Puis, lorsqu'il fut seul, il retomba assis devant sa table, il voulut reprendre la lecture de son livre. Mais, pas plus qu'auparavant, il n'arriva à fixer assez son attention, pour comprendre les mots dont les lettres se brouillaient devant ses yeux. Et les paroles prononcées par sa mère bourdonnaient à ses oreilles, une angoisse qui montait en lui depuis quelque temps, grandissait, se fixait, le hantait maintenant d'un danger immédiat, nettement défini. Lui qui, deux mois plus tôt, se vantait si triomphalement de n'en être pas, de la famille, allait-il donc recevoir le plus affreux des démentis? Aurait-il la douleur de voir la tare renaître en ses moelles, roulerait-il à l'épouvante de se sentir aux griffes du monstre héréditaire? Sa mère l'avait dit: il devenait fou d'orgueil et de peur. L'idée souveraine, la certitude exaltée qu'il avait d'abolir la souffrance, de donner de la volonté aux hommes, de refaire une humanité bien portante et plus haute, ce n'était sûrement là que le début de la folie des grandeurs. Et, dans sa crainte d'un guet-apens, dans son besoin de guetter les ennemis qu'il sentait acharnés à sa perte, il reconnaissait aisément les symptômes du délire de la persécution. Tous les accidents de la race aboutissaient à ce cas terrible: la folie à brève échéance, puis la paralysie générale, et la mort.
Dès ce jour, Pascal fut possédé. L'état d'épuisement nerveux, où le surmenage et le chagrin l'avaient réduit, le livrait, sans résistance possible, à cette hantise de la folie et de la mort. Toutes les sensations morbides qu'il éprouvait, la fatigue immense à son lever, les bourdonnements, les éblouissements, jusqu'à ses mauvaises digestions et à ses crises de larmes, s'ajoutaient, une à une, comme des preuves certaines du détraquement prochain dont il se croyait menacé. Il avait complètement perdu, pour lui-même, son diagnostic si délicat de médecin observateur; et, s'il continuait à raisonner, c'était pour tout confondre et tout pervertir, sous la dépression morale et physique où il se traînait. Il ne s'appartenait plus, il était comme fou, à se convaincre, heure par heure, qu'il devait le devenir.
Les journées entières de ce pâle décembre furent employées par lui à s'enfoncer davantage dans son mal. Chaque matin, il voulait échapper à la hantise; mais il revenait quand même s'enfermer au fond de la salle, il y reprenait l'écheveau embrouillé de la veille. La longue étude qu'il avait faite de l'hérédité, ses recherches considérables, ses travaux, achevaient de l'empoisonner, lui fournissaient des causes sans cesse renaissantes d'inquiétude. A la continuelle question qu'il se posait sur son cas héréditaire, les dossiers étaient là qui répondaient par toutes les combinaisons possibles. Elles se présentaient si nombreuses, qu'il s'y perdait, maintenant. S'il s'était trompé, s'il ne pouvait se mettre à part, comme un cas remarquable d'innéité, devait-il se ranger dans l'hérédité en retour, sautant une, deux ou même trois générations? Son cas était-il plus simplement une manifestation de l'hérédité larvée, ce qui apportait une preuve nouvelle à l'appui de sa théorie du plasma germinatif? ou bien ne fallait-il voir là que la singularité des ressemblances successives, la brusque apparition d'un ancêtre inconnu, au déclin de sa vie? Dès ce moment, il n'eut plus de repos, lancé à la trouvaille de son cas, fouillant ses notes, relisant ses livres. Et il s'analysait, épiait la moindre de ses sensations, pour en tirer des faits, sur lesquels il pût se juger. Les jours où son intelligence était plus paresseuse, où il croyait éprouver des phénomènes de vision particuliers, il inclinait à une prédominance de la lésion nerveuse originelle; tandis que, s'il pensait être pris par les jambes, les pieds lourds et douloureux, il s'imaginait subir l'influence indirecte de quelque ascendant venu du dehors. Tout s'emmêlait, il arrivait à ne plus se reconnaître, au milieu des troubles imaginaires qui secouaient son organisme éperdu. Et, chaque soir, la conclusion était la même, le même glas sonnait dans son crâne: l'hérédité, l'effrayante hérédité, la peur de devenir fou.
Dans les premiers jours de janvier, Clotilde assista, sans le vouloir, à une scène qui lui serra le coeur. Elle était devant une des fenêtres de la salle, à lire, cachée par le haut dossier de son fauteuil, lorsqu'elle vit entrer Pascal, disparu, cloîtré au fond de sa chambre, depuis la veille. Il tenait, des deux mains, grande ouverte sous ses yeux, une feuille de papier jauni, dans laquelle elle reconnut l'Arbre généalogique. Il était si absorbé, les regards si fixes, qu'elle aurait pu se montrer, sans qu'il la remarquât. Et il étala l'Arbre sur la table, il continua à le considérer longuement, de son air terrifié d'interrogation, peu à peu vaincu et suppliant, les joues mouillées de larmes. Pourquoi, mon Dieu! l'Arbre ne voulait-il pas lui répondre, lui dire de quel ancêtre il tenait, pour qu'il inscrivît son cas, sur sa feuille à lui, à côté des autres? S'il devait devenir fou, pourquoi l'Arbre ne le lui disait-il pas nettement, ce qui l'aurait calmé, car il croyait ne souffrir que de l'incertitude? Mais ses larmes lui brouillaient la vue, et il regardait toujours, il s'anéantissait dans ce besoin de savoir, où sa raison finissait par chanceler. Brusquement, Clotilde dut se cacher, en le voyant se diriger vers l'armoire, qu'il ouvrit à double battant. Il empoigna les dossiers, les lança sur la table, les feuilleta avec fièvre. C'était la scène de la terrible nuit d'orage qui recommençait, le galop de cauchemar, le défilé de tous ces fantômes, évoqués, surgissant de l'amas des paperasses. Au passage, il jetait à chacun d'eux une question, une prière ardente, exigeant l'origine de son mal, espérant un mot, un murmure qui lui donnerait une certitude. D'abord, il n'avait eu qu'un balbutiement indistinct; puis, des paroles s'étaient formulées, des lambeaux de phrase.
—Est-ce toi?… Est-ce toi?… Est-ce toi?… O vieille mère, notre mère à tous, est-ce toi qui dois me donner ta folie?… Est-ce toi, l'oncle alcoolique, le vieux bandit d'oncle, dont je vais payer l'ivrognerie invétérée?… Est-ce toi, le neveu ataxique, ou toi, le neveu mystique, ou toi encore, la nièce idiote, qui m'apportez la vérité, en me montrant une des formes de la lésion dont je souffre?… Est-ce toi plutôt le petit-cousin qui s'est pendu, ou toi, le petit-cousin qui a tué, ou toi, la petite-cousine qui est morte de pourriture, dont les fins tragiques m'annoncent la mienne, la déchéance au fond d'un cabanon, l'abominable décomposition de l'être?
Et le galop continuait, ils se dressaient tous, ils passaient tous d'un train de tempête. Les dossiers s'animaient, s'incarnaient, se bousculaient, en un piétinement d'humanité souffrante.
—Ah! qui me dira, qui me dira, qui me dira?… Est-ce celui-ci qui est mort fou? celle-ci qui a été emportée par la phtisie? celui-ci que la paralysie a étouffé? celle-ci que sa misère physiologique a tuée toute jeune?… Chez lequel est le poison dont je vais mourir? Quel est-il, hystérie, alcoolisme, tuberculose, scrofule? Et que va-t-il faire de moi, un épileptique, un ataxique ou un fou?… Un fou! qui est-ce qui a dit un fou? Ils le disent tous, un fou, un fou, un fou!
Des sanglots étranglèrent Pascal. Il laissa tomber sa tête défaillante au milieu des dossiers, il pleura sans fin, secoué de frissons. Et Clotilde, prise d'une sorte de terreur religieuse, en sentant passer la fatalité qui régit les races, s'en alla doucement, retenant son souffle; car elle comprenait bien qu'il aurait eu une grande honte, s'il avait pu la soupçonner là.
De longs accablements suivirent. Janvier fut très froid. Mais le ciel restait d'une pureté admirable, un éternel soleil luisait dans le bleu limpide; et, à la Souleiade, les fenêtres de la salle, tournées au midi, formaient serre, entretenaient là une douceur de température délicieuse. On ne faisait pas même de feu, le soleil, ne quittait pas la pièce, une nappe d'or pâle, où des mouches, épargnées par l'hiver, volaient lentement. Il n'y avait aucun autre bruit que le frémissement de leurs ailes. C'était une tiédeur dormante et close, comme un coin de printemps conservé dans la vieille maison.
Ce fut là qu'un matin Pascal entendit, à son tour, la fin d'une conversation, qui aggrava sa souffrance. Il ne sortait plus guère de sa chambre avant le déjeuner, et Clotilde venait de recevoir le docteur Ramond dans la salle, où ils s'étaient mis à causer doucement, l'un près de l'autre, au milieu du clair soleil.
Pour la troisième fois, Ramond se présentait depuis huit jours. Des circonstances personnelles, la nécessité surtout d'asseoir définitivement sa situation de médecin à Plassans, l'obligeaient à ne pas différer plus longtemps son mariage; et il voulait obtenir de Clotilde une réponse décisive. Deux fois déjà, des tiers, s'étant trouvés là, l'avaient empêché de parler. Comme il désirait ne la tenir que d'elle-même, il avait résolu de s'en expliquer directement, dans une conversation de franchise. Leur camaraderie, leurs têtes raisonnables et droites à tous deux, l'autorisaient à cette démarche. Et il termina, souriant, les yeux dans les siens.
—Je vous assure, Clotilde, que c'est le dénouement le plus sage…. Vous le savez, voici longtemps que je vous aime. J'ai pour vous une tendresse et une estime profondes…. Mais cela ne suffirait peut-être pas, il y a encore que nous nous entendrons parfaitement et que nous serons très heureux ensemble, j'en suis certain.
Elle n'avait pas baissé les regards, elle le regardait franchement, elle aussi, avec un amical sourire. Il était vraiment très beau, dans toute la force de la jeunesse.
—Pourquoi, demanda-t-elle, n'épousez-vous pas mamoiselle Lévêque, la fille de l'avoué? Elle est plus jolie, plus riche que moi, et je sais qu'elle serait si heureuse…. Mon bon ami, j'ai peur que vous ne fassiez une sottise en me choisissant.
Il ne s'impatienta pas, l'air toujours convaincu de la sagesse de sa détermination.
—Mais je n'aime pas mademoiselle Lévêque et je vous aime…. D'ailleurs, j'ai réfléchi à tout, je vous répète que je sais très bien ce que je fais. Dites oui, vous n'avez vous-même pas de meilleur parti à prendre.
Alors, elle devint grave, et une ombre passa sur son visage, l'ombre de ces réflexions, de ces luttes intérieures, presque inconscientes, qui la tenaient muette depuis de longs jours.
—Eh bien! mon ami, puisque c'est tout à fait sérieux, permettez-moi de ne pas vous répondre aujourd'hui, accordez-moi quelques semaines encore…. Maître est vraiment très malade, je suis moi-même troublée; et vous ne voudriez pas me devoir à un coup de tête…. Je vous assure, à mon tour, que j'ai pour vous beaucoup d'affection. Mais ce serait mal de se décider en ce moment, la maison est trop malheureuse…. C'est entendu, n'est-ce pas? Je ne vous ferai pas attendre longtemps.
Et, pour changer la conversation, elle ajouta:
—Oui, maître m'inquiète. Je voulais vous voir, vous dire cela, à vous…. L'autre jour, je l'ai surpris pleurant à chaudes larmes, et il est certain pour moi que la peur de devenir fou le hante…. Avant-hier, quand vous avez causé avec lui, j'ai vu que vous l'examiniez. Très franchement, que pensez-vous de son état? Est-il en danger?
Le docteur Ramond se récria.
—Mais non! Il s'est surmené, il s'est détraqué, voilà tout!… Comment un homme de sa valeur, qui s'est tant occupé des maladies nerveuses, peut-il se tromper à ce point? En vérité, c'est désolant, si les cerveaux les plus clairs et les plus vigoureux ont de pareilles fuites!… Dans son cas, sa trouvaille des injections hypodermiques serait souveraine. Pourquoi ne se pique-t-il pas?
Et, comme la jeune fille disait d'un signe désespéré qu'il ne l'écoutait plus, qu'elle ne pouvait même plus lui adresser la parole, il ajouta:
—Eh bien! moi, je vais lui parler.
Ce fut à ce moment que Pascal sortit de sa chambre, attiré par le bruit des voix. Mais, en les apercevant tous deux, si près l'un de l'autre, si animés, si jeunes et si beaux, dans le soleil, comme vêtus de soleil, il s'arrêta sur le seuil. Et ses yeux s'élargirent, sa face pâle se décomposa.
Ramond avait pris la main de Clotilde, voulant la retenir un instant encore.
—C'est promis, n'est-ce pas? Je désire que le mariage ait lieu cet été….
Vous savez combien je vous aime, et j'attends votre réponse.
—Parfaitement, répondit-elle. Avant un mois, tout sera réglé.
Un éblouissement fit chanceler Pascal. Voilà maintenant que ce garçon, un ami, un élève, s'introduisait dans sa maison pour lui voler son bien! Il aurait dû s'attendre à ce dénouement, et la brusque nouvelle d'un mariage possible le surprenait, l'accablait comme une catastrophe imprévue, où sa vie achevait de crouler. Cette créature qu'il avait faite, qu'il croyait à lui, elle s'en irait donc sans regret, elle le laisserait agoniser seul, dans son coin! La veille encore, elle l'avait tant fait souffrir, qu'il s'était demandé s'il n'allait pas se séparer d'elle, l'envoyer à son frère, qui la réclamait toujours. Un instant même, il venait de se résoudre à cette séparation, pour leur paix à tous deux. Et, brutalement, de la trouver là avec cet homme, de l'entendre promettre une réponse, de penser qu'elle se marierait, qu'elle le quitterait bientôt, cela lui donnait un coup de couteau dans le coeur.
Il marcha pesamment, les deux jeunes gens se tournèrent et furent un peu gênés.
—Tiens! maître, nous parlions de vous, finit par dire gaiement Ramond. Oui, nous complotions, puisqu'il faut l'avouer…. Voyons, pourquoi ne vous soignez-vous pas? Vous n'avez rien de sérieux, vous vous remettriez sur pied en quinze jours.
Pascal, qui s'était laissé tomber sur une chaise, continuait à les regarder. Il eut la force de se vaincre, rien ne parut sur son visage de la blessure qu'il avait reçue. Il en mourrait sûrement, et personne au monde ne se douterait du mal qui l'emportait. Mais ce fut pour lui un soulagement que de pouvoir se fâcher, en refusant avec violence d'avaler seulement un verre de tisane.
—Me soigner! à quoi bon?… Est-ce que ce n'en est pas fini, de ma vieille carcasse?
Ramond insista, avec son sourire d'homme calme.
—Vous êtes plus solide que nous tous. C'est un accident, et vous savez bien que vous avez le remède…. Piquez-vous….
Il ne put continuer, et ce fut le comble. Pascal s'exaspérait, demandait si l'on voulait qu'il se tuât, comme il avait tué Lafouasse. Ses piqûres! une jolie invention dont il avait lieu d'être fier! Il niait la médecine, il jurait de ne plus toucher à un malade. Quand on n'était plus bon à rien, on crevait, et ça valait mieux pour tout le monde. C'était, d'ailleurs, ce qu'il allait s'empresser de faire, le plus vite possible….
—Bah! bah! conclut Ramond, en se décidant à prendre congé, par crainte de l'exciter davantage, je vous laisse Clotilde, et je suis bien tranquille…. Clotilde arrangera ça.
Mais Pascal, ce matin-là, avait reçu le coup suprême. Il s'alita dès le soir, resta jusqu'au lendemain soir sans vouloir ouvrir la porte de sa chambre. Vainement, Clotilde finit par s'inquiéter, tapa violemment du poing: pas un souffle, rien ne répondit. Martine vint elle-même, supplia monsieur, à travers la serrure, de lui répondre au moins qu'il n'avait besoin de rien. Un silence de mort régnait, il semblait que la chambre fût vide. Puis, le matin du second jour, comme la jeune fille, par hasard, tournait le bouton, la porte céda; peut-être, depuis des heures, n'était-elle plus fermée. Et elle put entrer librement dans cette pièce où elle n'avait jamais mis les pieds, une grande pièce que son exposition au nord rendait froide, où elle n'aperçut qu'un petit lit de fer sans rideaux, un appareil à douches dans un coin, une longue table de bois noir, des chaises, et sur la table, sur des planches, le long des murs, toute une alchimie, des mortiers, des fourneaux, des machines, des trousses. Pascal, levé, habillé, était assis au bord de son lit, qu'il s'était épuisé à refaire lui-même.
—Tu ne veux donc pas que je te soigne? demanda-t-elle, émue et craintive, en n'osant trop s'avancer.
Il eut un geste d'abattement.
—Oh! tu peux entrer, je ne te battrai pas, je n'en ai plus la force.
Et, dès ce jour, il la toléra autour de lui, il lui permit de le servir. Mais il avait pourtant des caprices, il ne voulait pas qu'elle entrât, lorsqu'il était couché, pris d'une sorte de pudeur maladive; et il la forçait à lui envoyer Martine. D'ailleurs, il restait au lit rarement, se traînait de chaise en chaise, dans son impuissance à faire un travail quelconque. Le mal s'était encore aggravé, il en arrivait au désespoir de tout, ravagé de migraines et de vertiges d'estomac, sans force, comme il le disait, pour mettre un pied devant l'autre, convaincu chaque matin qu'il coucherait le soir aux Tulettes, fou à lier. Il maigrissait, il avait une face douloureuse, d'une beauté tragique, sous le flot de ses cheveux blancs, qu'il continuait à peigner par une dernière coquetterie. Et, s'il acceptait qu'on le soignât, il refusait rudement tout remède, dans le doute où il était tombé de la médecine.
Clotilde, alors, n'eut plus d'autre préoccupation que lui. Elle se détachait du reste, elle était allée d'abord aux messes basses, puis elle avait cessé complètement de se rendre à l'église. Dans son impatience d'une certitude et du bonheur, il semblait qu'elle commençât à se contenter par cet emploi de toutes ses minutes, autour d'un être cher, qu'elle aurait voulu revoir bon et joyeux. C'était un don de sa personne, un oubli d'elle-même, un besoin de faire son bonheur du bonheur d'un autre: et cela inconsciemment, sous la seule impulsion de son coeur de femme, au milieu de cette crise qu'elle traversait, qui la modifiait profondément, sans qu'elle en raisonnât. Elle se taisait toujours sur le désaccord qui les avait séparés, elle n'avait pas l'idée encore de se jeter à son cou, en lui criant qu'elle était à lui, qu'il pouvait revivre, puisqu'elle se donnait. Dans sa pensée, elle n'était qu'une fille tendre, le veillant, comme une autre parente l'aurait veillé. Et cela était très pur, très chaste, des soins délicats, de continuelles prévenances, un tel envahissement de sa vie, que les journées, maintenant, passaient rapides, exemptes du tourment de l'au delà, pleines de l'unique souhait de le guérir.
Mais où elle eut à soutenir une véritable lutte, ce fut pour le décider à se piquer. Il s'emportait, niait sa découverte, se traitait d'imbécile. Et elle aussi criait. C'était elle, à présent, qui avait foi en la science, qui s'indignait de le voir douter de son génie. Longtemps, il résista; puis, affaibli, cédant à l'empire qu'elle prenait, il voulut simplement s'éviter la tendre querelle qu'elle lui cherchait chaque matin. Dès les premières piqûres, il éprouva un grand soulagement, bien qu'il refusât d'en convenir. La tête se dégageait, les forces revenaient peu à peu. Aussi triompha-t-elle, prise pour lui d'un élan d'orgueil, exaltant sa méthode, se révoltant de ce qu'il ne s'admirât pas lui-même, comme un exemple des miracles qu'il pouvait faire. Il souriait, il commençait à voir clair dans son cas. Ramond avait dit vrai, il ne devait y avoir eu là que de l'épuisement nerveux. Peut-être, tout de même, finirait-il par s'en tirer.
—Eh! c'est toi qui me guéris, petite fille, disait-il, sans vouloir avouer son espoir. Les remèdes, vois-tu, ça dépend de la main qui les donne.
La convalescence traîna, dura tout le mois de février. Le temps restait clair et froid, pas un jour le soleil ne cessa de chauffer la salle, de son bain de pâles rayons. Et il y eut pourtant des rechutes de noires tristesses, des heures où le malade retombait à ses épouvantes; tandis que sa gardienne, désolée, devait aller s'asseoir à l'autre bout de la pièce, pour ne pas l'irriter davantage. De nouveau, il désespérait de la guérison. Il devenait amer, d'une ironie agressive.
Ce fut par un de ces mauvais jours que Pascal, s'étant approché d'une fenêtre, aperçut son voisin, M. Bellombre, le professeur retraité, en train de faire le tour de ses arbres, pour voir s'ils avaient beaucoup de boutons à fruit. La vue du vieillard si correct et si droit, d'un beau calme d'égoïsme, sur lequel la maladie ne semblait avoir jamais eu de prise, le jeta brusquement hors de lui.
—Ah! gronda-t-il, en voilà un qui ne se surmènera jamais, qui ne risquera jamais sa peau à se faire du chagrin!
Et il partit de là, entama un éloge ironique de l'égoïsme. Être tout seul au monde, n'avoir pas un ami, pas une femme, pas un enfant à soi, quelle félicité! Ce dur avare qui, pendant quarante ans, n'avait eu qu'à gifler les enfants des autres, qui s'était retiré à l'écart, sans un chien, avec un jardinier muet et sourd, plus âgé que lui, ne représentait-il pas la plus grande somme de bonheur possible sur la terre? Pas une charge, pas un devoir, pas une préoccupation autre que celle de sa chère santé! C'était un sage, il vivrait cent ans.
—Ah! la peur de la vie! décidément, il n'y a point de lâcheté meilleure…. Dire que j'ai parfois le regret de n'avoir pas ici un enfant à moi! Est-ce qu'on a le droit de mettre au monde des misérables? Il faut tuer l'hérédité mauvaise, tuer la vie…. Le seul honnête homme, tiens! c'est ce vieux lâche!
M. Bellombre, paisiblement, au soleil de mars, continuait à faire le tour de ses poiriers. Il ne risquait pas un mouvement trop vif, il économisait sa verte vieillesse. Comme il venait de rencontrer un caillou dans l'allée, il l'écarta du bout de sa canne, puis passa sans hâte.
—Regarde-le donc!… Est-il bien conservé, est-il beau, a-t-il toutes les bénédictions du ciel dans sa personne! Je ne connais personne de plus heureux.
Clotilde, qui se taisait, souffrait de cette ironie de Pascal, qu'elle devinait si douloureuse. Elle qui, d'habitude, défendait M. Bellombre, sentait en elle monter une protestation. Des larmes lui vinrent aux paupières, et elle répondit simplement, à voix basse:
—Oui, mais il n'est pas aimé.
Cela, du coup, fit cesser la pénible scène. Pascal, comme s'il avait reçu un choc, se retourna, la regarda. Un subit attendrissement lui mouillait aussi les yeux; et il s'éloigna pour ne pas pleurer.
Des jours encore se passèrent, au milieu de ces alternatives de bonnes et de mauvaises heures. Les forces ne revenaient que très lentement, et ce qui le désespérait, c'était de ne pouvoir se remettre au travail, sans être pris de sueurs abondantes. S'il s'était obstiné, il se serait sûrement évanoui. Tant qu'il ne travaillerait pas, il sentait bien que la convalescence traînerait. Cependant, il s'intéressait de nouveau à ses recherches accoutumées, il relisait les dernières pages qu'il avait écrites; et, avec ce réveil du savant en lui, reparaissaient ses inquiétudes d'autrefois. Un moment, il était tombé à une telle dépression, que la maison entière avait comme disparu: on aurait pu le piller, tout prendre, tout détruire, qu'il n'aurait pas même eu la conscience du désastre. Maintenant, il se remettait aux aguets, il tâtait sa poche, pour bien s'assurer que la clef de l'armoire s'y trouvait.
Mais, un matin, comme il s'était oublié au lit et qu'il sortait seulement de sa chambre vers onze heures, il aperçut Clotilde dans la salle, tranquillement occupée à faire un pastel très exact d'une branche d'amandier fleurie. Elle leva la tête, souriante; et, prenant une clef, posée près d'elle, sur son pupitre, elle voulut la lui donner.
—Tiens! maître.
Étonné, sans comprendre encore, il examinait l'objet qu'elle lui tendait.
—Quoi donc?
—C'est la clef de l'armoire que tu as dû laisser tomber de ta poche hier, et que j'ai ramassée ici, ce matin.
Alors, Pascal la prit, avec une émotion extraordinaire. Il la regardait, il regardait Clotilde. C'était donc fini? Elle ne le persécuterait plus, elle ne s'enragerait plus à tout voler, à tout brûler? Et, la voyant très émue, elle aussi, il en eut une joie immense au coeur.
Il la saisit, il l'embrassa.
—Ah! fillette, si nous pouvions n'être pas trop malheureux!
Puis, il alla ouvrir un tiroir de sa table, et il y jeta la clef, comme autrefois.
Dès lors, il retrouva des forces, la convalescence marcha plus rapide. Des rechutes étaient possibles encore, car il restait bien ébranlé. Mais il put écrire, les journées furent moins lourdes. Le soleil s'était également ragaillardi, la chaleur devenait déjà telle, dans la salle, qu'il fallait parfois clore à demi les volets. Il refusait de recevoir, tolérait à peine Martine, faisait répondre à sa mère qu'il dormait, quand elle venait prendre de ses nouvelles, de loin en loin. Et il n'était content que dans cette délicieuse solitude, soigné par la révoltée, l'ennemie d'hier, l'élève soumise d'aujourd'hui. De longs silences régnaient entre eux, sans qu'ils en fussent gênés. Ils réfléchissaient, ils rêvaient avec une infinie douceur.
Pourtant, un jour, Pascal parut très grave. Il avait la conviction à présent que son mal était purement accidentel et que la question d'hérédité n'y avait joué aucun rôle. Mais cela ne l'emplissait pas moins d'humilité.
—Mon Dieu! murmura-t-il, que nous sommes peu de chose! Moi qui me croyais si solide, qui étais si fier de ma saine raison! Voilà qu'un peu de chagrin et un peu de fatigue ont failli me rendre fou!
Il se tut, réfléchit encore. Ses yeux s'éclairaient, il achevait de se vaincre. Puis, dans un moment de sagesse et de courage, il se décida.
—Si je vais mieux, c'est pour toi surtout que ça me fait plaisir.
Clotilde, ne comprenant pas, leva la tête.
—Comment ça?
—Mais sans doute, à cause de ton mariage…. Maintenant, on va pouvoir fixer une date.
Elle restait surprise.
—Ah! c'est vrai, mon mariage!
—Veux-tu que nous choisissions, dès aujourd'hui, la seconde semaine de juin?
—Oui, la seconde semaine de juin, ce sera très bien.
Ils ne parlèrent plus, elle avait ramené les yeux sur le travail de couture qu'elle faisait, tandis que lui, les regards au loin, restait immobile, le visage grave.
VII
Ce jour-là, en arrivant à la Souleiade, la vieille madame Rougon aperçut Martine dans le potager, en train de planter des poireaux; et, profitant de la circonstance, elle se dirigea vers la servante, pour causer et tirer d'elle des renseignements, avant d'entrer dans la maison.
Le temps passait, elle était désolée de ce qu'elle appelait la désertion de Clotilde. Elle sentait bien que jamais plus elle n'aurait les dossiers par elle. Cette petite se perdait, se rapprochait de Pascal, depuis qu'elle l'avait soigné; et elle se pervertissait, à ce point, qu'elle ne l'avait pas revue à l'église. Aussi en revenait-elle à son idée première, l'éloigner, puis conquérir son fils, quand il serait seul, affaibli par la solitude. Puisqu'elle n'avait pu la décider à suivre son frère, elle se passionnait pour le mariage, elle aurait voulu la jeter dès le lendemain au cou du docteur Ramond, mécontente des continuelles lenteurs. Et elle accourait, cette après-midi-là, avec le besoin fiévreux de hâter les choses.
—Bonjour, Martine…. Comment va-t-on ici?
La servante, agenouillée, les mains pleines de terre, leva sa face pâle, qu'elle protégeait contre le soleil, à l'aide d'un mouchoir noué sur sa coiffe.
—Mais comme toujours, madame, doucement.
Et elles causèrent. Félicité la traitait en confidente, en fille dévouée, aujourd'hui de la famille, à laquelle on pouvait tout dire. Elle commença par la questionner, voulut savoir si le docteur Ramond n'était pas venu le matin. Il était venu, mais on n'avait pour sûr parlé que de choses indifférentes. Alors, elle se désespéra, car elle-même avait vu le docteur, la veille, et il s'était confié à elle, chagrin de n'avoir pas de réponse définitive, pressé maintenant d'obtenir au moins la parole de Clotilde. Ça ne pouvait durer ainsi, il fallait forcer la jeune fille à s'engager.
—Il est trop délicat, s'écria-t-elle. Je le lui avais dit, je savais bien que, ce matin encore, il n'oserait pas la mettre au pied du mur…. Mais je vais m'en mêler. Nous verrons si je n'oblige pas cette petite à prendre un parti.
Puis, se calmant:
—Voilà mon fils debout, il n'a pas besoin d'elle.
Martine qui s'était remise à planter ses poireaux, la taille cassée en deux, se redressa vivement.
—Ah! ça, pour sûr!
Et, sur son visage usé par trente ans de domesticité, une flamme se rallumait. C'était qu'une plaie saignait en elle, depuis que son maître ne la tolérait presque plus à son côté. Pendant toute sa maladie, il l'avait écartée, acceptant de moins en moins ses services, finissant par lui fermer la porte de sa chambre. Elle avait la sourde conscience de ce qui se passait, une instinctive jalousie la torturait, dans son adoration pour ce maître dont elle était restée la chose durant de si longues années.
—Pour sûr que nous n'avons pas besoin de mademoiselle!… Je suffis bien à monsieur.
Alors, elle si discrète, parla de ses travaux de jardinage, dit qu'elle trouvait le temps de faire les légumes, afin d'éviter quelques journées d'homme. Sans doute, la maison était grande; mais, quand la besogne ne vous faisait pas peur, on arrivait à en voir le bout. Puis, dès que mademoiselle les aurait quittés, ce serait tout de même une personne de moins à servir. Et ses yeux luisaient inconsciemment, à l'idée de la grande solitude, de la paix heureuse où l'on vivrait, après ce départ.
Elle baissa la voix.
—Ça me fera de la peine, parce que monsieur en aura certainement beaucoup. Jamais je n'aurais cru que je souhaiterais une pareille séparation…. Seulement, madame, je pense comme vous qu'il le faut, car j'ai grand'peur que mademoiselle ne finisse par se gâter ici et que ce ne soit encore une âme perdue pour le bon Dieu…. Ah! c'est triste, j'en ai le coeur si gros souvent, qu'il éclate!
—Ils sont là-haut tous les deux, n'est-ce pas? dit Félicité. Je monte les voir, et je me charge de les obliger à en finir.
Une heure plus tard, lorsqu'elle descendit, elle retrouva Martine qui se traînait encore à genoux, dans la terre molle, achevant ses plantations. En haut, dès les premiers mots, comme elle racontait qu'elle avait causé avec le docteur Ramond et qu'il se montrait impatient de connaître son sort, elle venait de voir Pascal l'approuver: il était grave, il hochait la tête, comme pour dire que cette impatience lui semblait naturelle. Clotilde elle-même, cessant de sourire, avait paru l'écouter avec déférence. Mais elle témoignait quelque surprise. Pourquoi la pressait-on? Maître avait fixé le mariage à la seconde semaine de juin, elle avait donc deux grands mois devant elle. Très prochainement, elle en parlerait avec Ramond. C'était si sérieux, le mariage, qu'on pouvait bien la laisser réfléchir et ne s'engager qu'à la dernière minute. D'ailleurs, elle disait ces choses de son air sage, en personne résolue à prendre un parti. Et Félicité avait du se contenter de l'évident désir où ils étaient tous les deux que les choses eussent le dénouement le plus raisonnable.
—En vérité, je crois que c'est fait, conclut-elle. Lui, ne paraît y mettre aucun obstacle, et elle, n'a l'air que de vouloir agir sans hâte, en fille qui entend s'interroger à fond, avant de s'engager pour la vie…. Je vais encore lui laisser huit jours de réflexion.
Martine, assise sur ses talons, regardait la terre fixement, la face envahie d'ombre.
—Oui, oui, murmura-t-elle à voix basse, mademoiselle réfléchit beaucoup depuis quelque temps…. Je la trouve dans tous les coins. On lui parle, elle ne vous répond pas. C'est comme les gens qui couvent une maladie et qui ont les yeux à l'envers…. Il se passe des choses, elle n'est plus la même, plus la même….
Et elle reprit le plantoir, elle enfonça un poireau, dans son entêtement au travail; tandis que la vieille madame Rougon, un peu tranquillisée, s'en allait, certaine du mariage, disait-elle.
Pascal, en effet, semblait accepter le mariage de Clotilde ainsi qu'une chose résolue, inévitable. Il n'en avait plus reparlé avec elle; les rares allusions qu'ils y faisaient entre eux, dans leurs conversations de toutes les heures, les laissaient calmes; et c'était simplement comme si les deux mois qu'ils avaient encore à vivre ensemble, devaient être sans fin, une éternité dont ils n'auraient pas vu le bout. Elle, surtout, le regardait en souriant, renvoyait à plus tard les ennuis, les partis à prendre, d'un joli geste vague, qui s'en remettait à la vie bienfaisante. Lui, guéri, retrouvant ses forces chaque jour, ne s'attristait qu'au moment de rentrer dans la solitude de sa chambre, le soir, quand elle était couchée. Il avait froid, un frisson le prenait, à songer qu'une époque allait venir où il serait toujours seul. Était-ce donc la vieillesse commençante qui le faisait grelotter ainsi? Cela, au loin, lui apparaissait comme une contrée de ténèbres, dans laquelle il sentait déjà toutes ses énergies se dissoudre. Et, alors, le regret de la femme, le regret de l'enfant l'emplissait de révolte, lui tordait le coeur d'une intolérable angoisse.
Ah! que n'avait-il vécu! Certaines nuits, il arrivait à maudire la science, qu'il accusait de lui avoir pris le meilleur de sa virilité. Il s'était laissé dévorer par le travail, qui lui avait mangé le cerveau, mangé le coeur, mangé les muscles. De toute cette passion solitaire, il n'était né que des livres, du papier noirci que le vent emporterait sans doute, dont les feuilles froides lui glaçaient les mains, lorsqu'il les ouvrait. Et pas de vivante poitrine de femme à serrer contre la sienne, pas de tièdes cheveux d'enfant à baiser! Il avait vécu seul dans sa couche glacée de savant égoïste, il y mourrait seul. Vraiment, allait-il donc mourir ainsi? ne goûterait-il pas au bonheur des simples portefaix, des charretiers dont les fouets claquaient sous ses fenêtres? Il s'enfiévrait à l'idée qu'il devait se hâter, car bientôt il ne serait plus temps. Toute sa jeunesse inemployée, tous ses désirs refoulés et amassés lui remontaient alors dans les veines, en un flot tumultueux. C'étaient des serments d'aimer encore, de revivre pour épuiser les passions qu'il n'avait point bues, de goûter à toutes, avant d'être un vieillard. Il frapperait aux portes, il arrêterait les passants, il battrait les champs et la ville. Puis, le lendemain, quand il s'était lavé à grande eau et qu'il quittait sa chambre, toute cette fièvre se calmait, les tableaux brûlants s'effaçaient, il retombait à sa timidité naturelle. Puis, la nuit suivante, la peur de la solitude le rejetait à la même insomnie, son sang se rallumait, et c'étaient les mêmes désespoirs, les mêmes rébellions, les mêmes besoins de ne pas mourir sans avoir connu la femme.
Pendant ces nuits ardentes, les yeux grands ouverts dans l'obscurité, il recommençait toujours le même rêve. Une fille des routes passait, une fille de vingt ans, admirablement belle; et elle entrait s'agenouiller devant lui, d'un air d'adoration soumise, et il l'épousait. C'était une de ces pèlerines d'amour, comme on en trouve dans les anciennes histoires, qui avait suivi une étoile pour venir rendre la santé et la force à un vieux roi très puissant, couvert de gloire. Lui était le vieux roi, et elle l'adorait, elle faisait ce miracle, avec ses vingt ans, de lui donner de sa jeunesse. Il sortait triomphant de ses bras, il avait retrouvé la foi, le courage en la vie. Dans une Bible du quinzième siècle qu'il possédait, ornée de naïves gravures sur bois, une image surtout l'intéressait, le vieux roi David rentrant dans sa chambre, la main posée sur l'épaule nue d'Abisaïg, la jeune Sunamite. Et il lisait le texte, sur la page voisine: «Le roi David, étant vieux, ne pouvait se réchauffer, quoiqu'on le couvrit beaucoup. Ses serviteurs lui dirent donc: «Nous chercherons une jeune fille vierge pour le roi notre seigneur, afin qu'elle se tienne en présence du roi, qu'elle puisse l'amuser, et que, dormant près de lui, elle réchauffe le roi notre seigneur.» Ils cherchèrent donc dans toutes les terres d'Israël une fille qui fût jeune et belle; ils trouvèrent Abisaïg, Sunamite, et l'amenèrent au roi; c'était une jeune fille, d'une grande beauté; elle dormait auprès du roi, et elle le servait….» Ce frisson du vieux roi, n'était-ce pas celui qui le glaçait maintenant, dès qu'il se couchait seul, sous le plafond morne de sa chambre? Et la fille des routes, la pèlerine d'amour que son rêve lui amenait, n'était-elle pas l'Abisaïg dévotieuse et docile, la sujette passionnée se donnant toute à son maître, pour son unique bien? Il la voyait toujours là, en esclave heureuse de s'anéantir en lui, attentive à son moindre désir, d'une beauté si éclatante, qu'elle suffisait à sa continuelle joie, d'une douceur telle, qu'il se sentait près d'elle comme baigné d'une huile parfumée. Puis, à feuilleter parfois l'antique Bible, d'autres gravures défilaient, son imagination s'égarait au milieu de ce monde évanoui des patriarches et des rois. Quelle foi en la longévité de l'homme, en sa force créatrice, en sa toute-puissance sur la femme, ces extraordinaires histoires d'hommes de cent ans fécondant encore leurs épouses, recevant leurs servantes dans leur lit, accueillant les jeunes veuves et les vierges qui passent! C'était Abraham centenaire, père d'Ismaël et d'Isaac, époux de sa soeur Sara, maître obéi de sa servante Agar. C'était la délicieuse idylle de Ruth et de Booz, la jeune veuve arrivant au pays de Bethléem, pendant la moisson des orges, venant se coucher, par une nuit tiède, aux pieds du maître, qui comprend le droit qu'elle réclame, et l'épouse, comme son parent par alliance, selon la loi. C'était toute cette poussée libre d'un peuple fort et vivace, dont l'oeuvre devait conquérir le monde, ces hommes à la virilité jamais éteinte, ces femmes toujours fécondes, cette continuité entêtée et pullulante de la race, au travers des crimes, des adultères, des incestes, des amours hors d'âge et hors de raison. Et son rêve, à lui, devant les vieilles gravures naïves, finissait par prendre une réalité. Abisaïg entrait dans sa triste chambre qu'elle éclairait et qu'elle embaumait, ouvrait ses bras nus, ses flancs nus, toute sa nudité divine, pour lui faire le don de sa royale jeunesse.
Ah! la jeunesse, il en avait une faim dévorante! Au déclin de sa vie, ce désir passionné de jeunesse était la révolte contre l'âge menaçant, une envie désespérée de revenir en arrière, de recommencer. Et, dans ce besoin de recommencer, il n'y avait pas seulement, pour lui, le regret des premiers bonheurs, l'inestimable prix des heures mortes, auxquelles le souvenir prête son charme; il y avait aussi la volonté bien arrêtée de jouir, cette fois, de sa santé et de sa force, de ne rien perdre de la joie d'aimer. Ah! la jeunesse, comme il y aurait mordu à pleines dents, comme il l'aurait revécue avec l'appétit vorace de toute la manger et de toute la boire, avant de vieillir. Une émotion l'angoissait, lorsqu'il se revoyait à vingt ans, la taille mince, d'une vigueur bien portante de jeune chêne, les dents éclatantes, les cheveux drus et noirs. Avec quelle fougue il les aurait fêtés, ces dons dédaignés autrefois, si un prodige les lui avait rendus! Et la jeunesse chez la femme, une jeune fille qui passait, le troublait, le jetait à un attendrissement profond. C'était même souvent en dehors de la personne, l'image seule de la jeunesse, l'odeur pure et l'éclat qui sortait d'elle, des yeux clairs, des lèvres saines, des joues fraîches, un cou délicat surtout, satiné et rond, ombré de cheveux follets sur la nuque; et la jeunesse lui apparaissait toujours fine et grande, divinement élancée en sa nudité tranquille. Ses regards suivaient l'apparition, son coeur se noyait d'un désir infini. Il n'y avait que la jeunesse de bonne et de désirable, elle était la fleur du monde, la seule beauté, la seule joie, le seul vrai bien, avec la santé, que la nature pouvait donner à l'être. Ah! recommencer, être jeune encore, avoir à soi, dans une étreinte, toute la femme jeune!
Pascal et Clotilde, maintenant, depuis que les belles journées d'avril fleurissaient les arbres fruitiers, avaient repris leurs promenades du matin, dans la Souleiade. Il faisait ses premières sorties de convalescent, elle le conduisait sur l'aire déjà brûlante, l'emmenait par les allées de la pinède, le ramenait au bord de la terrasse, que coupaient seules les barres d'ombre des deux cyprès centenaires. Le soleil y blanchissait les vieilles dalles, l'immense horizon se déroulait sous le ciel éclatant.
Et, un matin que Clotilde avait couru, elle rentra très animée, toute vibrante de rires, si gaiement étourdie, qu'elle monta dans la salle, sans avoir ôté son chapeau de jardin, ni la dentelle légère qu'elle avait nouée à son cou.
—Ah! dit-elle, j'ai chaud!… Et suis-je sotte de ne m'être pas débarrassée en bas! Je vais redescendre ça tout à l'heure.
Elle avait, en entrant, jeté la dentelle sur un fauteuil. Mais ses mains s'impatientaient, à vouloir défaire les brides du grand chapeau de paille.
—Allons, bon! voilà que j'ai serré le noeud. Je ne m'en sortirai pas, il faut que tu viennes à mon secours.
Pascal, excité lui aussi par la bonne promenade, s'égayait, en la voyant si belle et si heureuse. Il s'approcha, dut se mettre tout contre elle.
—Attends, lève le menton…. Oh! tu remues toujours, comment veux-tu que je m'y reconnaisse?
Elle riait plus haut, il voyait le rire qui lui gonflait la gorge d'une onde sonore. Ses doigts s'emmêlaient sous le menton, à cette partie délicieuse du cou, dont il touchait involontairement le tiède satin. Elle avait une robe très échancrée, il la respirait toute par cette ouverture, d'où montait le bouquet vivant de la femme, l'odeur pure de sa jeunesse, chauffée au grand soleil. Tout d'un coup, il eut un éblouissement, il crut défaillir.
—Non, non! je ne puis pas, si tu ne restes pas tranquille!
Un flot de sang lui battait les tempes, ses doigts s'égaraient, tandis qu'elle se renversait davantage, offrant la tentation de sa virginité, sans le savoir. C'était l'apparition de royale jeunesse, les yeux clairs, les lèvres saines, les joues fraîches, le cou délicat surtout, satiné et rond, ombré de cheveux follets vers la nuque. Et il la sentait si fine, si élancée, la gorge menue, dans son divin épanouissement!
—Là, c'est fait! cria-t-elle.
Sans savoir comment, il avait dénoué les brides. Les murs tournaient, il la vit encore, nu-tête maintenant, avec son visage d'astre, qui secouait en riant les boucles de ses cheveux dorés. Alors, il eut peur de la reprendre dans ses bras, de la baiser follement, à toutes les places où elle montrait un peu de sa nudité. Et il se sauva, en emportant le chapeau qu'il avait gardé à la main, bégayant:
—Je vais l'accrocher dans le vestibule…. Attends-moi, il faut que je parle à Martine.
En bas, il se réfugia au fond du salon abandonné, il s'enferma à double tour, tremblant qu'elle ne s'inquiétât et qu'elle ne descendit l'y chercher. Il était éperdu et hagard, comme s'il venait de commettre un crime. Il parla tout haut, il frémit à ce premier cri, jailli de ses lèvres: «Je l'ai toujours aimée, désirée éperdument!» Oui, depuis qu'elle était femme, il l'adorait. Et il voyait clair, brusquement, il voyait la femme qu'elle était devenue, lorsque; du galopin sans sexe, s'était dégagée cette créature de charme et d'amour, avec ses jambes longues et fuselées, son torse élancé et fort, à la poitrine ronde, au cou rond, aux bras ronds et souples. Sa nuque, ses épaules étaient un lait pur, une soie blanche, polie, d'une infinie douceur. Et c'était monstrueux, mais c'était bien vrai, il avait faim de tout cela, une faim dévorante de cette jeunesse, de cette fleur de chair si pure, et qui sentait bon.
Alors, Pascal, tombé sur une chaise boiteuse, la face entre ses deux mains jointes, comme pour ne plus voir la lumière du jour, éclata en gros sanglots. Mon Dieu! qu'allait-il devenir? Une fillette que son frère lui avait confiée, qu'il avait élevée en bon père, et qui était, aujourd'hui, cette tentatrice de vingt-cinq ans, la femme dans sa toute-puissance souveraine! Il se sentait plus désarmé, plus débile qu'un enfant.
Et, au-dessus du désir physique, il l'aimait encore d'une immense tendresse, épris de sa personne morale et intellectuelle, de sa droiture de sentiment, de son joli esprit, si brave, si net. Il n'y avait pas jusqu'à leur désaccord, cette inquiétude du mystère dont elle était tourmentée, qui n'achevât de la lui rendre précieuse, comme un être différent de lui, où il retrouvait un peu de l'infini des choses. Elle lui plaisait dans ses rébellions, quand elle lui tenait tête. Elle était la compagne et l'élève, il la voyait telle qu'il l'avait faite, avec son grand coeur, sa franchise passionnée, sa raison victorieuse. Et elle restait toujours nécessaire et présente, il ne s'imaginait pas qu'il pourrait respirer un air où elle ne serait plus, il avait le besoin de son haleine, du vol de ses jupes autour de lui, de sa pensée et de son affection dont il se sentait enveloppé, de ses regards, de son sourire, de toute sa vie quotidienne de femme qu'elle lui avait donnée, qu'elle n'aurait pas la cruauté de lui reprendre. A l'idée qu'elle allait partir, c'était, sur sa tête, comme un écroulement du ciel, la fin de tout, les ténèbres dernières. Elle seule existait au monde, elle était la seule haute et bonne, la seule intelligente et sage, la seule belle, d'une beauté de miracle. Pourquoi donc, puisqu'il l'adorait et qu'il était son maître, ne montait-il pas la reprendre dans ses bras et la baiser comme une idole? Ils étaient bien libres tous les deux, elle n'ignorait rien, elle avait l'âge d'être femme. Ce serait le bonheur.
Pascal, qui ne pleurait plus, se leva, voulut marcher vers la porte. Mais, tout d'un coup, il retomba sur la chaise, écrasé par de nouveaux sanglots. Non, non! c'était abominable, c'était impossible! Il venait de sentir, sur son crâne, ses cheveux blancs comme une glace; et il avait une horreur de son âge, de ses cinquante-neuf ans, à la pensée de ses vingt-cinq ans, à elle. Son frisson de terreur l'avait repris, la certitude qu'elle le possédait, qu'il allait être sans force contre la tentation journalière. Et il la voyait lui donnant à dénouer les brides de son chapeau, l'appelant, le forçant à se pencher derrière elle, pour quelque correction, dans son travail; et il se voyait aveuglé, affolé, lui dévorant le cou, lui dévorant la nuque, à pleine bouche. Ou bien, c'était pis encore, le soir, quand ils tardaient tous deux à faire apporter la lampe, un alanguissement sous la tombée lente de la nuit complice, une chute involontaire, l'irréparable, aux bras l'un de l'autre. Toute une colère le soulevait contre ce dénouement possible, certain même, s'il ne trouvait pas le courage de la séparation. Ce serait de sa part le pire des crimes, un abus de confiance, une séduction basse. Sa révolte fut telle, qu'il se leva courageusement, cette fois, et qu'il eut la force de remonter dans la salle, bien résolu à lutter.
En haut, Clotilde s'était tranquillement remise à un dessin. Elle ne tourna pas même la tête, elle se contenta de dire:
—Comme tu as été longtemps! Je finissais par croire que Martine avait une erreur de dix sous dans ses comptes.
Cette plaisanterie habituelle sur l'avarice de la servante le fit rire. Et il alla s'asseoir tranquillement, lui aussi, devant sa table. Ils ne parlèrent plus jusqu'au déjeuner. Une grande douceur le baignait, le calmait, depuis qu'il était près d'elle. Il osa la regarder, il fut attendri par son fin profil, son air sérieux de grande fille qui s'applique. Avait-il donc fuit un cauchemar, en bas? Allait-il se vaincre si aisément?
—Ah! s'écria-t-il, quand Martine les appela, j'ai une faim! tu vas voir si je me refais des muscles!
Gaiement, elle était venue lui prendre le bras.
—C'est ça, maître! il faut être joyeux et fort!
Mais, la nuit, dans sa chambre, l'agonie recommença. A l'idée de la perdre, il avait dû enfoncer sa face au fond de l'oreiller, pour étouffer ses cris. Des images s'étaient précisées, il l'avait vue aux bras d'une autre, faisant à un autre le don de son corps vierge, et une jalousie atroce le torturait. Jamais il ne trouverait l'héroïsme de consentir à un pareil sacrifice. Toutes sortes de plans se heurtaient dans sa pauvre tête en feu: l'écarter du mariage, la garder près de lui, sans qu'elle soupçonnât jamais sa passion; s'en aller avec elle, voyager de ville en ville, occuper leurs deux cerveaux d'études sans fin, pour conserver leur camaraderie de maître à élève; ou même, s'il le fallait, l'envoyer à son frère dont elle serait la garde-malade, la perdre plutôt que de la livrer à un mari. Et, à chacune de ces solutions, il sentait son coeur se déchirer et crier d'angoisse, dans son impérieux besoin de la posséder tout entière. Il ne se contentait plus de sa présence, il la voulait à lui, pour lui, en lui, telle qu'elle se dressait rayonnante, sur l'obscurité de la chambre, avec sa nudité pure, vêtue du seul flot déroulé de ses cheveux. Ses bras étreignaient le vide, il sauta du lit, chancelant ainsi qu'un homme pris de boisson; et ce fut seulement dans le grand calme noir de la salle, les pieds nus sur le parquet, qu'il se réveilla de cette folie brusque. Où allait-il donc, grand Dieu? Frapper à la porte de cette enfant endormie? l'enfoncer peut-être d'un coup d'épaule? Le petit souffle pur qu'il crut entendre, au milieu du profond silence, le frappa au visage, le renversa, comme un vent sacré. Et il revint s'abattre sur son lit, dans une crise de honte et d'affreux désespoir.
Le lendemain, lorsqu'il se leva, Pascal, brisé par l'insomnie, était résolu. Il prit sa douche de chaque jour, il se sentit raffermi et plus sain. Le parti auquel il venait de s'arrêter, était de forcer Clotilde à engager sa parole. Quand elle aurait accepté formellement d'épouser Ramond, il lui semblait que cette solution irrévocable le soulagerait, lui interdirait toute folie d'espérance. Ce serait une barrière de plus, infranchissable, mise entre elle et lui. Il se trouverait, dès lors, armé contre son désir, et s'il souffrait toujours, ce ne serait que de la souffrance, sans cette crainte horrible de devenir un malhonnête homme, de se relever une nuit, pour l'avoir avant l'autre.
Ce matin-là, lorsqu'il expliqua à la jeune fille qu'elle ne pouvait tarder davantage, qu'elle devait une réponse décisive au brave garçon qui l'attendait depuis si longtemps, elle parut d'abord étonnée. Elle le regardait bien en face, dans les yeux; et il avait la force de ne pas se troubler, il insistait simplement d'un air un peu chagrin, comme s'il était attristé d'avoir à lui dire ces choses. Enfin, elle eut un faible sourire, elle détourna la tête.
—Alors, maître, tu veux que je te quitte?
Il ne répondit pas directement.
—Ma chérie, je t'assure que ça devient ridicule. Ramond aurait le droit de se fâcher.
Elle était allée ranger des papiers sur son pupitre. Puis, après un silence:
—C'est drôle, te voilà avec grand'mère et Martine à présent. Elles me persécutent pour que j'en finisse…. Je croyais avoir encore quelques jours. Mais, vraiment, si vous me poussez tous les trois….
Et elle n'acheva point, lui-même ne la força pas à s'expliquer plus nettement.
—Alors, demanda-t-il, quand veux-tu que je dise à Ramond de venir?
—Mais il peut venir quand il voudra, jamais ses visites ne m'ont contrariée…. Ne t'en inquiète pas, je le ferai avertir que nous l'attendons, une de ces après-midi.
Le surlendemain, la scène recommença. Clotilde n'avait rien fait, et Pascal, cette fois, se montra violent. Il souffrait trop, il avait des crises de détresse, dès qu'elle n'était plus là, pour le calmer par sa fraîcheur souriante. Et il exigea, avec des mots rudes, qu'elle se conduisit en fille sérieuse, qu'elle ne s'amusât pas davantage d'un homme honorable et qui l'aimait.
—Que diable! puisque la chose doit se faire, finissons-en! Je te préviens que je vais envoyer un mot à Ramond et qu'il sera ici demain, à trois heures.
Elle l'avait écouté, les yeux à terre, muette. Ni l'un ni l'autre ne semblaient vouloir aborder la question de savoir si le mariage était bien résolu; et ils parlaient de cette idée qu'il y avait là une décision antérieure, absolument prise. Quand il lui vit relever la tête, il trembla, car il avait senti passer un souffle, il la crut sur le point de dire qu'elle s'était interrogée et qu'elle se refusait à ce mariage. Que serait-il devenu, qu'aurait-il fait, mon Dieu! Déjà, il était envahi d'une immense joie et d'une épouvante folle. Mais elle le regardait, avec ce sourire discret et attendri qui ne quittait plus ses lèvres, et elle répondit d'un air d'obéissance:
—Comme il te plaira, maître. Fais-lui dire d'être ici demain, à trois heures.
La nuit fut si abominable pour Pascal, qu'il se leva tard, en prétextant que ses migraines l'avaient repris. Il n'éprouvait de soulagement que sous l'eau glacée de la douche. Puis, vers dix heures, il sortit, il parla d'aller lui-même chez Ramond. Mais cette sortie avait un autre but: il connaissait, chez une revendeuse de Plassans, tout un corsage en vieux point d'Alençon, une merveille qui dormait là, dans l'attente d'une folie généreuse d'amant; et l'idée lui était venue, au milieu de ses tortures de la nuit, d'en faire cadeau à Clotilde, qui en garnirait sa robe de noces. Cette idée amère de la parer lui-même, de la faire très belle et toute blanche pour le don de son corps, attendrissait son coeur, épuisé de sacrifice. Elle connaissait le corsage, elle l'avait admiré un jour avec lui, émerveillée, ne le souhaitant que pour le mettre, à Saint-Saturnin, sur les épaules de la Vierge, une antique Vierge de bois, adorée des fidèles. La revendeuse le lui livra dans un petit carton, qu'il put dissimuler et qu'il cacha, en rentrant, au fond de son secrétaire.
A trois heures, le docteur Ramond, s'étant présenté, trouva dans la salle Pascal et Clotilde, qui l'avaient attendu, fiévreux et trop gais, en évitant d'ailleurs de reparler entre eux de sa visite. Il y eut des rires, tout un accueil d'une cordialité exagérée.
—Mais vous voilà complètement remis, maître! dit le jeune homme. Jamais vous n'avez eu l'air si solide.
Pascal hocha la tête.
—Oh! oh! solide, peut-être! seulement, le coeur n'y est plus.
Cet aveu involontaire arracha un mouvement à Clotilde, qui les regarda, comme si, par la force même des circonstances, elle les eût comparés l'un à l'autre. Ramond avait sa tête souriante et superbe de beau médecin adoré des femmes, sa barbe et ses cheveux noirs, puissamment plantés, tout l'éclat de sa virile jeunesse. Et Pascal, lui, sous ses cheveux blancs, avec sa barbe blanche, cette toison de neige, si touffue encore, gardait la beauté tragique des six mois de tortures qu'il venait de traverser. Sa face douloureuse avait un peu vieilli, il ne conservait que ses grands yeux restés enfants, des yeux bruns, vifs et limpides. Mais, à ce moment, chacun de ses traits exprimait une telle douceur, une bonté si exaltée, que Clotilde finit par arrêter son regard sur lui, avec une profonde tendresse. Il y eut un silence, un petit frisson qui passa dans les coeurs.
—En bien! mes enfants, reprit héroïquement Pascal, je crois que vous avez à causer ensemble…. Moi, j'ai quelque chose à faire en bas, je remonterai tout à l'heure.
Et il s'en alla, en leur souriant.
Dès qu'ils furent seuls, Clotilde, très franche, s'approcha de Ramond, les deux mains tendues. Elle lui prit les siennes, les garda, tout en parlant.
—Écoutez, mon ami, je vais vous faire un gros chagrin…. Il ne faudra pas trop m'en vouloir, car je vous jure que j'ai pour vous une très profonde amitié.
Tout de suite, il avait compris, il était devenu pâle.
—Clotilde, je vous en prie, ne me donnez pas de réponse, prenez du temps, si vous voulez réfléchir encore.
—C'est inutile, mon ami, je suis décidée.
Elle le regardait de son beau regard loyal, elle n'avait pas lâché ses mains, pour qu'il sentit bien qu'elle était sans fièvre et affectueuse. Et ce fut lui qui reprit, d'une voix basse:
—Alors, vous dites non?
—Je dis non, et je vous assure que j'en suis très peinée. Ne me demandez rien, vous saurez plus tard.
Il s'était assis, brisé par l'émotion qu'il contenait, en homme solide et pondéré, dont les plus grosses souffrances ne devaient pas rompre l'équilibre. Jamais un chagrin ne l'avait bouleversé ainsi. Il restait sans voix, tandis que, debout, elle continuait:
—Et surtout, mon ami, ne croyez pas que j'aie fait la coquette avec vous…. Si je vous ai laissé de l'espérance, si je vous ai fait attendre ma réponse, c'est que, réellement, je ne voyais pas clair en moi-même…. Vous ne pouvez vous imaginer par quelle crise je viens de passer, une véritable tempête, en pleines ténèbres, on j'achève de me retrouver à peine.
Enfin, il parla.
—Puisque vous le désirez, je ne vous demande rien…. Il suffit, d'ailleurs, que vous répondiez à une seule question. Vous ne m'aimez pas, Clotilde?
Elle n'hésita point, elle dit gravement, avec une sympathie émue qui adoucissait la franchise de sa réponse:
—C'est vrai, je ne vous aime pas, je n'ai pour vous qu'une très sincère affection.
Il s'était relevé, il arrêta d'un geste les bonnes paroles qu'elle cherchait encore.
—C'est fini, nous n'en parlerons plus jamais. Je vous désirais heureuse. Ne vous inquiétez pas de moi. En ce moment, je suis comme un homme qui vient de recevoir sa maison sur la tête. Mais il faudra bien que je m'en tire.
Un flot de sang envahissait sa face pâle, il étouffait, il alla vers la fenêtre, puis revint, les pieds lourds, en cherchant à reprendre son aplomb. Largement, il respira. Dans le silence pénible, on entendit alors Pascal, qui montait avec bruit l'escalier, pour annoncer son retour.
—Je vous en prie, murmura rapidement Clotilde, ne disons rien à maître. Il ne connaît pas ma décision, je veux la lui apprendre moi-même, avec ménagement, car il tenait à ce mariage.
Pascal s'arrêta sur le seuil. Il était chancelant, essoufflé, comme s'il avait monté trop vite. Il eut encore la force de leur sourire.
—Eh bien! les enfants, vous vous êtes mis d'accord?
—Mais, sans doute, répondit Ramond, tout aussi frissonnant que lui.
—Alors, voilà qui est entendu?
—Complètement, dit à son tour Clotilde, qu'une défaillance avait prise.
Et Pascal vint, en s'appuyant aux meubles, se laisser tomber sur son fauteuil, devant sa table de travail.
—Ah! ah! vous voyez, les jambes ne sont toujours pas fameuses. C'est cette vieille carcasse de corps…. N'importe! je suis très heureux, très heureux, mes enfants, votre bonheur va me remettre.
Puis, après quelques minutes de conversation, lorsque Ramond s'en fut allé, il parut repris de trouble, en se retrouvant seul avec la jeune fille.
—C'est fini, bien fini, tu me le jures?
—Absolument fini.
Dès lors, il ne parla plus, il hocha la tête, ayant l'air de répéter qu'il était ravi, que c'était parfait, qu'on allait enfin vivre tous tranquillement. Ses yeux s'étaient fermés, il feignit de s'endormir. Mais sa poitrine battait à se rompre, ses paupières obstinément closes retenaient des larmes.
Ce soir-là, vers dix heures, Clotilde étant descendue donner un ordre à Martine, Pascal profita de l'occasion, pour aller poser, sur le lit de la jeune fille, le petit carton qui contenait le corsage de dentelle. Elle remonta, lui souhaita la bonne nuit accoutumée; et il y avait vingt minutes que lui-même était rentré dans sa chambre, déjà en bras de chemise, lorsque toute une gaieté sonore éclata à sa porte. Un petit poing tapait, une voix fraîche, criait, avec des rires:
—Viens donc, viens donc voir!
Il ouvrit irrésistiblement à cet appel de jeunesse, gagné par cette joie.
—Oh! viens donc, viens donc voir ce qu'un bel oiseau bleu a posé sur mon lit!
Et elle l'emmena dans sa chambre, sans qu'il put refuser. Elle y avait allumé les deux flambeaux: toute la vieille chambre souriante, avec ses tentures d'un rose fané si tendre, semblait transformée en chapelle; et, sur le lit, tel qu'un linge sacré, offert à l'adoration des croyants, elle avait étalé le corsage en ancien point d'Alençon.
—Non, tu ne te doutes pas!… Imagine-toi que je n'ai pas vu le carton d'abord. J'ai fait mon petit ménage de tous les soirs, je me suis déshabillée, et c'est lorsque je suis venue pour me mettre au lit, que j'ai aperçu ton cadeau…. Ah! quel coup, mon coeur en a chaviré! J'ai bien senti que jamais je ne pourrais attendre le lendemain, et j'ai remis un jupon, et j'ai couru te chercher….
Alors, seulement, il remarqua qu'elle était à demi nue, comme le soir d'orage où il l'avait surprise en train de voler les dossiers. Et elle apparaissait divine, dans l'allongement fin de son corps de vierge, avec ses jambes fuselées, ses bras souples, son torse mince, à la gorge menue et dure.
Elle lui avait pris les mains, elle les serrait dans ses mains, à elle, de petites mains de caresse, enveloppantes.
—Que tu es bon et que je te remercie! Une telle merveille, un si beau cadeau, à moi qui ne suis personne!… Et tu t'es souvenu: je l'avais admirée, cette vieille relique d'art, je t'avais dit que la Vierge de Saint-Saturnin seule était digne de l'avoir aux épaules…. Je suis contente, oh! contente! Car, c'est vrai, je suis coquette, d'une coquetterie, vois-tu, qui voudrait, parfois des choses folles, des robes lissées avec des rayons, des voiles impalpables, faits avec le bleu du ciel…. Comme je vais être belle! comme je vais être belle!
Radieuse, dans sa reconnaissance exaltée, elle se serrait contre lui, en regardant toujours le corsage, en le forçant à s'émerveiller avec elle. Puis, une soudaine curiosité lui vint.
—Mais, dis? à propos de quoi m'as-tu fait ce royal cadeau?
Depuis qu'elle était accourue le chercher, d'un tel élan de gaieté sonore, Pascal marchait dans un rêve. Il se sentait touché aux larmes par cette gratitude si tendre, il restait là, sans la terreur qu'il y redoutait, apaisé au contraire, ravi, comme à l'approche d'un grand bonheur miraculeux. Cette chambre, où il n'entrait jamais, avait la douceur des lieux sacrés, qui contentent les soifs inassouvies de l'impossible.
Son visage, pourtant, exprima une surprise. Et il répondit:
—Ce cadeau, ma chérie, mais c'est pour ta robe de noces.
A son tour, elle demeura un instant étonnée, n'ayant pas l'air de comprendre. Puis, avec le sourire doux et singulier qu'elle avait depuis quelques jours, elle s'égaya de nouveau.
—Ah! c'est vrai, mon mariage!
Elle redevint sérieuse, elle demanda:
—Alors, tu te débarrasses de moi, c'était pour ne plus m'avoir ici que tu tenais tant à me marier…. Me crois-tu donc toujours ton ennemie?
Il sentit la torture revenir, il ne la regarda plus, voulant être héroïque.
—Mon ennemie, sans doute, ne l'es-tu pas? Nous avons tant souffert l'un par l'autre, ces mois derniers! Il vaut mieux que nous nous séparions…. Et puis, j'ignore ce que tu penses, tu ne m'as jamais donné la réponse que j'attendais.
Vainement, elle cherchait son regard. Elle se mit à parler de cette nuit terrible, où ils avaient parcouru les dossiers ensemble. C'était vrai, dans l'ébranlement de tout son être, elle ne lui avait pas dit encore si elle était avec lui ou contre lui. Il avait raison d'exiger une réponse.
Elle lui reprit les mains, elle le força à la regarder.
—Et c'est parce que je suis ton ennemie que tu me renvoies?… Écoute donc! Je ne suis pas ton ennemie, je suis ta servante, ton oeuvre et ton bien…. Entends-tu? je suis avec toi et pour toi, pour toi seul!
Il rayonnait, une joie immense s'allumait au fond de ses yeux.
—Je les mettrai, ces dentelles, oui! Elles serviront à ma nuit de noces, car je désire être belle, très belle, pour toi…. Mais tu n'as donc pas compris! Tu es mon maître, c'est toi que j'aime….
D'un geste éperdu, il essaya inutilement de lui fermer la bouche. Dans un cri, elle acheva.
—Et c'est toi que je veux!
—Non, non! tais-toi, tu me rends fou!… Tu es fiancée à un autre, tu as engagé ta parole, toute cette folie est heureusement impossible.
—L'autre! je l'ai comparé à toi, et je t'ai choisi…. Je l'ai congédié, il est parti, il ne reviendra jamais plus…. Il n'y a que nous deux, et c'est toi que j'aime, et tu m'aimes, je le sais bien, et je me donne….
Un frisson le secouait, il ne luttait déjà plus, emporté dans l'éternel désir, à étreindre, à respirer en elle toute la délicatesse et tout le parfum de la femme en fleur.
—Prends-moi donc, puisque je me donne!
Ce ne fut pas une chute, la vie glorieuse les soulevait, ils s'appartinrent au milieu d'une allégresse. La grande chambre complice, avec son antique mobilier, s'en trouva comme emplie de lumière. Et il n'y avait plus ni peur, ni souffrances, ni scrupules: ils étaient libres, elle se donnait en le sachant, en le voulant, et il acceptait le don souverain de son corps, ainsi qu'un bien inestimable que la force de son amour avait gagné. Le lieu, le temps, les âges avaient disparu. Il ne restait que l'immortelle nature, la passion qui possède et qui crée, le bonheur qui veut être. Elle, éblouie et délicieuse, n'eut que le doux cri de sa virginité perdue; et lui, dans un sanglot de ravissement, l'étreignait toute, la remerciait, sans qu'elle pût comprendre, d'avoir refait de lui un homme.
Pascal et Clotilde restèrent aux bras l'un de l'autre, noyés d'une extase, divinement joyeux et triomphants. L'air de la nuit était suave, le silence avait un calme attendri. Des heures, des heures coulèrent, dans cette félicité à goûter leur joie. Tout de suite, elle avait murmuré à son oreille, d'une voix de caresse, des paroles lentes, infinies:
—Maître, oh! maître, maître….
Et ce mot, qu'elle disait d'habitude, autrefois, prenait à cette heure une signification profonde, s'élargissait et se prolongeait, comme s'il eut exprimé tout le don de son être. Elle le répétait avec une ferveur reconnaissante, en femme qui comprenait et qui se soumettait. N'était-ce pas la mystique vaincue, la réalité consentie, la vie glorifiée, avec l'amour enfin connu et satisfait?
—Maître, maître, cela vient de loin, il faut que je le dise et me confesse…. C'est vrai que j'allais à l'église pour être heureuse. Le malheur était que je ne pouvais pas croire: je voulais trop comprendre, leurs dogmes révoltaient ma raison, leur paradis me semblait une puérilité invraisemblable…. Cependant, je croyais que le monde ne s'arrête pas à la sensation, qu'il y a tout un monde inconnu dont il faut tenir compte; et cela, maître, je le crois encore, c'est l'idée de l'au delà, que le bonheur même, enfin trouvé à ton cou, n'effacera pas…. Mais ce besoin du bonheur, ce besoin d'être heureuse tout de suite, d'avoir une certitude, comme j'en ai souffert! Si j'allais à l'église, c'était qu'il me manquait quelque chose et que je le cherchais. Mon angoisse était faite de cette irrésistible envie de combler mon désir…. Tu te souviens de ce que tu appelais mon éternelle soif d'illusion et de mensonge. Une nuit, sur l'aire, par un grand ciel étoilé, tu te souviens? J'avais l'horreur de ta science, je m'irritais contre les ruines dont elle sème le sol, je détournais les yeux des plaies effroyables qu'elle découvre. Et je voulais, maître, t'emmener dans une solitude, tous les deux ignorés, loin du monde, pour vivre en Dieu…. Ah! quel tourment, d'avoir soif, et de se débattre, et de n'être point contentée!
Doucement, sans une parole, il la baisa sur les deux yeux.
—Puis, maître, tu te souviens encore, continua-t-elle de sa voix légère comme un souffle, ce fut le grand choc moral, par la nuit d'orage, lorsque tu me donnas cette terrible leçon de vie, en vidant tes dossiers devant moi. Tu me l'avais dit déjà: «Connais la vie, aime-la, vis-la telle qu'elle doit être vécue». Mais quel effroyable et vaste fleuve, roulant tout à une mer humaine, qu'il grossit sans cesse pour l'avenir inconnu!… Et, vois-tu, maître, le sourd travail, en moi, est parti de là. C'est de là qu'est née, en mon coeur et en ma chair, la force amère de la réalité. D'abord, je suis restée comme anéantie, tant le coup était rude. Je ne me retrouvais pas, je gardais le silence, parce que je n'avais rien de net à dire. Ensuite, peu à peu, l'évolution s'est produite, j'ai eu des révoltes dernières, pour ne pas avouer ma défaite…. Cependant, chaque jour davantage, la vérité se faisait en moi, je sentais bien que tu étais mon maître, qu'il n'y avait pas de bonheur en dehors de toi, de ta science et de ta bonté. Tu étais la vie elle-même, tolérante et large, disant tout, acceptant tout, dans l'unique amour de la santé et de l'effort, croyant à l'oeuvre du monde, mettant le sens de la destinée dans ce labeur que nous accomplissons tous avec passion, en nous acharnant à vivre, à aimer, à refaire de la vie, et de la vie encore, malgré nos abominations et nos misères…. Oh! vivre, vivre, c'est la grande besogne, c'est l'oeuvre continuée, achevée sans doute un soir!
Silencieux, il souriait, il la baisa sur la bouche.
—Et, maître, si je t'ai toujours aimé, du plus loin de ma jeunesse, c'est, je crois bien, la nuit terrible, que tu m'as marquée et faite tienne…. Tu te rappelles de quelle étreinte violente tu m'avais étouffée. Il m'en restait une meurtrissure, des gouttes de sang à l'épaule. J'étais à demi nue, ton corps était comme entré dans le mien. Nous nous sommes battus, tu as été le plus fort, j'en ai conservé le besoin d'un soutien. D'abord, je me suis crue humiliée; puis, j'ai vu que ce n'était qu'une soumission infiniment douce…. Toujours je te sentais en moi. Ton geste, à distance, me faisait tressaillir, car il me semblait qu'il m'avait effleurée. J'aurais voulu que ton étreinte me reprit, m'écrasât jusqu'à me fondre en toi, à jamais. Et j'étais avertie, je devinais que ton désir était le même, que la violence qui m'avait faite tienne t'avait fait mien, que tu luttais pour ne pas me saisir, au passage, et me garder…. Déjà, en te soignant, quand tu as été malade, je me suis contentée un peu. C'est à partir de ce moment que j'ai compris. Je ne suis plus allée à l'église, je commençais à être heureuse près de toi, tu devenais la certitude…. Rappelle-toi, je t'avais crié, sur l'aire, qu'il manquait quelque chose, dans notre tendresse. Elle était vide, et j'avais le besoin de l'emplir. Que pouvait-il nous manquer, si ce n'était Dieu, la raison d'être du monde? Et c'était la divinité en effet, l'entière possession, l'acte d'amour et de vie.
Elle n'avait plus que des balbutiements, il riait de leur victoire; et ils se reprirent. La nuit entière fut une béatitude, dans la chambre heureuse, embaumée de jeunesse et de passion. Quand le petit jour parut, ils ouvrirent toutes grandes les fenêtres pour que le printemps entrât. Le soleil fécondant d'avril se levait dans un ciel immense, d'une pureté sans tache, et la terre, soulevée par le frisson des germes, chantait gaiement les noces.
VIII
Alors, ce fut la possession heureuse, l'idylle heureuse. Clotilde était le renouveau qui arrivait à Pascal sur le tard, au déclin de l'âge. Elle lui apportait du soleil et des fleurs, plein sa robe d'amante; et, cette jeunesse, elle la lui donnait après les trente années de son dur travail, lorsqu'il était las déjà, et pâlissant, d'être descendu dans l'épouvante des plaies humaines. Il renaissait sous ses grands yeux clairs, au souffle pur de son haleine. C'était encore la foi en la vie, en la santé, en la force, à l'éternel recommencement.
Ce premier matin, après la nuit des noces; Clotilde sortit la première de la chambre, seulement vers dix heures. Au milieu de la salle de travail, tout de suite elle aperçut Martine, plantée sur les jambes, d'un air effaré. La veille, le docteur, en suivant la jeune fille, avait laissé sa porte ouverte; et la servante, entrée librement, venait de constater que le lit n'était pas même défait. Puis, elle avait eu la surprise d'entendre un bruit de voix sortir de l'autre chambre. Sa stupeur était telle, qu'elle en devenait plaisante.
Et Clotilde, égayée, dans un rayonnement de bonheur, dans un élan d'allégresse extraordinaire, qui emportait tout, se jeta vers elle, lui cria:
—Martine, je ne pars pas!… Maître et moi, nous nous sommes mariés.
Sous le coup, la vieille servante chancela. Un déchirement, une douleur affreuse blêmit sa pauvre face usée, d'un renoncement de nonne, dans la blancheur de sa coiffe. Elle ne prononça pas un mot, elle tourna sur les talons, descendit, alla s'abattre au fond de la cuisine, les coudes sur sa table à hacher, où elle sanglota entre ses mains jointes.
Clotilde, inquiète, désolée, l'avait suivie. Et elle tâchait de comprendre et de la consoler.
—Voyons, es-tu bête! qu'est-ce qu'il te prend?… Maître et moi, nous t'aimerons tout de même, nous te garderons toujours…. Ce n'est pas parce que nous sommes mariés que tu seras malheureuse. Au contraire, la maison va être gaie maintenant, du matin au soir.
Mais Martine sanglotait plus fort, éperdument.
—Réponds-moi, au moins. Dis-moi pourquoi tu es fâchée et pourquoi tu pleures…. Ça ne te fait donc pas plaisir de savoir que maître est si heureux, si heureux!… Je vais l'appeler, maître, et c'est lui qui te forcera bien à répondre.
A cette menace, la vieille servante, tout d'un coup, se leva, se jeta dans sa chambre, dont la porte s'ouvrait sur la cuisine; et elle repoussa cette porte, avec un geste furieux, elle s'enferma, violemment. En vain, la jeune fille appela, tapa, s'épuisa.
Pascal finit par descendre, au bruit.
—Eh bien! quoi donc?
—Mais c'est cette obstinée de Martine! Imagine-toi qu'elle s'est mise à sangloter, quand elle a su notre bonheur. Et elle s'est barricadée, elle ne bouge plus.
Elle ne bougeait plus, en effet. Pascal appela, frappa, à son tour. Il s'emporta, il s'attendrit. L'un après l'autre, ils recommencèrent. Rien ne répondait, il ne venait de la petite chambre qu'un silence de mort. Et ils se la figuraient, cette petite chambre, d'une propreté maniaque, avec sa commode de noyer et son lit monacal, garni de rideaux blancs. Sans doute, sur ce lit, où la servante avait dormi seule toute sa vie de femme, elle s'était jetée pour mordre son traversin et étouffer ses sanglots.
—Ah! tant pis! dit enfin Clotilde, dans l'égoïsme de sa joie, qu'elle boude!
Puis, saisissant Pascal entre ses mains fraîches, levant vers lui sa tête charmante, où brûlait encore toute une ardeur à se donner, à être sa chose:
—Tu ne sais pas, maître, c'est moi qui serai ta servante, aujourd'hui.
Il la baisa sur les yeux, ému de gratitude; et, tout de suite, elle commença par s'occuper du déjeuner, elle bouleversa la cuisine. Elle s'était drapée dans un immense tablier blanc, elle était délicieuse, les manches retroussées, montrant ses bras délicats, comme pour une besogne énorme. Justement, il y avait déjà là des côtelettes, qu'elle fit très bien cuire. Elle ajouta des oeufs brouillés, elle réussit même des pommes de terre frites. Et ce fut un déjeuner exquis, vingt fois coupé par son zèle, par sa hâte à courir chercher du pain, de l'eau, une fourchette oubliée. S'il l'avait toléré, elle se serait mise à genoux, pour le servir. Ah! être seuls, n'être plus qu'eux deux, dans cette grande maison tendre, et se sentir loin du monde, et avoir la liberté de rire et de s'aimer en paix!
Toute l'après-midi, ils s'attardèrent au ménage, balayèrent, firent le lit. Lui-même avait voulu l'aider. C'était un jeu, ils s'amusaient comme des enfants rieurs. Et, de loin en loin, cependant, ils revenaient frapper à la porte de Martine. Voyons, c'était fou, elle n'allait pas se laisser mourir de faim! Avait-on jamais vu une mule pareille, quand personne, ne lui avait rien fait ni rien dit! Mais les coups résonnaient toujours dans le vide morne de la chambre. La nuit tomba, ils durent s'occuper encore du dîner, qu'ils mangèrent, serrés l'un contre l'autre, dans la même assiette. Avant de se coucher, ils tentèrent un dernier effort, ils menacèrent d'enfoncer la porte, sans que leur oreille, collée contre le bois, perçût même un frisson. Et, le lendemain, au réveil, quand ils redescendirent, ils furent pris d'une sérieuse inquiétude, en constatant que rien n'avait bougé, que la porte restait hermétiquement close. Il y avait vingt-quatre heures que la servante n'avait donné signe de vie.
Puis, comme ils rentraient dans la cuisine, d'où ils s'étaient absentés un instant, Clotilde et Pascal furent stupéfaits, en apercevant Martine assise devant sa table, en train d'éplucher de l'oseille, pour le déjeuner. Elle avait repris sans bruit sa place de servante.
—Mais qu'est-ce que tu as eu? s'écria Clotilde. Vas-tu parler, à présent?
Elle leva sa triste face, ravagée de larmes. Un grand calme s'y était fait pourtant, et l'on n'y voyait plus que la morne vieillesse, dans sa résignation. D'un air d'infini reproche, elle regarda la jeune fille; puis, elle baissa de nouveau la tête, sans parler.
—Est-ce donc que tu nous en veux?
Et, devant son silence morne, Pascal intervint.
—Vous nous en voulez, ma bonne Martine?
Alors, la vieille servante le regarda, lui, avec son adoration d'autrefois, comme si elle l'aimait assez, pour supporter tout et rester quand même. Elle parla enfin.
—Non, je n'en veux à personne…. Le maître est libre. Tout va bien, s'il est content.
La vie nouvelle, dès lors, s'établit. Les vingt-cinq ans de Clotilde, restée enfantine longtemps, s'épanouissaient en une fleur d'amour, exquise et pleine. Depuis que son coeur avait battu, le garçon intelligent qu'elle était, avec sa tête ronde, aux courts cheveux bouclés, avait fait place à une femme adorable, à toute la femme, qui aime à être aimée. Son grand charme, malgré sa science, prise au hasard de ses lectures, était sa naïveté de vierge, comme si son attente ignorée de l'amour lui avait fait réserver le don de son être, son anéantissement dans l'homme qu'elle aimerait. Certainement, elle s'était donnée autant par reconnaissance, par admiration, que par tendresse, heureuse de le rendre heureux, goûtant une joie à n'être qu'une petite enfant entre ses bras, une chose à lui qu'il adorait, un bien précieux, qu'il baisait à genoux, dans un culte exalté. De la dévote de jadis, elle avait encore l'abandon docile aux mains d'un maître âgé et tout-puissant, tirant de lui sa consolation et sa force, gardant, par delà la sensation, le frisson sacré de la croyante qu'elle était restée. Mais, surtout, cette amoureuse, si femme, si pâmée, offrait le cas délicieux d'être une bien portante, une gaie, mangeant à belles dents, apportant un peu de la vaillance de son grand-père le soldat, emplissant la maison du vol souple de ses membres, de la fraîcheur de sa peau, de la grâce élancée de sa taille, de son col, de tout son corps jeune, divinement frais.
Et Pascal, lui, était redevenu beau, dans l'amour, de sa beauté sereine d'homme resté vigoureux, sous ses cheveux blancs. Il n'avait plus sa face douloureuse des mois de chagrin et de souffrance qu'il venait de passer; il reprenait sa bonne figure, ses grands yeux vifs, encore pleins d'enfance, ses traits fins, où riait la bonté; tandis que ses cheveux blancs, sa barbe blanche, poussaient plus drus, d'une abondance léonine, dont le flot de neige le rajeunissait. Il s'était gardé si longtemps, dans sa vie solitaire de travailleur acharné, sans vices, sans débauches, qu'il retrouvait sa virilité, mise à l'écart, renaissante, ayant la hâte de se contenter enfin. Un réveil l'emportait, une fougue de jeune homme éclatant en gestes, en cris, en un besoin continuel de se dépenser et de vivre. Tout lui redevenait nouveau et ravissant, le moindre coin du vaste horizon l'émerveillait, une simple fleur le jetait dans une extase de parfum, un mot de tendresse quotidienne, affaibli par l'usage, le touchait aux larmes, comme une invention toute fraîche du coeur, que des millions de bouches n'avaient point fanée. Le «Je t'aime» de Clotilde était une infinie caresse dont personne au monde ne connaissait le goût surhumain. Et, avec la santé, avec la beauté, la gaieté aussi lui était revenue, cette gaieté tranquille qu'il devait autrefois à son amour de la vie, et qu'aujourd'hui ensoleillait sa passion, toutes les raisons qu'il avait de trouver la vie meilleure encore.
A eux deux, la jeunesse en fleur, la force mûre, si saines, si gaies, si heureuses, ils firent un couple rayonnant. Pendant un grand mois, ils s'enfermèrent, ils ne sortirent pas une seule fois de la Souleiade. La chambre même leur suffit d'abord, cette chambre tendue d'une vieille et attendrissante indienne, au ton d'aurore, avec ses meubles empire, sa vaste et raide chaise longue, sa haute psyché monumentale. Ils ne pouvaient regarder sans joie la pendule, une borne de bronze doré, contre laquelle l'Amour souriant contemplait le Temps endormi. N'était-ce point une allusion? ils en plaisantaient parfois. Toute une complicité affectueuse leur venait ainsi des moindres objets, de ces vieilleries si douces, où d'autres avaient aimé avant eux, où elle-même, à cette heure, remettait son printemps. Un soir, elle jura qu'elle avait vu, dans la psyché, une dame très jolie, qui se déshabillait, et qui n'était sûrement pas elle; puis, reprise par son besoin de chimère, elle fit tout haut le rêve qu'elle apparaîtrait de la sorte, cent ans plus tard, à une amoureuse de l'autre siècle, un soir de nuit heureuse. Lui, ravi, adorait cette chambre, où il la retrouvait toute, jusque dans l'air qu'il y respirait; et il y vivait, il n'habitait plus sa propre chambre, noire, glacée, dont il se hâtait de sortir comme d'une cave, avec un frisson, les rares fois qu'il devait y entrer. Ensuite, la pièce où tous deux se plaisaient aussi, était la vaste salle de travail, pleine de leurs habitudes et de leur passé d'affection. Ils y demeuraient les journées entières, n'y travaillant guère pourtant. La grande armoire de chêne sculpté dormait, portes closes, ainsi que les bibliothèques. Sur les tables, les papiers et les livres s'entassaient, sans qu'on les dérangeât de place. Comme les jeunes époux, ils étaient à leur passion unique, hors de leurs occupations anciennes, hors de la vie. Les heures leur semblaient trop courtes, à goûter le charme d'être l'un contre l'autre, souvent assis dans le même ancien et large fauteuil, heureux de la douceur du haut plafond, de ce domaine bien à eux, sans luxe et sans ordre, encombré d'objets familiers, égayé, du matin au soir, par la bonne chaleur renaissante des soleils d'avril. Lorsque, lui, pris de remords, parlait de travailler, elle lui liait les bras de ses bras souples, elle le gardait pour elle, en riant, ne voulant pas que trop de travail le lui rendit malade encore. Et, en bas, ils aimaient également la salle à manger, si gaie, avec ses panneaux clairs, relevés de filets bleus, ses meubles de vieil acajou, ses grands pastels fleuris, sa suspension de cuivre, toujours reluisante. Ils y dévoraient à belles dents, ils ne s'en sauvaient, après chaque repas, que pour remonter dans leur chère solitude.
Puis, quand la maison leur sembla trop petite, ils eurent le jardin, la Souleiade entière. Le printemps montait avec le soleil, avril à son déclin commençait à fleurir les roses. Et quelle joie, cette propriété, si bien close de murs, où rien du dehors ne les pouvait inquiéter! Ce furent de longs oublis sur la terrasse, en face de l'immense horizon, déroulant le cours ombragé de la Viorne et les coteaux de Sainte-Marthe, depuis les barres rocheuses de la Seille jusqu'aux lointains poudreux de la vallée de Plassans. Ils n'avaient là d'autre ombre que celle des deux cyprès centenaires, plantés aux deux bouts, pareils à deux énormes cierges verdâtres, qu'on voyait de trois lieues. Parfois, ils descendirent la pente, pour le plaisir de remonter les gradins géants, escaladant les petits murs de pierres sèches qui soutenaient les terres, regardant si les olives chétives, si les amandes maigres poussaient. Plus souvent, ils firent des promenades délicieuses sons les fines aiguilles de la pinède, toutes trempées de soleil, exhalant un puissant parfum de résine, des tours sans cesse repris, le long du mur de clôture, derrière lequel on entendait seulement, de loin en loin, le gros bruit d'une charrette dans l'étroit chemin des Fenouillères, des stations enchantées sur l'aire antique, d'où l'on voyait tout le ciel, et où ils aimaient à s'étendre, avec le souvenir attendri de leurs larmes d'autrefois, lorsque leur amour, ignoré d'eux-mêmes, se querellait sous les étoiles. Mais la retraite préférée, celle où ils finissaient toujours par aller se perdre, ce fut le quinconce de platanes, l'épais ombrage, alors d'un vert tendre, pareil à une dentelle. Dessous, les buis énormes, les anciennes bordures du jardin français disparu, faisaient une sorte de labyrinthe, dont ils ne trouvaient jamais le bout. Et le filet d'eau de la fontaine, l'éternelle et pure vibration de cristal, leur paraissait chanter dans leur coeur. Ils restaient assis près du bassin moussu, ils laissaient tomber là le crépuscule, peu à peu noyés sous les ténèbres des arbres, les mains unies, les lèvres rejointes, tandis que l'eau, qu'on ne voyait plus, filait sans fin sa note de flûte.
Jusqu'au milieu de mai, Pascal et Clotilde s'enfermèrent ainsi, sans même franchir le seuil de leur retraite. Un matin, comme elle s'attardait au lit, il disparut, rentra une heure plus tard; et, l'ayant retrouvée couchée, dans son joli désordre, les bras nus, les épaules nues, il lui mit aux oreilles deux brillants, qu'il venait de courir acheter, en se rappelant que l'anniversaire de sa naissance tombait ce jour-là. Elle adorait les bijoux, elle fut surprise et ravie, elle ne voulut plus se lever, tellement elle se trouvait belle, ainsi dévêtue, avec ces étoiles au bord des joues. A partir de ce moment, il ne se passa pas de semaine, sans qu'il s'évadât de la sorte une ou deux fois, le matin, pour rapporter quelque cadeau. Les moindres prétextes lui étaient bons, une fête, un désir, une simple joie. Il profitait de ses jours de paresse, s'arrangeait de façon à être de retour, avant qu'elle se levât, et il la parait lui-même, au lit. Ce furent, successivement, des bagues, des bracelets, un collier, un diadème mince. Il sortait les autres bijoux, il se faisait un jeu de les lui mettre tous, au milieu de leurs rires. Elle était comme une idole, le dos contre l'oreiller, assise sur son séant, chargée d'or, avec un bandeau d'or dans ses cheveux, de l'or à ses bras nus, de l'or à sa gorge nue, toute nue et divine, ruisselante d'or et de pierreries. Sa coquetterie de femme en était délicieusement satisfaite, elle se laissait aimer à genoux, en sentant bien qu'il y avait seulement là une forme exaltée de l'amour. Pourtant, elle commençait à gronder un peu, à lui faire de sages remontrances, car ça devenait absurde, en somme, ces cadeaux, qu'elle devait serrer ensuite au fond d'un tiroir, sans jamais s'en servir, n'allant nulle part. Ils tombaient à l'oubli, après l'heure de contentement et de gratitude qu'ils leur procuraient, dans leur nouveauté. Mais lui ne l'écoutait pas, emporté par cette véritable folie du don, incapable de résister au besoin d'acheter l'objet, dès que l'idée l'avait pris de le lui donner. C'était une largesse de coeur, un impérieux désir de lui prouver qu'il pensait toujours à elle, un orgueil à la voir la plus magnifique, la plus heureuse, la plus enviée, un sentiment du don plus profond encore, qui le poussait à se dépouiller, à ne rien garder de son argent, de sa chair, de sa vie. Et puis, quelles délices, quand il croyait lui avoir fait un vrai plaisir, qu'il la voyait se jeter à son cou, toute rouge, avec de gros baisers pour remerciements! Après les bijoux, ce furent des robes, des chiffons, des objets de toilette. La chambre s'encombrait, les tiroirs allaient déborder.
Un matin, elle se fâcha. Il avait apporté une nouvelle bague.
—Mais puisque je n'en mets jamais! Et, regarde! si je les mettais, j'en aurais jusqu'au bout des doigts…. Je t'en prie, sois raisonnable.
Il restait confus.
—Alors, je ne t'ai pas fait plaisir?
Elle dut le prendre entre ses bras, lui jurer qu'elle était bienheureuse, avec des larmes dans les yeux. Il se montrait si bon, il se dépensait si absolument pour elle! Et, comme, ce matin-là, il osait parler d'arranger la chambre, de tendre les murs d'étoffe, de faire poser un tapis, elle le supplia de nouveau.
—Oh! non, oh! non, de grâce!… Ne touche pas à ma vieille chambre, toute pleine de souvenirs, où j'ai grandi, où nous nous sommes aimés. Il me semblerait que nous ne serions plus chez nous.
Dans la maison, le silence obstiné de Martine condamnait ces dépenses exagérées et inutiles. Elle avait pris une attitude moins familière, comme si, depuis la situation nouvelle, elle était retombée, de son rôle de gouvernante amie, à son ancien rang de servante. Vis-à-vis de Clotilde surtout, elle changeait, la traitait en jeune dame, en maîtresse moins aimée et plus obéie. Quand elle entrait dans la chambre à coucher, quand elle les servait au lit tous les deux, son visage gardait son air de soumission résignée, toujours en adoration devant son maître, indifférente au reste. A deux ou trois reprises pourtant, le matin, elle parut le visage ravagé, les yeux perdus de larmes, sans vouloir répondre directement aux questions, disant que ce n'était rien, qu'elle avait pris un coup d'air. Et jamais elle ne faisait une réflexion sur les cadeaux dont les tiroirs s'emplissaient, elle ne semblait même pas les voir, les essuyait, les rangeait, sans un mot d'admiration ni de blâme. Seulement, toute sa personne se révoltait contre cette folie du don, qui ne pouvait sûrement lui entrer dans la cervelle. Elle protestait à sa manière en outrant son économie, réduisant les dépenses du ménage, le conduisant d'une si stricte façon, qu'elle trouvait le moyen de rogner sur les petits frais infimes. Ainsi, elle supprima un tiers du lait, elle ne mit plus d'entremets sucré que le dimanche. Pascal et Clotilde, sans oser se plaindre, riaient entre eux de cette grosse avarice, recommençaient les plaisanteries qui les amusaient depuis dix ans, en se racontant que, lorsqu'elle beurrait des légumes, elle les faisait sauter dans la passoire, pour ravoir le beurre par-dessous.
Mais, ce trimestre-là, elle voulut rendre des comptes. D'habitude, elle allait toucher elle-même, tous les trois mois, chez le notaire, maître Grandguillot, les quinze cents francs de rente, dont elle disposait ensuite à sa guise, marquant les dépenses sur un livre, que le docteur avait cessé de vérifier, depuis des années. Elle l'apporta, elle exigea qu'il y jetât un coup d'oeil. Il s'en défendait, trouvait tout très bien.
—C'est que, monsieur, dit-elle, j'ai pu mettre, cette fois, de l'argent de côté. Oui, trois cents francs…. Les voici.
Il la regardait, stupéfié. Elle joignait tout juste les deux bouts, d'ordinaire. Par quel miracle de lésinerie avait-elle pu réserver une pareille somme? Il finit par rire.
—Ah! ma pauvre Martine, c'est donc ça que nous avons mangé tant de pommes de terre! Vous êtes une perle d'économie, mais vraiment gâtez-nous un peu plus.
Ce discret reproche la blessa si profondément, qu'elle se laissa aller enfin a une allusion.
—Dame! monsieur, quand on jette tant d'argent par les fenêtres, d'un côté, on fait bien d'être prudent, de l'autre.
Il comprit, il ne se fâcha pas, amusé au contraire de la leçon.
—Ah! ah! ce sont mes comptes que vous épluchez! Mais vous savez, Martine, que, moi aussi, j'ai des économies qui dorment!
Il parlait de l'argent que ses malades lui donnaient encore parfois, et qu'il jetait dans un tiroir de son secrétaire. Depuis plus de seize ans, il y mettait ainsi, chaque année, près de quatre mille francs, ce qui aurait fini par faire un véritable petit trésor, de l'or et des billets pêle-mêle, s'il n'avait tiré de là, au jour le jour, sans compter, des sommes assez grosses, pour ses expériences et ses caprices. Tout l'argent des cadeaux sortait de ce tiroir, il le rouvrait sans cesse, maintenant. D'ailleurs, il le croyait inépuisable, il était si habitué à y prendre ce dont il avait besoin, que la crainte ne lui venait pas d'en voir jamais le fond.
—On peut bien jouir un peu de ses économies, continua-t-il gaiement. Puisque c'est vous qui allez chez le notaire, Martine, vous n'ignorez pas que j'ai mes rentes, à part.
Elle dit alors, avec la voix blanche des avares, que hante le cauchemar d'un désastre toujours menaçant:
—Et si vous ne les aviez plus?
Ébahi, Pascal la contempla, se contenta de répondre par un grand geste vague, car la possibilité d'un malheur n'entrait même pas dans son esprit. Il pensa que l'avarice lui tournait la tête; et il s'en amusa, le soir, avec Clotilde.
Dans Plassans, les cadeaux furent aussi la cause de commérages sans fin. Ce qui se passait à la Souleiade, cette flambée d'amour si particulière et si ardente, s'était ébruitée, avait franchi les murs, on ne savait trop comment, par cette force d'expansion qui alimente la curiosité des petites villes, toujours en éveil. La servante, certainement, ne parlait pas; mais son air suffisait peut-être, des paroles volaient quand même, on avait sans doute guetté les deux amoureux, par-dessus les murs. Et l'achat des cadeaux était survenu alors, prouvant tout, aggravant tout. Quand le docteur, de bon matin, battait les rues, entrait chez les bijoutiers, les lingères, les modistes, des yeux se braquaient aux fenêtres, ses moindres emplettes étaient épiées, la ville entière savait, le soir, qu'il avait donné encore une capeline de foulard, des chemises garnies de dentelle, un bracelet orné de saphirs. Et cela tournait au scandale, cet oncle qui avait débauché sa nièce, qui faisait pour elle des folies de jeune homme, qui la parait comme une sainte Vierge. Les histoires les plus extraordinaires commençaient à circuler, on se montrait la Souleiade du doigt, en passant.
Mais ce fut surtout la vieille madame Rougon qui entra dans une indignation exaspérée. Elle avait cessé d'aller chez son fils, en apprenant que le mariage de Clotilde avec le docteur Ramond était rompu. On se moquait d'elle, on ne se rendait à aucun de ses désirs. Puis, après un grand mois de rupture, pendant lequel elle n'avait rien compris aux airs apitoyés, aux condoléances discrètes, aux sourires vagues qui l'accueillaient partout, elle venait brusquement de tout savoir, un coup de massue en plein crâne. Et elle qui, lors de la maladie de Pascal, cette histoire de loup-garou, vivant dans l'orgueil et la peur, avait tempêté, pour ne pas redevenir la fable de la ville! C'était pis cette fois, le comble du scandale, une aventure gaillarde dont on faisait des gorges chaudes! De nouveau, la légende des Rougon était en péril, son malheureux fils ne savait décidément qu'inventer pour détruire la gloire de la famille, si péniblement conquise. Aussi, dans l'émotion de sa colère, elle qui s'était faite la gardienne de cette gloire, résolue à épurer la légende par tous les moyens, mit-elle son chapeau et courut-elle à la Souleiade, avec la vivacité juvénile de ses quatre-vingts ans. Il était dix heures du matin.
Pascal, que la rupture avec sa mère enchantait, n'était heureusement pas là, en course depuis une heure à la recherche d'une vieille boucle d'argent, dont il avait eu l'idée pour une ceinture. Et Félicité tomba sur Clotilde, comme celle-ci achevait sa toilette, encore en camisole, les bras nus, les cheveux dénoués, d'une gaieté et d'une fraîcheur de rose.
Le premier choc fut rude. La vieille dame vida son coeur, s'indigna, parla avec emportement de la religion et de la morale. Enfin, elle conclut.
—Réponds, pourquoi avez-vous fait cette horrible chose qui est un défi à
Dieu et aux hommes?
Souriante, très respectueuse d'ailleurs, la jeune fille l'avait écoutée.
—Mais parce que ça nous a plu, grand'mère. Ne sommes-nous pas libres? Nous n'avons de devoir envers personne.
—Pas de devoir! et envers moi, donc! et envers la famille! Voilà encore qu'on va nous traîner dans la boue, si tu crois que ça me fait plaisir!
Tout d'un coup, son emportement s'apaisa. Elle la regardait, la trouvait adorable. Au fond, ce qui s'était passé ne la surprenait pas autrement, elle s'en moquait, elle avait le simple désir que cela se terminât d'une façon correcte, afin de faire taire les mauvaises langues. Et, conciliante, elle s'écria:
—Alors, mariez-vous! Pourquoi ne vous mariez-vous pas?
Clotilde demeura un instant surprise. Ni elle ni le docteur n'avaient eu cette idée du mariage. Elle se remit à sourire.
—Est-ce que nous en serons plus heureux, grand'mère?
—Il ne s'agit pas de vous, il s'agit encore une fois de moi, de tous les vôtres…. Comment peux-tu, ma chère enfant, plaisanter avec ces choses sacrées? Tu as donc perdu toute vergogne?
Mais la jeune fille, sans se révolter, toujours très douce, eut un geste large, comme pour dire qu'elle ne pouvait avoir la honte de sa faute. Ah! mon Dieu! quand la vie charriait tant de corruption et tant de faiblesse, quel mal avaient-ils fait, sous le ciel éclatant, de se donner le grand bonheur d'être l'un à l'autre? Du reste, elle n'y mettait aucune obstination raisonnée.
—Sans doute, nous nous marierons, puisque tu le désires, grand'mère. Il fera ce que je voudrai…. Mais plus tard, rien ne presse.
Et elle gardait sa sérénité rieuse. Puisqu'ils vivaient hors du monde, pourquoi s'inquiéter du monde?
La vieille madame Rougon dut s'en aller, en se contentant de cette promesse vague. Dès ce moment, dans la ville, elle affecta d'avoir cessé tous rapports avec la Souleiade, ce lieu de perdition et de honte. Elle n'y remettait plus les pieds, elle portait noblement le deuil de cette affliction nouvelle. Mais elle ne désarmait pourtant pas, restée aux aguets, prête à profiter de la moindre circonstance pour rentrer dans la place, avec cette ténacité qui lui avait toujours valu la victoire.
Ce fut alors que Pascal et Clotilde cessèrent de se cloîtrer. Il n'y eut pas, chez eux, de provocation, ils ne voulurent pas répondre aux vilains bruits en affichant leur bonheur. Cela se produisit comme une expansion naturelle de leur joie. Lentement, leur amour avait eu un besoin d'élargissement et d'espace, d'abord hors de la chambre, puis hors de la maison, maintenant hors du jardin, dans la ville, dans l'horizon vaste. Il emplissait tout, il leur donnait le monde. Le docteur reprit donc tranquillement ses visites, et il emmenait la jeune fille, et ils s'en allaient ensemble par les promenades, par les rues, elle à son bras, en robe claire, coiffée d'une gerbe de fleurs, lui boutonné dans sa redingote, avec son chapeau à larges bords. Lui, était tout blanc; elle, était toute blonde. Ils s'avançaient, la tête haute, droits et souriants, au milieu d'un tel rayonnement de félicité, qu'ils semblaient marcher dans une gloire. D'abord, l'émotion fut énorme, les boutiquiers se mettaient sur leurs portes, des femmes se penchaient aux fenêtres, des passants s'arrêtaient pour les suivre des yeux. On chuchotait, on riait, on se les montrait du doigt. Il semblait à craindre que cette poussée de curiosité hostile ne finît par gagner les gamins et ne leur fit jeter des pierres. Mais, ils étaient si beaux, lui superbe et triomphal, elle si jeune, si soumise et si fière, qu'une invincible indulgence vint peu à peu à tout le monde. On ne pouvait se défendre de les envier et de les aimer, dans une contagion enchantée de tendresse. Ils dégageaient un charme qui retournait les coeurs. La ville neuve, avec sa population bourgeoise de fonctionnaires et d'enrichis, fut la dernière conquise. Le quartier Saint-Marc, malgré son rigorisme, se montra tout de suite accueillant, d'une tolérance discrète, lorsqu'ils suivaient les trottoirs déserts, semés d'herbe, le long des vieux hôtels silencieux et clos, d'où s'exhalait le parfum évaporé des amours d'autrefois. Et ce fut surtout le vieux quartier qui, bientôt, leur fit fête, ce quartier dont le petit peuple, touché dans son instinct, sentit la grâce de légende, le mythe profond du couple, la belle jeune fille soutenant le maître royal et reverdissant. On y adorait le docteur pour sa bonté, sa compagne fut vite populaire, saluée par des gestes d'admiration et de louange, dès qu'elle paraissait. Eux, cependant, s'ils avaient semblé ignorer l'hostilité première, devinaient bien maintenant le pardon et l'amitié attendrie dont ils étaient entourés; et cela les rendait plus beaux, leur bonheur riait à la ville entière.
Une après-midi, comme Pascal et Clotilde tournaient l'angle de la rue de la Banne, ils aperçurent, sur l'autre trottoir, le docteur Ramond. La veille, justement, ils avaient appris qu'il se décidait à épouser mademoiselle Lévêque, la fille de l'avoué. C'était à coup sûr le parti le plus raisonnable, car l'intérêt de sa situation ne lui permettait pas d'attendre davantage, et la jeune fille, fort jolie et fort riche, l'aimait. Lui-même l'aimerait certainement. Aussi Clotilde fut-elle très heureuse de lui sourire, pour le féliciter, en cordiale amie. D'un geste affectueux, Pascal l'avait salué. Un instant, Ramond, un peu remué par la rencontre, demeura perplexe. Il avait eu un premier mouvement, sur le point de traverser la rue. Puis, une délicatesse dut lui venir, la pensée qu'il serait brutal d'interrompre leur rêve, d'entrer dans cette solitude à deux qu'ils gardaient même parmi les coudoiements des trottoirs. Et il se contenta d'un amical salut, d'un sourire où il pardonnait leur bonheur. Cela fut, pour tous les trois, très doux.
Vers ce temps, Clotilde s'amusa plusieurs jour à un grand pastel, où elle évoquait la scène tendre du vieux roi David et d'Abisaïg, la jeune Sunamite. Et c'était une évocation de rêve, une de ces compositions envolées où l'autre elle-même, la chimérique, mettait son goût du mystère. Sur un fond de fleurs jetées, des fleurs en pluie d'étoiles, d'un luxe barbare, le vieux roi se présentait de face, la main posée sur l'épaule nue d'Abisaïg; et l'enfant, très blanche, était nue jusqu'à la ceinture. Lui, vêtu somptueusement d'une robe toute droite, lourde de pierreries, portait le bandeau royal sur ses cheveux de neige. Mais elle, était plus somptueuse encore, rien qu'avec la soie liliale de sa peau, sa taille mince et allongée, sa gorge ronde et menue, ses bras souples, d'une grâce divine. Il régnait, il s'appuyait en maître puissant et aimé, sur cette sujette élue entre toutes, si orgueilleuse d'avoir été choisie, si ravie de donner à son roi le sang réparateur de sa jeunesse. Toute sa nudité limpide et triomphante exprimait la sérénité de sa soumission, le don tranquille, absolu, qu'elle faisait de sa personne, devant le peuple assemblé, à la pleine lumière du jour. Et il était très grand, et elle était très pure, et il sortait d'eux comme un rayonnement d'astre.
Jusqu'au dernier moment, Clotilde avait laissé les faces des deux personnages imprécises, dans une sorte de nuée. Pascal la plaisantait, ému derrière elle, devinant bien ce qu'elle entendait faire. Et il en fut ainsi, elle termina les visages en quelques coups de crayon: le vieux roi David c'était lui, et c'était elle, Abisaïg, la Sunamite. Mais ils restaient enveloppés d'une clarté de songe, c'étaient eux divinisés, avec des chevelures, une toute blanche, une toute blonde, qui les couvraient d'un impérial manteau, avec des traits allongés par l'extase, haussés à la béatitude des anges, avec un regard et un sourire d'immortel amour.
—Ah! chérie, cria-t-il, tu nous fais trop beaux, te voilà encore partie pour le rêve, oui! tu te souviens, comme aux jours où je te reprochais de mettre là toutes les fleurs chimériques du mystère.
Et, de la main, il montrait les murs, le long desquels s'épanouissait le parterre fantasque des anciens pastels, cette flore incréée, poussée en plein paradis.
Mais elle protestait gaiement.
—Trop beaux? nous ne pouvons pas être trop beaux! Je t'assure, c'est ainsi que je nous sens, que je nous vois, et c'est ainsi que nous sommes…. Tiens! regarde, si ce n'est pas la réalité pure.
Elle avait pris la vieille Bible du quinzième siècle, qui était près d'elle, et elle montrait la naïve gravure sur bois.
—Tu vois bien, c'est tout pareil.
Lui, doucement, se mit à rire, devant cette tranquille et extraordinaire affirmation.
—Oh! tu ris, tu t'arrêtes à des détails de dessin. C'est l'esprit qu'il faut pénétrer…. Et regarde les autres gravures, comme c'est bien ça encore! Je ferai Abraham et Agar, je ferai Ruth et Booz, je les ferai tous, les prophètes, les pasteurs et les rois, à qui les humbles filles, les parentes et les servantes ont donné leur jeunesse. Tous sont beaux et heureux, tu le vois bien.
Alors, ils cessèrent de rire, penchés au-dessus de la Bible antique, dont elle tournait les pages, de ses doigts minces. Et lui, derrière, avait sa barbe blanche mêlée aux cheveux blonds de l'enfant. Il la sentait toute, il la respirait toute. Il avait posé ses lèvres sur sa nuque délicate, il baisait sa jeunesse en fleur, tandis que les naïves gravures sur bois continuaient à défiler, ce monde biblique qui s'évoquait des pages jaunies, cette poussée libre d'une race forte et vivace, dont l'oeuvre devait conquérir le monde, ces hommes à la virilité jamais éteinte, ces femmes toujours fécondes, cette continuité entêtée et pullulante de la race, au travers des crimes, des incestes, des amours hors d'âge et hors de raison. Et il était envahi d'une émotion, d'une gratitude sans bornes, car son rêve à lui se réalisait, sa pèlerine d'amour, son Abisaïg venait d'entrer dans sa vie finissante, qu'elle reverdissait et qu'elle embaumait.
Puis, très bas, à l'oreille, il lui demanda, sans cesser de l'avoir toute à lui, dans une haleine:
—Oh! ta jeunesse, ta jeunesse, dont j'ai faim et qui me nourris!… Mais, toi si jeune, n'en as-tu donc pas faim, de jeunesse, pour m'avoir pris, moi, si vieux, vieux comme le monde?
Elle eut un sursaut d'étonnement, et elle tourna la tête, le regarda.
—Toi, vieux?… Eh! non, tu es jeune, plus jeune que moi!
Et elle riait, avec des dents si claires, qu'il ne put s'empêcher de rire, lui aussi. Mais il insistait, un peu tremblant:
—Tu ne me réponds pas…. Cette faim de jeunesse, ne l'as-tu donc pas, toi si jeune?…
Ce fut elle qui allongea les lèvres, qui le baisa, en disant à son tour, très bas:
—Je n'ai qu'une faim et qu'une soif, être aimée, être aimée en dehors de tout, par-dessus tout, comme tu m'aimes.
Le jour où Martine aperçut le pastel, cloué au mur, elle le contempla un instant en silence, puis elle fit un signe de croix, sans qu'on pût savoir si elle avait vu Dieu ou le Diable passer. Quelques jours avant Pâques, elle avait demandé à Clotilde de l'accompagner à l'église, et celle-ci, ayant dit non, elle sortit un instant de la déférence muette où elle se tenait maintenant. De toutes les choses nouvelles qui l'étonnaient dans la maison, celle dont elle restait bouleversée était la brusque irréligion de sa jeune maîtresse. Aussi se permit-elle de reprendre son ancien ton de remontrance, de la gronder comme lorsqu'elle était petite et qu'elle ne voulait pas faire sa prière. N'avait-elle donc plus la crainte du Seigneur? Ne tremblait-elle plus, à l'idée d'aller en enfer bouillir éternellement?
Clotilde ne put réprimer un sourire.
—Oh! l'enfer, tu sais qu'il ne m'a jamais beaucoup inquiétée…. Mais tu te trompes en croyant que je n'ai plus de religion. Si j'ai cessé de fréquenter l'église, c'est que je fais mes dévotions autre part, voilà tout.
Martine, béante, la regarda, sans comprendre. C'était fini, mademoiselle était bien perdue. Et jamais elle ne lui redemanda de l'accompagner à Saint-Saturnin. Seulement, sa dévotion, à elle, augmenta encore, finit par tourner à la manie. On ne la rencontrait plus, en dehors de ses heures de service, promenant l'éternel bas qu'elle tricotait, même en marchant. Dès qu'elle avait une minute libre, elle courait à l'église, elle y restait abîmée, dans des oraisons sans fin. Un jour que la vieille madame Rougon, toujours aux aguets, l'avait trouvée derrière un pilier, une heure après l'y avoir déjà vue, elle s'était mise à rougir, en s'excusant, ainsi qu'une servante surprise à ne rien faire.
—Je priais pour monsieur.
Cependant, Pascal et Clotilde élargissaient encore leur domaine, allongeaient chaque jour leurs promenades, les poussaient à présent en dehors de la ville, dans la campagne vaste. Et, une après-midi qu'ils se rendaient à la Séguiranne, ils éprouvèrent une émotion, en longeant les terres défrichées et mornes, où s'étendaient autrefois les jardins enchantés du Paradou. La vision d'Albine s'était dressée, Pascal l'avait revue fleurir comme un printemps. Jamais, autrefois, lui qui se croyait déjà très vieux et qui entrait là pour sourire à cette petite fille, il n'aurait cru qu'elle serait morte depuis des années, lorsque la vie lui ferait le cadeau d'un printemps pareil, embaumant son déclin. Clotilde, ayant senti la vision passer entre eux, haussait vers lui son visage, en un besoin renaissant de tendresse. Elle était Albine, l'éternelle amoureuse. Il la baisa sur les lèvres; et, sans qu'ils eussent échangé une parole, un grand frisson traversa les terres plates, ensemencées de blé et d'avoine, où le Paradou avait roulé sa houle de prodigieuses verdures.
Maintenant, par la plaine desséchée et nue, Pascal et Clotilde marchaient dans la poussière craquante des routes. Ils aimaient cette nature ardente, ces champs plantés d'amandiers grêles et d'oliviers nains, ces horizons de coteaux pelés, où blanchissaient les taches pâles des bastides, qu'accentuaient les barres noires des cyprès centenaires. C'étaient comme des paysages anciens, de ces paysages classiques, tels qu'on en voit dans les tableaux des vieilles écoles, aux colorations dures, aux lignes balancées et majestueuses. Tous les grands soleils amassés, qui semblaient avoir cuit cette campagne, leur coulaient dans les veines; et ils en étaient plus vivants et plus beaux, sous le ciel toujours bleu, d'où tombait la claire flamme d'une perpétuelle passion. Elle, abritée un peu par son ombrelle, s'épanouissait, heureuse de ce bain de lumière, ainsi qu'une plante de plein midi; tandis que lui, refleurissant, sentait la sève brûlante du sol lui remonter dans les membres, en un flot de virile joie.
Cette promenade à la Séguiranne était une idée du docteur, qui avait appris, par la tante Dieudonné, le prochain mariage de Sophie avec un garçon meunier des environs; et il voulait voir si l'on se portait bien, si l'on était heureux, dans ce coin-là. Tout de suite, une délicieuse fraîcheur les reposa, lorsqu'ils entrèrent sous la haute avenue de chênes verts. Aux deux bords, les sources, les mères de ces grands ombrages, coulaient sans fin. Puis, lorsqu'ils arrivèrent à la maison des mégers, ils tombèrent justement sur les amoureux, Sophie et son meunier, qui s'embrassaient à pleine bouche, près du puits; car la tante venait de partir pour le lavoir, là-bas, derrière les saules de la Viorne. Très confus, le couple restait rougissant. Mais le docteur et sa compagne riaient d'un bon rire, et les amoureux rassurés contèrent que le mariage était pour la Saint-Jean, que c'était bien loin, que ça finirait par arriver tout de même. Certainement, Sophie avait encore grandi en santé et en beauté, sauvée du mal héréditaire, poussée solidement comme un de ces arbres, les pieds dans l'herbe humide des sources, la tête nue au grand soleil. Ah! ce ciel ardent et immense, quelle vie il soufflait aux êtres et aux choses! Elle ne gardait qu'une douleur, des larmes parurent au bord de ses paupières, lorsqu'elle parla de son frère Valentin, qui ne passerait peut-être pas la semaine. Elle avait eu des nouvelles la veille, il était perdu. Et le docteur dut mentir un peu, pour la consoler, car lui-même attendait l'inévitable dénouement, d'une heure à l'autre. Quand ils quittèrent la Séguiranne, Clotilde et lui, ils revinrent à Plassans d'un pas qui se ralentissait, attendris par ce bonheur des amours bien partantes, et que traversait le petit frisson de la mort.
Dans le vieux quartier, une femme que Pascal soignait, lui annonça que Valentin venait de mourir. Deux voisines avaient dû emmener Guiraude, qui se cramponnait au corps de son fils, hurlante, à demi folle. Il entra, en laissant Clotilde à la porte. Enfin, ils reprirent le chemin de la Souleiade, silencieux. Depuis qu'il avait recommencé ses visites, il ne paraissait les faire que par devoir professionnel, n'exaltant plus les miracles de sa médication. Cette mort de Valentin, d'ailleurs, il s'étonnait qu'elle eût tant tardé, il avait la conviction d'avoir prolongé d'un an la vie du malade. Malgré les résultats extraordinaires qu'il obtenait, il savait bien que la mort resterait l'inévitable, la souveraine. Pourtant, l'échec où il l'avait tenue pendant des mois, aurait dû le flatter, panser le regret, toujours saignant en lui, d'avoir tué involontairement Lafouasse, quelques mois trop tôt. Et il semblait n'en rien être, un pli grave creusait son front, lorsqu'ils rentrèrent dans leur solitude. Mais, là, une nouvelle émotion l'attendait, il reconnut dehors, sous les platanes, où Martine l'avait fait asseoir, Sarteur, l'ouvrier chapelier, le pensionnaire des Tulettes, qu'il était allé piquer si longtemps; et l'expérience passionnante paraissait avoir réussi, les piqûres de substance nerveuse donnaient de la volonté, puisque le fou était là, sorti le matin même de l'Asile, jurant qu'il n'avait plus de crise, qu'il était tout à fait guéri de cette brusque rage homicide, qui l'aurait fait se jeter sur un passant, pour l'étrangler. Le docteur le regardait, petit, très brun, le front fuyant, la face en bec d'oiseau, avec une joue sensiblement plus grosse que l'autre, d'une raison et d'une douceur parfaites, débordant d'une gratitude qui lui faisait baiser les mains de son sauveur, il finissait par être ému, il le renvoya affectueusement, en lui conseillant de reprendre sa vie de travail, ce qui était la meilleure hygiène physique et morale. Ensuite, il se calma, il se mit à table, en parlant gaiement d'autre chose.
Clotilde le regardait, étonnée, un peu révoltée même.
—Quoi donc, maître, tu n'es pas plus content de toi?
Il plaisanta.
—Oh! de moi, je ne le suis jamais!… Et de la médecine, tu sais, c'est selon les jours!
Ce fut cette nuit-là, au lit, qu'ils eurent leur première querelle. Ils avaient soufflé la bougie, ils étaient dans la profonde obscurité de la chambre, aux bras l'un de l'autre, elle si mince, si fine, serrée contre lui, qui la tenait toute d'une étreinte, la tête sur son coeur. Et elle se fâchait de ce qu'il n'avait plus d'orgueil, elle reprenait ses griefs de la journée, en lui reprochant de ne pas triompher avec la guérison de Sarteur, et même avec l'agonie si prolongée de Valentin. C'était elle, maintenant, qui avait la passion de sa gloire. Elle rappelait ses cures: ne s'était-il pas guéri lui-même? pouvait-il nier l'efficacité de sa méthode? Tout un frisson la prenait, à évoquer le vaste rêve qu'il faisait autrefois: combattre la débilité, la cause unique du mal, guérir l'humanité souffrante, la rendre saine et supérieure, hâter le bonheur, la cité future de perfection et de félicité, en intervenant, en donnant de la santé à tous! Et il tenait la liqueur de vie, la panacée universelle qui ouvrait cet espoir immense!
Pascal se taisait, les lèvres posées sur l'épaule nue de Clotilde. Puis, il murmura:
—C'est vrai, je me suis guéri, j'en ai guéri d'autres, et je crois toujours que mes piqûres sont efficaces, dans beaucoup de cas…. Je ne nie pas la médecine, le remords d'un accident douloureux, comme celui de Lafouasse, ne me rend pas injuste…. D'ailleurs, le travail a été ma passion, c'est le travail qui m'a dévoré jusqu'ici, c'est en voulant me prouver la possibilité de refaire l'humanité vieillie, vigoureuse enfin et intelligente, que j'ai failli mourir, dernièrement…. Oui, un rêve, un beau rêve!
De ses deux bras souples, elle l'étreignit à son tour, mêlée à lui, entrée dans son corps.
—Non, non! une réalité, la réalité de ton génie, maître!
Alors, comme ils étaient ainsi confondus, il baissa encore la voix, ses paroles ne furent plus qu'un aveu, à peine un léger souffle.
—Écoute, je vais te dire ce que je ne dirais à personne au monde, ce que je ne me dis pas tout haut à moi-même…. Corriger la nature, intervenir, la modifier et la contrarier dans son but, est-ce une besogne louable? Guérir, retarder la mort de l'être pour son agrément personnel, le prolonger pour le dommage de l'espèce sans doute, n'est-ce pas défaire ce que veut faire la nature? Et rêver une humanité plus saine, plus forte, modelée sur notre idée de la santé et de la force, en avons-nous le droit? Qu'allons-nous faire là, de quoi allons-nous nous mêler dans ce labeur de la vie, dont les moyens et le but nous sont inconnus? Peut-être tout est-il bien. Peut-être risquons-nous de tuer l'amour, le génie, la vie elle-même…. Tu entends, je le confesse à toi seule, le doute m'a pris, je tremble à la pensée de mon alchimie du vingtième siècle, je finis par croire qu'il est plus grand et plus sain de laisser l'évolution s'accomplir.
Il s'interrompit, il ajouta si doucement, qu'elle l'entendait à peine.
—Tu sais que, maintenant, je les pique avec de l'eau. Toi-même en as fait la remarque, tu ne m'entends plus piler; et je te disais que j'avais de la liqueur en réserve…. L'eau les soulage, il y a là sans doute un simple effet mécanique. Ah! soulager, empêcher la souffrance, cela, certes, je le veux encore! C'est peut-être ma dernière faiblesse, mais je ne puis voir souffrir, la souffrance me jette hors de moi, comme une cruauté monstrueuse et inutile de la nature…. Je ne soigne plus que pour empêcher la souffrance.
—Maître, alors, demanda-t-elle, si tu ne veux plus guérir, il ne faudra plus tout dire, car la nécessité affreuse de montrer les plaies n'avait d'autre excuse que l'espoir de les fermer.
—Si, si! il faut savoir, savoir quand même, et ne rien cacher, et tout confesser des choses et des êtres!… Aucun bonheur n'est possible dans l'ignorance, la certitude seule fait la vie calme. Quand on saura davantage, on acceptera certainement tout…. Ne comprends-tu pas que vouloir tout guérir, tout régénérer, c'est une ambition fausse de notre égoïsme, une révolte contre la vie, que nous déclarons mauvaise, parce que nous la jugeons au point de vue de notre intérêt? Je sens bien que ma sérénité est plus grande, que j'ai élargi, haussé mon cerveau, depuis que je suis respectueux de l'évolution. C'est ma passion de la vie qui triomphe, jusqu'à ne pas la chicaner sur son but, jusqu'à me confier totalement, à me perdre en elle, sans vouloir la refaire, selon ma conception du bien et du mal. Elle seule est souveraine, elle seule sait ce qu'elle fait et où elle va, je ne puis que m'efforcer de la connaître, pour la vivre comme elle demande à être vécue…. Et, vois-tu, je la comprends seulement depuis que tu es à moi. Tant que je ne t'avais pas, je cherchais la vérité ailleurs, je me débattais, dans l'idée fixe de sauver le monde. Tu es venue, et la vie est pleine, le monde se sauve à chaque heure par l'amour, par le travail immense et incessant de tout ce qui vit et se reproduit, à travers l'espace…. La vie impeccable, la vie toute-puissante, la vie immortelle!
Ce n'était plus, sur sa bouche, qu'un frémissement d'acte de foi, un soupir d'abandon aux forces supérieures. Elle-même ne raisonnait plus, se donnait ainsi.
—Maître, je ne veux rien en dehors de ta volonté, prends-moi et fais-moi tienne, que je disparaisse et que je renaisse, mêlée à toi!
Ils s'appartinrent. Puis, il y eut des chuchotements encore, une vie d'idylle projetée, une existence de calme et de vigueur, à la campagne. C'était à cette simple prescription d'un milieu réconfortant qu'aboutissait l'expérience du médecin. Il maudissait les villes. On ne pouvait se bien porter et être heureux que par les plaines vastes, sous le grand soleil, à la condition de renoncer à l'argent, à l'ambition, même aux excès orgueilleux des travaux intellectuels. Ne rien faire que de vivre et d'aimer, de piocher sa terre d'avoir de beaux enfants.
—Ah! reprit-il doucement, l'enfant, l'enfant de nous qui viendrait un jour….
Et il n'acheva pas, dans l'émotion dont l'idée de cette paternité tardive le bouleversait. Il évitait d'en parler, il détournait la tête, les yeux humides, lorsque, pendant leurs promenades, quelque fillette ou quelque gamin leur souriait.
Elle, simplement, avec une certitude tranquille, dit alors:
—Mais il viendra!
C'était, pour elle, la conséquence naturelle et indispensable de l'acte. Au bout de chacun de ses baisers, se trouvait la pensée de l'enfant car tout amour qui n'avait pas l'enfant pour but, lui semblait inutile et vilain.
Même, il y avait là une des causes qui la désintéressaient des romans. Elle n'était pas, comme sa mère, une grande liseuse; l'envolée de son imagination lui suffisait; et, tout de suite, elle s'ennuyait aux histoires inventées. Mais surtout, son continuel étonnement, sa continuelle indignation étaient de voir que, dans les romans d'amour, on ne se préoccupait jamais de l'enfant. Il n'y était pas même prévu, et quand, par hasard, il tombait au milieu des aventures du coeur, c'était une catastrophe, une stupeur et un embarras considérable. Jamais les amants, lorsqu'ils s'abandonnaient aux bras l'un de l'autre, ne semblaient se douter qu'ils faisaient oeuvre de vie et qu'un enfant allait naître. Cependant, ses études d'histoire naturelle lui avaient montré que le fruit était le souci unique de la nature. Lui seul importait, lui seul devenait le but, toutes les précautions se trouvaient prises pour que la semence ne fût point perdue et que la mère enfantât. Et l'homme, au contraire, en civilisant, en épurant l'amour, en avait écarté jusqu'à la pensée du fruit. Le sexe des héros, dans les romans distingués, n'était plus qu'une machine à passion. Ils s'adoraient, se prenaient, se lâchaient, enduraient mille morts, s'embrassaient, s'assassinaient, déchaînaient une tempête de maux sociaux, le tout pour le plaisir, en dehors des lois naturelles, sans même paraître se souvenir qu'en faisant l'amour on faisait des enfants. C'était malpropre et imbécile.
Elle s'égaya, elle répéta dans son cou, avec une jolie audace d'amoureuse, un peu confuse.
—Il viendra…. Puisque nous faisons tout ce qu'il faut pour ça, pourquoi ne veux-tu pas qu'il vienne?
Il ne répondit pas tout de suite. Elle le sentait, entre ses bras, pris de froid, envahi par le regret et le doute. Puis, il murmura tristement:
—Non, non! il est trop tard…. Songe donc, chérie, à mon âge!
—Mais tu es jeune! s'écria-t-elle de nouveau, avec un emportement de passion, en le réchauffant, en le couvrant de baisers.
Ensuite, cela les fit rire. Et ils s'endormirent dans cet embrassement, lui sur le dos, la serrant de son bras gauche, elle le tenant à pleine étreinte, de tous ses membres allongés et souples, la tête posée sur sa poitrine, ses cheveux blonds répandus, mêlés à sa barbe blanche. La Sunamite sommeillait, la joue sur le coeur de son roi. Et, au milieu du silence, dans la grande chambre toute noire, si tendre à leurs amours, il n'y eut plus que la douceur de leur respiration.