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Le Docteur Pascal

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IX

Par la ville et par les campagnes environnantes, le docteur Pascal continuait donc ses visites de médecin. Et, presque toujours, il avait au bras Clotilde, qui entrait avec lui chez les pauvres gens.

Mais, comme il le lui avait avoué très bas, une nuit, ce n'étaient guère, désormais, que des tournées de soulagement et de consolation. Déjà, autrefois, s'il avait fini par ne plus exercer qu'avec répugnance, cela venait de ce qu'il sentait tout le vide de la thérapeutique. L'empirisme le désolait. Du moment que la médecine n'était pas une science expérimentale, mais un art, il demeurait inquiet devant l'infinie complication de la maladie et du remède, selon le malade. Les médications changeaient avec les hypothèses: que de gens avaient dû tuer jadis les méthodes aujourd'hui abandonnées! Le flair du médecin devenait tout, le guérisseur n'était plus qu'un devin heureusement doué, marchant lui-même à tâtons, enlevant les cures au petit bonheur de son génie. Et cela expliquait pourquoi, après une douzaine d'années d'exercice, il avait à peu près abandonné sa clientèle pour se jeter dans l'étude pure. Puis, lorsque ses grands travaux sur l'hérédité l'avaient ramené un instant à l'espoir d'intervenir, de guérir par ses piqûres hypodermiques, il s'était de nouveau passionné, jusqu'au jour où sa foi en la vie, qui le poussait à en aider l'action, en réparant les forces vitales, s'était élargie encore, lui avait donné la certitude supérieure que la vie se suffisait, était l'unique faiseuse de santé et de force. Et il ne continuait ses visites, avec son tranquille sourire, qu'auprès des malades qui le réclamaient à grands cris et qui se trouvaient miraculeusement soulagés, même lorsqu'il les piquait avec de l'eau claire.

Clotilde, parfois, maintenant, se permettait d'en plaisanter. Elle restait, au fond, la fervente du mystère; et elle disait gaiement que s'il faisait ainsi des miracles, c'était qu'il en avait en lui le pouvoir; un vrai bon Dieu! Mais, alors, il s'égayait à lui retourner la vertu efficace de leurs visites communes, racontant qu'il ne guérissait plus personne quand elle était absente, que c'était elle qui apportait le souffle de l'au delà, la force inconnue et nécessaire. Ainsi, les gens riches, les bourgeois, où elle ne se permettait pas d'entrer continuaient à geindre, sans aucun soulagement possible. Et cette dispute tendre les amusait, ils partaient chaque fois comme pour des découverte nouvelles, ils avaient de bons regards d'intelligence chez les malades. Ah! cette gueuse de souffrance qui les révoltait, qu'ils allaient seule combattre encore comme ils étaient heureux, lorsqu'ils la croyaient vaincue! Ils se sentaient récompensé divinement, quand ils voyaient les sueurs froides se sécher, les bouches hurlantes s'apaiser, les faces mortes reprendre vie. C'était leur amour, décidément, qu'ils promenaient et qui calmait ce petit coin d'humanité souffrante.

—Mourir n'est rien c'est dans l'ordre, disait souvent Pascal. Mais souffrir, pourquoi? c'est abominable et stupide!

Une après-midi, le docteur alla, avec la jeune fille, voir un malade au petit village de Sainte-Marthe; et comme ils prenaient le chemin de fer, pour ménager Bonhomme, ils firent à la gare une rencontre. Le train qu'ils attendaient venait des Tulettes. Sainte-Marthe était la première station, dans le sens opposé, vers Marseille. Et, le train arrivé, ils se précipitaient ils ouvraient une portière, lorsqu'ils virent descendre la vieille madame Rougon du compartiment, qu'ils croyaient vide. Elle ne leur parlait plus, elle descendit d'un saut léger, malgré son âge, puis s'en alla, l'air raide et très digne.

—C'est le premier juillet, dit Clotilde, quand le train fut en marche,
Grand'mère revient des Tulettes faire sa visite de chaque mois à Tante
Dide…. As-tu vu le regard qu'elle m'a jeté?

Pascal, au fond, était heureux de cette fâcherie avec sa mère, qui le délivrait de la continuelle inquiétude de sa présence.

—Bah! dit-il simplement, quand on ne s'entend pas, il vaut mieux ne pas se fréquenter.

Mais la jeune fille restait chagrine et songeuse. Puis, à demi-voix:

-Je l'ai trouvée changée; le visage pâli…. Et, as-tu remarqué? elle, si correcte d'habitude, n'avait qu'une main gantée, la main droite, d'un gant vert…. Je ne sais pourquoi, elle m'a retourné le coeur.

Lui, alors, troublé aussi, eut un geste vague. Sa mère finirait certainement par vieillir, comme tout le monde. Elle s'agitait trop, elle se passionnait trop encore. Il raconta qu'elle projetait de léguer sa fortune à la ville de Plassans, pour qu'on bâtit une maison de retraite qui porterait le nom des Rougon. Tous deux s'étaient remis à sourire; lorsqu'il s'écria:

—Tiens! mais c'est demain que nous allons, nous aussi, aux Tulettes; pour nos malades. Et tu sais que j'ai promis de conduire Charles à l'oncle Macquart.

Félicité, en effet, revenait, ce jour-là, des Tulettes, où elle se rendait régulièrement, le premier de chaque mois, pour prendre des nouvelles de Tante Dide. Depuis des années, elle s'intéressait passionnément à la santé de la folle, stupéfaite de la voir durer toujours, furieuse de ce qu'elle s'entêtait à vivre, hors de la mesure commune, dans un véritable prodige de longévité. Quel soulagement, le beau matin où elle enterrerait ce témoin gênant du passé, ce spectre de l'attente et de l'expiation, qui évoquait, vivantes, les abominations de la famille! Et, lorsque tant d'autres étaient partis, elle, démente, ne gardant qu'une étincelle de vie au fond des yeux, semblait oubliée. Ce jour-là, elle l'avait encore trouvée sur son fauteuil, desséchée et droite, immuable. Comme le disait la gardienne, il n'y avait plus de raison pour qu'elle mourût jamais. Elle avait cent cinq ans.

Quand elle sortit de l'Asile, Félicité était outrée. Elle pensa à l'oncle Macquart. Encore un qui la gênait, qui s'éternisait avec une obstination exaspérante! Bien qu'il n'eût que quatre-vingt-quatre ans, trois ans de plus qu'elle, il lui semblait d'une vieillesse ridicule, dépassant les bornes permises. Et un homme qui vivait dans les excès, qui était ivre mort chaque soir, depuis soixante ans! Les sages, les sobres, s'en allaient; lui, fleurissait, s'épanouissait, éclatant de santé et de joie. Jadis, lorsqu'il était venu s'établir aux Tulettes, elle lui avait fait des cadeaux de vin, de liqueurs, d'eau-de-vie, dans l'espoir inavoué de débarrasser la famille d'un gaillard vraiment malpropre, dont on n'avait à attendre que du désagrément et de la honte. Mais elle s'était vite aperçue que tout cet alcool paraissait au contraire l'entretenir en belle allégresse, la mine ensoleillée, l'oeil goguenard; et elle avait supprimé les cadeaux, puisque le poison espéré l'engraissait. Elle en gardait une terrible rancune, elle l'aurait tué, si elle l'avait osé, chaque fois qu'elle le revoyait, plus d'aplomb sur ses jambes d'ivrogne, lui ricanant à la face, sachant bien qu'elle guettait sa mort, et triomphant de ce qu'il ne lui donnait pas le plaisir d'enterrer avec lui le linge sale ancien, le sang et la boue des deux conquêtes de Plassans.

—Voyez-vous, Félicité, disait-il souvent, de son air d'atroce moquerie, je suis ici pour garder la vieille mère, et le jour où nous nous déciderons à mourir tous les deux, ce sera par gentillesse pour vous, oui! simplement pour vous éviter la peine d'accourir nous voir, comme ça, d'un si bon coeur, chaque mois.

D'ordinaire, elle ne se donnait même plus la déception de descendre chez l'oncle, elle était renseignée sur lui, à l'Asile. Mais, cette fois, comme elle venait d'y apprendre qu'il traversait une crise d'ivrognerie extraordinaire, ne dessoûlant pas depuis quinze jours, sans doute ivre à un tel point qu'il ne sortait plus, elle fut prise de la curiosité de voir par elle-même l'état où il pouvait bien s'être mis. Et, en retournant à la gare, elle fit un détour, pour passer par la bastide de l'oncle.

La journée était superbe, une chaude et rayonnante journée d'été. A droite et à gauche de l'étroit chemin qu'elle avait dû prendre, elle regardait les champs qu'il s'était fait donner autrefois, toute cette grasse terre, prix de sa discrétion et de sa bonne tenue. Au grand soleil, la maison, avec ses tuiles roses, ses murs violemment badigeonnés de jaune, lui apparut toute riante de gaieté. Sous les antiques mûriers de la terrasse, elle goûta la fraîcheur délicieuse, elle jouit de l'admirable vue. Quelle digne et sage retraite, quel coin de bonheur pour un vieil homme, qui achèverait, dans cette paix, une longue vie de bonté et de devoir!

Mais elle ne le voyait pas, elle ne l'entendait pas. Le silence était profond. Seules, des abeilles bourdonnaient autour de grandes mauves. Et il n'y avait, sur la terrasse, qu'un petit chien jaune, un loubet, comme on les nomme en Provence, étendu de tout son long sur la terre nue, à l'ombre. Il connaissait la visiteuse, il avait levé la tête en grognant, sur le point d'aboyer; puis, il s'était recouché et il ne bougeait plus.

Alors, dans cette solitude, dans cette joie du soleil, elle fut saisie d'un singulier petit frisson, elle appela:

—Macquart!… Macquart!…

La porte de la bastide, sous les mûriers, était grande ouverte. Mais elle n'osait entrer, cette maison vide, béante ainsi, l'inquiétait. Et elle appela de nouveau:

—Macquart!… Macquart!…

Pas un bruit, pas un souffle. Le silence lourd retombait, les abeilles seules bourdonnaient plus haut, autour des grandes mauves.

Une honte de sa peur finit par prendre Félicité qui entra bravement. A gauche, dans le vestibule, la porte de la cuisine, où l'oncle se tenait d'habitude était fermée. Elle la poussa, elle ne distingua rien d'abord, car il avait dû clore les volets, pour se protéger contre la chaleur. Sa première impression fut seulement de se sentir serrée à la gorge par la violente odeur d'alcool qui emplissait la pièce: il semblait que chaque meuble suât cette odeur, la maison entière en était imprégnée. Puis comme ses yeux s'accoutumaient à la demi-obscurité, elle finit par apercevoir l'oncle. Il se trouvait assis près de la table, sur laquelle étaient un verre et une bouteille de trois-six complètement vide. Tassé au fond de sa chaise, il dormait profondément, ivre mort. Cette vue la rendit à sa colère et à son mépris.

—Voyons, Macquart, est-ce déraisonnable et ignoble de se mettre dans un état pareil!… Réveillez-vous donc, c'est honteux!

Son sommeil était si profond, qu'on n'entendait même pas son souffle.
Vainement, elle haussa la voix, tapa violemment des mains.

—Macquart! Macquart! Macquart!… Ah! ouiche!… Vous êtes dégoûtant, mon cher!

Et elle l'abandonna, elle ne se gêna plus, marcha librement, bouscula les objets. Au sortir de l'Asile, par la route poussiéreuse, une soif ardente l'avait prise. Ses gants la gênaient, elle les retira, les mit sur un coin de la table. Puis, elle eut la chance de trouver la cruche, elle lava un verre, qu'elle emplit ensuite jusqu'au bord, et qu'elle s'apprêtait à vider, lorsqu'un extraordinaire spectacle la remua à un tel point, qu'elle le posa près de ses gants, sans boire.

Elle voyait de plus en plus clair dans la pièce, que de minces filets de soleil éclairaient, à travers les fentes des vieux volets disjoints. Nettement, elle apercevait l'oncle, toujours proprement vêtu de drap bleu, coiffé de l'éternelle casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de l'année à l'autre. Il avait engraissé depuis cinq ou six ans, il faisait un véritable tas, débordant de plis de graisse. Et elle venait de remarquer qu'il avait dû s'endormir en fumant, car sa pipe, une courte pipe noire, était tombée sur ses genoux. Puis, elle resta immobile de stupeur: le tabac enflammé s'était répandu, le drap du pantalon avait pris feu; et, par le trou de l'étoffe, large déjà comme une pièce de cent sous, on voyait la cuisse nue, une cuisse rouge, d'où sortait une petite flamme bleue.

D'abord, Félicité crut que c'était du linge, le caleçon, la chemise, qui brûlait. Mais le doute n'était pas permis, elle voyait bien la chair à nu, et la petite flamme bleue s'en échappait, légère, dansante, telle qu'une flamme errante, à la surface d'un vase d'alcool enflammé. Elle n'était encore guère plus haute qu'une flamme de veilleuse, d'une douceur muette, si instable, que le moindre frisson de l'air la déplaçait. Mais elle grandissait, s'élargissait rapidement, et la peau se fendait, et la graisse commençait à se fondre.

Un cri involontaire jaillit de la gorge de Félicité.

—Macquart!… Macquart!

Il ne bougeait toujours pas. Son insensibilité devait être complète, l'ivresse l'avait jeté dans une sorte de coma, dans une paralysie absolue de la sensation; car il vivait, on voyait un souffle lent et égal soulever sa poitrine.

—Macquart!… Macquart!

Maintenant, la graisse suintait par les gerçures de la peau, activant la flamme qui gagnait le ventre. Et Félicité comprit que l'oncle s'allumait là, comme une éponge, imbibée d'eau-de-vie. Lui-même en était saturé depuis des ans, de la plus forte, de la plus inflammable. Il flamberait sans doute tout à l'heure, des pieds à la tête.

Alors, elle cessa de vouloir le réveiller, puisqu'il dormait si bien. Pendant une grande minute, elle osa encore le contempler, effarée, peu à peu résolue. Ses mains, pourtant, s'étaient mises à trembler, d'un petit grelottement qu'elle ne pouvait contenir. Elle étouffait, elle reprit à deux mains le verre d'eau, que, d'un trait, elle vida. Et elle partait sur la pointe des pieds, lorsqu'elle se rappela ses gants. Elle revint, crut les ramasser tous les deux sur la table, d'un geste inquiet, à tâtons. Enfin, elle sortit, elle referma la porte soigneusement, avec douceur, comme si elle avait craint de déranger quelqu'un.

Quand elle se retrouva sur la terrasse, au gai soleil, dans l'air pur, en face de l'immense horizon baigné de ciel, elle eut un soupir de soulagement. La campagne était déserte, personne ne l'avait certainement vue ni entrer ni sortir. Il n'y avait toujours là que le loubet jaune, étalé, qui ne daigna même pas lever la tête. Et elle s'en alla, de son petit pas pressé, avec le léger balancement de sa taille de jeune fille. Cent pas plus loin, bien qu'elle s'en défendît, une irrésistible force la fit se retourner et regarder une dernière fois la maison, si calme et si gaie, à mi-côte, sous cette fin d'un beau jour. Dans le train seulement, lorsqu'elle voulut se ganter, elle s'aperçut qu'un de ses gants manquait. Mais elle avait la certitude qu'il était tombé sur le quai du chemin de fer, comme elle montait en wagon. Elle se croyait très calme, et elle resta pourtant une main gantée et une main nue, ce qui ne pouvait être, chez elle, que l'effet d'une forte perturbation.

Le lendemain, Pascal et Clotilde prirent le train de trois heures, pour se rendre aux Tulettes. La mère de Charles, la bourrelière, leur avait amené le petit, puisqu'ils voulaient bien se charger de le conduire à l'oncle, chez lequel il devait rester toute la semaine. De nouvelles disputes avaient troublé le ménage: le mari refusait, décidément, de tolérer davantage chez lui cet enfant d'un autre, ce fils de prince, fainéant et imbécile. Comme c'était la grand'mère Rougon qui l'habillait, il était en effet, ce jour-là, tout vêtu encore de velours noir, soutaché d'une ganse d'or, tel qu'un jeune seigneur, un page d'autrefois, allant à la cour. Et, pendant le quart d'heure que dura le voyage, dans le compartiment où ils étaient seuls, Clotilde s'amusa à lui enlever sa toque, pour lustrer ses admirables cheveux blonds, sa royale chevelure dont les boucles lui tombaient sur les épaules. Mais elle portait une bague, et lui ayant passé la main sur la nuque, elle resta saisie de voir que sa caresse laissait une trace sanglante. On ne pouvait le toucher, sans que la rosée rouge perlât à sa peau: c'était un relâchement des tissus, si aggravé par la dégénérescence, que le moindre froissement déterminait une hémorragie. Tout de suite, le docteur s'inquiéta, lui demanda s'il saignait toujours aussi souvent du nez. Et Charles sut à peine répondre, dit non d'abord, puis se rappela, dit qu'il avait beaucoup saigné, l'autre jour. Il semblait en effet plus faible, il retournait à l'enfance, à mesure qu'il avançait en âge, d'une intelligence qui ne s'était jamais éveillée et qui s'obscurcissait. Ce grand garçon de quinze ans ne paraissait pas en avoir dix, si beau, si petite fille, avec son teint de fleur née à l'ombre. Très attendrie, le coeur chagrin, Clotilde, qui l'avait gardé sur ses genoux, le remit sur la banquette, lorsqu'elle s'aperçut qu'il essayait de glisser la main par l'échancrure de son corsage, dans une poussée précoce et instinctive de petit animal vicieux.

Aux Tulettes, Pascal décida qu'ils conduiraient d'abord l'enfant chez l'oncle. Et il gravirent la pente assez rude du chemin. De loin, la petite maison riait comme la veille du grand soleil, avec ses tuiles roses, ses murs jaunes, ses mûriers verts, allongeant leurs branches tordues, couvrant la terrasse d'un épais toit de feuilles. Une paix délicieuse baignait ce coin de solitude, cette retraite de sage, où l'on n'entendait que le bourdonnement des abeilles, autour des grandes mauves.

—Ah! ce gredin d'oncle, murmura Pascal en souriant, je l'envie!

Mais il était surpris de ne pas l'apercevoir déjà, debout au bord de la terrasse. Et, comme Charles s'était mis à galoper, entraînant Clotilde, pour aller voir les lapins, le docteur continua de monter seul, s'étonna, en haut, de ne trouver personne. Les volets étaient clos, la porte du vestibule bâillait, grande ouverte. Il n'y avait là que le loubet jaune, sur le seuil, les quatre pattes raidies, le poil hérissé, hurlant d'un gémissement doux et continu. Quand il vit arriver ce visiteur, qu'il reconnut sans doute, il se tut un instant, alla se poser, plus loin, puis recommença doucement à gémir.

Pascal, envahi d'une crainte, ne put retenir l'appel inquiet qui lui montait aux lèvres.

—Macquart!… Macquart!

Personne ne répondit, la maison gardait un silence de mort, avec sa seule porte grande ouverte, qui creusait un trou noir. Le chien hurlait toujours.

Et il s'impatienta, il cria plus haut:

—Macquart!… Macquart!

Rien, ne bougea, les abeilles bourdonnaient, la sérénité immense du ciel enveloppait ce coin de solitude. Et il se décida. Peut-être l'oncle dormait-il. Mais, dès qu'il eut poussé, à gauche, la porte de la cuisine, une odeur affreuse s'en échappa, une insupportable odeur d'os et de chair tombés sur un brasier. Dans la pièce, il put à peine respirer, étouffé, aveuglé par une sorte d'épaisse vapeur, une nuée stagnante et nauséabonde. Les minces filets de lumière qui filtraient à travers les fentes, ne lui permettaient pas de bien voir. Pourtant, il s'était précipité vers la cheminée, il abandonnait sa première pensée d'un incendie, car il n'y avait pas eu de feu, tous les meubles autour de lui avaient l'air intact. Et, ne comprenant pas, se sentant défaillir, dans cet air empoisonné, il courut ouvrir les volets, violemment. Un flot de lumière entra.

Alors, ce que le docteur put enfin constater, l'emplit d'étonnement. Chaque objet se trouvait à sa place; le verre et la bouteille de trois-six vide étaient sur la table; seule, la chaise où l'oncle avait dû s'asseoir, portait des traces d'incendie, les pieds de devant noircis, la paille à demi brûlée. Qu'était devenu l'oncle? Où donc pouvait-il être passé? Et, devant la chaise, il n'y avait, sur le carreau, taché d'une mare de graisse, qu'un petit tas de cendre, à côté duquel gisait la pipe, une pipe noire, qui ne s'était pas même cassée en tombant. Tout l'oncle était là, dans cette poignée de cendre fine, et il était aussi dans la nuée rousse qui s'en allait par la fenêtre ouverte, dans la couche de suie qui avait tapissé la cuisine entière, un horrible suint de chair envolée, enveloppant tout, gras et infect sous le doigt.

C'était le plus beau cas de combustion spontanée qu'un médecin eût jamais observé. Le docteur en avait bien lu de surprenants, dans certains mémoires, entre autres celui de la femme d'un cordonnier, une ivrognesse qui s'était endormie sur sa chaufferette et dont on n'avait retrouvé qu'un pied et une main. Lui-même, jusque-là, s'était méfié, n'avait pu admettre, comme les anciens, qu'un corps, imprégné d'alcool, dégageât un gaz inconnu, capable de s'enflammer spontanément et de dévorer la chair et les os. Mais il ne niait plus, il expliquait tout d'ailleurs, en rétablissant les faits: le coma de l'ivresse, l'insensibilité absolue, la pipe tombée sur les vêtements qui prenaient feu, la chair saturée de boisson qui brûlait et se crevassait, la graisse qui se fondait, dont une partie coulait par terre, dont l'autre activait la combustion, et tout enfin, les muscles, les organes, les os qui se consumaient, dans la flambée du corps entier. Tout l'oncle tenait là, avec ses vêtements de drap bleu, avec la casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de l'année à l'autre. Sans doute, dès qu'il s'était mis à brûler ainsi qu'un feu de joie, il avait dû culbuter en avant, ce qui expliquait comment la chaise se trouvait noircie à peine; et rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent, pas un ongle, rien que ce petit tas de poussière grise, que le courant d'air de la porte menaçait de balayer.

Clotilde, cependant, entra; tandis que Charles restait dehors, intéressé par le hurlement continu du chien.

—Ah! mon Dieu, quelle odeur! dit-elle. Qu'y a-t-il?

Et, lorsque Pascal lui eut expliqué l'extraordinaire catastrophe, elle frémit. Déjà, elle avait pris la bouteille pour l'examiner; mais elle la reposa avec horreur, en la sentant humide et poissée de la chair de l'oncle. On ne pouvait rien toucher, les moindre choses étaient comme enduites de ce suint jaunâtre, qui collait aux mains.

Un frisson de dégoût épouvanté la souleva, elle pleura, en bégayant:

—La triste mort! l'affreuse mort!

Pascal s'était remis de son premier saisissement, et il souriait presque.

—Affreuse, pourquoi?… Il avait quatre-vingt-quatre ans, et il n'a pas souffert…. Moi, je la trouve superbe, cette mort, pour ce vieux bandit d'oncle, qui a mené, mon Dieu! on peut bien le dire à cette heure, une existence peu catholique…. Tu te rappelles son dossier, il avait sur la conscience des choses vraiment terribles et malpropres, ce qui ne l'a pas empêché de se ranger plus tard, de vieillir au milieu de toutes les joies, en brave homme goguenard, récompensé des grandes vertus qu'il n'avait pas eues…. Et le voilà qui meurt royalement, comme le prince des ivrognes, flambant de lui-même, se consumant dans le bûcher embrasé de son propre corps!

Émerveillé, le docteur élargissait la scène de son geste vaste.

—Vois-tu cela?… Être ivre au point de ne pas sentir qu'on brûle, s'allumer soi-même comme un feu de la Saint-Jean, se perdre en fumée, jusqu'au dernier os!… Hein? vois-tu l'oncle parti pour l'espace, d'abord répandu aux quatre coins de cette pièce, dissous dans l'air et flottant, baignant tous les objets qui lui ont appartenu, puis s'échappant en une poussière de nuée par cette fenêtre lorsque je l'ai ouverte, s'envolant en plein ciel, emplissant l'horizon…. Mais c'est une mort admirable! disparaître, ne rien laisser de soi, un petit tas de cendre et une pipe à côté.

Et il ramassa la pipe, pour garder, ajouta-t-il, une relique de l'oncle; tandis que Clotilde, qui avait cru sentir une pointe d'amère moquerie sous son accès d'admiration lyrique, disait encore, d'un frisson, son effroi et sa nausée.

Mais, sous la table, elle venait d'apercevoir quelque chose, un débris peut-être.

—Vois donc là, ce lambeau!

Il se baissa, il eut la surprise de ramasser un gant de femme, un gant vert.

—Eh! cria-t-elle, c'est le gant de grand'mère, tu te souviens, le gant qui lui manquait hier soir.

Tous les deux s'étaient regardés, la même explication leur montait au lèvres: Félicité, la veille, était certainement venue; et une brusque conviction se faisait dans l'esprit du docteur, la certitude que sa mère avait vu l'oncle s'allumer, et qu'elle ne l'avait pas éteint. Cela résultait pour lui de plusieurs indices, l'état de refroidissement complet où il trouvait la pièce, le calcul qu'il faisait des heures nécessaires à la combustion. Il vit bien que la même pensée naissait au fond des yeux terrifiés de sa compagne. Mais comme il semblait impossible de jamais savoir la vérité, il imagina tout haut l'histoire la plus simple.

—Sans doute, ta grand'mère sera entrée dire bonjour à l'oncle, en revenant de l'Asile, avant qu'il se mette à boire.

—Allons-nous en! allons-nous en! cria Clotilde. J'étouffe, je ne puis plus rester ici!

D'ailleurs, Pascal voulait, aller déclarer le décès. Il sortit derrière elle, ferma la maison, mit la clef dans sa poche. Et, dehors, ils entendirent de nouveau le loubet; le petit chien jaune, qui n'avait pas cessé de hurler. Il s'était réfugié dans les jambes de Charles, et l'enfant, amusé, le poussait du pied, l'écoutait gémir, sans comprendre.

Le docteur sa rendit directement chez M. Maurin, le notaire des Tulettes, qui se trouvait être en même temps maire de la commune. Veuf depuis une dizaine d'années, vivant en compagnie de sa fille, également veuve et sans enfant, il entretenait de bons rapports de voisinage avec le vieux Macquart, il avait parfois gardé chez lui le petit Charles des journées entières, sa fille s'étant intéressée à cet enfant si beau et si à plaindre. M. Maurin s'effara, voulut remonter avec la docteur constater l'accident, promit de dresser un acte de décès en règle. Quant à une cérémonie religieuse, à des obsèques, elles paraissaient bien difficiles. Lorsqu'on était rentré, dans la cuisine, le vent de la porte avait fait envoler les cendres; et, lorsqu'on s'était efforcé de les recueillir pieusement, on n'avait guère réussi qu'à ramasser les raclures du carreau, toute une saleté ancienne, où il ne devait rester que bien peu de l'oncle. Alors enterrer quoi? Il valait mieux y renoncer. On y renonça. D'ailleurs, l'oncle ne pratiquait guère, et la famille se contenta de faire dire plus tard des messes, pour le repos de son âme.

Le notaire, cependant, s'était écrié tout de suite qu'il existait un testament, déposé chez lui. Il convoqua sans tarder le docteur, pour, le surlendemain, dans le but de lui en faire la communication officielle; car il crut pouvoir lui dire que l'oncle l'avait choisi comme exécuteur testamentaire. Et il finit par lui offrir, en brave homme, de garder Charles jusque-là, comprenant combien le petit, si bousculé chez sa mère, devenait gênant, au milieu de toutes ces histoires. Charles parut enchanté, et il resta aux Tulettes.

Ce ne fut que très tard, par le train de sept heures, que Clotilde et Pascal purent rentrer à Plassans, après que ce dernier eut visité enfin les deux malades qu'il avait à voir. Mais, le surlendemain, comme ils revenaient ensemble au rendez-vous de M. Maurin, ils eurent la surprise désagréable de trouver la vieille madame Rougon installée chez lui. Elle avait naturellement appris la mort de Macquart, elle était accourue, frétillante, débordante d'une douleur expansive. La lecture du testament fut, du reste, très simple, sans incident: Macquart avait disposé de tout ce qu'il pouvait distraire de sa petite fortune, pour se faire élever un tombeau superbe, en marbre, avec deux anges monumentaux, les ailes repliées, et qui pleuraient. C'était une idée à lui, le souvenir d'un tombeau pareil, qu'il avait vu à l'étranger, en Allemagne peut-être, quand il était soldat. Et il chargeait son neveu Pascal de veiller à l'exécution du monument, parce que lui seul, ajoutait-il, avait du goût, dans la famille.

Pendant cette lecture, Clotilde était demeurée dans le jardin du notaire, assise sur un banc, à l'ombre d'un antique marronnier. Lorsque Pascal et Félicité reparurent, il y eut un moment de grande gêne, car ils ne s'étaient pas reparlé depuis des mois. D'ailleurs, la vieille dame affectait une aisance parfaite, sans allusion aucune à la situation nouvelle, donnant à entendre qu'on pouvait bien se rencontrer et paraître unis devant le monde, sans s'expliquer ni se réconcilier pour cela. Mais elle eut le tort de trop insister sur le gros chagrin que lui avait causé la mort de Macquart. Pascal, qui se doutait de son sursaut de joie, de son infinie jouissance, à la pensée que cette plaie de la famille, cette abomination de l'oncle allait se cicatriser enfin, céda à une impatience, à une révolte qui le soulevait. Ses yeux s'étaient involontairement fixés sur les gants de sa mère, qui étaient noirs.

Justement, elle se désolait, d'une voix adoucie.

—Aussi était-ce prudent, à son âge, de s'obstinera à vivre tout seul, comme un loup! S'il avait eu seulement chez lui une servante!

Et le docteur alors parla, sans en avoir la nette conscience, dans un tel besoin irrésistible, qu'il fut tout effaré de s'entendre dire:

—Mais vous, ma mère, puisque vous y étiez, pourquoi ne l'avez-vous pas éteint?

La vieille madame Rougon blêmit affreusement. Comment son fils pouvait-il savoir? Elle le regarda un instant, béante; tandis que Clotilde pâlissait comme elle, dans la certitude du crime, éclatante maintenant. C'était un aveu, ce silence terrifié qui était tombé entre la mère, le fils, la petite-fille, ce frissonnant silence où les familles enterrent leurs tragédies domestiques. Les deux femmes ne trouvaient rien. Le docteur, désespéré d'avoir parlé, lui qui évitait avec tant de soin les explications fâcheuses et inutiles, cherchait éperdument à rattraper sa phrase, lorsqu'une nouvelle catastrophe les tira de cette gêne terrible.

Félicité s'était décidée à reprendre Charles, ne voulant pas abuser de la bonne hospitalité de M. Maurin; et, comme celui-ci, après le déjeuner, avait fait conduire le petit à l'Asile, pour qu'il passât une heure près de Tante Dide, il venait d'y envoyer sa servante, avec l'ordre de le ramener tout de suite. Ce fut donc à ce moment que cette servante, qu'ils attendaient dans le jardin, reparut, en sueur, essoufflée, bouleversée, criant de loin:

—Mon Dieu! mon Dieu! venez vite…. Monsieur Charles est dans le sang….

Ils s'épouvantèrent, ils partirent tous les trois pour l'Asile.

Ce jour-là, Tante Dide était dans un de ses bons jours, bien calme, bien douce, droite au fond du fauteuil où elle passait les heures, les longues heures, depuis vingt-deux ans, à regarder fixement le vide. Elle semblait avoir encore maigri, tout muscle avait disparu, ses bras, ses jambes n'étaient plus que des os recouverts du parchemin de la peau; et il fallait que sa gardienne, la robuste fille blonde, la portât, la fit manger, disposât d'elle comme d'une chose, qu'on déplace et qu'on reprend. L'ancêtre, l'oubliée, grande, noueuse, effrayante, restait immobile, avec ses yeux qui vivaient seuls, ses clairs yeux d'eau de source, dans son mince visage desséché. Mais, le matin, un brusque flot de larmes avait ruisselé sur ses joues, puis elle s'était mise à bégayer des paroles sans suite; ce qui semblait prouver qu'au milieu de son épuisement sénile et de l'engourdissement irréparable de la démence, la lente induration du cerveau ne devait pas être complète encore: des souvenirs restaient emmagasinés, des lueurs d'intelligence étaient possible. Et elle avait repris sa face muette, indifférente aux êtres et aux choses, riant parfois d'un malheur, d'une chute, le plus souvent ne voyant, n'entendant rien, dans sa contemplation sans fin du vide.

Lorsque Charles lui fut amené, la gardienne l'installa tout de suite, devant la petite table, en face de sa trisaïeule. Elle gardait pour lui un paquet d'images, des soldats, des capitaines, des rois, vêtus de pourpre et d'or, et elle les lui donna, avec sa paire de ciseaux.

—Là, amusez-vous tranquillement, soyez bien sage. Vous voyez qu'aujourd'hui grand'mère est très gentille. Il faut être gentil aussi.

L'enfant avait levé le regard sur la folle, et tous deux se contemplèrent. A ce moment, leur extraordinaire ressemblance éclata. Leurs yeux surtout, leurs yeux vides et limpides, semblaient se perdre les uns dans les autres, identiques. Puis, c'était la physionomie, les traits usés de la centenaire qui, par-dessus trois générations, sautaient à cette délicate figure d'enfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille et finie par l'usure de la race. Ils ne s'étaient pas souri, ils se regardaient profondément, d'un air d'imbécillité grave.

—Ah bien! continua la gardienne, qui avait pris l'habitude de se parler tout haut, pour s'égayer avec sa folle, ils ne peuvent pas se renier. Qui a fait l'un a fait l'autre. C'est tout craché…. Voyons, riez un peu, amusez-vous, puisque ça vous plaît d'être ensemble.

Mais la moindre attention prolongée fatiguait Charles, et il baissa le premier la tête, il parut s'intéresser à ses images; pendant que Tante Dide, qui avait une puissance étonnante de fixité, continuait à le regarder indéfiniment, sans un battement de paupières.

Un instant, la gardienne s'occupa, dans la petite chambre, pleine de soleil, tout égayée par son papier clair, à fleurs bleues. Elle refit le lit qui prenait l'air, elle rangea du linge sur les planches de l'armoire. D'habitude, elle profitait de la présence du petit, pour se donner un peu de bon temps. Jamais elle ne devait quitter sa pensionnaire; et, quand il était là, elle avait fini par oser la lui confier.

—Écoutez bien, reprit-elle, il faut que je sorte, et si elle remuait, si elle avait besoin de moi, vous sonneriez, vous m'appelleriez tout de suite, n'est-ce pas?… Vous comprenez, vous êtes assez grand garçon pour savoir appeler quelqu'un.

Il avait relevé la tête, il fit signe qu'il avait compris et qu'il appellerait. Et, quand il se trouva seul avec Tante Dide, il se remit à ses images, sagement. Cela dura, un quart d'heure, dans le profond silence de l'Asile, où l'on n'entendait que des bruits perdus de prison, un pas furtif, un trousseau de clefs qui tintait, puis, parfois, de grands cris, aussitôt éteints. Mais, par cette brûlante journée, l'enfant devait être las; et le sommeil le prenait, bientôt sa tête, d'une blancheur de lis, sembla se pencher sous le casque trop lourd de sa royale chevelure: il la laissa tomber doucement parmi les images, il s'endormit, une joue contre les rois d'or et de pourpre. Les cils de ses paupières closes jetaient une ombre, la vie battait faiblement dans les petites veines bleues de sa peau délicate. Il était d'une beauté d'ange, avec l'indéfinissable corruption de toute une race, épandue sur la douceur de son visage. Et Tante Dide le regardait de son regard vide, où il n'y avait ni plaisir ni peine, le regard de l'éternité ouvert sur les choses.

Pourtant, au bout de quelques minutes, un intérêt parut s'éveiller dans ses yeux clairs. Un événement venait de se produire, une goutte rouge s'allongeait, aux bord de la narine gauche de l'enfant. Cette goutte tomba, puis une autre se forma et la suivit. C'était le sang, la rosée de sang qui perlait, sans froissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute seule, s'en allait, dans l'usure lâche de la dégénérescence. Les gouttes devinrent un filet mince qui coula sur l'or des images. Une petite mare les noya, se fit un chemin vers un angle de la table; puis, les gouttes recommencèrent, s'écrasèrent une à une, lourdes, épaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait toujours, de son air divinement calme de chérubin, sans avoir même conscience de sa vie qui s'échappait; et la folle continuait à le regarder, l'air de plus en plus intéressé, mais sans effroi, amusée plutôt, l'oeil occupé par cela comme par le vol des grosses mouches, qu'elle suivait souvent pendant des heures.

Des minutes encore se passèrent, le petit filet rouge s'était élargi, les gouttes se suivaient plus rapides, avec le léger clapotement monotone et entêté de leur chute. Et Charles, à un moment, s'agita, ouvrit les yeux, s'aperçut qu'il était plein de sang. Mais il ne s'épouvanta pas, il était accoutumé à cette source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il eut une plainte d'ennui. L'instinct pourtant dut l'avertir, il s'effara ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel confus.

—Maman! maman!

Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un engourdissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tête. Ses yeux se refermèrent, il parut se rendormir, comme s'il eût continué en rêve sa plainte, le doux gémissement, de plus en plus grêle et perdu.

—Maman! maman!

Les images étaient inondées, le velours noir de la veste et de la culotte, soutachées d'or, se souillait de longues rayures; et le petit filet rouge, entêté, s'était remis à couler de la narine gauche, sans arrêt, traversant la mare vermeille de la table, s'écrasant à terre, où finissait par se former une flaque. Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi. Mais elle ne criait pas, elle n'appelait pas, immobile, avec ses yeux fixes d'ancêtre qui regardait s'accomplir le destin, comme desséchée là, nouée, les membres et la langue liés par ses cent ans, le cerveau ossifié par la démence, dans l'incapacité de vouloir et d'agir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge commençait à la remuer d'une émotion. Un tressaillement avait passé sur sa face morte, une chaleur montait à ses joues. Enfin, une dernière plainte la ranima toute.

—Maman! maman!

Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux combat. Elle porta ses mains de squelette à ses tempes, comme si elle avait senti son crâne éclater. Sa bouche s'était ouverte toute grande, et il n'en sortit aucun son: l'effrayant tumulte qui montait en elle, lui paralysait la langue. Elle s'efforça de se lever, de courir; mais elle n'avait plus de muscles, elle resta clouée. Tout son pauvre corps tremblait, dans l'effort surhumain qu'elle faisait ainsi pour crier à l'aide, sans pouvoir rompre sa prison de sénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire éveillée, elle dut tout voir.

Et ce fut une agonie lente et très douce, dont le spectacle dura encore de longues minutes. Charles, comme rendormi, silencieux à présent, achevait de perdre le sang de ses veines, qui se vidaient sans fin, à petit bruit. Sa blancheur de lis augmentait, devenait une pâleur de mort. Les lèvres se décoloraient, passaient à un rose blême; puis, les lèvres furent blanches. Et, près d'expirer, il ouvrit ses grands yeux, il les fixa sur la trisaïeule, qui put y suivre la lueur dernière. Toute la face de cire était morte déjà, lorsque les yeux vivaient encore. Ils gardaient une limpidité, une clarté. Brusquement, ils se vidèrent, ils s'éteignirent. C'était la fin, la mort des yeux; et Charles était mort sans une secousse, épuisé comme une source dont toute l'eau s'est écoulée. La vie ne battait plus dans les veines de sa peau délicate, il n'y avait plus que l'ombre des cils, sur sa face blanche. Mais il restait divinement beau, la tête couchée dans le sang, au milieu de sa royale chevelure blonde épandue, pareil à un de ces petits dauphins exsangues, qui n'ont pu porter l'exécrable héritage de leur race, et qui s'endorment de vieillesse et d'imbécillité, dès leurs quinze ans.

L'enfant venait d'exhaler son dernier petit souffle, lorsque le docteur Pascal entra, suivi de Félicité et de Clotilde. Et, dès qu'il eut vu la quantité de sang, dont le carreau était inondé:

—Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, c'est ce que je craignais. Le pauvre mignon! personne n'était là, c'est fini!

Mais tous les trois restèrent terrifiés, devant l'extraordinaire spectacle qu'ils eurent alors. Tante Dide, grandie, avait presque réussi à se soulever; et ses yeux fixés sur le petit mort, très blanc et très doux, sur le sang rouge répandu, la mare de sang qui se caillait, s'allumaient d'une pensée, après un long sommeil de vingt-deux ans. Cette lésion terminale de la démence, cette nuit dans le cerveau, sans réparation possible, n'était pas assez complète, sans doute, pour qu'un lointain souvenir emmagasiné ne pût s'éveiller brusquement, sous le coup terrible qui la frappait. Et, de nouveau, l'oubliée vivait, sortait de son néant, droite et dévastée, comme un spectre de l'épouvante et de la douleur.

Un instant, elle demeura haletante. Puis, dans un frisson, elle ne put bégayer qu'un mot:

—Le gendarme! le gendarme!

Pascal, et Félicité, et Clotilde, avaient compris. Ils se regardèrent involontairement, ils frémirent. C'était toute l'histoire violente de la vieille mère, de leur mère à tous qui s'évoquait, la passion exaspérée de sa jeunesse, la longue souffrance de son âge mûr. Déjà deux chocs moraux l'avaient terriblement ébranlée: le premier, en pleine vie ardente, lorsqu'un gendarme avait abattu d'un coup de feu, comme un chien, son amant, le contrebandier Macquart; le second, à bien des années de distance, lorsqu'un gendarme encore, d'un coup de pistolet, avait cassé la tête de son petit-fils Silvère, l'insurgé, la victime des haines et des luttes sanglantes de la famille. Du sang, toujours, l'avait éclaboussée. Et un troisième choc moral l'achevait, du sang l'éclaboussait, ce sang appauvri de sa race qu'elle venait de voir couler si longuement, et qui était par terre, tandis que le royal enfant blanc, les veines et le coeur vides, dormait.

A trois reprises, revoyant toute sa vie, sa vie rouge de passion et de torture, que dominait l'image de la loi expiatrice, elle bégaya:

—Le gendarme! le gendarme! le gendarme!

Et elle s'abattit dans son fauteuil. Ils la crurent morte, foudroyée.

Mais la gardienne, enfin, rentrait, cherchant des excuses, certaine de son renvoi. Quand le docteur Pascal l'eut aidée à remettre Tante Dide sur son lit, il constata qu'elle vivait encore. Elle ne devait mourir que le lendemain, à l'âge de cent cinq ans trois mois et sept jours, d'une congestion cérébrale, déterminée par le dernier choc qu'elle avait reçu.

Pascal, tout de suite, le dit à sa mère.

—Elle n'ira pas vingt-quatre heures, demain elle sera morte…. Ah! l'oncle, puis elle, et ce pauvre enfant, coup sur coup, que de misère et de deuil!

Il s'interrompit, pour ajouter, à voix plus basse:

—La famille s'éclaircit, les vieux arbres tombent et les jeunes meurent sur pied.

Félicité dut croire à une nouvelle allusion. Elle était sincèrement bouleversée par la mort tragique du petit Charles. Mais, quand même, au-dessus de son frisson, un soulagement immense se faisait en elle. La semaine prochaine, lorsqu'on aurait cessé de pleurer, quelle quiétude à se dire que toute cette abomination des Tulettes n'était plus, que la gloire de la famille pouvait enfin monter et rayonner dans la légende!

Alors, elle se souvint qu'elle n'avait point répondu, chez le notaire, à l'involontaire accusation de son fils; et elle reparla de Macquart, par bravoure.

—Tu vois bien que les servantes, ça ne sert à rien. Il y en avait une ici, qui n'a rien empêché; et l'oncle aurait eu beau se faire garder, il serait tout de même en cendre, à cette heure.

Pascal s'inclina, de son air de déférence habituelle.

—Vous avez raison, ma mère.

Clotilde était tombée à genoux. Ses croyances de catholique fervente venaient de se réveiller, dans cette chambre de sang, de folie et de mort. Ses yeux ruisselaient de larmes, ses mains s'étaient jointes, et elle priait ardemment, en faveur des êtres chers qui n'étaient plus. Mon Dieu! que leurs souffrances fussent bien finies, qu'on leur pardonnât leurs fautes, qu'on ne les ressuscitât que pour une autre vie d'éternelle félicité! Et elle intercédait de toute sa ferveur, dans l'épouvante d'un enfer, qui, après la vie misérable, aurait éternisé la souffrance.

A partir de ce triste jour, Pascal et Clotilde s'en allèrent plus attendris, serrés l'un contre l'autre, visiter leurs malades. Peut-être, chez lui, la pensée de son impuissance devant la maladie nécessaire avait-elle grandi encore. L'unique sagesse était de laisser la nature évoluer, éliminer les éléments dangereux, ne travailler qu'à son labeur final de santé et de force. Mais les parents qu'on perd, les parents qui souffrent et qui meurent, laissent au coeur une rancune contre le mal, un irrésistible besoin de le combattre et de le vaincre. Et jamais le docteur n'avait goûté une joie si grande, lorsqu'il réussissait, d'une piqûre, à calmer une crise, à voir le malade hurlant s'apaiser et s'endormir. Elle, au retour, l'adorait, très fière, comme si leur amour était le soulagement qu'ils portaient en viatique au pauvre monde.

X

Martine, un matin, comme tous les trimestres, se fit donner par le docteur Pascal un reçu de quinze cents francs, pour aller toucher ce qu'elle appelait «leurs rentes», chez le notaire Grandguillot. Il parut surpris que l'échéance fût si tôt revenue: jamais il ne s'était désintéressé à ce point des questions d'argent, se déchargeant sur elle du souci de tout régler. Et il était avec Clotilde, sous les platanes, dans leur unique joie de vivre, rafraîchis délicieusement par l'éternelle chanson de la source, lorsque la servante revint, effarée, en proie à une émotion extraordinaire.

Elle ne put parler tout de suite; tellement le souffle lui manquait.

—Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu!… Monsieur Grandguillot est parti!

Pascal ne comprit pas d'abord.

—Eh bien! ma fille, rien ne presse, vous y retournerez un autre jour.

—Mais non! mais non! il est parti, entendez-vous, parti tout à fait….

Et, comme dans la rupture d'une écluse, les mots jaillirent, sa violente émotion se vida.

—J'arrive dans la rue, je vois de loin du monde devant la porte…. Le petit froid me prend, je sens qu'il est arrivé un malheur. Et la porte fermée, pas une persienne ouverte, une maison de mort…. Tout de suite, le monde m'a dit qu'il avait filé, qu'il ne laissait pas un sou, que c'était la ruine pour les familles….

Elle posa le reçu sur la table de pierre.

—Tenez! le voilà, votre papier! C'est fini, nous n'avons plus un sou nous allons mourir de faim!

Les larmes la gagnaient, elle pleura à gros sanglots, dans la détresse de son coeur d'avare; éperdue de cette perte d'une fortune et tremblante devant la misère menaçante.

Clotilde était restée saisie, ne parlant pas, les yeux sur Pascal, qui semblait surtout incrédule, au premier moment. Il tâcha de calmer Martine: Voyons! voyons! il ne fallait pas se frapper ainsi. Si elle ne savait l'affaire que par les gens de la rue; elle ne rapportait peut-être bien que des commérages, exagérant tout. M. Grandguillot en fuite, M. Grandguillot voleur, cela éclatait comme une chose monstrueuse, impossible. Un homme d'une si grande honnêteté! une maison aimée et respectée de tout Plassans, depuis plus d'un siècle! L'argent était là, disait-on, plus solide qu'à la Banque de France.

—Réfléchissez, Martine, une catastrophe pareille ne se produirait pas en coup de foudre, il y aurait eu de mauvais bruits avant-coureurs…. Que diable! toute une vieille probité ne croule pas en une nuit.

Alors, elle eut un geste désespéré.

—Eh! monsieur, c'est ce qui fait mon chagrin, parce que, voyez-vous, ça me rend un peu responsable…. Moi, voilà des semaines que j'entends circuler des histoires…. Vous autres, naturellement vous n'entendez rien, vous ne savez pas si vous vivez….

Pascal et Clotilde eurent un sourire, car c'était bien vrai qu'ils s'aimaient hors du monde, si loin, si haut, que pas un des bruits ordinaires de l'existence ne leur parvenait.

—Seulement, comme elles étaient très vilaines, ces histoires, je n'ai pas voulu vous en tourmenter, j'ai cru qu'on mentait.

Elle finit par raconter que, si les uns accusaient simplement M. Grandguillot d'avoir joué à la Bourse, d'autres affirmaient qu'il avait des femmes, à Marseille. Enfin, des orgies, des passions abominables. Et elle se remit à sangloter.

—Mon Dieu! mon Dieu! qu'est-ce que nous allons devenir? Nous allons donc mourir de faim!

Ébranlé alors, ému de voir des larmes emplir aussi les yeux de Clotilde, Pascal tâcha de se rappeler, de faire un peu de lumière dans son esprit. Jadis, au temps où il exerçait à Plassans, c'était en plusieurs fois qu'il avait déposé chez M. Grandguillot les cent vingt mille francs dont la rente lui suffisait, depuis seize ans déjà; et, chaque fois, le notaire lui avait donné un reçu de la somme déposée. Cela, sans doute, lui permettrait d'établir sa situation de créancier personnel. Puis, un souvenir vague se réveilla au fond de sa mémoire: sans qu'il pût, préciser la date, sur la demande et à la suite de certaines explications du notaire, il lui avait remis une procuration à l'effet d'employer tout ou partie de son argent en placements hypothécaires; et il était même certain que, sur cette procuration, le nom du mandataire était resté en blanc. Mais il ignorait si l'on avait fait usage de cette pièce, il ne s'était jamais préoccupé de savoir comment ses fonds pouvaient être placés.

De nouveau, son angoisse d'avare fit jeter ce cri à Martine:

—Ah! monsieur, vous êtes bien puni par où vous avez péché! Est-ce qu'on abandonne son argent comme ça! Moi, entendez-vous! je sais mon compte à un centime près, tous les trois mois, et je vous dirais sur le bout du doigt les chiffres et les titres.

Dans sa désolation, un sourire inconscient était monté à sa face. C'était sa lointaine et entêtée passion satisfaite, ses quatre cents francs de gages à peine écornés, économisés, placés pendant trente ans, aboutissant enfin, par l'accumulation des intérêts, à l'énorme somme d'une vingtaine de mille francs. Et ce trésor était intact, solide, déposé à l'écart, dans un endroit sûr, que personne ne connaissait. Elle en rayonnait d'aise, elle évita d'ailleurs d'insister davantage.

Pascal se récriait.

—Eh! qui vous dit que tout notre argent est perdu! Monsieur Grandguillot avait une fortune personnelle, il n'a pas emporté, je pense, sa maison et ses propriétés. On verra, on tirera les affaires au clair, je ne puis m'habituer à le croire un simple voleur…. Le seul ennui est qu'il va falloir attendre..

Il disait ces choses pour rassurer Clotilde, dont il voyait croître l'inquiétude. Elle le regardait, elle regardait la Souleiade, autour d'eux, seulement préoccupée de son bonheur, à lui, dans l'ardent désir de toujours vivre là, comme par le passé, de l'aimer toujours, au fond de cette solitude amie. Et lui-même, à vouloir la calmer, était repris de sa belle insouciance, n'ayant jamais vécu pour l'argent, ne s'imaginant pas qu'on pouvait en manquer et en souffrir.

—Mais j'en ai de l'argent! finit-il par crier. Qu'est-ce qu'elle raconte donc, Martine, que nous n'avons plus un sou et que nous allons mourir de faim!

Et, gaiement, il se leva, il les força toutes les deux à le suivre.

—Venez, venez donc! Je vais vous eu montrer, de l'argent! Et j'en donnerai à Martine, pour qu'elle nous fasse un bon dîner, ce soir.

En haut, dans sa chambre, devant elles, il abattit triomphalement le tablier du secrétaire. C'était là, au fond d'un tiroir, qu'il avait, pendant près de seize ans, jeté les billets et l'or que ses derniers clients lui apportaient d'eux-mêmes, sans qu'il leur réclamât jamais rien. Et jamais non plus il n'avait su exactement le chiffre de son petit trésor, prenant à son gré, pour son argent de poche, ses expériences, ses aumônes, ses cadeaux. Depuis quelques mois, il faisait au secrétaire de fréquentes et sérieuses visites. Mais il était tellement habitué à y trouver les sommes dont il avait besoin, après des années de naturelle sagesse, presque nulles comme dépenses; qu'il avait fini par croire ses économies inépuisables.

Aussi riait-il d'aise.

-Vous allez voir! vous allez voir!

Et il resta confondu, lorsque, à la suite de fouilles fiévreuses parmi un amas de notes et de factures, il ne put réunir qu'une somme de six cent quinze francs, deux billets de cent francs, quatre cents francs en or, et quinze francs en petite monnaie. Il secouait les autres papiers, il passait les doigts dans les coins du tiroir, en se récriant.

—Mais ce c'est pas possible! mais il y en a toujours eu, il y en avait encore des tas, ces jours-ci!… Il faut que ce soient toutes ces vieilles factures qui m'aient trompé. Je vous jure que, l'autre semaine, j'en ai vu, j'en ai touché beaucoup.

Il était d'une bonne foi si amusante, il s'étonnait avec une telle sincérité de grand enfant, que Clotilde ne put s'empêcher de rire. Ah! ce pauvre maître, quel homme d'affaires pitoyable! Puis, comme elle remarqua l'air fâché de Martine, son absolu désespoir devant ce peu d'argent qui représentait maintenant leur vie à tous les trois, elle fut prise d'un attendrissement désolé, ses yeux se mouillèrent, tandis qu'elle murmurait:

—Mon Dieu! c'est pour moi que tu as tout dépensé, c'est moi la ruine, la cause unique, si nous n'avons plus rien!

En effet, il avait oublié l'argent pris pour les cadeaux. La fuite était là, évidemment. Cela le rasséréna de comprendre. Et, comme, dans sa douleur, elle parlait de tout rendre aux marchands, il s'irrita.

—Ce que je t'ai donné, le rendre! Mais ce serait un peu de mon coeur que tu rendrais avec! Non, non, je mourrais de faim à côté, je te veux telle que je t'ai voulue!

Puis, confiant, voyant s'ouvrir un avenir illimité:

—D'ailleurs, ce n'est pas encore ce soir que nous mourrons de faim, n'est-ce pas, Martine?… Avec ça, nous irons loin.

Martine hocha la tête. Elle s'engageait bien à aller deux mois avec ça, peut-être trois, si l'on était très raisonnable, mais pas davantage. Autrefois, le tiroir était alimenté, de l'argent arrivait toujours un peu; tandis que, maintenant, les rentrées étaient complètement nulles, depuis que monsieur abandonnait ses malades. Il ne fallait donc pas compter sur une aide, venue du dehors. Et elle conclut, en disant:

—Donnez-moi les deux billets de cent francs. Je vais tâcher de les faire durer tout un mois. Ensuite, nous verrons…. Mais soyez bien prudent, ne touchez pas aux quatre cents francs d'or, fermez le tiroir et ne le rouvrez plus.

—Oh! ça, cria le docteur, tu peux être tranquille! Je me couperais plutôt la main.

Tout fut ainsi réglé. Martine gardait la libre disposition de ces ressources dernières; et l'on pouvait se fier à son économie, on était sûr qu'elle rognerait sur les centimes. Quant à Clotilde, qui n'avait jamais eu de bourse personnelle, elle ne devait même pas s'apercevoir du manque d'argent. Seul, Pascal souffrirait de n'avoir plus son trésor ouvert, inépuisable; mais il s'était formellement engagé à tout faire payer par la servante.

—Ouf! voilà de la bonne besogne! dit-il, soulagé, heureux, comme s'il venait d'arranger une affaire considérable, qui assurait pour toujours leur existence.

Une semaine s'écoula, rien ne semblait changé à la Souleiade. Dans le ravissement de leur tendresse, ni Pascal ni Clotilde ne paraissaient plus se douter de la misère menaçante. Et, un matin que celle-ci était sortie avec Martine, pour l'accompagner au marché, le docteur, resté seul, reçut une visite, qui le remplit d'abord d'une sorte de terreur. C'était la revendeuse qui lui avait vendu le corsage en vieux point d'Alençon, cette merveille, son premier cadeau. Il se sentait si faible contre une tentation possible, qu'il en tremblait. Avant même que la marchande eût prononcé une parole, il se défendit: non! non! il ne pouvait, il ne voulait rien acheter; et, les mains en avant, il l'empêchait de rien sortir de son petit sac de cuir. Elle pourtant, très grasse et affable, souriait, certaine de la victoire. D'une voix continue, enveloppante, elle se mit à parler, à lui conter une histoire: oui! une dame qu'elle ne pouvait pas nommer, une des dames les plus distinguées de Plassans, frappée d'un malheur, réduite à se défaire d'un bijou; puis, elle s'étendit sur la superbe occasion, un bijou qui avait coûté plus de douze cents francs, qu'on se résignait à laisser pour cinq cents. Sans hâte, elle avait ouvert son sac, malgré l'effarement, l'anxiété croissante du docteur; elle en tira une mince chaîne de cou, garnie par devant de sept perles, simplement; mais les perles avaient une rondeur, un éclat, une limpidité admirables. Cela était très fin, très pur, d'une fraîcheur exquise. Tout de suite, il l'avait vu, ce collier, au cou délicat de Clotilde, comme la parure naturelle de cette chair de soie, dont il gardait, à ses lèvres, le goût de fleur. Un autre bijou l'aurait inutilement chargé, ces perles ne diraient que sa jeunesse. Et, déjà, il l'avait pris entre ses doigts frémissants, il éprouvait une mortelle peine à l'idée de le rendre. Pourtant, il se défendait toujours, jurait qu'il n'avait pas cinq cents francs, tandis que la marchande continuait, de sa voix égale, à faire valoir le bon marché, qui était réel. Après un quart d'heure encore, quand elle crut le tenir, elle voulut bien, tout d'un coup, laisser le collier à trois cents francs; et il céda, sa folie du don fut la plus forte, son besoin de faire plaisir, de parer son idole, lorsqu'il alla prendre les quinze pièces d'or, dans le tiroir, pour les compter à la marchande, il était convaincu que les affaires s'arrangeraient, chez le notaire, et qu'on aurait bientôt beaucoup d'argent.

Alors, dès que Pascal se retrouva seul, avec le bijou dans sa poche, il fut pris d'une joie d'enfant, il prépara sa petite surprise, en attendant le retour de Clotilde, bouleversé d'impatience. Et, quand il l'aperçut, son coeur battit à se rompre. Elle avait très chaud, l'ardent soleil d'août embrasait le ciel. Aussi voulut-elle changer de robe, heureuse cependant de sa promenade, racontant avec des rires le bon marché que Martine venait de faire, deux pigeons pour dix-huit sous. Lui, suffoqué par l'émotion, l'avait suivie dans sa chambre; et, comme elle n'était plus qu'en jupon, les bras nus, les épaules nues, il affecta de remarquer quelque chose à son cou.

-Tiens! qu'est-ce que tu as donc là? Fais voir.

Il cachait le collier dans sa main, il parvint à le lui mettre, en feignant de promener ses doigts, pour s'assurer qu'elle n'avait rien. Mais elle se débattait, gaiement.

—Finis donc! Je sais bien qu'il n'y a rien…. Voyons, qu'est-ce que tu trafiques, qu'est-ce que tu as qui me chatouille?

D'une étreinte, il la saisit, il la mena devant la grande psyché, où elle se vit toute. A son cou, la mince chaîne n'était qu'un fil d'or, et elle aperçut les sept perles comme des étoiles laiteuses, nées là et doucement luisantes sur la soie de sa peau. C'était enfantin et délicieux. Tout de suite, elle eut un rire charmé, un roucoulement de colombe coquette qui se rengorge.

—Oh! maître, maître! que tu es bon!… Tu ne penses donc qu'à moi?…
Comme tu me rends heureuse!

Et la joie qu'elle avait dans les yeux, cette joie de femme et d'amante, ravie d'être belle, d'être adorée, le récompensait divinement de sa folie.

Elle avait renversé la tête, rayonnante, et elle tendait les lèvres. Il se pencha, ils se baisèrent.

—Tu es contente?

—Oh! oui, maître, contente, contente!… C'est si doux, si pur, les perles! Et celles-ci me vont si bien!

Un instant encore, elle s'admira dans la glace, innocemment vaniteuse de la fleur blonde de sa peau, sous les gouttes nacrées des perles. Puis, cédant à un besoin de se montrer, entendant remuer la servante dans la salle voisine, elle s'échappa, courut à elle, en jupon, la gorge nue.

—Martine! Martine! Vois donc ce que maître vient de me donner!… Hein, suis-je belle!

Mais, à la mine sévère, subitement terreuse de la vieille fille, sa joie fut gâtée. Peut-être eut-elle conscience du déchirement jaloux que son éclatante jeunesse produisait chez cette pauvre créature, usée dans la résignation muette de sa domesticité, en adoration devant son maître. Ce ne fut là, d'ailleurs, que le premier mouvement d'une seconde, inconscient pour l'une, à peine soupçonné par l'autre; et ce qui restait, c'était la désapprobation visible de la servante économe, le cadeau coûteux regardé de travers et condamné.

Clotilde fut saisie d'un petit froid.

—Seulement, murmura-t-elle, maître a encore fouillé dans son secrétaire…. C'est très cher, les perles, n'est-ce pas?

Pascal, gêné à son tour, se récria, expliqua l'occasion superbe, conta la visite de la revendeuse, en un flot de paroles. Une bonne affaire incroyable: on ne pouvait pas ne pas acheter.

—Combien? interrogea la jeune fille, avec une véritable anxiété.

—Trois cents francs.

Et Martine, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, terrible dans son silence, ne put retenir ce cri:

—Bon Dieu! de quoi vivre six semaines, et nous n'avons pas de pain!

De grosses larmes jaillirent des yeux de Clotilde. Elle aurait arraché le collier de son cou, si Pascal ne l'en avait empêchée. Elle parlait de le rendre sur-le-champ, elle bégayait, éperdue:

—C'est vrai, Martine a raison…. Maître est fou, et je suis folle moi-même, à garder ça une minute, dans la situation où nous sommes…. Il me brûlerait la peau. Je t'en supplie, laisse-le-moi reporter.

Jamais il ne voulut y consentir. Il se désolait avec elles deux, reconnaissait sa faute, criait qu'il était incorrigible, qu'on aurait du lui enlever tout l'argent. Et il courut au secrétaire, apporta les cent francs qui lui restaient, força Martine à les prendre.

—Je vous dis que je ne veux plus avoir un sou! Je le dépenserais encore…. Tenez! Martine, vous êtes la seule raisonnable. Vous ferez durer l'argent, j'en suis bien convaincu, jusqu'à ce que nos affaires soient arrangées…. Et toi, chérie, garde ça, ne me fais point de peine. Embrasse-moi, va t'habiller.

Il ne fut plus question de cette catastrophe. Mais Clotilde avait gardé le collier au cou, sous sa robe; et cela était d'une discrétion charmante, ce petit bijou si fin, si joli, ignoré de tous, qu'elle seule sentait sur elle. Parfois, dans leur intimité, elle souriait à Pascal, elle sortait vivement les perles de son corsage, pour les lui montrer, sans une parole; et, du même geste prompt, elle les remettait sur sa gorge tiède, délicieusement émue. C'était leur folie qu'elle lui rappelait; avec une gratitude confuse, un rayonnement de joie toujours aussi vive. Jamais plus elle ne les quitta.

Une vie de gêne, douce malgré tout, commença dès lors. Martine avait fait un inventaire exact des ressources de la maison, et c'était désastreux. Seule, la provision de pommes de terre promettait d'être sérieuse. Par une malechance, la jarre d'huile tirait à sa fin, de même que le dernier tonneau de vin s'épuisait. La Souleiade, n'ayant plus ni vignes ni oliviers, ne produisait guère que quelques légumes et un peu de fruits, des poires qui n'étaient pas mûres, du raisin de treille qui allait être l'unique régal. Enfin, il fallait quotidiennement acheter le pain et la viande. Aussi, dès le premier jour, la servante rationna-t-elle Pascal et Clotilde, supprimant les anciennes douceurs, les crèmes, les pâtisseries, réduisant les plats à la portion congrue. Elle avait repris toute son autorité d'autrefois, elle les traitait en enfants, qu'elle ne consultait même plus sur leurs désirs ni sur leurs goûts. C'était elle qui réglait les menus, qui savait mieux qu'eux ce dont ils avaient besoin, maternelle d'ailleurs, les entourant de soins infinis, faisant ce miracle de leur donner encore de l'aisance pour leur pauvre argent, ne les bousculant parfois que dans leur intérêt, comme on bouscule les gamins qui ne veulent pas manger leur soupe. Et il semblait que cette singulière maternité, cette immolation dernière, cette paix de l'illusion dont elle entourait leurs amours, la contentait un peu elle aussi, la tirait du sourd désespoir où elle était tombée. Depuis qu'elle veillait ainsi sur eux, elle avait retrouvé sa petite figure blanche de nonne vouée au célibat, ses calmes yeux couleur de cendre. Lorsque, après les éternelles pommes de terre, la petite côtelette de quatre sons, perdue au milieu des légumes, elle arrivait, certains jours, sans compromettre son budget, à leur servir des crêpes, elle triomphait, elle riait de leurs rires.

Pascal et Clotilde trouvaient tout très bien, ce qui ne les empêchait pas de la plaisanter, quand elle n'était pas là. Les anciennes moqueries sur son avarice recommençaient, ils prétendaient qu'elle comptait les grains de poivre, tant de grains par chaque plat, histoire de les économiser. Quand les pommes de terre manquaient par trop d'huile, quand les côtelettes se réduisaient à une bouchée, ils échangeaient un vif coup d'oeil, ils attendaient qu'elle fût sortie, pour étouffer leur gaieté dans leur serviette. Ils s'amusaient de tout, ils riaient de leur misère.

A la fin du premier mois, Pascal songea aux gages de Martine. D'habitude, elle prélevait elle-même ses quarante francs sur la bourse commune qu'elle tenait.

—Ma pauvre fille, lui dit-il un soir, comment allez-vous faire, pour vos gages, puisqu'il n'y a plus d'argent?

Elle resta un instant, les yeux à terre, l'air consterné.

—Dame! monsieur, il faudra bien que j'attende.

Mais il voyait qu'elle ne disait pas tout, qu'elle avait eu l'idée d'un arrangement, dont elle ne savait de quelle façon lui faire l'offre. Et il l'encouragea.

—Alors, du moment que monsieur y consentirait, j'aimerais mieux que monsieur me signât un papier..

—Comment, un papier?

—Oui, un papier où monsieur, chaque mois, dirait qu'il me doit quarante francs.

Tout de suite, Pascal lui fit le papier, et elle en fut très heureuse, elle le serra avec soin, comme du bel et bon argent. Cela, évidemment, la tranquillisait. Mais ce papier devint, pour le docteur et sa compagne, un nouveau sujet d'étonnement et de plaisanterie. Quel était donc l'extraordinaire pouvoir de l'argent sur certaines âmes? Cette vieille fille qui les servait à genoux, qui l'adorait surtout, lui, au point de lui avoir donné sa vie, et qui prenait cette garantie imbécile, ce chiffon de papier sans valeur, s'il ne pouvait la payer!

Du reste, ni Pascal ni Clotilde n'avaient eu, jusque-là, un grand mérite à garder leur sérénité dans l'infortune, car ils ne sentaient pas celle-ci. Ils vivaient au-dessus, plus loin, plus haut, dans l'heureuse et riche contrée de leur passion. A table, ils ignoraient ce qu'ils mangeaient, ils pouvaient faire le rêve de mets princiers, servis sur des plats d'argent. Autour d'eux, ils n'avaient pas conscience du dénuement qui croissait, de la servante affamée, nourrie de leurs miettes; et ils marchaient par la maison vide comme à travers un palais tendu de soie, regorgeant de richesses. Ce fut certainement l'époque la plus heureuse de leurs amours. La chambre était un monde, la chambre tapissée de vieille indienne, couleur d'aurore, où ils ne savaient comment épuiser l'infini, le bonheur sans fin d'être aux bras l'un de l'autre. Ensuite, la salle de travail gardait les bons souvenirs du passé, à ce point qu'ils y vivaient les journées, comme drapés luxueusement dans la joie d'y avoir déjà vécu si longtemps ensemble. Puis, dehors, au fond des moindres coins de la Souleiade, c'était le royal été qui dressait sa tente bleue, éblouissante d'or. Le matin, le long des allées embaumées de la pinède, à midi, sous l'ombre noire des platanes, rafraîchie par la chanson de la source, le soir, sur la terrasse qui se refroidissait ou sur l'aire encore tiède, baignée du petit jour bleu des premières étoiles, ils promenaient avec ravissement leur existence de pauvres, dont la seule ambition était de vivre toujours ensemble, dans l'absolu dédain de tout le reste. La terre était à eux, et les trésors, et les fêtes, et les souverainetés, du moment qu'ils se possédaient.

Vers la fin d'août, cependant, les choses se gâtèrent encore. Ils avaient parfois des réveils inquiets, au milieu de cette vie sans liens ni devoirs, sans travail, qu'ils sentaient si douce, mais impossible, mauvaise à toujours vivre. Un soir, Martine leur déclara qu'elle n'avait plus que cinquante francs, et qu'on aurait du mal à vivre deux semaines, en cessant de boire du vin. D'autre part, les nouvelles devenaient graves, le notaire Grandguillot était décidément insolvable, les créanciers personnels eux-mêmes ne toucheraient pas un sou. D'abord, on avait pu compter sur la maison et deux fermes que le notaire en fuite laissait forcément derrière lui; mais il était certain, maintenant, que ces propriétés se trouvaient mises au nom de sa femme; et, pendant que lui, en Suisse, disait-on, jouissait de la beauté des montagnes, celle-ci occupait une des fermes, qu'elle faisait valoir, très calme, loin des ennuis de leur déconfiture. Plassans bouleversé racontait que la femme tolérait les débordements du mari, jusqu'à lui permettre les deux maîtresses qu'il avait emmenées au bord des grands lacs. Et Pascal, avec son insouciance habituelle, négligeait même d'aller voir le procureur de la république, pour causer de son cas, suffisamment renseigné par tout ce qu'on lui racontait, demandant à quoi bon remuer cette vilaine histoire, puisqu'il n'y avait plus rien de propre ni d'utile à en tirer.

Alors, à la Souleiade, l'avenir apparut menaçant. C'était la misère noire, à bref délai. Et Clotilde, très raisonnable au fond, fut la première à trembler. Elle gardait sa gaieté vive, tant que Pascal était la; mais, plus prévoyante que lui, dans sa tendresse de femme, elle tombait à une véritable terreur, dès qu'il la quittait un instant, se demandant ce qu'il deviendrait, à son âge, chargé d'une maison si lourde. Tout un plan l'occupa en secret pendant plusieurs jours, celui de travailler, de gagner de l'argent, beaucoup d'argent, avec ses pastels. On s'était récrié tant de fois devant son talent singulier et si personnel, qu'elle mit Martine dans sa confidence et la chargea, un beau matin, d'aller offrir plusieurs de ses bouquets chimériques au marchand de couleurs du cours Sauvaire, qui était, affirmait-on, en relation de parenté avec un peintre de Paris. La condition formelle était de ne rien exposer à Plassans, de tout expédier au loin. Mais le résultat fut désastreux, le marchand resta effrayé devant l'étrangeté de l'invention, la fougue débridée de la facture, et il déclara que jamais ça ne se vendrait. Elle en fut désespérée, de grosses larmes lui vinrent aux yeux. A quoi servait-elle? c'était un chagrin et une honte, de n'être bonne à rien! Et il fallut que la servante la consolât, lui expliquât que toutes les femmes sans doute ne naissent pas pour travailler, que les unes poussent comme les fleurs dans les jardins, pour sentir bon, tandis que les autres sont le blé de la terre, qu'on écrase et qui nourrit.

Cependant, Martine ruminait un autre projet qui était de décider le docteur à reprendre sa clientèle. Elle finit par en parler à Clotilde, qui, tout de suite, lui montra les difficultés, l'impossibilité presque matérielle d'une pareille tentative. Justement, elle en avait causé avec Pascal, la veille encore. Lui aussi se préoccupait, songeait au travail, comme à l'unique chance de salut. L'idée de rouvrir un cabinet de consultation devait lui venir la première. Mais il était depuis si longtemps le médecin des pauvres! Comment oser se faire payer, lorsqu'il y avait tant d'années déjà qu'il ne réclamait plus d'argent? Puis, n'était-ce pas trop tard, à son âge, pour recommencer une carrière? sans compter les histoires absurdes qui couraient sur lui, toute cette légende de génie à demi fêlé qu'on lui avait faite. Il ne retrouverait pas un client, ce serait une cruauté inutile que de le forcer à un essai, dont il reviendrait sûrement le coeur meurtri et les mains vides. Clotilde, au contraire, s'employait toute, pour l'en détourner; et Martine comprit ces bonnes raisons, s'écria, elle aussi, qu'il fallait l'empêcher de courir le risque d'un si gros chagrin. D'ailleurs, en causant, une idée nouvelle lui était poussée, au souvenir d'un ancien registre découvert par elle dans une armoire, et sur lequel, autrefois, elle avait inscrit les visites du docteur. Beaucoup de gens n'avaient jamais payé, de sorte qu'une liste de ceux-ci occupait deux grandes pages du registre. Pourquoi donc, maintenant qu'on était malheureux, n'aurait-on pas exigé de ces gens les sommes qu'ils devaient? On pouvait bien agir sans en parler à monsieur, qui avait toujours refusé de s'adresser à la justice. Et, cette fois, Clotilde lui donna raison. Ce fut tout un complot: elle-même releva les créances, prépara les notes, que la servante alla porter. Mais nulle part elle ne toucha un sou, on lui répondit de porte en porte qu'on examinerait, qu'on passerait chez le docteur. Dix jours s'écoulèrent, personne ne vint, il n'y avait plus à la maison que six francs, de quoi vivre deux ou trois jours encore.

Martine, le lendemain, comme elle rentrait les mains vides, d'une nouvelle démarche chez un ancien client, prit Clotilde à part, pour lui raconter qu'elle venait de causer avec madame Félicité, au coin de la rue de la Banne. Celle-ci, sans doute, la guettait. Elle ne remettait toujours pas les pieds à la Souleiade. Même le malheur qui frappait son fils, cette perte brusque d'argent dont parlait toute la ville, ne l'avait pas rapprochée de lui. Mais elle attendait dans un frémissement passionné, elle ne gardait son attitude de mère rigoriste, ne pactisant pas avec certaines fautes, que certaine de tenir enfin Pascal à sa merci, comptant bien qu'il allait être forcé de l'appeler à son aide, un jour ou l'autre. Quand il n'aurait plus un sou, qu'il frapperait à sa porte, elle dicterait ses conditions, le déciderait au mariage avec Clotilde, ou mieux encore exigerait le départ de celle-ci. Pourtant, les journées passaient, elle ne le voyait pas venir. Et c'était pourquoi elle avait arrêté Martine, prenant une mine apitoyée, demandant des nouvelles, paraissant s'étonner qu'on n'eût point recours à sa bourse, tout en donnant à comprendre que sa dignité l'empêchait de faire le premier pas.

—Vous devriez en parler à monsieur et le décider, conclut la servante. En effet, pourquoi ne s'adresserait-il pas à sa mère? Ce serait tout naturel.

Clotilde se révolta.

—Oh! jamais! je ne me charge pas d'une commission pareille. Maître se fâcherait, et il aurait raison. Je crois bien qu'il se laisserait mourir de faim plutôt que de manger le pain de grand'mère.

Alors, le surlendemain soir, au dîner, comme Martine leur servait un reste de bouilli, elle les prévint.

—Je n'ai plus d'argent, monsieur, et demain il n'y aura que des pommes de terre, sans huile ni beurre…. Voici trois semaines que vous buvez de l'eau. Maintenant, il faudra se passer de viande.

Ils s'égayèrent, ils plaisantèrent encore.

—Vous avez du sel, ma brave fille?

—Oh! ça, oui, monsieur, encore un peu.

—Eh bien! des pommes de terre avec du sel, c'est très bon quand on a faim.

Elle retourna dans sa cuisine, et tout bas ils reprirent leurs moqueries sur son extraordinaire avarice. Jamais elle n'aurait offert de leur avancer dix francs, elle qui avait son petit trésor caché quelque part, dans un endroit solide que personne ne connaissait. D'ailleurs, ils en riaient, sans lui en vouloir, car elle ne devait pas plus songer à cela qu'à décrocher les étoiles, pour les leur servir.

La nuit, pourtant, dès qu'ils se furent couchés, Pascal sentit Clotilde fiévreuse, tourmentée d'insomnie. C'était d'habitude ainsi, aux bras l'un de l'autre, dans les tièdes ténèbres, qu'il la confessait; et elle osa lui dire son inquiétude pour lui, pour elle, pour la maison entière. Qu'allaient-ils devenir, sans ressources aucunes? Un instant, elle fut sur le point de lui parler de sa mère. Puis, elle n'osa pas, elle se contenta de lui avouer les démarches qu'elles avaient faites, Martine et elle: l'ancien registre retrouvé, les notes relevées et envoyées, l'argent réclamé partout, inutilement. Dans d'autres circonstances, il aurait eu, à cet aveu, un grand chagrin et une grande colère, blessé de ce qu'on avait agi sans lui, en allant contre l'attitude de toute sa vie professionnelle. Il resta silencieux d'abord, très ému, et cela suffisait à prouver quelle était par moments son angoisse secrète, sous cette insouciance de la misère qu'il montrait. Puis, il pardonna à Clotilde en la serrant éperdument contre sa poitrine, il finit par dire qu'elle avait bien fait, qu'on ne pouvait pas vivre plus longtemps de la sorte. Ils cessèrent de parler, mais elle le sentait qui ne dormait pas, qui cherchait comme elle un moyen de trouver l'argent nécessaire aux besoins quotidiens. Telle fut leur première nuit malheureuse, une nuit de souffrance commune, où elle, se désespérait du tourment qu'il se faisait, où lui, ne pouvait tolérer l'idée de la savoir sans pain.

Au déjeuner, le lendemain, ils ne mangèrent que des fruits. Le docteur était resté muet toute la matinée, en proie à un visible combat. Et ce fut seulement vers trois heures qu'il prit une résolution.

—Allons, il faut se remuer, dit-il à sa compagne. Je ne veux pas que tu jeûnes, ce soir encore…. Va mettre un chapeau, nous sortons ensemble.

Elle le regardait, attendant de comprendre.

—Oui, puisqu'on nous doit de l'argent et qu'on n'a pas voulu vous le donner, je vais aller voir si on me le refuse, à moi aussi.

Ses mains tremblaient, cette idée de se faire payer de la sorte, après tant d'années, devait lui coûter affreusement; mais il s'efforçait de sourire, il affectait toute une bravoure. Et elle, qui sentait, au bégaiement de sa voix, la profondeur de son sacrifice, en éprouva une violente émotion.

—Non! non! maître, n'y va pas, si cela te fait trop de peine…. Martine pourrait y retourner.

Mais la servante, qui était là, approuvait beaucoup monsieur, au contraire.

—Tiens! pourquoi donc monsieur n'irait-il pas? Il n'y a jamais de honte à réclamer ce qu'on vous doit…. N'est-ce pas? chacun le sien…. Je trouve ça très bien, moi, que monsieur montre enfin qu'il est un homme.

Alors, de même que jadis, aux heures de félicité, le vieux roi David, ainsi que Pascal se nommait parfois en plaisantant, sortit au bras d'Abisaïg. Ni l'un ni l'autre n'étaient encore en haillons, lui avait toujours sa redingote correctement boutonnée, tandis qu'elle portait sa jolie robe de toile, à pois rouges; mais le sentiment de leur misère sans doute les diminuait, leur faisait croire qu'ils n'étaient plus que deux pauvres, tenant peu de place, filant modestement le long des maisons. Les rues ensoleillées étaient presque vides. Quelques regards les gênèrent; et ils ne hâtaient pas leur marche, tellement leur coeur se serrait.

Pascal voulut commencer par un ancien magistrat, qu'il avait soigné pour une affection des reins. Il entra, après avoir laissé Clotilde sur un banc du cours Sauvaire. Mais il fut très soulagé, lorsque le magistrat, prévenant sa demande, lui expliqua qu'il touchait ses rentes en octobre et qu'il le payerait alors. Chez une vieille dame, une septuagénaire, paralytique, ce fut autre chose: elle s'offensa qu'on lui eût envoyé sa note par une domestique qui n'avait pas été polie; si bien qu'il s'empressa de lui présenter ses excuses, en lui donnant tout le temps qu'elle désirerait. Puis, il monta les trois étages d'un employé aux contributions, qu'il trouva souffrant encore, aussi pauvre que lui, à ce point qu'il n'osa même pas formuler sa demande. De là, défilèrent à la suite une mercière, la femme d'un avocat, un marchand d'huile, un boulanger, tous des gens à leur aise; et tous l'évincèrent, les uns sous des prétextes, les autres en ne le recevant pas; il y en eut même un qui affecta de ne pas comprendre. Restait la marquise de Valqueyras, l'unique représentante d'une très ancienne famille, fort riche et d'une avarice célèbre, veuve, avec une fillette de dix ans. Il l'avait gardée pour la dernière, car elle l'effrayait beaucoup. Il finit par sonner à son antique hôtel, au bas du cours Sauvaire, une construction monumentale, du temps de Mazarin. Et il y demeura si longtemps, que Clotilde, qui se promenait sous les arbres, fut prise d'inquiétude.

Enfin, quand il reparut, au bout d'une grande demi-heure, elle plaisanta, soulagée.

—Quoi donc? elle n'avait pas de monnaie?

Mais, chez celle-là encore, il n'avait rien touché. Elle s'était plainte de ses fermiers, qui ne la payaient plus.

—Imagine-toi, continua-t-il pour expliquer sa longue absence, la fillette est malade. Je crains que ce ne soit un commencement de fièvre muqueuse…. Alors, elle a voulu me la montrer, et j'ai examiné cette pauvre petite….

Un invincible sourire montait aux lèvres de Clotilde.

—Et tu as laissé une consultation?

—Sans doute, pouvais-je faire autrement?

Elle lui avait repris le bras, très émue, et il la sentit qui le serrait fortement sur son coeur. Un instant, ils marchèrent au hasard. C'était fini, il ne leur restait qu'à rentrer chez eux, les mains vides. Mais lui refusait, s'obstinait à vouloir pour elle autre chose que les pommes de terre et l'eau qui les attendaient. Quand ils eurent remonté le cours Sauvaire, ils tournèrent à gauche, dans la ville neuve; et il semblait que le malheur s'acharnait, les emportant à la dérive.

—Écoute, dit-il enfin, j'ai une idée…. Si je m'adressais à Ramond, il nous prêterait volontiers mille francs, qu'on lui rendrait, lorsque nos affaires seront arrangées.

Elle ne répondit pas tout de suite. Ramond, qu'elle avait repoussé, qui était marié maintenant, installé dans une maison de la ville neuve, en passe d'être le beau médecin à la mode et de gagner une fortune! Elle le savait heureusement d'esprit droit, de coeur solide. S'il n'était pas revenu les voir, c'était à coup sûr par discrétion. Lorsqu'il les rencontrait, il les saluait d'un air si émerveillé, si content de leur bonheur!

—Est-ce que ça te gêne? demanda ingénument Pascal, qui aurait ouvert au jeune médecin sa maison, sa bourse, son coeur.

Alors, elle se hâta de répondre.

—Non, non!… Il n'y a jamais eu entre nous que de l'affection et de la franchise. Je crois que je lui ai fait beaucoup de peine, mais il m'a pardonné…. Tu as raison, nous n'avons pas d'autre ami, c'est à Ramond qu'il faut nous adresser.

La malechance les poursuivait, Ramond était absent, en consultation à Marseille, d'où il ne devait revenir que le lendemain soir; et ce fut la jeune madame Ramond qui les reçut, une ancienne amie de Clotilde, dont elle était la cadette, de trois ans. Elle parut un peu gênée, se montra pourtant fort aimable. Mais le docteur, naturellement, ne fit pas sa demande, et se contenta d'expliquer sa visite, en disant que Ramond lui manquait.

Dans la rue, de nouveau, Pascal et Clotilde se sentirent seuls et perdus. Où se rendre, maintenant? quelle tentative faire? Et ils durent se remettre à marcher, au petit bonheur.

—Maître, je ne t'ai pas dit, osa murmurer Clotilde, il paraît que Martine a rencontré grand'mère…. Oui, grand'mère s'est inquiétée de nous, lui a demandé pourquoi nous n'allions pas chez elle, si nous étions dans le besoin…. Et, tiens! voilà sa porte là-bas….

En effet, ils étaient rue de la Banne, on apercevait l'angle de la place de la Sous-Préfecture. Mais il venait de comprendre, il la faisait taire.

—Jamais, entends-tu!… Et toi-même, tu n'irais pas. Tu me dis cela, parce que tu as du chagrin; à me voir ainsi sur le pavé. Moi aussi, j'ai le coeur gros, en songeant que tu es là et que tu souffres. Seulement, il vaut mieux souffrir que de faire une chose dont on garderait le continuel remords…. Je ne veux pas, je ne peux pas.

Ils quittèrent la rue de la Banne, ils s'engagèrent dans le vieux quartier.

—J'aime mieux mille fois m'adresser aux étrangers…. Peut-être avons-nous des amis encore, mais ils ne sont que parmi les pauvres.

Et, résigné à l'aumône, David continua sa marche au bras d'Abisaïg, le vieux roi mendiant s'en alla de porte en porte, appuyé à l'épaule de la sujette amoureuse, dont la jeunesse restait son unique soutien. Il était près de six heures, la forte chaleur tombait, les rues étroites s'emplissaient de monde; et, dans ce quartier populeux, où ils étaient aimés, on les saluait, on leur souriait. Un peu de pitié se mêlait à l'admiration, car personne n'ignorait leur ruine. Pourtant, ils semblaient d'une beauté plus haute, lui tout blanc, elle toute blonde, ainsi foudroyés. On les sentait unis et confondus davantage, la tête toujours droite et fiers de leur éclatant amour, mais frappés par le malheur, lui ébranlé, tandis qu'elle, d'un coeur vaillant, le redressait. Des ouvriers en bourgeron passèrent, qui avaient plus d'argent dans leur poche. Personne n'osa leur offrir le sou qu'on ne refuse pas à ceux qui ont faim. Rue Canquoin, ils voulurent s'arrêter chez Guiraude: elle était morte à son tour, la semaine d'auparavant. Deux autres tentatives qu'ils firent, échouèrent. Désormais, ils en étaient à rêver quelque part un emprunt de dix francs. Ils battaient la ville depuis trois heures.

Ah! ce Plassans, avec le cours Sauvaire, la rue de Rome et la rue de la Banne qui le partageaient en trois quartiers, ce Plassans aux fenêtres closes, cette ville mangée de soleil, d'apparence morte, et qui cachait sous cette immobilité toute une vie nocturne de cercle et de jeu, trois fois encore ils la traversèrent, d'un pas ralenti, par cette fin limpide d'une ardente journée d'août! Sur le cours, d'anciennes pataches, qui conduisaient aux villages de la montagne, attendaient, dételées; et, à l'ombre noire des platanes, aux portes des cafés, les consommateurs, qu'on voyait là dès sept heures du matin, les regardèrent avec des sourires. Dans la ville neuve également, où des domestiques se plantèrent sur le seuil des maisons cossues, ils sentirent moins de sympathie que dans les rues désertes du quartier Saint-Marc, dont les vieux hôtels gardaient un silence ami. Ils retournèrent au fond du vieux quartier, ils allèrent jusqu'à Saint-Saturnin, la cathédrale, dont le jardin du chapitre ombrageait l'abside, un coin de délicieuse paix, d'où un pauvre les chassa en leur demandant lui-même l'aumône. On bâtissait beaucoup du côté de la gare, un nouveau faubourg poussait là, ils s'y rendirent. Puis, ils revinrent une dernière fois jusqu'à la place de la Sous-Préfecture, avec un brusque réveil d'espoir, l'idée qu'ils finiraient par rencontrer quelqu'un, que de l'argent leur serait offert. Mais ils n'étaient toujours accompagnés que du pardon souriant de la ville, à les voir si unis et si beaux. Les cailloux de la Viorne, le petit pavage pointu, leur blessait les pieds. Et ils durent enfin rentrer sans rien à la Souleiade, tous les deux, le vieux roi mendiant et sa sujette soumise, Abisaïg dans sa fleur de jeunesse, qui ramenait David vieillissant, dépouillé de ses biens, las d'avoir inutilement battu les routes.

Il était huit heures. Martine qui les attendait, comprit qu'elle n'aurait pas de cuisine à faire, ce soir-là. Elle prétendit avoir dîné; et, comme elle paraissait souffrante, Pascal l'envoya se coucher tout de suite.

—Nous nous passerons bien de toi, répétait Clotilde. Puisque les pommes de terre sont sur le feu, nous les prendrons nous-mêmes.

La servante, de méchante humeur, céda. Elle mâchait de sourdes paroles: quand on a tout mangé, à quoi bon se mettre à table? Puis, avant de s'enfermer dans sa chambre:

—Monsieur, il n'y a plus d'avoine pour Bonhomme. Je lui ai trouvé l'air drôle, et monsieur devrait aller le voir.

Tout de suite, Pascal et Clotilde, pris d'inquiétude, se rendirent à l'écurie. Le vieux cheval, en effet, était couché sur sa litière, somnolent. Depuis six mois, on ne l'avait plus sorti, à cause de ses jambes, envahies de rhumatismes; et il était devenu complètement aveugle. Personne ne comprenait pourquoi le docteur conservait cette vieille bête, Martine elle-même en arrivait à dire qu'on devait l'abattre, par simple pitié. Mais Pascal et Clotilde se récriaient, s'émotionnaient, comme si on leur eût parlé d'achever un vieux parent, qui ne s'en irait pas assez vite. Non, non! il les avait servis pendant plus d'un quart de siècle, il mourrait chez eux, de sa belle mort, en brave homme qu'il avait toujours été! Et, ce soir-là, le docteur ne dédaigna pas de l'examiner soigneusement. Il lui souleva les pieds, lui regarda les gencives, écouta les battements du coeur.

—Non, il n'a rien, finit-il par dire. C'est la vieillesse, simplement….
Ah! mon pauvre vieux, nous ne courrons plus les chemins ensemble!

L'idée qu'il manquait d'avoine tourmentait Clotilde. Mais Pascal la rassura: il fallait si peu de chose, à une bête de cet âge, qui ne travaillait plus! Elle prit alors une poignée d'herbe, au tas que la servante avait laissé là; et ce fut une joie pour tous les deux, lorsque Bonhomme voulut bien, par simple et bonne amitié, manger cette herbe dans sa main.

—Eh! mais, dit-elle en riant, tu as encore de l'appétit, il ne faut pas chercher à nous attendrir…. Bonsoir! et dors tranquille!

Et ils le laissèrent sommeiller, après lui avoir l'un et l'autre, comme d'habitude, mis un gros baiser à gauche et à droite des naseaux.

La nuit tombait, ils eurent une idée, pour ne pas rester en bas, dans la maison vide: ce fut de tout barricader et d'emporter leur dîner, en haut, dans la chambre. Vivement, elle monta le plat de pommes de terre, avec du sel et une belle carafe d'eau pure; tandis que lui se chargeait d'un panier de raisin, le premier qu'on eût cueilli à une treille précoce, en dessous de la terrasse. Ils s'enfermèrent, ils mirent le couvert sur une petite table, les pommes de terre au milieu, entre la salière et la carafe, et le panier de raisin sur une chaise, à côté. Et ce fut un gala merveilleux, qui leur rappela l'exquis déjeuner qu'ils avaient fait, au lendemain des noces, lorsque Martine s'était obstinée à ne pas leur répondre. Ils éprouvaient le même ravissement d'être seuls, de se servir eux-mêmes, de manger l'un contre l'autre, dans la même assiette.

Cette soirée de misère noire qu'ils avaient tout fait au monde pour éviter, leur gardait les heures les plus délicieuses de leur existence. Depuis qu'ils étaient rentrés, qu'ils se trouvaient au fond de la grande chambre amie, comme à cent lieues de cette ville indifférente qu'ils venaient de battre, la tristesse et la crainte s'effaçaient, jusqu'au souvenir de la mauvaise après-midi, perdue en courses inutiles. L'insouciance les avait repris de ce qui n'était pas leur tendresse, ils ne savaient plus s'ils étaient pauvres, s'ils auraient le lendemain à chercher un ami pour dîner le soir. A quoi bon redouter la misère et se donner tant de peine, puisqu'il suffisait, pour goûter tout le bonheur possible, d'être ensemble?

Lui, pourtant, s'effraya.

—Mon Dieu! nous avions si peur de cette soirée! Est-ce raisonnable d'être heureux ainsi? Qui sait ce que demain nous garde?

Mais elle lui mit sa petite main sur la bouche.

—Non, non! demain, nous nous aimerons, comme nous nous aimons aujourd'hui…. Aime-moi de toute ta force, comme je t'aime.

Et jamais ils n'avaient mangé de si bon coeur. Elle montrait son appétit de belle fille à l'estomac solide, elle mordait à pleine bouche dans les pommes de terre, avec des rires, les disant admirables, meilleures que les mets les plus vantés. Lui aussi avait retrouvé son appétit de trente ans. De grands coups d'eau pure leur semblaient divins. Puis, le raisin, comme dessert, les ravissait, ces grappes si fraîches, ce sang de la terre que le soleil avait doré. Ils mangeaient trop, ils étaient gris d'eau et de fruit, de gaieté surtout. Ils ne se souvenaient pas d'avoir fait un gala pareil. Leur premier déjeuner lui-même, avec tout un luxe de côtelettes, de pain et de vin, n'avait pas eu cette ivresse, ce bonheur de vivre, où la joie d'être ensemble suffisait, changeait la faïence en vaisselle d'or, la nourriture misérable en une céleste cuisine, comme les dieux n'en goûtent point.

La nuit s'était complètement faite, et ils n'avaient pas allumé de lampe, heureux de se mettre au lit tout de suite. Mais les fenêtres restaient grandes ouvertes sur le vaste ciel d'été, le vent du soir entrait, brûlant encore, chargé d'une lointaine odeur de lavande. A l'horizon, la lune venait de se lever, si pleine et si large, que toute la chambre était baignée d'une lumière d'argent, et qu'ils se voyaient, comme à une clarté de rêve, infiniment éclatante et douce.

Alors, les bras nus, le cou nu, la gorge nue, elle acheva magnifiquement le festin qu'elle lui donnait, elle lui fit le royal cadeau de son corps. La nuit précédente, ils avaient en leur premier frisson d'inquiétude, une épouvante d'instinct, à l'approche du malheur menaçant. Et, maintenant, le reste du monde semblait une fois encore oublié, c'était comme une nuit suprême de béatitude, que leur accordait la bonne nature, dans l'aveuglement de ce qui n'était pas leur passion.

Elle avait ouvert les bras, elle se livrait, se donnait toute.

—Maître, maître! j'ai voulu travailler pour toi, et j'ai appris que je suis une bonne à rien, incapable de gagner une bouchée du pain que tu manges. Je ne peux que t'aimer, me donner, être ton plaisir d'un moment…. Et il me suffit d'être ton plaisir, maître! Si tu savais comme je suis contente que tu me trouves belle, puisque cette beauté, je puis t'en faire le cadeau. Je n'ai qu'elle, et je suis si heureuse de te rendre heureux.

Il la tenait d'une étreinte ravie, il murmura:

—Oh! oui, belle! la plus belle et la plus désirée!… Tous ces pauvres bijoux dont je t'ai parée, l'or, les pierreries, ne valent pas le plus petit coin du satin de ta peau. Un de tes ongles, un de tes cheveux, sont des richesses inestimables. Je baiserai dévotement, un à un, les cils de tes paupières.

—Et, maître, écoute bien: ma joie est que tu sois âgé et que je sois jeune, parce que le cadeau de mon corps te ravit davantage. Tu serais jeune comme moi, le cadeau de mon corps te ferait moins de plaisir, et j'en aurais moins de bonheur…. Ma jeunesse et ma beauté, je n'en suis fière que pour toi, je n'en triomphe que pour te les offrir.

Il était pris d'un grand tremblement, ses yeux se mouillaient, à la sentir sienne à ce point, et si adorable, et si précieuse.

—Tu fais de moi le maître le plus riche, le plus puissant, tu me combles de tous les biens, tu me verses la plus divine volupté qui puisse emplir le coeur d'un homme.

Et elle se donnait davantage, elle se donnait jusqu'au sang de ses veines.

—Prends-moi donc, maître, pour que je disparaisse et que je m'anéantisse en toi…. Prends ma jeunesse, prends-la toute en un coup, dans un seul baiser, et bois-la toute d'un trait, épuise-la, qu'il en reste seulement un peu de miel à tes lèvres. Tu me rendras si heureuse, c'est moi encore qui te serai reconnaissante…. Maître, prends mes lèvres puisqu'elles sont fraîches, prends mon haleine puisqu'elle est pure, prends mon cou puisqu'il est doux à la bouche qui le baise, prends mes mains, prends mes pieds, prends tout mon corps, puisqu'il est un bouton à peine ouvert, un satin délicat, un parfum dont tu te grises…. Tu entends! maître, que je sois un bouquet vivant, et que tu me respires! que je sois un jeune fruit délicieux, et que tu me goûtes! que je sois une caresse sans fin, et que tu te baignes en moi!… Je suis ta chose, la fleur qui a poussé à tes pieds pour te plaire, l'eau qui coule pour te rafraîchir, la sève qui bouillonne pour te rendre une jeunesse. Et je ne suis rien, maître, si je ne suis pas tienne!

Elle se donna, et il la prit. A ce moment, un reflet de lune l'éclairait, dans sa nudité souveraine. Elle apparut comme la beauté même de la femme, à son immortel printemps. Jamais il ne l'avait vue si jeune, si blanche, si divine. Et il la remerciait du cadeau de son corps, comme si elle lui eût donné tous les trésors de la terre. Aucun don ne peut égaler celui de la femme jeune qui se donne, et qui donne le flot de vie, l'enfant peut-être. Ils songèrent à l'enfant, leur bonheur en fut accru, dans ce royal festin de jeunesse qu'elle lui servait et que des rois auraient envié.

XI

Mais, dès la nuit suivante, l'insomnie inquiète revint. Ni Pascal ni Clotilde ne se disaient leur peine; et, dans les ténèbres de la chambre attristée, ils restaient des heures côte à côte, feignant de dormir, songeant tous les deux à la situation qui s'aggravait. Chacun oubliait sa propre détresse, tremblait pour l'autre. Il avait fallu recourir à la dette, Martine prenait à crédit le pain, le vin, un peu de viande, d'ailleurs pleine de honte, forcée de mentir et d'y mettre une grande prudence, car personne n'ignorait la ruine de la maison. L'idée était bien venue au docteur d'hypothéquer la Souleiade; seulement, c'était la ressource suprême, il n'avait plus que cette propriété, évaluée à une vingtaine de mille francs, et dont il ne tirerait peut-être pas quinze mille, s'il la vendait; après, commençait la misère noire, le pavé de la rue, pas même une pierre à soi pour appuyer sa tête. Aussi Clotilde le suppliait-elle d'attendre, de ne s'engager dans aucune affaire irrévocable, tant que les choses ne seraient pas désespérées.

Trois ou quatre jours se passèrent. On entrait en septembre, et le temps, malheureusement, se gâtait: il y eut des orages terribles qui ravagèrent la contrée, un mur de la Souleiade fut renversé, qu'on ne put remettre debout, tout un écroulement dont la brèche resta béante. Déjà, on devenait impoli chez le boulanger. Puis, un matin que la vieille servante rapportait un pot-au-feu, elle pleura, elle dit que le boucher lui passait les bas morceaux. Encore quelques jours, et le crédit allait être impossible. Il fallait absolument aviser, trouver des ressources, pour les petites dépenses quotidiennes.

Un lundi, comme une semaine de tourments recommençait, Clotilde s'agita toute la matinée. Elle semblait en proie à un combat intérieur, elle ne parut prendre une décision qu'à la suite du déjeuner, en voyant Pascal refuser sa part d'un peu de boeuf qui restait. Et, très calme, l'air résolu, elle sortit ensuite avec Martine, après avoir mis tranquillement dans le panier de celle-ci un petit paquet, des chiffons qu'elle voulait donner, disait-elle.

Quand elle revint, deux heures plus tard, elle était pâle. Mais ses grands yeux, si purs et si francs, rayonnaient. Tout de suite, elle s'approcha du docteur, le regarda en face, se confessa.

—J'ai un pardon à te demander, maître, car je viens de te désobéir, et je vais sûrement te faire beaucoup de peine.

Il ne comprenait pas, il s'inquiéta.

—Qu'as-tu donc fait?

Lentement, sans le quitter des yeux, elle prit dans sa poche une enveloppe, d'où elle tira des billets de banque. Une brusque divination l'éclaira, il eut un cri:

—Oh! mon Dieu! les bijoux, tous les cadeaux!

Et lui, si bon, si doux d'habitude, était soulevé d'une douloureuse colère. Il lui avait saisi les deux mains, il la brutalisait presque, lui écrasait les doigts qui tenaient les billets.

—Mon Dieu! qu'as-tu fait là, malheureuse!… C'est tout mon coeur que tu as vendu! c'est tout notre coeur qui était entré dans ces bijoux et que tu es allée rendre avec eux, pour de l'argent!… Des bijoux que je t'avais donnés, des souvenirs de nos heures les plus divines, ton bien à toi, à toi seule, comment veux-tu donc que je le reprenne et que j'en profite? Est-ce possible, as-tu songé à l'affreux chagrin que cela me causerait?

Doucement, elle répondit:

—Et toi, maître, penses-tu donc que je pouvais nous laisser dans la triste situation où nous sommes, manquant de pain, lorsque j'avais là ces bagues, ces colliers, ces boucles d'oreille, qui dormaient au fond d'un tiroir? Mais tout mon être s'indignait, je me serais crue une avare, une égoïste, si je les avais gardés davantage…. Et, si j'ai eu de la peine à m'en séparer, oh! oui! je l'avoue, une peine si grosse, que j'ai failli n'en pas trouver le courage, je suis bien certaine de n'avoir fait que ce que je devais faire, en femme qui t'obéis toujours et qui t'adore.

Puis, comme il ne lui avait pas lâché les mains, des larmes parurent dans ses yeux, elle ajouta de la même voix douce, avec un faible sourire:

—Serre un peu moins fort, tu me fais très mal.

Alors, lui aussi pleura, retourné, jeté à un attendrissement profond.

—Je suis une brute, de me fâcher ainsi…. Tu as bien agi, tu ne pouvais agir autrement. Mais pardonne-moi, cela m'a été si dur, de te voir dépouillée…. Donne-moi tes mains, tes pauvres mains, que je les guérisse.

Il lui reprit les mains avec délicatesse; et il les couvrait de baisers, il les trouvait inestimables, nues et si fines, ainsi dégarnies de bagues. Maintenant, soulagée, joyeuse, elle lui contait son escapade, comment elle avait mis Martine dans la confidence et comment toutes deux étaient allées chez la revendeuse, celle qui avait vendu le corsage en vieux point d'Alençon. Enfin, après un examen et un marchandage interminables, cette femme avait donné six mille francs de tous les bijoux. De nouveau, il réprima un geste de désespoir: six mille francs! lorsque ces bijoux lui en avaient coûté plus du triple, une vingtaine de mille francs au moins.

—Écoute, finit-il par dire, je prends cet argent, puisque c'est ton bon coeur qui l'apporte. Mais il est bien convenu qu'il est à toi. Je te jure d'être à mon tour plus avare que Martine, je ne lui donnerai que les quelques sous indispensables à notre entretien, et tu retrouveras dans le secrétaire tout ce qui restera de la somme, en admettant que je ne puisse même jamais la recompléter et te la rendre entière.

Il s'était assis, il la gardait sur ses genoux, dans une étreinte encore frémissante d'émotion. Puis, baissant la voix, à l'oreille:

—Et tu as tout vendu, absolument tout?

Sans parler, elle se dégagea un peu, elle fouilla du bout des doigts dans sa gorge, de son geste joli. Rougissante, elle souriait. Enfin, elle tira la chaîne minée où luisaient les sept perles, comme des étoiles laiteuses; et il sembla qu'elle sortait un peu de sa nudité intime, que tout le bouquet vivant de son corps s'exhalait de cet unique bijou, gardé sur sa peau, dans le mystère le plus caché de sa personne. Tout de suite, elle le rentra, le fit disparaître.

Lui, rougissant comme elle, avait eu au coeur un grand coup de joie. Et il l'embrassa éperdument.

—Ah! que tu es gentille, et que je t'aime!

Mais, dès le soir, le souvenir des bijoux vendus resta comme un poids sur son coeur; et il ne pouvait voir l'argent, dans son secrétaire, sans souffrance. C'était la pauvreté prochaine, la pauvreté inévitable qui l'oppressait; c'était une détresse plus angoissante encore, la pensée de son âge, ses soixante ans qui le rendaient inutile, incapable de gagner la vie heureuse d'une femme, tout un réveil à l'inquiétante réalité, au milieu de son rêve menteur d'éternel amour. Brusquement, il tombait à la misère, et il se sentait très vieux: cela le glaçait, l'emplissait d'une sorte de remords, d'une colère désespérée contre lui-même, comme si, désormais, il y avait en une mauvaise action dans sa vie.

Puis, il se fit en lui une clarté affreuse. Un matin, étant seul, il reçut une lettre, timbrée de Plassans même, dont il examina l'enveloppe, surpris de ne pas reconnaître l'écriture. Cette lettre n'était pas signée; et, dès les premières lignes, il eut un geste d'irritation, prêt à la déchirer; mais il s'était assis, tremblant, il dut la lire jusqu'au bout. D'ailleurs, le style gardait une convenance parfaite, les longues phrases se déroulaient, pleines de mesure et de ménagement, ainsi que des phrases de diplomate dont l'unique but est de convaincre. On lui démontrait, avec un luxe de bonnes raisons, que le scandale de la Souleiade avait trop duré. Si la passion, jusqu'à un certain point, expliquait la faute, un homme de son âge, et dans sa situation, était en train de se rendre absolument méprisable, en s'obstinant à consommer le malheur de la jeune parente, dont il abusait. Personne n'ignorait l'empire qu'il avait pris sur elle, on admettait qu'elle mit sa gloire à se sacrifier pour lui; mais n'était-ce pas à lui de comprendre qu'elle ne pouvait aimer un vieillard, qu'elle éprouvait seulement de la pitié et de la gratitude, et qu'il était grand temps de la délivrer de ces amours séniles, d'où elle sortirait déshonorée, déclassée, ni épouse ni mère? Puisqu'il ne devait même plus lui léguer une petite fortune, on espérait qu'il allait faire acte d'honnête homme, en trouvant la force de se séparer d'elle, afin d'assurer son bonheur, s'il en était temps encore. Et la lettre se terminait sur cette pensée que la mauvaise conduite finissait toujours par être punie.

Dès les premières phrases, Pascal comprit que cette lettre anonyme venait de sa mère, la vieille madame Rougon avait dû la dicter, il y entendait jusqu'aux inflexions de sa voix. Mais, après en avoir commencé la lecture dans un soulèvement de colère, il l'acheva pâle et grelottant, saisi de ce frisson qui, désormais, le traversait à chaque heure. La lettre avait raison, elle l'éclairait sur son malaise, lui faisait voir que son remords était d'être vieux, d'être pauvre, et de garder Clotilde. Il se leva, se planta devant une glace, y resta longtemps, les yeux peu à peu obscurcis de pleurs, désespéré de ses rides et de sa barbe blanche. Ce froid mortel qui le glaçait, c'était l'idée que, maintenant, la séparation allait devenir nécessaire, fatale, inévitable. Il la repoussait, il ne pouvait s'imaginer qu'il finirait par l'accepter; mais elle reviendrait quand même, il ne vivrait plus une minute sans en être assailli, sans être déchiré par ce combat entre son amour et sa raison, jusqu'au soir terrible où il se résignerait, à bout de sang et de larmes. Dans sa lâcheté présente, il frissonnait, rien qu'à la pensée d'avoir un jour ce courage. Et c'était bien la fin, l'irréparable commençait, il prenait peur pour Clotilde, si jeune, et il n'avait plus que le devoir de la sauver de lui.

Alors, hanté par les mots, par les phrases de la lettre, il se tortura d'abord à vouloir se persuader qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle avait seulement pour lui de la pitié et de la gratitude. Cela, croyait-il, lui aurait facilité la rupture, s'il s'était convaincu qu'elle se sacrifiait, et qu'en la gardant davantage, il satisfaisait simplement son monstrueux égoïsme. Mais il eut beau l'étudier, la soumettre à des épreuves, il la trouva toujours aussi tendre, aussi passionnée entre ses bras. Il restait éperdu de ce résultat qui tournait contre le dénouement redouté, en la lui rendant plus chère. Et il s'efforça de se prouver la nécessité de leur séparation, il en examina les motifs. La vie qu'ils menaient depuis des mois, cette vie sans liens ni devoirs, sans travail d'aucune sorte, était mauvaise. Lui, ne se croyait bon qu'à aller dormir sous la terre, dans un coin; seulement, pour elle, n'était-ce pas une existence, fâcheuse d'où elle sortirait indolente et gâtée, incapable de vouloir? Il la pervertissait, en faisait une idole, au milieu des huées du scandale. Ensuite, tout d'un coup, il se voyait mort, il la laissait seule, à la rue, sans rien, méprisée. Personne ne la recueillait, elle battait les routes, n'avait plus jamais ni mari ni enfants. Non! non! ce serait un crime, il ne pouvait, pour ses quelques jours encore de bonheur à lui, ne léguer, à elle, que cet héritage de honte et de misère.

Un matin que Clotilde était sortie seule, pour une course dans le voisinage, elle rentra bouleversée, toute pâle et frissonnante. Et, dès qu'elle fut en haut, chez eux, elle s'évanouit presque dans les bras de Pascal. Elle bégayait des mots sans suite.

—Oh! mon Dieu!… oh! mon Dieu!… ces femmes….

Lui, effrayé, la pressait de questions.

—Voyons! réponds-moi! que t'est-il arrivé?

Alors, un flot de sang empourpra son visage. Elle l'étreignit, se cacha la face contre son épaule.

—Ce sont ces femmes…. En passant à l'ombre, comme je fermais mon ombrelle, j'ai eu le malheur de faire tomber un enfant…. Et elles se sont toutes mises contre moi, et elles ont crié des choses, oh! des choses! que je n'en aurais jamais, d'enfants! que les enfants, ça ne poussait pas chez les créatures de mon espèce!… Et d'autres choses, mon Dieu! d'autres choses encore, que je ne peux pas répéter, que je n'ai pas comprises!

Elle sanglotait. Il était devenu livide, il ne trouvait rien à lui dire, il la baisait éperdument en pleurant comme elle. La scène se reconstruisait, il la voyait poursuivie, salie de gros mots. Puis, il balbutia:

—C'est ma faute, c'est par moi que tu souffres…. Écoute, nous nous en irons, loin, très loin, quelque part où l'on ne nous connaîtra pas, où l'on te saluera, où tu seras heureuse.

Mais, bravement, dans un effort, en le voyant pleurer, elle s'était remise debout, elle rentrait ses larmes.

—Ah! c'est lâche, ce que je viens de faire là! Moi qui m'étais tant promis de ne te rien dire! Et puis, quand je me suis retrouvée chez nous, ça été un tel déchirement, que tout m'est sorti du coeur…. Tu vois, c'est fini, ne te chagrine pas…. Je t'aime….

Elle souriait, elle l'avait repris doucement dans ses bras, elle le baisait à son tour, ainsi qu'un désespéré, dont on endort la souffrance.

—Je t'aime, et je t'aime tant, que cela me consolerait de tout! Il n'y a que toi au monde, qu'importe ce qui n'est pas toi! Tu es si bon, tu me rends si heureuse!

Mais il pleurait toujours, et elle se remit à pleurer, et ce fut longtemps une tristesse infinie, une détresse où se mêlaient leurs baisers et leurs larmes.

Pascal, resté seul, se jugea abominable. Il ne pouvait faire davantage le malheur de cette enfant qu'il adorait. Et, le soir du même jour, un événement se produisit, qui lui apporta enfin le dénouement, cherché jusque-là, avec la terreur de le trouver. Après le dîner, Martine l'emmena à l'écart, en grand mystère.

—Madame Félicité, que j'ai vue, m'a chargée de vous communiquer cette lettre, monsieur; et j'ai la commission de vous dire qu'elle vous l'aurait apportée elle-même, si sa bonne réputation ne l'empêchait de revenir ici…. Elle vous prie de lui renvoyer la lettre de monsieur Maxime, en lui faisant connaître la réponse de mademoiselle.

C'était, en effet, une lettre de Maxime. Félicité, heureuse de l'avoir reçue, en usait comme d'un moyen actif, après avoir attendu vainement que la misère lui livrât son fils. Puisque ni Pascal ni Clotilde ne venaient lui demander aide et secours, elle changeait de plan une fois encore, elle reprenait son ancienne idée de les séparer; et, cette fois, l'occasion lui semblait décisive. La lettre de Maxime était pressante, il l'adressait à sa grand'mère, pour que celle-ci plaidât sa cause près de sa soeur. L'ataxie s'était déclarée, il ne marchait plus déjà qu'au bras d'un domestique. Mais, surtout, il déplorait une faute qu'il avait commise, une jolie fille brune qui s'était introduite chez lui, dont il n'avait pas su s'abstenir, au point de laisser entre ses bras le reste de ses moelles; et le pis était qu'il avait maintenant la certitude que cette mangeuse d'hommes était un cadeau discret de son père. Saccard la lui avait envoyée, galamment, pour hâter l'héritage. Aussi, après l'avoir jetée dehors, Maxime s'était-il barricadé dans son hôtel, consignant son père lui-même à la porte, tremblant de le voir, un matin, rentrer par les fenêtres. La solitude l'épouvantait, et il réclamait désespérément sa soeur, il la voulait comme un rempart contre ces abominables entreprises, comme une femme enfin douce et droite, qui le soignerait. La lettre donnait à entendre que, si elle se conduisait bien avec lui, elle n'aurait pas à se repentir; et il terminait, en rappelant à la jeune fille la promesse qu'elle lui avait faite, lors de son voyage à Plassans, de le rejoindre, s'il avait réellement besoin d'elle, un jour.

Pascal resta glacé. Il relut les quatre pages. C'était la séparation qui s'offrait, acceptable pour lui, heureuse pour Clotilde, si aisée et si naturelle, qu'on devait consentir tout de suite; et, malgré l'effort de sa raison, il se sentait si peu ferme, si peu résolu encore, qu'il dut s'asseoir un instant, les jambes tremblantes. Mais il voulait être héroïque, il se calma, appela sa compagne.

—Tiens! lis cette lettre, que grand'mère me communique.

Attentivement, Clotilde lut la lettre jusqu'au bout, sans une parole, sans un geste. Puis, très simple:

-Eh bien! tu vas répondre, n'est-ce pas?… Je refuse.

Il dut se vaincre pour ne pas jeter un cri de joie. Déjà, comme si un autre lui-même avait pris la parole, il s'entendait dire, raisonnablement:

—Tu refuses, ce n'est pas possible…. Il faut réfléchir, attendons à demain pour donner la réponse; et causons, veux-tu?

Mais elle s'étonnait, elle s'exaltait.

—Nous quitter! et pourquoi? Vraiment, tu y consentirais?… Quelle folie! nous nous aimons, et nous nous quitterions, et je m'en irais là-bas, où personne ne m'aime!… Voyons, y as-tu songé? ce serait imbécile.

Il évita de s'engager sur ce terrain, il parla de promesses faites, de devoir.

—Rappelle-toi, ma chérie, comme tu étais émue, lorsque je t'ai avertie que Maxime se trouvait menacé. Aujourd'hui, le voilà abattu par le mal, infirme, sans personne, t'appelant près de lui!… Tu ne peux le laisser dans cette position. Il y a là, pour toi, un devoir à remplir.

—Un devoir! s'écria-t-elle. Est-ce que j'ai des devoirs envers un frère qui ne s'est jamais occupé de moi? Mon seul devoir est où est mon coeur.

—Mais tu as promis. J'ai promis pour toi, j'ai dit que tu étais raisonnable…. Tu ne vas pas me faire mentir.

—Raisonnable, c'est toi qui ne l'es pas. Il est déraisonnable de se quitter, quand on en mourrait de chagrin l'un et l'autre.

Et elle coupa court d'un grand geste, elle écarta violemment toute discussion.

—D'ailleurs, à quoi bon discuter?… Rien n'est plus simple, il n'y faut qu'un mot. Est-ce que tu veux me renvoyer?

Il poussa un cri.

—Moi te renvoyer, grand Dieu!

—Alors, si tu ne me renvoies pas, je reste.

Elle riait à présent, elle courut à son pupitre, écrivit, au crayon rouge, deux mots en travers de la lettre de son frère: «Je refuse»; et elle appela Martine, elle voulut absolument qu'elle reportât tout de suite cette lettre sous enveloppe. Lui, riait aussi, inondé d'une telle félicité, qu'il la laissa faire. La joie de la garder emportait jusqu'à sa raison.

Mais, la nuit même, quand elle fut endormie, quel remords d'avoir été lâche! Une fois encore, il venait de céder à son besoin de bonheur, à cette volupté de la retrouver chaque soir, serrée contre son flanc, si fine et si douce dans sa longue chemise, l'embaumant de sa fraîche odeur de jeunesse. Après elle, jamais plus il n'aimerait; et ce dont criait son être, c'était de cet arrachement de la femme et de l'amour. Une sueur d'agonie le prenait, lorsqu'il se l'imaginait partie et qu'il se voyait seul, sans elle, sans tout ce qu'elle mettait de caressant et de subtil dans l'air qu'il respirait, son haleine, son joli esprit, sa droiture vaillante, cette chère présence physique et morale, nécessaire maintenant à sa vie comme la lumière même du jour. Elle devait le quitter, et il fallait qu'il trouvât la force d'en mourir. Sans l'éveiller, tout en la tenant assoupie sur son coeur, la gorge soulevée d'un petit souffle d'enfant, il se méprisait pour son peu de courage, il jugeait la situation avec une terrible lucidité. C'était fini: une existence respectée, une fortune l'attendaient là-bas; il ne pouvait pousser son égoïsme sénile jusqu'à la garder davantage, dans sa misère et sous les huées. Et, défaillant, à la sentir si adorable entre ses bras, si confiante, en sujette qui s'était donnée à son vieux roi, il faisait le serment d'être fort, de ne point accepter le sacrifice de cette enfant, de la rendre au bonheur, à la vie, malgré elle.

Dès lors, la lutte d'abnégation commença. Quelques jours se passèrent, et il lui avait fait si bien comprendre la dureté de son: Je refuse, sur la lettre de Maxime, qu'elle avait écrit à sa grand'mère longuement, pour motiver son refus. Mais elle ne voulait toujours pas quitter la Souleiade. Comme il en était venu à une grande avarice, afin d'entamer le moins possible l'argent des bijoux, elle renchérissait encore, mangeait son pain sec avec de beaux rires. Un matin, il la surprit donnant des conseils d'économie à Martine. Dix fois par jour, elle le regardait fixement, se jetait à son cou, le couvrait de baisers, pour combattre cette affreuse idée de la séparation, qu'elle voyait sans cesse dans ses yeux. Puis, elle eut un autre argument. Après le dîner, un soir, il fut pris de palpitations, il faillit s'évanouir. Cela l'étonna, jamais il n'avait souffert du coeur, et il crut simplement que ses troubles nerveux revenaient. Depuis ses grandes joies, il se sentait moins solide, avec la sensation singulière de quelque chose de délicat et de profond qui se serait brisé en lui. Elle, tout de suite, s'était inquiétée, empressée. Ah bien! maintenant, il ne lui parlerait sans doute plus de partir? Quand on aimait les gens et qu'ils étaient malades, on restait près d'eux, on les soignait.

Le combat devint ainsi de toutes les heures. C'était un continuel assaut de tendresse, d'oubli de soi-même, dans l'unique besoin du bonheur de l'autre. Mais lui, si l'émotion de la voir bonne et aimante rendait plus atroce la nécessité du départ, comprenait que cette nécessité s'imposait davantage chaque jour. Sa volonté était désormais formelle. Il restait seulement aux abois, tremblant, hésitant, devant les moyens de la décider. La scène de désespoir et de larmes s'évoquait: qu'allait-il faire? qu'allait-il lui dire? comment en arriveraient-ils, tous les deux, à s'embrasser une dernière fois et à ne plus se voir jamais? Et les journées se passaient, il ne trouvait rien, il recommençait à se traiter de lâche, chaque soir, lorsque, la bougie éteinte, elle le reprenait entre ses bras frais, heureuse et triomphante de le vaincre ainsi.

Souvent, elle plaisantait, avec une pointe de malice tendre.

—Maître, tu es trop bon, tu me garderas.

Mais cela le fâchait, et il s'agitait, assombri.

—Non, non! ne parle pas de ma bonté!… Si j'étais vraiment bon, il y a longtemps que tu serais là-bas, dans l'aisance et le respect, avec tout un avenir de vie belle et tranquille devant toi, au lieu de t'obstiner ici, insultée, pauvre et sans espoir, à être la triste compagne d'un vieux fou de mon espèce!… Non! je ne suis qu'un lâche et qu'un malhonnête homme!

Vivement, elle le faisait taire. Et c'était en réalité sa bonté qui saignait, cette bonté immense qu'il devait à son amour de la vie, qu'il épandait sur les choses et sur les êtres, dans le continuel souci du bonheur de tous. Être bon, n'était-ce pas la vouloir, la faire heureuse, au prix de son bonheur, à lui? Il lui fallait avoir cette bonté-là, et il sentait bien qu'il l'aurait, décisive, héroïque. Mais, comme les misérables résolus au suicide, il attendait l'occasion, le moment et le moyen de vouloir.

Un matin qu'il s'était levé à sept heures, elle fut toute surprise, en entrant dans la salle, de le trouver assis devant sa table. Depuis de longues semaines, il n'avait plus ouvert un livre ni touché une plume.

—Tiens! tu travailles?

Il ne leva pas la tête, répondit d'un air absorbé:

—Oui, c'est cet Arbre généalogique que je n'ai pas même mis au courant.

Pendant quelques minutes, elle resta debout derrière lui, à le regarder écrire. Il complétait les notices de Tante Dide, de l'oncle Macquart et du petit Charles, inscrivait leur mort, mettait les dates. Puis, comme il ne bougeait toujours pas, ayant l'air d'ignorer qu'elle était là, à attendre les baisers et les rires des autres matins, elle marcha jusqu'à la fenêtre, en revint, désoeuvrée.

—Alors, c'est sérieux, on travaille?

—Sans doute, tu vois que j'aurais dû, depuis le mois dernier, consigner ces morts. Et j'ai là un tas de besognes qui m'attendent.

Elle le regardait fixement, de l'air de continuelle interrogation dont elle fouillait ses yeux.

—Bien! travaillons…. Si tu as des recherches que je puisse faire, des notes à copier, donne-les-moi.

Et, dès ce jour, il affecta de se rejeter tout entier dans le travail. C'était, d'ailleurs, une de ses théories, que l'absolu repos ne valait rien, qu'on ne devait jamais le prescrire, même aux surmenés. Un homme ne vit que par le milieu extérieur où il baigne; et les sensations qu'il en reçoit, se transforment chez lui en mouvement, en pensées et en actes; de sorte que, s'il y a repos absolu, si l'on continue à recevoir les sensations sans les rendre, digérées et transformées, il se produit un engorgement, un malaise, une perte inévitable d'équilibre. Lui, toujours, avait expérimenté que le travail était le meilleur régulateur de son existence. Même les matins de santé mauvaise, il se mettait au travail, il y retrouvait son aplomb. Jamais il ne se portait mieux que lorsqu'il accomplissait sa tâche, méthodiquement tracée à l'avance, tant de pages chaque matin, aux mêmes heures; et il comparait cette tâche à un balancier qui le tenait debout, au milieu des misères quotidiennes, des faiblesses et des faux pas. Aussi, accusait-il la paresse, l'oisiveté où il vivait depuis des semaines, d'être l'unique cause des palpitations dont il étouffait par moments. S'il voulait se guérir, il n'avait qu'à reprendre ses grands travaux.

Ces théories, Pascal, pendant des heures, les développait, les expliquait à Clotilde, avec un enthousiasme fiévreux, exagéré. Il semblait ressaisi par cet amour de la science, qui, jusqu'à son coup de passion pour elle, avait seul dévoré sa vie. Il lui répétait qu'il ne pouvait laisser son oeuvre inachevée, qu'il avait tant à faire encore, s'il voulait élever un monument durable! Le souci des dossiers paraissait le reprendre, il ouvrait de nouveau la grande armoire vingt fois par jour, les descendait de la planche du haut, continuait à les enrichir. Ses idées sur l'hérédité se transformaient déjà, il aurait désiré tout revoir, tout refondre, tirer de l'histoire naturelle et sociale de sa famille une vaste synthèse, un résumé, à larges traits, de l'humanité entière. Puis, à côté, il revenait à son traitement par les piqûres, pour l'élargir: une confuse vision de thérapeutique nouvelle, une théorie vague et lointaine, née en lui de sa conviction et de son expérience personnelle, au sujet de la bonne influence dynamique du travail.

Maintenant, chaque fois qu'il s'asseyait à sa table, il se lamentait.

—Jamais je n'aurais assez d'années devant moi, la vie est trop courte!

On aurait cru qu'il ne pouvait plus perdre une heure. Et, un matin, brusquement, il leva la tête, il dit à sa compagne, qui recopiait un manuscrit, à son côté:

—Écoute bien, Clotilde…. Si je mourais….

Effarée, elle protesta.

—En voilà une idée!

—Si je mourais, écoute bien…. Tu fermerais tout de suite les portes. Tu garderais les dossiers pour toi, pour toi seule. Et, lorsque tu aurais rassemblé mes autres manuscrits, tu les remettrais à Ramond…. Entends-tu! ce sont là mes dernières volontés.

Mais elle lui coupait la parole, refusait de l'écouter.

—Non! non! tu dis des bêtises!

—Clotilde, jure-moi que tu garderas les dossiers et que tu remettras mes autres papiers à Ramond.

Enfin, elle jura, devenue sérieuse et les yeux en larmes. Il l'avait saisie entre ses bras, très ému lui aussi, la couvrant de caresses, comme si son coeur, tout d'un coup, se fût rouvert. Puis, il se calma, parla de ses craintes. Depuis qu'il s'efforçait de travailler, elles paraissaient le reprendre, il faisait le guet autour de l'armoire, il prétendait avoir vu rôder Martine. Ne pouvait-on mettre en branle la dévotion aveugle de cette fille, la pousser à une mauvaise action, en lui persuadant qu'elle sauvait son maître? Il avait tant souffert du soupçon! Il retombait, sous la menace de la solitude prochaine, à son tourment, à cette torture du savant menacé, persécuté par les siens, chez lui, dans sa chair même, dans l'oeuvre de son cerveau.

Un soir qu'il revenait sur ce sujet, avec Clotilde, il laissa échapper:

—Tu comprends, quand tu ne vas plus être là….

Elle devint toute blanche; et, voyant qu'il s'arrêtait, frissonnant:

—Oh! maître, maître! tu y songes donc toujours, à cette abomination? Je le vois bien dans tes yeux, que tu me caches quelque chose, que tu as une pensée qui n'est plus à moi…. Mais, si je pars et si tu meurs, qui donc sera là pour défendre ton oeuvre?

Il crut qu'elle s'habituait à cette idée du départ, il trouva la force de répondre gaiement:

—Penses-tu donc que je me laisserais mourir sans te revoir?… Je t'écrirai, que diable! Ce sera toi qui reviendras me fermer les yeux.

Maintenant, elle sanglotait, tombée sur une chaise.

—Mon Dieu! est-ce possible? tu veux que demain nous ne soyons plus ensemble, nous qui ne nous quittons pas d'une minute, qui vivons aux bras l'un de l'autre! Et, pourtant, si l'enfant était venu….

—Ah! tu me condamnes! interrompit-il violemment. Si l'enfant était venu, jamais tu ne serais partie…. Ne vois-tu donc pas que je suis trop vieux et que je me méprise! Avec moi, tu resterais stérile, tu aurais cette douleur de n'être pas toute la femme, la mère! Va-t'en donc, puisque je ne suis plus un homme!

Vainement, elle s'efforçait de le calmer.

-Non! je n'ignore pas ce que tu penses, nous l'avons dit vingt fois; si l'enfant n'est pas au bout, l'amour n'est qu'une saleté inutile…. Tu as jeté, l'autre soir, ce roman que tu lisais, parce que les héros, stupéfaits d'avoir fait un enfant, sans même s'être doutés qu'ils pouvaient en faire un, ne savaient comment s'en débarrasser…. Ah! moi, que je l'ai attendu, que je l'aurais aimé, un enfant de toi!

Ce jour-là, Pascal parut s'enfoncer plus encore dans le travail. Il avait, à présent, des séances de quatre et cinq heures, des matinées, des après-midi entières, où il ne levait pas la tête. Il outrait son zèle, défendant qu'on le dérangeât, qu'on lui adressât un seul mot. Et parfois, lorsque Clotilde sortait sur la pointe des pieds, ayant à donner des ordres, en bas, ou à faire une course, il s'assurait d'un coup d'oeil furtif qu'elle n'était plus là, puis il laissait tomber sa tête au bord de la table, d'un air d'accablement immense. C'était une détente douloureuse à l'extraordinaire effort qu'il devait s'imposer, quand il la sentait près de lui, pour rester devant sa table, et ne pas la prendre dans ses bras, et ne pas la garder ainsi pendant des heures, à la baiser doucement. Ah! le travail, quel ardent appel il lui faisait, comme au seul refuge où il espérait s'étourdir, s'anéantir! Mais, le plus souvent, il ne pouvait travailler, il devait jouer la comédie de l'attention, ses yeux sur la page, ses tristes yeux qui se voilaient de larmes, tandis que sa pensée agonisait, brouillée, fuyante, toujours emplie de la même image. Allait-il donc assister à cette faillite du travail, lui qui le croyait souverain, créateur unique, régulateur du monde? Fallait-il jeter l'outil, renoncer à l'action, ne faire plus que vivre, aimer les belles filles qui passent? Ou bien n'était-ce que la faute de sa sénilité, s'il devenait incapable d'écrire une page, comme il était incapable de faire un enfant? La peur de l'impuissance l'avait toujours tourmenté. Pendant que, la joue contre la table, il restait sans force, accablé de sa misère, il rêvait qu'il avait trente ans, qu'il puisait chaque nuit, au cou de Clotilde, la vigueur de sa besogne du lendemain. Et des pleurs coulaient sur sa barbe blanche; et, s'il l'entendait remonter, vivement il se redressait, il reprenait sa plume, pour qu'elle le retrouvât, comme elle l'avait laissé, l'air enfoncé dans une méditation profonde, où il n'y avait que de la détresse et que du vide.

On était au milieu de septembre, deux semaines interminables s'étaient écoulées dans ce malaise, sans amener aucune solution, lorsque Clotilde, un matin, eut la grande surprise de voir entrer sa grand'mère Félicité. La veille, Pascal l'avait rencontrée rue de la Banne, et, impatient de consommer le sacrifice, ne trouvant pas en lui la force de la rupture, il s'était confié à elle, malgré ses répugnances, en la priant de venir le lendemain. Justement, elle avait reçu une nouvelle lettre de Maxime, tout à fait désolée et suppliante.

D'abord, elle expliqua sa présence.

—Oui, c'est moi, mignonne, et pour que je remette les pieds ici, il faut, tu le comprends, que de bien graves raisons me déterminent…. Mais, en vérité, tu deviens folle, je ne peux pas te laisser ainsi gâcher ton existence, sans t'éclairer une dernière fois.

Elle lut tout de suite la lettre de Maxime, d'une voix mouillée. Il était cloué dans un fauteuil, il semblait frappé d'une ataxie à marche rapide, très douloureuse. Aussi exigeait-il une réponse définitive de sa soeur, espérant encore qu'elle viendrait, tremblant à l'idée d'en être réduit à chercher une autre garde-malade. Ce serait pourtant ce qu'il se verrait forcé de faire, si on l'abandonnait dans sa triste situation. Et, quand elle eut terminé sa lecture, elle donna à entendre combien il serait fâcheux de laisser aller la fortune de Maxime en des mains étrangères; mais, surtout, elle parla de devoir, du secours qu'on doit à un parent, en affectant, elle aussi, de prétendre qu'il y avait eu une promesse formelle.

—Mignonne, voyons, fais appel à ta mémoire. Tu lui as dit que, s'il avait jamais besoin de toi, tu irais le rejoindre. Je t'entends encore…. N'est-ce pas, mon fils?

Pascal, depuis que sa mère était là, se taisait, la laissait agir, pâle et la tête basse. Il ne répondit que par un léger signe affirmatif.

Ensuite, Félicité reprit toutes les raisons qu'il avait lui-même donnée à Clotilde: l'affreux scandale qui tournait à l'insulte, la misère menaçante, si lourde pour eux deux, l'impossibilité de continuer cette existence mauvaise, où lui, vieillissant, perdrait son reste de santé, où elle, si jeune, achèverait de compromettre sa vie entière. Quel avenir pouvaient-ils espérer, maintenant que la pauvreté était venue? C'était imbécile et cruel, de s'entêter ainsi.

Toute droite et le visage fermé, Clotilde gardait le silence, refusant même la discussion. Mais, comme sa grand'mère la pressait, la harcelait, elle dit enfin:

—Encore une fois, je n'ai aucun devoir envers mon frère, mon devoir est ici. Il peut disposer de sa fortune, je n'en veux pas. Quand nous serons trop pauvres, maître renverra Martine, et il me gardera comme servante.

Elle acheva d'un geste. Oh! oui, se dévouer à son prince, lui donner sa vie, mendier plutôt le long des routes, en le menant par la main! puis, au retour, ainsi que le soir où ils étaient allés de porte en porte, lui faire le don de sa jeunesse et le réchauffer entre ses bras purs!

La vieille madame Rougon hocha le menton.

—Avant d'être sa servante, tu aurais mieux fait de commencer par être sa femme…. Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariés? C'était plus simple et plus propre.

Elle rappela qu'un jour elle était venue pour exiger ce mariage, afin d'étouffer le scandale naissant; et la jeune fille s'était montrée surprise, disant que ni elle ni le docteur n'avaient songé à cela, mais que, s'il le fallait, ils s'épouseraient tout de même, plus tard, puisque rien ne pressait.

—Nous marier, je le veux bien! s'écria Clotilde. Tu as raison, grand'mère….

Et, s'adressant à Pascal:

—Cent fois, tu m'as répété que tu ferais ce que je voudrais…. Tu entends, épouse-moi. Je serai ta femme, et je resterai. Une femme ne quitte pas son mari.

Mais il ne répondit que par un geste, comme s'il eût craint que sa voix ne le trahit, et qu'il n'acceptât, dans un cri de gratitude, cet éternel lien qu'elle lui proposait. Son geste pouvait signifier une hésitation, un refus. A quoi bon ce mariage in extremis, quand tout s'effondrait?

—Sans doute, reprit Félicité, ce sont de beaux sentiments. Tu arranges ça très bien dans ta petite tête. Mais ce n'est pas le mariage qui vous donnera des rentes; et, en attendant, tu lui coûtes cher, tu es pour lui la plus lourde des charges.

L'effet de cette phrase fut extraordinaire sur Clotilde, qui revint violemment vers Pascal, les joues empourprées, les yeux envahis de larmes.

—Maître, maître! est-ce vrai, ce que grand'mère vient de dire? est-ce que tu en es à regretter l'argent que je coûte ici?

Il avait blêmi encore, il ne bougea pas, dans son attitude écrasée. Mais, d'une voix lointaine, comme s'il s'était parlé à lui-même, il murmura:

—J'ai tant de travail! je voudrais tant reprendre mes dossiers, mes manuscrits, mes notes, et terminer l'oeuvre de ma vie!… Si j'étais seul, peut-être pourrais-je tout arranger. Je vendrais la Souleiade, oh! un morceau de pain, car elle ne vaut pas cher. Je me mettrais, avec tous mes papiers, dans une petite chambre. Je travaillerais du matin au soir, je tâcherais de n'être pas trop malheureux.

Mais il évitait de la regarder; et, dans l'agitation où elle se trouvait, ce n'était pas ce balbutiement douloureux qui pouvait lui suffire. Elle s'épouvantait de seconde en seconde, car elle sentait bien que l'inévitable allait être dit.

—Regarde-moi, maître, regarde-moi en face…. Et, je t'en conjure, sois brave, choisis donc entre ton oeuvre et moi, puisque tu parais dire que tu me renvoies pour mieux travailler!

La minute de l'héroïque mensonge était venue. Il leva la tête, il la regarda en face, bravement; et, avec un sourire de mourant qui veut la mort, retrouvant sa voix de divine bonté:

—Comme tu t'animes!… Ne peux-tu donc faire ton devoir simplement, ainsi que tout le monde?… J'ai beaucoup à travailler, j'ai besoin d'être seul; et toi, chérie, tu dois rejoindre ton frère. Va donc, tout est fini.

Il y eut un terrible silence de quelques secondes. Elle le regardait toujours fixement, dans l'espoir qu'il faiblirait. Disait-il bien la vérité, ne se sacrifiait-il pas pour qu'elle fût heureuse? Un instant, elle en eut la sensation subtile, comme si un souffle frissonnant, émané de lui, l'avait avertie.

—Et c'est pour toujours que tu me renvoies? tu ne permettrais pas de revenir demain?

Il resta brave, il sembla répondre d'un nouveau sourire qu'on ne s'en allait pas pour revenir ainsi; et tout se brouilla, elle n'eut plus qu'une perception confuse, elle put croire qu'il choisissait le travail, sincèrement, en homme de science chez qui l'oeuvre l'emporte sur la femme. Elle était redevenue très pâle, elle attendit encore un peu, dans l'affreux silence; puis, lentement, de son air de tendre et absolue soumission:

—C'est bien, maître, je partirai quand tu voudras, et je ne reviendrai que le jour où tu m'auras rappelée.

Alors, ce fut le coup de hache entre eux. L'irrévocable était accompli. Tout de suite, Félicité, surprise de n'avoir pas eu à parler davantage, voulut qu'on fixât la date du départ. Elle s'applaudissait de sa ténacité, elle croyait avoir emporté la victoire, de haute lutte. On était au vendredi, et il fut entendu que Clotilde partirait le dimanche. Une dépêche fut même envoyée à Maxime.

Depuis trois jours déjà, le mistral soufflait. Mais, le soir, il redoubla, avec une violence nouvelle; et Martine annonça qu'il durerait au moins trois jours encore, suivant la croyance populaire. Les vents de la fin septembre, au travers de la vallée de la Viorne, sont terribles. Aussi eut-elle le soin de monter dans toutes les chambres, pour s'assurer que les volets étaient solidement clos. Quand le mistral soufflait, il prenait la Souleiade en écharpe, par-dessus les toitures de Plassans, sur le petit plateau où elle était bâtie. Et c'était une rage, une trombe furieuse, continue, qui flagellait la maison, l'ébranlait des caves aux greniers, pendant des jours, pendant des nuits, sans un arrêt. Les tuiles volaient, les ferrures des fenêtres étaient arrachées; tandis que, par les fentes, à l'intérieur, le vent pénétrait, en un ronflement éperdu de plainte, et que les portes, au moindre oubli, se refermaient avec des retentissements de canon. On aurait dit tout un siège à soutenir, au milieu du vacarme et de l'angoisse.

Le lendemain, ce fut dans cette maison morne, secouée par le grand vent, que Pascal voulut s'occuper, avec Clotilde, des préparatifs du départ. La vieille madame Rougon ne devait revenir que le dimanche, au moment des adieux. Quand Martine avait appris la séparation prochaine, elle était restée saisie, muette, les yeux allumés d'une courte flamme; et, comme on l'avait renvoyée de la chambre, en disant qu'on se passerait d'elle, pour les malles, elle était retournée dans sa cuisine, elle s'y livrait à ses besognes ordinaires, en ayant l'air d'ignorer la catastrophe qui bouleversait leur ménage à trois. Mais, au moindre appel de Pascal, elle accourait si prompte, si leste, le visage si clair, si ensoleillé par son zèle à le servir, qu'elle semblait redevenir jeune fille. Lui, ne quitta donc pas Clotilde d'une minute, l'aidant, désirant se convaincre qu'elle emportait bien tout ce dont elle aurait besoin. Deux grandes malles étaient ouvertes, au milieu de la chambre en désordre; des paquets, des vêtements traînaient partout; c'était une visite, vingt fois reprise, des meubles, des tiroirs. Et, dans ce travail, cette préoccupation de ne rien oublier, il y avait comme un engourdissement de la douleur vive que l'un et l'autre éprouvaient au creux de l'estomac. Ils s'étourdissaient un instant: lui, très soigneux, veillait à ce qu'il n'y eût pas de place perdue, utilisait la case à chapeaux pour de menus chiffons, glissait des boîtes entre les chemises et les mouchoirs, tandis qu'elle, décrochant les robes, les pliait sur le lit, en attendant de les mettre les dernières, dans le casier du haut. Puis, lorsque, un peu las, ils se relevaient et qu'ils se retrouvaient face à face, ils se souriaient d'abord, ils contenaient ensuite de brusques larmes, au souvenir de l'inévitable malheur qui les reprenait tout entiers. Mais ils restaient fermes, le coeur en sang. Mon Dieu! c'était donc vrai qu'ils n'étaient déjà plus ensemble? Et ils entendaient alors le vent, le vent terrible, qui menaçait d'éventrer la maison.

Que de fois, dans cette dernière journée, ils allèrent jusqu'à la fenêtre, attirés par la tempête, souhaitant qu'elle emportât le monde! Pendant ces coups de mistral, le soleil ne cesse pas de luire, le ciel reste constamment bleu; mais c'est un ciel d'un bleu livide, trouble de poussière; et le soleil jaune est pâli d'un frisson. Ils regardaient au loin les immenses fumées blanches qui s'envolaient des routes, les arbres pliés, échevelés, ayant tous l'air de fuir dans le même sens, du même train de galop, la campagne entière desséchée, épuisée sous la violence de ce souffle toujours égal, roulant sans fin avec son grondement de foudre. Des branches cassaient, disparaissaient, des toitures étaient soulevées, charriées si loin, qu'on ne les retrouvait plus. Pourquoi le mistral ne les prenait-ils pas ensemble, les jetant là-bas, au pays inconnu, où l'on est heureux? Les malles allaient être faites, lorsqu'il voulut rouvrir un volet, que le vent venait de rabattre; mais, par la fenêtre entre-bâillée, ce fut un tel engouffrement, qu'elle dut accourir à son secours. Ils pesèrent de tout leur poids, ils purent enfin tourner l'espagnolette. Dans la chambre, les derniers chiffons s'étaient débandés, et ils ramassèrent, en morceaux, un petit miroir à main, tombé d'une chaise. Était-ce donc un signe de mort prochaine, comme le disaient les femmes du faubourg?

Le soir, après un morne dîner dans la salle à manger claire, aux grands bouquets fleuris, Pascal parla de se coucher de bonne heure. Clotilde devait partir, le lendemain matin, par le train de dix heures un quart; et il s'inquiétait pour elle de la longueur du voyage, vingt heures de chemin de fer. Puis, au moment de se mettre au lit, il l'embrassa, il s'obstina, dès cette nuit même, à coucher seul, à aller reprendre sa chambre. Il voulait absolument, disait-il, qu'elle se reposât. S'ils restaient ensemble, ni l'un ni l'autre ne fermeraient les paupières, ce serait une nuit blanche, infiniment triste. Vainement, elle le supplia de ses grands yeux tendres, elle lui tendit ses bras divins: il eut l'extraordinaire force de s'en aller, de lui mettre des baisers sur les yeux, comme à une enfant, en la bordant dans ses couvertures et en lui recommandant d'être bien raisonnable, de bien dormir. La séparation n'était-elle pas consommée déjà? Cela l'aurait empli de remords et de honte, s'il l'avait possédée encore, lorsqu'elle n'était plus à lui. Mais quelle rentrée affreuse, dans cette chambre humide, abandonnée, où la couche froide de son célibat l'attendait! Il lui sembla rentrer dans sa vieillesse, qui retombait à jamais sur lui, pareille à un couvercle de plomb. D'abord, il accusa le vent de son insomnie. La maison morte s'emplissait de hurlements, des voix implorantes et des voix de colère se mêlaient, au milieu de sanglots continus. Deux fois, il se releva, alla écouter chez Clotilde, n'entendit rien. En bas, il descendit fermer une porte qui tapait, avec des coups sourds, comme si le malheur eût frappé aux murs. Des souffles traversaient les pièces noires, il se recoucha glacé, frissonnant, hanté de visions lugubres. Puis, il eut conscience que cette grande voix dont il souffrait, qui lui ôtait le sommeil, ne venait pas du mistral déchaîné. C'était l'appel de Clotilde, la sensation qu'elle était encore là et qu'il s'était privé d'elle. Alors, il roula dans une crise de désir éperdu, d'abominable désespoir. Mon Dieu! ne plus l'avoir jamais à lui, lorsqu'il pouvait, d'un mot, l'avoir encore, l'avoir toujours! C'était un arrachement de sa propre chair, cette chair jeune qu'on lui enlevait. A trente ans, une femme se retrouve. Mais quel effort, dans la passion de sa virilité finissante, pour renoncer à ce corps frais, sentant bon la jeunesse, qui s'était royalement donné, qui lui appartenait comme son bien et sa chose! Dix fois, il fut sur le point de sauter du lit, et de l'aller reprendre, et de la garder. L'effrayante crise dura jusqu'au jour, au milieu de l'assaut enragé du vent, dont la vieille maison tremblait toute.

Il était six heures, lorsque Martine, ayant cru que son maître l'appelait dans sa chambre, en tapant au parquet, monta. Elle arrivait, de l'air vif et exalté qu'elle avait depuis l'avant-veille; mais elle resta immobile d'inquiétude et de saisissement, lorsqu'elle l'aperçut, à demi vêtu, jeté en travers de son lit, ravagé, mordant son oreiller pour étouffer ses sanglots. Il avait voulu se lever, s'habiller tout de suite; et un nouvel accès venait de l'abattre, pris de vertiges, étouffé par des palpitations.

Il était à peine sorti d'une courte syncope, qu'il recommença à bégayer sa torture.

—Non, non! je ne peux pas, je souffre trop…. J'aime mieux mourir, mourir maintenant….

Pourtant, il reconnut Martine, et il s'abandonna, il se confessa devant elle, à bout de force, noyé et roulé dans la douleur.

—Ma pauvre fille, je souffre trop, mon coeur éclate…. C'est elle qui emporte mon coeur, qui emporte tout mon être. Et je ne peux plus vivre sans elle…. J'ai failli mourir cette nuit, je voudrais mourir avant son départ, pour ne pas avoir ce déchirement de la voir me quitter…. Oh! mon Dieu! elle part, et je ne l'aurai plus, et je reste seul, seul, seul….

La servante, si gaie en montant, était devenue d'une pâleur de cire, le visage dur et douloureux. Un instant, elle le regarda arracher les draps de ses mains crispées, râler son désespoir, la bouche collée à la couverture. Puis, elle parut se décider, d'un brusque effort.

—Mais, monsieur, il n'y a pas de bon sens à se faire un chagrin pareil. C'est ridicule…. Puisque c'est comme ça, et que vous ne pouvez pas vous passer de mademoiselle, je vais aller lui dire dans quel état vous vous êtes mis….

Violemment, cette phrase le fit se relever, chancelant encore, se retenant au dossier d'une chaise.

—Je vous le défends bien, Martine!

—Avec ça que je vous écouterais! Pour vous retrouver à demi mort, pleurant toutes vos larmes!… Non, non! c'est moi qui vais aller chercher mademoiselle, et je lui dirai la vérité, et je la forcerai bien à rester avec nous!

Mais il lui avait empoigné le bras, il ne la lâchait plus, pris de colère.

—Je vous ordonne de vous tenir tranquille, entendez-vous? ou vous partirez avec elle…. Pourquoi êtes-vous entrée? J'étais malade, à cause de ce vent. Ça ne regarde personne.

Puis, envahi d'un attendrissement, cédant à sa bonté ordinaire, il finit par sourire.

—Ma pauvre fille, voilà que vous me fâchez! Laissez-moi donc agir comme je le dois, pour le bonheur de tous. Et pas un mot, vous me feriez beaucoup de peine.

Martine, à son tour, retint de grosses larmes. Il était temps que l'entente se fît, car Clotilde entra presque aussitôt, levée de bonne heure, ayant la hâte de revoir Pascal, espérant sans doute, jusqu'au dernier moment, qu'il la retiendrait. Elle avait elle-même les paupières lourdes d'insomnie; elle le regarda tout de suite, fixement, de son air d'interrogation. Mais il était si défait, encore, qu'elle s'inquiéta.

—Non, ce n'est rien, je t'assure. J'aurais même bien dormi, sans le mistral…. N'est-ce pas? Martine, je vous le disais.

La servante, d'un signe de tête, lui donna raison. Et Clotilde, elle aussi, se soumettait, ne lui criait pas sa nuit de lutte et de souffrance, pendant qu'il agonisait de son côté. Les deux femmes, dociles, ne faisaient plus qu'obéir et l'aider, dans son oubli de lui-même.

—Attends, reprit-il en ouvrant son secrétaire, j'ai là quelque chose pour toi…. Tiens! il y a sept cents francs dans cette enveloppe….

Et, bien qu'elle se récriât, qu'elle se défendit, il lui rendit des comptes. Sur les six mille francs des bijoux, à peine deux cents étaient dépensés, et il en gardait cent, pour aller jusqu'à la fin du mois, avec la stricte économie, l'avarice noire qu'il montrait désormais. Ensuite, il vendrait la Souleiade sans doute, il travaillerait, il saurait bien se tirer d'affaire. Mais il ne voulait pas toucher aux cinq mille francs qui restaient, car ils étaient son bien, à elle, et elle les retrouverait dans le tiroir.

—Maître, maître, tu me fais beaucoup de chagrin….

Il l'interrompit.

—Je le veux, et c'est toi qui me crèverais le coeur…. Voyons, il est sept heures et demie, je vais aller ficeler tes malles, puisqu'elles sont fermées.

Lorsque Clotilde et Martine furent seules, en face l'une de l'autre, elles se regardèrent un instant en silence. Depuis la situation nouvelle, elles avaient bien senti leur antagonisme sourd, le clair triomphe de la jeune maîtresse, l'obscure jalousie de la vieille servante, autour du maître adoré. Aujourd'hui, il semblait que ce fût cette dernière qui restât victorieuse. Mais, à cette minute dernière, leur émotion commune les rapprochait.

—Martine, il ne faudra pas le laisser se nourrir comme un pauvre. Tu me promets bien qu'il aura du vin et de la viande tous les jours?

—N'ayez pas peur, mademoiselle.

—Et, tu sais, les cinq mille francs qui dorment là, ils sont à lui. Vous n'allez pas, je pense, mourir de faim à côté. Je veux que tu le gâtes.

—Je vous répète que j'en fais mon affaire, mademoiselle, et que monsieur ne manquera de rien.

Il y eut un nouveau silence. Elles se regardaient toujours.

—Puis, surveille-le pour qu'il ne travaille pas trop. Je m'en vais très inquiète, sa santé est moins bonne depuis quelque temps. Soigne-le, n'est-ce pas?

—Je le soignerai, soyez tranquille, mademoiselle.

—Enfin, je te le confie. Il ne va plus avoir que toi, et ce qui me rassure un peu, c'est que tu l'aimes bien. Aime-le de toute ta force, aime-le pour nous deux.

—Oui, mademoiselle, autant que je pourrai.

Des pleurs leur montaient aux paupières, et Clotilde dit encore:

—Veux-tu m'embrasser, Martine?

—Oh! mademoiselle, très volontiers!

Elles étaient dans les bras l'une de l'autre, lorsque Pascal rentra. Il affecta de ne pas les voir, pour ne pas s'attendrir sans doute. D'une voix trop haute, il parlait des derniers préparatifs du départ, en homme bousculé qui ne veut pas qu'on manque le train. Il avait ficelé les malles, le père Durieu venait de les emporter sur sa voiture, et on les trouverait à la gare. Cependant, il était à peine huit heures, on avait encore deux grandes heures devant soi. Ce furent deux heures mortelles d'angoisse à vide, de douloureux piétinement, avec l'amertume cent fois remâchée de la rupture. Le déjeuner prit à peine un quart d'heure. Puis, il fallut se lever, se rasseoir. Les yeux ne quittaient pas la pendule. Les minutes semblaient éternelles comme une agonie, au travers de la maison lugubre.

—Ah! quel vent! dit Clotilde, à un coup de mistral, dont toutes les portes avaient gémi.

Pascal s'approcha de la fenêtre, regarda la fuite éperdue des arbres, sous la tempête.

—Depuis ce matin, il grandit encore. Tout à l'heure, il faudra que je m'inquiète de la toiture, car des tuiles sont parties.

Déjà, ils n'étaient plus ensemble. Ils n'entendaient plus que ce vent furieux, balayant tout, emportant leur vie.

Enfin, à huit heures et demie, Pascal dit simplement:

—Il est temps, Clotilde.

Elle se leva de la chaise où elle était assise. Par instants, elle oubliait qu'elle partait. Tout d'un coup, l'affreuse certitude lui revint. Une dernière fois, elle le regarda, sans qu'il ouvrit les bras, pour la retenir. C'était fini. Et elle n'eut plus qu'une face morte, foudroyée.

D'abord, ils échangèrent les banales paroles.

—Tu m'écriras, n'est-ce pas?

—Certainement, et toi, donne-moi de tes nouvelles le plus souvent possible.

—Surtout, si tu étais malade, rappelle-moi tout de suite.

—Je te le promets. Mais, n'aie pas pour, je suis solide.

Puis, au moment de quitter cette maison si chère, Clotilde l'enveloppa toute d'un regard vacillant. Et elle s'abattit sur la poitrine de Pascal, elle le garda entre ses bras, balbutiante.

—Je veux t'embrasser ici, je veux te remercier…. Maître, c'est toi qui m'as faite ce que je suis. Comme tu l'as répété souvent, tu as corrigé mon hérédité. Que serais-je devenue, là-bas, dans le milieu où a grandi Maxime?… Oui, si je vaux quelque chose, je le dois à toi seul, à toi qui m'as transplantée dans cette maison de vérité et de bonté, où tu m'as fait pousser digne de ta tendresse…. Aujourd'hui, après m'avoir prise et comblée de tes biens, tu me renvoies. Que ta volonté soit faite, tu es mon maître, et je t'obéis. Je t'aime quand même, je t'aimerai toujours.

Il la serra sur son coeur, il répondit:

—Je ne désire que ton bien, j'achève mon oeuvre.

Et, dans le dernier baiser, le baiser déchirant qu'ils échangèrent, elle soupira, à voix très basse:

—Ah! si l'enfant était venu!

Plus bas encore, en un sanglot, elle crut l'entendre bégayer des mots indistincts.

—Oui, l'oeuvre rêvée, la seule vraie et bonne, l'oeuvre que je n'ai pu faire…. Pardonne-moi, tâche d'être heureuse.

La vieille madame Rougon était à la gare, très gaie, très vive, malgré ses quatre-vingts ans. Elle triomphait, elle croyait tenir son fils Pascal à sa merci. Quand elle les vit hébétés l'un et l'autre, elle se chargea de tout, prit le billet, fit enregistrer les bagages, installa la voyageuse dans un compartiment de dames seules. Puis, elle parla longuement de Maxime, donna des instructions, exigea d'être tenue au courant. Mais le train ne partait pas, et il s'écoula encore cinq atroces minutes, pendant lesquelles ils restèrent face à face, en ne se disant plus rien. Enfin, tout sombra, il y eut des embrassades, un grand bruit de roues, des mouchoirs qui s'agitaient.

Brusquement, Pascal s'aperçut qu'il était seul sur le quai, pendant que, là-bas, le train avait disparu, à un coude de la ligne. Alors, il n'écouta pas sa mère, il prit sa course, un galop furieux de jeune homme, monta la pente, enjamba les gradins de pierres sèches, se trouva en trois minutes sur la terrasse de la Souleiade. Le mistral y faisait rage, une rafale géante qui pliait les cyprès centenaires comme des pailles. Dans le ciel décoloré, le soleil paraissait las de tout ce vent dont la violence, depuis six jours, lui passait sur la face. Et, pareil aux arbres échevelés, Pascal tenait bon, avec ses vêtements qui avaient des claquements de drapeaux, avec sa barbe et ses cheveux emportés, fouettés de tempête. L'haleine coupée, les deux mains sur son coeur pour en contenir les battements, il regardait au loin fuir le train, à travers la plaine rase, un train tout petit que le mistral semblait balayer, ainsi qu'un rameau de feuilles sèches.

XII

Dès le lendemain, Pascal s'enferma au fond de la grande maison vide. Il n'en sortit plus, cessa complètement les rares visites de médecin qu'il faisait encore, vécut là, portes et fenêtres closes, dans une solitude et un silence absolus. Et l'ordre formel était donné à Martine: elle ne devait laisser entrer personne, sous aucun prétexte.

—Mais, monsieur, votre mère, madame Félicité?

—Ma mère moins encore que les autres, j'ai mes raisons…. Vous lui direz que je travaille, que j'ai besoin de me recueillir et que je la prie de m'excuser.

Coup sur coup, à trois reprises, la vieille madame Rougon se présenta. Elle tempêtait au rez-de-chaussée, il l'entendait qui élevait la voix, s'irritant, voulant forcer la consigne. Puis, le bruit s'apaisait, il n'y avait plus qu'un chuchotement de plainte et de complot, entre elle et la servante. Et pas une fois il ne céda, ne se pencha en haut de la rampe, pour lui crier de monter.

Un jour, Martine se hasarda à dire:

—C'est bien dur tout de même, monsieur, de refuser la porte à sa mère. D'autant plus que madame Félicité vient dans de bons sentiments, car elle sait la grande gêne de monsieur et elle n'insiste que pour lui offrir ses services.

Exaspéré, il cria:

—De l'argent, je n'en veux pas, entendez-vous!… Je travaillerai, je gagnerai bien ma vie, que diable!

Cependant, cette question de l'argent devenait pressante. Il s'entêtait à ne pas prendre un sou des cinq mille francs enfermés dans le secrétaire. Maintenant qu'il était seul, il avait une complète insouciance de la vie matérielle, il se serait contenté de pain et d'eau; et, chaque fois que la servante lui demandait de quoi acheter du vin, de la viande, quelque douceur, il haussait les épaules: à quoi bon? il restait une croûte de la veille, n'était-ce pas suffisant? Mais elle, dans sa tendresse pour ce maître qu'elle sentait souffrir, se désolait de cette avarice plus rude que la sienne, de ce dénuement de pauvre homme où il s'abandonnait, avec la maison entière. On vivait mieux chez les ouvriers du faubourg. Aussi, pendant toute une journée, parut-elle en proie à un terrible combat intérieur. Son amour de chien docile luttait contre sa passion de l'argent, amassé sou à sou, caché quelque part, faisant des petits, comme elle disait. Elle aurait mieux aimé donner de sa chair. Tant que son maître n'avait pas souffert seul, l'idée ne lui était pas même venue de toucher à son trésor. Et ce fut un héroïsme extraordinaire, le matin où, poussée à bout, voyant sa cuisine froide et le buffet vide, elle disparut pendant une heure, puis rentra avec des provisions et la monnaie d'un billet de cent francs.

Justement, Pascal qui descendait, s'étonna, lui demanda d'où venait cet argent, déjà hors de lui et prêt à jeter tout à la rue, en croyant qu'elle était allée chez sa mère.

—Mais non, mais non! monsieur, bégayait-elle, ce n'est pas cela du tout….

Et elle finit par dire le mensonge qu'elle avait préparé.

—Imaginez-vous que les comptes s'arrangent, chez monsieur Grandguillot, ou du moins ça m'en a tout l'air…. J'ai eu l'idée, ce matin, d'aller voir, et on m'a dit qu'il vous reviendrait sûrement quelque chose, que je pouvais prendre cent francs…. Oui, on s'est même contenté d'un reçu de moi. Vous régulariserez ça plus tard.

Pascal sembla à peine surpris. Elle espérait bien qu'il ne sortirait pas, pour vérifier le fait. Pourtant, elle fut soulagée de voir avec quelle facilité insouciante il acceptait son histoire.

—Ah! tant mieux! s'écria-t-il. Je disais bien qu'il ne faut jamais désespérer. Cela va me donner le temps d'organiser mes affaires.

Ses affaires, c'était la vente de la Souleiade, à laquelle il avait songé confusément. Mais quelle peine affreuse, quitter cette maison, où Clotilde avait grandi, où il avait vécu près de dix-huit ans avec elle! Il s'était donné deux ou trois semaines pour y réfléchir. Quand il eut cet espoir, qu'il rattraperait un peu de son argent, il n'y pensa plus du tout. De nouveau, il s'abandonnait, mangeait ce que lui servait Martine, ne s'apercevait même pas du strict bien-être qu'elle remettait autour de lui, à genoux, en adoration, déchirée de toucher à son petit trésor, mais si heureuse de le nourrir maintenant, sans qu'il se doutât que sa vie venait d'elle.

D'ailleurs, Pascal ne la récompensait guère. Il s'attendrissait ensuite, regrettait ses violences. Mais, dans l'état de fièvre désespérée où il vivait, cela ne l'empêchait pas de recommencer, de s'emporter contre elle, au moindre sujet de mécontentement. Un soir qu'il avait encore entendu sa mère causer sans fin, au fond de la cuisine, il eut un accès de colère furieuse.

—Écoutez-moi, bien, Martine, je ne veux plus qu'elle entre à la
Souleiade…. Si vous la recevez une seule fois, en bas, je vous chasse!

Saisie, elle restait immobile. Jamais, depuis trente-deux ans qu'elle le servait, il ne l'avait ainsi menacée de renvoi.

—Oh! monsieur, vous auriez ce courage! Mais je ne m'en irais pas, je me coucherais en travers de la porte.

Déjà, il était honteux de son emportement, et il se fit plus doux.

—C'est que je sais parfaitement ce qui se passe. Elle vient pour vous endoctriner, pour vous mettre contre moi, n'est-ce pas?… Oui, elle guette mes papiers, elle voudrait tout voler, tout détruire, là-haut, dans l'armoire. Je la connais, quand elle veut quelque chose, elle le veut jusqu'au bout…. Eh bien! vous pouvez lui dire que je veille, que je ne la laisserai même pas approcher de l'armoire, tant que je serai vivant. Et puis, la clef est là, dans ma poche.

En effet, toute sa terreur de savant traqué et menacé était revenue. Depuis qu'il vivait seul, il avait la sensation d'un danger renaissant, d'un guet-apens continu, dressé dans l'ombre. Le cercle se resserrait, et s'il se montrait si rude contre les tentatives d'envahissement, s'il repoussait les assauts de sa mère, c'était qu'il ne se trompait pas sur ses projets véritables et qu'il avait peur d'être faible. Quand elle serait là, elle le posséderait peu à peu, au point de le supprimer. Aussi ses tortures recommençaient-elles, il passait les journées en surveillance, il fermait lui-même les portes, le soir, et souvent il se relevait, la nuit, pour s'assurer qu'on ne forçait pas les serrures. Son inquiétude était que la servante, gagnée, croyant assurer son salut éternel, n'ouvrît à sa mère. Il croyait voir les dossiers flamber dans la cheminée, il montait la garde autour d'eux, repris d'une passion souffrante, d'une tendresse déchirée pour cet amas glacé de papiers, ces froides pages de manuscrits, auxquelles il avait sacrifié la femme, et qu'il s'efforçait d'aimer assez, afin d'oublier le reste.

Pascal, depuis que Clotilde n'était plus là, se jetait dans le travail, essayait de s'y noyer et de s'y perdre. S'il s'enfermait, s'il ne mettait plus les pieds dans le jardin, s'il avait eu, un jour que Martine était montée lui annoncer le docteur Ramond, la force de répondre qu'il ne pouvait le recevoir, toute cette volonté âpre de solitude n'avait d'autre but que de s'anéantir au fond d'un labeur incessant. Ce pauvre Ramond, comme il l'aurait embrassé volontiers! car il devinait bien l'exquis sentiment qui le faisait accourir, pour consoler son vieux maître. Mais pourquoi perdre une heure? pourquoi risquer des émotions, des larmes, d'où il sortait lâche? Dès le jour, il était à sa table, y passait la matinée et l'après-midi, continuait souvent à la lampe, très tard. C'était son ancien projet qu'il voulait mettre à exécution: reprendre toute sa théorie de l'hérédité sur un plan nouveau, se servir des dossiers, des documents fournis par sa famille, pour établir d'après quelles lois, dans un groupe d'êtres, la vie se distribue et conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme, en tenant compte des milieux: vaste bible, genèse des familles, des sociétés, de l'humanité entière. Il espérait que l'ampleur d'un tel plan, l'effort nécessaire à la réalisation d'une idée si colossale, le posséderait tout entier, lui rendrait sa santé, sa foi, son orgueil, dans la jouissance supérieure de l'oeuvre accomplie. Et il avait beau vouloir se passionner, se donner sans réserve, avec acharnement, il n'arrivait qu'à surmener son corps et son esprit, distrait quand même, le coeur absent de sa besogne, plus malade de jour en jour, et désespéré. Était-ce donc une faillite définitive du travail? Lui dont le travail avait dévoré l'existence, qui le regardait comme le moteur, le bienfaiteur et le consolateur, allait-il donc être forcé de conclure qu'aimer et être aimé passe tout au monde? Il tombait par moments à de grandes réflexions, il continuait à ébaucher sa nouvelle théorie de l'équilibre des forces, qui consistait à établir que tout ce que l'homme reçoit en sensation, il doit le rendre en mouvement. Quelle vie normale, pleine et heureuse, si l'on avait pu la vivre entière, dans un fonctionnement de machine bien réglée, rendant en force ce qu'elle brûle en combustible, s'entretenant elle-même en vigueur et en beauté par le jeu simultané et logique de tous ses organes! Il y voyait autant de labeur physique que de labeur intellectuel, autant de sentiment que de raisonnement, la part faite à la fonction génésique comme à la fonction cérébrale, sans jamais de surmenage, ni d'une part ni d'une autre, car le surmenage n'est que le déséquilibre et la maladie. Oui, oui! recommencer la vie et savoir la vivre, bêcher la terre, étudier le monde, aimer la femme, arriver à la perfection humaine, à la cité future de l'universel bonheur, par le juste emploi de l'être entier, quel beau testament laisserait là un médecin philosophe! Et ce rêve lointain, cette théorie entrevue achevait de l'emplir d'amertume, à la pensée que, désormais, il n'était plus qu'une force gaspillée et perdue.

Au fond même de son chagrin, Pascal avait cette sensation dominante qu'il était fini. Le regret de Clotilde, la souffrance de ne plus l'avoir, la certitude qu'il ne l'aurait jamais plus, l'envahissait, à chaque heure davantage, d'un flot douloureux qui emportait tout. Le travail était vaincu, il laissait parfois tomber sa tête sur la page en train, et il pleurait pendant des heures, sans trouver le courage de reprendre la plume. Son acharnement à la besogne, ses journées de volontaire anéantissement aboutissaient à des nuits terribles, des nuits d'insomnie ardente, pendant lesquelles il mordait ses draps, pour ne pas crier le nom de Clotilde. Elle était partout, dans cette maison morne, où il se cloîtrait. Il la retrouvait traversant chaque pièce, assise sur tous les sièges, debout derrière toutes les portes. En bas, dans la salle à manger, il ne pouvait plus se mettre à table, sans l'avoir en face de lui. Dans la salle de travail, en haut, elle continuait à être sa compagne de chaque seconde, elle y avait tant vécu enfermée, elle-même, que son image semblait émaner des choses: sans cesse, il la sentait évoquée près de lui, il la devinait droite et mince devant son pupitre, penchée sur un pastel, avec son fin profil. Et, s'il ne sortait pas pour fuir cette hantise du cher et torturant souvenir, c'était qu'il avait la certitude de la retrouver partout aussi dans le jardin, rêvant au bord de la terrasse, suivant à pas ralentis les allées de la pinède, assise et rafraîchie sous les platanes par l'éternel chant de la source, couchée sur l'aire, au crépuscule, les yeux perdus, attendant les étoiles. Mais il existait surtout pour lui un lieu de désir et de terreur, un sanctuaire sacré où il n'entrait qu'en tremblant: la chambre où elle s'était donnée à lui, où ils avaient dormi ensemble. Il en gardait la clef, il n'y avait pas dérangé un objet de place, depuis le triste matin du départ; et une jupe oubliée traînait encore sur un fauteuil. Là, il respirait jusqu'à son souffle, sa fraîche odeur de jeunesse, restée parmi l'air comme un parfum. Il ouvrait ses bras éperdus, il les serrait sur son fantôme, flottant dans le tendre demi-jour des volets fermés, dans le rose éteint de la vieille indienne des murs, couleur d'aurore. Il sanglotait devant les meubles, il baisait le lit, la place marquée où se dessinait l'élancement divin de son corps. Et sa joie d'être là, son regret de ne plus y voir Clotilde, cette émotion violente l'épuisait à un tel point, qu'il n'osait pas visiter tous les jours ce lieu redoutable, couchant dans sa chambre froide, où ses insomnies ne la lui montraient pas si voisine et si vivante.

Au milieu de son travail obstiné, Pascal avait une autre grande joie douloureuse, les lettres de Clotilde. Elle lui écrivait régulièrement deux fois par semaine, de longues lettres de huit à dix pages, dans lesquelles elle lui racontait sa vie quotidienne. Il ne semblait pas qu'elle fut très heureuse, à Paris. Maxime, qui ne quittait plus son fauteuil d'infirme, devait la torturer par des exigences d'enfant gâté et de malade, car elle parlait en recluse, sans cesse de garde près de lui, ne pouvant même s'approcher des fenêtres, pour jeter un coup d'oeil sur l'avenue, où roulait le flot mondain des promeneurs du Bois; et, à certaines de ses phrases, on sentait que son frère, après l'avoir si impatiemment réclamée, la soupçonnait déjà, commençait à la prendre en méfiance et en haine, ainsi que toutes les personnes qui le servaient, dans sa continuelle inquiétude d'être exploité et dévalisé. Deux fois, elle avait vu son père, lui toujours très gai, débordé d'affaires, converti à la République, en plein triomphe politique et financier. Saccard l'avait prise à part, pour lui expliquer que ce pauvre Maxime était vraiment insupportable, et qu'elle aurait du courage, si elle consentait à être sa victime. Comme elle ne pouvait tout faire, il avait même eu l'obligeance, le lendemain, d'envoyer la nièce de son coiffeur, une petite jeune fille de dix-huit ans, nommée Rose, très blonde, l'air candide, qui l'aidait à présent autour du malade. D'ailleurs, Clotilde ne se plaignait pas, affectait au contraire de montrer une âme égale, satisfaite, résignée à la vie. Ses lettres étaient pleines de vaillance, sans colère contre la séparation cruelle, sans appel désespéré à la tendresse de Pascal, pour qu'il la rappelât. Mais, entre les lignes, comme il la sentait frémissante de révolte, toute élancée vers lui, prête à la folie de revenir sur l'heure, au moindre mot!

Et c'était ce mot que Pascal ne, voulait pas écrire. Les choses s'arrangeraient, Maxime s'habituerait à sa soeur, le sacrifice devait être consommé jusqu'au bout, maintenant qu'il était accompli. Une seule ligne écrite par lui, dans la faiblesse d'une minute, et le bénéfice de l'effort était perdu, la misère recommençait. Jamais il n'avait fallu à Pascal un courage plus grand que lorsqu'il répondait à Clotilde. Pendant ses nuits brûlantes, il se débattait, il la nommait furieusement, il se relevait pour écrire, pour la rappeler tout de suite, par dépêche. Puis, au jour, quand il avait beaucoup pleuré, sa fièvre tombait; et sa réponse était toujours très courte, presque froide. Il surveillait chacune de ses phrases, recommençait, quand il croyait s'être oublié. Mais quelle torture, ces affreuses lettres, si brèves, si glacées, où il allait contre son coeur, uniquement pour la détacher de lui, pour prendre tous les torts et lui faire croire qu'elle pouvait l'oublier, puisqu'il l'oubliait! Il en sortait en sueur, épuisé, comme après un acte violent d'héroïsme.

On était dans les derniers jours d'octobre, depuis un mois Clotilde était partie, lorsque Pascal, un matin, eut une brusque suffocation. A plusieurs reprises déjà, il avait éprouvé ainsi de légers étouffements, qu'il mettait sur le compte du travail. Mais, cette fois, les symptômes furent si nets, qu'il ne put s'y tromper: une douleur poignante dans la région du coeur, qui gagnait toute la poitrine et descendait le long du bras gauche, une affreuse sensation d'écrasement et d'angoisse, tandis qu'une sueur froide l'inondait. C'était une crise d'angine de poitrine. L'accès ne dura guère plus d'une minute, et il resta d'abord plus surpris qu'effrayé. Avec cet aveuglement que les médecins gardent parfois sur l'état de leur propre santé, jamais il n'avait soupçonné que son coeur pût se trouver atteint.

Comme il se remettait, Martine monta justement dire que le docteur Ramond était en bas, insistant de nouveau pour être reçu. Et Pascal, cédant peut-être à un inconscient besoin de savoir, s'écria:

—Eh bien! qu'il monte, puisqu'il s'entête. Ça me fera plaisir.

Les deux hommes s'embrassèrent, et il n'y eut pas d'autre allusion à l'absente, à celle dont le départ avait vidé la maison, qu'une énergique et désolée poignée de main.

—Vous ne savez pas pourquoi je viens? s'écria tout de suite Ramond. C'est pour une question d'argent…. Oui, mon beau-père, monsieur Lévêque, l'avoué que vous connaissez, m'a parlé hier encore des fonds que vous aviez chez le notaire Grandguillot. Et il vous conseille fortement de vous remuer, car des personnes ont réussi, dit-on, à rattraper quelque chose.

—Mais, dit Pascal, je sais que ça s'arrange. Martine a déjà obtenu deux cents francs, je crois.

Ramond parut très étonné.

—Comment, Martine? sans que vous soyez intervenu…. Enfin, voulez-vous autoriser mon beau-père à s'occuper de votre cas? Il tirera les choses au clair, puisque vous n'avez ni le temps ni le goût de cette besogne.

—Certainement, j'autorise monsieur Lévêque, et dites-lui que je le remercie mille fois.

Puis, cette affaire réglée, le jeune homme ayant remarqué sa pâleur et le questionnant, il répondit avec un sourire:

—Figurez-vous, mon ami, que je viens d'avoir une crise d'angine de poitrine…. Oh! ce n'est pas une imagination, tous les symptômes y étaient…. Et, tenez! puisque vous vous trouvez là, vous allez m'ausculter.

D'abord, Ramond s'y refusa, en affectant de tourner la consultation en plaisanterie. Est-ce qu'un conscrit comme lui oserait se prononcer sur son général? Mais il l'examinait pourtant, lui trouvait la face tirée, angoissée, avec un singulier effarement du regard. Il finit par l'ausculter avec beaucoup d'attention, l'oreille collée longuement contre sa poitrine. Plusieurs minutes s'écoulèrent, dans un profond silence.

—Eh bien? demanda Pascal, lorsque le jeune médecin se releva.

Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il sentait les yeux du maître droit dans ses yeux. Aussi ne les détourna-t-il pas; et, devant la bravoure tranquille de la demande, il répondit simplement:

—Eh bien! c'est vrai, je crois qu'il y a de la sclérose.

—Ah! vous êtes gentil de ne pas mentir, reprit le docteur. J'ai eu peur un instant que vous ne mentiez, et cela m'aurait fait de la peine.

Ramond s'était remis à écouter, disant à demi-voix:

—Oui, l'impulsion est énergique, le premier bruit est sourd, tandis que le second, au contraire, est éclatant…. On sent que la pointe s'abaisse et se trouve reportée vers l'aisselle…. Il y a de la sclérose, c'est au moins très probable….

Puis, se relevant:

—On vit vingt ans avec cela.

—Sans doute, parfois, dit Pascal. A moins qu'on n'en meure tout de suite, foudroyé.

Ils causèrent encore, s'étonnèrent au sujet d'un cas étrange de sclérose du coeur, observé à l'hôpital de Plassans. Et, lorsque le jeune médecin partit, il annonça qu'il reviendrait, dès qu'il aurait des nouvelles de l'affaire Grandguillot.

Quand il fut seul, Pascal se sentit perdu. Tout s'éclairait, ses palpitations depuis quelques semaines, ses vertiges, ses étouffements; et il y avait surtout cette usure de l'organe, de son pauvre coeur surmené de passion et de travail, ce sentiment d'immense fatigue et de fin prochaine, auquel il ne se trompait plus à cette heure. Pourtant, ce n'était pas encore de la crainte qu'il éprouvait. Sa première pensée venait d'être que lui aussi, à son tour, payait son hérédité, que la sclérose, cette sorte de dégénérescence, était sa part de misère physiologique, le legs inévitable de sa terrible ascendance. D'autres avaient vu la névrose, la lésion originelle, se tourner en vice ou en vertu, en génie, en crime, en ivrognerie, en sainteté; d'autres étaient morts phtisiques, épileptiques, ataxiques; lui avait vécu de passion et allait mourir du coeur. Et il n'en tremblait plus, il ne s'en irritait plus, de cette hérédité manifeste, fatale et nécessaire, sans doute. Au contraire, une humilité le prenait, la certitude que toute révolte contre les lois naturelles est mauvaise. Pourquoi donc, autrefois, triomphait-il, exultant d'allégresse, à l'idée de n'être pas de sa famille, de se sentir différent, sans communauté aucune? Rien n'était moins philosophique. Les monstres seuls poussaient à l'écart. Et être de sa famille, mon Dieu! cela finissait par lui paraître aussi bon, aussi beau que d'être d'une autre, car toutes ne se ressemblaient-elles pas, l'humanité n'était-elle pas identique partout, avec la même somme de bien et de mal? Il en arrivait, très modeste et très doux, sous la menace de la souffrance et de la mort, à tout accepter de la vie.

Dès lors, Pascal vécut dans cette pensée qu'il pouvait mourir d'une heure à l'autre. Et cela acheva de le grandir, de le hausser à l'oubli complet de lui-même. Il ne cessa pas de travailler, mais jamais il n'avait mieux compris combien l'effort doit trouver en soi sa récompense, l'oeuvre étant toujours transitoire et restant quand même inachevée. Un soir, au dîner, Martine lui apprit que Sarteur l'ouvrier chapelier, l'ancien pensionnaire de l'Asile des Tulettes, venait de se pendre. Toute la soirée, il songea à ce cas étrange, à cet homme qu'il croyait avoir sauvé de la folie homicide, par sa médication des piqûres hypodermiques, et qui, évidemment, repris d'un accès, avait eu assez de lucidité encore pour s'étrangler, au lieu de sauter à la gorge d'un passant. Il le revoyait, si parfaitement raisonnable, pendant qu'il lui conseillait de reprendre sa vie de bon ouvrier. Quelle était donc cette force de destruction, le besoin du meurtre se changeant en suicide, la mort faisant sa besogne malgré tout? Avec cet homme disparaissait son dernier orgueil de médecin guérisseur; et, chaque matin, quand il se remettait au travail, il ne se croyait plus qu'un écolier qui épelle, qui cherche la vérité toujours, à mesure qu'elle recule et qu'elle s'élargit.

Mais, cependant, dans cette sérénité, un souci lui restait, l'anxiété de savoir ce que deviendrait Bonhomme, son vieux cheval, s'il mourait avant lui. Maintenant, la pauvre bête, complètement aveugle, les jambes paralysées, ne quittait plus sa litière. Lorsque son maître la venait voir, elle entendait pourtant, tournait la tête, était sensible aux deux gros baisers qu'il lui posait sur les naseaux. Tout le voisinage haussait les épaules, plaisantait sur ce vieux parent que le docteur ne voulait pas faire abattre. Allait-il donc partir le premier, avec la pensée qu'on appellerait l'équarrisseur, le lendemain? Et, un matin, comme il entrait dans l'écurie, Bonhomme ne l'entendit pas, ne leva pas la tête. Il était mort, il gisait, l'air paisible, comme soulagé d'être mort là, doucement. Son maître s'était agenouillé, et il le baisa une dernière fois, il lui dit adieu, tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

Ce fut ce jour-là que Pascal s'intéressa encore à son voisin, M. Bellombre. Il s'était approché d'une fenêtre, il l'aperçut, par-dessus le mur du jardin, au pâle soleil des premiers jours de novembre, faisant sa promenade accoutumée; et la vue de l'ancien professeur, vivant si parfaitement heureux, le jeta d'abord dans l'étonnement. Il lui semblait n'avoir jamais songé à cette chose, qu'un homme de soixante-dix ans était là, sans une femme, sans un enfant, sans un chien, et qu'il tirait tout son égoïste bonheur de la joie de vivre en dehors de la vie. Ensuite, il se rappela ses colères contre cet homme, ses ironies contre la peur de l'existence, les catastrophes qu'il lui souhaitait, l'espoir que le châtiment viendrait, quelque servante maîtresse, quelque parente inattendue, qui serait la vengeance. Mais non! il le retrouvait toujours aussi vert, il sentait bien que, longtemps encore, il vieillirait ainsi, dur, avare, inutile et heureux. Et, cependant, il ne l'exécrait plus, il l'aurait plaint volontiers, tellement il le jugeait ridicule et misérable, de n'être pas aimé. Lui qui agonisait, parce qu'il restait seul! Lui dont le coeur allait éclater, parce qu'il était trop plein des autres! Plutôt la souffrance, la souffrance seule, que cet égoïsme, cette mort à ce qu'on a de vivant et d'humain en soi!

Dans la nuit qui suivit, Pascal eut une nouvelle crise d'angine de poitrine. Elle dura près de cinq minutes, il crut qu'il étoufferait, sans avoir eu la force d'appeler sa servante. Lorsqu'il reprit haleine, il ne la dérangea pas, il préféra ne parler à personne de cette aggravation de son mal; mais il garda la certitude qu'il était fini, qu'il ne vivrait pas un mois peut-être. Sa première pensée alla vers Clotilde. Pourquoi ne lui écrivait-il pas d'accourir? Justement, il avait reçu une lettre d'elle, la veille, et il voulait lui répondre, ce matin-là. Puis, l'idée de ses dossiers lui apparut soudain. S'il mourait tout d'un coup, sa mère resterait la maîtresse, elle les détruirait; et ce n'étaient pas seulement les dossiers, mais ses manuscrits, tous ses papiers, trente années de son intelligence et de son travail. Ainsi se consommerait le crime qu'il avait tant redouté, dont la seule crainte, pendant ses nuits de fièvre, le faisait se relever frissonnant, l'oreille aux aguets, écoutant si l'on ne forçait pas l'armoire. Une sueur le reprit, il se vit dépossédé, outragé, les cendres de son oeuvre jetées aux quatre vents. Et, tout de suite, il revint à Clotilde, il se dit qu'il suffisait simplement de la rappeler: elle serait là, elle lui fermerait les yeux, elle défendrait sa mémoire. Déjà, il s'était assis, il se hâtait de lui écrire, pour que la lettre partit par le courrier du matin.

Mais, lorsque Pascal fut devant la page blanche, la plume aux doigts, un scrupule grandissant, un mécontentement de lui-même l'envahit. Est-ce que cette pensée des dossiers, le beau projet de leur donner une gardienne et de les sauver, n'était pas une suggestion de sa faiblesse, un prétexte qu'il imaginait pour ravoir Clotilde? L'égoïsme était au fond. Il songeait à lui, et non à elle. Il la vit rentrer dans cette maison pauvre, condamnée à soigner un vieillard malade; il la vit surtout, dans la douleur, dans l'épouvante de son agonie, lorsqu'il la terrifierait, un jour, en tombant foudroyé près d'elle. Non, non! c'était l'affreux moment qu'il voulait lui éviter, c'étaient quelques journées de cruels adieux, et la misère ensuite, triste cadeau qu'il ne pouvait lui faire, sans se croire un criminel. Son calme, son bonheur à elle seule comptait, qu'importait le reste! Il mourrait dans son trou, heureux de la croire heureuse. Quant à sauver ses manuscrits, il verrait s'il aurait la force de s'en séparer, en les remettant à Ramond. Et, même si tous ses papiers devaient périr, il y consentait, et il voulait bien que rien de lui n'existât plus, pas même sa pensée, pourvu que rien de lui désormais ne troublât l'existence de sa chère femme!

Pascal se mit donc à écrire une de ses réponses habituelles, qu'il faisait volontairement, à grand'peine, insignifiante et presque froide. Clotilde, dans sa dernière lettre, sans se plaindre de Maxime, laissait entendre que son frère se désintéressait d'elle, amusé davantage par Rose, la nièce du coiffeur de Saccard, cette petite jeune fille très blonde, à l'air candide. Et il flairait quelque manoeuvre du père, une savante captation autour du fauteuil de l'infirme, que ses vices, si précoces jadis, reprenaient, aux approches de la mort. Mais, malgré son inquiétude, il n'en donnait pas moins de très bons conseils à Clotilde, en lui répétant que son devoir était de se dévouer jusqu'au bout. Quand il signa, des larmes lui obscurcissaient la vue. C'était sa mort de bête vieillie et solitaire, sa mort sans un baiser, sans une main amie, qu'il signait. Puis, des doutes lui vinrent: avait-il raison de la laisser là-bas, dans ce milieu mauvais, où il sentait toutes sortes d'abominations autour d'elle?

A la Souleiade, chaque matin, le facteur apportait les lettres et les journaux, vers neuf heures; et Pascal, quand il écrivait à Clotilde, avait l'habitude de guetter, pour lui remettre la lettre, de façon à être bien certain qu'on n'interceptait pas sa correspondance. Or, ce matin-là, comme il était descendu lui donner celle qu'il venait d'écrire, il fut surpris d'en recevoir une nouvelle de la jeune femme, dont ce n'était pas le jour. Pourtant, il laissa partir la sienne. Ensuite, il remonta, il reprit sa place devant sa table, déchirant l'enveloppe.

Et, dès les premières lignes, ce fut un grand saisissement, une stupeur. Clotilde lui écrivait qu'elle était enceinte de deux mois. Si elle avait tant hésité à lui annoncer cette nouvelle, c'était qu'elle voulait avoir elle-même une absolue certitude. Maintenant, elle ne pouvait se tromper, la conception remontait sûrement aux derniers jours d'août, à cette nuit heureuse où elle lui avait donné le royal festin de jeunesse, le soir de leur course de misère, de porte en porte. N'avaient-ils pas senti passer, dans une de leurs étreintes, la volupté accrue et divine de l'enfant? Après le premier mois, dès son arrivée à Paris, elle avait douté, croyant à un retard, à une indisposition, bien explicable au milieu du trouble et des chagrins de leur rupture. Mais, n'ayant encore rien vu le second mois, elle avait attendu quelques jours, et elle était aujourd'hui certaine de sa grossesse, que tous les symptômes d'ailleurs confirmaient. La lettre était courte, disant le fait simplement, pleine pourtant d'une ardente joie, d'un élan d'infinie tendresse, dans un désir de retour immédiat.

Éperdu, craignant de ne pas bien comprendre, Pascal recommença la lettre. Un enfant! cet enfant qu'il se méprisait de n'avoir pu faire, le jour du départ, dans le grand souffle désolé du mistral, et qui était là déjà, qu'elle emportait, lorsqu'il regardait au loin fuir le train, par la plaine rase! Ah! c'était l'oeuvre vraie, la seule bonne, la seule vivante, celle qui le comblait de bonheur et d'orgueil. Ses travaux, ses craintes de l'hérédité avaient disparu. L'enfant allait être, qu'importait ce qu'il serait! pourvu qu'il fût la continuation, la vie léguée et perpétuée, l'autre soi-même! Il en restait remué jusqu'au fond des entrailles, dans un frisson attendri de tout son être, il riait, il parlait tout haut, il baisait follement la lettre.

Mais un bruit de pas le fit se calmer un peu. Il tourna la tête, il vit
Martine.

—Monsieur le docteur Ramond est en bas.

—Ah! qu'il monte, qu'il monte!

C'était encore du bonheur qui arrivait. Ramond, dès la porte, cria gaiement:

—Victoire! maître, je vous rapporte votre argent, pas tout, mais une bonne somme!

Et il conta les choses, un cas d'imprévue et heureuse chance, que son beau-père, M. Lévêque, avait tiré au clair. Les reçus des cent vingt mille francs, qui constituaient Pascal créancier personnel de Grandguillot, ne servaient à rien, puisque celui-ci était insolvable. Le salut s'était rencontré dans la procuration que le docteur lui avait remise un jour, sur sa demande, à l'effet d'employer tout ou partie de son argent en placements hypothécaires. Comme le nom du mandataire y était en blanc, le notaire, ainsi que cela se pratique parfois, avait pris un de ses clercs pour prête-nom; et quatre-vingt mille francs venaient d'être retrouvés ainsi, placés en bonnes hypothèques, par l'intermédiaire d'un brave homme, tout à fait en dehors des affaires de son patron. Si Pascal avait agi, était allé au parquet, il aurait débrouillé cela depuis longtemps. Enfin, quatre mille francs de rentes solides rentraient dans sa poche.

Il avait saisi les mains du jeune homme, il les lui serrait, d'un air exalté.

—Ah! mon ami, si vous saviez combien je suis heureux! Cette lettre de Clotilde m'apporte un grand bonheur. Oui, j'allais la rappeler près de moi; mais la pensée de ma misère, des privations que je lui imposerais, me gâtait la joie de son retour…. Et voilà que la fortune revient, au moins de quoi installer mon petit monde!

Dans l'expansion de son attendrissement, il avait tendu la lettre à Ramond, il le força à la lire. Puis, lorsque le jeune homme la lui rendit en souriant, ému de le sentir si bouleversé, il céda à un besoin débordant de tendresse, il le saisit entre ses deux grands bras, comme un camarade, comme un frère. Les deux hommes se baisèrent sur les joues, vigoureusement….

—Puisque le bonheur vous envoie, je vais encore vous demander un service.
Vous savez que je me défie de tout le monde ici, même de ma vieille bonne.
C'est vous qui allez porter ma dépêche au télégraphe.

Il s'était assis de nouveau devant sa table, il écrivit simplement: «Je t'attends, pars ce soir.»

—Voyons, reprit-il, nous sommes aujourd'hui le 6 novembre, n'est-ce pas?… Il est près de dix heures, elle aura ma dépêche vers midi. Cela lui donne tout le temps de faire ses malles et de prendre, ce soir, l'express de huit heures, qui la mettra demain à Marseille pour le déjeuner. Mais, comme il n'y a pas de train qui corresponde tout de suite, elle ne pourra être ici, demain 7 novembre, que par celui de cinq heures.

Après avoir plié la dépêche, il s'était levé.

—Mon Dieu! à cinq heures, demain!… Que cela est loin encore! que vais-je faire jusque-là?

Puis, envahi d'une préoccupation, devenu grave:

—Ramond, mon camarade, voulez-vous me faire la grande amitié d'être très franc avec moi?

—Comment ça, maître?

—Oui, vous m'entendez bien…. L'autre jour, vous m'avez examiné.
Pensez-vous que je puisse aller un an encore?

Et il tenait le jeune homme sous la fixité de son regard, il l'empêchait de détourner les yeux. Pourtant, celui-ci tâcha de s'échapper, en plaisantant: était-ce vraiment un médecin qui posait une question pareille?

—Je vous en prie, Ramond, soyons sérieux.

Alors, Ramond, en toute sincérité, répondit qu'il pouvait très bien, selon lui, nourrir l'espoir de vivre encore une année. Il donnait ses raisons, l'état relativement peu avancé de la sclérose, la santé parfaite des autres organes. Sans doute, il fallait faire la part de l'inconnu, de ce qu'on ne savait pas, car l'accident brutal était toujours possible. Et tous deux en arrivèrent à discuter le cas, aussi tranquillement que s'ils s'étaient trouvés en consultation, au chevet d'un malade, pesant le pour et le contre, donnant chacun leurs arguments, fixant d'avance la terminaison fatale, selon les indices les mieux établis et les plus sages.

Pascal, comme s'il ne se fût pas agi de lui, avait repris son sang-froid, son oubli de lui-même.

—Oui, murmura-t-il enfin, vous avez raison, une année de vie est possible…. Ah! voyez-vous, mon ami, ce que je voudrais, ce seraient deux années, un désir fou, sans doute, une éternité de joie….

Et, s'abandonnant à ce rêve d'avenir:

—L'enfant naîtra vers la fin de mai…. Ce serait si bon de le voir grandir un peu, jusqu'à ses dix-huit mois, à ses vingt mois, tenez! pas davantage. Le temps seulement qu'il se débrouille et qu'il fasse ses premiers pas…. Je n'en demande pas beaucoup, je voudrais le voir marcher, et après, mon Dieu! après….

Il compléta sa pensée d'un geste. Puis, gagné par l'illusion:

—Mais deux années, ce n'est pas impossible. J'ai eu un cas très curieux, un charron du faubourg qui a vécu quatre ans, déjouant toutes mes prévisions…. Deux années, deux années, je les vivrai! il faut bien que je les vive!

Ramond, qui avait baissé la tète, ne répondait plus. Un embarras le prenait, à l'idée de s'être montré trop optimiste; et la joie du maître l'inquiétait, lui devenait douloureuse, comme si cette exaltation même, troublant un cerveau autrefois si solide, l'avait averti d'un danger sourd et imminent.

—Ne vouliez-vous pas envoyer cette dépêche tout de suite?

—Oui, oui! allez vite, mon bon Ramond, et je vous attends après-demain.
Elle sera ici, je veux que vous accouriez nous embrasser.

La journée fut longue. Et, cette nuit-là, vers quatre heures, comme Pascal venait enfin de s'endormir, après une insomnie heureuse d'espoirs et de rêves, il fut réveillé brutalement par une crise effroyable. Il lui sembla qu'un poids énorme, toute la maison, s'était écroulé sur sa poitrine, à ce point que le thorax, aplati, touchait le dos; et il ne respirait plus, la douleur gagnait les épaules, le cou, paralysait le bras gauche. D'ailleurs, sa connaissance restait entière, il avait la sensation que son coeur s'arrêtait, que sa vie était sur le point de s'éteindre, dans cet affreux écrasement d'étau qui l'étouffait. Avant que la crise fût à sa période aiguë, il avait eu la force de se lever, de taper au plancher avec une canne, pour faire monter Martine. Puis, il était retombé sur son lit, ne pouvant plus ni bouger ni parler, trempé d'une sueur froide.

Martine, heureusement, dans le grand silence de la maison vide, avait entendu. Elle s'habilla, s'enveloppa d'un châle, monta vivement, avec sa bougie. La nuit était profonde encore, le petit jour allait paraître. Et, quand elle aperçut son maître dont les yeux seuls vivaient, qui la regardait, les mâchoires serrées, la langue liée, le visage ravagé par l'angoisse, elle s'épouvanta, s'effara, ne put que se jeter vers le lit, criant:

—Mon Dieu! mon Dieu! monsieur, qu'avez-vous?… Répondez-moi, monsieur, vous me faites peur!

Pendant une grande minute, Pascal étouffa davantage, ne parvenant pas à retrouver son souffle. Puis, l'étau de ses côtes se desserrant peu à peu, il murmura très bas:

—Les cinq mille francs du secrétaire sont à Clotilde…. Vous lui direz que c'est arrangé chez le notaire, qu'elle retrouvera là de quoi vivre….

Alors, Martine qui l'avait écouté, béante, se désespéra, confessa son mensonge, ignorant les bonnes nouvelles apportées par Ramond.

—Monsieur, il faut me pardonner, j'ai menti. Mais ce serait mal de mentir davantage…. Quand je vous ai vu seul, et si malheureux, j'ai pris sur mon argent….

—Ma pauvre fille, vous avez fait ça!

—Oh! j'ai bien espéré un peu que monsieur me le rendrait un jour!

La crise se calmait, il put tourner la tête et la regarder. Il était stupéfait et attendri. Que s'était-il donc passé dans le coeur de cette vieille fille avare, qui pendant trente années avait durement amassé son trésor, qui n'en avait jamais sorti un sou, ni pour les autres ni pour elle? Il ne comprenait pas encore, il voulut simplement se montrer reconnaissant et bon.

—Vous êtes une brave femme, Martine. Tout cela vous sera rendu…. Je crois bien que je vais mourir….

Elle ne le laissa pas achever, se révoltant, dans un sursaut de tout son être, dans un cri de protestation.

—Mourir, vous, monsieur!… Mourir avant moi! Je ne veux pas, je ferai tout, je l'empêcherai bien!

Et elle s'était jetée à genoux devant le lit, elle l'avait saisi de ses mains éperdues, tâtant pour savoir où il souffrait, le retenant, comme si elle avait espéré qu'on n'oserait pas le lui prendre.

—Il faut me dire ce que vous avez, je vous soignerai, je vous sauverai. S'il est nécessaire de vous donner de ma vie, à moi, je vous en donnerai, monsieur…. Je puis bien passer mes jours, mes nuits. Je suis encore forte, je serai plus forte que le mal, vous verrez…. Mourir, mourir, ah! non, ce n'est pas possible! Le bon Dieu ne peut pas vouloir une injustice pareille. Je l'ai tant prié dans mon existence, qu'il doit m'écouter un peu, et il m'exaucera, monsieur, il vous sauvera!

Pascal la regardait, l'écoutait, et une clarté brusque se faisait en lui. Mais elle l'aimait, cette misérable fille, elle l'avait toujours aimé! Il se rappelait ses trente années de dévouement aveugle, son adoration muette d'autrefois, quand elle le servait à genoux, et qu'elle était jeune, ses jalousies sourdes contre Clotilde plus tard, tout ce qu'elle avait dû souffrir inconsciemment à cette époque. Et elle était là, à genoux encore aujourd'hui, devant son lit de mort, en cheveux grisonnants, avec ses yeux couleur de cendre, dans sa face blême de nonne abêtie par le célibat. Et il la sentait ignorante de tout, ne sachant même pas de quel amour elle l'avait aimé, n'aimant que lui pour le bonheur de l'aimer, d'être avec lui et de le servir.

Des larmes roulèrent sur les joues de Pascal. Une pitié douloureuse, une tendresse humaine, infinie, débordaient de son pauvre coeur à moitié brisé. Il la tutoya.

—Ma pauvre fille, tu es la meilleure des filles…. Tiens! embrasse-moi comme tu m'aimes, de toute ta force!

Elle sanglotait, elle aussi. Elle laissa tomber, sur la poitrine de son maître, sa tête grise, sa face usée par sa longue domesticité. Éperdument, elle le baisa, mettant dans ce baiser toute sa vie.

—Bon! ne nous attendrissons pas, parce que, vois-tu, on aura beau faire, ce sera la fin tout de même…. Si tu veux que je t'aime bien, tu vas m'obéir.

D'abord, il s'entêta à ne pas rester dans sa chambre. Elle lui semblait glacée, haute, vide, noire. Le désir lui était venu de mourir dans l'autre chambre, celle de Clotilde, celle où tous deux s'étaient aimés, où lui n'entrait plus qu'avec un frisson religieux. Et il fallut que Martine eût cette dernière abnégation, qu'elle l'aidât à se lever, qu'elle le soutint, le conduisit, chancelant, jusqu'au lit tiède encore. Il avait pris, sous son oreiller, la clef de l'armoire, qu'il gardait là, chaque nuit; et il remit cette clef sous l'autre oreiller, pour veiller sur elle, tant qu'il serait vivant. Le petit jour naissait à peine, la servante avait posé la bougie sur la table.

—A présent que me voilà couché, et que je respire un peu mieux, tu vas me faire le plaisir de courir chez le docteur Ramond…. Tu le réveilleras, tu le ramèneras avec toi.

Elle partait, lorsqu'il fut saisi d'une crainte.

—Et, surtout, je te défends d'aller avertir ma mère.

Embarrassée, suppliante, elle revint vers lui.

—Oh monsieur, madame Félicité qui m'a tant fait lui promettre….

Mais il fut inflexible. Toute sa vie, il s'était montré déférent pour sa mère, et il croyait avoir acquis le droit de se protéger contre elle, au moment de sa mort. Il refusait de la voir. La servante dut lui jurer d'être muette. Alors, seulement, il retrouva un sourire.

—Va vite…. Oh! tu me reverras, ce n'est pas pour maintenant.

Le jour se levait enfin, un petit jour triste, dans une pâle matinée de novembre. Pascal avait fait ouvrir les volets; et, quand il se trouva seul, il regarda croître cette lumière, celle de la dernière journée qu'il vivrait sans doute. La veille, il avait plu, le soleil était resté voilé, tiède encore. Des platanes voisins, il entendait venir tout un réveil d'oiseaux, tandis que, très loin, au fond de la campagne ensommeillée, une locomotive sifflait, d'une plainte continue. Et il était seul, seul dans la grande maison morne, dont il sentait autour de lui le vide, dont il écoutait le silence. Le jour grandissait lentement, il continuait à en suivre, sur les vitres, la tache élargie et blanchissante. Puis, la flamme de la bougie fut noyée, la chambre apparut tout entière. Il en attendait un soulagement, et il ne fut pas déçu, des consolations lui arrivèrent de la tenture couleur d'aurore, de chacun des meubles familiers, du vaste lit où il avait tant aimé et où il s'était couché pour mourir. Sous le haut plafond, par la pièce frissonnante, flottaient toujours une pure odeur de jeunesse, une infinie douceur d'amour, dont il était enveloppé comme d'une caresse fidèle, et réconforté.

Cependant, Pascal, bien que la crise aiguë eût cessé, souffrait affreusement. Une douleur poignante restait au creux de la poitrine, et son bras gauche, engourdi, pesait à son épaule ainsi qu'un bras de plomb. Dans l'interminable attente du secours que Martine allait ramener, il avait fini par fixer toute sa pensée sur cette souffrance dont criait sa chair. Et il se résignait, il ne retrouvait pas la révolte que soulevait en lui, autrefois, le seul spectacle de la douleur physique. Elle l'exaspérait, comme une cruauté monstrueuse et inutile. Au milieu de ses doutes de guérisseur, il ne soignait plus ses malades que pour la combattre. S'il finissait par l'accepter, aujourd'hui que lui-même en subissait la torture, était-ce donc qu'il montait d'un degré encore dans sa foi en la vie, à ce sommet de sérénité, d'où la vie apparaît totalement bonne, même avec la fatale condition de la souffrance, qui en est le ressort peut-être? Oui! vivre, toute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rébellion, sans croire qu'on la rendrait meilleure en la rendant indolore, cela éclatait nettement, à ses yeux de moribond, comme le grand courage et la grande sagesse. Et, pour tromper son attente, pour amuser son mal, il reprenait ses théories dernières, il rêvait au moyen d'utiliser la souffrance, de la transformer en action, en travail. Si l'homme, à mesure qu'il s'élève dans la civilisation, sent la douleur davantage, il est très certain qu'il y devient aussi plus fort, plus armé, plus résistant. L'organe, le cerveau qui fonctionne, se développe, se solidifie, pourvu que l'équilibre ne soit pus rompu, entre les sensations qu'il reçoit et le travail qu'il rend. Dès lors, ne pouvait-on faire le rêve d'une humanité où la somme du travail équivaudrait si bien à la somme des sensations, que la souffrance s'y trouverait elle-même employée et comme supprimée?

Maintenant, le soleil se levait, Pascal roulait confusément ces lointains espoirs, dans le demi-sommeil de son mal, lorsqu'il sentit une nouvelle crise naître du fond de sa poitrine. Il eut un moment d'anxiété atroce: est-ce que c'était la fin? est-ce qu'il allait mourir seul? Mais, justement, des pas rapides montaient l'escalier, Ramond entra, suivi de Martine. Et le malade eut le temps de lui dire, avant d'étouffer:

—Piquez-moi, piquez-moi tout de suite, avec de l'eau pure! et deux fois, au moins dix grammes!

Malheureusement, le médecin dut chercher la petite seringue, puis tout préparer. Cela dura quelques minutes, et la crise fut effrayante. Il en suivait les progrès avec anxiété, le visage qui se décomposait, les lèvres qui bleuissaient. Enfin, lorsqu'il eut fait les deux piqûres, il remarqua que les phénomènes, un instant stationnaires, diminuaient ensuite d'intensité, lentement. Cette fois encore, la catastrophe était évitée.

Mais, dès qu'il n'étouffa plus, Pascal, jetant un regard sur la pendule, dit de sa voix faible et tranquille:

—Mon ami, il est sept heures…. Dans douze heures, à sept heures, ce soir, je serai mort.

Et, comme le jeune homme voulait protester, prêt à la discussion:

—Non, ne mentez pas. Vous avez assisté à la crise, vous êtes renseigné aussi bien que moi…. Tout va désormais se passer d'une façon mathématique; et, heure par heure, je pourrais vous décrire les phases du mal….

Il s'interrompit pour respirer difficilement; puis, il ajouta:

—D'ailleurs, tout est bien, je suis content…. Clotilde sera ici à cinq heures, je ne demande plus qu'à la voir et à mourir entre ses bras.

Bientôt pourtant, il éprouva un mieux sensible. L'effet de la piqûre était vraiment miraculeux; et il put s'asseoir sur le lit, le dos appuyé contre des oreillers. La voix redevenait facile, jamais la lucidité du cerveau n'avait paru plus grande.

—Vous savez, maître, dit Ramond, que je ne vous quitte pas. J'ai prévenu ma femme, nous allons passer la journée ensemble; et, quoi que vous en disiez, j'espère bien que ce ne sera pas la dernière…. N'est-ce pas? Vous permettez que je m'installe comme chez moi.

Pascal souriait. Il donna des ordres à Martine, il voulut qu'elle s'occupât du déjeuner, pour Ramond. Si l'on avait besoin d'elle, on l'appellerait. Et les deux hommes restèrent seuls dans une bonne intimité de causerie, l'un couché, avec sa grande barbe blanche, discourant comme un sage, l'autre assis au chevet, écoutant, montrant la déférence d'un disciple.

—En vérité, murmura le maître, comme s'il se fut parlé à lui-même, c'est extraordinaire, l'effet de ces piqûres….

Puis, haussant la voix, presque gaiement:

—Mon ami Ramond, ce n'est peut-être pas un gros cadeau que je vous fais, mais je vais vous laisser mes manuscrits. Oui, Clotilde a l'ordre, quand je ne serai plus, de vous les remettre…. Vous fouillerez là dedans, vous y trouverez peut-être des choses pas trop mauvaises. Si vous en tirez un jour quelque bonne idée, eh bien! ce sera tant mieux pour tout le monde.

Et il partit de là, il donna son testament scientifique. Il avait la nette conscience de n'avoir été, lui, qu'un pionnier solitaire, un précurseur, ébauchant des théories, tâtonnant dans la pratique, échouant à cause de sa méthode encore barbare. Il rappela son enthousiasme, lorsqu'il avait cru découvrir la panacée universelle, avec ses injections de substance nerveuse, puis ses déconvenues, ses désespoirs, la mort brutale de Lafouasse, la phtisie emportant quand même Valentin, la folie victorieuse reprenant Sarteur et l'étranglant. Aussi s'en allait-il plein de doute, n'ayant plus la foi nécessaire au médecin guérisseur, si amoureux de la vie, qu'il avait fini par mettre en elle son unique croyance, certain qu'elle devait tirer d'elle seule sa santé et sa force. Mais il ne voulait pas fermer l'avenir, il était heureux au contraire de léguer son hypothèse à la jeunesse. Tous les vingt ans, les théories changeaient, il ne restait d'inébranlables que les vérités acquises, sur lesquelles la science continuait à bâtir. Si même il n'avait eu le mérite que d'apporter l'hypothèse d'un moment, son travail ne serait pas perdu, car le progrès était sûrement dans l'effort, dans l'intelligence toujours en marche. Puis, qui savait? il avait beau mourir troublé et las, n'ayant point réalisé son espoir avec les piqûres: d'autres ouvriers viendraient, jeunes, ardents, convaincus, qui reprendraient l'idée, l'éclairciraient, l'élargiraient. Et peut-être tout un siècle, tout un monde nouveau partirait de là.

—Ah! mon cher Ramond, continua-t-il, si l'on revivait une autre vie!… Oui je recommencerai, je reprendrai mon idée, car j'ai été frappé dernièrement par ce singulier résultat que les piqûres faites avec de l'eau pure étaient presque aussi efficaces…. Le liquide injecté n'importe donc pas, il n'y a donc là qu'une action simplement mécanique…. Tout ce mois dernier, j'ai écrit beaucoup là-dessus. Vous trouverez des notes, des observations curieuses…. En somme, j'en serais arrivé à croire uniquement au travail, à mettre la santé dans le fonctionnement équilibré de tous les organes, une sorte de thérapeutique dynamique, si j'ose risquer ce mot.

Il se passionnait peu à peu, il en arrivait à oublier la mort prochaine, pour ne songer qu'à sa curiosité ardente de la vie. Et il ébauchait, d'un trait large, sa théorie dernière. L'homme baignait dans un milieu, la nature, qui irritait perpétuellement par des contacts les terminaisons sensitives des nerfs. De là, la mise en oeuvre, non seulement des sens, mais de toutes les surfaces du corps, extérieures et intérieures. Or c'étaient ces sensations qui, en se répercutant dans le cerveau, dans la moelle, dans les centres nerveux, s'y transformaient en tonicité, en mouvements et en idées; et il avait la conviction que se bien porter consistait dans le train normal de ce travail: recevoir les sensations, les rendre en idées et en mouvements, nourrir la machine humaine par le jeu régulier des organes. Le travail devenait ainsi la grande loi, le régulateur de l'univers vivant. Dès lors, il était nécessaire que, si l'équilibre se rompait, si les excitations venues du dehors cessaient d'être suffisantes, la thérapeutique en créât d'artificielles, de façon à rétablir la tonicité, qui est l'état de santé parfaite. Et il rêvait toute une médication nouvelle: la suggestion, l'autorité toute-puissante du médecin pour les sens; l'électricité, les frictions, le massage pour la peau et les tendons; les régimes alimentaires pour l'estomac; les cures d'air, sur les hauts plateaux pour les poumons; enfin, les transfusions, les piqûres d'eau distillée pour l'appareil circulatoire. C'était l'action indéniable et purement mécanique de ces dernières qui l'avait mis sur la voie, il ne faisait qu'étendre à présent l'hypothèse, par un besoin de son esprit généralisateur, il voyait de nouveau le monde sauvé dans cet équilibre parfait, autant de travail rendu que de sensation reçue, le branle du monde rétabli dans son labeur éternel.

Puis, il se mit à rire franchement.

—Bon! me voilà parti encore!… Et moi qui crois, au fond, que l'unique sagesse est de ne pas intervenir, de laisser faire la nature! Ah! le vieux fou incorrigible!

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