Le Dragon Impérial
The Project Gutenberg eBook of Le Dragon Impérial
Title: Le Dragon Impérial
Author: Judith Gautier
Release date: September 20, 2014 [eBook #46907]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Hathi Trust.)
LE DRAGON IMPÉRIAL
PAR
JUDITH MENDÈS
(Judith Gautier)
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
PASSAGE CHOISEUL, 47
M. DCCC. LXIX
CHAPITRE PREMIER
TA-KIANG SE RÉVOLTE CONTRE LA TERRE
Nul n'ignore que si l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.
Mais nulle bouche ne doit s'ouvrir pour révéler le miracle qu'ont vu les yeux; car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.
C'était dans le grand champ de Chi-Tse-Po, à trente lis de Pey-Tsin. Le vent de la dixième lune effeuillait les arbres, les arbres peu nombreux, car il n'y avait qu'un orme dans ce champ, à côté d'un cannellier.
Vers l'orient s'élevaient les dix étages retroussés d'une pagode au delà de laquelle apparaissait une pagode encore, plus vague et plus lointaine. C'était tout; l'œil pouvait s'emplir d'espace et arriver sans halte à la ligne vaporeuse et rose de l'horizon.
Sous le cannellier un homme était assis, riant à la lumière qui blanchissait la plaine d'un bout à l'autre, sans intervalle ni hésitation, et parfois grelottant un peu malgré les trois robes somptueuses dont il était vêtu; car le soleil des jours d'automne réchauffe beaucoup moins qu'il n'éclaire, et les premières froidures sont les plus sensibles au corps, comme le premier reproche d'un ami glace le cœur plus douloureusement.
Cet homme, jeune encore et d'agréable mine, était singularisé au plus haut point par l'extrême mobilité de ses traits qui ne laissaient aucun sentiment inexprimé, se tendant, se ridant, s'allongeant ou s'épanouissant sous les diverses influences d'un esprit sans doute très-prompt; ses petits yeux, que tour à tour couvraient et découvraient des paupières clignotantes, roulaient avec tant de vitesse tant de pensées joyeuses, malignes ou bizarres, qu'ils faisaient songer par leur palpitant éclat au miroitement du soleil sur l'eau; et sa bouche bien faite, toujours entr'ouverte par quelque sourire, laissait voir deux rangées de jolies dents blanches, gaies de luire au grand jour et de mêler leurs paillettes claires aux étincelles du regard. Tout cet être était délicat, fluet; on pressentait des dextérités infinies dans la frêle élégance de ses membres; il devait monter aux arbres comme un singe et franchir les rivières comme un chat sauvage; ses petites mains étroites, un peu maigres, aux ongles plus longs que les doigts, étaient certainement capables de tisser des toiles d'araignées ou de broder une pièce de vers sur la corolle d'une fleur de pêcher.
Comme lui-même, ses vêtements étaient clairs, pailletés, vivaces: sur deux robes de crêpe grésillant il portait un surtout en damas rosâtre qu'ourlait une haute bordure de fleurs d'argent et que serraient à la taille les enlacements d'une écharpe frangée d'où pendait un petit encrier de voyage à côté d'un rouleau de papier jaune; un grand collet de velours tramé d'argent lui couvrait les épaules, et, sur sa calotte de soie violette, qu'ornait une mince plume verte, le bouton de rubis des lettrés de première classe rougeoyait fièrement comme la crête d'un jeune coq.
Quant à ses noms, qu'il devait à son bon goût, car le fait de son existence était la seule chose par laquelle il fût induit à croire qu'il avait probablement eu des parents, ils se composaient de trois syllabes aimables qui faisaient le bruit d'une petite pièce d'argent remuée dans un plat de cuivre, et son métier, si l'on peut dire que Ko-Li-Tsin eût un métier en effet, était celui des gens qui n'en pratiquent point d'autre que de causer agréablement à tout propos et d'improviser des poëmes chaque fois qu'un sujet favorable se présente à leur esprit. Son enfance avait joué dans les rues d'un village, profitant sans ennui des leçons d'un vieux lettré charitable, qui, dans de longues promenades, lui empruntait de la gaieté et lui donnait de la science; sa jeunesse rieuse, aventureuse, rarement besogneuse grâce aux libéralités des personnes, innombrables dans ce temps, qui aimaient la poésie, courait de ville en ville, de province en province, au gré de cent désirs futiles. Pourquoi se trouvait-il à cette heure dans la solitude mélancolique des campagnes? Pour l'amour d'une jeune fille qu'il n'avait jamais vue. Un jour (quelques lunes avaient crû et décru depuis ce jour) Ko-Li-Tsin, qui résidait alors à Chen-Si, fut prié à dîner, avec plusieurs personnes de distinction, chez le mandarin gouverneur de la ville. Celui-ci, vers la fin du repas, découvrit à ses convives qu'il était dans le dessein de donner sa fille unique en mariage à quelque poëte très-savant, ce poëte fût-il pauvre comme un prêtre de Fo et eût-il les cheveux rouges comme un méchant Yè-Tiun. Après avoir vanté les grâces et les vertus de son enfant non sans vider un grand nombre de tasses, l'aimable gouverneur déclara même que celui d'entre les jeunes hommes ses hôtes, qui, en l'espace de huit lunes, composerait le plus beau poëme sur un noble sujet de philosophie ou de politique, deviendrait certainement son gendre et, par suite, s'élèverait, sous sa protection, aux postes les plus enviés. Ko-Li-Tsin, en rentrant chez lui, s'était immédiatement mis en devoir d'assembler des rhythmes et des consonnances; mais, au lieu de chanter les gloires d'un empereur ou d'éclaircir quelque obscure question de morale, il dépeignit dans ses vers le charme des nattes noires mêlées de perles, des sourcils fins comme des traits de pinceau et du sourire timide et doux que ne pouvait manquer d'avoir la fille du mandarin. Les jours suivants, Ko-Li-Tsin ne réussit pas mieux à diriger son inspiration dans la voie indiquée. Qu'était-ce donc qui le rendait distrait à ce point? Ce pouvaient être les mille bruits et les aspects de la rue joyeuse qui s'agitait sous ses fenêtres. Il espéra que dans le calme des champs son esprit serait plus réfléchi et plus sérieux, et, tirant de sa bibliothèque les Annales historiques, avec les livres des philosophes, il se réfugia dans le pays de Chi-Tse-Po. Là, s'abritant, la nuit, dans une cabane solitaire, et, le jour, errant au soleil dans la belle plaine immense, il entreprit résolument la tâche prescrite. Hélas! les grands épis souples et les blés de riz entr'ouverts, et les marguerites étoilant l'herbe lui fournirent trop de comparaisons neuves et charmantes avec la future épouse qu'il entrevoyait en rêve pour qu'il pût composer le moindre quatrain philosophique ou historique. Soixante jours s'écoulèrent. Cependant il ne perdit point courage. Chaque matin il s'éveillait avec la conviction intime qu'il pourrait, le soir, réciter aux étoiles son poëme achevé. Et voilà par quelle suite de circonstances Ko-Li-Tsin grelottait au soleil, le premier jour de la dixième lune, dans le champ désert de Chi-Tse-Po, sous un cannellier.
A quelques pas de lui, sous l'orme, un laboureur bêchait; il ne sentait certainement pas ce premier souffle de l'hiver qui faisait frissonner Ko-Li-Tsin, et, par instants, il essuyait du revers de sa manche son visage en sueur; car bien des fois déjà sa bêche s'était enfoncée sous la pression de son pied pour ressortir brillante de la terre noire et humide.
Ce paysan, âgé de vingt ans à peine, était d'un aspect farouche: fort et hautain, il avait l'air d'un cèdre; son front ressemblait à la lune sinistre d'un ciel d'orage; ses longs sourcils obscurs s'abaissaient comme des nuages pleins de tempêtes; de tyranniques puissances roulaient dans ses yeux sombres, et ses lèvres, souvent ensanglantées par des dents furieuses, témoignaient des pensées féroces qui mordaient son cœur. Cependant il était beau comme un dieu, bien qu'il fût terrible comme un tigre brusquement apparu au détour d'un chemin.
Il avait pour tout costume une courte chemise en coton bleu sur un pantalon de même étoffe, un chapeau de paille claire, retroussé comme le toit d'un pavillon, et, à ses pieds nus, des souliers à larges semelles; mais ces vêtements vulgaires, tout dorés par le soleil, étaient splendides et paraient le jeune laboureur tout autant que l'aurait pu faire la robe de brocart jaune, traversée de dragons d'argent, que porte dans la Ville Rouge l'éblouissant Fils du Ciel.
Depuis quelques instants il bêchait avec rage, fouillant, tranchant, déchirant le sol pierreux. Cette furie déplut au lettré Ko-Li-Tsin qui attendait patiemment sous son arbre une pensée philosophique propre à être mise en vers de sept caractères.
—Laboureur, demanda-t-il, comment te nommes-tu?
—Ta-Kiang, répondit le jeune homme d'une voix rude et sans interrompre sa violente besogne.
—Eh bien! Ta-Kiang, dit Ko-Li-Tsin, je te conseille de ne pas mettre autant de colère dans ton travail.
Puis il rêva un instant en comptant sur ses doigts et, fidèle à sa coutume invétérée d'appuyer ses moindres discours par des improvisations poétiques, il ajouta, parlant en vers:
O jeune laboureur qui maltraites la terre, si la terre a de la rancune, elle te donnera d'affreux épis contrefaits,
Et tes blés de riz, au lieu de sourire coquettement, seront semblables à des bouches édentées;
Si bien que les poëtes, en quête de comparaisons gracieuses, se trouveront singulièrement désorientés.
Cesse donc, ô jeune laboureur, de brutaliser la terre bienfaisante.
—La terre! Je la hais, dit Ta-Kiang en mordant sa bouche. Tu penses que je la creuse afin de me nourrir? Tu te trompes. Je la frappe comme je frapperais un ennemi esclave sous mon talon. Ce sont des blessures que je lui inflige avec ce fer, et, si elle pouvait prendre un corps, comme je dévorerais sa chair et comme je boirais son sang avec délices!
—Eh! qu'as-tu donc, qu'as-tu donc? dit Ko-Li-Tsin. Il faut se résigner au sort que le ciel nous a fait. Vois, je suis poëte, est-ce que je me plains?
En ce moment Ta-Kiang heurta un caillou de sa bêche avec un tel courroux qu'elle se brisa dans un pétillement d'étincelles.
—Tant mieux! cria-t-il. Ah! terre détestée, je me suis trop souvent courbé vers ta face triste et noire; je respire depuis trop longtemps le parfum malsain des plaies que je te fais; c'est assez. Tu me reprendras un jour, terre vorace; alors tu me rongeras et tu me détruiras; mais jusqu'à ce jour du moins tu ne me verras plus, car je veux tourner désormais mon visage vers le ciel salutaire, vers le grand ciel salutaire et lumineux!
Ta-Kiang se dressa fièrement et, croisant ses bras sur sa poitrine, il se mit à marcher avec agitation.
—Prends garde! s'écria Ko-Li-Tsin en riant de tout son cœur; prends garde au mauvais génie qui te conseille la révolte! car, un, deux, trois, quatre, ajouta-t-il en comptant sur ses doigts:
Les méchants Yè-Tiuns nous montrent souvent du doigt un diamant qui scintille sous le soleil au fond d'un précipice;
Nous descendons pleins de joie et dédaignant les piqûres des ronces, mais le soleil se cache, et à la place du diamant il n'y a plus qu'un caillou humide.
Honteux et tristes nous remontons péniblement; les mauvais Génies, pendant notre absence, ont mis le feu à notre maison et dérobé notre sac d'argent.
Le poëte cessa tout à coup de parler et jeta sa main sur sa bouche comme pour intercepter un cri. Ta-Kiang venait de passer devant lui, et, au soleil, l'ombre du laboureur s'était déformée: ce n'était plus le reflet d'un être humain qui se dessinait bleuâtre sur la terre grise, mais c'était le reflet gigantesque d'un dragon ailé. Or Ko-Li-Tsin n'ignorait pas que «si l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.» Le poëte fut donc sur le point de pousser un grand cri de surprise, mais il le retint sagement, parce qu'il savait aussi que «nulle bouche ne doit s'ouvrir pour révéler le miracle qu'ont vu les yeux; car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.»
Ta-Kiang continuait de marcher, levant vers le ciel un front superbe.
—Frère, dit Ko-Li-Tsin encore stupide d'étonnement, tu auras raison de faire ce que tu te proposes. Pardonne-moi si j'ai ri tout à l'heure; je n'avais pas vu ton front.
—Adieu donc, dit Ta-Kiang.
Et il s'éloigna à grands pas.
Non loin de là, dans un pli à peu près insensible du terrain, reluisait un petit lac qui semblait d'acier bleu; étoile de nénuphars, encadré de bambous souples qui se penchaient gracieusement au moindre souffle, il disparaissait presque tout entier sous des entrelacements de minces lattes et sous des parasols de larges feuilles envahissantes, de sorte que le ciel y trouvait à peine une petite place pour se mirer.
Ses cheveux mêlés aux feuilles et ses petits pieds nus chaussés d'herbes humides, une jeune fille trempait dans l'eau des tiges de bambou qu'elle venait de cueillir et les rangeait ensuite dans une corbeille, tout en chantant un joli chant rapide.
C'était une enfant de quinze ans, toute charmante, un peu farouche; son tendre front avait la douceur du premier croissant de la lune, et sa bouche fleurissait plus délicieusement qu'une petite rose pleine de soleil; mais ses grands yeux noirs, sous leurs longs cils brillants, avaient cette expression hardie et sauvage qui étonne dans les yeux d'une hirondelle que l'on vient de prendre.
Son costume de paysanne ne manquait pas de quelque recherche. Sur un large pantalon couleur d'orange, elle portait une robe de lin violet ornée à profusion de mille broderies; et quelquefois, coquette, elle interrompait son travail pour aller cueillir une fleur rose ou bleue qu'elle piquait dans ses longues nattes en penchant son visage vers l'eau.
Tout à coup elle tressaillit; la tête renversée en arrière, elle prêtait l'oreille à un son lointain.
—Comme je reconnais vite le bruit de ses pas! dit-elle. Je vais aller au-devant de lui.
Cependant elle ne bougea point.
—Cet empressement serait peu convenable; il vaut mieux que je feigne de ne pas l'avoir entendu venir.
Et, rougissante, elle continua son travail et sa chanson.
Ta-Kiang apparut bientôt. Écrasant les bambous sous la fermeté de ses pas, il s'approcha de la jeune tille qui tournait vers lui un visage plein de sourires.
—Voici Ta-Kiang, dit-elle, qui a laissé sa bêche pour venir un instant rire avec Yo-Men-Li, sa fiancée, près du petit lac des bambous.
—J'ai, en effet, laissé ma bêche, répondit Ta-Kiang, mais c'est pour ne plus la reprendre; je suis venu voir ma fiancée, mais c'est afin de lui dire que je vais partir pour toujours.
—Partir! répéta Yo-Men-Li avec surprise et comme prononçant une parole dont le sens lui aurait été inconnu.
—Oui, affirma Ta-Kiang.
—Pourquoi essayes-tu de me faire peur? dit-elle avec un sourire indécis. Il ne se peut pas que tu penses sérieusement à quitter ta fiancée.
—Ma fiancée prendra un autre laboureur pour époux, et son cœur m'oubliera quand ses yeux auront cessé de me voir.
—C'est donc vrai! cria-t-elle; et des larmes soudaines obscurcirent ses yeux. Tu t'en vas, tu me laisses, et méchant, tu me conseilles de choisir un autre fiancé! Ah! crois-tu que jamais je puisse....
Yo-Men-Li s'interrompit brusquement; son visage prit une expression d'épouvante admirative, et ses larmes, en un instant, se séchèrent; car elle venait d'apercevoir dans le lac clair le reflet net d'un dragon ailé, et, tout aussi bien que le poëte Ko-Li-Tsin, elle savait que «si l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.»
—Pars, pars, dit-elle alors, tandis qu'une fière joie gonflait son cœur douloureux. Tu seras riche, tu seras glorieux, et Yo-Men-Li, abandonnée, se réjouira solitairement de ton bonheur.
—Adieu donc, jeune fille, dit Ta-Kiang. Et il se dirigea rapidement vers sa cabane. Large et basse, sous son vieux toit en paille de bambou, la cabane sordide, entourée d'une palissade où séchaient quelques linges pendus, se montra bientôt à lui dans un coin fauché du champ.
Il poussa la porte et entra. La nuit se faisait déjà entre les quatre murs de terre de la triste demeure car elle n'avait qu'une seule fenêtre aux carreaux de corne jadis diaphanes, maintenant épaissis de poussière. Avec Ta-Kiang entra un peu de jour: un vieil homme, jaune et usé, frottait une faux d'un caillou dur; une femme, plus vieille, faisait cuire du riz pour le repas du soir devant un petit feu de racines chiche et fumeux.
—Parents vénérés, dit Ta-Kiang, j'ai formé une résolution: je quitterai ce soir le champ de Chi-Tse-Po, parce que je veux conquérir la richesse et la renommée afin de soulager et de consoler votre vieillesse.
Il se tut, prévoyant des colères et des résistances; mais sa grande ombre miraculeuse s'étalait sur le sol dans l'angle clair que produisait l'entre-bâillement de la porte.
—J'approuve la résolution que t'inspire Kouan-Chi-In elle-même! bégaya le vieux père dont un grand frisson secoua les membres tremblants.
—Pars, élève-toi, triomphe et méprise tes parents inutiles! dit la mère qui sentait son cœur battre d'épouvante et d'orgueil.
Tous deux étaient tombés à genoux.
—Que faites-vous? demanda Ta-Kiang surpris de les voir en cette posture.
—J'ai laissé choir, dit le père, le caillou dont j'aiguise ma faux.
La mère dit:
—Je cherche une pièce de cuivre qui s'est échappée de mes doigts dans la cendre.
Et si les deux vieillards mentaient ainsi, c'est qu'ils connaissaient, comme le poëte Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li la vannière, ces paroles d'un sage ancien: «Nulle bouche ne doit révéler le miracle qu'ont vu les yeux, car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.»
Trois heures plus tard, comme le soir tombait, le laboureur Ta-Kiang quitta pour toujours la cabane située dans un coin fauché du grand champ de Chi-Tse-Po, et, monté sur un lourd cheval qui traînait d'ordinaire la charrette où s'entassent les gerbes de blé de riz, il commença de marcher dans la plaine, vers l'horizon.
Où allait-il? où tendait son élan? il n'aurait pas pu le dire. La cataracte ignore dans quel gouffre elle se précipite; la flèche impétueuse ne sait pas quel cœur elle va percer. Mais il sentait que la détente irrésistible dont il était lancé le décochait vers un but certain et que sa volonté s'adaptait à la destinée. Or, son désir, indéfini encore, était immense. Ses vieux parents, sa cabane, Yo-Men-Li, qu'était-ce que cela? Le passé, l'oubli, la fumée d'un feu éteint; il voyait s'allumer l'avenir. D'ailleurs, fatal, il ne concevait ni espérance ni joie, ayant la certitude et l'orgueil. Avant l'entreprise il jouissait du succès. Ses grandeurs étaient en lui, virtuelles. Des batailles futures se tordaient, furieuses, dans le champ de sa pensée; il sentait déjà sur sa tête comme un poids de couronne, et ses mains tenaient un grand faisceau de puissances et de victoires.
Cependant il traversait solitairement le champ de Chi-Tse-Po sur un vieux cheval las, à la tête humble, au pas boiteux.
La nuit était venue. Une dernière lueur s'éteignait du côté de l'occident. La plaine semblait une mer obscure et immobile.
Ta-Kiang, dans l'ombre, dévia du chemin où il s'était engagé. «Lorsque les Pou-Sahs vous égarent, pensa-t-il, ils vous mettent dans la bonne route.» Mais son cheval marchait avec peine dans les terres fraîchement remuées et buttait à chaque pas. Le voyageur tourna la tête avec l'espérance d'apercevoir un sentier; il vit dans les ténèbres deux personnes à cheval qui s'avançaient vers lui.
—Qui vient là? cria-t-il en faisant halte.
—Frère, dit une voix qui était celle de Ko-Li-Tsin, je t'aime, permets-moi de m'associer à ta fortune. Un esprit ingénieux et un dévouement attentif ne sont pas des compagnons inutiles.
—Je t'accepte pour serviteur, répondit Ta-Kiang d'un ton hautain.
—O toi dont je ne suis plus la fiancée, dit une voix de femme, veux-tu que je te suive comme une servante? Si tu me repousses, je vais subitement mourir, pareille à une plante saisie par la gelée.
—Pauvre petite, emmène-la, insinua le poëte.
Mais Ta-Kiang dit avec rudesse:
—Je n'ai pas besoin qu'une femme me suive.
—Une femme! s'écria Yo-Men-Li en résistant aux larmes qui lui montaient aux yeux. J'ai revêtu les habits de mon jeune frère et j'ai pris un cœur d'homme en même temps que ce costume d'homme. S'il faut du courage pour te servir, j'en aurai plus qu'un guerrier; s'il faut de l'adresse et de la ruse, je serai plus adroite qu'un voleur et plus rusée qu'un juge; s'il faut mourir, je mourrai, et, morte, s'il faut revenir des pays d'en haut pour te servir encore, sois tranquille, j'en reviendrai.
Yo-Men-Li parlait d'un ton ferme. Ta-Kiang songea qu'une femme hardie peut accomplir de grands travaux.
—Si tu le veux, sois ma servante, dit-il en poussant son cheval en avant.
—Attends, dit Ko-Li-Tsin, j'ai encore quelques mots à te dire.
—Parle, mais hâte-toi.
—Oh! dit le poëte, je serai bref. Il y a quelques lunes, pendant mon séjour dans la ville de Tong-Tchou, qui est certainement une ville remarquable par la beauté de ses pagodes et la laideur de ses bonzes, il y a quelques lunes, donc, je fis la connaissance d'une très-jeune veuve que je n'hésiterais pas à proclamer la plus jolie des femmes si je ne connaissais pas Yo-Men-Li, ta servante, et si le gouverneur de Chen-Si n'avait pas une fille destinée à devenir l'épouse du lettré Ko-Li-Tsin dès qu'il aura trouvé une pensée philosophique propre à être mise en vers de sept caractères.
—Abrège, dit Ta-Kiang.
—C'est ce que je fais. J'eus le bonheur de rendre à l'époux défunt de cette aimable personne un signalé service, un service d'ami, en consolant sa femme de la perte douloureuse qu'elle avait faite. Je la consolai, dis-je, en d'aimables entretiens égayés par les improvisations réjouissantes que m'inspire communément mon naturel enjoué.
Ta-Kiang fit un geste d'impatience, mais le poëte n'y prit point garde.
—Un, deux, trois, quatre, dit-il en comptant sur ses doigts.
Un matin une jeune pivoine crut qu'il fallait mourir parce que la lune s'était éteinte;
Mais le soleil joyeux vint rire au-dessus d'elle, et la jeune pivoine, oublieuse de la lune, s'épanouit avec tendresse.
—Je me lasse, dit Ta-Kiang.
—D'écouter les vers que j'improvise? Cela ne saurait être. Enfin, reconnaissante d'avoir retrouvé en ma compagnie ses sourires d'autrefois, la jeune veuve voulut, quand je partis, me donner en souvenir d'elle une large ceinture pleine de liangs d'or. Je me défendis d'abord d'accepter, objectant que la joie d'avoir obligé une si gracieuse femme me récompensait au delà de mes mérites; mais elle insista de telle façon que, dans la crainte de lui déplaire, je dus recevoir son présent.
—Achèveras-tu? cria Ta-Kiang.
—Je n'ai pas tiré un seul liang de cette ceinture, continua Ko-Li-Tsin; ne la refuse pas, car l'argent est utile pour voyager au loin.
—Tu pouvais m'épargner le récit, dit Ta-Kiang en acceptant la ceinture.
Yo-Men-Li, timidement, reprit la parole.
—Je ne possède qu'une bien faible somme, murmura-t-elle. Depuis longtemps je l'amassais; elle était destinée à acheter mes habits de noces; mais maintenant je ne me marie plus. Si Ta-Kiang daigne la recevoir des mains de sa servante, Yo-Men-Li sera très-heureuse.
Elle versa une petite poignée d'or dans la main de celui qui avait été son fiancé. Ta-Kiang cria:
—Partons!
Les trois aventuriers se mirent en marche. Ils se dirigèrent silencieusement vers une colline lointaine au delà de laquelle passe la route qui conduit à Pey-Tsin. La lune, large et claire, montait à l'horizon. Derrière Ta-Kiang, l'ombre démesurée d'un dragon s'étendait d'un bout à l'autre de la plaine, comme si elle avait voulu embrasser le monde de ses grandes ailes éployées.
CHAPITRE II
PEY-TSIN
Un voyageur traversait une grande plaine non loin du Fleuve Blanc, et c'était à l'heure où la lune s'allume mélancoliquement dans le crépuscule du soir, et il vit une grande lueur du côté de l'orient.
«Oh! oh! se dit-il, voici un pays étrange, un pays certainement plus étrange que tous les pays où j'ai voyagé jusqu'à ce jour; car, ici, c'est à l'orient que le soleil se couche.»
Et s'adressant à un homme qui harcelait d'un aiguillon de bambou un troupeau de buffles noirs: «Quel est donc ce pays, dit-il, où le soleil se couche du côté de l'orient?»
«—Sou-Tong-Po lui-même n'a jamais vu de pays où le soleil se couche du côté de l'orient, et ce que tu prends pour le coucher miraculeux d'un astre, c'est la splendeur de Pey-Tsin», dit le pâtre.
De coteau en coteau, de vallée en vallée, le voyage fut long. Le soleil se leva, se coucha, se leva. Point d'auberge sur la route; on mangeait à cheval, on dormait sur la dure. Impassible, Ta-Kiang conversait avec ses pensées; Yo-Men-Li, exténuée, montrait des sourires et cachait des larmes; Ko-Li-Tsin lui-même parlait peu. Ils atteignirent péniblement la plaine sablonneuse qui environne Pey-Tsin, plaine monotone et interminable, où l'œil ne rencontre rien pour se poser, et palpite, ébloui et las, comme un oiseau sur l'Océan. Enfin, tandis que le soir tombait pour la troisième fois depuis leur départ, ils aperçurent une gigantesque muraille qui fermait l'horizon, noire à sa base, éblouissante à son faîte. C'était le premier rempart de la Capitale du Nord. Haut, crénelé, ténébreux sur le ciel, il barrait la route aux flammes du soleil qui se couchait derrière la ville; mais les rayons triomphants débordaient le mur sombre, et de chaque créneau ruisselait un incendie.
Longé d'un fossé pareil à un fleuve, flanqué de lourdes tours carrées qui s'avancent jusqu'au milieu de l'eau, le rempart quadrangulaire qui cerne Pey-Tsin de sa fierté puissante projette de loin en loin un bastion en forme de demi-hexagone, dont chaque face se creuse d'une longue galerie voûtée et dont la plate-forme s'exhausse d'un pavillon de bois rouge où des soldats attentifs veillent perpétuellement sur deux terrasses superposées, derrière des canons en bronze vert, pareils à des dragons béants.
Les trois voyageurs, depuis longtemps épiés, à travers les balustrades à jour des terrasses, par les yeux perçants de la méfiance vigilante, choisirent pour entrer dans la ville la galerie centrale du bastion qui faisait face à leur arrivée. C'était celle qu'on nomme la Porte du Sud ou la Porte Sacrée.
—Arrêtez! cria une sentinelle.
Ils firent halte.
—Qui êtes-vous?
Ko-Li-Tsin répondit:
—Ta-Kiang, laboureur; Yo-Men-Li, vannier; Ko-Li-Tsin, poëte. Le poëte, ajouta-t-il, c'est moi.
—D'où venez-vous?
—Du champ de Chi-Tse-Po.
—Où allez-vous?
—A Pey-Tsin.
—Passez.
Les aventuriers se hâtèrent vers une longue avenue, nommée Avenue du Centre, qui s'ouvre au delà de la Porte Sacrée et traverse la Cité Chinoise, la première des quatre cités dont se compose la Capitale du Nord. Ta-Kiang était en tête. Il entra fièrement dans Pey-Tsin. Il n'avait pas parlé depuis trois jours. Il dressa le front, et dit:
—Il me semble que j'ai conquis cette ville.
Tout d'abord la Cité Chinoise a l'air d'être la plaine encore; chétive, elle contraste singulièrement avec la majesté de son monstrueux rempart. Ses maisons rares, humbles, basses, aux toits de tuiles ternes, aux étroites fenêtres treillagées de roseaux, aux portes en saillie, que protégent mal de minces auvents d'ardoises, se dispersent parmi des terrains cultivés et tournent de ci de la, sans règle, leurs petites façades grises. L'Avenue du Centre, qui s'éloigne large et directe, semble une route à travers champs; des ornières continues s'y approfondissent chaque jour dans un sol boueux, sous les lourdes roues des chariots. Mais, à mesure qu'on pénètre plus avant dans la Cité, les maisons se rapprochent, s'exhaussent et s'alignent; les façades se revêtent de laque, des galeries finement découpées circulent autour des fenêtres, et les toitures, à chaque angle, se décorent de dragons ou d'oiseaux fantastiques; on était dans un chemin, on se trouve dans une rue. Bientôt apparaissent face à face la Pagode du Ciel et celle de l'Agriculture; leurs grands jardins, plantés de cèdres mornes, et fermés d'un mur bas qu'un petit fossé protége, laissent voir à travers les branches des dômes couleur d'azur, des murs dont l'émail bleu est parsemé d'étoiles d'or et de hardis escaliers d'albâtre. L'Avenue du Centre, naguère monotone et traversée à peine de quelques paysans, se colore et se peuple. Des banderoles multicolores frissonnent, attachées à des poteaux de bois rouge. Cent boutiques projettent verticalement leurs enseignes jaunes, bleues, argentées. Bruyantes et populeuses, des rues s'ouvrent sur la voie principale et y déversent leurs passants. Mille gens sortent de leurs maisons. Ou piétine dans la boue, on se coudoie, on crie. Des groupes de plaisants se forment çà et là, écrivant sur les murs des sentences facétieuses ou d'impertinentes épigrammes adressées à quelque grand dignitaire, et la foule autour d'eux les approuve et se pâme de rire. Des deux côtés de l'avenue, devant les maisons, des marchands de toute espèce ont dressé des baraques afin d'y installer leurs industries; ils vocifèrent, hurlent, imitent des cris d'animaux, choquent des tam-tams, secouent des clochettes, et font claquer des plaques de bois pour attirer l'attention des chalands qui se pressent entre deux rangs d'étages bariolés. Des cuisiniers ambulants activent sans relâche le feu de leurs fourneaux; le riz fume, la friture grésille, et plus d'un gourmand se brûle le bout des doigts. Un barbier saisit un passant qui ne s'attendait guère à cette agression, et, roulant autour de sa main la longue natte du patient, le renverse en arrière et lui rase le crâne avec vélocité. Des bandes de mendiants gémissent à tue-tête; une troupe de musiciens fait un tapage assourdissant; un orateur, monté sur une borne, s'égosille, tandis que des volailles égorgées glapissent aigrement et que des forgerons battent le fer, et que des marchands d'eau poussent leur cri aigu en laissant quelquefois tomber sur le dos de la foule le contenu de leurs vastes seaux. A droite, à gauche, les rues transversales roulent tout autant de gens et de vacarmes dans plus de boue et dans plus d'encombrement. Artère principale à son tour, chacune d'elle reçoit les flots tumultueux de vingt ruelles tributaires. Les principales embouchures ont lieu dans de grands carrefours où s'entassent des sacs de riz et de blé, des monceaux de fruits, des montagnes de légumes et d'immenses quartiers de viande crue; au-dessus des victuailles, dans des cages d'osier suspendues à des poteaux, apparaissent, hideuses, des têtes de criminels récemment exécutés; souvent les cages sont brisées, effondrées, et les têtes, retenues seulement par leurs nattes, se balancent horriblement, verdâtres, grimaçantes, effroyables. Ming-Tse a dit: «Il faut des exemples à la foule.» En suivant jusqu au bout les rues transversales, les mille piétons arriveraient aux faubourgs latéraux de la Cité Chinoise, quartiers spacieux et peu bruyants où des maisons rustiques rampent misérablement dans de petits champs plantés de choux et de riz, où des enfants chétifs, sordides, loqueteux, et quelques chiens efflanqués, furetant dans des tas d'immondices, peuplent seuls des chemins défoncés. Mais les cohues ne se prolongent guère au delà des marchés; gens affairés ou promeneurs curieux se hâtent, leurs affaires terminées ou leur curiosité satisfaite, de s'engager dans les longs passages tortueux qui, des carrefours, vont rejoindre obliquement l'Avenue du Centre. Ces passages, couloirs étroits, se signalent aux passants par les odeurs fétides et la vapeur noirâtre qu'exhale leur entrée obscure. Mal éclairé de quelques lampes qui fument et tremblotent, enduit d'une boue glissante où sont épars des débris informes de tessons, des morceaux de vieux souliers, des loques inconnues, leur terrain se bossèle périlleusement entre deux rangées d'affreux taudis branlants, construits de planches qui proviennent de démolitions et qui montrent encore çà et là un angle sculpté ou une ancienne dorure déshonorée par cent macules. Ce sont des boutiques, et, sous le prétexte de faire commerce d'objets d'art anciens, des brocanteurs y entassent d'horribles vieilleries poussiéreuses: porcelaines fêlées, pots écornés, costumes déteints, pipes noircies, bronzes bossues, fourrures mangées des vers, engins de pêche rompus, bottes moisies, arcs sans cordes, piques sans pointes, sabres sans poignées. Blottis, enfoncés, engloutis dans ces encombrements de viles antiquailles, les marchands s'efforcent de ne pas étouffer entièrement; au-dessus de chaque étalage se dresse une vieille tête jaune, pointue, au crâne pelé, aux yeux cerclés d'immenses lunettes, qui célèbre sans relâche d'une voix glapissante les rares splendeurs de la boutique. Mais l'âpre fumée des lampes chatouille si désagréablement la gorge, les loques décolorées qui se balancent en guise d'enseigne et semblent des rangées de pendus, sont pleines de vermines si évidentes, que le passant le moins délicat résiste à l'éloquence des brocanteurs et se hâte de continuer son chemin vers l'avenue du Centre, claire, bruyante, directe, où les poumons se peuvent emplir d'air pur, les oreilles de bruits joyeux, et où le regard embrasse tant d'aspects souriants depuis la Porte Sacrée, par laquelle on débouche de la plaine, jusqu'à la Porte de l'Aurore, creusée dans le long mur transversal qui termine la populaire Cité Chinoise.
La Porte de l'Aurore donne entrée dans l'élégante Cité Tartare; elle s'y ouvre entre deux boulevards qui accompagnent la muraille, celui-ci vers la gauche, celui-là vers la droite, et que borde un fossé du côté opposé au rempart. En face d'elle, au delà d'un petit pont construit de pierres roses, qui s'élève de quelques marches, saute le fossé, puis s'abaisse, une allée au sol blanc, très-large, assez peu longue, se déroule entre des palissades en bois de fer d'où débordent agréablement des branches tortueuses et des grappes de lianes fleuries. C'est la promenade favorite des poëtes de Pey-Tsin. Lentement, un parasol ouvert à la main, ils y marchent d'un pas mesuré, balançant la tête au vent de leur rêverie, souriant à l'inspiration, et quelquefois suivant d'un regard tendrement attentif une chaise à porteurs fermée d'un léger rideau de soie, où l'indiscrétion des brises leur a permis d'apercevoir un mystérieux et doux visage. L'allée s'achève tout à coup dans un blanc carrefour pavé de marbre, devant un mur énorme, face méridionale du rempart carré qui enserre la Cité Jaune; mais ce mur ne limite pas la Cité Tartare, car la belle Route de la Tranquillité s'éloigne, en le longeant d'abord, de l'est et de l'ouest de la place, et, de chaque côté, va rejoindre, au delà du point où il se dérobe en un brusque angle droit, une avenue parallèle à l'Allée des Poëtes, non moins large, et prolongée interminablement. Ainsi la ville, refoulée à son centre, a deux ailes immenses: elle ressemble à un corps sans tête qui étendrait les bras. Le quartier occidental est triste; ses constructions sont anciennes et ses habitants peu nombreux; la grande avenue de l'Ouest n'offre elle-même qu'un aspect monotone et morne, avec ses longs murs de jardins, qu'interrompent des édifices en ruines. C'est dans ce quartier que séjourne la population mahométane de Pey-Tsin; une mosquée s'y élève, non loin de la pagode des Piliers de l'État, où l'on conserve, gravée sur des tablettes de jade, l'histoire des plus glorieux empereurs, et de la Pagode Blanche, antique monument tombé. Mais à l'orient la ville rit, moderne et remuante. Elle n'a pas, quoique marchande, l'aspect généralement sordide de la Cité Chinoise. Ses maisons pavoisées, aux toits luisants de vernis, ouvrent d'éclatantes boutiques sur des rues spacieuses qui roulent continuellement une foule élégante. Dans l'Avenue de l'Est, qui resplendit inondée de soleil, mille bannières voltigent et s'entremêlent au-dessus des maisons basses mais gracieuses; de vifs scintillements s'allument sur les caractères d'or, d'argent et de vermillon qui surchargent les enseignes verticales; innombrables, des lanternes sont accrochées aux angles des toits, aux saillies des poutres, aux treillis des fenêtres: faites de soie, de papier, de verre, de mousseline ou de corne transparente, rondes, hexagoniques, carrées, en forme de poissons, d'oiseaux ou de dragons, peintes, bariolées, dorées, couvertes de caractères, ornées de glands et de franges soyeuses, elles se balancent avec un petit susurrement doux dès qu'un souffle très-léger les frôle. De loin en loin une porte triomphale, érigée en souvenir de quelque gloire ancienne, franchit la largeur de l'avenue; ses gracieux piliers de pierre ou de bois, sculptés et dorés, ou peints de couleurs vives, s'appuient aux façades des maisons et portent haut les bords retroussés de sa toiture d'émeraude, tandis que, sous son arc, la houle des passants se resserre et, au delà, déborde en groupes tumultueux. De jeunes désœuvrés, vêtus de soie, une plume de paon à leur calotte, cachant leurs pâles visages derrière des éventails fleuris, circulent nonchalamment dans la multitude affairée. Quelquefois ils s'arrêtent devant l'ouverture carrée et encadrée de bois à jour d'une boutique aux belles enseignes; ils laissent tomber leur regard désabusé sur les flots de satins, de brocarts et de soies qui ruissellent de l'étalage, puis ils s'éloignent, indifférents. Autour d'eux la foule se hâte; les coulis, courbés sous des fardeaux, passent rapidement en cadençant leur marche d'un cri doux et mélancolique: A-ho! a-ho! Les chaises à porteurs se croisent, les unes basses, étroites, faites de bambous et couvertes d'un toit flottant de coton bleu; les autres hautes, larges, en bois de cèdre, découpées ou peintes, et surmontées d'un dôme de laque noire incrustée d'or. Des personnes humbles ou peu riches se font voiturer dans des brouettes qu'un homme tire au moyen d'une corde et qu'un autre pousse par derrière, tandis qu'une voile attachée à un mât diminue la peine des conducteurs en accélérant la marche du véhicule. Quelquefois, glorieux et superbe, s'avance un soldat à cheval; un serviteur à pied lui fraye le chemin en criant: La, la, la! Des escamoteurs, des jongleurs, des sorciers se démènent et pérorent entourés de badauds rieurs ou attentifs, pendant que de la terrasse fleurie d'une maison une jeune fille aux yeux gais se penche curieusement. Devant des boutiques de marchands de dîners, de jeunes hommes mangent et boivent sous des treillis de bois rose; ils chantent, babillent, improvisent des vers, assaillent les passants de moqueries plaisantes et font avec eux assaut d'ingénieuses reparties. Çà et là des coulis et des porteurs de chaises, accroupis, jouent aux dés, à la mourre, aux échecs; quelques oisifs observent les coups d'un air grave en fumant une petite pipe étroite. Tout à coup des gens à cheval arrivent au galop: ce sont les avant-coureurs d'un cortége officiel; les jeux sont renversés, la cohue, refoulée brusquement, envahit les boutiques ou se répand dans les rues voisines. Dans la trouée apparaissent bientôt des musiciens aux costumes bariolés, qui font gémir des gongs, siffler des flûtes et grincer des cymbales; derrière eux, fièrement portées par de jeunes serviteurs, se déploient des bannières rouges ou vertes, découpées en forme de dragons ou d'animaux symboliques, alourdies d'énormes caractères révélant les noms et les titres du grand personnage qui s'avance; puis viennent des soldats tout armés, des bourreaux levant des fouets et tirant de lourdes chaînes, des serviteurs ployés sous le faix d'un coffre où s'entassent de somptueux costumes et agitant continuellement de petits encensoirs de bronze; un homme splendidement vêtu les suit, porteur du parasol officiel, dont la couleur et la dimension indiquent le rang du mandarin qui le possède; enfin s'avance le mandarin lui-même, balancé, plus haut que toutes les têtes, dans un large fauteuil doré, et rayonnant de pierreries sous une vaste ombrelle argentée que fixe au-dessus de lui un manche d'ivoire enfoncé dans le dos du fauteuil. Une troupe de cavaliers décorés du globule blanc termine le cortége, et brusquement la foule se referme pendant que le mandarin continue sa route vers le Tribunal des Rites situé, dans la partie septentrionale de l'Avenue de l'Est, à côté du temple des Mille Lamas et en face de la pagode de Kon-Fou-Tsé, ou vers l'une des hautes portes qui donnent entrée dans l'auguste Cité Jaune.
Au delà de ces portes, plus de foule, plus de tumulte; quelques graves bonzes circulent avec lenteur, montrant leurs têtes entièrement rasées, laissant traîner leurs longues robes noires, et cachant leurs mains dans de grandes manches flottantes; de hautains lamas, au front inspiré, aux yeux exaltés par un rêve, d'illustres fonctionnaires dans de somptueuses chaises à porteurs, se dirigent vers les pagodes où ils ont coutume de faire leurs dévotions; plus rarement passe un lettré de haut grade qui se fait conduire, accompagné d'un nombreux cortége, au Palais sacré des Érudits, qu'on nomme Ren-Lin-Ue. Aucune maison vulgaire, aucune boutique laborieuse ne souille les larges avenues, pavées de granit, de la Cité Jaune; immense, claire, calme, avec ses innombrables temples de marbre, qu'entourent des bois mystérieux, ses fiers palais cernés de blanches galeries, et ses parcs où luisent des étangs mornes, elle se déroule somptueusement. De toutes parts mille splendeurs éclatent. Au-dessus d'une forêt de cèdres noirs et de saules au feuillage clair s'étagent la grande Pagode des Ancêtres Impériaux, où le Fils du Ciel vient rendre hommage aux Mânes glorieux, et l'Autel de la Terre et des Champs, kiosque énorme, espace d'innombrables colonnettes d'albâtre incrusté d'émail bleu et renfle une toiture légère, formée de lames d'argent qui brillent comme des ailés de cigogne. Imposante et précédée d'un vaste escalier de marbre gris, s'élève la Maison de Justice. La pagode illustre où les fils et frères de l'empereur subissent les épreuves littéraires s'enorgueillit de deux pavillons magnifiques; le long de leurs murs, autour de leurs piliers, sous leurs arceaux de bois sculpté, peint ou doré, rampent, grimacent, combattent de fantastiques animaux aux gueules béantes, aux croupes hérissées, aux minces cous tortueux, et sur le faîte aigu et argenté de l'un des pavillons s'érige démesurément le terrible dragon impérial. Vaste et désert, le Parc Occidental prolonge les houles noires de ses arbres centenaires, où montent les fraîcheurs des grands ruisseaux tortueux et des lacs artificiels. La Pagode de Yoùen-Fi est petite, mais glorieuse; elle voit chaque année l'épouse auguste du Fils du Ciel offrir des sacrifices à l'ingénieuse femme qui découvrit le ver à soie. Succession interminable de bâtiments carrés et de cours spacieuses, un couvent bouddhique, à son centre, dresse un superbe édifice de marbre blanc, qui contraste gravement avec le marbre noir d'une majestueuse colonnade circulaire où, dans les intervalles des piliers, de petites chapelles contiennent des statues dorées de divinités à cent bras ou à têtes d'animaux. Enfin Kouan-Min-Tié, la pagode impériale, située dans la partie méridionale de la Cité Jaune, apparaît triomphalement, au milieu d'un grand parc solitaire. Deux kiosques légers surmontent sa noble porte; entre mille branches enlacées, étincellent la laque rouge de ses murs et le lapis-lazuli de ses trois toitures où tinte une triple guirlande de clochettes et dont les balustrades sculptées disparaissent presque entièrement sous les lanternes multicolores qui s'y accrochent et sous les illustres étendards de soie tissée d'argent qui enveloppent tout l'édifice de frissons lumineux. Mais la plus pompeuse gloire de la Cité Jaune est la verte colline artificielle qui se nomme la Montagne de Charbon. Cinq ondulations la composent; à chacun de ses sommets une pagode scintille comme une pierre précieuse qui termine une calotte de satin; et rien n'est plus charmant que les labyrinthes fleuris et les enchevêtrements de petites routes ombreuses qui sillonnent les pentes toujours vertes des cinq mamelons. A chaque pas les promeneurs font s'envoler des faisans d'or et des pigeons aux ailes roses, ou s'enfuir un cerf peureux qui franchit un ruisseau, puis, curieusement, s'arrête. De tous côtés se groupent de petits rochers gracieux, envahis par des fleurs grimpantes, et se courbent des ponts de marbre sculpté, qui sautent par-dessus des cascades. De minces filets d'eau circulent sous la mousse; des violettes et des pervenches se répandent dans l'herbe humide; des touffes d'hydrangées, de citronelles et de lilas blancs prennent d'assaut les vieux cèdres obscurs; souvent, par une trouée du feuillage, on aperçoit au fond d'un pavillon entr'ouvert quelque dieu grotesque, accroupi, et quelquefois apparaît, enchaîné sur un roc, un aigle noir, fier et farouche, qu'entourent de narquoises et audacieuses chèvres aux cornes d'argent. De loin en loin des bosquets parfumés se voûtent, et l'on peut, avant de terminer la douce ascension, se reposer sur des siéges de porcelaine, sous une pluie de camélias et de jasmins, au milieu des chants bizarres de mille oisillons couleur de pierreries. Mais les plus indolents promeneurs ne s'arrêtent que peu de moments, tant ils ont hâte d'atteindre le faîte des mamelons; car de là le regard ébloui embrasse Pey-Tsin dans sa totalité magnifique.
Énorme, et faisant songer à un coffre de laque, unique en apparence, mais quadruple en effet, Pey-Tsin enferme quatre villes entre les fossés de son rempart extérieur. Au centre, derrière des murailles en briques sanglantes, se cache la Cité Rouge; c'est le Cœur du Monde, l'Enceinte sacrée, la glorieuse demeure du Fils du Ciel. De toute part la Cité Jaune l'enveloppe. Puis se déroule la Cité Tartare, qu'un grand mur fortifié sépare de la Cité Chinoise, compartiment extrême de l'immense coffre.
Au pied de la Montagne de Charbon, la Ville Rouge est cernée d'un large canal; et l'eau limpide qui reflète la rigidité des murailles semble prolonger jusqu'au cœur de la terre le voile impénétrable posé entre l'impériale splendeur et l'admiration vulgaire. Mais du haut de l'éminence on découvre, pareille au vaste dos d'un éléphant blanc, la claire coupole de marbre du palais principal; les mille toits dorés qui l'entourent sont semblables à de grands boucliers levés vers le ciel, et l'on peut suivre sur le terre-plein des remparts, si large que vingt cavaliers peuvent y courir de front, la lente promenade d'un soldat au costume superbe, au casque flamboyant.
Autour de l'Enceinte Sacrée se répandent et scintillent les monuments de la Cité Jaune; les pagodes lèvent leurs triples toits azurés et tordent les spirales de leurs colonnes d'albâtre; partout des globes d'or, des dragons de bronze ou de jade, des corniches à jour et des flèches claires percent le feuillage des cèdres noirs; des tours, des pavillons, des portiques et des kiosques s'étagent; au milieu d'eux reluit la Mer du Centre, grand lac limpide qui frissonne entre des saules penchés, et d'une île verdoyante de robiniers et d'ifs s'élance un pont de marbre sculpté; vu d'en haut, il semble un ruisseau de lait qui coulerait dans l'air.
Plus loin, c'est la Cité Tartare avec ses rues chamarrées et fourmillantes, ses toits brillants, ses dômes couleur d'émeraude et ses gracieuses porte triomphales. A l'est, la grosse tour du Gong, pareille à un géant, se dresse au-dessus des murailles; au nord, près de la pagode de Kouen-Chi-In, brille le Lac des Roseaux, couvert de nymphéas bleus, de bambous à aigrettes, de nélumbos roses, et, plus haut, près du rempart extérieur, entre des monuments somptueux, s'étend la Mer du Nord; à l'ouest, au-dessus des pagodes et des palais déchus, monte l'Observatoire de Kan-Si; du sommet de la tour carrée où les lettrés se réunirent jadis pour admirer les astres, des instruments et des machines astronomiques, depuis longtemps dédaignés, tendent vers le ciel leurs grands bras extravagants; au sud enfin s'élève le pavillon à sept étages de la Porte de l'Aurore.
Plus loin encore rampe la Cité Chinoise, dont les toits bas semblent une troupe de tortues; leur monotone ondulation n'est dépassée de loin en loin que par la potence peinte en rouge d'une balançoire publique ou par quelqu'une de ces minces tours à dix étages destinées, par leur poids immobile, à fixer l'esprit de la Terre, comme un bloc de jade retient des feuilles de papier soyeux, et à faire naître dans leur ombre des poëtes glorieux.
Au delà de la Cité Chinoise apparaissent les formidables remparts avec leurs grands créneaux, leurs lourds bastions et leurs portes de bronze; et derrière eux, quelques faubourgs misérables sont accroupis auprès de la ville superbe, comme des mendiants sur les marches d'un palais.
Dans le lointain, la plaine unie, verte, dorée, sans bornes; puis, vaporeux et vagues, les trente-six palais de Yu-Min-Ué, la résidence d'été; et, au fond de l'horizon, les dentelures bleuâtres des montagnes.
Dôme immense du paysage, le ciel, d'un azur profond, roule un aveuglant soleil, qui verse par les champs une pluie lumineuse, allume dans la ville des blancheurs éclatantes à côté de noires ombres portées, change en diamants les dalles de granit, en brasiers les toits multicolores, en langues de feu les banderoles aux tons intenses, et fait de la grande Capitale du Nord un éblouissement d'or, de pourpre, de flamme.
CHAPITRE III
LA PRUDENCE DE KO-LI-TSIN
Le voyageur qui vient de loin dans la poussière et sous le soleil
Chemine péniblement, et dans son esprit mille projets se construisent;
Il songe à l'auberge pacifique, aux cuisines parfumées et à la table où il s'accoudera
En tournant la face du côté de la route qui s'éloigne vers l'avenir.
—Et moi, dit Ko-Li-Tsin en entrant à la suite de Ta-Kiang dans la Cité Chinoise, je crois voir déjà le Dragon à Cinq Griffes ouvrir ses ailes d'or sur ma robe de mandarin et le globule de saphir rayonner à ma calotte; je suis le Grand Cèdre de la Forêt des Mille Pinceaux, et le Fils du Ciel, la tête dans sa main, écoute avec extase les vers que j'improvise. Un, deux, trois, quatre, cinq, ajouta le poëte en comptant sur ses doigts.
Le jeune homme de Chi-Tse-Po avait des pensées hautaines, mais ses actions étaient inférieures.
Il cultivait le chanvre et le riz; il cultivait aussi l'aloës et le blé.
Mais les Génies immortels avaient semé dans son esprit une graine d'ambition;
Et le jeune homme, laissant se courber les épis et les tiges de chanvre, se dirigea vers d'autres travaux afin de faucher les blés d'or de l'approbation.
L'improvisateur se tourna vers Ta-Kiang dans le but d'apaiser avec modestie les enthousiasmes qu'il prévoyait; mais Ta-Kiang, silencieux et en proie à son rêve hautain, n'avait pas prêté l'oreille. Ko-Li-Tsin, déconcerté, regarda Yo-Men-Li. Celle-ci contemplait Ta-Kiang avec une tendre inquiétude; timide et retenant son souffle, elle suivait sur la face morne du maître le reflet des luttes intérieures. Quand il fronçait les sourcils, elle sentait son cœur battre d'effroi; mais s'il laissait échapper un cruel sourire, elle redevenait joyeuse et pensait: «Maintenant il est victorieux.» Ko-Li-Tsin, plein de dépit, se mit à chantonner d'un air qui voulait paraître indifférent et se fit à part lui la promesse d'être peu prodigue, à l'avenir, des trésors de son esprit.
Les trois aventuriers suivaient la longue Avenue du Centre, cahotés par le pas inégal de leurs montures tasses.
—Oh! oh! dit un barbier ambulant en toisant avec dédain Ko-Li-Tsin, voici un voyageur qui n'a guère de liangs à sa ceinture, car il ne s'est point arrêté dans une auberge pour y changer de costume; avec sa robe somptueuse, noire de boue et grise de poussière, il ressemble au lendemain d'une fête.
—Femelle d'âne! pensa le poëte.
Une vieille femme se dirigea vers Yo-Men-Li et lui dit sans politesse:
—Vous êtes des comédiens, n'est-ce pas? Et c'est toi qui remplis, parce que tu n'a pas de moustaches, le rôle de la belle Siao-Man dans la comédie intitulée la Servante malicieuse? Il faut me dire dans quelle pagode vous donnerez des représentations, afin que j'aille voir si tu ressembles à une femme quand tu as une tunique longue et de très-petits pieds. Au surplus, dit la vieille, tu fais un métier qui n'est pas honorable.
Yo-Men-Li, en rougissant, détourna la tête.
—Des comédiens? cria un marchand de dîners qui haranguait devant sa porte un groupe de mangeurs attablés. Tu te trompes, vénérable mère! Ce sont certainement des voleurs qui, chassés de quelque province, viennent exercer leur métier dans la grande Capitale; et, de leur arrivée, il ne résultera rien de bon ni pour nous ni pour eux. Je me souviens d'un criminel qui est passé devant ma porte, il y a peu de jours, entre quatre bourreaux, et dont la tête, le lendemain, était pendue dans une cage d'osier au-dessus justement du quartier de mouton que vous mangez en ce moment, mes hôtes. Eh bien! celui-ci, ajouta le marchand de dîners en désignant Ta-Kiang, ressemble à l'homme qui a été décapité: avec même visage, il aura même sort.
Ko-Li-Tsin, précipitamment, saisit son encrier, l'ouvrit, y trempa son pinceau, et dans le coin déroulé d'une feuille en fibrine de nélumbo, traça quelques caractères.
—Qu'écris-tu là? demanda Yo-Men-Li.
—L'ordre, dit Ko-Li-Tsin, de faire donner cent coups de bambou à ce bavard lorsque Ta-Kiang, empereur, sera assis dans la salle du Repas Auguste, entre Yo-Men-Li, sa première épouse, et Ko-Li-Tsin, son premier mandarin.
Cependant le soir montait. L'obscurité et le silence s'établissaient dans les rues. Au loin le bourdonnement du gong ordonnait la fermeture des portes. Les veilleurs de nuit commençaient à rôder, portant des lanternes à leurs ceintures et faisant s'entre-choquer de petites plaques de bois pour mettre les voleurs en fuite et tranquilliser les honnêtes gens. Quelques passants attardés regagnaient à la hâte les ruelles transversales, déjà closes de barrières à claire-voie, échangeaient à voix basse deux ou trois paroles avec le Ti-Pao, gardien du quartier, puis longeaient les murs noirs; et l'on entendait leurs semelles claquer sur les dalles.
—Ces gens-là vont souper, dit Ko-Li-Tsin. Mon estomac entre en révolte. Il me rappelle, comme si je ne m'en souvenais pas, que l'heure du repas du soir est depuis longtemps passée. Que puis-je lui répondre? Absolument rien. Ta-Kiang se nourrit d'ambition et Yo-Men-Li d'extase; mais ces régimes sont peu substantiels.
—Toi qui as habité Pey-Tsin, ne pourrais-tu pas nous conduire dans quelque auberge? demanda Yo-Men-Li.
—Et où donc penses-tu que je vous conduise? s'écria le poëte, stupéfait qu'on pût lui attribuer d'autre dessein que d'obtenir un bon gîte après un bon repas. Quand nous aurons franchi la Porte de l'Aurore, qui de la Cité Chinoise donne entrée dans la Cité Tartare, tu ne tarderas pas à voir briller les grandes lanternes dont se décore l'auberge de Toutes les Vertus, où Kong-Pang-Tcha, qui achète cher, vend à bon marché.
Ko-Li-Tsin se tut un instant; puis, les yeux à demi fermés, et caressant par moments de la langue les deux ou trois poils blonds de sa lèvre supérieure:
—Combien de fois, reprit-il en se parlant à lui-même, combien de fois, sous l'auvent de la galerie extérieure, Kong-Pang-Tcha m'a versé dans de petites tasses enveloppées de paille de riz le thé des premières pousses ou le Pi-kao à pointes blanches ou la Rosée d'automne de la dernière récolte! Je connais le portail et la première cour toujours pleine d'une odeur charmante de fricassées et de rôtis, qui souhaite la bienvenue à l'appétit des arrivants; je sais en quel coin de cette cour s'ouvre la citerne où des domestiques viennent incessamment puiser de l'eau dans de grands seaux d'osier, et je me rappelle les auges de bois, accrochées aux murs, que chaque voyageur remplit d'avoine et de paille hachée pour son cheval ou pour sa mule. Mais je me rappelle bien mieux la salle où l'on s'assied devant des tables délicieusement odorantes de viandes et de poissons. Réminiscences savoureuses! quels repas! Les pâtés, les volailles succèdent sans relâche aux confitures, aux gâteaux, aux pistaches, aux noisettes sèches, et le tiède vin de riz frissonne clairement dans les tasses. On boit, on fume, on chante. Toute l'auberge est pleine de joie et de vie. Des coulis entrent, sortent, se culbutent, se querellent, jettent des paquets, réclament de l'argent. Les voyageurs appellent, s'informent et s'irritent. On voit s'engouffrer sous la grande porte des chaises à porteurs que des chariots renversent, des chameaux, des mulets, des ânes. Injures, piétinements, coups de fouet jaillissent et se croisent. Des mendiants qui se sont insinués dans la cour glapissent aigrement leurs infirmités douteuses. Le seigneur Kong-Pang-Tcha, parmi le tumulte, vocifère des ordres que ses serviteurs répètent en hurlant; de jeunes garçons chantent sur un ton aigu le compte des voyageurs prêts à partir; et, en même temps, tous les chiens du voisinage s'imaginent qu'il est de leur devoir d'aboyer à perdre haleine; de sorte que, tout en mangeant, fût-on morose comme les pénitents qui se macèrent dans la Vallée du Daim Blanc, on se sent pris d'un rire inextinguible. Puis, le soir vient, les bruits s'apaisent, les voyageurs se retirent dans les appartements supérieurs. Là des matelas profonds reçoivent les corps fatigués, et l'obscurité des songes est doucement illuminée par la blancheur des lanternes suspendues au plafond des chambres paisibles. Quelquefois, il est vrai, les dormeurs sont éveillés en sursaut par un formidable tapage: toutes les montures, libres la nuit dans la première cour, se battent, se mordent, piaffent, hennissent, braient intolérablement. Mais il est un moyen de réduire au silence la plus bavarde bête: on prend une planchette de bois et une corde, on relève la queue de l'âne ou du cheval criard, on la lie à la planchette, puis on attache solidement celle-ci à la croupe de l'animal; ainsi forcé de tenir sa queue en l'air et privé de la faculté d'accompagner de gestes aimables ses bruyants discours, le plus obstiné tapageur se résigne à se taire et laisse dormir son maître dans l'auberge de Kong-Pang-Tcha. Ah! belle auberge! chère auberge! ne verrai-je pas bientôt luire les douze lanternes en papier peint de ta porte hospitalière! Un, deux, trois, quatre, ajouta Ko-Li-Tsin, obéissant encore à sa manie invétérée,
Comme l'amoureux absent désire entendre la voix délicate de sa bien-aimée, mon oreille aspire à ta voix rauque, ô Kong-Pang-Tcha!
Le cœur de celle qu'on aime ressemble au foyer bien flambant de l'hôtellerie où le voyageur se chauffe et reprend des forces.
Mais la femme perd sa beauté; le feu s'éteint; le voyageur s'égare en des sentiers couverts de neige.
Kong-Pang-Tcha va fermer sa porte; le dîner sèche sur la cendre des fourneaux, et Ko-Li-Tsin, affamé, erre encore par les chemins.
Les trois aventuriers avaient franchi la Porte de l'Aurore; maintenant ils remontaient vers le Nord la longue Avenue de l'Est, et ils allaient dans peu d'instants atteindre la rue transversale où est située l'auberge de Toutes les Vertus. Mais Ko-Li-Tsin, plus prudent qu'affamé, pensa: «Il serait périlleux d'arriver chez Kong-Pang-Tcha avant que les lanternes soient éteintes, car l'ombre miraculeuse qui suit les pas de Ta-Kiang pourrait se montrer à des personnes indiscrètes. Je sais bien que d'ordinaire les Pou-Sahs réservent les visions sacrées aux yeux seuls qui en sont dignes; néanmoins il ne faut pas s'exposer inutilement à un péril, même douteux.» Et Ko-Li-Tsin dit à son cheval: «Là! là! par pitié pour les reins de ton maître, garde une allure modérée.» Mais tout à coup, au moment même où il sacrifiait sa juste impatience d'un repas et d'un lit aux intérêts de son maître, d'éblouissantes lumières éclatèrent, multicolores, à deux ou trois cents pas devant lui.
—Oh! dit Yo-Men-Li, qu'est-ce que cette foule pompeuse et chargée de tant de belles lanternes?
—C'est sans doute, dit Ko-Li-Tsin, le cortége d'un mariage, car je vois des hommes à cheval, de grandes tables où s'amoncèlent de somptueux costumes, des chaises à porteurs et d'innombrables musiciens. Voici des lanternes, ajouta-t-il en soi-même, autrement dangereuses que les deux ou trois lampions fumeux de Kong-Pang-Tcha. Il est vrai que le cortége, sorti d'une petite rue, remonte, comme nous, l'Avenue de l'Est; mais il s'éloigne si lentement que nous ne manquerons pas de le rejoindre, avec quelque prudence que je modère l'allure de nos chevaux. Ceci est grave. Que faire?
Ko-Li-Tsin songea un instant, puis, se tournant vers Ta-Kiang:
—Maître glorieux, dit-il, je crains de m'être égaré; car depuis cinq années je ne suis pas venu dans la Capitale du Nord. Si tu le permets, j'irai seul à la recherche d'une auberge, tandis que tu m'attendras avec Yo-Men-Li sous le portique obscur de ce monument, qui est, je crois, la Pagode de Kouan-Chi-In.
—J'y consens, dit Ta-Kiang en se dirigeant, suivi de Yo-Men-Li, vers l'ouverture qu'avait désignée Ko-Li-Tsin. Et celui-ci, satisfait, s'éloigna vivement en pensant: Quand le cortége aura disparu je reviendrai et je leur dirai: «Allons, j'ai trouvé l'auberge.»
Ta-Kiang et Yo-Men-Li, sous le portique, dans l'ombre, se tenaient immobiles. Le lieu était noir. La jeune fille aurait eu peur si elle avait osé. Elle s'efforça de voir autour d'elle. Elle distingua un grand mur que dépassaient de sombres arbres emplis de frémissements indécis et de bruits éteints. Il lui sembla que ce mur était hostile et plein d'embûches. Si elle n'avait craint de s'exposer à quelque dure réponse, elle aurait dit à Ta-Kiang: «Allons-nous-en!» Tout à coup elle jeta un cri parce qu'un homme était sorti du mur.
—Ah! qui vient là? dit-elle.
—Un chien, je pense, dit Ta-Kiang. Non, ajouta-t-il, c'est un homme, et en voici un autre.
—Un autre encore! cria douloureusement Yo-Men-Li.
Bientôt douze hommes, sortis du mur, les enveloppèrent. Les uns saisirent Ta-Kiang, les autres Yo-Men-Li. Ils les arrachèrent de leurs selles, les lièrent de cordes et les emportèrent dans la nuit, tandis que Yo-Men-Li poussait de grands sanglots, et que Ta-Kiang, farouche, hurlait: «Je ferai pendre ces hommes!»
CHAPITRE IV
LA SECTE DU LYS BLEU
Lorsque les sabres sont couverts de rouille et que les bêches sont brillantes;
Lorsque les greniers sont pleins et que les prisons sont vides;
Lorsque les boulangers vont en chaise à porteurs et les médecins à pied;
Quand les degrés des pagodes sont usés et les cours des tribunaux couvertes d'herbe,
L'empire est bien gouverné.
La quinzième année du glorieux règne de Kang-Si, second empereur de la dynastie tartare des Tsings, la troisième nuit de la dixième lune, il y avait une assemblée mystérieuse dans la Pagode de Kouan-Chi-In.
Ce temple est vaste. Plafond, sol et murs sont de marbre. Sous le miroitement des pierreries incrustées, sous l'éclat pâle des émaux bleus, entre des Pou-Sahs dorés accroupis dans des niches pavées de turquoise, se dressent, gigantesques, sur quatre piédestaux de bronze, les statues de cuivre des quatre gardiens de Fô; celle-ci est armée d'un glaive, celle-là porte une guitare; la troisième s'abrite sous un large parasol; la quatrième serre la gorge d'un serpent; au milieu d'elles, Fô, d'argent, resplendit, avec un soleil sur la poitrine, entre deux Génies de porphyre couchés, l'un sur un lion, l'autre sur un éléphant, et, derrière lui, dominant toutes les statues, en or, s'élève Kouan-Chi-In, la déesse miséricordieuse, qui chevauche un tigre de jade.
Or, cette nuit, de nombreux personnages, en divers groupes, emplissaient la pagode. D'un côté, sous les vives lumières des lanternes, brillaient des hommes aux costumes somptueux, qui étaient de grands dignitaires de l'empire; les uns appartenaient à la Cour des Rites; d'autres semblaient venir de la Forêt des Mille Pinceaux; plusieurs étaient des Chefs de Troupe; un seul faisait partie du Conseil impérial. Il portait le Dragon à Cinq Griffes brodé sur sa robe couleur d'or. A droite se mouvait tumultueusement un flot d'individus se rattachant aux castes inférieures des Cent Familles. Enfin, devant la statue de Fô, trente bonzes, la tête entièrement rasée, enveloppés de robes noires, longues, aux manches pendantes, se tenaient agenouillés, et, parmi eux, le Grand Bonze, très-vieux, aux cheveux longs, le front orné d'un croissant dentelé, le cou chargé d'un grand collier de perles qui tombait jusqu'au ventre, se dressait dans une longue robe blanche, et, levant la face vers Kouan-Chi-In, étendait les bras.
Chacun des assistants, sur sa manche ou sur sa calotte, portait l'image d'un Lys Bleu.
Le Grand Bonze, d'abord, pria, puis frappa les dalles de son front, et, se retournant vers l'assemblée, il dit:
«Honorables assistants, nous nous sommes réunis dans un but grave et saint sous le dôme de la Pagode de Kouan-Chi-In. Pendant qu'il en est temps encore nous voulons guérir le peuple malgré lui, et par tous les moyens permis ou défendus, de la déplorable maladie qui le ronge et l'enveloppe; je veux dire de l'indifférence tranquille que lui communique l'empereur Kang-Si, le plus tolérant et le plus pacifique des maîtres. Sans colère contre les crimes, sans respect pour les institutions, Kang-Si adoucit les lois, recule devant la nécessité des châtiments, excuse la négligence des rites, autorise les insultes aux antiques coutumes, et déjà l'exemple salutaire des supplices a presque entièrement disparu de la Grande Capitale. Les Cent Familles tombent dans un engourdissement funeste et la Patrie du Milieu s'endort dans une paix détestable. D'ailleurs Kang-Si n'est point, comme les empereurs de la dynastie des Mings, le père et la mère de ses sujets: le roi tartare Tien-Tsong, mort au milieu de ses triomphes, légua l'empire conquis à son jeune fils, Choun-Tchi, qui fut le père de Kang-Si; Kang-Si donc est Tartare; l'impératrice a des pieds de servante; et il est impossible que les Chinois soient les fils de Kang-Si. Le peuple, il est vrai, se réjouit de ce que son père n'est pas de sa famille, comme des enfants confiés à la surveillance distraite d'un étranger s'estiment d'abord heureux de n'être plus sous le regard sévère et pénétrant du père; mais nous dirons au peuple: «Tu as tort de te réjouir», et le peuple reconnaîtra qu'il a tort. Cependant si Kang-Si, vil Tartare, s'était borné à laisser tomber en désuétude les règles sublimes de la civilisation chinoise, je me serais borné moi-même à éveiller contre lui la colère des justes Pou-Sahs, et je ne me serais pas mis à la tête de la révolte; mais, parmi les institutions ébranlées, la religion, plus dangereusement que toute autre, est atteinte. Kang-Si ne s'inquiète pas du culte sacré; les dieux sans doute lui paraissent inutiles; il est incrédule aux présages, peu soucieux des prescriptions religieuses; durant la dernière éclipse il s'est dispensé du jeûne et n'a point visité les pagodes. Des prêtres chrétiens, venus du Pays des Plantes sans Fleurs ou de la Reine des Fleurs de l'Ouest, circulent et blasphèment librement dans la Patrie du Milieu; Pey-Tsin leur est ouvert, leurs pagodes s'élèvent à quelques pas de nos pagodes; l'empereur en a même laissé pénétrer quelques-uns dans l'enceinte interdite de la Ville Rouge, et jusque dans les chambres augustes de son palais. L'an dernier, nouvelle et cette fois intolérable insulte aux vrais Pou-Sahs et aux usages immémoriaux de la Nation Unique, un prêtre européen a été attaché avec le titre d'interprète à l'ambassade envoyée sur la frontière de la Patrie des Russes; car Kang-Si préférait aux purs Lao-Tsés, instruits dans la crainte des divinités éternelles, ce prêtre vil, dont le dieu est mort!
Il y eut un frémissement indigné parmi les assistants; seul le mandarin qui portait le Dragon à Cinq Griffes brodé sur sa robe couleur d'or, secoua la tête et rit.
—Que chacun de vous à son tour exprime d'une voix ferme les crimes qu'il impute à Kang-Si, continua le Grand Bonze. Moi, j'ai dit.
Le personnage qui avait ri s'avança de quelques pas et parla ainsi d'une voix hautaine:
—Ce que vient de dire le Grand Bonze contre l'usurpateur tartare m'est tout à fait indifférent. Que le Fils du Ciel gouverne bien ou mal la Patrie du Milieu, qu'il honore ou méprise les Lao-Tsés, cela m'inquiète peu. J'ai contre le maître une haine violente, spéciale; c'est pourquoi j'ai voulu m'unir à vos complots confus et souterrains. J'aiderai de toute ma puissance et de toute ma richesse à la chute de Kang-Si. Membre du Conseil Mystérieux et Chef de la Table Auguste, je vous livrerai sa personne; si vous êtes pauvre je soudoierai des assassins, et, s'il le faut, je lui arracherai moi-même le fouet du commandement et la vie, dussé-je être écrasé sous le renversement de son trône; car je le hais. Mais pourquoi je le hais, nul n'a le droit, Grand Bonze, de le savoir.
Le Chef de la Table Auguste cessa de parler. Un membre de la Cour des Rites sortit du groupe de ses collègues, et dit avec gravité:
—Il est d'usage ancien que le Fils du Ciel ne choisisse un ministre ou n'élise un gouverneur sans les approbations des Lettrés et des Censeurs; or, sans en faire part aux Censeurs ni aux Lettrés, Kang-Si vient de nommer un gouverneur dans la province de Fô-Kiang. Cette irrévérence nous a choqués et nous irrite contre l'usurpateur tartare.
—Nous, cria un des Chefs de Troupes,—et sa voix hardie fit frémir le papier huilé des lanternes,—nous voulons des guerres et des siéges! Ce n'est pas la rouille, c'est le sang qui doit rougir nos fers glorieux. Or Kang-Si, maintenant, est pacifique. Que les Pou-Sahs de la mort enveloppent Kang-Si, qui ne fait pas se tremper dans le sang les glaives magnanimes des guerriers!
Jeune encore, un lettré de la Forêt des Mille Pinceaux salua l'assemblée d'un mouvement bien rhythmé, remua sa tête avec élégance d'une épaule à l'autre, et, revêtant de termes nobles ses judicieuses pensées:
—Bonze impeccable, dit-il, lorsque Ouan-Chen descend des nuages sombres pour se promener le soir sur la Montagne des Pêchers Fleuris, il écoute avec complaisance la grive violette qui, en chantant, le suit de branche en branche, et lorsque l'oiseau a fini de chanter, le Pou-Sah des vers, reconnaissant, ôte une bague de ses doigts sacrés et la met, comme un collier, au cou frêle du musicien, afin que, le lendemain, les jeunes filles, en voyant la grive orgueilleuse de sa parure, se disent entre elles: «Voilà la grive qui a chanté pour le doux Ouan-Chen!» Or, Grand Bonze, comme Ouan-Chen, l'usurpateur issu d'un père mongol se plaît à entendre les sons gracieux d'un chant bien rimé; mais, ajouta l'orateur en regardant les Chefs de Troupes non sans quelque mépris, ce n'est pas au cou des poëtes qu'il attache les colliers somptueux.
Le lettré se tut, salua de nouveau avec grâce, puis sourit vers ses collègues en lissant délicatement son sourcil gauche du bout de l'ongle très-long de son petit doigt.
—Et vous, dit le Grand Bonze en s'adressant aux hommes tumultueux qui appartenaient aux castes inférieures des Cent Familles, que reprochez-vous à Kang-Si?
Cent voix éclatèrent, répondant:
—Nous lui reprochons d'avoir posé sur notre cou son pied tartare! C'est lui qui nous contraint à porter de ridicules nattes entre nos deux épaules! Chinois, nous voulons un maître chinois! En haut les Mings, en bas les Tsings!
—En haut les Mings, en bas les Tsings! répéta furieusement l'assemblée tout entière, et le Grand Bonze s'écria: «Gloire à Kouan-Chi-In, qui unit tous nos esprits dans une seule volonté!»
Puis, quand le silence fut rétabli, il ajouta:
—Mais il ne suffit pas de vouloir d'une façon vague et incertaine. Kang-Si doit mourir; qui le frappera? Kang-Si frappé, qui régnera?
Ces paroles gravement prononcées rendirent les auditeurs pensifs. En effet, qui régnera? se disaient les personnages illustres en se regardant l'un l'autre d'un œil fier. Et les pauvres gens, n'ignorant point que les plus dures besognes sont d'ordinaire imposées aux plus humbles, se poussaient du coude en murmurant: «Qui frappera Kang-Si?»
—Qui frappera? qui régnera? répéta le Grand Bonze.
En ce moment un grand bourdonnement de voix et de pas se fit entendre, et d'une porte tout à coup ouverte jaillirent au milieu de l'assemblée, deux hommes furieux, les mains liées, et trébuchant et poussés par des bras brusques et nombreux.
—Voici des espions que nous avons surpris rôdant autour de la pagode, dirent ceux qui les poussaient.
Tous les assistants frissonnèrent. Plus d'un pâlit. Le Chef de la Table Auguste essaya de se dérober derrière son voisin, de sorte qu'un Chef de Troupe, en le suivant des yeux pensa: «Celui-ci, un jour, pourra nous trahir.» Cependant le Grand Bonze étendit les bras et dit:
—Que craignez-vous? Ces deux hommes vont être interrogés, et, si ce sont des espions, ils ne retourneront pas vers leurs maîtres. Qu'on les conduise dans la chapelle de Lao-Kiun.
Les deux captifs, geignant et résistant, furent emportés, et le Grand Bonze, à pas lents, les suivit.
La moitié d'une heure s'écoula avant son retour. Quand il reparut, son front rayonnait comme celui d'un homme qui a subi la présence éclatante d'un dieu. Il alla s'agenouiller devant la statue de Fô et pria longuement. Puis, tourné vers l'assemblée, les yeux extatiques, il dit avec lenteur:
—Ces deux hommes ne sont pas des espions. Nous ne courons aucun danger. Retirez-vous, mes hôtes.
Les conspirateurs ne se hâtaient point d'obéir.
—Nous séparer, objecta une voix, sans avoir désigné celui qui doit frapper et celui qui doit régner?
—Les Pou-Sahs vous l'ordonnent, répliqua le Grand Bonze.
Il leva les mains vers l'image de Kouan-Chi-In et ajouta:
—Que la miséricordieuse Kouan-Chi-In détourne de moi sa face si sa volonté n'a point parlé par ma bouche!
La statue d'or ne bougea point. La foule fut convaincue et s'écoula silencieusement par une galerie obscure qui s'ouvrait derrière un des quatre gardiens de Fô.
—Toi, demeure, dit le Grand Bonze au Chef de la Table Auguste.
CHAPITRE V
CELUI QUI VIENT N'EST PAS CELUI QU'ON ATTEND
Lorsqu'il monte à un arbre pour dérober un fruit, ou escalade un mur pour voir, à travers le papier rosé des fenêtres, une jeune fille envelopper de bandelettes ses petits pieds parfumés,
Le sage ne manque pas de rouler sa natte autour de sa tête prudente;
Car il pourrait arriver que les oies gardiennes du logis, happant et tirant sans respect une belle natte pendante,
Secouassent vivement la cervelle dans la tête du curieux.
—Où sont-ils? s'écria Ko-Li-Tsin, en tournant de tous côtés la tête. Ils ont disparu comme des Rou-lis malicieuses, sans laisser plus de trace que l'oiseau Youen n'en laisse dans les ondes bleues du ciel.
Il se mit à crier.
—Ta-Kiang! Yo-Men-Li!
Des cliquettements secs et peu distants répondirent seuls, mêlés à des bruits de pas.
—Ho! ho! dit-il, je crains de deviner. Mes amis se seront laissé prendre par les veilleurs de nuit. Ils n'auront pas su répondre à cette question posée sans politesse: «Que faites-vous si tard hors de chez vous?» Glorieux Ta-Kiang, tendre Yo-Men-Li, vous passerez la nuit en bien mauvaise société: voleurs, mendiants et vagabonds, ces repaires de vermine, vous coudoieront amicalement et vous appelleront: Frères! J'espère que nos sujets, lorsque nous serons empereur, auront la licence de se promener jusqu'à la onzième heure sans s'excuser.
Deux lueurs rousses parurent au fond d'une rue et s'avancèrent en se balançant.
—Voici les yeux du tigre, dit Ko-Li-Tsin. Mais qu'il vienne avec ses griffes crochues et ses moustaches roides; comme je saurai lui répondre sans hésitation: «Ma femme est en train de me donner un fils; je vais promptement quérir le médecin.» Et le tigre s'éloignera en me souhaitant bonne chance. Mais, continua le poëte, cette réponse était d'usage autrefois quand j'habitais Pey-Tsin; depuis, les naissances ont dû se multiplier à un degré d'invraisemblance, visible même pour l'œil de la police, et je risque fort d'être traité de radoteur, de menteur, et probablement de voleur. Dans cette appréhension, je juge prudent de me dérober adroitement et d'éviter tout conflit; car il faut que je demeure libre pour retrouver mes compagnons s'ils sont égarés, pour les délivrer s'ils sont captifs.
Ko-Li-Tsin sauta à terre, attacha son cheval à la barrière d'une ruelle transversale, et se glissa le long des murs, cherchant l'ombre.
La ronde de police marchait en faisant cliqueter ses petites planchettes, et la clarté dénonciatrice des lanternes fouillait au loin l'obscurité.
—Je suis pris! pensait Ko-Li-Tsin.
Les veilleurs aperçurent le cheval et l'entourèrent en agitant leurs bras levés.
—Ceci me fait gagner un peu de temps. Je perds mon cheval, mais le bambou me perd. Le dos de l'animal connaîtra peut-être de lourds cavaliers, mais le mien ignorera toujours le poids du bambou lisse.
Ko-Li-Tsin rencontra l'encoignure d'une grande porte et s'y blottit; mais, par un mauvais hasard, la porte était mal close; et, en s'appuyant sur elle, il tomba en arrière, dans une posture peu compatible avec sa dignité.
—Voici une façon d'entrer tout à fait contraire aux rites, dit-il, mais je sortirai avec politesse lorsque cette maudite ronde sera loin.
Le poëte se trouvait dans un jardin élégant; il aperçut au milieu d'arbustes plusieurs bâtiments larges et bas; à quelques pas de lui se dressait le kiosque du portier.
Cependant la ronde se rapprochait; elle passa devant la porte. Ko-Li-Tsin allait pousser un soupir de soulagement, lorsque le marteau de bronze résonna brusquement.
—Ten-Hou! dit Ko-Li-Tsin, ils m'ont vu entrer. Comment prouver que je ne suis pas un voleur? Je regrette le bambou, car je n'éviterai pas la cangue.
Il se cacha derrière un arbre.
Les hommes de police poussèrent la porte et apparurent avec leurs lanternes au moment où le portier sortait de son kiosque, effaré et somnolent.
—Femelle d'âne! lui cria le Chef des veilleurs, c'est ainsi que tu exposes ton noble maître? Tête sans front! tu n'es pas même capable de gouverner une porte docile. Je te ferai chasser d'ici et bâtonner sur le seuil.
—Grâce, grâce! maître magnanime, dit le portier tout à fait éveillé. Si la porte est ouverte, c'est que les voleurs sont venus; car j'ai tourné trois fois dans la serrure la grosse clef qui pend maintenant sur ma cuisse.
—Incestueux niais, dégoût des chiens galeux! répliqua le veilleur, les voleurs n'entrent pas par la porte. Vois ta serrure qui te tire la langue en signe de dérision. Tu as tourné la clef tandis que la porte était ouverte comme l'est en ce moment ta bouche d'idiot. Allons fils de mule! ferme vite et retourne dans ton écurie; demain tu entendras parler de nous.
Le portier ferma soigneusement la porte et rentra chez lui en grommelant.
—Le chien! dit Ko-Li-Tsin. Me voici l'hôte contraint du respectable propriétaire de ce jardin. Un poëte n'est pas une Rou-li. J'aurai beau faire signe au nuage nonchalant qui passe devant les étoiles de venir me prêter ses floconneux coussins pour franchir ce mur trop lisse, il feindra de ne pas m'entendre, et je n'aurai pas lieu d'être blessé de son indifférence, car à peine se dérangerait-il pour Kon-Fou-Tsé ou pour le grand Li-Tai-Pé.
Des tintements de gong s'envolèrent de la Tour Orientale, tantôt sonores et paraissant tout proches, tantôt sourds et lointains; c'était la première veille qui sonnait.
—Voici la dixième heure, dit Ko-Li-Tsin. Il faut que je sorte; il faut que je retrouve Ta-Kiang et Yo-Men-Li. Je frémis en songeant au danger que court la grandeur future de mon maître, exposée à la curiosité grossière des voleurs et des veilleurs plus redoutables. D'ailleurs, j'ai très-faim. Pourquoi ai-je commis l'imprudence de me mettre en voyage sans emporter une quantité raisonnable de nids d'hirondelle dans un petit sac de soie pendu à ma ceinture, à côté de mon encrier et de mon pinceau? C'est sans doute parce que je suis parti peu de temps après le repas. Heureusement, ajouta-t-il, nous sommes à la dixième lune, et les fruits mûrs, en cette saison, tombent des arbres roux.
Ko-Li-Tsin pénétra dans l'intérieur du jardin et se mit à suivre les contorsions des allées, dans le double espoir de découvrir une issue et de trouver quelque poire dorée parmi les branches gracieuses des arbres. Il arriva bientôt devant la façade en briques roses d'une petite maison; une clarté riait, trouble et blanche, à travers des carreaux de papier diaphane.
—Ho! ho! se dit-il.
Et il resta quelques instants immobile.
—Cependant je voudrais bien connaître le visage de l'aimable seigneur qui me loge cette nuit; car je ne pourrai me dispenser de lui rendre, un jour ou l'autre, sa politesse.
Ko-Li-Tsin s'approcha de la fenêtre et, comme elle était trop haute pour qu'il y pût atteindre, il monta sur un siége de porcelaine qui se trouvait là, puis, délicatement, du bout de son ongle le plus aigu, fit un petit trou dans le papier d'un carreau, et regarda.
Il avait devant son œil curieux une chambre élégamment ornée, qu'éclairaient deux grandes lampes posant leurs pieds de bronze sur un léger tapis en fils de bambou, et entre elles reluisait une table en laque rouge, étroite et semblable à un rouleau de papier à demi déroulé; mais Ko-Li-Tsin ne vit qu'une jeune fille assise devant la table et trempant par instants un pinceau dans l'encre qu'une servante, debout à côté d'elle, délayait sur une pierre à broyer.
—Que le Pou-Sah du mariage m'entende! s'écria le poëte. Je ne rêve pas celle que je dois conquérir plus belle que cette jeune fille aux longs cheveux. En la voyant, de gracieuses comparaisons se balancent dans mon esprit. Ah! poursuivit-il en pliant un à un ses doigts rhythmiques,
Son front, sous ses cheveux obscurs, ressemble à la lune émergeant de la nuit;
Ses joues sont deux plaines couvertes de neige; son nez est une colline de jade;
Ses grands yeux aux cils luisants sont deux hirondelles d'été;
Et ses dents sont un ruisseau clair qui coule entre deux rives où fleurissent des pivoines.
Comme Ko-Li-Tsin achevait d'improviser cet ingénieux poëme, une conversation s'établit entre les deux personnes qu'il épiait.
—La dixième heure est passée, dit la maîtresse; se serait-il méfié?
La servante répondit:
—Cela se pourrait bien.
—Tu as ouvert la porte de la rue, n'est-ce pas?
—Oui, oui, dès que le portier a été couché, j'ai entr'ouvert la porte.
—Ah! quel dommage s'il ne venait pas!
—En effet, il serait si bien reçu!
Toutes deux se mirent à rire aux larmes; Ko-Li-Tsin, sur son siége de porcelaine, se mit à rire aussi.
—N'as-tu rien entendu?
—J'ai cru entendre un bruit de pas sur le sable des allées.
—Oh! s'il venait, quel bonheur! dit la maîtresse en battant des mains.
Elles recommencèrent à rire; mais Ko-Li-Tsin, cette fois, ne rit point.
—Évidemment, se dit-il, cette charmante jeune fille, contre toutes les règles admises, attend un homme cette nuit; elle paraît même l'attendre avec beaucoup d'impatience. A vrai dire, il me semble que l'approche d'un homme qu'on aime devrait donner plus d'émotion et moins de gaieté. Moi-même, qui suis d'un caractère joyeux, le jour où j'entrerai dans la Chambre Parfumée pour m'asseoir auprès de ma jeune femme, je tremblerai un peu, je pense, et je ne rirai pas aux éclats. Néanmoins je ne puis pas laisser cette belle personne attendre en vain toute la nuit, et je dois la prévenir que le portier a fermé la porte. En récompense de ce bon office, elle me rendra la liberté, et je pourrai courir à la recherche de Ta-Kiang.
Ko-Li-Tsin allait frapper à la fenêtre, lorsqu'il sentit que quelqu'un tirait violemment sa natte et l'agitait sans aucun égard, comme on fait de la corde d'une cloche.
—Ah! ah! cria une voix courroucée, je te tiens! Tu ne savais pas que je te guettais de ma terrasse! Coquin, après le tour que tu m'as joué, tu viens te mettre sous la griffe du tigre! Tu vas voir comment je sais venger ma fille!
Ko-Li-Tsin, d'un mouvement brusque, tourna sur lui-même, dégagea sa natte et sauta à terre. Il se trouva en face d'un petit vieillard très-gras qui portait une lanterne.
—Grands Pou-Sahs! le mandarin gouverneur de Chen-Si! Oh! qu'elle est belle l'épouse que j'obtiendrai dès que j'aurai achevé mon poëme philosophique!
Et le poëte fit un salut conforme aux rites, en ayant soin de cacher son visage dans ses manches, car il savait que le mandarin, sévère observateur des convenances, ne donnerait jamais sa fille à un homme qu'il aurait surpris, de nuit, dans son jardin.
En dépit de sa colère, le gouverneur fut bien obligé de poser sa lanterne et de joindre les mains pour rendre le salut.
—Bien, bien, chien! grommelait-il en se courbant avec cérémonie, je serai aussi poli que toi, mais je te romprai de coups tout à l'heure.
Ko-Li-Tsin, habilement, redoublait et prolongeait les saluts.
—Ane sans probité! disait le mandarin, tandis qu'il pliait le cou et levait les mains à la hauteur de son front, ton dos se souviendra de moi. Misérable, je vais te battre jusqu'à ce que tu crèves sous les yeux de ma fille, qui se tordra de rire.
La fenêtre s'ouvrit, et la fille du gouverneur, le visage couvert d'un voile léger, apparut avec sa servante. En même temps, plusieurs domestiques armés de longs bambous sortirent de la maison. Ko-Li-Tsin comprit que ces gens, moins polis que leur maître, ne perdraient pas le temps à lui rendre ses politesses, et résolut de chercher son salut dans la fuite. Le mandarin étendit la main pour l'arrêter, mais il n'attrapa que deux ou trois bribes de franges et qu'un lambeau de ceinture dorée.
Les serviteurs se lancèrent à la poursuite du fugitif, sûrs de l'atteindre dans le jardin bien clos. Leur maître les excitait de la voix, et courait lui-même aussi vite que son embonpoint le lui permettait. Mais Ko-Li-Tsin enjambait les touffes de reines-marguerites, sautait par-dessus les rochers hérissés de cactus, franchissait les petits lacs artificiels, et ainsi se dérobait assez facilement aux domestiques, qui, de crainte d'être battus, respectaient les fantaisies des allées. Ne trouvant pas d'issue, il revint sur ses pas. Son agilité défiait les bâtons menaçants, qui frappaient au hasard les ténèbres. Il passa sous la fenêtre où riaient les deux jeunes filles, il leva la tête vers elles, et la lueur des lampes tomba sur son visage.
—Ce n'est pas lui! s'écria la servante.
—C'est un jeune homme, dit la maîtresse.
Ko-Li-Tsin était déjà loin. Après lui la meute des valets traversa rapidement le sillon clair qui tombait de la fenêtre, et, les suivant à grand'peine, furieux, pourpre, en sueur, le mandarin haletait derrière eux.
—Qu'il est agile pour son âge! grommelait-il. C'est la peur qui le rend léger comme une cosse vide. Mais il ne m'échappera pas.
Et le respectable père de famille continuait à courir inégalement, trébuchant à chaque pas, entraîné tantôt à droite tantôt à gauche par le poids déplacé de son ventre majestueux.
Cependant Ko-Li-Tsin échappait toujours aux bambous exaspérés. Il faisait de brusques voltes-faces, laissait ses ennemis entraînés par l'élan le dépasser, puis, quand ceux-ci, s'étant retournés, étaient sur le point de le saisir, il se dérobait en un bond prodigieux.
Depuis quelques instants il tournait autour d'un pavillon qui semblait inhabité. Ayant réussi à dépister momentanément ceux qui le poursuivaient, il s'arrêta dans l'angle d'une porte pour reprendre haleine. Quelqu'un le tira doucement par la manche; c'était la jeune servante de la fenêtre.
—Suis-moi, dit-elle à voix basse.
Et elle l'entraîna de l'autre côté de la porte, qu'elle ferma sans bruit. Ko-Li-Tsin se trouva dans un couloir étroit qu'éclairait assez obscurément une lanterne de soie posée sur la première marche d'un escalier.
—Apprends-moi d'abord qui tu es, dit la servante; car si tu étais un voleur, ma maîtresse te laisserait battre par son père.
Ko-Li-Tsin répondit d'une voix entrecoupée par son souffle haletant:
—J'étais perdu dans les rues de Pey-Tsin à une heure avancée. Pour éviter la ronde de police je suis entré dans ce jardin, dont la porte était ouverte. J'espérais que je pourrais sortir sur l'heure; mais on ferma la porte, et je me suis trouvé prisonnier. Je m'appelle Ko-Li-Tsin, et je suis poëte.
—Je te crois, dit la servante, car le bouton de Kiu-Jen étincelle sur ta calotte. Voici ce que te dit ma jeune maîtresse: «Je m'appelle Tsi-Tsi-Ka, et j'aurai dix-sept ans quand luira la douzième lune. Il y a quelque temps, mon père, qui était alors gouverneur de Chen-Si, déclara dans un festin que j'épouserais celui qui composerait pour m'obtenir le plus remarquable poëme philosophique. Trente jours plus tard, un mandarin de seconde classe, qui a conquis ses grades au prix d'un grand nombre de liangs, envoya un poëme que mon père trouva parfait, et il fut décidé que j'appartiendrais au mandarin. Mais, ayant lu moi-même le poëme, je fis remarquer à mon père qu'il avait été copié textuellement dans la première partie du See-Chou, et qu'au surplus, il était écrit d'une écriture lourde et maladroite. Mon père, furieux, voulut attirer le faux poëte dans un piége afin de la bâtonner honteusement. Mais, au lieu de sa face ridée, j'ai vu, quand tu es passé sous ma fenêtre, le doux visage d'un jeune homme. Prends donc cette clef, et pars vite, car avant que mon père ait le temps de reconnaître son erreur le bambou tomberait plusieurs fois sur ton dos.»
—Dis à ta maîtresse, répondit Ko-Li-Tsin, que j'assistais au dîner du vénérable gouverneur de Chen-Si, et que depuis ce jour je pense à elle avec tendresse; dis-lui que, malgré l'insuffisance de mon talent, je m'efforcerai si ardemment que je composerai un poëme digne d'elle. Maintenant, ajouta Ko-li-Tsin, montre-moi le chemin que je dois suivre pour éviter les bambous.
La servante le prit par la main, le guida à travers plusieurs chambres obscures, et lui montra enfin une petite cour solitaire.
—Traverse cette cour, dit-elle. Dans le mur qui nous fait face tu trouveras, à gauche, une petite porte, et tu pourras l'ouvrir avec la clef que ma maîtresse t'a confiée. Va, et que les Pou-Sahs te conduisent.
Ko-Li-Tsin traversa la cour, trouva la porte en tâtant les murs, l'ouvrit, vit une rue et pensa: Je suis sauvé.
Mais les serviteurs du mandarin, convaincus, après avoir fouillé le jardin en tout sens, que leur victime future n'y était plus, étaient allés, par groupes, surveiller toutes les issues de la maison et du jardin. Quatre ou cinq d'entre eux aperçurent Ko-Li-Tsin au moment où il mettait le pied dans la rue, et se précipitèrent sur lui en hurlant.
—Je crois que tous les méchants Yen-Kiuns sont conjurés contre moi, mais je leur échapperai, s'écria le poëte, aussi certainement que Ta-Kiang sera empereur et que j'épouserai la fille du gouverneur de Chen-Si!
Et il se mit à courir tout droit devant lui, d'une course folle que hâtaient les cris menaçants de la troupe acharnée à le suivre. Il entra dans l'Avenue de l'Est et la gravit vers le nord. Les domestiques le harcelaient encore. Il courut plus vite, il étouffait. Il se trouva tout à coup devant l'énorme lac artificiel qu'on nomme la Mer du Nord. Contraint de s'arrêter, il entendit plus proches les clameurs et les pas de ses ennemis. Il pensait à se précipiter dans l'eau, lorsqu'il aperçut une barque amarrée au tronc d'un saule. D'un bond il y tomba, rompit la corde qui la retenait au rivage, saisit les rames, et, furieusement, tandis que les domestiques du mandarin allaient, eux aussi, atteindre le bord, il dirigea le léger bateau vers la partie la plus obscure du grand lac. Enfin, quand il n'entendit plus rien, quand il ne vit plus rien, il se laissa choir dans le fond de l'embarcation, exténué, rompu, et brusquement, comme on tombe dans un trou, s'endormit.
CHAPITRE VI
LE POISSON JAUNE
Garde-toi de dire d'un homme qui passe avec un poisson sur le dos: Voilà un pêcheur;
Car souvent une jeune fille cache en un sein délicat le cœur furibond d'un guerrier.
Le lendemain, avant qu'il fît grand jour, un homme, à travers les rues désertes de la Cité Tartare, se dirigeait vers l'élégante Ville Jaune. Il portait sur ses épaules un énorme poisson couleur d'or qui le forçait à marcher péniblement courbé. Arrivé devant la Porte Septentrionale, il dut s'arrêter et attendre l'ouverture de la ville.
Le soleil monta tout à coup et fit étinceler les toits vernis des maisons; les enseignes, les banderoles frissonnèrent, multicolores, et les rues se laissèrent voir clairement dans toute leur longueur, pendant que les cigognes neigeuses secouaient leurs ailes au sommet des arcs triomphaux, dont les contours s'estompaient dans le matin vaporeux.
La cinquième heure sonna. Dans les pavillons fortifiés du bastion septentrional les soldats commencèrent à s'agiter, et bientôt le gong d'airain ébranla la citadelle de ses vibrations profondes. Alors les portes d'ébène étoilées de clous d'or s'ouvrirent largement; un pont mobile s'abaissa, et les sentinelles tartares apparurent, la pique à l'épaule. L'homme qui pliait sous le poids d'un Poisson Jaune, mit le pied sur le pont et s'avança vers la porte.
—Eh! dernier né de laie! lui cria une sentinelle, ne sais-tu pas que les estropiés, les mendiants et les gueux n'entrent pas dans la noble Cité Jaune?
—Je suis aussi droit, répondit l'homme, qu'on peut l'être sous un fardeau lourd comme le mien, et je ne suis ni sourd ni aveugle, car j'entends ta voix de bœuf à jeun, et je vois ta face de carpe de Tartarie; je n'ai aucune infirmité cachée; je ne t'ai pas tendu la main en glapissant mes misères: donc je ne suis pas plus mendiant qu'estropié.
—Mais, répliqua le soldat, tu es un gueux; par conséquent tu n'entreras pas.
Et il abaissa sa pique devant l'homme.
—Soit, dit celui-ci. Le Fils du Ciel sera privé de poisson à son repas du soir, et toi demain tu seras mis à la cangue.
Là-dessus il fit mine de s'en retourner.
—Où donc allais-tu avec ton poisson? demanda la sentinelle avec un commencement d'inquiétude.
—Que t'importe, puisque je m'en vais?
—Explique-toi. Si tes raisons sont bonnes, je te laisserai passer.
—Oh! moi, je ne tiens pas beaucoup à passer; mon poisson m'a été payé d'avance par le Chef de la Table Auguste, qui m'attend en ce moment; et je ne risque rien, puisque je dirai que c'est toi qui m'as empêché de remplir mon devoir.
L'homme était déjà au milieu du pont; le soldat courut après lui.
—Mais entre donc, queue de mulet, groin de porc, misérable, qui veux me faire mettre à la cangue par méchanceté; tu vois bien que je ne t'empêche pas d'entrer, gueux fétide!
Et il le poussa brusquement dans la Cité Jaune.
Le marchand de poisson traversa de grandes places aux dalles grises, suivit de larges rues tranquilles, longea le rempart de brique sanglante qui enferme la Ville Rouge; puis, arrivé à la Montagne de Charbon, il la gravit et s'arrêta près d'un palais superbe, au toit couleur d'émeraude. Là il frappa de son poing fermé le gong placé devant la porte principale; deux domestiques vêtus de robes bleues et coiffés de bonnets de fourrure se présentèrent sans retard.
—Ai-je vu l'honorable palais du glorieux mandarin Koueng-Tchou, membre du Conseil Impérial et Chef de la Table Auguste? demanda l'homme.
—Tu as vu son palais, répondirent les serviteurs; que veux-tu?
—J'ai péché un Poisson Jaune, le plus magnifique qu'on puisse voir. Il est de l'espèce de ceux qu'il est interdit à tout homme de manger, et qui sont réservés à la bouche vénérable du Fils du Ciel; je viens l'offrir à votre noble maître pour le repas de l'empereur.
—Ce serait en effet un plat très-somptueux. Entre dans la cour; nous appellerons les cuisiniers.
Le pêcheur passa entre les deux grands lions de bronze de la porte et pénétra dans la première cour, pendant que les serviteurs s'éloignaient du côté des cuisines, en lui faisant signe d'attendre. Il déposa lentement son fardeau à ses pieds et ôta sa calotte pour s'essuyer le front avec sa manche; puis il promena ses yeux sur les beaux bâtiments qui entouraient la cour et sur la gracieuse galerie aux treillis dorés qui circulait, peinte et fleurie, devant les appartements du premier étage.
Les cuisiniers arrivèrent, ayant leurs nattes roulées autour de la tête, vêtus de robes de coton bleu que recouvraient des tabliers carrés de même étoffe. L'un d'eux, qui ne portait pas de tablier, s'avança, les bras croisés.
—Il y a huit jours que tu as péché ce poisson, dit-il d'un air dédaigneux.
—Il vit encore, dit le marchand en poussant la bête du pied.
Le poisson bâilla et se tordit faiblement.
—Soit, reprit le cuisinier; mais il aura peut-être un goût trop prononcé de vase.
Le pêcheur se mit à rire.
—Tu sais bien que le ouan-yu se tient toujours au milieu des lacs; je ne l'ai donc pas ramassé dans les fanges du rivage.
—Allons, il vaut un liang d'or.
—C'est-à-dire qu'il coûterait à ton maître trois liangs d'or; tu m'en donnerais un et tu en garderais deux. Le marché ne me convient pas.
Le pêcheur fit mine de ramasser son poisson. Le cuisinier tourna le dos et s'éloigna; mais il revint.
—Je te donnerai un liang d'argent avec le liang d'or.
Le marchand secoua la tête, plaça résolument le poisson entre ses deux épaules, et se dirigea vers la porte.
Or, depuis un moment, un personnage d'aspect illustre, ayant à son côté un jeune serviteur, était venu s'accouder au rebord de la galerie. Il avait regardé la scène qui se passait dans la cour; il avait écouté les propos du cuisinier déloyal. C'était Koueng-Tchou lui-même, le Chef de la Table Auguste. Il médita pendant quelques instants; puis un sourire cruel, conforme sans doute à quelque féroce pensée, crispa sa bouche.
—Voleurs! drôles! cria-t-il, rentrez dans les cuisines!
Les cuisiniers, épouvantés, disparurent comme des Rou-lis.
—Pêcheur, reprit le mandarin, je t'achète ton poisson.
Le pêcheur salua profondément.
—Toi, continua Koueng-Tchou en s'adressant au jeune serviteur qui l'accompagnait, va donner seize liangs d'or à cet homme. Je te charge de garder ce poisson; s'il tombe une seule écaille de son dos je te ferai couper la tête.
Le maître rentra dans son appartement. Le serviteur descendit avec rapidité, s'approcha du marchand, et en le regardant fit un geste de surprise:
—Ko-Li-Tsin! cria-t-il.
—Yo-Men-Li! dit Ko-Li-Tsin en écarquillant ses yeux.
—Comment en une nuit es-tu devenu pêcheur?
—Et toi, comment es-tu devenue le serviteur préféré du mandarin Koueng-Tchou? Mais, ajouta Ko-Li-Tsin d'un air inquiet, Ta-Kiang?
—Il est en sûreté, dit Yo-Men-Li avec un sourire plein de fière joie.
—Gloire aux Pou-Sahs! Moi, j'ai été poursuivi. On voulait me battre. J'ai volé comme une hirondelle. Je suis tombé dans une barque. Ce matin je mourais de faim, et je n'avais pas un tsin. J'ai trouvé des filets dans la barque. J'ai péché. Par bonheur, j'ai pris un Poisson Jaune. On m'a indiqué la demeure du mandarin Chef de la Table Auguste. Le Pou-Sah des rencontres m'a bien servi, et je t'ai revue. Voilà mon histoire, raconte-moi la tienne.
—D'abord il faut que tu manges, dit Yo-Men-Li. Viens avec moi; mais n'oublions pas le poisson.
Ko-Li-Tsin le prit dans ses bras et suivit la jeune fille. Ils entrèrent dans une vaste salle affectée aux repas des domestiques. Tandis que le poëte déposait son fardeau sur une étagère, Yo-Men-Li trouva dans une armoire des pistaches, du riz, des viandes, des noisettes, un vase plein de vin, disposa le tout sur une petite table et dit à Ko-Li-Tsin: «Assieds-toi et mange.» Il obéit avec un empressement peu conforme aux rites, mais qu'excusait un long jeûne.
—Maintenant écoute, dit Yo-Men-Li. Tu te souviens que tu nous as quittés devant une pagode? Tu étais parti depuis quelques instants à peine, quand des hommes, sortis d'un mur, entourèrent nos chevaux, puis, brusquement, nous saisirent, nous lièrent et nous emportèrent.
Ko-Li-Tsin, qui avait déjà mangé toutes les pistaches hormis une, laissa tomber la dernière, et ouvrit démesurément la bouche.
Yo-Men-Li, en souriant, poussa vers lui un plat de poulet haché; il se remit à manger. Elle continua:
—Ta-Kiang insultait ces hommes et leur crachait au visage. Moi, toute tremblante, je regardais autour de moi avec terreur. On nous avait fait franchir plusieurs portes. Nous étions entre deux balustrades de marbre, dans une allée pavée de marbre. De chaque côté des cèdres immobiles formaient un grand mur noir. Au loin je voyais deux lions sculptés qui regardaient en arrière. On nous forçait d'avancer plus vite. Les allées se croisaient, toutes semblables. J'aperçus enfin, élevé sur une terrasse, un monument rond dont les six toits se superposaient en se rétrécissant.
—C'était la pagode de Kouan-Chin-In, dit Ko-Li-Tsin la bouche pleine.
—On nous obligea de monter les degrés innombrables d'un escalier d'albâtre; puis on nous entraîna par des galeries obscures, et longtemps nous roulâmes dans l'ombre, et enfin on nous poussa dans une salle rayonnante, et j'entendis crier: «Voici des espions que nous avons surpris rôdant autour de la pagode!»
Ko-Li-Tsin, qui portait à sa bouche une tasse de vin de riz, la replaça sur la table sans y tremper les lèvres, et ouvrit infiniment les yeux.
—Un Grand Bonze, majestueux et blanc, parlait à une assemblée nombreuse. A notre arrivée il se tut et tous les assistants levèrent les bras avec épouvante. Puis, tandis que nous nous débattions, trois jeunes Lao-Tsés nous emmenèrent dans une chapelle voisine, et le Grand Bonze lui-même vint nous interroger. Je répondis simplement que je venais du champ de Chi-Tsé-Po à la suite d'un laboureur en qui j'avais foi et dont l'ambition était immense. Mais Ta-Kiang refusa de parler. Alors le Grand Bonze dit aux Lao-Tsés: «Levez vos lanternes vers le visage de cet homme, afin que je voie s'il porte le front d'un traître.» Et les Lao-Tsés levèrent lentement leurs lanternes.
Yo-Men-Li cessa de parler, et feignit de chercher sous la table un petit bâton qui n'était pas tombé.
—Bien! bien! très-bien! dit Ko-Li-Tsin, non moins embarrassé qu'elle. Ils levèrent leurs lanternes. Ah! ah! ils firent très-bien.
Et, craignant de hasarder la moindre allusion à l'ombre miraculeuse qu'avait dû produire Ta-Kiang ainsi éclairé, le poëte se mit à contempler avec une profonde attention le paysage peint sur la tasse qu'il n'avait pas vidée.
—Enfin, reprit Yo-Men-Li, qui détournait la tête de crainte de rencontrer le regard de Ko-Li-Tsin, je ne me souviens plus de ce qui se passa alors; mais le Grand Bonze se retira bientôt avec les Lao-Tsés en témoignant pour notre maître du respect le plus humble et le plus agenouillé.
Pour se donner une contenance, Ko-Li-Tsin avait imaginé de se mettre dans la bouche tant de noisettes à la fois qu'il faillit étouffer. Yo-Men-Li poursuivit:
—Une heure plus tard, les Lao-Tsés revinrent; ils emmenèrent Ta-Kiang, et je demeurai seule dans la chapelle. Mais on ne m'y laissa que peu de temps. Un bonze vint me demander si je voulais le suivre et me conduisit avec beaucoup de politesse dans la grande salle où nous avions été introduits d'abord. L'assemblée était beaucoup moins nombreuse qu'auparavant; je vis environ trente Lao-Tsés, et à côté du Grand Bonze un somptueux personnage qui portait le Dragon à Cinq Griffes brodé sur sa robe couleur d'or. Ta-Kiang aussi était là. Dans le coin le plus obscur du temple, sur un trône élevé, il était assis; il portait un manteau de satin jaune qui resplendissait, et avait dans la main droite un sceptre de jade vert. L'un après l'autre les assistants, agenouillés, lui rendaient hommage, et le nommaient: Houang-Ti! Je crus que j'allais mourir de joie, car je compris que nous étions tombés au milieu d'une réunion de conspirateurs, qui, n'ayant pas de chef, avaient choisi notre maître pour empereur!
—Remercions les pieds de Kouan-Chi-In! dit Ko-Li-Tsin en battant des mains, et il ajouta, enthousiaste:
Ta-Kiang marche? Devant lui les obstacles s'évanouissent et les murailles s'écroulent.
Ta-Kiang montre sa face superbe? Tous les hommes s'agenouillent dans la poussière de ses souliers.
Déjà le laboureur de Chi-Tsé-Po est l'égal du Fils du Ciel; bientôt il aura conquis Pey-Tsin,
Bientôt l'empire, bientôt le monde! Sa gloire fera tressaillir tous les peuples.
Et le Dragon Ailé l'ira proclamer aux immortels dans les nuages!
Ko-Li-Tsin se leva tout ému; ses petits yeux brillants s'ouvraient et se fermaient avec rapidité, et il étendait les bras comme un guerrier victorieux. Yo-Men-Li, accoudée à la table, cachait son visage dans ses mains; elle sanglotait tout en riant.
—Mais toi, petite, reprit le poëte, comment et pourquoi es-tu ici?
—Tu le sauras, dit la jeune fille en relevant la tête. Le Grand Bonze m'a dit: «Jeune homme, es-tu capable d'accomplir une action terrible pour concourir aux victoires de Ta-Kiang, ton maître?» J'ai dit: «Oui;» et le Grand Bonze a ajouté: «Suis donc le mandarin Koueng-Tchou, Chef de la Table Auguste, et ce qu'il t'ordonnera, fais-le.» J'ai suivi le mandarin. Je ne sais pas encore ce qu'il me faudra taire, mais ce qui sera ordonné sera accompli. Toi, cependant, va vers l'empereur et dis-lui que Yo-Men-Li lui dit: «Je sais que je dois peut-être mourir pour toi, mais je t'aime, et, en mourant, je glorifierai ton nom sacré.»
—Je lui rapporterai tes paroles, dit Ko-Li-Tsin, qui, ayant fini de manger, s'était levé. Mais pourquoi ton cœur est-il plein de funèbres pensées?
—Je ne sais, dit Yo-Men-Li. Prends les seize liangs d'or, et hâte-toi de rejoindre le maître.
Le poëte quitta la salle du repas inférieur et traversa la cour. Yo-Men-Li, qui le suivait, ouvrit la grande porte.
—Frère, dit-elle, souviens-toi du nom de ta sœur.
Ko-Li-Tsin la considéra d'un œil attendri.
—Sœur fidèle, à bientôt, dit-il.
Et pendant qu'il s'éloignait la porte se referma assez lentement pour qu'il pût entendre la voix impérieuse du mandarin Chef de la Table Auguste appeler Yo-Men-Li du haut de la galerie et lui dire:
—Que mon cortége soit prêt à me suivre avant la quatrième heure; et toi, va revêtir des habits somptueux, car tu m'accompagneras dans la Ville Rouge.
Mais Ko-Li-Tsin n'entendit pas le mandarin ajouter d'une voix plus sourde:
—«Monte d'abord vers la salle supérieure où sont entassées mes armes précieuses, et choisis, parmi toutes, un sabre bien effilé dont la longueur égale celle du Poisson Jaune.»
CHAPITRE VII
LA VILLE ROUGE
Un homme s'endormit, et, dans un rêve, il vit la Ville Rouge.
«Par tous les Sages! dit-il, qu'est-ce que cette pivoine plus rayonnante que le soleil? »
Et l'homme s'éveilla, et il ne vit ni sa maison ni sa femme, et maintenant c'est lui qu'on nomme
L'aveugle aux yeux rouges.
L'immense mur quadrangulaire, rouge, aux créneaux d'or, qui dérobe la Clarté Impériale à l'admiration populaire s'élève à trente coudées du sol. L'eau limpide d'un fossé le reflète et le prolonge jusqu'au cœur de la terre. On voit étinceler des piques à son faîte, et, à ses pieds, près des portes closes, rôder des sentinelles graves. La strangulation serait leur partage si quelque audacieux pénétrait par fraude dans l'Enceinte Sacrée. Donc, les murailles sont formidables et les gardes sont féroces.
Au delà du rempart, en trois demeures qui sont la Force, la Splendeur, la Sérénité, séjournent impérissablement les Pieds, le Foie et le Front du Ciel. Que les hommes sont heureux, qui contemplent la Triple Unité! Mais les quatre portes de la Ville Rouge s'ouvrent à peu de mortels. Celle de l'Est consent à laisser passer les pieux Lao-Tsés et les philosophes honorables; par celle de l'Ouest, étroite et peu magnifique, vont et viennent des serviteurs; l'ouverture du Nord, porche immense, livre passage à des armées; l'ouverture du Sud, qui est le portail principal, se compose de trois voûtes surmontées chacune d'une tour à quatre étages; à droite passent les parents de l'empereur; à gauche, les grands fonctionnaires de l'empire; la voûte centrale, plus élevée que ses voisines, s'ouvre au seul Fils du Ciel qui sort au bruit d'une cloche d'argent et rentre au bruit d'un gong d'or.
Ce triple portail s'achève en un double escalier de marbre rose qui a la forme d'un croissant nouveau et descend vers la première place, au sol de brique, de la mystérieuse Ville Rouge. Cette place est si vaste que cinquante mille hommes peuvent à l'aise y brandir leurs armes formidables et s'exercer au combat. A gauche et à droite elle projette une avenue magnifiquement large, qui suit les faces intérieures du rempart. C'est le Boulevard de la Force, où habite l'armée d'élite qui a la gloire de protéger le Ciel: une montée, douce assez pour que des canons puissent la gravir, gagnent le terre-plein des murailles; et parallèlement aux fortifications, de l'autre côté de l'avenue, s'alignent des pavillons affectés au logement des guerriers inférieurs. Ils sont symétriquement construits et joints l'un à l'autre par des palissades de laque; sur leurs toits dorés flottent d'innombrables banderoles, et parmi eux les palais des chefs, hauts, superbes, brillants, se dressent comme des tsien-tiouns au milieu d'une armée.
Devant chacune des trois autres entrées de la ville, comme devant le Portail du Sud, le boulevard s'épanouit en une immense place qu'entourent des arsenaux, des poudrières, des magasins de costumes guerriers; et le Quartier de la Force contient cinquante mille soldats, les meilleurs de l'empire.
Mais, par quelque porte qu'on entre, si l'on pénètre dans les larges rues dallées de gris et de rose qui partent du boulevard, bientôt on ne voit plus marcher avec fierté les soldats aux visages farouches. On ne rencontre que des mandarins suivis de leurs pompeux cortéges, des savants ou des glorieux poëtes; la ville change de caractère; on approche de la Cour de la Splendeur. Les avenues et les places sont traversées tantôt par des canaux pleins de poissons rares, que franchissent de gracieux ponts en pierre multicolore, tantôt par des portes triomphales en marbre blanc, où un sculpteur habile a creusé d'ingénieux paysages: fleuves ondoyants avec leurs rivages fleuris d'où se penchent des saules au feuillage symétrique, horizons de montagnes traversés par de féroces guerriers qui chevauchent des lynx. On voit s'élever le Nui-Ko, grand palais du Conseil; l'enceinte des Gloires Intellectuelles, où Kon-Fou-Tsé est honoré; le Monument de la Paix Parfaite, qui enferme la table généalogique des ancêtres de l'empereur et les instruments de labourage employés dans les cérémonies religieuses; la Salle de la Tranquillité Certaine, où, le premier jour de chaque année, les lettrés viennent en grande cérémonie présenter au Fils du Ciel une biographie de son père; le Palais des Livres, plusieurs somptueuses pagodes et le pavillon où sont contenus, précieux et redoutés, les vingt-cinq sceaux impériaux. Enfin, par un portique d'albâtre rouge, on entre dans la Cour de la Splendeur. Là monte vers le Ciel la Tour de la Souveraine Concorde. Elle a l'aspect somptueux et serein. Carrée, à pans coupés, elle se compose de cinq terrasses qui se superposent en se rétrécissant, A chaque étage une toiture couverte d'émail bleu et garnie de clochettes en porcelaine protége une plate-forme de marbre blanc où brûlent sans cesse des parfums doux dans des cassolettes de bronze; les parois des murs extérieurs, revêtues de carreaux de faïence aux couleurs vives et brillantes, imitent les innombrables facettes d'une pierre précieuse, et tout l'édifice scintille merveilleusement. C'est au faîte de la plus haute des cinq terrasses que repose la grande Salle de la Souveraine Concorde, où le trésor impérial sommeille dans un large coffre de laque placé sur une estrade et sanctifié par ce caractère: TCHIN. Une immense galerie suit les quatre façades de la cour qu'on peut traverser à l'abri du grand soleil; et derrière de fins treillis de laque rouge de longues salles s'appuient sur la galerie. Elles sont closes de grands cadres d'ébène doré, où s'enchâssent des plaques de corne transparente, et protégées par un large toit verni d'or. Dans ces salles s'amoncèlent depuis mille siècles les richesses des empereurs. Surchargeant de hautes tables d'albâtre adossées aux murailles, des coffrets de jade vert, merveilles de sculpture, s'entr'ouvrent et laissent déborder des perles de Tartarie qui se répandent sur des nappes de satin pourpre, comme de grosses gouttes de lait; dans des tasses d'or mat, ainsi qu'une liqueur lumineuse, ont été versés à pleins bords les plus purs diamants; les rubis saignent dans des coupes d'ivoire; les sombres saphirs luisent sourdement au fond de jonques en cristal clair; l'ambre fauve jette ses rayons chauds; les pâles améthystes se mirent dans la limpidité des larges émeraudes, tandis que les colliers de rubis rose ondulent comme de gracieuses couleuvres, que les bracelets s'entrelacent, pareils à de longues chaînes, que les agrafes de topaze bouclent des ceintures en plumes de faisan, et que les aigrettes d'opale tremblent sur des calottes de brocart. Ces salles se suivent, interminables et encombrées de miracles. Aux dieux d'or accroupis dans leurs niches pavées de turquoises succèdent les fantastiques idoles sculptées dans des blocs de jade pur. On voit Ouan-Chen, le Pou-Sah des poëtes, à côté de Loui-Kon, le roi du Tonnerre, Tian-Non, qui donne le ciel pur et la mer calme, entre Kuan-Te, le furieux guerrier, et la douce Miao-Chen, déesse miséricordieuse qui fit pleuvoir des lotus sur les ténébreux enfers, brisa les instruments de torture, et laissa les criminels s'élever vers les Célestes Nuages. Non loin de monstres renversés, qui sont les Ye-Tioums, Génies du Mal, apparaissent des symboles sacrés. Un globe d'or et un globe de cristal sur un rocher d'ébène représentent Yen et Yang, les deux principes générateurs sortant du chaos primitif: l'eau émane du Yen, et la lune est la pure essence de l'eau; le soleil, qui est le feu, naît du Yang; et tous les astres sont issus du soleil et de la lune. Sur un tableau de jade que porte le dragon Lon-Ma on lit les huit kouas qui sont les signes des éléments. Puis s'alignent, taillés dans des pierres dures, les philosophes, les poëtes, les guerriers célèbres. Voici Pan-Kou, l'homme primordial: produit sublime du Yang et du Yen, géant merveilleux composé de force, de génie, de fécondité, il sculpte le monde durant dix-huit mille ans; des animaux fabuleux l'assistent dans sa rude tâche; le phénix Fon-Huang, pareil au cygne sauvage, ayant la gorge d'une hirondelle, la queue d'un poisson et la tête couronnée d'une aigrette de cinq couleurs, le console et l'encourage; l'unicorne Ki-Lin, au corps de cerf, l'aide de sa force, le Dragon de sa splendeur, la tortue vénérée, de sa patience; et chaque jour Pan-Kou grandit de plusieurs coudées. Quand il meurt sa substance transformée complète son œuvre; son souffle devient le vent, sa voix le tonnerre; ses veines, fleuves purs, courent dans sa chair, champ fécond; sa tête est la plus haute montagne; sa barbe flamboie en rayons; les poils de son corps sont les chênes et les cèdres; sa sueur forme la pluie; ses dents se font métaux, ses os rochers; et les insectes qui pullulent sur son cadavre, ce sont les hommes voraces. Après la statue d'onyx qui figure le Géant Créateur se dressent les trois souverains, le Céleste, le Terrestre et l'Humain, qui enseignèrent aux mortels les fonctions de la vie, et dont les glorieuses actions furent écrites sur la carapace de la tortue divine. Puis apparaissent, éclatants d'or ou de cuivre, You-Tcho, l'homme au nid, qui le premier construisit une maison, et le grand Fou-Si, inventeur de la musique, de la chasse, de la pêche, et Kon-Fou-Tsé et Lao-Kiun et Meng-Tsé, et vingt poëtes et cent empereurs. D'autres salles contiennent des monstres de bronze et des animaux en marbres rares, des dents de lamantins finement sculptées, des tours d'ivoire, des coupes faites d'une corne de rhinocéros ou de buffle, et qui neutralisent la méchanceté des poissons, des émaux superbes et d'antiques porcelaines étoilant et fleurissant les plafonds ou les murs. Des costumes lourds de pierreries, écrasés de ramages d'or, s'entassent en de larges coffres de bois de fer aux poignées d'argent sculpté. Dans des armoires parfumées de musc et de camphre sont suspendues de splendides fourrures; des peaux de renard noir, de renard bleu, de lynx, de cerf, de pélican, d'astrakan, de rat de Chine et de dragon de mer, ce velours vivant, doublent les vestes miroitantes, les robes somptueuses et les manteaux augustes, ornent les bonnets de cérémonie, ou se déroulent en tapis profonds dans des chambres où sont glorieusement amassés des trophées, des chariots aux roues massives, des sabres ciselés, des arcs de laque, des lances, des piques et des canons pris à l'ennemi.
De la Cour de la Splendeur, par le Portail du Ciel Serein, on pénètre dans le Jardin de la Sérénité, où se déroulent des confusions adorables de collines, de labyrinthes, de rochers artificiels, de ponts légers, de lacs étoiles de nénuphars roses; et l'on y voit l'Arbre Coupable, qui, mort et sec depuis longtemps, porte encore de lourdes chaînes; car il n'a pas refusé ses branches au suicide d'un empereur.
Au centre du jardin, entre deux lacs limpides, sur la plus haute de huit terrasses échelonnées, se dresse, monstrueux et resplendissant, le Palais du Fils du Ciel.
Posé sur des sommets, il ressemble à une gigantesque touffe de fleurs, avec ses toits revêtus de marbres et de porcelaines aux couleurs violentes, ses colonnades en porphyre rouge incrustées d'oiseaux d'or, et les transparences d'albâtre de ses précieuses murailles où s'enchâssent des pierres fines, où circulent de délicats branchages en émail vert et bleu.
Autour de lui des kiosques innombrables et multiformes se groupent, s'étagent, s'escaladent l'un l'autre dans un désordre plein d'éblouissements. Le pavillon du Repos de la Terre, où séjourne la douce impératrice tartare aux grands pieds, s'adosse à une colline artificielle, la gravit de ses toits échelonnés, puis, fantasque, s'incline vers l'un des deux lacs miroitants que franchit, de chaque côté du palais, un pont svelte nettement reflété dans l'eau. Çà et là des balustrades de terrasses et des rebords de galeries s'interrompent pour laisser descendre les marches lisses d'un escalier de jade. Devant des portails légers s'accroupissent des lions de jaspe aux crinières de métal fin, des tigres aux larges faces de bois doré. Des grues démesurées et des cigognes aux vastes ailes éployées dominent des pilastres bizarrement contournés. Dans de grandes caisses de marbre blanc s'épanouissent, par touffes splendides, des pivoines, des camélias, des cactus, et, parmi les fleurs, des parfums précieux brûlent sans trêve sur de larges trépieds de bronze. Partout les couleurs éclatent, radieuses: sur les plates-formes, sur les murailles, sur les colonnes, sur la jonque lente qui passe sous l'un des ponts. Chaque kiosque est un écrin. L'or, le jade, l'ivoire, les émaux, marient leurs clartés confuses, et sur toutes ces pompes, d'où s'élève un concert intense et continu de fraîcheurs, de scintillements et de rayons, triomphe, prodigieusement formidable, le Dragon Lon. Au faîte du palais impérial, sur un globe d'or éclatant comme le soleil, il pose ses griffes, qui retiennent les cordes de soie de mille banderoles sans cesse palpitantes. Sa tête est celle d'un chameau, augmentée d'une longue barbe d'où pend une grosse perle. Il a des cornes de cerf, des yeux de lapin, des oreilles de vache. Son cou jaspé ressemble à un serpent. Son dos se hérisse d'écailles d'or. Il a les serres d'un aigle et le ventre d'une grenouille. Sa voix est pareille au gong vibrant; son haleine, au souffle du feu. C'est lui qui crache le tonnerre et renverse les nuages; et c'est lui qui produit les tempêtes par le battement prodigieux de ses grandes ailes de chauve-souris.
CHAPITRE VIII
LA MAIN QUI TIENT LE SABRE N'EST PAS CELLE QUI A FRAPPÉ
Les jeunes filles sont plus délicates que les premières pousses du thé impérial.
Elles se plaisent à lancer le volant léger que leur pied attrape et rend à leur main,
Ou à faire éclore des pivoines écarlates sur des robes de soie, tandis que devant leur fenêtre un petit oiseau chante, prés de l'eau, sous un saule.
Peu d'instants avant la quatrième heure, Ko-Li-Tsin sortait de la pagode de Kouan-Chin-In, où il venait de voir l'empereur Ta-Kiang. Il avait l'air soucieux; ses regards, si vifs d'ordinaire, étaient fixés à terre; il remontait machinalement la grande Avenue de l'Est.
—Ta-Kiang est bien cruel, se disait-il. Il me semble que si j'étais empereur mon cœur ne cesserait point de battre et qu'il continuerait d'aimer, de compatir aux souffrances. Mais Ta-Kiang marche, inflexible comme le bronze, vers son but glorieux, et ne voit pas les fleurs qu'il écrase en chemin. Pauvre Yo-Men-Li, quelle terrible action on te fait commettre! Devant elle les plus féroces guerriers sentiraient leur cœur pâlir et leurs mains trembler. Que sera-t-elle donc pour toi, douce fille au grand dévouement? Tu seras morte avant de lever le bras. De toutes façons d'ailleurs tu périras. Mille supplices déchireront ton corps charmant; et lui, à qui tu auras donné tout ton amour et ta vie, il ne retournera même pas la tête pour donner une larme à ton cadavre.
Ko-Li-Tsin frappa du pied avec colère et s'essuya rapidement les yeux.
—Pourquoi ne m'a-t-on pas choisi? ajouta-t-il. Un homme a de la force pour souffrir.
Il resta un instant immobile, mordant ses ongles. Les passants, étonnés, tournaient la tête pour le voir.
—Je veux la sauver! s'écria-t-il subitement. Il est impossible que je la laisse mourir.
Et il se mit à courir. Il enfila la ruelle du Poisson Sec, qui débouche dans l'avenue de la Tour Blanche, atteignit la rue des Parents de l'Empereur et remonta le chemin des Lions de Fer, qui le conduisit à l'une des portes de la Ville Jaune. Il passa si vite sous l'arcade du portail que la sentinelle n'eut pas le temps de l'arrêter. Enfin, arrivé devant le palais de Koueng-Tchou, il frappa un coup violent sur le gong.
—C'est encore toi? dirent les portiers; que veux-tu donc? As-tu un autre poisson à vendre, ou réclames-tu quelques coups de bambou?
—Je veux voir le jeune serviteur à qui j'ai parlé ce matin, dit Ko-Li-Tsin essoufflé.
—Il est parti pour la Ville Rouge, dans le cortége du mandarin Koueng-Tchou, dirent les portiers en fermant la porte au nez du poëte.
Ko-Li-Tsin commença de courir vers la Ville Rouge, mais bientôt il s'arrêta.
—Que je suis fou! dit-il. Je ne peux pas entrer dans l'Enceinte Sacrée.
Il regarda avec désespoir les hautes murailles de brique sanglante.
—C'est là que va mourir la joyeuse jeune fille qui tressait des bambous dans le champ de Chi-Tse-Po. Comme elle doit se trouver perdue et abandonnée dans ce grand palais! comme elle tremble en voyant les gardes majestueux et les eunuques farouches! et comme son cœur se serre de douleur quand elle songe qu'aucun regard ami ne lui dira adieu lorsqu'elle partira pour les pays d'en haut!
Ko-Li-Tsin regarda encore le large fossé, les hautes murailles, et haussa les épaules.
—C'est impossible, murmura-t-il. Pourtant il ne sera pas dit, lorsque la cigogne entre d'un coup d'aile, que le poëte Ko-Li-Tsin reste à la porte.
Il se dirigea vers le Portail du Sud. Une sentinelle tartare marchait d'un bout à l'autre du large pont de marbre qui précède l'entrée, et faisait sonner le bois de sa pique sur les dalles.
—Si je tuais ce soldat? dit Ko-Li-Tsin, je le jetterais ensuite dans le fossé; son armure l'attirerait au fond. Oui, ajouta-t-il en se moquant de lui-même, je tuerai, moi qui n'ai pas seulement un couteau, cet homme armé de toutes pièces. Avant que je me sois approché de lui, sa pique m'aurait traversé le cœur.
La sentinelle, dans sa promenade monotone, jetait parfois un regard sur Ko-Li-Tsin.
—Bien! dit le poëte, il m'a déjà remarqué et se défie de moi; il paraît que j'ai l'air suspect.
Mais, à la grande surprise de Ko-Li-Tsin, le soldat semblait lui faire des signes d'intelligence.
—Que veut dire cela? Pourquoi porte-t-il sa main à sa bouche? pensa le poëte, en imitant les mouvements de la sentinelle.
Cette manœuvre parut la satisfaire entièrement, car elle lui fit signe d'approcher du pont. Lorsqu'ils furent près l'un de l'autre:
—Tu viens de sa part? demanda rapidement la sentinelle.
—Chut! dit Ko-Li-Tsin.
Le soldat cligna des yeux et se retourna vers la ville.
—De quelle part? pensa Ko-Li-Tsin. Comment paraître tout savoir en ignorant tout? Soyons prudent et audacieux; cet homme est la porte par où j'entrerai. Il faut le vaincre. Entre un âne tartare et un poëte chinois, la partie n'est pas égale.
La sentinelle revenait.
—T'a-t-elle remis quelque chose pour moi? dit-elle.
—Non, dit Ko-Li-Tsin; le message est verbal.
—Ah! tu lui as parlé? Elle est donc seule? dit le soldat forcé de s'éloigner.
—Bon! pensa Ko-Li-Tsin, je sais déjà qu'il s'agit d'une femme et qu'elle a des parents qui la surveillent. Ce tartare est amoureux, tant mieux! il sera facile de le tromper.
L'amour fait bourdonner le sang si fort qu'on entend un mot pour un autre;
Il trouble la vue au point qu'on prendrait une poule pour l'oiseau phénix.
Le soldat avait marché plus vite.
—Elle est seule? reprit-il.
—Oui; sa mère est partie en chaise pour la pagode de Kouan-Chi-In.
—Comment! sa mère? dit l'homme en riant.
—Sa maîtresse, veux-je dire, reprit vivement Ko-Li-Tsin. Ane que je suis, pensa-t-il, je ne songe pas que ce Tartare est un homme vil; celle qu'il aime ne peut être qu'une servante.
Le soldat n'allait plus que jusqu'au milieu du pont.
—Que t'a-t-elle dit?
—Elle t'attend.
—Elle m'attend! Mais, si je quitte la Porte du Sud, je perds la vie.
—Si tu restes, tu perds l'amour.
—Il vaut mieux perdre l'amour que la vie, dit le soldat en s'en allant.
—Encore! pensa Ko-Li-Tsin; je mérite la cangue! Voilà que je prête à cet homme des sentiments élevés.
Il ajouta tout haut:
—Tu perds une précieuse occasion; elle ne se retrouvera jamais.
—C'est vrai, dit le Tartare, qui s'oublia jusqu'à s'arrêter devant Ko-Li-Tsin.
—Va donc! insista le poëte.
—C'est impossible.
—Pourquoi?
—On me couperait la tête.
—Personne ne s'apercevra de ton absence.
—Tu crois? Les guerriers, du haut des murailles, verraient que personne ne garde la Porte du Sud. Il faudrait que quelqu'un me remplaçât.
—Eh bien! donne-moi ta pique, je marcherai sur le pont en t'attendant; mais fais vite. Le bonheur t'attend là-bas, et ici l'ennui te tient.
—Attends, il faut que je réfléchisse, dit le soldat ébranlé.
Il reprit sa promenade, mais revint en courant:
—Prends mon sabre, dit-il. Au prochain tour, je te donnerai ma pique.
Ko-Li-Tsin prit le sabre et ferma à demi les yeux pour cacher les pétillements de ses prunelles.
Le soldat parcourut le pont en trois enjambées.
—Tu ne bougeras pas avant mon retour? dit-il en confiant sa pique au poëte.
—Sois tranquille.
Il n'y eut pas d'interruption dans la promenade; Ko-Li-Tsin commença d'arpenter le pont au moment même où la sentinelle s'éloignait rapidement.
A cent pas elle se retourna; elle fit un signe de tête au poëte, qui la guettait, puis disparut.
Alors Ko-Li-Tsin s'enfonça sous la voûte centrale du grand portail. Il était sûr de n'y rencontrer personne. Il posa la pique contre la muraille et mit le sabre à sa ceinture.
—Cela peut servir, dit-il.
Bientôt ses semelles claquèrent sur les dalles du Boulevard de la Force. Les guerriers qui le voyaient passer le prenaient pour l'un d'entre eux. Une émotion violente le tenait par la gorge. Son cœur battait d'orgueil et de joie.
—Quoi! pensait-il, je suis dans cette mystérieuse cité, merveille incomparable, qui apparaît souvent dans les rêves des hommes! Moi, poëte obscur, je pénètre par mes propres forces dans l'enceinte où nul n'entre; je lève mes regards sur les splendeurs sacrées; je viole la demeure du Ciel! Je suis sacrilége et glorieux!
Il s'arrêta pendant un instant; il n'osait avancer davantage.
—Allons, dit-il, en se faisant violence, Yo-Men-Li est en péril. Elle va mourir peut-être. Il faut que je meure à sa place.
Le poëte tira son éventail de sa manche et le déploya pour se donner une contenance tranquille. Il traversa lentement la grande cour des manœuvres, s'engagea dans des rues somptueuses, franchit le seuil d'un haut portail et poussa un cri d'admiration devant la Tour de la Souveraine Concorde. Il ne put s'empêcher d'en faire le tour.
—C'est là, disait-il, que, depuis tant de siècles, les plus glorieux empereurs tiennent leurs conseils. L'illustre dynastie des Mings, issue d'un rebelle, a moins duré que cette tour insensible, qui a vu Hong-Vou, Yong-Lo, Kia-Tchin, Ouan-Lié, Tien-Tsong, et qui ne s'écroule pas sur l'usurpateur tartare. Oh! mille fois vaut mieux le laboureur Ta-Kiang, choisi par les Sages immortels, que l'étranger Kang-Si de la dynastie des Tsings!
Ko-Li-Tsin s'aperçut que les soldats de la tour le regardaient avec défiance; il entra sous la galerie qui suit les quatre faces de la cour, et s'engagea dans une rue.
—Cette rue me conduit-elle vers le Palais Impérial? D'ailleurs, je sais que pour passer sous le Portail du Ciel Serein, il faut être muni d'une tablette de jade qui témoigne que l'on est mandarin de service pour la semaine courante. Je ne peux pas me procurer cette tablette. Vais-je donc perdre le fruit des prodiges déjà accomplis?
Le poëte passait devant de longues salles dont les portes étaient ouvertes. Il y voyait des serviteurs occupés à différents travaux. Il remarqua une femme seule qui disposait dans un coffre des plats d'argent et d'or.
—Si je parlais à cette femme? elle m'indiquerait peut-être une porte de service. Je pourrais lui raconter une histoire bien compliquée et bien touchante; elle ne manquerait pas d'être attendrie. Voyons, ajouta-t-il, si je saurai lire sur son visage quel est le côté de son caractère le moins fortifié. Bon! elle n'est plus très-jeune; et cependant son visage est soigneusement fardé. Je vais lui dire que ses yeux ont rendu mon cœur malade; c'est toujours d'amour qu'il faut parler aux femmes qui ne sont plus capables d'en inspirer.
Il entra. La femme poussa un cri plein de coquettes terreurs.
—Tais-toi! dit Ko-Li-Tsin d'une voix tendre; ne me fais pas payer de ma vie l'imprudence que j'ai commise pour te voir.
—Qui es-tu? Comment es-tu entré?
—Je ne sais ce que je suis depuis que je t'ai vue, car je n'ai plus d'âme; autrefois j'étais un riche marchand de sabres. J'ai franchi le fossé, escaladé la muraille; pour venir vers toi j'ai des ailes.
—Yu-Tchin, pourtant, ne te connaît pas, dit-elle en baissant les yeux.
—Non. Il y a cependant bien longtemps que je te poursuis, ingrate Yu-Tchin! Chaque jour j'allais cueillir pour toi des pivoines rouges et blanches; mais elles se fanaient sans que je pusse te rencontrer. Aujourd'hui je t'en apportais, mais elles sont tombées dans le fossé.
—Vraiment? dit-elle en penchant la tête, et souriante.
Ko-Li-Tsin se rapprocha et lui prit la main, non sans tendresse.
—Ah! grands Pou-Sahs! s'écria Yu-Tchin, entends-tu ces pas? Je suis perdue! Surprise avec un homme qui n'est pas du palais, je périrai sous le bambou.
Elle se mit à courir avec effarement d'un bout à l'autre de la salle.
—Voyons, folle! dit le poëte, cache-moi quelque part.
—Oui! oui! dit la pauvre femme, en lui désignant le grand coffre d'ébène; fourre-toi là dedans et ne bouge pas.
Ko-Li-Tsin se blottit dans le coffre, qui se referma sur lui. Il se trouva soudain dans le silence et dans l'obscurité.
—Me voici dans une position incommode et mélancolique, pensa-t-il. Quels sont donc ces angles aigus qui me déchirent les jarrets? Ah! je me souviens; je suis couché sur des pièces d'argenterie. Allons! je crois le moment venu de composer mon poëme philosophique.
Et il commença de méditer; mais sa rêverie fut bientôt interrompue: il sentit qu'on enlevait sa cachette.
—Bien! où m'emporte-t-on? pensa-t-il.
Après une suite de balancements assez uniformes, des cahots réitérés et brusques firent comprendre au poëte qu'il gravissait un escalier; parfois il lui semblait qu'on reprenait un chemin uni, mais bientôt on montait encore.
—Ils m'élèvent aux pays d'en haut! pensa-t-il.
Enfin Ko-Li-Tsin rebondit dans la boîte pleine de pointes aiguës. On venait de la poser à terre. Aucun mouvement ne suivit ce dernier choc. Il n'entendait plus rien. Mais il étouffait. Avec son front, sans trop d'efforts, lentement, il tâcha de soulever le couvercle de sa prison. Il obtint une petite fissure, et pour la maintenir y introduisit le manche d'un pinceau qu'il tira de sa ceinture. L'entre-bâillement laissait pénétrer un peu d'air, et, en y appliquant son œil, il pourrait peut-être voir autour de lui.
—Je tuerai le premier qui ouvrira le coffre, dit-il en posant la main sur la poignée de son sabre.
Puis il regarda où il était. Il vit une vaste salle aux murs revêtus de bois de fer découpé, au plafond pesant de dragons en relief dorés sur un fond bleu, puis, dans un angle, une table aux pieds de jade vert, recouverte d'une natte de satin blanc brodée de fleurs multicolores, et enfin, auprès d'elle, un lourd trône de bronze qui avait la forme d'un dragon ailé. La table était surchargée de porcelaines rares et de bols d'or fin; quatre monstres d'ébène à la queue épanouie, au corps couvert de pustules de nacre, dressaient à chacun de ses angles leurs larges mufles béants, destinés à recevoir des lampes d'argent.
—Je suis dans la Salle du Repas Auguste! s'écria intérieurement Ko-Li-Tsin. Je ne peux manquer de voir tout ce qui se passera.
Il se disposa du mieux qu'il put dans sa boîte et se reprit à songer à son poëme philosophique.
Tout à coup des flûtes, des pi-pas, des tam-tams éclatèrent avec joie; le tambour bourdonna, le gong vibra violemment, et des mandarins inférieurs, appuyés aux chambranles des portes, soulevèrent les lourdes draperies de brocart d'or.
Le Fils du Ciel, une main sur l'épaule du Chef des Eunuques, s'avançait au milieu d'un brillant cortége de mandarins glorieux; il parlait des affaires de l'empire d'une voix grave et haute. Il s'assit lentement sur son trône de bronze.
Les mandarins s'agenouillèrent et trois fois frappèrent la terre du front.
Puis on couvrit la table des mets que la loi prescrit et que la saison comporte; car il est interdit au souverain de la Chine de manger des plantes potagères hâtives ni des fruits mûris en serre chaude.
Enfin Ko-Li-Tsin, attentif, vit entrer le Chef de la Table Auguste, suivi de Yo-Men-Li pâle, tremblante et affaissée sous le poids d'un grand poisson jaune.
Le mandarin s'avança vers l'empereur et s'agenouilla près de lui.
—Maître de la terre, dit-il, Souveraine Splendeur, Fils bien-aimé du Ciel, superbe Kang-Si au glorieux règne! permets à ton vil esclave de t'offrir ce poisson, que tu daignes préférer, bien qu'il soit indigne de ta divine personne.
Il prit le plat d'or des mains de Yo-Men-Li et l'éleva vers l'empereur. Alors la jeune fille, les joues empourprées, les yeux brillants de fièvre, tira du poisson un large sabre qu'on y avait enfoui comme dans un fourreau d'or, et, d'un mouvement rapide, en dirigea la pointe, qui jeta un éclair, vers la poitrine du souverain.
Kang-Si, qui n'avait pas encore tourné la tête, tressaillit à la piqûre du fer, un rubis limpide vint se mêler aux pierreries de sa robe. Il se leva brusquement, et le lourd trône de bronze se renversa avec un retentissement terrible.
Yo-Men-Li, évanouie, roula sous la table, dans les grands plis de la nappe. Les mandarins précipitèrent leurs fronts vers le parquet, et les serviteurs, épouvantés, s'enfuirent en poussant de grands cris, tandis que le Chef des Eunuques, faisant mille contorsions de douleur, voulait palper la poitrine de son maître; mais Kang-Si le repoussa violemment.
Il regarda avec mépris Koueng-Tchou courbé et frissonnant d'épouvante.
—Traître! s'écria-t-il, tu oses t'attaquer au Ciel même, toi que le Ciel a élevé jusqu'à lui! Pendant qu'il répandait vers toi les rayons éblouissants de sa splendeur, tu méditais un crime odieux! Mais le Ciel est invincible, et il va faire tomber sur ta tête ses tonnerres et l'écraser.
—Grâce! divin seigneur, soupira le mandarin.
—Peux-tu tenir à une vie si misérable et si infâme? dit l'empereur, les lèvres crispées de dégoût. Avant de te la prendre je te ferai subir de nombreuses tortures afin que tu confesses les profondeurs de ton crime; ensuite tu mourras de la Mort Lente.
Les mandarins se relevèrent et se précipitèrent sur Koueng-Tchou, tous les visages exprimant la rage et l'horreur.
—Mais, ajouta le Fils du Ciel, un autre a porté le coup. Ce lâche avait un complice, qu'est-il devenu?
—Qu'on le cherche! hurlèrent les assistants, qu'on l'amène, qu'on le mette en pièces! Où est-il? Quel est le monstre odieux qui a osé frapper le Souverain du Ciel?
Et ce cri retentit dans tout le palais.
Alors Ko-Li-Tsin apparut au milieu de la salle; il secoua sa tête spirituelle et fière, et, jetant son sabre sur le parquet:
—C'est moi, dit-il.
CHAPITRE IX
LE BAMBOU PERCE, LA POIX BRULE ET L'ACIER FOUETTE
L'homme qui a lu les sentences des poëtes et a reçu les enseignements des philosophes résiste avec courage aux plus dures épreuves;
Car il sait qu'il faut frotter le diamant, pour le polir,
Et que le Sage doit se plier aux circonstances, comme l'eau prend la forme du vase qui l'étreint.
Sous les larges terrasses qui soutiennent le Palais Impérial circulent, s'enroulent, s'enchevêtrent, comme de monstrueuses entrailles, des couloirs sans issue, où l'atmosphère, prisonnière depuis des siècles, pèse, lourde et malsaine. Jamais aucun rayon du jour n'a vu ce sinistre labyrinthe, et le pâle condamné qu'y poussent des bras cruels, après avoir entendu se refermer sur lui de terribles portes, perd bientôt le souvenir du soleil. Errant, les bras étendus, tâtant des deux mains les murs humides, il jette un cri de désespoir; mais son cri s'enfuit devant lui, se gonfle, se fait formidable, puis, en tournoyant, lui revient par un autre chemin, pareil à la clameur d'un monstre gigantesque; et bientôt le misérable, écrasé de terreur, se laisse choir, le cœur brisé, et meurt dans l'ombre intense, pleuré par la sueur froide des murailles.
Sous le palais même s'étendent des cachots affreux. Dans plusieurs tombe une pluie continuelle. Quelques-uns sont hérissés partout de minces lames tranchantes, qui laissent à peine assez de place pour le corps d'un homme. Si le prisonnier avance, recule ou s'appuie aux murs, mille blessures torturent ses membres; alors lui-même, affolé et furieux, se jette sur la mort. D'autres cachots, à la place du sol, montrent un lac profond, au centre duquel paraît une petite plateforme de marbre, si étroite que deux pieds y trouvent à peine leur place. Le condamné ne peut ni s'asseoir, ni se coucher, ni même changer de posture. Il est rare qu'après deux jours le malheureux ne se soit pas précipité dans le lac. Mais depuis la déchéance des Mings farouches ces prisons sont solitaires. L'empereur Kang-Si est glorieux et clément.
Pourtant, une salle souterraine, aux portes de bronze, reçoit quelquefois encore des juges graves et des prisonniers tremblants: bien des sanglots ont frappé ses voûtes de granit noir; bien des aveux ont été arrachés par le fer et les flammes à des bouches discrètes entre les murailles de ce lieu morne; et beaucoup d'innocents y ont avoué des crimes imaginaires pour échapper aux tortures. Cette salle précède les cachots terribles et se nomme le Palais de la Sincérité.
C'est là que Ko-Li-Tsin fut introduit peu d'instants après son arrestation. Il était calme. Il avait accompli sa volonté. Il était héroïque et serein. Il avait au cou une corde qu'un soldat tirait.
La lueur de quelques lanternes en soie rouge, portées par les gardes, ensanglantait les spirales de marbre noir qui montent du sol aux voûtes et les murailles confuses ou saillissent en caractères d'or les sentences des philosophes.
Au fond de la salle, sur une estrade, s'élève un fauteuil de laque, dont le dossier dessine une niche d'idole, et devant les marches de l'estrade, sur un vaste écran de satin noir, apparaît, finement brodé, le mystérieux symbole du Tang. C'est un lion monstrueux qui veut dévorer le Soleil: les poils de sa queue retroussée retombent comme les branches d'un saule; son corps est entièrement bleu; sa face, hérissée de moustaches roides, ouvre une gueule profonde, armée de dents; le Soleil est représenté sous la figure d'un jeune homme vêtu de blanc, dont le visage est rouge et qui a des yeux d'or.
Un mandarin-juge entra majestueusement et alla s'asseoir sur le fauteuil de laque; deux mandarins de second ordre se tinrent debout à côté de lui.
Des gardes firent avancer Ko-Li-Tsin en tirant la corde qui lui serrait le cou et lui enjoignirent de s'agenouiller. Mais il s'assit sur un bloc de marbre scellé au sol, qui était un tabouret de torture.
—Rebelle, dit le juge, quel est ton nom?
—Un joli nom, dit le poëte en s'inclinant avec politesse: Ko-Li-Tsin.
—Où es-tu né?
—Ah! j'étais fort jeune alors! et, comme je n'ai jamais vu mes parents, je ne sais pas où je suis né. La première fois que je me suis rencontré j'avais huit ans; c'était sur la place d'une belle cité, dans la province de Ho-Nan.
—Quels sont tes parents?
—Une rou-li sans doute et un immortel, dit Ko-Li-Tsin en riant.
—Impudent! s'écria l'interrogateur, ne te moque pas de la justice.
—Qu'elle ne me fournisse pas de sujets de moquerie. Je dis que je n'ai jamais vu mes parents, et elle me demande: quels sont tes parents?
Lorsqu'on a réuni les œufs dans une corbeille on ne saurait dire quelle poule a pondu cet œuf-ci ou celui-là;
Et quand les poulets, éclos dans le four de briques, se promènent dans la campagne, ils ne savent pas quels sont leurs parents.
—On ne te demande pas des vers, dit le juge en fronçant les sourcils.
—C'est une largesse que je vous fais.
—D'ailleurs, peu importent tes parents et ta naissance. Es-tu depuis longtemps dans la Capitale du Nord?
—Depuis deux jours.
—Et d'où viens-tu?
—Des champs, où l'air est pur et le vent doux.
—Avec qui es-tu venu?
—Avec l'empereur.
—Tais-toi, misérable! cria le juge.
Ko-Li-Tsin continua:
—Pour quelques-uns, Kang-Si est le Fils du Ciel; pour moi, le Fils du Ciel, c'est un autre.
—Ne blasphème pas, infâme, ou mille supplices vont déchirer ton corps. Mais, parle, pourquoi t'es-tu livré? Plusieurs affirment que ce n'est pas toi qui as porté le coup criminel.
—Ceux qui disent cela regardaient sans doute, au moment où j'ai frappé, si les troupes de cigognes n'arrivaient pas du septentrion.
—Tu as des complices: où sont-ils?
Le poëte se mit à balancer la tête en chantonnant.
—Ko-Li-Tsin ne le dira pas.
—Avoue, ou la torture saura t'arracher ton secret.
—Voici, dit Ko-Li-Tsin, en comptant sur ses doigts:
Lorsqu'on aura dépecé mon corps en cent morceaux et ouvert chacun de mes membres,
On ne découvrira pas dans quel lambeau de ma chair est caché le secret;
Et quand je ne serai plus qu'une boue sanglante, les lâches oreilles penchées vers mes débris fumants n'entendront aucun souffle traître.
Ainsi, juge vénérable, prépare tes instruments, remplace dans les sentences des Sages Compassion par Cruauté,
Et que tes rêves soient sereins.
—Nous allons voir, dit le juge en faisant un signe.
Deux bourreaux s'emparèrent de Ko-Li-Tsin et le dépouillèrent de ses vêtements; puis on le lia au tabouret de marbre. Un homme qui tenait un pinceau et un rouleau de papier s'assit à quelques pas.
—Tu peux jeter tout cela, dit le poëte.
Les bourreaux lui saisirent les mains et introduisirent sous chacun de ses ongles une lame aiguë de bambou.
—Remarquez, dit Ko-Li-Tsin, que mes ongles sont aussi beaux et aussi longs que ceux d'un prince. Vous allez les briser et les rendre semblables à ceux d'un homme vulgaire qui s'occupe de vils travaux. N'importe, faites.
Les bourreaux frappèrent avec de petits maillets sur les lames de bambou, qui s'enfoncèrent cruellement dans les doigts du poëte.
Il crispa ses orteils, ouvrit sa bouche, mais il lisait les sentences des philosophes en or sur le mur noir.
Lorsque de chacun de ses doigts s'élança un jet de sang vermeil, les bourreaux s'écartèrent. Ko-Li-Tsin, pâle, regarda ses mains, puis les étendit vers le juge.
—On parle beaucoup d'une fontaine qui se trouve dans les jardins de Yu-Min-Ué, dit-il. Elle est construite d'après un modèle étranger; c'est un grand cerf qui s'effraie au milieu d'un large bassin d'albâtre; des mille branches de ses hautes cornes sortent des jets d'eau limpide, et des chiens furieux l'entourent, crachant sur lui des hurlements liquides. Mais ne trouves-tu pas qu'une fontaine vivante, pleurant du sang, a des charmes plus nouveaux?
—Veux-tu parler? dit le magistrat qui froissait dans sa main sa barbe blanche et pointue.
—Je suis très-bavard de ma nature, dit Ko-Li-Tsin, et tout disposé à te soumettre les ingénieuses observations que j'ai faites sur la culture du riz pendant mon séjour dans les champs de Chi-Tsé-Po. Cela ne manquera pas de t'intéresser.
—Tu avoueras pourtant, dit le juge irrité.
—Non! dit Ko-Li-Tsin.
Les deux tortionnaires se rapprochèrent de lui; l'un portait de la poix enflammée dans un bassin de cuivre, l'autre tenait un poignard aigu.
—Maudits cuisiniers, dit le poëte, que préparez-vous là? C'est au moins le repas du mandarin des enfers; car je ne vis jamais pareil aliment.
—Tu vas en goûter, dit le juge.
—Tant mieux! lorsque j'aurai la bouche calcinée et la langue réduite en cendres, tu n'espéreras plus me faire trahir mes amis.
—Tu n'en mangeras pas, sois tranquille. Il importe qu'il ne soit rien fait à ta langue.
Le malheureux poëte sut bientôt de quoi il s'agissait. Un des bourreaux lui fit rapidement des ouvertures par tout le corps du bout de son poignard, et dans les blessures vives l'autre versa de la poix toute flambante. La douleur fut insupportable. Le visage de Ko-Li-Tsin se contracta horriblement. Il mit ses mains sanglantes sur sa bouche pour ne pas crier, et ses yeux étaient pleins de larmes.
Un silence profond régnait parmi les gardes: ils semblaient impassibles, mais tous retenaient leur souffle, et dans les poitrines immobiles les cœurs se serraient.
—Pauvre Yo-Men-Li! murmura Ko-Li-Tsin, elle serait morte.
—Veux-tu parler enfin? cria le juge.
—Attends, dit le poëte d'une voix railleuse. Je ne voudrais pas mourir sans avoir composé un poëme philosophique des plus importants; car, lorsqu'elle l'aura lu, la jeune fille adorable que j'aime se croira veuve et ne se mariera pas; ce qui rendra mon âme heureuse dans les pays d'en haut. Donne-moi donc de quoi écrire et laisse-moi songer.
—Cette fois ma patience est lassée! s'écria le juge en se levant.
Et il jeta sur le sol dix petites lamelles de fer. Les bourreaux, les ayant ramassées, se dirigèrent vers un brasier que deux eunuques activaient en soufflant.
—Ah! ah! dit Ko-Li-Tsin, tu dédaignes la poésie; cela augmente le mépris que j'avais pour toi. Ton maître Kang-Si, lui-même, a quelque estime pour les poëtes.
Quand les tortionnaires revinrent, chacun d'eux tenait à la main un martinet dont les longues lamelles d'acier flexible avaient été rougies au feu. On fit se lever Ko-Li-Tsin. Un homme s'approcha pour compter les coups. L'un des affreux instruments s'éleva, jetant des étincelles, puis retomba sur les reins du poëte. Les lames brûlantes s'enfoncèrent si avant dans la chair que le bourreau dut faire un effort pour les retirer, et arracha avec elles des lambeaux informes, grésillants. Ko-Li-Tsin était à bout de forces. Le second martinet se leva, puis retomba dans l'horrible blessure. Cette fois le poëte crut qu'il allait mourir, et il poussa un long cri.
—Grand empereur, venge-moi! hurla-t-il, en s'affaissant, évanoui.
Le juge leva le bras, les bourreaux se tinrent immobiles.
—Celui-ci est invincible, dit-il. Remettez-lui ses vêtements, poussez-le dans un coin, et introduisez le mandarin Koueng-Tchou.
On remit ses vêtements à Ko-Li-Tsin insensible, puis on le poussa dans un coin obscur.
Tous les regards se tournèrent vers la porte où apparut le grand dignitaire. Il avait une corde au cou; un soldat le tirait violemment. Sa large face était d'une lividité terreuse; ses yeux obliques et bridés laissaient filtrer des éclairs de rage haineuse; sa bouche épaisse se crispait de dédain sous sa moustache noire et tombante. Il portait encore la magnifique robe jaune et le manteau de cérémonie. Il jeta un regard rapide sur le tabouret sanglant et sur le sol jonché de lambeaux de chair. Bien qu'il demeurât impassible en apparence, il sentait l'effroi faire pâlir son cœur.
—Tu déshonores le Dragon à Cinq Griffes qui ouvre sans méfiance ses ailes sur ta poitrine, dit le juge dès que le mandarin fut devant lui; tu souilles la couleur impériale et tu rends odieux le globule de rubis rose. Arrachez-lui ses insignes d'honneur, ajouta-t-il.
Deux gardes s'approchèrent de Koueng-Tchou et portèrent leurs mains sur l'agrafe de sa robe. Mais, avec un grincement de dents, le mandarin les saisit à la gorge, chacun d'une main, si violemment que ces hommes, la face soudainement empourprée, chancelèrent. Koueng-Tchou les lâcha alors en les poussant rudement. Les yeux sanglants, les bras étendus, ils tombèrent en arrière, et leurs crânes éclatèrent sur les dalles avec un bruit atroce.
Les gardes, poussant un cri d'horreur, se précipitèrent vers leurs compagnons expirants, et s'agenouillèrent près d'eux. Le juge était devenu blême sur son trône de laque.
—Monstre, cria-t-il, sacrilége, que le Ciel me pardonne d'avoir vu cela! L'empereur est outragé, et le Dragon Auguste devient complice d'un assassin. Garrottez cet homme. Arrachez-lui ses vêtements; il est impossible que la robe glorieuse reste plus longtemps sur le dos de ce meurtrier infâme.
Tous se ruèrent vers Koueng-Tchou, qui se débattit furieusement. Le manteau de satin jaune s'empourprait dans le noble sang de Ko-Li-Tsin. Enfin le mandarin, dépouillé de sa splendeur, apparut dans une robe de dessous, étroite, qui se tendait sur son ventre puissant.
—Faites-lui subir la torture, et qu'il dénonce ses complices, dit le juge. Aucun supplice ne sera assez dur pour lui.
Koueng-Tchou regarda avec mépris celui qui était son inférieur quelques instants auparavant.
—Tu n'auras pas la joie de me faire souffrir, dit-il, car je hais mes amis presque autant que je hais leurs ennemis. Pour échapper bientôt à votre odieuse compagnie, je les trahirai sans attendre la torture.
—Parle donc, lâche! s'écria le magistrat.
—Voici, dit Koueng-Tchou. Il s'est formé une société révolutionnaire dont le but est de renverser la dynastie des Tsings. Elle se nomme la secte du Lys Bleu. De puissants bonzes en sont les chefs; ils ont élu un empereur sous le nom de Ta-Kiang au règne aimé du ciel. Un laboureur! ajouta le mandarin d'une voix ironique. Celui qui a frappé Kang-Si ne porte pas son vrai costume; c'est une femme, une concubine de Ta-Kiang. Comment a-t-elle disparu de la Salle du Repas Auguste? Je l'ignore. Celui qui s'est fait prendre pour elle se dit poëte; il est tout dévoué au laboureur. Le cœur de la révolte est à Pey-Tsin et réside, sous le regard des Pou-Sahs, dans la Pagode de Kouan-Chi-In. Vous savez tout.
Le juge médita pendant quelques instants afin de graver dans sa mémoire les paroles du traître.
—Je vais rapporter ces aveux, dit-il, au Chef des mandarins guerriers; et il enverra dans la Pagode de Kouan-Chi-In un Pa-Tsong suivi de deux soldats. Vous, ajouta le juge, parlant aux gardes, enfermez dans un cachot l'homme qui n'a point parlé. Quant à Koueng-Tchou, qu'il subisse sans retard le supplice de la Mort Lente, selon la volonté miséricordieuse de l'empereur.
Koueng-Tchou fut emporté, et quelques gardes se penchèrent vers le coin où on avait poussé Ko-Li-Tsin. Ko-Li-Tsin n'était plus là.
CHAPITRE X
LES PIEDS DU PENDU
Son âme, chassée à grand'peine de son corps, s'exhale autour de lui en une atmosphère pestilentielle;
Et lorsqu'il sera dans la terre, entre les pierres de sa tombe pousseront des herbes empoisonnées.
Les gardes poussèrent Koueng-Tchou dans un lieu entièrement obscur. Craignant de tomber dans quelque embûche, le traître demeura immobile.
Un homme, qui était un bourreau, entra, portant quatre lanternes. Il les suspendit aux quatre coins de la salle, qui se révéla tout entière.
Elle était de marbre noir, carrée, peu vaste, mais au plafond élevé. A son centre se dressait une très-haute échelle double, surmontée d'une planchette assez longue pour qu'un homme s'y pût coucher. Du plafond pendait un anneau noir.
Le bourreau demanda à Koueng-Tchou s'il comptait faire quelque résistance.
—Non, dit le mandarin.
—N'importe! dit l'autre. Et à l'improviste il lança circulairement une corde assez longue qui fit trois fois le tour de Koueng-Tchou; il avait retenu une extrémité de la corde, il saisit l'autre au passage, tira et noua: le mandarin était bien garrotté.
—Monte à cette échelle et assieds-toi sur la petite table, en attendant.
—Je ne puis monter, ayant les bras liés.
—C'est juste.
D'une seule main il empoigna Koueng-Tchou, monta vingt degrés de l'échelle et le posa sur la planchette. Cela fait, il ferma un œil, visa de l'autre le milieu du plafond, lança un fort lacet de soie qui passa dans l'anneau et retomba, en joignit les deux bouts, fit un nœud coulant, le mit au cou du patient, descendit de l'échelle, la retira vivement, et dit: Tu es pendu!
Puis il s'assit à terre, leva les yeux et reprit:
—Tu sais que ton complice s'est envolé? Oui, oui. Pour ma part, je crois que c'est une rou-li malicieuse. La corde te gêne? tu t'y habitueras. Si tu avais fait comme lui, tu ne serais pas ballotté entre le plancher et le plafond. Mais ton ventre majestueux ne pouvait pas te servir d'ailes. A propos de ton ventre, réjouis-toi, car il enflera singulièrement tout à l'heure. Ne te remues pas tant; tu forces le lacet à pénétrer plus avant dans ta peau. Tu vois que je suis aimable; si l'on apprenait que je t'ai donné un conseil je perdrais ma place. Tiens, tu es déjà bien rouge! D'ordinaire, tu dois avoir l'haleine courte. Attends, n'étouffe pas; voici ton lit.
Le bourreau replaça l'échelle sous le mandarin, monta, desserra le nœud et dit:—Repose-toi, honnête Koueng-Tchou. Si tu as un liang dans ta poche, je t'apporterai une tasse d'eau. Tu ne veux pas boire? Je comprends, tu es de mauvaise humeur. Il faut croire qu'un lacet de soie change beaucoup le caractère, car tous ceux que je pends sont comme toi. Mais, dit le bourreau, tu t'es assez reposé, je crois.
Il descendit de l'échelle et la retira en disant:
—Te voilà encore pendu.
Puis, s'étant assis à terre, il continua:
—Cependant, je ne crois pas que la mort par la pendaison soit plus désagréable qu'une autre, Je ne veux parler que des morts violentes, n'étant pas médecin, mais bourreau. Eh bien! je suis persuadé que la strangulation est pénible. Le pouce, longuement appliqué sur la gorge, doit faire du mal. Quant au supplice qui consiste à être coupé en dix mille petits morceaux, je te conseille, si tu t'échappes de mes mains (ce qui est infiniment peu probable), je te conseille de ne pas t'y faire condamner. Les Sages l'évitent; ils préfèrent la simple décollation, qui est rapide, étincelante et rouge. Tu aurais dû te borner aux méfaits qui s'expient par la décollation. Allons, tu deviens jaune maintenant? Je n'ai jamais vu d'homme aussi sensible à la pendaison. Quand tu étais mandarin, tu devais tirer la langue en montant l'escalier des terrasses. Me voilà, me voilà.
Il replaça l'échelle, monta et desserra le nœud.
—Écoute, vénérable Koueng-Tchou. J'ai une femme qui a été mère plusieurs fois. Je comprends qu'on chérisse ses enfants, les garçons bien entendu; les filles, on les vend. Le père le plus heureux en filles est celui qui n'a que des garçons. Eh bien! donne-moi quelques liangs, et j'irai, dès que tu seras mort, porter ton dernier salut à ton illustre épouse et à tes glorieux enfants. Tu ne veux pas? Tu as le foie bien dur. Quoi! tu ne désires pas que tes fils puissent un jour se dire avec mélancolie: «Notre père pensait à nous le jour où il a été pendu?» Tu as tort. Cependant, fais comme il te plaira. Ah! ah! tu respires un peu plus librement et ta langue rentre derrière tes dents?
Le bourreau descendit vivement et renversa l'échelle, en disant: «Descends au pays d'en bas, impérial Koueng-Tchou!»
Puis il alla décrocher les lanternes, regarda autour de lui s'il n'oubliait rien, et se dirigea vers la porte en passant sous le pendu, qui s'agitait; mais il rencontra l'échelle renversée, et, pour ne pas faire un petit détour, mit le pied dessus.
Alors il dut se passer quelque chose d'assez inattendu, car deux heures plus tard, lorsque des gardes entrèrent dans la salle, étonnés de la longue absence du bourreau, ils virent deux hommes aux faces horribles, aux langues longues, osciller l'un sous l'autre dans la nuit, le premier ayant le cou dans un nœud coulant, le second ayant la gorge entre les deux pieds du premier. Le pendu avait étranglé le bourreau.
CHAPITRE XI
LES AILES DU DRAGON
Sans doute une grand renversement a eu lieu, car ceux qui priaient combattent et les Sages se sont armés de glaives.
«Oh! oh I disent les Pou-Sahs des nuages, depuis quand les terrasses des pagodes sont-elles des champs de bataille?
»Et quels sont ces hommes qui renversent les statues d'or des Dieux vénérés?»
Ko-Li-Tsin, demi-mort dans un angle obscur de la Salle de la Sincérité, avait bientôt repris ses sens, pour souffrir de cruelles douleurs. Il entendit un vague murmure de paroles; c'était la voix du traître mandarin. Au nom de Ta-Kiang, Ko-Li-Tsin tressaillit et essaya de se soulever. A travers la haie des soldats il vit Koueng-Tchou qui parlait d'un air fier.
—Le misérable! le lâche! et je n'ai pas la force de me traîner jusqu'à lui pour l'étrangler et lui faire rentrer sa trahison dans la gorge. Tout est perdu. On va envoyer des soldats vers l'empereur. Que faire? Il faudrait que Ta-Kiang fût prévenu. Hélas! je suis prisonnier et mourant.
Il sentit une main se poser légèrement sur son épaule, tourna la tête et, dans la pénombre, aperçut une femme qu'il lui sembla avoir entrevue déjà.
—Tu es courageux comme un Sage céleste, murmura-t-elle; tu as souffert plus que la mort pour ne pas me compromettre en disant la vérité. Je veux te sauver. Traîne-toi jusqu'à cette porte pendant que les gardes contemplent la méditation du juge et suis-moi.
—Ah! se dit Ko-Li-Tsin, c'est la femme qui m'a fait entrer dans le coffre.
Il se traîna sur les coudes, car ses mains étaient horriblement douloureuses,
—Se pourrait-il qu'elle me sauvât? pensait-il.
Le poëte s'était considérablement rapproché de la porte. Yu-Tchin le soutenait en tremblant.
—Encore un effort! disait-elle; les soldats ne regardent pas, tu vas être sauvé. Viens, pauvre meurtri! viens, je baiserai tes blessures!
Enfin ils se trouvèrent hors de la salle. Ko-Li-Tsin essaya de se lever; il ressentait d'atroces douleurs; des sanglots lui montaient à la gorge; mais on avait omis de lui rompre les jambes: il se tint debout.
—Courage, cher malheureux! dit Yu-Tchin à voix basse. Atteignons vite l'extrémité de ce couloir: on ne te cherchera pas d'abord sous cette voûte, car on croit qu'elle n'a pas d'issue. La porte de la prison où elle conduisait a été murée il y a longtemps sur un homme condamné à mourir de faim.
Ko-Li-Tsin s'appuyait aux murailles et faisait des efforts surhumains pour ne pas défaillir. Ils étaient dans une obscurité profonde, parce que Yu-Tchin avait refermé la porte de la Salle de la Sincérité; elle avait même prudemment poussé un verrou.
—Mais comment sortirons-nous, s'il n'y a pas d'issue? demanda Ko-Li-Tsin à voix basse.
—Il y a une ouverture carrée qui donne sur un des lacs du palais, dit-elle; c'est par là que je suis entrée. Un petit bateau attend sous cette fenêtre.
—Comment ferai-je pour me cramponner aux murailles, avec les nerfs douloureux de mes mains mutilées?
—La fenêtre est basse, tu n'auras qu'à te laisser glisser. Je passerai d'abord, et puis je te soutiendrai; car je veux te sauver. Quand nous serons hors d'ici je te soignerai, et quand tu seras guéri nous nous marierons, et nous serons heureux loin des palais.
—Oui, oui, bonne créature.
Ils arrivèrent devant la fenêtre. C'était en effet une ouverture carrée, percée très-bas dans la muraille. Elle apparaissait clairement dans l'obscurité.
—Laisse-moi passer la première, dit Yu-Tchin. Je te tendrai les bras afin que tu tombes doucement dans le bateau.
Elle se courba pour passer par l'ouverture, puis sauta sans hésiter.
Ko-Li-Tsin à son tour, se baissa, et, après avoir difficilement rampé, parvint à s'asseoir sur le rebord extérieur de la fenêtre.
—Laisse-toi glisser lentement, dit Yu-Tchin.
Ko-Li-Tsin essaya un mouvement.
—Oh! non, dit-il, le mur frôlerait trop rudement la plaie cruelle de mes reins.
—Comment faire? dit-elle avec désespoir.
—Attends.
Le poëte, s'aidant de ses coudes, se retourna et se mit sur le ventre, puis il s'efforça de descendre. La manœuvre d'abord fut aisée; mais lorsqu'il ne se tint plus à la fenêtre que par les coudes, il hésita; une sorte de vertige le prenait; il sentait qu'il lui faudrait se cramponner avec ses mains horribles, avec ses mains incapables de saisir, et qu'il sentait, si lourdes et si douloureuses, se crisper malgré lui.
—Tombe, disait Yu-Tchin, je te retiendrai. Ko-Li-Tsin ferma les yeux. Il lui semblait que tout tourbillonnait autour de lui. Il se laissa tomber, étourdi, effaré.
Au moment où son poids l'entraînait dans le lac, elle le saisit, et il se trouva assis sur la petite banquette d'un bateau qui faisait mille soubresauts, comme s'il eût été sur les vagues orageuses de la mer.
Yu-Tchin prit les rames et se hâta d'éloigner l'embarcation.
—Tu es sauvé! dit-elle en sanglotant de joie. Kouen-Chi-In m'a protégée. Vois-tu, je voulais savoir ce que tu étais devenu dans le coffre de laque, et je suis entrée dans le palais. Tout le monde était en émoi sur les terrasses et dans les galeries; j'appris qu'on avait voulu tuer le Fils du Ciel. Je me jetai la face contre terre en entendant cette nouvelle. On disait aussi que le jeune homme arrêté n'était pas celui qui avait porté le coup sacrilége; je m'informai de son visage et de son costume; je reconnus qu'il s'agissait de toi, et j'appris que tu étais dans la Salle de la Sincérité. Sans être vue, je me glissai dans cette salle. Là j'ai souffert autant que toi, pauvre innocent! je voulais me jeter aux pieds du juge pour lui demander grâce; mais on ne m'aurait pas écoutée. J'aurais été emprisonnée peut-être et, par suite, incapable de rien faire pour toi. Lorsque je vis qu'on te jetait dans l'angle de la salle, à quelques pas de la porte du couloir condamné, je conçus un vague espoir de te sauver, et, toute tremblante, je courus détacher un bateau; je ramai vigoureusement vers cette ouverture que je connaissais; je te rejoignis; et tu sais le reste.
—Tu es une bonne et charmante femme, dit Ko-Li-Tsin. Je ferai des vers à ta louange. Mais hâtons-nous de fuir, car je mourrais de chagrin si on me séparait de toi. Peut-on sortir de la Ville Rouge?
—Il est plus aisé d'en sortir que d'y entrer, dit-elle.
Le bateau toucha le bord du lac à un point très-éloigné du palais, et les fugitifs descendirent sur l'herbe épaisse, étoilée de fleurs. Yu-Tchin se dirigea à travers les jardins impériaux, en soutenant Ko-Li-Tsin; ensuite elle lui fit traverser des cours qu'il ne connaissait pas, et ils sortirent de la ville par la porte de l'Ouest, qui est celle des serviteurs. Ils avaient à peine franchi le pont qui saute le fossé qu'un murmure confus leur arriva de l'Enceinte Sacrée.
—Entends-tu? dit la femme effrayée, on te cherche. Le gong vibre; la cloche sonne, tout le palais est en rumeur. Fuyons! fuyons vite!
—Si je pouvais courir! dit le poëte. D'ordinaire je vais plus vite qu'un cheval furieux.
Par un hasard favorable, une chaise à porteurs de louage passait à trente pas devant eux.
—Par ici! par ici! cria Yu-Tchin. On a besoin de vous.
Les porteurs tournèrent la tête.
—La journée est finie, dirent-ils.
—Vous aurez un liang d'or, répliqua Ko-Li-Tsin.
Les porteurs s'approchèrent rapidement.
—Portez-moi vite à la pagode de Kouan-Chi-In, dit Ko-Li-Tsin en s'asseyant sur le petit banc couvert d'une étoffe de coton bleu.
Les porteurs se mirent en route.
—Pourquoi vas-tu à la pagode? demanda Yu-Tchin, qui marchait à côté de la chaise. Viens chez ma sœur qui est mariée; nous te soignerons toutes deux.
—Il faut avant tout remercier le Ciel, dit le poëte.
—La pagode est fermée à cette heure.
—Je saurai me faire ouvrir, dit Ko-Li-Tsin. Mais dès que j'aurai adressé quelques paroles à Kouan-Chi-In, qui t'a protégée, j'irai où tu voudras.
—Oh! oui, dit-elle; tu viendras. Le bonheur ne nous quittera plus. Tu es riche? Je ne suis pas pauvre; nous achèterons une maison loin de la ville, avec un jardin et un lac. Nous nous aimerons toujours; jamais nous ne resterons l'un sans l'autre; nous serons semblables aux tendres sarcelles.
—Oui! oui! dit Ko-Li-Tsin en souriant.
L'oiseau youen et l'oiseau youan seront jaloux de notre union.
Les Sages immortels se pencheront du haut des nuages pour nous voir,
Et la postérité nous offrira comme exemple aux époux.
Les porteurs s'arrêtèrent.
—Prends un liang d'or dans ma ceinture et jette-le à ces hommes, dit le poëte en sortant péniblement de la chaise; maintenant soulève le marteau de la porte que tu vois sous cette voûte, et frappe trois coups, puis deux, puis un seul coup.
Yu-Tchin obéit. La porte s'ouvrit aussitôt.
—En haut les Mings! chuchota Ko-Li-Tsin au jeune bonze gardien de la porte.
—En bas les Tsings! répondit celui-ci. Entrez.
Ko-Li-Tsin, suivi de Yu-Tchin, entra et dit rapidement:
—Ferme les portes. Donne l'alarme. Qu'on emplisse d'eau les fossés; les Tigres de guerre nous suivent.
Le jeune bonze ferma la porte à triple tour et courut vers la pagode, les bras levés.
La bonne Yu-Tchin, stupéfaite, considérait Ko-Li-Tsin qui marchait lentement dans l'allée de marbre.
Bientôt sur l'escalier d'albâtre de la pagode parurent des Tao-Sées portant des lanternes. Ils descendaient rapidement, puis couraient en criant. Le Grand Bonze lui-même sortit et marcha au-devant de Ko-Li-Tsin.
—Que s'est-il passé? demanda-t-il.
—Le sabre est sorti du fourreau, dit Ko-Li-Tsin, mais il n'est point entré dans la poitrine. L'enfant avait la main faible. Je me suis fait prendre à sa place, craignant que son cœur ne fût faible aussi devant la torture.
—On t'a torturé? dit le bonze. Tu n'as rien avoué?
—Rien, dit Ko-Li-Tsin; mais le mandarin a trahi. Des soldats vont venir s'emparer de la pagode. Il faut donc que Ta-Kiang parte. Le Dragon a des ailes, qu'il les ouvre.
—Tu parles bien, dit le Grand Bonze, le Fils du Ciel fuira. Nous avions prévu tous les résultats possibles de notre tentative; il y a des chevaux à la porte du pavillon impérial. Toi, viens vers Ta-Kiang.
Ko-Li-Tsin fit un effort pour se hâter.
—Oh! qu'as-tu, malheureux? dit le Grand Bonze. On t'a meurtri à ce point? Il faut avant tout panser tes plaies et te rendre la vie.
—Yu-Tchin se chargera de ce soin, dit le poëte; allons d'abord vers l'empereur.
—Quelle est cette femme? dit le bonze.
—Celle qui m'a sauvé et nous a sauvés tous.
—Qu'elle soit la bienvenue!
Et le Grand Bonze, aidant Yu-Tchin à soutenir le poëte, gravit l'escalier d'albâtre. Ils arrivèrent en peu de temps au pavillon qu'habitait l'empereur, et entrèrent dans une belle salle peu éclairée de quelques lanternes obscures.
—Approche, dit Ta-Kiang, après que le Grand Bonze l'eut à voix basse prévenu de la nécessité où le Dragon se trouvait de fuir sans perdre un moment.
Ko-Li-Tsin s'avança.
—Permets-lui de ne pas s'agenouiller, dit le Tao-Sée; il s'est fait presque tuer pour ne pas te trahir, et il est couvert de blessures.
—Tu as fait ton devoir en serviteur dévoué, dit l'empereur; je te récompenserai. Mais à présent écoute mes dernières paroles. Je pars, je vais, traversant les villes et les villages sur un cheval de bataille, soulever des peuples, entraîner des troupes à ma suite, et, grossissant mon armée à chaque pas, je reviendrai formidable. Toi, reste à Pey-Tsin, et sèmes-y la révolte. Donne des armes à tous les hommes robustes. Je te nomme général de l'armée que tu auras conquise. Aujourd'hui nous avons fait une faute. Si le sabre n'a pas atteint le cœur de l'ennemi, c'est que le sabre avait été confié à une main faible et indigne. Désormais que les femmes ne soient plus mêlées aux graves travaux. J'ai parlé.
—Maître, dit Ko-Li-Tsin, si tes ordres ne sont pas exécutés, c'est que je serai mort ou prisonnier.
Une musique guerrière se fit entendre dans le lointain.
—Voici les Tigres de guerre! s'écria le poëte; il n'est plus temps de fuir; nous sommes perdus.
Ta-Kiang lui lança un regard courroucé.
—Ne dis jamais devant moi qu'il n'est plus temps.
—J'ai tort, répondit Ko-Li-Tsin en baissant la tête. Le Dragon est invincible.
—Le Dragon peut être vaincu par le Dragon, dit le bonze; hâte-toi, Ta-Kiang! je te suivrai; car à ma voix les couvents et les pagodes se lèveront. Les soldats viennent du côté de l'Est, ajouta le Tao-Sée; fuyons par la porte occidentale. Toi, Ko-Li-Tsin, détends la pagode, occupe les soldats afin qu'ils ne nous poursuivent pas.
—Oui, dit le poëte.
—A présent, au revoir! Tu verras bientôt flotter la bannière du Lys Bleu.
L'empereur et le Grand Bonze descendirent les trente-deux marches d'un étroit escalier, montèrent à cheval et s'éloignèrent au galop, suivis d'une petite troupe de cavaliers armés qui portaient des lanternes.
—Puissent-ils bientôt revenir sous les longs plis glorieux de l'étendard des Mings! dit Ko-Li-Tsin.
Cependant la musique guerrière, qui s'était tue un instant, éclata soudain à peu de distance. On entendait aussi un bruit de pas réguliers et nombreux.
—Allons! dit le poëte à Yu-Tchin, qui le suivait toujours, inquiète et étonnée, allons, bonne créature, aide-moi à marcher, afin que je puisse donner des ordres et préparer la défense.
—Mais, dit Yu-Tchin, tu n'es donc pas un marchand de sabres?
—Non.
—Ah! dit Yu-Tchin. Qu'es-tu donc?
—Poëte et conspirateur, dit Ko-Li-Tsin en riant.
—Ah! dit Yu-Tchin.
Puis, elle ajouta:
—Veux-tu me permettre de panser tes plaies?
—Non, les nouvelles blessures guériront les anciennes.
Yu-Tchin se mit à pleurer.
—C'était bien la peine de te sauver de la mort, dit-elle, si tu veux encore t'exposer à mourir!
—Sois tranquille, Ko-Li-Tsin a la vie dure.
—S'il ne meurt pas, reprit Yu-Tchin, il sera tellement mutilé qu'il emploiera des siècles à se guérir et ne m'épousera jamais!
—Mort ou vif, Ko-Li-Tsin tiendra sa promesse.
Yu-Tchin essuya ses larmes. Ils étaient revenus sur la terrasse.
—Frappe ce gong de toute ta force, dit le poëte.
Yu-Tchin obéit: les bonzes accoururent.
—Voici mes soldats, dit Ko-Li-Tsin. Avez-vous exécuté mes ordres?
—Les fossés sont pleins d'eau, répondirent les Tao-Sées; les portes de fer sont bien closes, et chacun de nous est armé d'une hache et d'un sabre.
—Combien d'hommes êtes-vous?
—Nous étions trente; dix d'entre nous sont partis avec l'empereur.
—La victoire est impossible; mais que la résistance soit longue. Toi, Yu-Tchin, monte sur la plus haute terrasse de la pagode et suis des yeux la fuite des lanternes qui accompagnent l'empereur. Quand tu les verras courir dans la plaine, tu viendras me prévenir.
Yu-Tchin, résignée, s'éloigna.
—Les soldats franchiront le fossé en un bond, continua Ko-Li-Tsin, pâle et s'appuyant au mur; allez donc enlacer aux troncs des cèdres de traîtresses cordes habilement emmêlées, afin que nos ennemis s'y embarrassent les jambes et se prennent comme des mouches en des toiles d'araignées.
Un coup de marteau retentit sur la porte de bronze.
—Bien! ils attaqueront d'abord la porte de l'Est. A votre besogne! qu'un seul reste près de moi pour m'empêcher de tomber, et hâtez-vous pendant que je parlementerai avec les soldats.
Ko-Li-Tsin se fit porter devant la porte, qu'un second coup de marteau ébranla.
—Qui frappe ici après les heures prescrites? Qui vient troubler d'un bruit sacrilége le repos glorieux de la miséricordieuse Kouan-Chi-In?
—Ouvrez! cria le Pa-Tsong, c'est le Dragon à Cinq Griffes qui heurte.
—Le Dragon est-il blessé? le Ciel a-t-il besoin du secours du Ciel? En ce cas, je vais tirer de leur pur sommeil les Tao-Sées rigides, et ils se mettront en prières.
—Le Dragon se porte bien, malgré vos criminelles tentatives, et il vient faire sentir ses griffes aiguës à la chair des coupables.
—Ne cherche pas les coupables parmi les Sages qui servent Kuan-Chi-In; tu ne les trouverais pas.
—Ouvre donc, en ce cas. Si les coupables ne sont pas dans la pagode, pourquoi hésites-tu à ouvrir?
—Parce qu'un Tao-Sée doit du respect à la Mère de la Sagesse.
—Ta-Kiang, le rebelle, est ici! cria le Pa-Tsong; livre-le et je te laisserai la vie, bien que j'aie ordre de vous exterminer tous.
—Tu offenses les Pou-Sahs; je ne veux pas m'associer à ton crime, dit Ko-Li-Tsin en se retirant.
Les Tigres de guerre poussèrent des cris sauvages et trépignèrent sur les dalles.
—Cernez la pagode, dit le chef, et entrez tous malgré portes et fossés.
—Cerne, cerne, il n'est plus temps, murmura Ko-Li-Tsin.
Il revint sur la première terrasse; les bonzes se réunirent autour de lui.
—Que faut-il faire, maître?
—Montez sur la seconde terrasse, répondit Ko-Li-Tsin, car il est impossible de défendre la première. L'escalier d'albâtre est si large que nous tous, sur une même ligne, n'en fermerions pas l'entrée. Celui qui mène à la plate-forme que nous allons occuper est intérieur et étroit; nous en fermerons la porte et nous pourrons résister pendant quelques instants.
Ko-Li-Tsin et les bonzes envahirent la deuxième plate-forme.
Les soldats avaient franchi le fossé; mais ils s'embarrassèrent dans les cordes tendues entre les cèdres, et Ton entendait monter de toutes parts leur cri rauque et bestial.
—Démolissez les balustrades, dit Ko-Li-Tsin, et entassez leurs débris de distance en distance.
Les bonzes levèrent leurs haches et frappèrent les délicates sculptures. Une blanche poussière de marbre neigea autour d'eux.
Les assaillants s'étaient dégagés à coups de sabre des liens de soie qui avaient entravé leur marche; ils s'avançaient avec précaution, craignant quelque nouvelle embûche.
Un Tao-Sée, plus âgé que les autres, s'approcha de Ko-Li-Tsin.
—Maître, dit-il, je vais sans doute mourir ici; il faut que je t'apprenne où se cache le précieux trésor de la pagode. Les richesses qu'il enferme appartiennent maintenant à Ta-Kiang. Pendant son absence, tu peux les employer à le servir. Écoute donc: dans le socle de la statue de Kouan-Chi-In une porte s'ouvre sur l'escalier d'un souterrain....
Une flèche siffla à l'oreille de Ko-Li-Tsin. Le Tao-Sée, frappé à la tempe, tomba en arrière et mourut sans un cri. Son bras déjà roide tendait à Ko-Li-Tsin deux clefs d'or.
Le poëte se baissa, prit les clefs de ses mains sanglantes et les cacha dans sa ceinture.
Les Tigres de guerre avaient gravi l'escalier d'albâtre et hurlaient au pied de la pagode. Une nuée de flèches s'envola de leurs arcs bien tendus et vint égratigner les murs de porcelaine, par-dessus la tête des assiégés. Au même moment, la lune éclaira une avalanche tumultueuse de pierres et de marbre, dont la blancheur s'ensanglantait dans les épaules brisées et dans des crânes rompus.
—Bien! dit Ko-Li-Tsin; ils détériorent nos murailles, mais nous cassons leurs têtes.
Des gémissements se mêlaient aux cris de rage des assaillants.
—Jetez ce qui vous reste de projectiles avant qu'ils soient revenus de leur frayeur! cria Ko-Li-Tsin.
Une seconde avalanche tomba sur le dos des soldats, inclinés vers leurs compagnons blessés. Plusieurs ne se relevèrent pas.
Ko-Li-Tsin se pencha et regarda joyeusement le champ de bataille.
—Les Tigres de guerre ont les griffes coupées, dit-il.
Une flèche vint le piquer à l'épaule.
—Et ils mordent mal, ajouta-t-il en arrachant avec ses dents la flèche, qu'il cracha aux soldats.
—Femelle d'âne! cria le Pa-Tsong à celui qui avait lancé la flèche; ne tire pas sur celui-là; nous avons ordre de le prendre vivant. Le bourreau se chargera de lui. Mais enfonçons les portes et escaladons les murs.
Les Tigres de guerre se ruèrent sur la pagode; des coups de hache ébranlèrent les portes en bois de fer, et les parois du monument se couvrirent de corps agiles qui, s'accrochant aux saillies des colonnes, montaient rapidement.
Ko-Li-Tsin était anxieux.
—Nous n'avons plus rien à leur jeter, disait-il.
Il regarda autour de lui: il ne vit que les colossales statues dorées des Dieux, immobiles, de loin en loin, sur des piédestaux incrustés de turquoises.
Les portes craquaient lugubrement. On entendait la respiration haletante des soldats qui approchaient. Le poëte regarda les Dieux tranquilles: il semblait leur demander conseil. Tout à coup il s'élança vers l'un d'eux, et, oubliant ses blessures, le poussa violemment des mains et des genoux. Le Dieu s'inclina vers l'ennemi, lui montrant sa large face souriante, puis, bloc terrible détaché de son piédestal, s'abattit pesamment, et les corps qu'il rencontra furent aplatis sur les dalles de marbre.
—Ah! ah! cria Ko-Li-Tsin aux bonzes, le Ciel nous vient en aide! Suivez mon exemple. Vous n'avez plus de pierres? jetez des Dieux aux soldats de l'empereur.
Les bonzes s'arc-boutèrent aux socles des statues et bientôt de mainte partie de l'édifice descendit une masse énorme et brillante.
Les soldats restaient atterrés sous cette pluie formidable de Dieux d'or. Le plus profond silence régnait parmi eux. Aucun gémissement ne s'élevait, car ceux qui étaient atteints ne criaient plus.
Cependant, après quelques instants d'effroi, les Tigres de guerre reprirent courage, recommencèrent l'ascension, et bientôt des mains s'accrochèrent aux rebords de la terrasse. Les premières furent abattues à coup de haches; mais un soldat mit le pied sur la plate-forme. Un bonze, s'élançant vers lui, l'enlaça; ils luttèrent quelques minutes au bord de la terrasse; puis, s'entraînant mutuellement, roulèrent ensemble sur les piques aiguës des Tigres de guerre. D'autres soldats succédèrent au premier, et Ko-Li-Tsin, appuyé à la muraille, se disait: «Je suis à bout.» Ses blessures, aggravées par la fatigue, saignaient. Il sentait ses forces et sa vie s'en aller avec son sang; ses yeux troublés ne distinguaient plus les bonzes des guerriers impériaux. Alors une voix tremblante, la voix de Yu-Tchin, dit à son oreille: «Tes amis sont sauvés; ils courent dans la plaine.»
—Ah! dit Ko-Li-Tsin en fermant les yeux.
Il entendit encore les cris de triomphe des Tigres de guerre et les soupirs des bonzes égorgés. Puis il s'évanouit entre les bras des soldats qui le chargeaient de chaînes.
CHAPITRE XII
L'HÉRITIER DU CIEL
La lune monte vers le cœur du ciel nocturne et s'y repose amoureusement.
Sur le lac lentement remué, la brise du soir passe, passe, repasse en baisant l'eau heureuse.
Oh! quel accord serein résulte de l'union des choses qui sont faites pour s'unir!
Mais les choses qui sont faites pour s'unir s'unissent rarement.
La nuit emplissait la Salle du Repas Auguste lorsque Yo-Men-Li, cachée dans les longs plis de la nappe de satin, se réveilla de son évanouissement.
—Où suis-je? dit elle en regardant avec effroi l'obscurité. Dans un affreux cachot, sans doute.
Elle tâta le sol, en craignant de poser la main sur une boue humide ou sur quelque reptile flasque. Elle sentit la fraîcheur lisse des dalles d'albâtre et de la soyeuse étoffe qui traînait à terre.
—Que s'est-il passé? dit-elle. L'empereur était sur son trône de bronze. Calme, il rêvait. Moi, je l'ai frappé d'un sabre aigu. J'avais du sang dans les yeux; j'avais peine à voir clair. Le Fils du Ciel s'est levé avec un effroyable fracas d'orage; j'ai pensé que le tonnerre venait défendre l'empereur. Mais ensuite je ne me souviens pas. Pourquoi ne m'a-t-on pas enchaînée? Pourquoi ne m'a-t-on pas tuée? Ah! s'écria-t-elle en se levant brusquement, j'ai entendu le mandarin demander grâce. Le mandarin nous a sans doute trahis. Il faut que j'avertisse Ta-Kiang. Il faut qu'il fuie.
Elle fit quelques pas, les bras étendus.
—Hélas! dit-elle, comment se diriger, aveugle, dans un lieu inconnu?
Tout à coup elle poussa un cri étouffé, se rejeta en arrière, puis demeura immobile; les rapides battements de son sang faisaient à ses oreilles comme un bruit de pas lointains. Qu'avait-elle donc vu? Sur le sol, une chose informe, phosphorescente, brillait sans éclairer. Et Yo-Men-Li fixait sur cette chose un regard plein d'épouvante.
—Me voilà redevenue une enfant sans courage, dit-elle. J'ai peur, je n'ai plus mon cœur de jeune garçon, je suis une femme qui tremble pour sa vie inutile, et j'oublie Ta-Kiang. Au lieu de courir le prévenir du péril, je reste ici sans souffle. Peut-être dans ce moment des soldats se dirigent vers sa retraite; ils vont l'arrêter, le tuer. Oh! quand je devrais mourir, je vaincrai cet effroi qui me glace.
Yo-Men-Li se précipita sur la chose luisante et y posa les mains; elle faillit s'évanouir en sentant des écailles humides et froides; cependant elle ne retira pas ses doigts.
—Si c'est un monstre venu de l'empire des Ye-Tioums, qu'il me dévore tout de suite, pensa-t-elle.
Mais soudain elle s'écria:
—C'est le poisson coupable, le complice de mon crime!
Et elle se recula vivement; mais le plat d'or que son pied heurta rebondit sur les dalles et un bruit métallique éclata dans l'obscurité.
Yo-Men-Li s'enfuit, égarée.
—Je veux sortir de cette salle, soupira-t-elle, car toutes les terreurs y habitent.
Elle atteignit la muraille et chercha frénétiquement une issue; un lourd rideau s'écarta sous sa main; palpitante, elle se précipita hors de la Salle du Repas Auguste.
Une clarté presque insensible emplissait la chambre où Yo-Men-Li venait d'entrer; c'était une lumière vague, indécise, n'éclairant rien, mais blanchissant doucement l'obscurité; on eût dit de la neige sous une nuit noire: la lune s'était levée et caressait faiblement les fenêtres où s'enchâssaient entre des nervures d'or des coquillages nacrés aux pâles transparences.
Yo-Men-Li avança d'un pas ferme; mais le claquement de ses semelles sur le sol lui fit peur.
—S'il y avait des hommes dans cette chambre, pensa-t-elle, des hommes endormis qui s'éveilleraient brusquement! oh! combien leur effroi serait moins violent que le mien!
Elle retint son souffle et marcha lentement. Parfois elle frôlait le ventre rebondi d'un grand vase de porcelaine ou le rebord d'une balustrade de laque. Soudain le bruit de ses pas s'éteignit; elle foulait un épais tapis de fourrures: sans s'en apercevoir elle avait pénétré dans une autre salle. Elle s'arrêta, épouvantée: elle voyait de toutes parts, dans les murailles, des yeux flamboyants qui la regardaient avec courroux; on eût dit d'une troupe innombrable d'affreux oiseaux aux prunelles lumineuses, perchés sur des buissons noirs.
Yo-Men-Li cacha son visage dans sa main.
—J'ai versé le sang du Ciel, murmura-t-elle; j'ai vu sur la poitrine auguste une larme rouge au milieu des pierreries; voici les Pou-Sahs terribles qui demandent vengeance. Oh! Ta-Kiang! Ta-Kiang!
Pour calmer son cœur elle pensa au fier regard et au front superbe de celui qu'elle adorait.
Elle releva la tête; les yeux dans les murailles brillaient toujours. Cependant elle vit un large espace complètement noir. Baissant les paupières et étendant les mains, Yo-Men-Li se dirigea rapidement vers lui. C'était une porte. La jeune fille en écarta les draperies moelleuses, puis elle resta immobile sur le seuil.
La lune éclatait, bleue et claire, de l'autre côté du rideau; mais ce n'était pas une chambre qu'elle éclairait; c'était un lac. Yo-Men-Li vit distinctement des roseaux et des bambous se refléter dans l'eau pure, des saules fins y tremper leurs branches, et des nénuphars entr'ouvrir leurs coupes blanches à sa surface. Plus loin elle vit un pont léger qui se courbait; et, auprès des rives, des cormorans dormaient, un pied dans l'eau.
—Il me faudra donc revenir en arrière et traverser de nouveau ces salles effrayantes, dit Yo-Men-Li avec désespoir.
Elle tourna la tête et vit les yeux farouches qui brillaient comme des étoiles rouges.
—Oh! non; j'aime mieux mourir tout de suite.
Laissant retomber la draperie, elle descendit la pente de la berge et avança sa tête, qui se refléta dans l'eau.
—Ta-Kiang! soupira-t-elle.
Et, prise de vertige, elle s'élança, faisant fléchir les roseaux et tomber de clairs diamants qui roulèrent sur le lac. Mais son pied rencontra une surface solide. Le lac n'était qu'un vaste miroir, fait d'acier lumineux.
—Quoi! dit Yo-Men-Li, l'eau elle-même me repousse et la mort ne veut pas de moi!
Tout affolée par le miracle, elle courait en sanglotant parmi les roseaux et les bambous de satin.
—Il faut pourtant que je sorte du palais! s'écria-t elle en s'arrêtant subitement; il s'agit bien de mourir inutile et criminelle! Il faut sauver Ta-Kiang: ma vie n'est pas à moi.
Elle se dirigea, haletante, vers le petit pont d'albâtre découpé et monta quelques marches où se tordaient des branchages de corail aux fleurs de topaze.
—J'arriverai peut-être dans le jardin impérial, dit-elle.
Elle marcha sans hésitation. Mais, de l'autre côté du pont, elle se retrouva dans l'obscurité. Elle entendit un mugissement sourd, pareil au murmure d'une cascade lente ou aux vibrations lointaines d'un gong.
—Où suis-je? Hélas! dans le palais encore, et les soldats sont en marche sans doute, et je n'arriverai pas avant eux, et Ta-Kiang sera perdu!
Elle se mit à pleurer silencieusement, puis une autre terreur l'envahit.
—Je suis peut-être dans la chambre du Fils du Ciel! Si j'allais le voir apparaître avec sa poitrine sanglante et son visage terrible! Oh! je mourrais d'épouvante. Je ne veux pas le voir, l'empereur courroucé.
Elle marcha rapidement devant elle. Ses pas légers éveillaient un bruit lourd et profond. Yo-Men-Li crut que toute une armée de guerriers aux cuirasses de bronze s'était levée derrière elle. Elle poussa un cri d'agonie et se mit à courir, éperdue, au milieu du tumulte qui grossissait formidablement.
Soudain, en face d'elle, un rideau s'écarta, laissant passer un flot de clarté. Éblouie, la jeune fille chancela. Elle allait tomber sur le rude sol, lorsqu'un bras rapide la saisit et l'emporta.
Quelques instants après, le front baigné d'eau parfumée, le corps enveloppé de fourrures et enfoncé dans des coussins, Yo-Men-Li ouvrit ses yeux encore voilés de larmes et les promena lentement autour d'elle.
Elle se trouvait dans une chambre somptueuse, qu'éclairaient quatre lampes de porphyre posées sur des trépieds de bronze. Les murs, jusqu'à la moitié de leur hauteur, étaient revêtus d'une épaisse couche de laque noire où mille réseaux d'or formaient des cadres irréguliers, et, dans ces cadres, des tortues à la carapace couleur d'azur traînaient de longues queues en fils d'argent, des grues aux pieds grêles poursuivaient des mouches d'émeraude, des oisillons aux ailes écartâtes serraient dans leurs griffes d'or des branches transversales. Et des jonques passaient sur des lacs bleus, et des guerriers grimaçaient devant des tigres furibonds. La partie supérieure des murailles était voilée d'un satin pur où des broderies éclataient. Au plafond s'entre-croisaient bizarrement des poutres rouges, vertes, dorées. Yo-Men-Li vit encore, sur un socle de jade vert, deux chiens monstrueux en cuivre jaune; debout sur leurs pattes de devant, la tête entre les pattes, montrant deux gros yeux de porcelaine, la queue hérissée en un fantastique panache, ils soutenaient sur leurs pattes de derrière une large étagère où bruissaient lumineusement de grandes coupes d'or pleines de pierreries. Entre des portes fermées de lourdes draperies, d'immenses vases de porcelaine renflaient leurs flancs polis; enfin, au milieu de la chambre, une table de laque rouge déroulait ses formes rares. Elle semblait une ceinture de brocart écarlate qui, laissant à terre un de ses bouts ployé, se lèverait comme un serpent, puis, formant un angle brusque, s'étendrait horizontalement pour redescendre bientôt, et enfin remonter en deux degrés d'escalier dont le dernier, restant suspendu, se terminerait par l'enroulement de l'autre bout de la ceinture. Sur le plus haut degré était posé un vase où trempaient de larges pivoines, sur l'autre un plat chargé de fruits mûrs; la tablette horizontale portait une pierre à broyer, un bâton d'encre, les Quatre Livres et un porte-pinceau taillé dans une pierre fine.
Yo-Men-Li regardait vaguement, sans se rendre compte de ce qu'elle voyait. L'atmosphère doucement tiède de la chambre l'engourdissait. Elle était couchée sur le banc d'honneur; près d'elle une grande cigogne d'argent laissait pendre de son bec deux lanternes de verre dépoli. La jeune fille, toujours effrayée, considérait ce grand oiseau.
—Es-tu bien ou mal, pauvre petite? dit une voix à ses pieds. Tu étais si froide tout à l'heure que je t'ai crue morte pour toujours.
Yo-Men-Li tressaillit et baissa la tête vers un jeune homme accroupi non loin d'elle et qui lui souriait.
—Qui es-tu? dit-elle, tremblante.
—Est-ce que je te fais peur? dit le jeune homme d'une voix douce. Je suis le prince Ling, quatrième fils du grand Kang-Si, et je n'ai pas le cœur cruel.
—Le fils de Kang-Si! s'écria Yo-Men-Li, en mettant ses mains sur ses yeux.
—Tu ne veux pas me voir? dit le prince en se dressant. Kang-Si est un empereur glorieux et bon. Pourquoi ne veux-tu pas voir le fils de Kang-Si?
La jeune fille leva sur lui ses beaux yeux sauvages et humides. Le prince Ling paraissait n'avoir pas plus de dix-sept ans. Son visage à l'ovale pur était olivâtre et limpide. Ses longs yeux, pleins de passion, étincelaient fièrement. Sa bouche ressemblait aux pêches d'automne. Il portait une robe de satin jaune brodée d'or, et le Dragon Impérial ouvrait ses ailes sur sa poitrine.
—Mais toi-même, qui es-tu, cher petit frère? reprit le prince, qui regardait en souriant les vêtements menteurs de Yo-Men-Li. Dis-moi pourquoi tu es ainsi vêtue, et pourquoi tu étais à cette heure dans la Salle d'Airain, faisant un tapage si épouvantable? Ne voulais-tu pas me tuer, comme on a voulu tuer aujourd'hui mon père bien-aimé?
La jeune fille frissonna; mais le prince lui riait si doucement qu'un peu rassurée, elle pensa: «Il faut cacher l'émoi de mon cœur et user d'artifice. Ce jeune homme me fera sortir du Palais.»
—Laisse-moi, dit-elle, m'agenouiller devant toi et te rendre l'hommage qui t'est dû.
—Regarde-moi avec des yeux moins sombres: ainsi tu caresseras mon cœur plus agréablement que par un salut.
Yo-Men-Li s'était levée, écartant les fourrures qui l'enveloppaient.
—Je dois m'humilier devant l'Héritier du Ciel, dit-elle, devant le maître futur de l'Empire.
Le jeune homme s'assit sur le banc d'honneur, et, prenant les mains de Yo-Men-Li, il l'attira près de lui.
—Laisse-moi tenir tes petites mains et parle-moi avec ta douce voix d'oiseau. Je serai plus honoré que si tu frappais le sol de ton front.
Yo-Men-Li, frémissante, n'osait pas retirer ses mains.
—Tu ne sais donc pas, adorable amie, continua le prince Ling, que si tu étais entrée ailleurs que chez moi on t'aurait emprisonnée et torturée pour savoir ce que tu faisais la nuit dans le Palais Sacré? Je suis bien heureux que le Pou-Sah des rencontres t'ait conduite vers moi. Dis-moi qui tu es, et je serai plus glorieux qu'un immortel.
La jeune fille essaya de se dégager.
—Grand Prince, dit-elle, je ne dois te parler qu'à genoux.
—Oh! non, dit-il; si tu te mettais à genoux devant moi j'aurais envie de pleurer, comme si je voyais la claire lune tombée sur la terre. Dis ton nom, je l'écouterai avec recueillement.
Yo-Men-Li était émue et confuse; jamais on ne lui avait parlé ainsi.
Si Ta-Kiang me disait cela, pensa-t-elle, je mourrais de délices.
L'héritier du Ciel attendait, la regardant tendrement.
—Je suis coupable, dit Yo-Men-Li. J'ai voulu, curieuse et sacrilége, voir la Ville Mystérieuse. J'ai revêtu les habits de mon jeune frère; je me suis introduite dans le Palais à la suite d'un cortége; mais, juste châtiment de mon crime, je me suis égarée dans la nuit effrayante.
—Chère criminelle! dit le prince Ling, en caressant doucement le cou de Yo-Men-Li, si un autre que moi savait cela, on ferait bien mal à ce joli cou, pareil au jade laiteux; moi, pour le punir, je vais le charger d'une lourde chaîne.
Le jeune homme retira de son cou un collier en perles de Tartarie, et le plaça sur les épaules de Yo-Men-Li. Le collier retombait trois fois vers la poitrine de l'enfant. Elle était adorable au milieu de ces fourrures éparses et de ces lueurs de perles, avec son beau visage inquiet et fier.
Le prince la regardait, stupéfait et ravi.
—Comme tu es belle! disait-il. Je ne peux pas croire que tu sois une femme. Tu es une rou-li. Tu vas disparaître, te changer en oiseau, t'envoler et me laisser seul, pour toujours désespéré. Écoute: Mon père veut que je choisisse des épouses, car j'ai dix-sept ans. Chaque matin on conduit vers moi des jeunes filles choisies parmi les plus nobles et les plus belles de l'Empire. Je les regarde avec indifférence. Mon cœur reste froid, et mon père bien-aimé me réprimande. Je n'ai jamais aimé aucune femme; mais, ce soir, j'ai choisi mon épouse, et demain, à son réveil, mon père sera heureux.
—Non! dit Yo-Men-Li avec terreur, non, magnanime prince, je ne puis être ton épouse: je suis fiancée depuis longtemps.
—A qui? à qui? s'écria le jeune homme en pâlissant. Tu ne peux être fiancée; tu ne l'es plus, puisque je t'aime! Personne ne viendra te disputer à moi. Quel est celui qui t'aime? continua-t-il en fronçant les sourcils, je le tuerai; si tu neveux pas dire son nom, j'exterminerai tous les jeunes hommes de l'Empire, et quand nous serons seuls, enfin tu seras libre!
—Je suis fiancée, mais je ne me marierai pas, dit Yo-Men-Li avec un soupir où il y avait des larmes.
Le prince se méprit sur le sens de cette parole.
—Pardon, dit-il avec un regard plein de soumission suppliante. Je t'ai parlé durement, à toi! Mais tu me disais des choses cruelles. Tu seras mon épouse, la seule, entends-tu bien, et, plus tard, je te ferai impératrice rayonnante, et je t'adorerai sans fin.
—Ta-Kiang, pensait Yo-Men-Li, pourquoi n'as-tu pas le cœur de ce jeune homme?
Le prince avait les yeux humides et souriait.
—Tu ne souffres plus, au moins? dit-il. Tu es si pâle! Comme tu as eu peur, pauvre petite, toute seule dans la nuit. Si j'avais su que tu étais dans le palais! Mais, dis, veux-tu que je te fasse voir les merveilles de la Ville Rouge? Viens, tu prendras tout ce que tu trouveras beau. Non, tu ne veux pas. Tu es lasse, veux-tu dormir? Je mettrai mon bras sous ta tête, et je ne bougerai pas.
—Je veux partir, s'écria Yo-Men-Li en se levant brusquement. Grand prince, tu es bon; indique-moi la route; fais-moi sortir d'ici!
—Oh! non, dit le prince avec inquiétude; tu ne partiras pas. Ta seule présence a bouleversé mon âme. Je suis transformé, comme un ciel noir où se lève la lune. Ne me replonge pas dans l'ombre; je ne pourrai plus y vivre. Je veux rester éternellement lié à toi, comme la lumière au soleil.
—Laisse-moi partir, dit Yo-Men-Li, fiévreuse; ma mère mourrait d'inquiétude en ne me voyant pas revenir; mon père me tuerait à mon retour, et ma mémoire serait déshonorée!
—Non; car demain des envoyés glorieux iront dire à tes parents que tu vas être l'épouse du prince Ling.
—Nous ne nous sommes pas rencontrés selon les rites, dit la jeune fille; le Fils du Ciel ne consentira pas à notre mariage.
—Si, méchante enfant! Mon père ne me laissera pas souffrir; car il m'aime. Mais toi, tu ne m'aimes pas, tu me détestes; tes regards tombent sur moi froids et courroucés.
—Je t'aimerai si tu me laisses partir.
—M'aimer? Tu ne m'as même pas appris ton cher nom.
—Mon nom de famille est Yo; mon nom de mère, Men-Li.
—Yo-Men-Li! dit le prince en fermant les yeux.
—Montre-moi la route, dit la jeune fille.
—Oh! mauvaise! mauvaise! Tu dis que tu m'aimeras? dis-tu vrai? Je ferai ta volonté pour que tes yeux deviennent doux en me regardant. Mais tu ne m'aimeras pas, tu t'enfuiras, tu te cacheras; je ne te verrai plus et je mourrai de douleur.
Le prince posa son visage dans ses mains; des larmes coulaient entre ses doigts.
—Non, dit Yo-Men-Li; je reviendrai, je ferai ce que tu voudras, je t'aimerai, je serai ton esclave.
—Vraiment? s'écria le prince, tu m'aimeras et tu reviendras vers moi?