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Le Dragon Impérial

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Il la saisit dans ses bras et l'étreignit contre sa poitrine à l'étouffer; mais Yo-Men-Li se déroba vivement. Le prince s'appuya à la muraille, défaillant.

—Partons, dit la jeune fille.

—Jure-moi que tu reviendras? soupira-t-il.

—Tu me reverras demain à la dixième heure; je le jure sur les cercueils de mes ancêtres. D'abord, pensait-elle, il faut sauver Ta-Kiang.

—Attends, dit le prince, mets cette robe d'hermine sur tes épaules, car la nuit est froide; puis je t'obéirai. Le cœur pâle de tristesse, je te conduirai où tu voudras.

Le prince fit entrer les petites mains de Yo-Men-Li dans les larges manches de la robe d'hermine, et boucla l'agrafe d'or sur la poitrine de l'enfant; puis il alla dans une chambre voisine, qui était la Salle du Sommeil. Une ouverture ronde percée dans la muraille laissait apercevoir cette chambre, éclairée d'un jour bleuâtre. Le prince Ling reparut bientôt, suivi d'un eunuque vêtu de rouge.

—Ne crains rien, dit-il à Yo-Men-Li, cet homme est moins qu'un chien, car il est muet.

L'eunuque prit les lanternes au bec de la cigogne et ouvrit dans le mur de laque une petite porte invisible.

—Allons, dit Yo-Men-Li.

—Appuie-toi sur moi, dit doucement le prince, je t'en supplie.

Elle posa sa main sur l'épaule du jeune homme. L'eunuque éleva les lanternes et passa devant. Ils s'engagèrent dans une longue galerie contournée, qui déboucha dans un vestibule où se hérissaient des lions et des monstres sculptés.

—Demain, disait le prince, je donnerai une grande fête. Je conduirai vers mon père la belle Yo-Men-Li, et mon père lui sourira.

—Revoir Kang-Si! pensait Yo-Men-Li en tremblant.

Ils arrivèrent sur les terrasses, dont la lune changeait l'albâtre en neige. Ils descendirent un grand escalier, sous la clarté douce de la nuit. Le prince tournait la tête pour voir Yo-Men-Li, et appuyait sa joue à la petite main posée sur son épaule. Après avoir franchi la porte du Ciel Serein, ils traversèrent de longues cours, suivirent de longues rues, et arrivèrent au rempart. L'eunuque réveilla les soldats, la grande porte fut ouverte, le pont fut abaissé.

—A la dixième heure, demain, dit le prince, tu viendras et tu m'aimeras, n'est-ce pas, Yo-Men-Li?

—Tu as mon serment, dit-elle.

Le prince l'attira dans ses bras, et, penchant son visage vers le front parfumé de la jeune fille, il le respira longuement comme une fleur précieuse.

—A présent je suis mort, dit-il, tu emportes ma vie. Va, l'eunuque t'éclairera jusqu'à ta maison. Où est-elle?

—Dans l'Avenue de l'Est.

Le prince fit un signe. L'eunuque lui donna une des lanternes et se mit à marcher devant Yo-Men-Li.

—Je suis fou, disait le prince en les regardant s'éloigner: je laisse partir mon bonheur.


CHAPITRE XIII

ROSES, PERLES, PLEURS


Il avait naguère autant de rêves qu'il y a de fleurs de pêcher sur la colline orientale;

Mais maintenant son front n'a plus qu'une pensée,

Comme une porcelaine blanche où trempe une pivoine.


Le prince Ling suivit Yo-Men-Li des yeux aussi longtemps qu'il put la voir. Lorsqu'elle eut disparu avec l'eunuque il rentra lentement, rêveur.

—J'étais un guerrier dans une plaine brûlante, écrasé sous le poids de son armure en corne noire; mais soudain un serviteur inconnu m'enlève ma lourde cuirasse, un vent parfumé souffle de l'est, et je pense qu'à l'été lourd succède le tiède printemps.

Il remonta les escaliers des terrasses. Le regard levé vers la lune, il souriait et murmurait:

—Yo-Men-Li! Yo-Men-Li!

Revenu dans sa chambre, où brûlaient les quatre lampes odorantes, il jeta les yeux sur le poëme qu'il composait avant l'arrivée de la jeune tille.

—Ah! ah! Voilà ce que j'écrivais avant de l'avoir vue. Il n'y a pas une heure que je la connais, et pourtant je n'écrirai plus jamais rien de semblable; je ne saurais même pas finir le vers commencé. Celui qui me verra désormais ne reconnaîtra pas le prince Ling; comme le voyageur qui trouve au retour son champ inondé par le fleuve se dit: «Ce lac brillant sous le ciel peut-il bien être la plaine féconde où se dressaient autrefois les grands épis?» Ainsi mes amis s'étonneront devant moi.

Le prince froissa le papier où s'alignaient ses vers anciens.

—Aux Ye-Tioums l'étude, la morale et les sages maximes! Grands philosophes que je vénérais, je vous quitte; vous n'êtes plus mes conseillers ni mes maîtres; mon cœur ne peut contenir désormais que la joie ou le désespoir.

Le prince trempa un pinceau dans l'encrier et écrivit sur une page blanche:

J'étais pareil à un pavillon inhabité au milieu d'un lac glacé par l'hiver.

Sous le ciel noir, lourd de pluie, dans les arbres grêles et dépouillés, les oiseaux, gonflant leurs plumes, dormaient tristement, croyant que c'était la nuit.

Mais soudain le grand soleil s'épanouit; le toit d'or du pavillon s'éclaire, et sur le lac fondu fleurissent les tulipes d'eau;

Et les fenêtres s'ouvrent joyeusement, et une femme penche vers les fleurs son visage plus beau que la lune, pendant que les oiseaux en fête chantent pour elle avec tendresse.

Le prince Ling s'éloigna de la table et alla s'asseoir sur le banc d'honneur, regardant la place vide où était naguère Yo-Men-Li; et il baisa les fourrures qui l'avaient enveloppée.

—Pourquoi l'ai-je laissée partir? soupira-t-il.

Et pendant très-longtemps il rêva, triste et heureux.

L'eunuque rentra dans l'appartement.

—Eh bien! t'a-t-elle répété sa promesse? Parle-moi d'elle. Où l'as-tu conduite?

L'eunuque traça en l'air des caractères avec son éventail.

—Elle m'a dit: «A demain!» décrivit-il. Je l'ai conduite à l'extrémité septentrionale de l'Avenue de l'Est.

—Et tu n'as pas vu dans quelle maison elle est entrée?

—Non, glorieux maître; elle m'a ordonné de m'éloigner sans retourner la tête.

—Tu crois qu'elle viendra?

—Certes! traça l'eunuque.

—Allons, dit le prince, viens me mettre au lit; si le sommeil pouvait me prendre et me conduire à demain! Il me semble que je vais mourir d'impatience.

Le prince se coucha, mais il ne put dormir. Appuyé sur un coude, les yeux ouverts, il vit pâlir la lune, la dernière étoile s'éteindre, et avant que l'aurore fût levée, il se leva.

Il courut au jardin, une petite jonque de laque au bras. Il voulait choisir pour sa bien-aimée les fleurs nouvellement écloses. Il prit des touffes de roses pourpres et les roses pâles qui ont l'arôme du thé; il cueillit le yeng-yeng, cette fleur d'amour dont le parfum trouble le cœur, la fleur de lune, le lys d'or et la pervenche humide; il se penchait sur les lacs pour saisir les nélumbos et les nénuphars jaunes, il se haussait sur la pointe des pieds pour atteindre les camélias grimpants et les claires hydrangées qui faisaient pleuvoir sur lui leur rosée odorante.

Il disposa son bouquet dans la jonque de laque et se dirigea vers les longues galeries où sont entassées les richesses des empereurs. Il parcourut lentement les salles, remuant du bout de ses grands ongles les diamants et les saphirs au fond des coupes d'or.

—Quelle est la pierre assez belle pour Yo-Men-Li? Quel est le diamant digne de son regard? Où sont les perles qui valent son sourire?

Il ôta sa calotte de satin et l'emplit jusqu'aux bords des pierreries les plus rares.

—Lorsqu'elle sera assise près de moi je les verserai sur sa robe, et elle se divertira un instant de les voir, entre ses genoux, briller comme des fleurs de feu; puis, se levant et secouant sa robe, elle rira peut-être du bruit joyeux qu'elles feront en roulant sur le sol.

Il continua à fureter, ouvrant les coffrets, renversant les tasses d'or mat.

—Je lui poserai moi-même cette aigrette de rubis sur le front; je pourrai ainsi toucher un instant ses cheveux lisses. Et ce bracelet d'escarboucles? peut-être aimera-t-elle son éclat de soleil et me donnera-t-elle, en échange du bijou, son bras de jade à baiser.

Il prit encore des colliers d'émeraudes, des agrafes de corail, des bagues de topaze, puis remonta vers le Palais, écoutant, le cœur gonflé de joie, la huitième heure du matin qui tintait sur le gong du Portail Serein.

En rentrant dans sa chambre, le prince s'arrêta devant un large miroir d'acier poli, semblable à la lune sur les roseaux; il se vit, les joues empourprées par la fraîcheur du matin, les mains ensanglantées par les épines, les vêtements ruisselants de rosée, les bras enlacés de colliers flamboyants, les cheveux étoiles de fleurs et de lueurs, et les yeux pleins d'amour.

—Ah! s'écria-t-il en souriant, m'aimerait-elle si elle me voyait ainsi, outragé par les ronces et chargé comme un paysan qui se rend au marché?

Il versa tous les bijoux dans une grande corbeille de porcelaine et plaça sur la table de laque la jonque pleine de fleurs.

—Allons, reprit-il en frappant sur un petit gong d'argent, qu'on apporte les parfums les plus purs, les plus superbes costumes, et qu'on m'habille! Si ma bien-aimée me surprenait ainsi, elle me prendrait pour un homme vil.

Des serviteurs entrèrent. Les uns portaient de larges coffres de laque fleuris d'or, d'où ruisselaient à demi déployées des étoffes resplendissantes; les autres des plateaux d'or débordant de plumes multicolores, d'aigrettes, de calottes brodées, des boîtes précieuses renfermant les globules honorifiques, et des vases de jade où fumaient des parfums.

Le prince, impatient, plongea ses bras dans les coffres et retira les vêtements l'un après l'autre. Il dispersait à terre ceux qui ne lui plaisaient pas. Lorsqu'il eut préféré une robe qui lui sembla digne de plaire à Yo-Men-Li, il se livra aux serviteurs qui le lavèrent avec du lait odorant, l'inondèrent de parfums, mêlèrent à sa longue natte des brindilles de soie, puis le revêtirent du costume choisi. C'étaient une robe de damas, couleur de saphir, ramagée de broderies d'or et bordée d'une haute bande de satin dont les couleurs alternées formaient un triple arc-en-ciel ondoyant, un manteau court, aux larges manches, en satin jaune, qui portait sur la poitrine et sur les épaules le Dragon à Cinq Griffes, et une calotte de brocart jaune surmontée d'une petite couronne finement découpée. Couvert de ces splendeurs, il mit à son pouce une bague d'or au chaton formé d'un gros rubis conique et lisse, dont la douce caresse rafraîchit les paupières, puis, ayant fait appeler l'eunuque muet, il lui dit:

—Vas attendre ma bien-aimée à la porte de la Ville Rouge; il est temps.

L'eunuque s'éloigna.

—Comme la fièvre palpite dans mes tempes, disait le prince, à demi couché sur le banc d'honneur; comme l'attente oppresse mon cœur et fait trembler mes membres!

L'homme de bronze qui est assis au sommet du Portail Serein commença de frapper la dixième heure sur le gong.

Le prince devint pâle et se leva brusquement.

—Elle vient! elle est à présent près des murailles; dans un instant elle sera ici; je vais mourir de joie. Il faut dix minutes pour venir des murailles à cette chambre. Oh! longues minutes!

Elles s'écoulèrent. Le prince souriait.

—La voilà, disait-il.

Cinq minutes encore se passèrent.

—Elle marche lentement; elle se repose de moment en moment, pendant qu'elle monte les degrés des terrasses.

Il écarta le store bleu de sa fenêtre et regarda.

L'eunuque revenait seul.

—Misérable! cria le prince, que fais-tu là?

—Elle ne vient pas, traça l'eunuque.

—Je te ferai mettre à la cangue! elle est à la Porte du Sud, elle t'attend, chien, pendant que tu te promènes!

L'eunuque tourna les talons et se mit à courir vers les murailles.

Le prince attendit longtemps.

—Si elle ne venait pas! se dit-il tout à coup.

Une douloureuse terreur l'envahit.

—Pourquoi ne viendrait-elle pas? Pourquoi cette enfant voudrait-elle me faire mourir?

La onzième heure retentit. Le prince Ling n'essaya point de se contenir plus longtemps. Oubliant toute étiquette, il se précipita hors de la chambre, descendit l'escalier des terrasses et alla rejoindre l'eunuque.

Celui-ci était seul.

Le prince, mortellement triste, n'osa point lui parler; il tourna des yeux pleins de larmes vers l'Avenue de l'Est, demeura immobile et attendit.

La douzième heure tinta; le prince frémit.

—Elle ne viendra pas! dit-il avec désespoir.

L'eunuque secoua la tête.

—Viens! gémit le prince. Conduis-moi où tu l'as laissée; puisqu'elle ne veut pas venir, allons la chercher.

Le jeune homme se mit à marcher rapidement; il traversa la Ville Jaune et entra dans la Ville Tartare, accompagné longtemps par le regard des passants étonnés de voir l'Héritier du Ciel courir les rues sans cortége et suivi d'un seul eunuque. Il arriva à l'extrémité de l'Avenue de l'Est.

—C'est ici que tu l'as laissée? dit-il.

L'eunuque décrivit:

—Oui.

Le prince regarda autour de lui; puis il alla frapper à une maison; mais lorsque le portier vint ouvrir il ne sut que demander. Il tourna la tête vers l'eunuque; celui-ci traça en l'air des caractères avec son éventail.

—Demande, voulait-il dire, si l'homme qui habite la maison a une fille.

Le prince répéta la question au portier.

—Il en a trois, répondit le portier; la plus âgée a huit ans.

Le prince s'excusa et se dirigea vers une autre porte. Aux portiers de vingt maisons il fit la même demande; aucun ne connaissait la jeune fille qu'il cherchait. Il arriva devant la pagode de Kouan-Chi-In; et il errait, plein de tristesse, jetant aux murailles muettes des regards désespérés.

Un vieillard, de la terrasse de sa maison, appela le prince.

—Jeune seigneur, dit-il, que cherches-tu?

Le prince leva la tête.

—As-tu vu une jeune fille rentrer seule chez elle, cette nuit? demanda-t-il.

—Si cette nuit n'avait pas été pleine de troubles et de batailles, ta question serait oiseuse; car un vieillard ne passe pas volontairement la nuit à regarder ce qui se fait dehors. Mais, ayant été réveillé par les cris des soldats, j'ai ouvert ma fenêtre et j'ai observé le combat sanglant qui s'est livré devant la pagode de Kouan-Chi-In.

—Et tu as vu une jeune fille?

—Non; mais un jeune garçon qui, après la bataille, est venu frapper à la pagode.

—C'est elle! s'écria le prince en battant des mains. Et que s'est-il passé, bon vieillard, après que ce jeune garçon eut frappé à la porte de la pagode?

—Les vainqueurs lui ont ouvert, et il est entré en donnant les signes de la plus vive inquiétude.

—Ensuite?

—Ensuite, je suis allé me coucher.

—Merci, honorable Seigneur, dit le prince; et il se dirigea vers la pagode.

La porte rompue encombrait l'entrée. Il fut obligé d'enjamber des débris. Les longues allées de marbre étaient désertes. Sur les degrés des terrasses grimaçaient des têtes de cadavres; et la pagode à demi écroulée brûlait lentement. Le prince, épouvanté, se mit à courir autour du monument; il se penchait sur les morts en frémissant et appelait tristement Yo-Men-Li.

—Où est-elle? où est-elle? criait-il avec égarement; et, fou de douleur, il arrachait les broderies de sa robe et étouffait ses sanglots en mordant ses mains mouillées de larmes.

L'eunuque se jeta à ses pieds, le suppliant par ses gestes d'apaiser cette douleur, de reprendre espoir et de revenir au Palais pour ne pas se montrer aux passants, lui, le fils du Maître, ainsi oublieux de l'étiquette; mais le prince ne voulut pas comprendre. Ce ne fut qu'avec la nuit qu'il rentra dans son palais splendide, le cœur et le foie brisés, plus misérable que le mendiant affamé qui grelotte sous la pluie.


CHAPITRE XIV

LA CIGOGNE VOYAGEUSE


Tan-Io-Su, voyant parmi le cortége d'un mandarin un bourreau qui tirait des chaînes et portait sur sa tête une cage pleine d'oiseaux:

«La! la! dit-il, pourquoi cet homme porte-t-il sur sa tête une cage pleine d'oiseaux?»

«C'est pour témoigner, dit le bourreau, du soin avec lequel je garde les prisonniers que la justice me livre.»

«N'est-ce pas plutôt, dit Tan-Io-Su, pour témoigner que les prisonniers ont des ailes?»


Dans le quartier le plus occidental de la Cité Tartare se groupe une suite de bâtiments noirs, tristes, peu élevés, qu'une mince tour à dix étages surmonte: ce sont les prisons de Pey-Tsin, redoutées et cruelles.

A l'intérieur, en de longues galeries sordides, froides, grouillantes de rats, se traînent et gémissent de misérables criminels. Tous appellent avec instance la mort, qui met un terme à tous les supplices. Affreux, sales, mangés de vermine, les uns, chargés de chaînes trop courtes qui circulent du cou aux poignets et des poignets aux pieds, peuvent à peine se tenir debout; d'autres, blottis dans des cages étroites et boueuses, mendient avec des cris de bête sauvage un peu de nourriture; car les aliments chétifs auxquels ils ont droit sont souvent diminués par les geôliers cupides. Plusieurs, liés ensemble en longue file par leurs mains que traverse un clou rivé, arrivent à une maigreur effrayante, et quelquefois un prisonnier, au milieu de ses compagnons, tombe mort; il est aussitôt dévoré par les rats. Quelques-uns ont les poignets serrés dans des menottes trop petites, qui, déchirant la chair, mettent les os à nu; et souvent leurs mains et leurs avant-bras, enflés horriblement, recouvrent les rudes bracelets et les ensevelissent sous d'affreuses boursouflures tuméfiées.

C'est dans ce lieu lugubre de supplice et de misère que les soldats lâchèrent Ko-Li-Tsin. En entrant, le délicat poëte sentit son cœur se serrer de compassion et de dégoût.

—Je ne veux pas mourir ici! s'écria-t-il.

—Tu n'y mourras pas, mais tu y vivras, dit un geôlier qui remuait des chaînes.

—Toutes choses pesées, j'aime encore mieux y mourir.

—A moins que tu n'aies de l'argent, chuchota le geôlier en le regardant à la dérobée.

—Ah! dit Ko-Li-Tsin, combien te faudrait-il pour ne pas me mettre ici?

—Pour un liang d'or je te donnerai une chambre propre; pour deux liangs, je te logerai au sommet de la grande tour, où l'air est pur et d'où l'on peut voir la ville tout à son aise.

—Conduis-moi au sommet de la tour, dit Ko-Li-Tsin en lui donnant deux liangs d'or, et soutiens-moi, car je ne peux pas marcher.

Quand ils eurent gravi les dix étages de la tour, le geôlier lit entrer Ko-Li-Tsin dans une petite cellule et prépara des chaînes.

—Ne m'attache pas; mes mains sont toutes meurtries et mes reins saignent.

—Donne un autre liang d'or, dit le rapace gardien.

—Prends-le dans ma ceinture.

—Du reste, tu ne t'envoleras pas d'ici, ajouta le geôlier en se retirant et en fermant à triple tour une porte solide.

Ko-Li-Tsin se traîna vers un grabat, s'y laissa tomber, exténué, et s'endormit soudain d'un sommeil lourd et douloureux.

Lorsqu'il rouvrit les yeux le soleil emplissait sa prison. Il promena autour de lui son regard appesanti. Il était dans une étroite chambre ronde, située sur la dernière plate-forme de la tour. Il n'y avait d'autres meubles que le lit et une petite table cagneuse. Mais en face du grabat s'ouvrait une terrasse semi-circulaire, et la porte qui y conduisait n'était pas verrouillée.

Ko-Li-Tsin était trop faible pour se lever. Il resta plusieurs jours sur sa couche, abattu et fiévreux.

—Ta-Kiang est sauvé, pensait-il; il sera empereur, et moi je vais mourir ici, sans gloire; la fille du gouverneur de Chen-Si ne me pleurera même pas.

Affaibli par la perte de son sang, triste pour la première fois de sa vie, le poëte se laissait aller à un engourdissement profond; il ne s'éveillait guère qu'une fois par jour: c'était quand le geôlier, vers la douzième heure, lui apportait une maigre pitance.

Cependant, après quinze jours de prostration complète, il sentit la vie revenir et l'appétit renaître. Au moyen de quelques liangs d'argent il obtint du geôlier une nourriture supportable et des remèdes pour ses blessures. Bientôt il vit les longs ongles de ses mains noircir et tomber un par un. Il ne souffrait plus; les plaies de ses reins étaient cicatrisées. Un jour, sentant sa poitrine avide d'air pur, il ouvrit la porte de sa cellule et mit le pied sur la terrasse. Un grand oiseau blanc, perché sur la balustrade de porcelaine, s'envola bruyamment.

—Tiens! dit Ko-Li-Tsin, les cigognes sont arrivées. Voici venir l'automne, la saison des vents furieux. Et il se remémora ces vers d'un poëte qu'il aimait:

Les sauterelles vertes poussent en même temps que le blé; ainsi, dans la belle saison, les jeunes gens boivent et folâtrent.

Mais ceux dont l'esprit s'élève deviennent bientôt tristes, car les nuages noirs se balancent à moitié chemin du ciel.

Les hirondelles noires s'en vont, les cigognes blanches arrivent; ainsi les cheveux blancs suivent les cheveux noirs.

Et c'est une règle unique sur toute la terre, comme il n'y a qu'une lune dans le ciel.

Puis il s'avança et regarda en bas.

—En effet, dit-il, je ne m'envolerai pas d'ici, c'est trop haut.

La ville se déroulait et miroitait à ses pieds; il l'entendait murmurer comme une mer lointaine. La tour était placée à un angle du mur quadrangulaire qui enfermait tous les bâtiments de la prison; elle surplombait légèrement une petite route sale et étroite, où se promenaient continuellement des sentinelles tartares. Ko-Li-Tsin s'amusa à regarder le réseau des rues et des carrefours, qui, vu de si haut, ressemblait aux fibrilles d'une grande feuille sèche; et sa gaîté renaissante improvisa des vers.

—Un, deux, trois, quatre, dit-il, en comptant sur ses doigts:

Je vois la plaine et les montagnes bleues; je vois aussi le grand ciel fin et tout uni.

La Capitale du Nord me paraît un immense troupeau de buffles, et le Palais de l'Empereur semble un grand éléphant couché à mes pieds.

Nul n'est au-dessus de moi. L'oiseau qui s'envole d'auprès de moi descend.

Je vois le monde comme doivent le voir du haut des Nuages les Sages immortels.

—Ces vers, ajouta Ko-Li-Tsin, révèlent une certaine pente vers des idées sérieuses. Pendant que je suis tranquille et solitaire, je vais enfin composer mon grand poëme philosophique; et je pourrai accomplir le rêve de ma vie.

Cependant la cigogne tournoyait au-dessous de la terrasse, inquiète, n'osant revenir. Ko-Li-Tsin rentra sans bruit dans sa cellule.

—Je ne veux pas l'effrayer, dit-il; elle pourra devenir pour moi un compagnon agréable.

L'oiseau se posa sur la balustrade dès que la terrasse cessa d'être occupée.

—Fort bien! pensa Ko-Li-Tsin. Et, derrière les vitres de corne transparente, il faisait à la cigogne mille signes amicaux. Elle y fut apparemment sensible, car lorsque le poëte, lentement et d'un air doux, mit de nouveau le pied sur la terrasse, elle ne s'envola point. Le lendemain, elle poussa la condescendance jusqu'à permettre à Ko-Li-Tsin de lui caresser les ailes. Reconnaissant, il lui récita des vers et inventa sur la blancheur des cigognes mille comparaisons gracieuses. A partir de ce moment le poëte et l'oiseau furent deux amis. Ils prenaient leur repas ensemble. Souvent la cigogne, à cause des grands vents, dormait dans la cellule de Ko-Li-Tsin. Le cachot et le ciel se mêlaient.

Mais un jour, pendant que la cigogne, perchée sur la balustrade, lissait ses ailes, familièrement, à côté de Ko-Li-Tsin, une flèche habilement lancée vint la frapper, et elle tomba en tournoyant au pied de la tour. Ko-Li-Tsin poussa un cri de colère et de douleur; il se pencha rapidement, et vit dans la petite rue quelqu'un qui ramassait l'oiseau et s'enfuyait en l'emportant. Plein de rage, il lança vers le fuyard toutes les tasses et tous les plats qui couvraient sa table. Mais la porcelaine se brisa sur les dalles de la rue sans atteindre le ravisseur, qui disparut avec la cigogne. Ko-Li-Tsin sentit alors toute l'horreur de la prison: pour la première fois il fut pris d'un désir farouche de liberté. Jusque-là il avait eu patience, se disant que ses amis travaillaient dans l'ombre, que Yo-Men-Li avait sans doute rejoint Ta-Kiang, et que celui-ci, triomphant bientôt, viendrait le délivrer. Il était presque heureux, au milieu du ciel clair, composant des vers sur la lune et sur les cigognes, bercé la nuit par les vents mélancoliques de l'automne, songeant parfois à son poëme philosophique et à la fille du gouverneur de Chen-Si, qu'il revoyait, dans des rêves pleins de bambous, derrière le papier rosâtre d'une fenêtre imaginaire. Mais l'absence de son compagnon ailé bouleversa sa résignation en impatience et sa tranquillité en tristesse; il songea alors que, pendant qu'il était prisonnier et inactif, ses amis réunissaient des armées, organisaient des batailles, conquéraient des villes, et que toutes ces choses glorieuses se faisaient sans lui. Il fut pris de désespoir, et finit par se demander pourquoi les soldats de l'empereur ne venaient pas le prendre pour le tuer.

—Pourquoi ne m'a-t-on pas encore étranglé? demanda-t-il un jour au geôlier.

—Paye, tu le sauras.

Ko-Li-Tsin lui donna un demi-liang.

—Eh bien! dit le gardien, c'est parce que l'empereur ne signe les sentences de mort qu'à la fin de l'année, et nous ne sommes qu'au huitième mois.

—Encore quatre mois à rester ici! répéta dès lors bien souvent Ko-Li-Tsin, penché hors de la balustrade et mesurant des yeux la hauteur de la tour.

Mais un jour il eut une grande joie; il vit un oiseau blanc s'élever rapidement vers la terrasse: c'était la cigogne qui revenait. Retrouvant pour un instant toutes ses gaietés, il se mit à battre des mains, et lorsqu'elle fut posée sur le rebord de porcelaine il baisa tendrement le petit bec rose de son amie.

—Tu n'es donc pas morte! lui disait-il. On te tenait prisonnière? Tu t'es échappée pour revenir? Si tu savais combien j'ai été triste de ton absence et comme je suis heureux de te revoir! Mais tu as été blessée; es-tu bien guérie au moins?

Ko-Li-Tsin regardait la cigogne, en lui caressant les plumes. Il s'aperçut qu'elle avait au cou un petit rouleau de papier retenu par un cordon de soie.

—D'où vient ceci? s'écria le poëte, détachant le cordon et déployant le rouleau avec un battement de cœur.

C'était une lettre d'une écriture grosse, maladroite et vulgaire. Les caractères s'alignaient en colonnes tortueuses. Elle était ainsi conçue:

«Grand poëte et maître souverain, c'est moi qui ai lancé une flèche sans pointe contre la cigogne, après m'être exercée au tir pendant plusieurs jours; je voulais emporter l'oiseau chez moi et l'habituer à ma maison. Je lui ai donc présenté une compagne de son goût. Maintenant il rentrera chaque soir au soleil couchant dans ma demeure; mais, comme je ne lui donnerai jamais à manger, c'est vers toi qu'il ira chercher sa nourriture. De la sorte, nous pourrons correspondre. Je ne peux pas vivre sans toi; j'ai failli devenir folle quand j'ai vu qu'on t'emmenait. Je t'ai suivi, criant et pleurant. Les soldats se moquaient de moi. A force de ruse je suis parvenue à voir le geôlier; je lui ai donné mes bijoux, et il m'a dit que tu étais au sommet de la tour. Alors j'ai cherché à te voir de la rue; mais tu ne sortais pas et j'avais peur des sentinelles. Enfin, un jour je t'ai vu, j'ai compris que tu étais guéri, et j'ai imaginé de prendre la cigogne pour t'envoyer une lettre. Dis-moi ce que je puis faire pour te tirer de cette affreuse tour. Que veux-tu que je devienne, mon époux étant au ciel et moi sur la terre?

Au glorieux Ko-Li-Tsin, son esclave humble et agenouillée,

YU-TCHIN.»

—Bonne créature, dit le poëte, comme elle m'aime! j'en ferai certainement mon épouse du second rang, si la fille du gouverneur le veut bien.

Il répandit tout le bol de riz destiné à son repas du soir; la cigogne sauta sur les dalles de la terrasse et becqueta les grains rapidement.

Ko-Li-Tsin se promenait, plongé dans une réflexion profonde. Les vents s'étaient levés si fort, qu'ils faillirent, par deux fois, emporter sa calotte. Il se frappa le front et s'écria:

—Oh! quelle idée!

Mais il se mit à rire de tout son cœur.

—Idée burlesque, ajouta-t-il.

Cependant il continua de marcher sur la terrasse, les yeux brillants, la bouche serrée.

—Pourquoi pas? murmurait-il. Ce sera, en tout cas, une mort moins honteuse que la strangulation. Allons, l'entreprise est digne de Ko-Li-Tsin.

Prenant à sa ceinture son écritoire de voyage, il répondit brièvement à Yu-Tchin, roula sa lettre et l'attacha au cou de la cigogne. L'oiseau n'avait pas l'air d'être disposé à repartir sur-le-champ. Il s'était perché sur la balustrade et commençait une toilette consciencieuse. Ko-Li-Tsin essaya de le pousser, mais il voletait un instant et revenait. Ce ne fut qu'au moment où le soleil allait disparaître que la cigogne ouvrit ses ailes et descendit. Ko-Li-Tsin la suivit des yeux. Elle franchit le Lac du Nord et se posa sur une maison isolée, dont le large toit retroussé était surmonté d'un petit belvédère.

—Bon! dit Ko-Li-Tsin, la maison est haute et peu éloignée. Aucun monument entre elle et ma tour. Le vent soufflera de l'est pendant toute la onzième Lune. Ce sera presque possible.

Ce soir-là le poëte mangea peu et dormit moins. Il médita toute la nuit, faisant à voix basse de mystérieux calculs, et attendit le jour avec impatience. Dès l'aurore il se mit à marcher sur sa terrasse, calculant toujours, et songeant; on eût dit d'un architecte qui combine des mesures.

—Je dois peser bien peu, disait-il, car j'ai déplorablement maigri depuis que j'habite cette tour. Tant mieux!

Il regardait souvent du côté de la maison d'où devait partir la cigogne. Il écarquillait les yeux et tâchait de reconnaître Yu-Tchin dans les formes vagues qu'il apercevait sur le belvédère. Enfin un point blanc se détacha de la toiture et monta lentement. C'était l'oiseau; mais il semblait voler péniblement. De temps en temps il baissait le cou et regardait ses pattes comme avec étonnement. Il arriva enfin. Il portait une tige de bambou creuse, longue d'au moins vingt pieds, d'une légèreté excessive. Ko-Li-Tsin la détacha avec empressement.

—C'est cela! c'est bien cela! s'écria-t-il. Merci, bonne Yu-Tchin!

Après avoir donné à manger à la cigogne, il se mit activement à l'ouvrage. Détachant les longs cordonnets de soie mêlés à sa natte, il les unit solidement l'un à l'autre de manière à n'en former qu'une corde, puis tordit, ploya et lia le bambou.

—Cela me sert à quelque chose, disait-il, d'avoir été pendant toute mon enfance un affreux vaurien n'aimant qu'à courir et qu'à jouer dans les champs.

Le poëte travailla tout le jour. Il ne s'interrompit que lorsque la douzième heure fut sur le point de sonner; alors il rentra dans sa cellule afin que le geôlier ne vînt pas le surprendre sur la terrasse. Le soir, la tige de bambou avait le contour vague des épaules d'un animal, et la cigogne était partie, emportant une seconde lettre pour Yu-Tchin. Il se coucha, mais, auparavant, il avait attaché la carcasse de bambou à la balustrade de porcelaine, car depuis quelques jours les terribles typhons de Tartarie soufflaient avec une violence redoublée, et ils auraient pu emporter le précieux bâton contourné.

Le lendemain l'oiseau apporta une seconde tige plus courte que la première. Ko-Li-Tsin l'attacha par un bout au milieu de sa fantastique bête; puis, liant un cordon à l'une des épaules, il le fit passer sous l'extrémité inférieure de la tige centrale, le ramena vers l'autre épaule, l'y fixa, et, ces choses faites: «Il ne me manque plus que du papier, dit-il.»

La cigogne employa trois jours à transporter les papiers de diverses couleurs dont Ko-Li-Tsin avait besoin; il les découpa soigneusement et étiqueta les morceaux. Le quatrième jour, Yu-Tchin lui envoya un morceau de colle; mais, n'ayant pas de feu, il ne savait comment le faire fondre. Il attendit la douzième heure, et dit au geôlier, qui venait lui apporter sa nourriture quotidienne:

—Voilà bientôt un mois que je suis ici; je m'ennuie.

Le geôlier fit un geste qui signifiait parfaitement: Cela m'est bien égal.

—Ne pourrais-tu rien faire pour me distraire un peu?

Le geôlier secoua la tête.

—Regarde l'horizon et les montagnes, dit-il.

—Je les ai regardés.

—Regarde-les encore.

—Que font les autres prisonniers? demanda Ko-Li-Tsin.

—Ils geignent et gémissent à m'assourdir.

—Ils ne se promènent pas?

—Leurs chaînes ne leur permettent même pas de se tenir debout. On leur détache le bras droit seulement à l'heure où ils doivent préparer leur repas.

—Ah! dit Ko-Li-Tsin, ils préparent eux-mêmes leur repas? Cela me divertirait peut-être de faire cuire mes aliments.

—Oui; mais cela me fatiguerait beaucoup de porter ici un fourneau et du bois à brûler.

—Mais, dit Ko-Li-Tsin, tu n'aurais plus la peine de préparer mon dîner.

—Ce n'est pas moi qui le prépare, c'est un prisonnier. Je n'ai la peine que de lui donner quelques coups de bambou.

—Je te donnerai un liang d'argent.

Le geôlier tendit la main.

—Apporte le fourneau d'abord.

—Tu l'auras demain.

—Tu auras ton liang demain.

—Allons, je vais le chercher; mais tu me donneras quelques tsins de plus pour m'avoir fait monter deux fois les dix étages?

—C'est convenu.

Le gardien descendit et revint bientôt avec le fourneau et les fagots. Ko-Li-Tsin lui donna un liang, y joignit quelques tsins, le congédia et se remit au travail, tout joyeux. D'abord il alluma le feu et fit fondre son morceau de colle, puis il commença à étendre le papier sur les tiges de bambou et à le coller avec précaution. Le grand vent de Tartarie ne s'était pas calmé. «Souffle, souffle,» disait le poëte. Bientôt le squelette léger fut entièrement recouvert. L'animal prenait un corps. Ko-Li-Tsin, avec de l'encre et son pinceau, lui fit de gros yeux ronds et des écailles.

Cependant la cigogne avait emporté une dernière lettre pour Yu-Tchin; et, en se couchant, le poëte se dit: «C'est pour demain.» Il ne dormit pas. Il écoutait le vent furieux battre les murs de sa cellule. Il entendait son ouvrage de bambou et de papier claquer et s'agiter comme s'il voulait s'envoler. Il se leva plusieurs fois pour aller voir s'il n'était pas arrivé quelque malheur.

—Allons! allons! fougueuse monture, ne pars pas sans ton cavalier, disait-il en resserrant les cordelettes.

Dès le lever du soleil le poëte s'accouda à la balustrade de porcelaine; il ne s'occupa nullement de son déjeuner. Il tenait ses yeux fixés sur le belvédère de la petite maison et murmurait:

—Pourra-t-elle l'apporter jusqu'ici?

Vers la onzième heure la cigogne s'envola du toit de la maison et franchit le lac rapidement; mais bientôt son ascension se ralentit. A quelques pieds au-dessous de la terrasse, elle s'arrêta, ne pouvant aller plus loin. Ko-Li-Tsin ne respirait pas. L'oiseau s'était posé sur la balustrade de l'étage inférieur. Il essayait par moments de s'élever encore, puis retombait. Son maître, penché vers lui, l'appelait et lui montrait de la nourriture. La cigogne fit un effort suprême; elle s'approcha, posa son bec sur le rebord de porcelaine, et le poëte, tendant les bras, la saisit et l'amena sur la terrasse.

—Enfin, s'écria-t-il, belle cigogne, tu m'as sauvé. Je ferai pour ta gloire plus de cent poëmes.

L'oiseau avait à la patte le bout d'une corde de soie mince mais solide. Cette corde s'éloignait de la tour, franchissait le lac et se perdait dans les vapeurs d'un jour d'automne. Après l'avoir attachée au milieu d'une autre corde qui reliait, en flottant, les deux pointes de son animal, Ko-Li-Tsin n'eut que le temps de se précipiter dans la cellule, car le geôlier venait d'y entrer. L'espion sorti, il revint sur la terrasse et attacha à l'extrémité inférieure du monstre léger une interminable queue formée des cent lambeaux liés ensemble de sa propre robe déchirée. Puis il attendit, assis sur la balustrade, les jambes dans l'espace. Son cœur battait, il avait le visage blême, mais aucune hésitation ne passa dans ses yeux.

Le soir monta. Les vents étaient furibonds. La machine de bambou et de papier claquait à se briser. Ko-Li-Tsin la tenait d'une main, de l'autre il se cramponnait au dernier morceau de sa robe allongée en queue. La corde, qui descendait vers la ville, paraissait bien tendue. Enfin la nuit s'établit tout à fait, et les vents étaient devenus formidables. «En route!» dit Ko-Li-Tsin, et il lâcha le monstre, qui s'éleva avec une rapidité vertigineuse, entraînant derrière lui sa queue, et, au bout de sa queue, Ko-Li-Tsin.


CHAPITRE XV

LE DRAGON VOLANT


Quand des hommes voient quelque chose d'extraordinaire, ils ont peur et adorent.

Mais dès qu'ils n'ont plus peur,

Si la chose est inanimée, ils la brisent; si elle est vivante, ils la tuent.


—Seize.

—Trente-cinq.

—Fils de chien! nous n'avons que dix doigts, et à nous trois nous ne pouvons pas faire trente-cinq. Tu boiras deux tasses de vin.

—Je les boirai.

Les gardes de nuit pariaient au jeu de la mourre dans le pavillon qui exhausse la Porte Septentrionale de la Ville Tartare. Trois étaient accroupis sur le parquet autour d'une lanterne. Le dos hérissé de flèches aux plumes teintes, la tête ornée d'un casque de cuivre terminé par une pointe d'où pend un gland rouge, ils tendaient l'une vers l'autre leurs larges faces épanouies, qui ont la couleur du cuir vieux; ils plissaient leurs petits yeux obliques; ils ouvraient à de gros rires leurs larges bouches que cernent de noires moustaches tombantes; et derrière eux leurs nattes se traînaient comme des couleuvres. Les autres gardes, appuyés du dos aux balustrades de bambou, tenant d'une main leur pique et croisant un pied sur l'autre, regardaient les trois joueurs gras et bruyants.

—Par mon fiel de brave guerrier! tu triches!

—Ton fiel est celui d'un lapin aux yeux rouges, si tu dis que je triche.

—D'un lapin? femelle d'âne, ne dis-tu pas que j'ai le fiel d'un lapin?

—Je le dis, si tu dis que je triche.

—D'un lapin! que Kouan-Te t'extermine!

—Allons, dit un des spectateurs, qu'il boive une tasse de vin.

—Je la boirai.

—Vingt! J'ai gagné. Donne l'argent.

—Non; et c'est toi qui as le fiel d'un lapin, car tu as fermé le pouce.

—Que la poussière de Tartarie t'emplisse la gorge! je n'ai pas fermé le pouce.

—Tu n'auras pas l'argent.

—Mais je te dénoncerai comme voleur, traître, homme sans rate, et je te ferai mettre à la cangue!

La querelle allait devenir vive, lorsqu'un des soldats appuyés à la balustrade leva la tête et dit:

—Oh! oh! quel est cet oiseau prodigieux qui traverse le ciel?

Tous se précipitèrent et dressèrent leurs fronts hors du pavillon. En effet, un fantastique animal passait lentement devant la lune. Sa silhouette se détachait en noir sur la profondeur bleuâtre du ciel.

—C'est le Dragon! c'est le Dragon! s'écrièrent les soldats en se jetant la face contre terre.

Et ils demeurèrent longtemps prosternés, en proie à la plus vive terreur et se poussant l'un l'autre du coude.

—Que vient-il nous annoncer?

—Est-ce la pluie ou la sécheresse?

—Si c'était un ye-tioum de l'enfer revêtu d'une fausse apparence?

—On dirait qu'il s'approche et descend.

—Si nous appelions le Pa-Tsong?

—Oui, oui; appelons-le bien vite.

Un des soldats rampa vers l'escalier et reparut avec un jeune chef.

—Voilà, dit celui-ci en regardant le Dragon Volant, voilà un voyageur qui est entré sans demander la permission au Général des Neuf Portes.

—C'est un génie peut-être qui vient répandre sur nous une dangereuse maladie?

—Eh bien! prenez les gongs, les tamtams, et, en hurlant, faites un grand tapage pour l'effrayer et l'empêcher de se poser. Mais je crois voir le Fan-Koui lui-même? ajouta le jeune chef. Allons! lancez des flèches.

Les soldats ayant bandé leurs arcs, tirèrent; mais leurs mains tremblaient et les flèches s'éparpillèrent dans le ciel.

—Maladroits et vauriens! cria le Pa-Tsong, c'est ainsi que vous savez votre métier?

Il banda un arc et tira à son tour. La flèche atteignit le dragon, qui vacilla un instant, mais reprit sa marche tranquille. Les soldats, voyant que rien de terrible ne s'était produit, lancèrent une nouvelle nuée de traits. Cette fois, le dragon volant fut entièrement transpercé. A travers ses plaies béantes, on apercevait des étoiles. Puis, aux cris et aux trépignements de joie des soldats, le monstre tournoya dans l'air et s'abattit profondément.


CHAPITRE XVI

KO-LI-TSIN TROUVE UN AMI DIGNE DE LUI


Une vapeur enveloppe le bateau comme d'une gaze légère, et une dentelle d'écume l'entoure, semblable à un rang de dents blanches.

La lune lentement s'élève en souriant à la mer, et la mer semble une grande étoffe de soie brodée d'argent.

Les poissons viennent souffler à la surface des globules qui sont autant de perles brillantes, et les flots clairs bercent doucement le Bateau des Fleurs.

Mon cœur se tord de douleur en le voyant si éloigné de moi et retenu au rivage par une corde de soie.

Car c'est là que fleurissent les fleurs les plus éclatantes; c'est là que le vent est parfumé et que demeure le printemps.

Je vais chanter une chanson en vers, marquant la mesure avec mon éventail, et, la première hirondelle qui passera, je la prierai d'emporter là-bas ma chanson.

Et je vais jeter dans la mer une fleur que le vent poussera jusqu'au navire.

La petite fleur, quoique morte, danse légèrement sur l'eau; mais moi, je chante avec l'âme désolée.


—Par tous les Mandarins de l'Enfer, s'écria Ko-Li-Tsin, l'eau est froide pendant le onzième mois comme la neige des montagnes de l'Ouest, et coupante, lorsqu'on tombe de si haut, comme mille lames d'acier. Mais les dalles des rues ou les dragons des toitures eussent été plus fâcheux encore.

Le poëte secoua sa tête hors de l'eau et regarda de tous côtés la pâleur limpide du lac où se mirait la lune.

—Où suis-je? dit-il; que les rivages sont éloignés! Je suis las et brisé de ma chute. Mes larges manches s'emplissent d'eau; mes semelles pèsent comme des blocs de plomb, et il me semble que je traîne après moi un flot inerte de lourds cadavres.

Ko-Li-Tsin nageait péniblement et ne savait de quel côté se diriger; il s'essoufflait de plus en plus.

—Après avoir volé dans l'espace comme les Sages immortels, disait-il, vais-je me noyer ici comme un chien blessé?

Il luttait courageusement, mais devenait plus lourd à chaque mouvement. Ses tempes battaient; il fixait des yeux hagards sur les reflets de la lune éparpillés à la surface de l'eau. Tout à coup une petite jonque passa dans la clarté. Ko-Li-Tsin jeta un cri, battit l'eau de ses mains, puis, exténué de ce dernier effort, se laissa couler. Il n'avait pas encore perdu connaissance, lorsqu'il se sentit violemment saisi et enlevé par un poignet vigoureux. Après avoir toussé, éternué et frotté ses yeux pleins d'eau, il vit qu'il était assis dans un bateau en face d'un personnage de haute taille qui ramait. Ko-Li-Tsin se hâta de se lever et de saluer selon les règles.

—Mon noble sauveur, dit-il, excuse-moi de t'avoir détourné de ton chemin. Si je n'en avais pas été à mon suprême effort, je n'aurais pas crié pour attirer ton attention. Mon nom est Chen-Ton; je suis poëte, et je chanterai tes louanges.

L'homme quitta les rames, se leva à son tour, et salua:

—Mon nom est Lou; je suis originaire du Pé-Tchi-Li. Ce jour est un des meilleurs de ma vie, car j'ai retardé le voyage au pays d'en haut d'un grand poëte qui me sera un ami précieux. Mais tu ne peux rester ainsi imbibé d'eau. Quand j'ai entendu ton cri, j'allais au Bateau des Fleurs de la Mer du Nord. Veux-tu que je t'y conduise? Là de gracieuses femmes te sécheront, te réchaufferont; puis nous terminerons la nuit en buvant ensemble joyeusement.

—Merci, merci, seigneur Lou, dit le faux Chen-Ton; c'est avec empressement que j'accepte ta proposition, car il y a bien longtemps que je n'ai bu des tasses de vin avec un ami et que je n'ai respiré les parfums du Bateau des Fleurs!

—Allons, allons, tu me conteras ton histoire, dit Lou en se remettant à ramer.

Il dirigea habilement son embarcation vers des lumières de toutes couleurs qui brillaient non loin du rivage, et pénétra bientôt dans une allée que forment sur le lac deux haies de grandes jonques pavoisées. A droite, à gauche, des coques peintes de tons brillants, couvertes d'emblèmes bizarres et de figures allégoriques, semblent d'immenses corbeilles de fleurs, avec leurs ponts chargés de plantes rares et somptueuses. Sur chaque navire, du milieu des pivoines et des lanternes multicolores s'élève élégamment une porte aux colonnettes dorées et enlacées de feuillage ou d'animaux sculptés, au toit frangé de monstres et surmonté de banderoles flottantes. Ce portique mène, par un étroit chemin ménagé entre les fleurs, jonché de roses et traversé de loin en loin par une tige fantasque de lianes et de jasmins, à une habitation construite en bambou, dont on aperçoit, à travers le feuillage, une rangée de coquettes fenêtres fermées de stores verts. Quatre bancs couverts de riches tapis s'appuient extérieurement à ses quatre faces. Un rideau de soie écarlate voile l'entrée des salles intérieures; sans cesse gonflé de brises, il palpite comme le soulèvement égal d'un sein, laissant sortir de tendres soupirs de flûte, de doux frémissements de pi-pas, laissant entrer dans les chambres tièdes la fraîcheur embaumée du lac; et, sur la terrasse qui domine la maisonnette, à demi couchés sur des lits de mousse ou accoudés à de fines balustrades de laque, des hommes de tout âge rêvent ou causent, mêlant l'odeur du tabac opiacé aux parfums chauds des floraisons.

Ko-Li-Tsin et son nouvel ami montèrent sur la plus brillante des jonques, marchant dans les fleurs, écartant les branches souples.

—Salut, salut! seigneur Lou, crièrent du haut de la terrasse quelques fumeurs. Ne viens-tu pas rire avec nous?

—Salut, salut! répondit Lou. Je ne viens pas rire avec vous. Je suis aujourd'hui engagé avec un ami.

Et, soulevant le rideau de soie écarlate, il pénétra avec Ko-Li-Tsin dans l'appartement intérieur. Un parfum de musc et de camphre leur monta aux narines. Leurs pieds enfonçaient dans un tapis profond. Sous la clarté trouble et tendre des lanternes suspendues aux poutrelles d'un plafond doré, des femmes gracieuses, aux costumes éclatants, s'accroupissaient auprès de plusieurs jeunes hommes languissamment étendus sur des coussins; elles mordillaient le bout d'une flûte de jade ou grattaient de l'ongle les cordes d'un pi-pa, ou parfois, en renversant la tête, laissaient échapper de leurs lèvres un long rire clair comme une cascade.

Le seigneur Lou traversa rapidement la salle, lit un signe de tête aux personnes qu'il connaissait, souleva un autre rideau de soie et, descendant quelques marches, introduisit Ko-Li-Tsin dans la seconde chambre.

Celle-ci était presque solitaire. Trois femmes seules sommeillaient dans les fleurs.

Au plafond, sous des treillis de bambou, brillent des miroirs d'acier poli qui reflètent avec mille brisures la chambre et les lumières. Accrochés aux murs, des tableaux peints sur papier de riz représentent des scènes amoureuses, et au fond un petit autel de jade vert supporte une frêle statue, couleur d'or, de la déesse Son-Tse-Pou-Sah, qui s'assied les jambes croisées, et montre sur sa main droite un enfant nouveau-né.

—Allons, s'écria Lou, jeunes oisillons paresseux, venez consoler et réchauffer mon pauvre ami qui sort de l'eau.

Les femmes se levèrent et s'approchèrent chancelantes sur leurs très-petits pieds.

—Nous voici, dirent-elles. Où est le cœur endolori? nous le guérirons par de tendres chansons; où est le corps glacé par le froid? nous le réchaufferons sous nos lèvres tièdes.

Leurs paroles s'égrenaient de leurs bouches comme des perles tombent d'un collier.

—Il suffit de vous entendre pour oublier toute tristesse, répondit Ko-Li-Tsin, et de vous voir pour se sentir envahi d'une douce chaleur, comme devant un feu de sarment.

—Il faut trouver des vêtements pour mon ami et lui retirer ses habits mouillés, dit Lou d'un ton impératif.

Puis il sortit, et deux femmes le suivirent; mais la troisième s'approcha du poëte, l'enveloppant de son lent regard.

A peine comptait-elle seize ans; elle avait déjà conquis tous les secrets des caressantes attitudes, toutes les grâces et toutes les mollesses des mouvements veloutés. Petite, gracieuse, elle marchait en faisant onduler son corps, et en s'étirant doucement, comme lasse et ensommeillée. Ses yeux lourds, chargés de langueur, brillaient paresseusement entre ses grands cils; sa bouche mignonne se gonflait parfois d'une petite moue mutine qui s'affaissait bientôt dans un sourire; souvent elle balançait la tête avec lenteur, faisant trembler les fleurs et les pierreries posées dans ses cheveux; et nulle musique n'était plus douce que le si-so si-so de sa double robe de satin brodée de perles.

Elle déshabilla Ko-Li-Tsin avec mille minauderies tendres, et lui lit revêtir des robes parfumées et tièdes.

—Maintenant, viens, dit-elle, en le tirant par sa manche, viens te reposer sur ces coussins de soie rose gonflés de plumes d'orfraie. Je te chanterai une chanson bien rhythmée pour rendre le calme à ton esprit.

—Que parles-tu de me rendre le calme? dit Ko-Li-Tsin en riant. Chacun de tes mouvements me retourne le foie; quand tu me chanteras ta chanson il sortira certainement de ma poitrine.

—Tu ne veux pas que je chante? dit-elle, en faisant la moue. Alors je vais rejoindre le seigneur Lou.

—Oh! non! dit Ko-Li-Tsin, mon ami rit et fume avec tes compagnes; reste près de moi, et chante pour me réjouir.

Le poëte s'étendit sur les coussins, pendant que la jeune femme allait vers le mur pour y prendre son pi-pa. Elle feignit d'abord de ne pouvoir l'atteindre; mais, faisant un petit saut, elle le décrocha avec un soupir. Puis elle vint s'asseoir aux pieds de Ko-Li-Tsin, et commença de faire vibrer les cordes.

—Je vais te chanter les chi-pa-mo, dit-elle, qui sont les dix-huit trésors d'une jeune femme.

Ses yeux sont comme deux étangs bordés de bambous noirs; ses sourcils ressemblent à de jeunes épis de seigle.

Ai-yo, ai-yo! j'aime les yeux de la belle fille.

Son front ressemble à du jade couvert de gelée blanche; ses cheveux ont l'air de saules au printemps.

Ai-yo, ai-yo! j'aime le front et les cheveux de la belle fille.

Sa bouche est une pivoine rouge près d'éclore; ses joues sont des pivoines roses tout épanouies.

Ai-yo, ai-yo! j'aime la bouche et les joues de la belle fille.

Ses seins sont comme des fleurs voilées de neige, ses épaules comme les ailes fermées d'une cigogne.

Ai-yo, ai-yo! j'aime les seins et les épaules de la belle fille.

Ses pieds sont comme des nénuphars entr'ouverts sur l'eau et ses jambes comme deux pi-pas renversés.

Ai-yo, ai-yo! j'aime les pieds et les jambes de la belle fille.

Son ventre est comme un lac où donne la lune....

La jeune femme renversa sa tête sur les genoux de Ko-Li-Tsin et se prit à rire.

—Eh bien! dit-il en lui caressant les cheveux, tu ne continues pas?

—Non, dit-elle, secouant la tête, je ne veux pas.

Elle jeta par terre sa guitare et fit semblant de pleurer.

Le poëte l'attira dans ses bras et l'embrassa pour la consoler.

—Ai-yo, ai-yo! dit-il, j'aime la belle fille tout entière.

Le seigneur Lou reparut dans la chambre.

—Eh bien! noble poëte, t'es-tu assez reposé, et te plaît-il de venir boire et causer en ma compagnie?

—Je suis, dit Ko-Li-Tsin en se levant, plus frais et plus dispos que je ne l'ai jamais été. Bonsoir, douce sarcelle, ajouta-t-il en saluant la jeune femme; j'espère te revoir souvent.

Puis il monta avec Lou sur la terrasse pleine de buveurs et de fumeurs. Ils s'établirent en face l'un de l'autre.

—Que le Pou-Sah du souvenir vienne à mon aide! pensa Ko-Li-Tsin en regardant pour la première fois son ami bien en face. Il me semble que j'ai déjà rencontré ce bienfaisant seigneur qui tire les gens du lac, les fait somptueusement vêtir par de belles jeunes filles et leur offre des tasses de tiède vin de riz.

En ce moment aussi le seigneur Lou paraissait observer le faux Chen-Ton avec une sorte de curiosité inquiète.

—Ne m'accorderas-tu pas la confiance de me raconter ton histoire? demanda-t-il dès qu'un jeune garçon eut déposé devant eux un grand bol plein de vin et deux tasses.

—Eh quoi! ne l'ai-je point fait déjà? dit Ko-Li-Tsin, embarrassé.

—Non. Par suite de quelles circonstances étais-tu dans le lac?

—Voici. Je suis revenu d'un long voyage.

—Ah! ah! Où étais-tu allé?

—A Kai-Fon-Fou. J'ai des parents dans le Ho-Nan. Ce soir, pour me divertir, pour comparer la lune à son reflet dans l'eau, j'ai détaché mon petit bateau du saule qui le cache aux regards curieux; mais pendant mon absence mon bateau avait sans doute reçu une blessure. Il sombra, et j'allais me noyer, quand tu m'es apparu. A ton tour, noble seigneur, parle-moi de ta personne vénérable. Quelle est ta glorieuse profession?

—Mon père m'a laissé une fortune qui me suffit, dit Lou. Je ne suis encore que Tiu-Ien, mais j'espère conquérir bientôt des grades plus élevés dans la littérature et dans les sciences.

Ko-Li-Tsin battit des mains.

—Tu es poëte aussi! s'écria-t-il. Que le Pou-Sah des rencontres soit loué!

Comme une épouse infidèle ouvre l'oreille aux paroles d'un riche marchand qui lui offre des perles de Tartarie dans une coupe de jade vert;

Ainsi ma jonque a laissé pénétrer en elle l'eau dangereuse du lac jaloux.

Mais, pour me sauver, mon frère m'a été envoyé dans un rayon de lune par les Pou-Sahs compatissants;

Et maintenant j'entendrai les vers de mon frère caresser doucement mon oreille parfumée encore du souffle d'une belle fille!

—Bien! bien! s'écria le seigneur Lou avec enthousiasme. Comment aurais-je pu me douter qu'il y eût un homme pareil dans la Patrie du Milieu?

Et, faisant des gestes nombreux, il renversa sa tasse devant lui.

—Ah! ah! reprit-il.

J'ai rempli ma tasse d'un vin bien fabriqué; mais, quand j'ai voulu boire, la tasse était vide, parce que l'étoffe de ma manche l'avait jetée à terre.

Quand il pleut, c'est que le vent renverse les tasses pleines des Sages immortels qui s'enivrent dans les nuages, au-dessus des montagnes;

Mais la rosée des champs et l'humidité des fleurs, aspirées par le soleil, remplissent de nouveau les tasses des Génies;

Et il reste assez de vin dans le Bateau des Fleurs de la Mer du Nord pour que je puisse boire encore en composant des vers à la louange de la lune et du poëte Chen-Ton!

—Oh! dit Ko-Li-Tsin ravi, quel ami glorieux j'ai rencontré! Jamais aucun homme, depuis la mort de l'illustre Li-Tai-Pé et celle de Sou-Tong-Po, le voyageur, n'a enfermé de plus nobles pensées en des rhythmes plus harmonieux. Mais, ajouta le poëte après un silence, que disent donc ces seigneurs qui boivent à côté de nous? il me semble que j'entends parler de révolution et d'armées.

—Ils en parlent en effet, dit le seigneur Lou en fronçant les sourcils.

—Me permettras-tu de me dérober un instant aux charmes de la conversation afin d'écouter ce qu'ils racontent? car j'arrive des champs et j'ignore ce qui se passe dans la Patrie du Milieu.

Le nouvel ami de Ko-Li-Tsin fit un geste d'assentiment.

—En moins d'une Lune, disait un jeune buveur qu'à son costume de satin jaune et à ses deux sabres croisés derrière son dos il était aisé de reconnaître pour un Pa-Tsong, en moins d'une Lune la révolte a grossi dangereusement. Après avoir quitté Pey-Tsin dans la compagnie de quelques bonzes, Ta-Kiang a couru les campagnes, soulevant les laboureurs; plusieurs chefs d'armée, abandonnant le véritable Fils du Ciel, se sont soumis au rebelle, et maintenant une multitude formidable, commandée par le jeune homme de Chi-Tse-Po, campe devant la ville de Hang-Tchéou, dans le Tché-Kiang.

Ko-Li-Tsin eut grand'peine à retenir une exclamation de joie.

—Magnanime Ta-Kiang! pensa-t-il.

—Croyez-vous, dit-il d'un ton indifférent, que le rebelle renversera la dynastie tartare?

—Cela pourrait bien arriver.

—Renverser notre glorieux Kang-Si! s'écria un personnage obèse, décoré du globule de Mandarin. Qui a dit cela?

—Kang-Si est glorieux en effet. S'il était d'une dynastie chinoise, reprit le Pa-Tsong, il serait inébranlable sur son trône de bronze; mais il est Tartare; il se pourrait qu'il fût renversé.

—Je ne crois pas qu'il puisse l'être, dit le seigneur Lou en riant, car les Pou-Sahs le protégent. Ne savez-vous pas ce qui s'est passé tout récemment dans la Pagode de l'Agriculture?

—Je le sais, et mieux que vous peut-être, repartit le jeune chef. C'était quelques jours après le siége et l'incendie de la Pagode de Kouan-Chi-In. Le bruit courait que les bonzes du Temple de l'Agriculture conspiraient pour le retour et le triomphe des rebelles enfuis; mais le Fils du Ciel avait défendu qu'on les inquiétât. Or, un soir, le grand Tao-Sée entra seul dans le temple afin de s'y livrer à des méditations pieuses; en passant à côté de la grande cloche du seuil, il lui sembla qu'elle vibrait sourdement. Une heure après, lorsqu'il sortit, la cloche rendit un son plus fort, et cette fois le bonze s'arrêta, plein de terreur.

—Que veut dire cela? s'écria-t-il en tremblant. Le Ciel a-t-il quelque chose à me révéler?

—Oui, dit la cloche d'une voix terrible et sonore.

—Parle! Qui es-tu? dit le Tao-Sée en se prosternant.

—Je suis le Dragon, et je viens te réprimander de ta conduite criminelle.

Le prêtre frappait la terre de son front.

—Tu me trahis, continua la voix; mais je te pardonnerai si tu consens à te repentir et à faire ce que je t'ordonnerai.

—Ordonne, dit le Tao-Sée épouvanté, et pardonne-moi mes erreurs.

—L'empereur aimé du ciel, reprit la voix, c'est Kang-Si au règne glorieux. Votre empereur rebelle est envoyé par les mandarins de l'enfer. Cesse d'encourager la révolte que tu allumes dans la ville, et soumets-toi au vrai maître de l'Empire; sinon d'affreux malheurs te tortureront. Voilà ce que j'avais à te dire. Retire-toi.

Le bonze fut entièrement converti, et le germe de la révolution fut étouffé dans la Capitale.

—Tu vois bien, dit le seigneur Lou, que j'avais raison de dire que les Pou-Sahs protégent l'empereur Kang-Si.

—Tu aurais eu raison en disant que l'empereur se protége lui-même, reprit le Pa-Tsong. Vous n'ignorez pas, continua-t-il en s'adressant à tous les buveurs attentifs, que Kang-Si se plaît à sortir quelquefois de son palais pour se promener seul et déguisé dans la ville et se mêler aux groupes des oisifs. Eh bien! un soir, l'empereur est sorti de la Ville Rouge; il s'est dirigé sans être vu vers le Temple de l'Agriculture; il a attendu un instant où il ne passait personne; alors, se faisant le plus petit qu'il a pu, il s'est blotti dans l'énorme cloche de bronze; et voilà pourquoi il a été donné au Grand Tao-Sée de converser avec le Pou-Sah de la cloche.

Les auditeurs éclatèrent de rire. Le seigneur Lou convint que cette histoire était tout à fait vraisemblable et digne de Kang-Si, duquel on connaissait mille ruses analogues. Puis d'autres propos circulèrent.

—Sait-on, demanda quelqu'un, ce qu'est devenu le poëte Ko-Li-Tsin, celui qui avait attenté audacieusement aux jours sacrés du Ciel?

—Il est dans la prison, dit le Pa-Tsong; on le réserve à un terrible supplice.

—Oh! oh! lit Ko-Li-Tsin.

—On raconte qu'il a subi la torture avec un courage admirable.

—Il est vrai, dit le seigneur Lou; Kang-Si serait heureux d'avoir de pareils serviteurs.

Ko-Li-Tsin fut sur le point de saluer celui qui parlait ainsi; mais il se retint heureusement. Il jugea même convenable de donner une direction nouvelle à la conversation.

—Ne faisons-nous plus de vers? dit-il au seigneur Lou.

—J'allais te le demander, dit celui-ci. Choisis toi-même, un sujet favorable.

—Te plairait-il de parler des Rêves en vers de sept caractères?

—Cela me plairait, dit Lou en prenant un pinceau.

Les deux nouveaux amis se recueillirent un instant. L'œil de Ko-Li-Tsin pétillait de plaisir. Ils écrivirent sans s'interrompre et terminèrent en même temps.

—Voici, dit Ko-Li-Tsin, en offrant ses tablettes au seigneur Lou, qui lui tendait les siennes.

Ko-Li-Tsin se hâta de lire les vers de son compagnon. Ils étaient conformes aux bonnes règles, et disaient:

Pendant le sommeil les pensées de l'homme, sortant de son esprit, se promènent devant ses yeux, et les rêves de la nuit comblent les désirs du jour.

Le pauvre se voit riche, et l'homme vil se voit glorieux.

Celui qui, pleurant sa bien-aimée absente, s'endort dans ses larmes refroidies, sent la tête de celle qu'il adore penchée vers son épaule.

Le poëte converse avec Kon-Fou-Tsé; le mandarin se croit empereur.

Mais l'empereur, sur son lit somptueux, froisse les coussins de son front plein de soucis, et, souvent, s'appuyant sur le coude, il parle au chef des Eunuques:

«De quel côté souffle le vent? dit-il. Des nuages voilent-ils la lune implacable? La brûlante sécheresse menace-t-elle toujours mon peuple?»

Cependant il s'endort, et il rêve qu'une pluie abondante est descendue du ciel.

De son côté, le seigneur Lou admirait l'écriture irréprochable de Ko-Li-Tsin et lisait les vers suivants:

Le rêve ressemble à une ombre sur le sable. Mais quand on l'écrit sur des pages blanches, le rêve devient comme un corps au soleil.

Un jeune bonze de Na-Ian écrivait ses songes sous les treillis du Pavillon Rouge. Sur la plus haute terrasse de la Tour à Neuf Étages une fille écrivait aussi ses songes.

Le rêve du jeune prêtre était tendre; celui de la jeune fille était doux.

J'ai conduit les deux rêves l'un vers l'autre, comme deux époux timides.

—Voici, s'écria Lou, le plus élégant poëme que je connaisse, et j'annonce un glorieux avenir à celui qui l'a écrit.

—Ne parle pas de mes vers, dit Ko-Li-Tsin; ils semblent être ceux d'un enfant auprès des tiens. Tu me vois encore immobile d'admiration.

—Non, dit Lou avec gravité; ton poëme vaut mieux que le mien, et si l'empereur l'avait sous les yeux il te ferait certainement un des premiers de l'Empire.

En parlant ainsi, le seigneur Lou regardait fixement Ko-Li-Tsin; ses sourcils s'étaient dressés, son visage avait pris une expression de noblesse et de majesté peu conciliable avec sa condition modeste: Ko-Li-Tsin frissonna.

Lou prit sa tête dans ses mains et songea longuement.

—Où donc ai-je vu cet homme? murmura-t-il.

Tout d'un coup il releva le front, bondit sur son siége et cria:

—Je me souviens! c'est celui qui a voulu m'assassiner!

Mais Ko-Li-Tsin n'était plus en face de lui.

Pendant que le seigneur Lou songeait, le poëte s'était silencieusement levé; il avait descendu l'escalier de la terrasse, enfilé le couloir fleuri, traversé, en sautant de barque en barque, l'étroite rue liquide; et maintenant il courait démesurément vite vers la maison de Yu-Tchin, située à peu de distance.

—C'était lui! disait-il en haletant; il allait me reconnaître; j'étais perdu. Je ne croyais pas, en tombant dans ce lac, tomber dans un danger si grand. J'aurais dû le tuer? Non, il venait de me sauver la vie. D'ailleurs je n'en aurais pas eu le courage après avoir ri et chanté avec lui.

Il atteignit la maison de son amie et frappa à coups redoublés. Yu-Tchin vint lui ouvrir, et, pleurant de joie, se jeta dans ses bras.

—Te voilà! cria-t-elle; je te croyais mort, et j'étais prête à mourir de chagrin. J'avais tout préparé pour notre mariage. Vois, je suis toute parée, les invités sont encore là; viens vite.

—Il s'agit bien de se marier! dit Ko-Li-Tsin rapidement. Bonne Yu-Tchin, prends une hache, une corde, une lanterne, et suis-moi.


CHAPITRE XVII

LE TIGRE DE JADE


Vaincu par la flèche du chasseur de Tartarie, le grand tigre est renversé sur le dos dans les ronces du ravin.

Mais dans sa gueule ouverte, comme dans le tronc d'un saule creux, les abeilles ont déposé leur miel,

Et la gueule du tigre, béante, apparaît pleine d'or.


—Eh bien! s'écria Ko-Li-Tsin, en franchissant la porte ruinée de la pagode de Kouaq-Chi-In, me suis-je trompé? Où sommes-nous? Où est l'escalier d'albâtre? N'est-ce pas ici que je me suis battu?

—C'est bien ici, dit Yu-Tchin; mais l'escalier est démoli et la pagode, pendant trois jours, a brûlé.

—Misérable Ko-Li-Tsin! gémit le poëte, que faisais-tu dans ta prison? Paresseux et prudent, tu soignais tes blessures, tu préparais jour à jour ton évasion, et tu as perdu un mois, et tu as tout perdu! Il fallait fuir tout de suite, t'accrocher aux saillies des terrasses, descendre les dix étages de la tour, étrangler les soldats, et enfin exécuter l'ordre du maître. Ta-Kiang est glorieux, vainqueur, chef d'une armée terrible; toi, qu'auras-tu fait dans toute cette gloire? Tu n'as pas même pu sauver Yo-Men-Li; et peut-être vas-tu causer la perte de l'empereur. Lorsqu'il frappera aux portes de Pey-Tsin en disant: «C'est moi!» tu ne seras pas là. pour lui ouvrir, et s'il te demande: «Où sont tes soldats?» tu lui montreras Yu-Tchin armée d'une pioche.

—Mais qu'as tu donc, maître? dit en tremblant Yu-Tchin. Pourquoi es-tu si désespéré en face de ces ruines?

—C'est qu'il y avait sous la pagode un trésor qu'on m'avait confié et sans lequel je ne puis rien faire, répondit Ko-Li-Tsin. Je pleure de le voir englouti.

—Si le feu, dit Yu-Tchin, n'a pas brûlé le trésor, nous le retrouverons sous les décombres.

—Tu as raison; mais il faudrait plusieurs hommes robustes pour soulever cette montagne de pierres écroulées, et je ne peux dire mon secret à personne.

—Essayons tout seuls, dit Yu-Tchin. Il n'est sans doute pas indispensable de soulever les pierres. Nous pourrons peut-être nous glisser à travers les interstices de l'écroulement et arriver jusqu'au trésor.

—Essayons! dit Ko-Li-Tsin. Je suis fou de me décourager. La prison m'a affaibli l'esprit. Allons, bonne Yu-Tchin, quand nous devrions être écrasés sous les débris du monument, tâchons de lui arracher son cœur précieux.

Ko-Li-Tsin posa le pied sur les restes branlants du grand escalier, et tendit la main à Yu-Tchin. Ils atteignirent dangereusement la première terrasse qui était à demi effondrée et toute couverte de blocs renversés.

—Prenons garde, dit le poëte; parmi l'obscurité nous pourrions glisser dans quelque fente et y mourir sans gloire. La nuit va finir, attendons le jour.

—Oui, fit Yu-Tchin; les ombres semblent des trous et les trous des surfaces planes. Il vaut mieux attendre une clarté plus franche que celle de ma lanterne en papier bleu.

Assis l'un près de l'autre sur le socle d'une statue brisée, Yu-Tchin disait mille choses tendres à Ko-Li-Tsin songeur.

Bientôt des blancheurs bleuâtres frappèrent les monceaux de débris, faisant briller les cassures des pierres et luire çà et là des émaux et des fleurs de porcelaine.

Tout était brisé, détruit, défiguré: les terrasses, les toits échelonnés s'effondraient entre les murs d'albâtre, dont la blancheur était sillonnée de traces de fumée et de longues traînées de sang noirci; les adorables sculptures de jade, rompues par la hache, s'émiettaient en grêlons; où se dressèrent de précieuses colonnettes on ne voyait que des tronçons léchés par la flamme. Cependant, sous le soleil qui se levait, la pagode ruinée gardait encore quelque chose de son ancienne majesté; et formait des monceaux somptueux et brillants.

Ko-Li-Tsin s'avança vers l'édifice tombé.

—Prenons courage! dit-il à Yu-Tchin; tâchons d'écarter ces pierres pesantes et de soulever ces toitures affaissées, comme si nous étions une armée entière.

—Viens par ici, dit Yu-Tchin, qui frissonnait un peu dans le froid du matin. Il ne faut pas songer à soulever les pierres, mais à profiter des maladresses du hasard qui a dû laisser quelque porche debout.

—Le crois-tu? Kuan-Te à pris a tâche de tout détruire. On dirait même que Lao-Kuon lui est venu en aide, et que le tonnerre est tombé sur la pagode.

—N'importe! dit Yu-Tchin, nous entrerons.

Posant à terre sa lanterne à côté de sa pioche, elle enroula la corde autour de sa taille, et se glissa par une étroite brèche en se faisant aussi mince qu'elle pouvait. Ses doigts s'égratignaient aux parois ébréchées des murailles. Elle disparut; mais Ko-Li-Tsin l'entendit battre des mains joyeusement.

—Le premier pas est fait, dit-elle, donne-moi la lanterne et la pioche. Bien! Maintenant, prends le chemin que j'ai frayé.

—A voir l'entrée, fit le poëte en s'insinuant à son tour dans la ruine, on ne pourrait pas croire qu'elle fût assez large pour le corps d'une fouine.

—Où sommes-nous? dit Yu-Tchin, qui regardait autour d'elle.

La lumière, pénétrant par d'étroites brèches, tombait en rayons blafards sur le sol jonché d'éclats de pierres et formait des ombres singulières que la clarté bleue de la lanterne contrariait ou redoublait. Ce lieu avait été jadis un vestibule. Le plafond ployait dangereusement; une porte qui conduisait à la salle principale de la pagode était debout; mais des murs abattus formaient devant elle de petites collines. Ko-Li-Tsin monta sur les débris encore chauds, et tendit la main à Yu-Tchin qui les escalada à son tour; perdant l'équilibre, elle tomba sur le poëte, et tous deux roulèrent dans le temple même, au milieu d'un grand fracas de pierres croulantes. Ils ne se firent d'autre mal que de se meurtrir un peu les genoux et les mains. Yu-Tchin n'avait pas lâché sa lanterne; après avoir eu peur, elle riait dans les décombres. Ko-Li-Tsin se mit à rire aussi; mais il chercha longtemps la pioche, qui avait bondi au loin.

Un jour pâle régnait dans l'enceinte autrefois somptueuse, car de minces filets de jour descendaient comme une pluie par les fentes des toits calcinés. Le sol était couvert de cendres. Les statues des Pou-Sahs de bronze avaient fondu et coulé en ruisseaux sombres. Toute une partie du plafond, effondrée, laissait passer par son bâillement déchiqueté les planchers et les toitures des étages supérieurs. Des lambeaux de balustrades dorées s'allongeaient comme des bras hagards; des dragons, des lions de marbre blanc, souillés de suie, s'appuyaient sur des poutrelles brisées et prêtes à s'affaisser; des cassolettes, des vases en métal, des autels de jade et des tronçons de dieux restaient suspendus dans les entre-croisements des décombres ou roulaient dans des cascades de ruines.

—Comment retrouver la déesse Kouan-Chi-In au milieu de tout cela? dit Ko-Li-Tsin en promenant ses veux sur les débris informes. Elle aura fondu comme les autres dieux, et nous ne pourrons pas même reconnaître la place où elle se dressait.

—Tu sais, dit Yu-Tchin, que Kouan-Chi-In est d'ordinaire montée sur un tigre blanc; la déesse était probablement en bronze doré, mais le tigre devait être en jade. Or le jade ne brûle ni ne fond.

—Tu as raison, dit Ko-Li-Tsin, cherchons le tigre blanc.

Ils s'avancèrent prudemment. Leurs pas soulevaient des nuages de cendres.

—Si le plafond s'écroulait! dit Yu-Tchin en regardant en haut.

—Nous serions écrasés, bonne Yu-Tchin.

—Ah! fit-elle en se rapprochant de lui.

—Je me souviens, dit Ko-Li-Tsin, que les quatre gardiens de Fô occupaient chacun un angle du temple, et l'un d'eux devait être placé où je suis.

Le poëte se baissa et ramassa quelque chose.

—Voici d'ailleurs le manche émaillé de son parasol. La grande statue de Fô était au milieu des gardiens, et la déesse s'élevait à quelques pas derrière lui.

Il se dirigea vers l'endroit où il jugeait qu'elle avait été jadis.

—Ah! dit-il, la statue est détruite, mais voici le tigre renversé, et le socle est encore debout.

—Prends-garde, fit Yu-Tchin; vois comme les dalles sont fendillées et branlantes autour du piédestal.

Ko-Li-Tsin s'avança lentement et prit à sa ceinture les deux clefs d'or.

—Pourvu que la serrure se trouve de ce côté! dit-il, de l'autre l'encombrement des toits croules nous empêcherait d'y atteindre.

Tout à coup la dalle sur laquelle Ko-Li-Tsin posait le pied bascula, et le poëte disparut dans une ouverture qui fut aussitôt refermée par la chute du socle et d'un gros tas de pierres.

Yu-Tchin hurla d'épouvante et de désespoir. Elle se jeta par terre, essayant de ses mains, de ses dents, de ses ongles, de redresser le piédestal, et criant de toute son haleine: «Ko-Li-Tsin!» Mais rien ne lui répondait; le silence avait succédé au retentissement bruyant, occasionné par l'engloutissement du poëte.

Folle de douleur, Yu-Tchin saisit la pioche et frappa avec frénésie. Pendant une heure elle travailla à déblayer l'entre-bâillement obstrué; de temps en temps elle gémissait: «Ko-Li-Tsin!» Enfin elle crut entendre une voix lointaine qui murmurait: «Par ici!»

—Me voilà! cria-t-elle.

Attachant la lanterne à sa ceinture, elle continua à écarter les blocs de pierre. Bientôt la voix de Ko-Li-Tsin devint plus distincte.

—Tu n'es pas blessé? dit Yu-Tchin.

—Non, dit le poëte; mais je ne puis t'aider; je suis dans une obscurité complète.

—Retire-toi promptement! s'écria Yu-Tchin avec effroi; le piédestal va tomber sur toi!

Elle recula elle-même. Un énorme monceau s'effondra lentement.

—Il est mort! dit Yu-Tchin, l'œil hagard.

Elle restait immobile, regardant avec fixité le trou béant. Mais soudain elle entendit nettement la voix de Ko-Li-Tsin qui lui disait: «Viens-tu?»

—Ah! tu es encore vivant, mon époux chéri! Où es-tu?

—Dans le noir, dit Ko-Li-Tsin; apporte ta lanterne.

Les pierres en s'écroulant avaient formé une pente douce qui s'enfonçait sous la terre. Yu-Tchin, tremblante, se laissa glisser; elle se trouva bientôt dans un souterrain qu'illumina la lueur de sa lanterne.

—Où sommes-nous? dit Ko-Li-Tsin. Ah! Kouan-Tchi-In nous protége! Car voici le trésor, le merveilleux trésor!

En effet, de tous côtés s'alignaient de grands bassins d'argent pleins de poudre d'or; dans des vases de jade scintillaient des saphirs, des Dieux en argent massif, accroupis face à face, formaient une longue allée brillante, et, au milieu du souterrain, sur une estrade, s'ouvrait un vaste coffre de laque rempli jusqu'au bord d'un éblouissement, miraculeux de liangs d'or.


CHAPITRE XVIII

LES ANES NE SAVENT PAS S'ILS PORTENT DE L'OR OU DU FER


Sous ces lunettes, sous cette barbe blanche, oh! oh! quel est cet homme? Vraiment, il reposera bientôt dans la Salle des Ancêtres.

Cependant, si tu lui arrachais ses lunettes et sa barbe, tu verrais

Que ses yeux étincellent comme des rubis et qu'il ne lui manque pas une seule dent.


La Rue de Kou-Toung est une des rues les plus sales et les plus étroites de la Cité Chinoise. Elle est perdue dans ce réseau inextricable de carrefours et de ruelles contenu de chaque côté de l'Avenue du Centre entre le chemin de Cha-Coua et la muraille de la Cité Tartare. Grouillante, encombrée, tapageuse, brillant de mille couleurs violentes, mais si peu large et si traversée d'enseignes que la nuit s'y établit avant le coucher du soleil, elle donne asile à une foule obscure: petits commerçants, bimbelotiers, revendeurs, raccommodeurs de porcelaine, marchands de vieux livres noircis à demi rongés par les rats, fabricants de verroteries, de petits bijoux en métal faux, de bracelets en jade commun; c'est là aussi que logent, après leur journée terminée, les barbiers ambulants, les cuisiniers, les marchands d'eau, les forgerons en plein vent. Les façades des maisons, construites en briques et en bambou, disparaissent, bariolées d'affiches de toutes sortes, qui sont des satires, des proclamations, des sentences, des maximes, des pièces de vers placardées par un poëte dédaigneux des libraires, ou des critiques moqueuses des mœurs, du costume, du visage de quelque grand dignitaire.

Une multitude vulgaire et mal vêtue piétine dans la boue épaisse dans la Rue de Kou-Toung. Des enfants accroupis sur des tas d'ordures jouent au prêteur sur gages: le nez chargé d'une paire de lunettes en papier, l'un estime, regarde, retourne avec mépris les trognons de choux que lui présentent ses camarades et discute le nombre de cailloux qu'il prêtera sur les trognons, avec les grimaces d'un vieil usurier. Les marchands et les habitants des maisons passent la plus grande partie de la journée assis devant leur porte sur des nattes de bambous, s'interpellant l'un l'autre, riant bruyamment et assaillant les passants de mille quolibets hardis.

Une des maisons les moins misérables et le plus solidement construites de la Ruelle de Kou-Toung était habitée par un vieux marchand de lanternes retiré depuis longtemps du commerce. Il passait pour riche parmi les gens du quartier, car il possédait une seconde maison en face de celle où il logeait, et en tirait quelques revenus. Son ventre, du reste, avait l'ampleur d'un ventre de mandarin.

Un jour que, les mains derrière le dos, une petite pipe de métal à la bouche, il parlait sentencieusement à ses voisins des réformes à introduire dans la machine gouvernementale, des chances probables de la révolution, des dommages qu'une guerre civile ferait subir au commerce et spécialement aux propriétaires, il vit venir à lui un vieillard courbé par l'âge, le crâne couvert d'un large bonnet de feutre, le visage enfoui dans une barbe blanche, hérissée et ébouriffée, le corps enveloppé d'une robe brune assez misérable. Il était accompagné d'une petite vieille habillée d'affreux chiffons sales, et tous deux mutuellement soutenaient leur faiblesse.

—Salut, salut! maître, dit le vieillard au propriétaire ventru, en s'inclinant selon les règles.

—Salut, salut! dit le propriétaire, en se courbant à son tour.

—Je viens de lire les gros caractères d'une annonce ainsi conçue: «Que celui qui veut louer une maison à un prix raisonnable s'adresse à Sin-Tou»; et l'on me dit que Sin-Tou, c'est toi.

—En effet, je suis Sin-Tou, dit le propriétaire d'un air majestueux, et depuis quelques jours plusieurs personnes se disputent ma maison.

—Ah! dit le vieillard; cependant, puisque ton affiche n'est pas retirée, tu n'as pas encore fait choix d'un locataire; j'espère que, par égard pour mon âge, tu me donneras la préférence.

—Ton âge est en effet vénérable, dit Sin-Tou; mais, étant pauvre, je ne puis me permettre d'être généreux. Je livrerai ma maison à celui qui m'en offrira le meilleur prix.

—Je suis pauvre aussi, dit le vieillard. Je suis de Kan-Ton, et je me nomme A-Po. Voici la mère de mes trois fils.

Le propriétaire salua la vieille femme.

—Mes trois fils, reprit A-Po, extraient du fer dans les montagnes qui avoisinent Gé-Ol. Chacun d'eux m'envoie un tiers du minerai qu'il récolte chaque jour. Je me charge de le vendre, et c'est ainsi qu'est soutenue ma vieillesse.

—Le fer est d'un bon rapport, dit Sin-Tou; les riches s'en servent pour rendre non abordables les portes de leurs palais; ils en font des lions qui ornent leurs jardins et des dragons qui hérissent leurs toitures; les guerriers ont besoin de sabres et de lances, et le peuple ne peut se passer d'ustensiles solides. Le fer, heureux vieillard, est aussi précieux que l'or.

—Il faudrait pour bien vendre, dit A-Po, avoir l'activité de la jeunesse et l'habitude du commerce. Les grands marchands écrasent les petits; ils accaparent les débouchés, et lorsqu'on arrive après eux chez les acheteurs, ceux-ci vous répondent: «Nous n'avons besoin de rien.»

—Tu exagères, répondit Sin-Tou. Les grands marchands dédaignent de vendre peu et laissent des chalands aux industriels plus modestes.

—Enfin, où est la maison que tu veux louer? dit le vieillard.

—C'est celle qui est en face de nous, dit majestueusement Sin-Tou.

—Oh! oh! et combien en veux-tu par année? Elle est dans une rue bien peu aérée et sera bien malsaine pour un homme de mon âge.

—Malsaine! s'écria le propriétaire; apprends qu'ainsi abritée du vent et du soleil, elle est fraîche l'été et chaude l'hiver. La rue est peu aérée! dis-tu. Ne vois-tu pas que la Ruelle des Libraires se croise avec la Ruelle de Kou-Toung, et que ma maison est placée dans un perpétuel courant d'air?

—Et combien en veux-tu?

—Mille pièces, dit le propriétaire sans hésiter.

—Mille pièces! s'écria la vieille femme en ouvrant les bras avec effroi.

—Mille pièces! répéta le vieillard en tremblotant.

—Pas un tsin de moins, dit Sin-Tou.

—Mais si je louais ta maison, il nous faudrait manger des rats crus et du riz moisi.

—C'est une bonne nourriture, répliqua le propriétaire.

—Et de quoi se compose ta maison? Elle doit être semblable au Palais du Fils du Ciel pour valoir tant de pièces?

—Elle contient un appartement pour les femmes, une boutique et des caves.

—Les caves sont elles grandes? demanda le vieillard.

—Grandes et solidement fermées.

—Je te donne quatre cents pièces de ta maison, car je suis las de courir et de chercher.

—Si tu n'étais pas un homme vénérable, dit le propriétaire, je ne consentirais jamais à ce marché désastreux; mais, par respect pour ton âge, j'accepte.

—Je te remercie, dit A-Po.

Son épouse lui tendit un sac d'où il tira quatre cents pièces. Sin-Tou, après les avoir comptées lui-même, alla chercher les clefs de la maison; puis le vieux et la vieille s'éloignèrent en titubant.

Le lendemain, dès le lever du jour, trois ânes pelés qui trébuchaient à chaque pas défilèrent dans la Ruelle de Kou-Toung; ils étaient chargés de grands sacs gris qui semblaient fort pesants. A-Po tirait les bêtes par une corde et la vieille femme les suivait, armée d'un bambou. Ils s'arrêtèrent devant leur maison, déchargèrent péniblement les ânes et transportèrent un à un les sacs à l'intérieur; puis ils partirent. Une heure plus tard ils revinrent avec les ânes non moins chargés. Vingt fois au moins dans la journée la même manœuvre fut répétée, et le soir Sin-Tou, assis devant sa porte, se disait:

—Ce vieillard est plus riche qu'il ne voulait le dire; il possède beaucoup de ferraille.

Mais, au grand étonnement du propriétaire, les deux vieilles gens n'habitèrent pas la maison. On les voyait seulement venir quelquefois, suivis d'un âne, et peu d'instants après, s'éloigner en emportant un des lourds sacs de fer.


CHAPITRE XIX

TA-KIANG SE RÉVOLTE CONTRE LE CIEL


Il ne faut rendre aux vainqueurs que des honneurs funèbres.


Hurlants, hideux, farouches, sanglants déjà, deux cent mille guerriers emplissent la grande plaine qui environne Sian-Hoa, la Ville Parfumée. Quels sont ces hommes? Ceux-ci, aux visages blêmes, viennent du Nord infertile; ils ont laissé les champs pierreux qui résistaient à leurs bêches, ouvert l'étable aux bestiaux maladifs et abandonné leurs vieux parents dans les cabanes; ceux-là viennent du Sud brûlant, où les épis se calcinent sous le soleil; exaspérés par la famine, après avoir tué leurs femmes et leurs enfants, ils ont fui l'implacable sécheresse; leur taille est haute, leur corps maigre, leur face a la couleur du cuivre. Tumultueux comme la foudre, les uns, pirates redoutés, sont venus de la mer; ils sont ambitieux et braves. D'autres sont des bandits des montagnes: ils luttaient avec les grands serpents et les tigres pour leur ravir leurs grottes inaccessibles; souvent ils descendaient dans la plaine et remontaient bientôt repus et chargés. Il y a aussi dans cette multitude des mendiants décharnés, haillonneux, et des artisans vaincus par la misère. Des prisons éventrées ont vomi des flots d'hommes hagards. Enfin d'innombrables traîtres transfuges se sont joints à l'armée: leurs corps trapus gardent des lambeaux d'uniformes, leurs visages féroces sont hérissés de poils; leurs bras, qu'ils n'ont pas essuyés, sont rouges encore jusqu'au coude d'un massacre récent.

Cette foule formidable, fauve, bestiale, c'est l'armée de Ta-Kiang.

Ta-Kiang, durant trois lunes, a crié: «Je suis le Frère Aîné du Ciel; je libère et je glorifie! Je ferai grands les ambitieux et riches les avides; l'esclave sera seigneur et le prisonnier libre; ceux qui ont faim se rassasieront; les criminels seront pardonnés. Je suis le Cœur de l'Antique Patrie du Milieu, qu'on croyait mort depuis que le Tartare l'a écrasé sous son pied; mais voilà qu'un sang tempétueux le gonfle, et qu'il palpite, et ses battements formidables ébranlent l'Empire. L'imprudente antilope qui s'est aventurée dans l'antre d'un lion endormi a moins de terreur lorsque le roi famélique ouvre ses yeux d'or que le Tartare n'en ressent devant le réveil farouche de la Vraie Patrie. Je reprendrai le nom de la lumineuse dynastie et je m'assiérai sur un trône rouge et fumant, à la clameur triomphale du peuple. Que ceux qui sont de la pure race, que ceux qui ne sont pas nés de crimes ou d'adultères et ne roulent pas dans leurs veines de sang ennemi viennent s'abriter sous les plis somptueux de ma bannière et hurlent avec moi: En haut les Mings! en bas les Tsings!» Et la grande voix de Ta-Kiang a roulé d'écho en écho. Des émissaires enthousiastes ont porté sa parole dans les provinces malheureuses. Bientôt un flot d'hommes farouches s'est ébranlé, et, comme un grand fleuve qui déborde, les guerriers se sont avancés, renversant les cités, entraînant les populations, toujours plus nombreux, toujours plus terribles. Derrière eux les maisons s'écroulent et fument, les champs sont rasés et stériles. Après avoir pris Hang-Tchéou, capitale du Tché-Kiang, cette belle ville qui fut la résidence impériale sous la dynastie des Song, renversé Lui-Fon-Ta, la Tour des Vents Foudroyants; après avoir enjambé la Rivière tortueuse, ils ont marché vers le port de Ning-Po-Fou, qu'ils ont surpris la nuit: ils ont jeté les soldats dans le Lac de la Lune et les marchands dans l'Etang du Soleil. Ensuite ils ont campé pendant deux jours dans l'Ile aux Buffles, en face de Can-Pou, nommée aussi la Porte Étroite; lorsqu'ils s'éloignèrent, Can-Pou n'était plus qu'un monceau de cendres. Sur les côtes effrayantes de la Mer Jaune ils recrutèrent de hardis pirates et s'enfoncèrent avec eux dans la province voisine. En même temps, sur les rives de la Rivière du Dragon, les fils indomptables du Fo-Kien, qui ne voulurent jamais se soumettre aux usurpateurs tartares ni adopter la natte pendante exigée par la mode nouvelle, se soulevèrent en tumulte; et l'armée poursuivit son chemin, considérablement accrue. Elle gagna le Ho-Nan, si fertile et si riant qu'on l'appelle la Fleur du Milieu; elle se dispersa en tous sens, ravageant et pillant les cités et les villages, dévastant les plaines, changeant les lacs limpides en lacs de sang, et se rassembla devant Kai-Foung, la capitale, que bat continuellement le furieux Fleuve Jaune. Cette ville était fameuse pour ses richesses et ses splendeurs, et les révoltés hurlaient de joie sous ses murs. Mais le chef tartare qui la défendait voyant, après huit jours de résistance, ses soldats faiblir et ses remparts s'ébrécher, héroïque, brisa lui-même la digue qui maintenait le terrible Houan-Ho, et la ville fut submergée, mais non pillée, et ses trente mille défenseurs furent engloutis, mais non vaincus. Les rebelles, pleins de rage, se ruèrent sur une cité voisine; ils imposèrent mille tortures aux vieillards, firent rôtir tout vifs les jeunes enfants, et les dévorèrent aux yeux de leurs mères, liées douloureusement à des poteaux.

Maintenant ils sont dans le Pé-Tchi-Li; ils pourraient en deux jours atteindre la Capitale de l'Empire, mais ils s'attardent devant Sian-Hoa, qui tremble et s'affame.

Le camp s'étend comme une mer houleuse autour de la ville, dont les hautes murailles crénelées et les grands pavillons aux toits retroussés se dressent au-dessus des tentes en nattes de bambou qui couvrent démesurément la plaine. Tournée vers la ville, accroupie comme un lynx prêt à s'élancer, l'armée est là de toutes parts; les sauvages guerriers se vautrent, crient, chantent, boivent du vin de riz mêlé de poudre, ou, ivres, dorment en monceaux humains, qui sont pareils à des troupeaux de grands bœufs couchés.

La tente de Ta-Kiang se dresse en face de la porte principale de Sian-Hoa, et les grands mâts en bois de cèdre qui l'entourent élèvent plus haut que les murailles des bannières soyeuses où on lit en caractères d'or: «En haut les Mings! en bas les Tsings!» Vaste et superbe, elle est en toile d'argent que voile un léger papier huilé, transparent et imperméable; les draperies de l'entrée, pompeusement relevées, laissent voir une somptueuse doublure de satin jaune d'or et le Dragon Lon, accroupi sur un globe de cristal qui brille au sommet de la tente, est visible de tous les points de l'horizon.

Ta-Kiang a dompté ces aventuriers farouches et superstitieux. Pour eux, il est bien le Frère Aîné du Ciel, l'Égal des Immortels, le Seigneur du Monde. Lorsqu'il passe, tous se prosternent, n'osant voir sa splendeur. Lorsqu'il parle, tous sont immobiles de terreur et de respect. Il est leur père et leur dieu; il a comblé les désirs, réalisé les rêves, Kuan-Te, le Roi des Batailles, est son frère cadet: il est le formidable, le triomphateur; ses pas ébranlent l'empire, son souffle renverse les cités; il autorise le pillage et ordonne l'orgie, tout en restant inaccessible, grave, immuable au milieu des joies tempétueuses de son armée, comme le grand rocher calme et pensif au milieu de la mer frénétique. Et ces hommes féroces lui sont soumis comme des esclaves, dévoués comme des fils; à sa voix l'ivresse se dissipe, la débauche s'interrompt; sur un signe, ils se précipitent dans les flammes pour étouffer l'incendie avec leur corps, et s'il les juge criminels ils se retirent à eux-mêmes leurs vies coupables.

Une double haie de soldats agenouillés, qui forme une longue allée, précède l'entrée de la tente que gardent deux lions de jade. A l'intérieur un tapis en poil de chameau s'étend sur le sol, et le jour apaisé est plein de sourds reflets d'or sous les murs de satin jaune. Là, sur un trône de marbre noir, Ta-Kiang, la joue dans sa main, songe et construit l'avenir. Son costume est celui des antiques Chinois. Il a abandonné les vêtements tartares; il est vêtu comme l'étaient Fou-Si et Kon-Fou-Tsé. Sur une robe lilas pâle, aux plis fins et réguliers, il porte une longue tunique en crêpe soyeux, entr'ouverte sur la poitrine et serrée à la taille par une ceinture qui disparaît dans l'ampleur souple de l'étoffe. Comme il est empereur, la tunique est jaune d'or; une bande de broderies délicates, où les dragons se mêlent aux fleurs, l'ourle et remonte sur la poitrine en se croisant. Il n'a plus la tête rasée à demi ni la longue natte pendante. Ses cheveux sont enfermés dans une coiffure de satin jaune ayant presque la forme d'un casque, et sur son front brille un saphir énorme. Ses armes sont près de lui: la lance, les deux sabres et le fouet de commandement. Des mandarins l'entourent et attendent, prosternés, qu'il parle. On voit parmi eux les principaux affiliés de la secte du Lys Bleu qui complotaient jadis dans la Pagode de Kouan-Chi-In, et qui sont venus rejoindre l'empereur élu.

Le Grand Bonze, conseiller intime de Ta-Kiang, pénètre sous la tente et dit:

—Le chef Gou-So-Gol tremble et s'humilie devant ton auguste porte.

—Laisse approcher, dit Ta-Kiang, le plus célèbre de mes guerriers.

Gou-So-Gol paraît. C'est un jeune homme de haute taille, beau comme la pleine lune et brillant comme elle. Il marche, selon la mode des vainqueurs, avec des mouvements brusques et terribles.

Il s'agenouille et frappe la terre de son front.

—Parle, dit l'empereur.

—Unique Sublimité, dit Gou-So-Gol, qui se relève, le méprisable gouverneur de Sian-Hoa offre de nous donner cent mesures de perles, vingt chariots pleins d'or et les plus belles jeunes filles de la ville si nous voulons nous retirer sans bataille.

—Cette ville est prise depuis l'instant où notre tente s'est dressée en face d'elle, dit Ta-Kiang. De quoi s'avise le gouverneur de nous offrir une partie de ce qui est à nous tout entier? Nous prendrons mille mesures de perles, cinquante chariots pleins d'or et les filles du gouverneur, si cela nous plaît. N'est-ce pas ton avis, ô le plus brave de mes chefs?

—Auguste Souverain, dit le guerrier, ta parole n'est-elle pas la sagesse et la vérité? J'ai la gloire de penser comme toi. D'ailleurs en acceptant nous perdrions un joyeux combat, plein de ruissellements rouges et un flamboyant incendie sur le ciel nocturne.

—Va donc, dit l'empereur, ô favori de Kuan-Te, va prendre cette ville et reviens promptement, afin que je puisse me diriger vers la Capitale, but de ma course, et enfin combler ma vaste ambition.

Gou-So-Gol se prosterne, puis se retire; ses yeux étincellent, sa face fière rayonne.

L'empereur fait signe au Grand Bonze d'approcher.

—Quelles nouvelles sont venues de Pey-Tsin? dit-il.

—Depuis plus de cinq lunes Ko-Li-Tsin, sorti de prison, possède le trésor de Kouan-Chi-In. L'envoyé de Ko-Li-Tsin a ajouté: «Bientôt l'empereur pourra entrer dans Pey-Tsin.»

—Bientôt, dit Ta-Kiang. Que les jours sont longs!

Et son sourcil impérial se fronce.

Cependant Gou-So-Gol est sorti de la tente, levant les bras et poussant de grands cris. Plusieurs soldats s'élancent dans toutes les directions, et, répétant le cri du guerrier, convoquent les chefs principaux. Bientôt autour de Gou-So-Gol cent Tsian-Kiuns sont réunis.

—Écoutez, dit Gou-So-Gol, la parole sacrée de l'empereur.

Tous les chefs se prosternent respectueusement.

—Va! m'a-t-il dit, prends cette ville, qui est à nous déjà. Emporte mille mesures de perles, cinq cents chariots pleins d'or, toutes les filles qui te plairont; puis laisse la ville flambante et reviens promptement.

Les Tsian-Kiuns, hurlant de joie, se relèvent et courent chacun vers un point du camp afin de rassembler leurs hommes. Le gong vibre, le tam-tam claque, tout le camp s'ébranle tumultueusement, chaque œil lance un regard féroce: on va piller et tuer. Le sang de la veille, qui noircit et s'écaille sur les bras des soldats, va être lavé dans du sang tiède et vermeil. Le signal du départ tinte, une clameur furieuse lui répond, et les guerriers, par troupes, s'élancent en faisant de grandes enjambées et en brandissant dans chaque main un glaive bien aiguisé.

Gou-So-Gol arrive le premier sous les murs, et l'élite de l'armée se rue derrière lui avec d'effroyables hurlements. La ville, remplie d'effroi, reste silencieuse. Mais les assaillants sont si nombreux que la proie est trop petite pour eux. Tandis que les premiers trépignent au bord du fossé, les derniers ondulent encore au loin dans la plaine, et une irrésistible poussée précipite plusieurs soldats dans l'eau.

Tout à coup une pluie de flèches descend du faîte des murailles vers Gou-So-Gol, mais toutes percent la terre autour de lui sans le toucher. Mille fusées meurtrières, dont les baguettes sont des lames aiguës, s'élèvent bruyamment et retombent sur les crânes des assiégés. Alors les frêles dragons de bronze vert rangés sur les bastions crachent des projectiles brûlants qui vont faire au loin des trous dans les rangs des rebelles, tandis qu'une frange de fumée voile le faîte des remparts.

—Allons! s'écrie Gou-So-Gol, je ne veux pas que le combat soit long, car le Frère Aîné du Ciel m'a dit: «Reviens promptement!» Qu'on apporte des poutres en bois de cèdre et qu'on lance sur les murailles des bombes fétides.

—Que veut faire le glorieux chef? se disent les soldats en exécutant ses ordres.

Les bombes sont lancées et éclatent au faîte des murailles, répandant une épaisse fumée sulfureuse, infecte et aveuglante. Gou-So-Gol dit:

—Pendant que les ennemis ne peuvent voir nos actions, mettez debout une poutre et tenez-la solidement.

Agile comme un chat sauvage, Gou-So-Gol l'enlace des pieds et des mains, disant à ses soldats:

—Lorsque je serai en haut du cèdre, vous l'inclinerez lentement et l'appuierez au sommet du rempart.

Les assaillants, remplis'd'admiration, poussent de grands cris et glorifient le nom de leur chef. Celui-ci s'élève; mais ses armes l'alourdissent et l'embarrassent; il jette sa pique, ses flèches et son arc, et ne garde que les deux sabres croisés derrière son dos. Bientôt il atteint l'extrémité du mât, qui s'abaisse vers la ville et s'emboîte entre deux créneaux. La fumée a voilé toute cette manœuvre aux assiégés. Gou-So-Gol avec précaution dégage ses jambes et cherche le sol: il se trouve qu'il chevauche un dragon.

—Bon! dit-il.

Et tandis qu'autour de lui les soldats tartares gémissent, toussent et se frottent les yeux, il retourne le canon, et, tranquille, attend que la fumée se dissipe.

De tous côtés, autour de la ville, les chefs principaux de l'armée rebelle ont imité Gou-So-Gol; des poutres se sont élevées, puis abaissées vers le rempart, y déposant chacun un Tsian-Kiun; et maintenant les soldats, tenant des poutres embrassées, montent l'un derrière l'autre. Lorsque l'étouffante fumée s'élève enfin et plane au-dessus de la ville, les Tartares, épouvantés, se voient assaillis de toutes parts. Gou-So-Gol met feu au canon qu'il a conquis et protége l'escalade de ceux qui le suivent. Quelques assiégés se jettent à genoux et offrent de se rendre; mais Gou-So-Gol dit:

—L'empereur aimé du Ciel a parlé ainsi: «De quoi s'avisent les Tartares de vouloir nous donner ce que nous tenons dans nos mains?»

Les vaincus essayent de résister.

Gou-So-Gol, suivi d'un petit nombre de Chinois, tire ses deux sabres, et, plus rapide que les flèches qu'on lui lance, il descend le talus qui conduit à la ville. On veut lui barrer le passage, mais il fauche les têtes et les membres autour de lui. La terreur est telle parmi les assiégés que plusieurs se précipitent du haut des murailles dans les fossés. Gou-So-Gol a atteint une des portes de la ville; il s'est frayé jusqu'à elle un chemin sanglant. On s'agenouille sur son passage en demandant grâce; il renverse les suppliants du pied, et, repoussant les lourds verrous, il ouvre largement la porte et abaisse l'arche volante du pont. Alors toute l'armée forcenée des Chinois envahit la ville, comme un fleuve déborde, et se presse d'un si farouche élan que plus d'un soldat tombe et meurt, écrasé sous les pieds de ses compagnons. Les Tartares fuient vers le centre de la ville, mais les rebelles, plus rapides qu'eux, les saisissent, les jettent à terre et, du genou, leur écrasent la poitrine.

—Grâce! pitié! crient les misérables; nous vous dirons où sont nos richesses et où habitent nos jeunes filles aux cheveux longs.

—Nous saurons bien les trouver sans vous, disent les soldats en ricanant; et, enfonçant dans la bouche des Tartares leur large glaive, ils montrent à leurs yeux mourants des faces féroces aux sourcils dressés, aux poils raides et hérissés.

Quelquefois ils étranglent lentement les vaincus ou se plaisent à leur crever les yeux, à leur couper le nez, la langue, les oreilles, et à les abandonner vivants.

Puis ils se précipitent sur les habitations, brisent les murs, font voler les portes en éclats. A l'intérieur, les vieillards vénérés se tordent les bras et arrachent leur barbe pure; les épouses, les jeunes filles se jettent dans les citernes ou s'étranglent à demi de leurs longues nattes mêlées de perles, et bientôt, sous des sabres sacriléges, les têtes des vieillards s'entrouvrent et pleurent du sang sur leurs barbes blanches, les femmes, mourantes, sont relevées outrageusement, puis, lorsqu'une maison est de toutes parts saccagée et pillée, les vainqueurs y mettent le feu et s'éloignent.

Dans les rues on trébuche sur des mourants qui se tordent, les pieds glissent dans le sang qui fume. De tous côtés des cris aigus de femmes se mêlent aux gémissements des soldats et aux imprécations des rebelles. On entend aussi les pétillements des flammes joyeuses qui commencent à prendre leur part du désastre.

Cependant le gouverneur de la ville est monté sur la terrasse de son palais. Il veut tenter un suprême effort pour apaiser les sauvages vainqueurs. Couvert de ses somptueux habits, il s'avance jusqu'à la balustrade et y pose la main. Son front est blême mais tranquille. Sa main pâle ne tremble pas. Il parle d'une voix claire et forte qui domine le tumulte:

—Vainqueurs, dit-il, pourquoi êtes-vous plus féroces que les tigres et les lions? Avez-vous donc oublié les sages maximes des philosophes, qui ordonnent la magnanimité après la victoire? ou bien êtes-vous d'une race où les conseils des philosophes sont dédaignés? A quoi vous sert ce surcroît de sang versé, puisque le combat est terminé et que Kuan-Te vous a faits victorieux? Après nous avoir humiliés et défaits, que voulez-vous encore? Notre or? nous vous le donnerons; loyalement nous viderons nos coffres, sans garder pour nous un tsin de cuivre, et demain nous irons vous mendier un peu de riz. Mais au moins laissez vivre nos parents vénérables et nos fidèles épouses.

L'infâme multitude ricane sans pitié. Une flèche cruelle vient emplir la bouche du gouverneur, et son discours s'achève en un vomissement rouge. Mais Gou-So-Gol se retourne plein de courroux; il démêle dans la foule le soldat qui a lancé la flèche, saisit à son tour un arc et cloue le rire à la gorge du traître; puis il se dirige vers le palais du gouverneur et seul y pénètre, défendant à tous de le suivre. Il enjambe les marches des escaliers de laque et traverse de grandes salles; il se trouve bientôt en face d'une jeune fille belle comme Miao-Chen; elle tient un sabre de chaque main et barre une porte avec un air de courage et de décision.

—Tu n'entreras pas, monstre sauvage! crie-t-elle les dents serrées. Tu ne vas pas, sous mes yeux, égorger ma vieille mère, et tu mourras avant d'avoir fait cela!

Gou-So-Gol regarde la jeune fille sans insolence et s'incline devant elle.

—Belle guerrière! dit-il, je veux te parler avec politesse. Tu es mon bien, et je n'aurais qu'à te prendre; mais tes yeux fiers, ta voix impérieuse ont troublé mon cœur farouche, et je te demande si tu veux être la première épouse de Gou-So-Gol, le chef glorieux.

—Je ne m'approcherai de toi qu'avec répugnance, répond la jeune fille; mais si tu me promets d'épargner ma vieille mère et de la faire respecter par tes soldats, je consentirai à te cacher le dégoût que tu m'inspires.

—J'ai déjà vengé la mort de ton père, dit Gou-So-Gol, comme si j'avais prévu que j'allais aimer sa fille; et il ne sera rien fait à ta vieille mère, je te le jure.

—Mon père est mort! s'écrie la jeune fille en sanglotant. O chef des cruels guerriers! tu auras une épouse éternellement désolée.

—Je tâcherai de te consoler, dit Gou-So-Gol, par ma gloire et par ma douceur; mais maintenant indique-moi où sont les richesses de la ville, car l'Empereur Unique m'a dit: «Prends cinquante chariots pleins d'or et mille mesures de perles.»

—Je vais te conduire, dit la jeune fille; le trésor de la ville est dans ce palais.

Pendant ce temps, au dehors, le carnage a continué. Les vainqueurs ruissellent de sang et de sueur, ils halètent, car les maisons à piller sont nombreuses, et les victimes à égorger se succèdent sans fin. Partout les demeures éventrées craquent et fument. Sur les toits les dragons de bronze se tordent douloureusement. Aux fenêtres, des hommes dont la tête a roulé au loin se penchent vers la rue et laissent jaillir de leurs cous mutilés des fontaines écarlates.

Gou-So-Gol sort du palais, il lève les bras et s'écrie:

—Que le massacre et le pillage cessent! Qu'on réunisse sur cette place tout le butin conquis et qu'on amène de solides chariots et tous les Tartares vivants encore.

Le gong tinte, l'ordre circule, les rebelles, traînant de lourds et précieux fardeaux, tirant des chars, poussant devant eux des Tartares humiliés, se rassemblent de toutes parts devant le palais. On surcharge les chars, on y attelle les vaincus pleins d'horreur; on les frappe, ils s'élancent. Bientôt, à travers les rues obscurcies par le soir et par la fumée, au milieu des guerriers emportant chacun une femme en pleurs qui se cache le visage, une longue file de chariots roule péniblement, écrasant des cadavres. Les Tartares, courbés sous les fouets, criblés de blessures, tombant à chaque pas sur les genoux, le cœur plein de honte et de désespoir, rugissent de conduire leurs propres richesses au camp de l'ennemi. Dans le premier chariot, Gou-So-Gol triomphe, entre deux femmes vêtues de blancs habits de deuil, qui pleurent et regardent en arrière. Dans le second s'entassent, désolées et tremblantes, les plus belles jeunes filles de la ville. D'autres véhicules sont chargés de lingots d'or et d'argent, de pierreries lumineuses, de vases précieux, d'étoffes superbes, qui étincellent dans le crépuscule. Enfin le cortége, sorti de la ville, entre dans la plaine, aux retentissements du gong, aux voix formidables de soldats qui hurlent à tue-tête: «En haut les Mings! en bas les Tsings!» Lorsqu'il arrive devant la tente impériale, Gou-So-Gol fait halte et pousse le cri de victoire; les draperies somptueuses se soulèvent; et l'empereur apparaît sur son trône de marbre noir, le menton dans la main.

Le chef des guerriers se prosterne et frappe la terre de son front.

—Parle, dit Ta-Kiang, ô le plus illustre des combattants!

—Voici, dit Gou-So-Gol, cinquante chariots pleins d'or et mille mesures de perles. De plus, je t'amène, ô Fils Céleste, de timides femmes, choisies parmi les plus belles, et je t'offre aussi, magnanime vainqueur, ma jeune épouse, que j'aime comme moi-même.

—Je te donne l'épouse de ton choix, dit l'empereur, et toutes les jeunes filles belles parmi les belles pour la servir. Mais n'as-tu fait que prendre les trésors et les femmes?

—Vois, dit Gou-So-Gol en dressant la tête, cette ville flamboyante est belle dans le soir.

Tourné vers le formidable incendie qui se lève devant le soleil couchant et l'efface, l'empereur admire le désastre; ses yeux augustes et son front le reflètent; il en sent la chaleur, et il dit:

—Sois loué, Gou-So-Gol!


CHAPITRE XX

LES BEAUX CHEMINS NE VONT PAS LOIN


Sur un trône d'or neuf, le Fils du Ciel, éblouissant de pierreries, est assis au milieu des mandarins; il semble un soleil environné d'étoiles.

Les mandarins parlent gravement de graves choses, mais la pensée de l'Empereur s'est enfuie par la fenêtre ouverte.

Dans son pavillon de porcelaine, comme une fleur éclatante entourée de feuillage, l'impératrice est assise au milieu de ses femmes.

Elle songe que son bien-aimé demeure trop longtemps au conseil, et, avec ennui, elle agite son éventail.

Une bouffée de parfum caresse le visage de l'empereur.

«Ma bien-aimée, d'un coup de son éventail, m'envoie le parfum de sa bouche.» Et l'empereur, tout rayonnant de pierreries, marche vers le pavillon de porcelaine, laissant se regarder en silence les mandarins étonnés.


Au moment où le premier soleil levant de la cinquième lune dorait les ruines fumantes de Sian-Hoa, le Chef des Eunuques pénétra, comme d'habitude, dans la Chambre Sereine de l'empereur Kang-Si. Ayant dans sa main droite une horloge à eau, il s'approcha du lit auguste et réveilla le maître.

—C'est aujourd'hui le premier jour de la lune, dit le Fils du Ciel, en s'appuyant sur un coude. Le soleil lance quelques rayons à travers les coquillages des fenêtres; le ciel sans doute est pur, l'air frais, la route sèche; il serait doux de courir aux bords des lacs sur un jeune cheval de Tartarie!

—Il faut contenter ses désirs, dit l'eunuque, lorsqu'ils ne font tort à personne.

—Oui, dit Kang-Si; mais l'empereur, qui est le père et la mère d'un grand enfant plein de caprices et de colères injustes, ne s'éloigne jamais sans avoir le cœur troublé par de vives inquiétudes.

—Le grand enfant dort à cette heure, dit l'eunuque, en présentant à l'empereur une infusion des premières pousses à l'arôme exquis et printanier.

Le Fils du Ciel reçut la tasse et soupira.

—Comment se trouve à présent mon quatrième fils, le prince Ling, dont le cœur est déchiré par un chagrin inconnu? dit-il douloureusement.

L'eunuque, après avoir hésité un instant répondit:

—Que ton noble esprit soit en repos; le glorieux prince, depuis hier, a recouvré toute sa joie; il chante sans cesse et rit de tout son cœur.

—Mon thé me semble plus parfumé que les lèvres de l'impératrice! s'écria Kang-Si tout joyeux. Je redoutais secrètement que mon fils, malgré la surveillance dont il est l'objet, ne fît abus de l'exécrable opium pour endormir son chagrin cuisant. Mais puisqu'il rit et puisqu'il chante, mon cœur reprend sa sérénité.

L'empereur, qui, en parlant ainsi, s'était levé et revêtu de somptueuses robes, entra avec majesté dans une chambre où l'attendaient déjà, prosternés, les mandarins de service. Il reçut les mémoires des autorités supérieures de Pey-Tsin et les rapports envoyés par les gouverneurs de provinces; il les lut tous avec attention, faisant de temps en temps au papier une marque du bout d'un de ses longs ongles.

—Tous ces rapports sont rassurants, dit-il aux mandarins qui l'entouraient; ils annoncent que l'Empire pacifique est florissant. Mais on avait parlé d'insurrection et de soulèvements en de lointaines provinces?

—Il est vrai, Maître du monde, mais ces insurrections insignifiantes ont été promptement étouffées.

—Et la secte du Lys Bleu? je la croyais assez dangereuse.

—Dangereuse, Souverain Unique? dangereuse comme une fourmi qui veut escalader le ciel. D'ailleurs, depuis l'incendie de la Pagode de Kouan-Chi-In, c'est-à-dire depuis plus de dix lunes, elle n'existe plus.

—Et ce fou, ce rebelle qui avait eu l'audace de se faire proclamer empereur?

—Est-ce qu'une telle audace peut exister, ô gloire unique? Cet homme n'est-il pas le héros d'une fable? Mais s'il a jamais été vivant, il doit être mort.

—Cependant le bruit courait, il y a peu de mois, que le rebelle, à la tête d'une armée de voleurs, avait mis le siége devant Hang-Tcheou, dans le Tché-Kiang?

—O unique Sublimité! comment cela se pourrait-il? D'ailleurs si cela, seul un instant, a été, le gouverneur du Tché-Kiang a dû chasser les rebelles comme l'eût fait de son souffle le Dragon lui-même.

—Et le poëte Ko-Li-Tsin qui avait réussi à s'évader de la prison où il attendait une mort méritée?

—Il a été bientôt ramené dans le cachot où ta clémence le laisse vivre, ô Pacifique!

—Ainsi, dit Kang-Si glorieux, l'Empire est tranquille et satisfait?

—Comment, sous ta miséricorde et sous ta justice, ne serait-il pas satisfait?

—Sans manquer à mes devoirs de père et de mère du peuple, je puis aller chasser pendant quelques journées dans les Montagnes Fleuries?

—Maître du Ciel, tu peux t'absenter sans inconvénient.

—C'est bien, dit Kang-Si; je partirai dans une heure.

Alors il commanda au Chef des Eunuques de faire tout préparer pour le départ; puis, joyeux en pensant qu'il allait se livrer à sa noble passion pour la chasse, il sortit du palais le visage rayonnant, descendit les escaliers d'albâtre, et, se faisant précéder de trois eunuques qui portaient des pierreries, il se dirigea vers le pavillon de l'impératrice, afin de lui dire un tendre adieu et de puiser dans le doux aspect de sa bien-aimée une heureuse influence pour son voyage.


CHAPITRE XXI

LA VALLÉE DU DAIM BLANC


On va à la gloire par le palais, à la fortune par le marché, à la vertu par le désert.


Le jour doré tombait dans la profondeur de la vallée. Le soleil, triomphant des vapeurs matinales, les dispersait comme des plumes de cygne. Sur les pentes des montagnes humides et brillantes se répandaient d'onduleuses cascades, pareilles à des chevelures argentées par les ans. Les sommets qui déchirent les nuages paraissaient fumer lentement, et, au fond de la vallée, le lac qui les reflète était de cristal bleu.

Sur les plateaux des Montagnes Fleuries, au lieu de neige, blanchissent éternellement des camélias purs; du haut en bas s'accrochent aux flancs des collines d'immenses touffes de magnolias, des badianes étoilées, des clématites, des pivoines arborescentes. Les amandiers en fleur, les pêchers, les abricotiers sauvages, le mûrier et les figuiers rampants s'enlacent; ils forment un réseau inextricable et parfumé au-dessus duquel tournoient sans relâche des insectes bourdonnants, et volètent des oisillons sans nombre au plumage multicolore, aux perpétuelles roulades, qu'interrompt quelquefois un grognement rauque ou un long miaulement plein d'une tendresse dangereuse. Aux bords du lac des tiges de bambou, minces, espacées, s'élèvent directes. Quelques saules au pâle feuillage se tordent ou se penchent. Parfois une tortue qui nage lentement écarte les nélumbos en fleur, tandis qu'un grand oiseau aux pattes grêles traverse l'eau et jette un cri.

Les Montagnes Fleuries sont d'ordinaire désertes, et la Vallée du Daim Blanc est une vallée de solitude. Les jours sont rares où un pieux voyageur, venant du Hou-Pé ou du Ho-Nan, monté sur un buffle qu'il dirige du bout d'un rameau symbolique, suit le sentier à demi effacé qui s'enroule autour du mont et descend dans la vallée jalouse. Aucun bruit humain ne se mêle au chaud bourdonnement, épars dans la lumière, qui vient des arbres, des cascades, des fleurs, des papillons.

Cependant le premier jour de la cinquième Lune, une clameur inaccoutumée, qui roulait de sommets en sommets et de ravins en ravins, fit ouvrir l'œil aux tigres somnolents et gronder les ours noirs. C'était une rumeur confuse de musique, de cris, de hennissements, de galops entrecoupés. Par instants, un chevreuil épouvanté s'élançait d'une broussaille et bondissait dans la vallée, des renards et des onces fuyaient par groupes, des faisans superbes et des paons s'envolaient lourdement.

Tout à coup, au milieu d'abois aigus, un loup descendit la pente d'une colline, poursuivi par une troupe de grands chiens au corps bleu, à la queue touffue, à la tête ornée d'une aigrette de poils. Au même moment parurent au faîte de la côte des cavaliers pompeusement vêtus; et l'un d'eux, plus superbe que les autres, portait sur un poing un immense oiseau de proie.

Les cavaliers s'arrêtèrent et suivirent du regard le loup et les chiens. Furieuse, les yeux sanglants, la bête sauvage s'était retournée et tenait tête aux bêtes domestiques, qui formaient autour d'elle un cercle hurlant. Ses crocs blancs infligeaient de cruelles morsures. Par moments elle s'élançait et arrachait un lambeau de chair à ses ennemis, qui s'éloignèrent successivement, poussant des cris de détresse.

Alors, du haut de la colline on rappela les chiens, et le grand cavalier lâcha son oiseau.

L'épervier étendit ses larges ailes et se précipita vers le loup qui fuyait: il plana au-dessus de lui et longtemps le vol furieux suivit la course épouvantée. Puis, brusquement, l'oiseau s'abattit et serra la gorge du quadrupède dans ses serres formidables. Un lutte terrible s'engagea. Le grand cavalier, ému, se penchait sur le cou de son cheval et regardait attentivement: l'épervier couvrait entièrement son ennemi de ses ailes qu'on voyait battre de temps en temps; on entendait les aboiements suprêmes et les convulsions du loup faisant tressauter l'oiseau; enfin, celui-ci leva sa tête fière, referma ses ailes, et se tint immobile. Alors, les cavaliers, faisant éclater les flûtes, les tcha-kias et les sangs, descendirent la colline et se réunirent autour du cadavre du loup. On appela l'oiseau, qui revint se poser sur le poing de son maître, et tous les chasseurs, descendus de cheval, se couchèrent sur les fleurs au bord du lac, pour se reposer et pour boire.

—Allons! dit le grand cavalier, qu'on donne à manger à mon épervier! Il a bien gagné sa nourriture. Si tous les Chinois de mon empire accomplissaient leurs devoirs comme ce noble oiseau accomplit le sien, la cangue et le bambou deviendraient superflus.

—En effet, magnanime seigneur, répondit un mandarin à globule rouge, bien peu d'hommes valent ton oiseau favori.

L'empereur remit l'animal à deux fauconniers qui s'approchèrent, puis il regarda autour de lui le paysage.

—La ravissante vallée! dit-il; quelles rougeoyantes collines! Elles méritent bien leur nom de Montagnes Fleuries, car ici le sol est un parterre brillant, le vent un parfum, le son une musique. Qu'il serait doux de vivre en ces lieux, exempt de soucis et d'attachement, car Lao-Tse a dit: La perfection consiste à être sans passions pour mieux contempler l'harmonie de l'univers.

Et Kang-Si, rêveur, s'éloigna lentement de ses mandarins, cueillant çà et là une pivoine et roulant dans son esprit des rhythmes poétiques.

Il se trouva bientôt seul et s'assit près d'un ruisseau, le sourire aux lèvres, l'âme bienveillante; il ne songeait plus à son empire ni à sa gloire; il se sentait libre et enveloppé par la nature, et tout bas il récitait des vers champêtres.

Il entendit un petit bruit doux, furtif, hésitant; il tourna la tête et vit un daim blanc comme le jade, qui, tenant en l'air une de ses fines pattes, le regardait avec de grands yeux clairs.

—Oh! l'adorable bête! s'écria-t-il, ne remuant pas de peur de l'effrayer. N'est-elle pas le Génie de la vallée? En la voyant, j'ai pensé à la douce impératrice.

Le daim, faisant rouler quelques pierres sous ses pieds, s'approcha du ruisseau et le franchit d'un bond léger.

—Ah! il s'en va, dit Kang-Si attristé.

Mais le daim, sur l'autre rive, se retourna, et, penchant le cou vers l'eau, y trempa son muffle couleur de neige. L'eau refléta sa jolie tête et ses minces pattes de devant.

—Je comprends, dit l'empereur, il voulait boire; par prudence, il a mis le ruisseau entre nous deux.

Et il continua d'admirer les coquets mouvements de la bête blanche. Mais, depuis quelques instants, derrière elle, une grande broussaille, d'où jaillissaient par places des morceaux de rochers noirs, s'agitait tumultueusement avec un bruit étrange. Un ours en sortit, cassant les branches, et, lentement, en balançant la tête d'un air horriblement caressant, s'approcha du svelte animal, qui continuait à boire, paisible. Kang-Si se leva d'un bond, et, prenant son élan, sauta sur l'autre rive. L'ours avait déjà saisi le daim. Il s'était couché sur le dos et, avant de le tuer, s'amusait à le rouler entre ses pattes sans lui faire aucun mal. L'empereur tira les deux sabres croisés derrière son dos et s'avança. L'ours renversa la tête et, ouvrant sa large gueule, regarda Kang-Si d'un air doux.

—Attends! traître, dit l'empereur, tu as l'air de rire et de te moquer de moi, mais tout à l'heure tu mugiras de douleur.

Il le frappa d'un coup de sabre faiblement et avec précaution, craignant de blesser le daim. L'ours devina un adversaire dangereux, lâcha sa proie et se remit sur ses jambes, tandis que le daim fuyait rapidement.

—Très-bien! dit Kang-Si. A présent, à nous deux.

Et, placé en face de l'ours, il faisait de grands gestes terribles. L'animal s'était assis sur son derrière et balançait sa tête, la gueule entr'ouverte. L'empereur se jeta sur lui et lui enfonça ses deux sabres dans la poitrine; l'ours, furieux de douleur, le saisit entre ses lourdes pattes et lui fit sentir ses griffes dans les épaules; puis, d'un mouvement brusque, attira son adversaire et le serra à l'étouffer contre ses poils souples. Kang-Si se vit inondé du sang de la bête, et ses narines augustes étaient offensées par une odeur violente et fauve. Alors, d'un effort irrésistible, il se dégagea et enfonça un sabre dans la gorge de l'ours, qui tomba sur le dos et ne remua plus.

—Mais, dit l'empereur haletant et souillé, pendant que je tuais l'ours le joli daim blanc s'est enfui.

Il se trompait. En promenant ses regards autour de lui, il le vit à mi-chemin de la colline, furtif, aux grands yeux ouverts.

—Ah! dit-il en s'élançant à sa poursuite, j'ai risqué ma précieuse vie pour sauver la tienne; je veux au moins te conquérir et t'amener avec moi.

Le daim parut d'abord voir venir l'empereur sans inquiétude; mais lorsqu'il le jugea un peu trop proche, sans doute, il bondit soudain en avant, puis, à peu de distance, il s'arrêta encore. Kang-Si continua à courir. Toujours le charmant animal feignait de vouloir se laisser prendre et s'enfuyait subitement; mais, tout à coup, sans que le sentier eût tourné, le daim blanc disparut.

—C'était décidément le Génie de la vallée! dit l'empereur en s'arrêtant.

Comme il achevait cette phrase, la petite bête blanche avança la tête hors d'une grotte naturelle ouverte sur le chemin.

—Ah! s'écria le Fils du Ciel, tu es rentré dans ta demeure, tu ne m'échapperas plus.

Mais lorsqu'il mit le pied sur le seuil de la grotte il se trouva en face d'un Solitaire grave et serein, qui s'inclina devant lui.

Ce sage, ce philosophe, ce disciple de Kon-Fou-Tsé et de Lao-Tse, portait une ample et longue robe déchiquetée et sale, de coton jaunâtre, aux larges manches plus longues que les bras, et serrée à la taille par une corde noire. Il avait la tête et les pieds nus. Il s'appuyait sur un long rameau tortueux. Sa bouche était douce, son front était plein de pensées; ses petits yeux bridés, sans cils, jetaient un éclat tranquille. Il avait le crâne entièrement rasé. Il portait une barbe blanche, mince et pointue sous le menton et une longue touffe de poils à chaque joue.

—Salut! noble Kang-Si! dit-il; salut, magnanime empereur!

—O grand Sage, ta science a deviné mon nom! dit le Fils du Ciel en saluant avec respect.

—Je ne sais pas seulement ton nom, dit le philosophe, je sais aussi que ton cœur est le plus compatissant et le meilleur de tous les cœurs de l'Empire. Je sais pourquoi tes habits sont souillés, et pourquoi ton dos saigne. Je te rends grâce de m'avoir conservé cet animal; car on peut se passer des hommes, mais on a besoin d'un ami.

Le daim blanc vint mettre son mufle doux dans la main de l'empereur.

—Oui, tu as là un précieux compagnon, dit Kang-Si en caressant les poils lisses de la bête.

—Entre dans mon humble grotte, dit le Sage, tu m'écouteras pendant quelques instants; si le hasard t'a conduit vers moi, c'est parce que j'avais de grandes choses à te révéler.

L'empereur suivit le philosophe et entra dans la caverne. Il jeta les yeux autour de lui. L'habitation du Solitaire était d'une simplicité complète: un amas de feuilles sèches formait le lit, deux rochers étaient le siége et la table; pour tout ustensile, une écuelle de porcelaine ébréchée; mais les parois de rochers lisses étaient creusées de ces maximes célèbres:

LE CIEL N'A PAS DE PARENTS, IL TRAITE ÉGALEMENT TOUS LES HOMMES.

LE SAGE FAIT LE BIEN COMME IL RESPIRE; C'EST SA VIE.

QUI TROUVE DU PLAISIR DANS LE VICE ET DE LA PEINE DANS LA VERTU EST ENCORE NOVICE DANS L'UN ET DANS L'AUTRE.

ACCUEILLEZ vos PENSÉES COMME DES HÔTES, ET TRAITEZ VOS DÉSIRS COMME DES ENFANTS.

—Écoute, dit le philosophe lorsque Kang-Si se fut assis sur une pierre. L'erreur n'a qu'un temps; mais quelquefois lorsqu'elle se dissipe il est trop tard pour réparer les maux qu'elle a causés. Pendant que tu chasses joyeusement dans la Vallée du Daim Blanc ton empire s'écroule.

—Que dis-tu? s'écria Kang-Si en se levant.

—Je dis, reprit le Solitaire, que tes mandarins te trompent en te disant que la Patrie du Milieu est calme. Si tu passais trois jours à la chasse comme tu l'as décidé, tu trouverais à ton retour un usurpateur assis sur ton trône.

—Oh! les traîtres maudits! s'écria l'empereur.

—Pendant que tu étais calme et ignorant dans ton palais, une armée formidable marchait vers ta capitale, prenant les villes sur sa route, tuant, saccageant, pillant, et son chef, orgueilleux de ses succès, comme s'il eût ignoré que la victoire n'est que la lueur d'un incendie, se disait empereur et obscurcissait ta gloire.

—Mais où est-il? Que fait-il à présent, cet homme? il est temps encore de l'écraser.

—Son armée compte deux cent mille hommes; elle marche vers Pey-Tsin.

—Pey-Tsin est inexpugnable! s'écria Kang-Si. La plus grande tranquillité y règne, et ses habitants me sont dévoués et m'honorent.

—Ce matin, lorsque tu es sorti en grande pompe, dit le Sage, tous les habitants sont rentrés dans leurs maisons, selon le rite, afin de ne pas s'aveugler à ta splendeur, et tu as traversé des rues désertes. C'est pourquoi tu dis: «La ville est tranquille!» Mais si tu y retournais à présent, seul et dépouillé de ton appareil superbe, tu entendrais gronder l'émeute, tu verrais bouillonner la foule, et tu ne dirais plus: «Ces hommes me sont dévoués et m'honorent.»

—Mais toi qui sais tout, demanda Kang-Si consterné, ne peux-tu me dire ce que me réserve l'avenir?

—Je ne le puis, dit le Solitaire; l'avenir est obscur devant mes yeux. Les Pou-Sahs enveloppent le rebelle de leur dangereuse protection.

—Allons! dit Kang-Si, cette cruelle nouvelle a un instant troublé mon cœur; mais je reprends courage et confiance. Tant que je vivrai l'Empire sera à moi; s'il doit m'être ravi on me tuera sur mon trône, au milieu de ma gloire.

—Va donc, mon fils, dit le philosophe; mais revêts un humble costume pour rentrer dans ta capitale, car déjà, dans ton apparat auguste, tu ne pourrais peut-être plus passer.

L'empereur soupira.

—Peux-tu me prêter une robe? dit-il.

—Oui, j'ai une très-vieille robe qui te rendra méconnaissable.

—Plus vieille que la tienne? demanda Kang-Si, inquiet.

—Oui, encore plus vieille, répondit sévèrement le Solitaire.

—Tu me feras honneur en me la donnant, dit l'empereur repentant.

Kang-Si, sur ses habits somptueux et souillés de sang, jeta une loque informe, grise, fétide, que lui tendait le philosophe.

—Prends aussi ce bâton pour t'aider à marcher, dit le Sage en lui présentant une branche de cèdre, car le chemin est long.

—Merci et adieu, grand Solitaire! Dans la victoire comme dans la défaite je ne t'oublierai jamais.

—Marche vite, mon fils, et que la divine Raison te conduise et t'éclaire.

L'empereur s'éloigna, et après quelques pas tourna la tête pour saluer encore; il vit le Solitaire debout, à l'entrée de la grotte, une main sur la tête de son daim blanc. Tous deux, avec douceur, le regardaient partir.


CHAPITRE XXII

IL EN EST DE LA VILLE COMME DE LA MER: LE VENT QU'IL FAIT DÉCIDE DE TOUT.


Lorsqu'un homme vous donne des raisons qui sont carrées avec un trou au milieu,

Qui portent d'un côté des caractères à la signification aimable et de l'autre le nom de l'Empereur,

Qui sonnent joyeusement dans la ceinture de celui qui les approuve, on peut dire:

Voilà un homme qui donne de bonnes raisons.


Vers la cinquième heure du soir, un religieux misérablement vêtu pénétra dans Pey-Tsin par la Porte du Sud et s'enfonça dans la Cité Chinoise. Une foule tumultueuse se pressait dans l'Avenue du Centre. Çà et là des groupes inquiets, des harangueurs séditieux. Le misérable qui s'avançait avec peine au milieu de la route encombrée demanda à quelqu'un:

—Pourquoi tous ces gens s'agitent-ils ainsi?

—Parce que les Chinois dévorent enfin la bannière jaune de Tartarie!

—Tu parles sans respect de la race impériale, dit le religieux avec courroux.

—D'où viens-tu donc? Défendrais-tu encore la race de l'usurpateur?

Sans répondre, le religieux s'approcha d'un groupe de soldats chinois et leur dit:

—Arrêtez cet homme; il insulte l'empereur.

—Quel empereur? répondirent-ils.

—Est-ce que le Ciel a un autre fils que Kang-Si? s'écria le religieux d'une voix menaçante.

—Kang-Si n'est qu'un traître bâtard, dit un un soldat; le Ciel n'a qu'un fils légitime, ce n'est pas Kang-Si.

—Qui a dit cela?

—Notre Pa-Tsong, qui a reçu mille liangs pour le croire.

Le religieux, crispant ses poings, s'éloigna en silence. Il se mêla à des curieux qui entouraient un homme monté sur une pierre. Mince, petit, élégant malgré des vêtements sordides, cette homme donnait lecture d'une proclamation, et ses yeux pétillaient d'intelligence derrière d'immenses lunettes bordées de noir. Une vieille femme loqueteuse, à côté de lui, était assise sur un sac bien gonflé.

«Aujourd'hui, criait-il, premier jour de la septième lune de notre règne magnanime, nous-même, lumineux empereur Ta-Kiang, que le Ciel chérit, a vous décidé dans notre suprême bonté ce qui suit: Que ceux qui vendent et que ceux qui achètent écoutent attentivement! Ayant songé, dans notre prévoyance paternelle, que l'impôt sur la terre productive était, sous l'ancienne dynastie, d'une exigence exagérée, et sachant que cet impôt pèse spécialement sur les Cent Familles, par la raison que le cultivateur, opprimé et forcé de donner le meilleur de son grain, vend alors, pour ne rien perdre, les produits indispensables le double de leur valeur, et force celui qui a peu de fortune à une sobriété de solitaire; voulant faire cesser ce déplorable état de choses, avons ainsi réduit l'impôt pour l'avenir: au lieu de payer cent tsins par mo, on ne payera plus que cinquante tsins dans les années heureuses, et dans les années de sécheresse le cultivateur sera dispensé de tout impôt. Vous qui écoutez, réjouissez-vous et respectez ceci!»

—Bien! bien! dirent les auditeurs. En haut les Mings!

Quelqu'un cria cependant:

—Les nouveaux venus promettent beaucoup et souvent tiennent peu.

—Ta-Kiang n'est pas un traître, dit l'orateur. Non-seulement il tient ce qu'il promet, mais il donne ce qu'il n'a pas promis. Tiens, à toi, que te doit-il? Rien. Pourtant il te fait présent de cinquante liangs d'or.

La vieille femme se baissa, ouvrit le sac et en tira cinquante liangs d'or, qu'elle remit à l'interrupteur.

—Voilà un homme habile! dit le religieux en continuant sa route d'un air chagrin.

Il suivait la longue Avenue du Centre. Il vit partout la même agitation. On ne s'occupait plus d'acheter ni de vendre. Les femmes, les vieillards péroraient devant les boutiques. Des enfants qui savaient à peine parler criaient: En bas les Tsings! en haut les Mings!

Arrivé lentement au grand carrefour formé par la rencontre de la rue de Cha-Koua avec l'Avenue de l'Est, il vit que mille gens faisaient des gestes et poussaient des cris d'enthousiasme vers un homme penché en dehors de la balustrade du pont qui traverse le carrefour. Le religieux reconnut le rusé personnage qui avait lu la proclamation un instant auparavant, bien que celui-ci eût retiré ses grandes lunettes et mis une perruque blanche, qui contrastait comiquement avec son gai visage. Une jeune servante était auprès de lui.

—Oui, disait-il, à quiconque criera avec son cœur comme avec sa bouche: En haut les Mings! en bas les Tsings! je donnerai un liang d'or.

Il y avait des cris frénétiques et des mains impatientes tendues vers l'orateur. Il puisait alors dans un grand sac que la jeune femme tenait entr'ouvert, et jetait une pluie d'or sur la foule.

—Le dangereux ennemi! dit le religieux qui se hâta de gagner la Porte de l'Aurore.

Dans la Ville Tartare l'émeute avait un autre caractère. Plusieurs maisons étaient ornées de grosses lanternes et de banderoles où ces mots luisaient en caractères d'or: LA LUMINEUSE DYNASTIE REVIENT, RÉJOUISSONS-NOUS! Les rues étaient encombrées d'une multitude d'hommes élégants qui ne se promenaient pas; ils étaient réunis par groupes et se parlaient avec animation.

—On prétend que l'armée approche, disait l'un.

—On croit même qu'elle entrera avant la nuit dans Pey-Tsin, ajoutait l'autre.

—Il y aura de belles fêtes, disait un troisième.

Le religieux grinça des dents.

—Les misérables! disait-il, pour eux, tout ceci n'est qu'un jeu et qu'une distraction.

Dans un autre groupe composé de Tartares il saisit ces mots:

—On dit que les mandarins de Kang-Si sont revenus pleins d'épouvante des Montagnes Fleuries. L'empereur les a quittés pendant la chasse. Sans doute il s'est enfui. Que veut-on que nous fassions, nous si le maître nous abandonne?

Entendant ceci, le religieux pressa le pas.

Devant la porte de la Cité Jaune, au centre d'une foule, il vit un homme assis sur le dos d'un lion de cuivre; il était richement vêtu, et le bouton de rubis rougeoyait sur sa calotte. Près de lui une élégante femme s'appuyait à la croupe du lion.

—Quelle joie on éprouve, disait-il, à redresser son corps lorsqu'il est resté longtemps courbé, à étirer lentement ses membres, à bâiller et à reprendre peu à peu une posture normale! Les prisonniers mis à la cangue, les poltrons réfugiés dans des coffres connaissent le bonheur de s'étendre à l'aise lorsqu'ils sont délivrés ou rassurés. Mais les Chinois, plus que tous, vont éprouver une joie immense et fière de redresser enfin leur tête et leur dos, courbés depuis si longtemps. Comme des familles rapaces fabriquent dans des pots de porcelaine de déplorables nains, on voulait faire des Tartares avec les Chinois. Mais voici que les fils de la Grande Patrie brisent le vase, redeviennent eux-mêmes; et ceux qui voulaient les torturer et les falsifier vont à leur tour se courber et s'amoindrir.

O enfants de la grande Patrie du Milieu! depuis quand êtes-vous humiliés et soumis? Depuis quand vos larmes séchées gercent-elles vos joues amaigries?

Dans votre propre palais vous êtes esclaves, et vous exécutez ce que vous devriez ordonner.

Le vent a soufflé, et la poussière de Tartarie s'est abattue cruellement et a dévasté les fleurs et les épis.

Mais la pluie, longtemps attendue, tombe enfin abondante, et les fleurs, secouant leurs souillures, reparaissent fraîches et vivaces.

—Voici un homme trop éloquent, dit le religieux, qui cette fois n'avait pas reconnu l'orateur.

Il entra sous la porte de la Ville Jaune, et en passant devant le pavillon des soldats tartares il y frappa.

—Traîtres! leur dit-il, que faites-vous donc là, inutiles, insoucieux et couchés comme des bœufs qui attendent le coup de massue du boucher?

—Que veux-tu que nous fassions? dit un jeune guerrier qui pariait des liangs d'or au jeu de la mourre. Le Maître est parti; nous n'avons pas d'ordres.

—Vous en aurez bientôt, dit l'homme en s'éloignant.

La Ville Jaune était absolument déserte; tous les nobles, les riches et les dignitaires, pleins d'épouvante, se cachaient dans leurs palais et s'y fortifiaient. Quelques Tao-Sées seulement apparaissaient en groupes et s'entretenaient d'un air sournois.

Le religieux atteignit la porte méridionale de la Ville Rouge et demanda passage.

—Personne n'entre, dit la sentinelle.

—Comment, tête de bœuf, je n'entre pas?

—Personne n'entre, répéta le soldat.

—Mais moi, misérable? cria le religieux en secouant rudement la sentinelle.

—Ni toi ni aucun homme; et si tu continues à me secouer je te passe ma pique au travers du ventre.

Le religieux devint blême.

—Quoi! dit-il d'Une voix sourde, ici même tout est donc perdu! Oh! j'entrerai pourtant! cria-t-il.

—Tu es décidément fou, vil mendiant. Depuis quand les gueux entrent-ils dans la Ville Sacrée?

—C'est vrai! dit le religieux avec un éclair de joie dans les yeux.

Et il arracha l'affreuse loque qui le couvrait.

—L'empereur! s'écria la sentinelle en tombant la face contre terre.

—Allons! ouvre vite, dit Kang-Si.

Le soldat frappa du pied une dalle. Les deux battants du portique central s'écartèrent, le gong vibra, les cloches retentirent, et l'empereur passa sous la voûte d'honneur.

Les mandarins accoururent à sa rencontre et s'agenouillèrent devant lui.

—O Maître des Maîtres! s'écrièrent-ils, Sublimité inouïe! nos cœurs se noyaient dans le désespoir et dans l'obscurité. Nous avions perdu le soleil et la vie; nous ne savions où était le Dragon, et nos membres tremblaient d'effroi. Mais le voilà qui reparaît, et la joie nous envahit doucement.

Alors l'empereur, le sourcil froncé, croisa lentement les bras.

—Lâches! menteurs! troupeau de courtisans! chiens qui souillez de bave les nobles mains que vous léchez! comment osez-vous paraître encore devant moi sans craindre que les flammes de mes yeux ne vous réduisent en cendres ou que le souffle de ma colère ne vous disperse? Monstres abjects, qu'avez-vous fait de ma gloire? qu'avez-vous fait de ma splendeur? qu'avez-vous fait de l'Empire? Ma gloire est une dérision, l'avenir rira de moi, votre honte voile ma splendeur, l'Empire est un champ de bataille, et j'y suis vaincu. Pourquoi? Parce que, bouches pleines de lâchetés, vous m'avez fait de faux rapports pour que ma sérénité ajoutât une faveur à votre fortune. Vous m'avez menti sans trembler, me disant, lorsque le nuage jaune et pestilentiel traversait l'air: «Le ciel est serein», pour que mon sourire vous fît glorieux! Et maintenant, aveuglé par vos plates louanges, je suis tombé dans un gouffre sans fond. Vous avez coupé les ailes du Dragon. Je vais tomber comme un mourant, brisant le cèdre vivace de ma dynastie. Cependant, je suis venu du Septentrion, vainqueur et magnanime; j'ai dompté les cœurs et conquis les pays; jetant les sabres, j'ai posé mes mains paternelles sur les villes, j'ai laissé derrière moi la joie mêlée au respect, et j'ai pu m'asseoir, rayonnant et superbe, sur le vieux trône de la Chine glorieuse. Mais aujourd'hui, vous que j'entraînais dans mes victoires, vous que je faisais grands, enviés, célèbres, vous que j'aimais comme des fils, voilà que sourdement et lâchement vous avez miné l'édifice splendide que j'avais construit. Ah! sachez-le bien, il vous écrasera tous en s'écroulant. Mon trône est trop lourd pour ne pas effondrer la terre lorsqu'il tombera. Croyez-vous donc, fumeurs d'opium, débauchés immondes, parce que vous fermez les yeux, que les flèches ne vous atteindront pas; parce que vous fermez les oreilles, croyez-vous que l'orage ne gronde pas? Et quand vous cacherez vos lâches visages dans vos mains, la foudre n'osera-t-elle pas tomber sur vos têtes? Vous ne savez donc pas, étant bien abrités derrière des murailles, que le rebelle triomphe, que les villes pleurent et saignent sous ses pas, qu'il écrase et qu'il dompte, et que le peuple, terrifié mais plein d'enthousiasme, le suit et l'acclame! Vous ne savez donc pas que Pey-Tsin est à lui, que mes soldats m'abandonnent, que seuls les murs de la Ville Rouge nous protégent encore, et que demain peut-être elle ne sera plus notre ville! Oh! misérables flatteurs, qu'avez-vous fait de moi? qu'avez-vous fait de la Chine glorieuse?

L'empereur cacha son visage dans ses mains, et laissant les mandarins ternir leur front dans la poussière, il s'éloigna; il gagna le palais, gravit les escaliers d'albâtre, et, de terrasse en terrasse, monta jusqu'à la petite plate-forme qui domine les toitures de l'édifice, et que surmonte le globe d'or où resplendit le Dragon Lon.

—Ah! s'écria-t-il en tendant les bras vers lui, toi, mon compagnon, toi, mon frère, tu ne me trahiras pas!

Puis l'empereur baissa les yeux. La ville se déroulait à ses pieds, obscure et tumultueuse. Il entendait monter un bruit hostile et menaçant.

Cependant, au delà des murs d'enceinte, dans la plaine démesurée, une masse fourmillante ondulait et roulait et montait.

—Qu'est-ce que cette mer, dit Kang-Si, qui va submerger Pey-Tsin?

Le soleil couchant, effleurant la masse mouvante, arracha çà et là des cris de lumière à des piques et à des cuirasses.

—Mon compagnon, mon frère, cria désespérément l'empereur, c'est leur armée!


CHAPITRE XXIII

LA FORCE TREMBLE ET L'ORGUEIL DOUTE


Tandis que les hommes, avant la bataille, appellent leur esprit à l'aide pour défendre leur corps,

Les Pou-Sahs, dans les nuages, inscrivent d'avance ceux qui doivent mourir pendant le combat.


L'empereur ne se coucha point cette nuit-là. Le front soucieux, la bouche crispée, il marcha longuement dans la Chambre Sereine, sous les lueurs des lanternes bleues. Plus d'une fois il appela le Chef des Eunuques, qui se tenait immobile derrière une porte. Il envoya des hommes aux bastions de la Ville Jaune; il fit donner des instructions aux principaux chefs guerriers; il dépêcha des espions habiles vers l'armée de Ta-Kiang. Enfin dès que le jour parut il dit à l'eunuque:

—Qu'on éveille tous les mandarins, magistrats, lettrés et chefs de troupes qui se trouvent dans l'enceinte de la Ville Rouge, et qu'ils s'assemblent en conseil extraordinaire dans la Salle des Audiences.

Une heure après, cent glorieux personnages se trouvaient réunis dans cette salle, anxieux et attendant l'empereur.

Kang-Si entra, le souci froncé. Tous se prosternèrent. Il alla s'asseoir sur son trône et parla d'une voix haute.

—Relevez-vous, dit-il. Les Sages enseignent: il ne faut pas employer ceux qu'on soupçonne ni soupçonner ceux qu'on emploie. Je crois que vous m'êtes dévoués; votre tendresse aveugle pour ma personne et l'inquiétude que vous preniez de ma tranquillité ont été les seules causes de vos erreurs. Mais nous sommes à présent en pleine mer, par la tempête, sur une jonque qui fait eau. Vous avez fait par imprudence une blessure à la coque du navire; par cette blessure les vagues amères se précipitent, et nous allons sombrer. Hommes frivoles, auteurs du mal, songez si la guérison est possible.

—Invincible souverain! demanda le grand chef de la Cour des Rites, sommes-nous donc en un très-grand danger?

—Maître Céleste! dit le général des Neuf Portes, les entrées de la ville sont bien closes et rudes à défoncer.

—Les vils rebelles n'oseront pas attaquer Pey-Tsin, affirma un lettré de la Forêt des Mille Pinceaux.

—Ils craindraient d'être foudroyés par l'armée du Ciel, dit un mandarin guerrier.

—Il faut convenir, reprit le Fils du Ciel avec un sourire ironiquement triste, que la vanité vous emplit les yeux de soleil au point que vous ne voyez rien autour de vous. Malheureux! puisse le Ciel supérieur ne pas vous punir comme vous méritez d'être punis!

Puis, se tournant vers le Chef des Eunuques, il demanda:

—Les hommes que j'attends sont-ils revenus?

—Oui, Souverain Suprême! répondit l'eunuque.

—Fais-les entrer l'un après l'autre.

L'eunuque s'éloigna. On introduisit un homme vêtu comme un Chinois du peuple. Il s'agenouilla au milieu de la salle.

—Parle, dit l'empereur, qu'as-tu appris? La ville est tranquille, n'est-ce pas, et nous n'avons rien à craindre?

—Maître du Monde! dit l'homme, voici: Hier, avant la fermeture des portes, des armées formidables attaquèrent la ville. A chacune de ses neuf portes vingt-deux mille soldats se ruèrent. Quelques sentinelles tartares furent renversées et égorgées, puis les rebelles marchèrent, et des neuf entrées se joignirent au centre de Pey-Tsin sans éprouver de résistance. La foule les acclamait, et de plusieurs points s'élevèrent des fusées tandis qu'éclataient des bombes de réjouissance. Souverain seigneur, j'ai parlé sincèrement.

L'empereur tourna les yeux vers les faces blêmes de ses mandarins.

—Va, dit-il au messager, tu seras récompensé.

Un autre homme fut introduit, misérable et haillonneux; son visage était bouleversé par l'épouvante.

—Apprends-nous ce que tu sais, dit le Fils du Ciel.

—O Maître Unique! s'écria-t-il, les rebelles entourent déjà la Cité Rouge, cinquante mille hommes campent devant la Porte Occidentale de la ville. Ils poussent des hurlements effroyables; ils ont des visages terribles.

—Oh! dit l'empereur, si toutes les bouches étaient aussi franches que la tienne, je ne serais pas si misérable!

On amena deux autres messagers.

—Eh bien? dit l'empereur.

—Sublimité Céleste! dit l'un, la Ville Rouge est cernée; il y a cinquante mille hommes devant chacune de ses quatre portes. En face du Portail du Sud, le chef des rebelles a dressé sa tente et reçoit les hommages d'une grande partie de la population.

—Se préparent-ils à nous attaquer sur l'heure? demanda Kang-Si.

—Adorable Splendeur! dit l'autre espion, d'après ce que j'ai entendu, les rebelles sont las et veulent quelques heures de repos. Ils n'attaqueront pas avant la douzième heure.

—Bien! dit l'empereur, retirez-vous. Que pensez-vous de ceci? ajouta-t-il en s'adressant aux mandarins consternés. Croyez-vous à présent ma mort prochaine et ma dynastie en danger?

—O Maître à jamais unique! seul Souverain du Monde! s'écrièrent les mandarins en se frappant le front contre les dalles, comment racheter nos fautes horribles? Nous ne sommes plus dignes de voir ta face sublime; mais permets-nous de te défendre de tout notre courage et de verser pour toi jusqu'à la dernière goutte de notre sang coupable.

—Ce sera, dit l'empereur, une grande joie encore de mourir glorieusement au milieu de vous. Mais puisqu'il nous reste quelques heures, tenons conseil, et que les mandarins guerriers donnent leurs avis sur les moyens de défense. Combien avons-nous d'hommes dans la Ville Rouge?

—Cinquante mille de tes meilleurs soldats, ô Gloire Ineffable! dit le Chef principal de l'Armée Tartare.

—Et vingt mille hommes sans armes, habitants ou serviteurs, dit le Grand Maître des Cérémonies.

—Avons-nous beaucoup de munitions de guerre? demanda le Fils du Ciel en se tournant vers le mandarin chargé de l'inspection des arsenaux et des poudrières.

—Splendeur incomparable! répondit le mandarin, chaque homme pourra lancer dix mille flèches, tirer six mille coups de feu, allumer quinze cents fusées, et chaque dragon de bronze crachera deux cents boulets.

—Pour combien de temps avons-nous des vivres?

—Sérénité immuable! répondit l'ancien gouverneur de Chen-Si, devenu Chef de la Table Auguste, tous les gens de la ville pourront satisfaire leur appétit pendant un mois.

—Maintenant, dit le Fils du Ciel, que les guerriers exposent des plans de défense.

Le Chef de l'Armée Chinoise s'avança, et, après avoir accompli les trois prosternements du Ko-Tou, parla:

—Divine intelligence! c'est avec terreur que mon esprit obtus va te présenter son fils difforme. Cependant le voici. Le combat peut durer un mois. Il faut fatiguer l'ennemi et l'écraser continuellement sous une pluie de flèches et de balles, puis, par ruse ou courage, faire sortir de la ville des messagers qui s'en iront dans les provinces, et réuniront ton armée débandée et découragée; ils ramèneront des soldats forts et nombreux, et les rebelles seront pulvérisés sous les murs inexpugnables de la Cité Rouge.

—Crois-tu que la ville ne puisse pas être prise? dit l'empereur. Souviens-toi de Sian-Hoa, naguère la plus puissante des forteresses, maintenant un monceau de cendres.

Le Chef de l'Armée Tartare s'avança et se prosterna.

—Bonté inaltérable! dit-il, j'ai conçu un plan hardi et hasardeux, mais qui pourrait décider promptement la victoire.

—Parle, dit le Fils du Ciel.

—Quand l'armée rebelle attaquera par quatre points de la ville il faudra ouvrir simultanément les quatre portes, et, sans inquiéter les ennemis, les laisser emplir l'immense place qui s'étend devant chaque entrée de la Ville Rouge. Puis on refermera les portes sur eux. Nos soldats, rangés sur le haut des remparts, postés aux fenêtres des maisons qui entourent la place et à celles des rues qui s'en éloignent, commenceront alors un feu terrible, incessant, et feront tomber une pluie continuelle de flèches; des dragons de bronze, placés devant chaque rue en trois rangs superposés, vomiront horriblement la mort. Assaillis de toutes parts, surpris, tombés dans un piége, les rebelles ne sauront de quel côté diriger leurs armes. Ils ne pourront envoyer leurs flèches qu'aux nuages, de peur de s'entre-tuer; tandis que nos guerriers, dominant l'ennemi, protégés, cachés, viseront tout à leur aise; et pas un de leurs coups, dans cette foule compacte, ne manquera de frapper un homme. A la fin de la journée il ne restera plus un rebelle.

—Ce plan est audacieux, s'écria le Fils du Ciel, mais c'est celui qu'il faut choisir, car la victoire serait éclatante! Hâtons-nous de préparer les moyens d'exécution et d'élire les principaux chefs. Toi, tu commanderas au Nord, dit-il au mandarin qui venait de parler. Le Chef de l'Armée chinoise se chargera d'ouvrir l'entrée orientale. Le Maître des Poudrières combattra les ennemis entrés par la porte de l'Ouest. Mais qui donc opposerai-je au chef des rebelles, campé devant le Portail du Sud?

—Accordez-moi la faveur de lutter contre cet infâme, mon père, dit alors une voix faible et lente.

Le prince Ling, suivi d'un cortége d'honneur, venait d'entrer dans la Salle des Audiences. L'empereur leva les yeux vers lui et ne put retenir un cri de douleur en voyant l'air de lassitude et de renoncement qui enveloppait son jeune fils. Ses joues avaient maigri; son beau front était devenu grave comme celui d'un vieillard; ses yeux étaient noircis par l'insomnie, et les coins de sa bouche s'abaissaient désespérément. Il avait la démarche nonchalante et indécise des gens ivres d'opium.

—Il veut mourir, se dit l'empereur, il veut se faire tuer dans le combat. Mon fils, ajouta-t-il tout haut, votre santé semble réclamer le repos et la compagnie du médecin plutôt que l'activité du combat et le voisinage des dragons de bronze. Je ne voudrais pas, au milieu de toutes mes douleurs, avoir à pleurer le plus cher de mes fils.

—O mon père! dit le prince Ling, tu me pleureras, en effet, car je vais mourir de désespoir si tu me refuses de combattre pour ta vie et pour ta gloire.

—O mon fils! dit l'empereur, tes bras alanguis pourront-ils soulever tes deux sabres? Le sang amer qui emplit ton cœur attendra-t-il une blessure pour s'échapper?

—Puisque mon père glorieux me méprise au point de me refuser ce qu'il accorde au plus vil soldat, dit le prince en baissant la tête, la vie, dégoûtée de moi, va s'enfuir de mon corps indigne.

—Eh bien! dit le Fils du Ciel avec un soupir, va donc ranger derrière le Portail du Sud la quatrième partie de l'armée.

—Merci, sublime père, dit le prince Ling en se prosternant par trois fois.

Puis, appuyé d'une main sur l'épaule d'un eunuque, il sortit lentement de la salle.

Cependant un mandarin-juge s'approcha du maître, qui méditait tristement, et son front frappa les marches du trône.

—Que veux-tu? dit Kang-Si.

—Souverain clément! dit le juge, toi qui pleures autant de larmes qu'il tombe de gouttes de sang dans une bataille, m'autoriserais-tu, si cela était en mon pouvoir, à sauver l'Empire par un moyen pacifique qui ne compromettrait nullement, en cas d'insuccès, le plan de défense du noble Chef de l'Armée Tartare?

—Si ton artifice peut empêcher l'effusion du sang, dit Kang-Si, emploie-le.

Et le Fils du Ciel, d'un geste, congédia les mandarins du conseil et demeura seul, dans la salle, sur son trône.

—O solitaire de la Vallée du Daim Blanc, dit-il, si ce jour est le dernier de mon règne, que le Dragon m'emporte vers les pays d'en haut avant le soleil couché!


CHAPITRE XXIV

YO-MEN-LI


Hélas! d'où viens-tu, petite hirondelle noire, avec ta plume ébouriffée et tes jolis yeux effrayés?

Les pêchers fleuris disaient: «Est-ce qu'un oiseau de proie, tombé des nuages, a mangé la cervelle de la petite hirondelle noire?»

Le ruisseau où tu allais boire disait: «Elle a peut-être commis l'imprudence d'aller se désaltérer dans quelque grand fleuve;

»Et ses ailes, tout à coup mouillées par un flot, sont devenues pesantes au point de ne pouvoir plus s'envoler.»

Les pêchers, le ruisseau se trompaient. L'hirondelle, en voletant dans les petits cadres d'un treillis, a fait des confidences à l'oreille d'un poëte.


Lorsque, sortie enfin de la Ville Rouge, Yo-Men-Li était entrée dans la Pagode de Kouan-Chi-In, des soldats brusques l'avaient saisie et garrottée, et bientôt ramenée au Palais Impérial. Là le mandarin-juge s'était hâté de l'interroger. Sachant que Ta-Kiang était libre, n'ayant rien à craindre que pour elle, elle avait avoué qu'elle était venue de Chi-Tse-Po avec un laboureur, son fiancé, que le chef du Repas Auguste l'avait conduite dans la Ville Rouge pour tuer Kang-Si, et que c'était elle qui avait porté le coup maladroit. On l'avait alors plongée dans un cachot pour la punir avant de lui ôter la vie, et depuis six lunes elle ne voyait pas le soleil. Le lieu où elle se mourait lentement était comme un tombeau profond. Yo-Men-Li ne l'avait jamais vu. Elle n'en savait que l'ombre froide et humide. Une fois par jour une main se posait sur son épaule, tandis qu'un plat était jeté auprès d'elle; et, lorsque, vaincue par la faim, elle cherchait à tâtons son repas, ses mains rencontraient des animaux velus qui la mordaient dans l'obscurité. Une lutte pleine d'effroi et de dégoût s'établissait entre la prisonnière et les rats, et elle dévorait quelques restes salis. Longtemps elle pleura, se tordant sur la planche qui lui servait de lit. Puis elle ne pleura plus; ses yeux secs lui semblaient de flammes. Comme d'un murmure confus, elle se souvenait de la vie, de Pey-Tsin, des bonzes, du palais; le champ de Chi-Tse-Po lui apparaissait vaguement, frais et ensoleillé, avec ses deux tours de pagode sur le ciel clair, minces et lointaines. Alors l'ombre l'étouffait, lui pesait comme une pierre de sépulcre, et, tendant les bras, elle poussait de longs cris de douleur. Ta-Kiang seul se dressait nettement dans son rêve. «Il marche, disait-elle; quand il aura conquis le monde, il viendra me délivrer.» Elle pensait aussi à un frère bien-aimé, à Ko-Li-Tsin, si doux pour elle. Un jour la fièvre la prit. Elle se mit à trembler, à claquer des dents, à souffrir, à s'affoler. Sa prison se peupla d'êtres fantastiques, effroyables. Ses yeux ouverts démesurément voyaient des lueurs rouges où s'agitaient des hommes monstrueux, des bourreaux, des tortionnaires, des victimes sanglantes, des cadavres, des démons aux faces funèbres qui la menaçaient d'armes brûlantes. Elle entendait leurs menaces rauques et bourdonnantes; elle les sentait s'approcher et lui serrer la gorge. Puis sa tête se troublait, et elle croyait rouler dans des abîmes. Huit jours durant les rats mangèrent seuls le triste repas. Mais la fièvre s'en alla. Yo-Men-Li tomba dans un long abattement. Immobile, les yeux ouverts, elle demeura sans pensées: elle ne savait plus le soleil, ni la vie, ni la parole, ni le son. Ta-Kiang n'était plus qu'un nom qu'elle entendait gronder. Une fois elle essaya de se lever et de se tenir debout; ses jambes ployèrent, elle retomba. Alors elle fit un effort pour songer. «Je n'ai pu compter les jours, étant toujours dans la nuit. Voilà longtemps, longtemps qu'il n'y a que de l'ombre. Je suis vieille à présent. Mes jambes tremblent, mes cheveux sont blancs, mon front est ridé, je vais bientôt mourir de vieillesse. C'est cela. Quand je serai morte il fera clair.» Et elle attendait. Quelquefois ses doigts remuaient comme pour compter. Mais une fois la porte de son cachot s'ouvrit, la lueur d'une lanterne éblouit ses yeux, le bruit d'une voix terrifia ses oreilles, «Viens!» disait la voix. Et comme Yo-Men-Li ne remuait pas, un homme la prit et l'emporta.


CHAPITRE XXV

LE POU-SAH ROUGE


Kouan-Te, ce Pou-Sah terrible, aime le rire des blessures; il aime qu'on s'égorge dans les plaines brûlantes;

Il aspire avec délices le sang qui fume et l'odeur des batailles; mais ses narines palpitent d'un plaisir que ne leur procure aucun autre massacre

Lorsque monte vers elles le parfum courageux que laisse échapper le cœur percé du plus brave.


Devant la Porte Méridionale, Ta-Kiang avait élevé sa tente, car il ne voulait entrer dans la Ville Rouge, éminence souveraine qui domine le monde, qu'au son du gong d'or, par le portail d'honneur. Autour de lui se groupait l'élite de son armée, remplissant la grande place qui précède les portiques et se répandant dans les larges rues voisines. Les soldats étaient couchés sur la terre ou assis au bord du fossé; ils n'avaient pas dressé leurs tentes parce que l'empereur leur avait dit: Ce soir vous coucherez dans des lits somptueux.»

Quelques habitants de Pey-Tsin s'étaient mêlés aux rebelles et se disposaient à prendre part au combat; d'autres applaudissaient de loin; plusieurs attendaient la décision de la victoire avant de prendre un parti.

Ta-Kiang, sous sa tente, resplendissait. Pour la première fois son beau visage était serein et fièrement joyeux. Il avait entendu son nom retentir comme une fanfare. Pey-Tsin s'était donné à lui avec amour. Il était bien l'empereur. Toute la Patrie du Milieu, derrière lui, le glorifiait. Entre lui et son trône il n'y avait plus qu'une muraille; elle était branlante déjà et croulait. Les triomphes passés, grondant encore comme un tonnerre qui s'apaise, répondaient de la dernière victoire.

Ta-Kiang marchait lentement dans sa tente, glorieusement vêtu de jaune; il avait la tête couverte d'un casque d'or découpé à jour que surmontait une haute pointe. Il était tout armé, car il voulait combattre lui-même. Il s'appuyait de la main sur l'épaule de Ko-Li-Tsin, non moins superbe.

Le poëte n'avait plus la maigreur qui lui fut si utile le jour où il s'envola de sa prison. Ses somptueux habits, roides de broderies, s'épanouissaient largement et lui donnaient une ampleur majestueuse. Sous une coiffure guerrière son fin visage affectait des mines farouches, et il s'appuyait sur sa pique d'une façon remarquablement agressive.

—Il y a six mois, disait Ta-Kiang, que j'ai quitté le champ désormais célèbre de Chi-Tse-Po. Parti du creux humble de la vallée, j'ai atteint les pics glorieux qui retardent le lever du soleil. Pan-Kou, le premier homme, grandissait d'une coudée par jour; j'ai grandi de mille coudées par heure. Il y a six mois, j'étais le talon méprisable de la terre; je suis maintenant le front du Ciel.

—Moi, dit Ko-Li-Tsin, je n'étais alors que poëte. Aujourd'hui, après avoir fait bien des métiers, je suis poëte et guerrier. Mais quelque chose manque à ma joie. Nous étions trois en quittant le grand champ sous la lune, nous ne sommes que deux ici.

—Oui, dit l'empereur. Qui donc partit avec moi?

—Yo-Men-Li.

—J'avais oublié cette enfant maladroite. Qu'est-elle devenue?

—Je l'ignore. Elle est morte peut-être.

—Qu'importe! il ne faut pas s'inquiéter des fourmis qu'on écrase en marchant.

—Elle t'aimait, cette aimable créature, dit le poëte, attristé.

—Ne parle plus de cela, répliqua Ta-Kiang en fronçant le sourcil. Nous touchons au but. Pourquoi n'a-t-on pas encore attaqué la Ville Rouge?

Le Grand Bonze, qui se tenait immobile à l'entrée de la tente, s'avança et dit, après s'être prosterné:

—Frère Aîné du Ciel, tes guerriers étaient las. Vois d'ailleurs cette fusée devant la portière de ta tente: quand tu l'allumeras, les quatre parties de ton armée attaqueront en même temps les quatre portes de la Cité Sacrée. Mais il faut, avant le combat, rendre à Kouan-Te les honneurs convenables; tu as retardé jusqu'à ce jour la cérémonie qui lui est chère entre toutes; si tu l'omettais plus longtemps, le Pou-Sah des batailles pourrait se retirer de toi.

—Tu as bien parlé, dit Ta-Kiang, qu'on se hâte!

—As-tu choisi, Souverain Céleste, le guerrier à qui est réservé le suprême honneur? Plusieurs Chefs sont là; ils veulent supplier l'auguste maître de désigner l'un d'entre eux.

—Introduis-les, dit Ta-Kiang.

Cinq Chefs entrèrent et précipitèrent leurs fronts aux pieds de l'empereur.

—Seigneur Sublime! cria l'un, glorifie mon nom! Je n'ai jamais couché dans un lit ni bu dans une tasse, et mes deux sabres sont rivés à mes mains.

—Splendeur Éblouissante! dit un autre, choisis-moi. Le sang que ma lance a fait répandre à l'ennemi noierait toute une armée.

—Lumière Inextingible! dit le troisième, à quoi sert, si la clémence de ta justice ne me désigne pas, d'avoir déchiré du talon plus de ventres fumants qu'il n'y aura d'empereurs chers à Tié dans ta précieuse dynastie?

—Rayonnement de la Raison! dit le quatrième, j'ai pris cinq villes et ravagé dix villages, tuant les hommes, outrageant les jeunes filles; les malédictions des parents me suivent comme un essaim énorme d'oiseaux funèbres. Un jour j'ai envoyé une caisse pleine d'oreilles droites au gouverneur d'une province ennemie. Qui donc pourrait l'emporter sur moi, si ce n'est toi, ô maître?

Un seul n'avait pas parlé: c'était Gou-So-Gol. L'empereur l'aperçut et lui fit signe d'approcher.

—Vainqueur de Sian-Hoa, dit-il, tu es le plus digne; sois glorieux.

Tous les chefs alors sortirent de la tente, acclamant Gou-So-Gol et disant aux guerriers: «Voici le vainqueur choisi par le Frère Aîné du Ciel!» Et tous les guerriers devant lui frappaient du front la terre. Gou-So-Gol rayonnait. Parfois cependant, à un pli furtif de son front, on devinait qu'une pensée amère se mêlait à la joie de son triomphe.

Une heure plus tard, en face de la tente impériale, se dressait un autel de marbre rouge, sculpté et incrusté de pierreries, devant lequel on avait placé un large bassin d'or aux anses formées de dragons contournés, et derrière l'autel, sur un grand piédestal, apparaissait Kuan-Te, Pou-Sah des batailles, dont la posture menaçante, en des habits couleur de sang, brandit deux sabres teints de rouge, dont le dos est un buisson de flèches, et dont le visage effroyable, noir comme l'ébène, se hérisse de poils rouges.

Ta-Kiang songeait sur son trône. Toute l'armée était immobile et silencieuse. Une musique formidable se fit entendre; le gong ébranlait l'air de ses vibrations terribles; et, seulement quand sa voix puissante s'éteignait un peu, on entendait les sifflements des flûtes, les déchirements des trompettes et le bourdonnement des tambours.

Un cortége s'avança; il était composé des chefs de l'armée. Tous portaient au bout de longues piques des dragons, des licornes, des tigres ou des lions en carton doré. Puis Gou-So-Gol parut. Magnifiquement vêtu, il était monté sur un cheval blanc; et le Grand Bonze, à côté de lui, marchait à pied.

Dès que l'armée vit le jeune vainqueur, un immense cri triomphal s'éleva. Ta-Kiang lui-même descendit de son trône, s'avança hors de sa tente et cria:

—Gloire à toi!

Devant la statue de Kouan-Te, Gou-So-Gol mit pied à terre, et, suivi du Grand Bonze, alla vers elle. Il monta sur l'autel. Il se dressa fier, superbe, dominant la multitude et pareil à un dieu vivant. Les cris d'enthousiasme et d'admiration redoublèrent. Gou-So-Gol était enveloppé de cette caresse farouche et glorieuse. Cependant il levait les yeux vers les nuages et souriait tristement. Bientôt il s'agenouilla sur l'autel, pendant que le Grand Bonze, armé d'une longue lame, s'approchait de lui. Mais en ce moment une jeune femme vêtue d'un costume guerrier s'élança vers Gou-So-Gol et l'enlaça fortement. C'était la jeune épouse qu'il avait conquise à Sian-Hoa.

—O mon époux! s'écria-t-elle, pourquoi m'as-tu caché ta gloire? pourquoi t'es-tu enfui de moi sans m'annoncer ton triomphe? Crois-tu donc que mes yeux ne soient pas pour mes larmes une digue infranchissable? Croyais-tu que j'allais retenir le bras levé sur toi et te déshonorer à jamais? O toi que je devrais haïr et que j'aime, sache que je n'ai plus un cœur de femme, et que je t'ai pris tout ton courage!

—Oh! oui, dit Gou-So-Gol à voix basse en se relevant à demi; tu m'as pris mon courage, car mes yeux sont troublés par les larmes, car ma gorge est serrée par les sanglots. Je t'ai fuie pour ne pas me tordre de désespoir en m'arrachant de tes bras. Grands Pou-Sahs! avec quelle joie j'eusse accueilli, avant de la connaître, l'honneur envié de tous les guerriers qui m'éternise dans les mémoires! Mais maintenant je dis: Que vais-je devenir au pays d'en haut puisqu'elle n'y est pas?

—Je te rejoindrai bientôt, dit la jeune femme; après cette guerre je partirai!

—Oui, mais je pars seul. Je suis comme un enfant que sa mère abandonne sous la pluie, dans un chemin solitaire.

—Songe à la splendeur qui environnera irrévocablement ton nom! Songe aux Pou-Sahs glorieux, que désormais tu égales!

—Lorsque j'habiterai au delà des nuages, dit le guerrier, mes regards seront toujours baissés vers la terre, cherchant ta demeure.

—Ma demeure ne sera pas longtemps sur terre, dit-elle, et je succomberai bientôt, glorieuse aussi».

Elle se tourna vers l'armée et ajouta d'une voix ferme et forte;

—Puisque Gou-So-Gol part, ses guerriers restent sans chef. J'ai déjà combattu à côté de mon époux vainqueur, c'est moi qui commanderai ses guerriers.

Des cris d'approbation s'élevèrent de toutes parts et le Grand Bonze dit:

—La famille de Gou-So-Gol étant désormais sacrée, on ne doit rien lui refuser.

Cependant Gou-So-Gol arracha de sa robe le plastron où était brodée en or une face de lion et le donna à sa jeune épouse; puis, s'agenouillant de nouveau sur l'autel de marbre, il écarta ses habits et découvrit sa poitrine palpitante. Le couteau du Grand bonze scintilla un instant, s'enfonça dans le cœur du guerrier, et en ressortit terne et rouge. Le gong frémit longuement. Un jet de sang clair et bouillonnant s'élança du cœur de Gou-So-Gol et tomba avec un bruit fier dans le grand bassin placé au pied de l'autel. Les principaux guerriers s'avancèrent, tenant à la main chacun une coupe de jade; mais la jeune veuve du glorieux mort tendit la première une coupe à la fontaine écarlate et but le sang intrépide et chaud afin de conquérir le courage et la force. Les chefs burent après elle, puis l'armée défila en bon ordre devant le bassin d'or, et chaque homme trempa la pointe de son glaive dans le sang précieux de Gou-So-Gol.

—L'attaque! l'attaque! crièrent alors les soldats exaltés.

Ta-Kiang approcha de la fusée une mèche enflammée.

Mais en ce moment un mandarin parut sur le bastion qui domine la Porte Méridionale de la Ville Rouge, et, par des gestes, révéla qu'il était chargé d'un message. Ko-Li-Tsin arrêta le bras de l'empereur, et dit:

—Maître, la ville veut peut être se rendre, il faut écouter cet homme.

—Va l'entendre! dit Ta-Kiang.

Ko-Li-Tsin s'approcha de la muraille. Le mandarin et le poëte se saluèrent selon les rites.

—Qu'as-tu à nous dire? cria Ko-Li-Tsin en levant la tête.

—Je veux parler à votre chef, dit le mandarin.

Ko-Li-Tsin salua encore, et revint vers Ta-Kiang.

—Cet homme veut parler à toi-même, glorieux empereur, dit-il.

—Qu'est cet homme? dit Ta-Kiang avec courroux, un serviteur de Kang-Si? Je ne parle pas à des serviteurs. Que le chef ennemi vienne lui-même, et je consentirai peut-être à l'entendre; mais que le messager s'adresse à toi.

Le poëte retourna vers la muraille.

—Le Frère Aîné du Ciel, l'illustre empereur Ta-Kiang, dit-il, ne veut converser qu'avec ton maître. Si Kang-Si ne consent pas à venir en personne, expose à moi-même ta mission.

—Qui es-tu, pour que je daigne te parler?

—Je suis Premier Mandarin, conseiller intime du souverain, poëte de l'Empire, et, en ce moment, Chef d'Armée, dit Ko-Li-Tsin avec modestie.

—Je n'admets pas tes titres.

—J'admets les tiens, juge inique, bourreau et tortionnaire! dit Ko-Li-Tsin, reconnaissant le juge qui l'interrogea dans la Salle de la Sincérité.

—Ah! c'est toi, dit le mandarin; eh bien! écoute. Le glorieux empereur Kang-Si, seul maître du monde, consent à vous rendre un otage qui doit vous être cher et à vous laisser impunis si vous levez immédiatement le siége et abandonnez Pey-Tsin.

—Voilà une proposition! dit Ko-Li-Tsin. De quel otage est-il question?

Le mandarin attira au bord du rempart une jeune fille pâle, aux longs vêtements déchirés.

—Yo-Men-Li! s'écria le poëte.

—Si vous refusez, continua le mandarin-juge, le Fils du Ciel, qui est clément, vous rendra cette jeune fille, mais en vous la jetant du haut de ce bastion.

—Attends, dit Ko-Li-Tsin, qui sentit son cœur pâlir.

Et il courut vers la tente impériale.

—O Maître de la Terre! s'écria-t-il, Empereur sublime! ils veulent jeter Yo-Men-Li du haut des murailles si tu ne lèves le siége à l'instant! O magnanime! ne laisse pas commettre une cruauté dont la seule pensée serre le cœur et glace l'esprit.

—Parles-tu sérieusement? dit Ta-Kiang avec un sourire. Crois-tu que le respect d'une vie infime m'arrêtera un instant dans ma marche triomphale? Penses-tu que je vais quitter mon trône pour épargner Yo-Men-Li? Que m'importe cette jeune fille!

Mille guerriers sont morts pour moi sans que tu aies accompagné d'un regret leur âme glorieuse.

—C'est le sort et la gloire des guerriers de mourir violemment, dit Ko-Li-Tsin en se jetant aux pieds de l'empereur; mais les jeunes filles sont faites pour vivre aimées et pour mourir doucement. Ne laisse pas se briser le corps charmant de Yo-Men-Li sur les dalles; ne la laisse pas tuer cruellement; elle si douce, si dévouée, et qui t'adore!

—Allons, dit Ta-Kiang, annonce à l'envoyé de Kang-Si que je donne le signal de l'attaque.

Ko-Li-Tsin se releva fièrement.

—Non! s'écria-t-il, non! quand ta colère devrait me foudroyer, ô cœur plus féroce que le cœur des tigres, je n'irais pas porter cette réponse impitoyable.

Ta-Kiang regarda le poëte avec surprise.

—Il faut savoir pardonner des crimes aux bons serviteurs, dit-il.

Puis il fit signe au Grand Bonze de transmettre ses paroles.

Ko-Li-Tsin s'élança hors de la tente. Il rencontra Yu-Tchin; elle l'attendait, comme toujours.

—Viens, dit-il, viens pleurer avec moi, et apaise mon cœur, que tord le désespoir.

Et, cachant son visage dans sa main, il entraîna Yu-Tchin loin des murailles.

Cependant le Grand Bonze répétait au mandarin les paroles de l'empereur. Yo-Men-Li, d'elle-même, sans hésiter, mit le pied sur un créneau. Mais au moment où elle allait se précipiter, un cavalier resplendissant apparut derrière elle, la saisit dans ses bras, donna un coup furieux au mandarin et s'enfuit en emportant la jeune fille. Le malheureux juge perdit l'équilibre et, tombant du faîte des murailles, vint se briser le crâne sur le rebord du fossé. Au même instant une fusée rapide s'éleva dans le ciel à une hauteur prodigieuse avec un bruit retentissant, et, de quatre côtés à la fois, l'armée rebelle, ivre du sang de Gou-So-Gol, se rua sur les portes sacrées.


CHAPITRE XXVI

LE PAVILLON DES TULIPES D EAU


J'ai vu un chemin doucement obscurci par les grands arbres, un chemin bordé de buissons en fleurs.

Mes yeux ont pénétré sous l'ombre verte et se sont longuement promenés dans le. chemin.

Mais à quoi bon prendre cette route? elle ne conduit pas à la demeure de celle que j'aime.

Quand ma bien-aimée est venue au monde on a enfermé ses petits pieds dans des boîtes de fer; et ma bien-aimée ne se promène jamais dans les chemins.

Quand elle est venue au monde on a enfermé son cœur dans une boîte de fer; et celle que j'aime ne m'aimera jamais.


A travers les rangs des soldats stupéfaits, franchissant les dragons de bronze alignés à l'embouchure des rues, ensanglantant les flancs de son cheval, le prince Ling enfila les larges avenues dallées du quartier de la Force, pénétra dans le jardin impérial, s'arrêta devant un merveilleux kiosque de laque posé au milieu d'un lac clair dans une touffe multicolore de fleurs au chaud parfum et nommé le Pavillon des Tulipes d'Eau, sauta à terre, passa un pont en bois doré, et, entrant dans le pavillon, déposa Yo-Men-Li sur des coussins de satin pâle.

—Toi! toi! cria-t-il en s'agenouillant auprès d'elle, toi que j'ai tant attendue, tant pleurée, toi que j'ai si souvent enlacée dans les illusions de l'opium, toi que j'ai appelée si douloureusement dans la cruauté des nuits fiévreuses, te voilà, tu existes, tu n'étais pas une Rou-Li, une fausse apparence! Mon cœur gonflé et fier emplit ma poitrine. J'étouffe. Le bonheur me déborde. Je suis comme un lac longtemps desséché sur lequel on ouvre soudain une écluse: l'eau, trop abondante, se précipite en tumulte et bientôt envahit la plaine. Vois, je pleure, et ces larmes de joie sont un baume pour les blessures qu'ont faites à mes yeux les larmes de désespoir. Je ne te quitterai plus, je m'attacherai à toi comme le guerrier s'attache à la gloire, comme la plante est attachée à la terre. Je fleurirai sur ton cœur, je m'élèverai plus haut que les cèdres et je serai plus grand que l'empereur, mon père, afin que ma splendeur plaise à tes yeux!

Yo-Men-Li regardait le prince avec indifférence.

—Mais parle-moi, continua-t-il; parle, pendant que je baisserai les paupières pour mieux entendre ta voix. Pourquoi n'es-tu pas venue, parjure, lorsque je t'attendais si confiant? Pourquoi t'es-tu faite insaisissable pendant que je fouillais la ville, pendant que je faisais comparaître devant moi toutes les jeunes filles qui l'habitent, depuis la plus noble jusqu'à la plus humble; dis, cruelle enfant, dis, pourquoi n'es-tu pas venue?

—Tu veux le savoir? répondit Yo-Men-Li. Parce que tes soldats m'avaient prise et emprisonnée; pendant que tu me cherchais j'étais sous ton palais, dans un cachot que le jour n'a jamais vu.

—Toi! tu as souffert? s'écria le prince avec désespoir, on t'a mise dans ces affreux cachots noirs et humides, dans ces cachots qui me font triste quelquefois la nuit! Oh! quel supplice inventer pour ceux qui ont osé cela? Toi, en prison! Pendant que je me tordais de désespoir et que je m'empoisonnais lentement d'opium, tu te mourais horriblement dans l'ombre; tes beaux yeux s'agrandissaient d'effroi, ton doux visage pâlissait loin du soleil! Oh! qu'il est pâle, ton visage! on croirait voir la lune poudrée de gelée blanche. Mais pourquoi t'avoir prise à mon amour? pourquoi t'avoir torturée, tandis que je pleurais?

—Apprends, dit Yo-Men-Li, que je suis ton ennemie. Complice des révoltés, c'est moi qui ai frappé ton père. Je t'ai menti le soir où je t'ai vu, parce que je voulais sortir du palais pour aller dire à Ta-Kiang de fuir.

Le prince Ling recula, avec un cri de douleur.

—Tu as voulu tuer mon père, Kang-Si, le plus glorieux des hommes! dit-il. Tu as voulu cela, et moi, fils monstrueux, je t'aimais!

Le prince, quelques instants, demeura silencieux, la tête baissée.

—Eh bien! je t'aime! s'écria-t-il bientôt. Tu as frappé la poitrine auguste de mon père vénéré à genoux? N'importe! Criminel et lâche, je t'aime! C'est en vain que je souffle sur mon cœur pour y agiter une tempête, il reste calme. Je sens une grande douleur; je n'éprouve pas de colère. Je demanderai ta grâce. Je dirai que Kouan-Chi-In, la bonne déesse, a ouvert la porte de l'enfer aux criminels, et que les criminels sont devenus des Génies vertueux. Je dirai que tu es une femme, que tu as seize ans, et que je t'aime! Je dirai que je vis de ta vie, que je mourrai de ta mort; et mon père au grand cœur pardonnera.

—Je ne veux pas de son pardon, dit Yo-Men-Li en détournant la tête.

—Tu ne veux pas, s'écria le prince avec douleur, tu ne veux pas que je te fasse heureuse? Tu ne veux pas de ma puissance, de ma fortune, de ma gloire? Que t'ai-je fait? Je t'aime, je pleure, je te cherche dans l'ivresse. Hautain avec tous, je suis devant toi comme un vil esclave; tu es le prince, je suis le peuple au front courbé. Mais tu dédaignes de m'infliger des impôts. Pourquoi détiens-tu ma joie? Pourquoi, avec un doux visage, as-tu le cœur plus cruel que le lynx au corps souple?

—Parce que je ne t'aime pas, dit Yo-Men-Li.

—Oh! ne dis pas cela! soupira le prince Ling, en appuyant sa main pâle sur la bouche de la jeune fille. Si tu savais comme ces mots serrent ma gorge et pétrifient mon cœur, tu n'aurais pas le courage de les prononcer. Tu m'aimeras un jour, laisse-le moi croire! Malgré toi tu m'aimeras, tant j'userai ma vie et ma gloire à te plaire!

—Je ne t'aimerai jamais! dit Yo-Men-Li.

—Jamais! Oh! pourquoi? Pourquoi ne m'aimerais-tu pas, moi le Fils du Dragon, moi qui trouble les rêves timides des jeunes tilles, moi qui brille près de mon père comme une étoile près de la lune?

—Parce que j'aimais Ta-Kiang, le laboureur, dit Yo-Men-Li, et que j'aime Ta-Kiang, le Frère Aîné du Ciel.

—Tais-toi! cria le prince en devenant plus pâle que les perles de son collier. Tais-toi! ou bien, comme deux ruisseaux qui se rejoignent, ton sang et le mien vont se mêler sur le sol. Ne dis pas que tu l'aimes, car, sous cette douleur, je deviendrais furieux comme un cheval blessé. Tu l'as dit cependant! Tu as eu la cruauté de me couper par la racine. Le coup est si violent que je le sens à peine; l'arbre abattu garde encore quelque temps des rameaux verts, mais bientôt il se dessèche et meurt.

Et le prince, étendant ses bras sur la muraille et la frappant de son front, se mit à sangloter longuement.

Yo-Men-Li le regardait, ennuyée.

Tout à coup il se retourna; ses yeux brillaient, pleins de larmes; ses dents claquaient furieusement.

—Écoute, dit-il. Je suis comme une bête sauvage domptée par la faim. Écoute ce que mon lâche cœur a conçu. Tout mon sang se révolte contre moi-même; ma gorge ne veut pas laisser passer ces infâmes paroles; n'importe! un lion affamé dévorerait un Pou-Sah! Écoute: Tu aimes Ta-Kiang? Oh! ce nom semble à ma bouche un tison ardent! Ta-Kiang! tu l'aimes, et tu veux pour lui la gloire, le triomphe, le trône resplendissant de la Patrie du Milieu? Eh bien! moi, monstre sans nom, je vais trahir mon père, le livrer aux égorgeurs, je vais faire capituler la Ville Rouge, ouvrir le palais et les salles des trésors! Je prendrai le rebelle par la main, je lui ferai monter les degrés sacrés du trône; puis, m'inclinant devant lui, je le saluerai empereur! Mais, en échange de tant de lâchetés, tu me laisseras t'emporter loin, bien loin, si loin que le souvenir de mes crimes se perde pendant le voyage; et alors, sans fin enlacé à ton corps, les yeux fixés sur tes yeux, je serai horriblement heureux.

Le prince, secoué par de grands frissons, riait un rire plein de sanglots.

—Eh bien! disait-il, veux-tu? je suis prêt.

—Ta-Kiang n'a pas besoin de ton aide, répondit Yo-Men-Li avec dédain. Il vaincra sans tes basses trahisons. Déjà il triomphe, déjà les portes de la Ville Rouge s'ébranlent. Et bientôt tu t'assiéras glorieusement sur le trône, Ta-Kiang, ô magnanime, ô superbe!

—Ah! s'écria le prince, dont les yeux s'ensanglantèrent, c'est à ce point que tu l'aimes? c'est ainsi que tu dédaignes mon amour violent et soumis? Eh bien! je me souviens que je suis prince et formidable, que je commande au monde, que je suis l'Héritier du Ciel; sache que tu m'aimeras, car je te contraindrai à m'aimer; sache que je vais tuer ce vil laboureur, et que sa tête sera suspendue au poteau du marché.

—Le tuer? dit Yo-Men-Li en souriant. Penses-tu que si je t'avais cru capable de déraciner ce cèdre altier je ne t'aurais pas arraché l'un de tes sabres pour te le plonger dans le cœur? Non, fils du Dragon, tu ne tueras pas le grand Ta-Kiang.

—Il va mourir, il est mort puisque tu l'aimes! Ah! jeune fille plus féroce que les bourreaux, sans me laisser cueillir une seule fleur, tu as brisé mille épines cruelles dans mon cœur! Sans me laisser une fois sourire, tu as brûlé mes yeux de larmes, et, pour faire fuir mon âme, tu me dis que tu aimes ce rebelle, ce fou, ce chien! Attends, c'en est fait de lui, et, comme un boucher, je dépècerai son corps et je t'en ferai manger les morceaux!

Le prince, hurlant et tirant ses deux sabres, bondit hors du Pavillon des Tulipes d'Eau.


CHAPITRE XXVII

LE DRAGON IMPÉRIAL


Nul n'ignore que si l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.

Mais nulle bouche ne doit s'ouvrir pour révéler le miracle qu'ont vu les yeux; car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.


Le vaste champ dallé sur lequel s'ouvre le Portique du Sud n'était que fumée, hurlements, fureurs. Parmi des ruissellements rouges, les bottes de guerre déchiraient des cadavres. Les blessés, renversés, mordaient les jambes de leurs compagnons, qui marchaient sur des plaies. Des fusées bruyantes trouaient, des flèches promptes sillonnaient la vapeur de sang et de poudre dont s'enveloppent les combats, et qui, traversée de soleil, semblait un nuage d'or.

Malgré la constante pluie meurtrière qui tombait des remparts et du faîte des maisons, les soldats de Ta-Kiang, forts de leur nombre, résistaient et triomphaient. En dépit des dragons de bronze aux gueules foudroyantes, ils rampaient vers les murailles, ou s'efforçaient vers les embouchures des rues; et çà et là trépignaient de féroces luttes corps à corps, où les costumes disparates et les sauvages accoutrements des rebelles chinois heurtaient les beaux uniformes des guerriers tartares.

L'armée impériale était superbe au soleil. On voyait briller les cuirasses de cuivre, écaillées comme le dos d'un dragon, et les casques pointus, où s'agite un gland de soie rouge, des Hoa-Tié-Tis, Vainqueurs du Ciel. Les Tigres de Guerre aux corps agiles tordaient mille mouvements souples et sournois; vêtus de maillots jaunes tachetés de noir, les pieds armés de griffes, la tête couverte d'un capuchon que surmontent deux petites oreilles, la poitrine ornée d'une face de tigre, ils tenaient de la main droite un long coutelas recourbé, et cachaient leur bras gauche sous ce bouclier célèbre qui attend le boulet au passage, le reçoit avec un fracas de tonnerre et le fait dévier de sa route. Les somptueux Uo-Fous, dont le casque se termine par deux cornes dorées, brandissaient au bout d'une tige en bois de fer leurs haches miroitantes, dites Haches de la Lune. Tout sanglants, apparaissaient aussi des soldats du corps glorieux qu'on nomme Tchou-Tie-Ten, l'Etrier Sauveur du Ciel, et que Kang-Si institua naguère en souvenir d'une bataille où lui-même, délaissé par Kouan-Te et environné d'ennemis, fut sauvé par un guerrier célèbre, Tchin-Tsou, qui, se précipitant au milieu des combattants, couvert de blessures, le front saignant, mais rugissant et le visage terrible, arracha, n'ayant plus d'armes, les étriers de l'empereur, et, formidable, avec ce fer, mit en fuite l'ennemi. C'est pourquoi les soldats de Tchou-Tie-Ten portent un étrier de fer emmanché à un pieu. Non loin d'eux grimaçaient les effroyables Li-Kouis aux cuirasses de corne noire, aux casques noirs, aux noirs visages vernis qui sont hérissés d'une folle barbe rouge et borgnes artificiellement. Les Archers Tartares, l'anneau d'agate au pouce, cambraient leur taille et lançaient des traits aux plumes colorées; sur leurs épaules, sur leurs dos, sur leurs poitrines, des caractères d'or rappelaient la gloire du guerrier Li-Siou, le Preneur de Flèches, qui n'allait au combat qu'avec son arc, et renvoyait aux ennemis leurs propres projectiles, qu'il attrapait au vol. Enfin de loin en loin, encourageant et ordonnant, s'agitaient des chefs aux poitrines glorieuses, illustrées de lions brodés, de panthères, de chats sauvages et de licornes marines.

Mais, malgré la splendeur intrépide des soldats impériaux, les rebelles, sur tous les points, étaient vainqueurs. A gauche, dans la place enveloppée de flèches frémissantes comme d'une nuée d'oiseaux, la veuve de Gou-So-Gol, montée sur le cheval du guerrier sacrifié, attaquait furieusement une maison et en brisait la porte; plusieurs chefs autour d'elle l'imitaient et, délogeant les soldats, les précipitaient du haut des toits. Vers les remparts, Ko-Li-Tsin, se courbant poliment sous les flèches et raillant les balles inhabiles, gravissait la pente qui monte au faîte des murailles; suivi d'un flot de hardis assaillants, il voulait s'emparer des bastions et arrêter la pluie meurtrière. Enfin, au centre de la place, Ta-Kiang, heureux et farouche, s'avançait vers la plus large des avenues qui s'enfoncent dans la ville. Echappant par miracle aux projectiles lancés, il regardait autour de lui s'affirmer la victoire, et, parfois, levant les yeux, il voyait s'élever dans le ciel des flèches ornées de banderoles rouges, signaux de triomphe donnés par les rebelles qui attaquaient sur d'autres points la ville, et il se disait: «Bientôt je me reposerai sur mon trône!»

Mais le prince Ling, d'un élan furieux et irrésistible, fendit le flot hurlant des soldats et se précipita dans la mêlée.

—Où es-tu? cria-t-il, grinçant des dents. Où es-tu, désastre, typhon, nuage pestilentiel? Tu as fini de triompher, serpent vorace, car me voici, formidable et vengeur. Viens, mes dents aiguisées par la haine vont dévorer ton foie venimeux.

—Qui es-tu, vermisseau courroucé? dit Ta-Kiang avec dédain.

—Je suis celui qui te châtiera, cria le prince; je suis le fils du Dragon!

—Tu mens! car tu n'es pas mon fils!

—Allons! hurla l'Héritier du Ciel, descends de cheval et viens me combattre si tu l'oses.

—Puisque tu tiens à mourir de ma main, dit Ta-Kiang, je descendrai de cheval.

Et il sauta à terre.

—C'est lui qu'elle aime, murmurait le prince; c'est à cause de lui qu'elle me dédaigne et que mon cœur se tord comme une couleuvre blessée.

La bataille s'écarta autour des deux adversaires, qui, face à face, se considérèrent.

Ta-Kiang resplendissait dans l'or du costume impérial. La victoire exaltait l'expression farouche de son front, la tyrannie de ses yeux et le dédain de sa lèvre. Son teint doré semblait refléter le soleil. Tout en lui était majesté et force. Il se dressait, les reins cambrés, un pied en avant, et appuyait sur les dalles les pointes de ses deux glaives.

Le prince Ling apparaissait frêle et plein d'élégance. Son visage, pâle comme le jade, aux longs yeux noirs languissamment meurtris, au front las, à la bouche éclatante, mais, vers les coins, imperceptiblement abaissée par la douleur, avait un charme plein de tristesse, et, dans les souplesses de ses vêtements en crêpe et en fine soie, son corps s'affaissait, somnolent d'opium. Cependant, fiévreux, les lèvres tremblantes de colère, il croisait ses bras sur sa poitrine et serrait nerveusement les poignées de ses sabres.

Le premier il s'élança; Ta-Kiang le chargeait d'un méprisant regard.

—Oh! cria l'Héritier du Ciel, ta vie oppresse ma poitrine ainsi que ferait un lourd ciel d'orage. Quand tu seras mort mes poumons se dilateront délicieusement.

Ta-Kiang, hautain, répondit:

—Je te laisserai vivre, mutilé, afin que tu puisses voir l'humiliation de ta race.

Et les quatre glaives se froissèrent avec un bruit sifflant et soyeux. Ta-Kiang, calme, souriait dédaigneusement, et ses poignets étaient inflexibles comme du bronze. Le prince, au contraire, trépignait furieusement, Il dégagea ses sabres, et, revenant brusquement, en dirigea les pointes vers la poitrine de son ennemi; mais celui-ci, d'un coup sec, les abaissa. Le fils de Kang-Si poussa un gémissement de rage et se précipita de nouveau sur son adversaire, si violemment qu'un des glaives du rebelle fut brisé. Ta-Kiang en jeta le tronçon à terre, et, saisissant le poignet de Ling, l'étreignit dans sa main puissante. Les doigts fins et pâles du jeune prince laissèrent tomber un sabre, tandis que plein de colère, tout son corps frémissait. Les deux glaives encore entiers se heurtèrent haineusement, et l'héritier du Ciel fut blessé à l'épaule au moment où il atteignait son ennemi en pleine poitrine; mais son fer avait rencontré une écaille du lourd Dragon d'or brodé sur la robe impériale; il ploya et se rompit. Le prince, désarmé, poussa un cri de désespoir, et fit un bond en arrière; mais l'empereur se précipita sur lui et dans une caresse meurtrière l'enlaça de ses bras durs. Alors s'engagea une lutte acharnée, corps à corps, pleine de tumulte, de piétinements et de morsures. Le prince, plus faible que son adversaire, n'échappait à l'étouffement que par les mille torsions de ses membres souples. Mais l'étreinte affreuse se resserrait lentement. Ils bondissaient, se courbaient, se relevaient; le grand soleil, luisant sur les broderies de leurs costumes, les faisaient ressembler à deux grands poissons hors de l'eau. Cependant le prince Ling se dégagea d'un effort suprême, s'éloigna de quelques pas, chancelant, prêt à s'évanouir; et il resta ainsi quelques instants, le regard fixé sur son ennemi.

Alors, soudainement, son visage, mouillé de sueur et de sang, exprima un ravissement démesuré. Ses yeux se remplirent de triomphe, et, levant les bras, il cria avec la voix de Loui-Kon, Roi du Tonnerre:

—L'Ombre du Dragon Impérial marche derrière toi, Ta-Kiang! Tu devais t'élever jusqu'au trône du Ciel, mais j'ai révélé le miracle et renversé la destinée.

Ta-Kiang devint blême comme la lune. Il poussa un rugissement terrible, bondit sur le prince et le renversa sur les dalles.

—Misérable! grinçait-il, les dents serrées, une écume rouge à la bouche, tu as prononcé tes dernières paroles!

Et, appuyant le genou sur la gorge du prince, il l'écrasait horriblement. L'Héritier du Ciel étendit les bras, ses doigts crispés égratignèrent les dalles lisses, son visage s'empourpra, un flot de sang monta à ses lèvres, il ferma les yeux.

Cependant Chinois et Tartares, ayant entendu la parole de Ling, répétaient de toutes parts: «L'ombre du Dragon Impérial marche derrière Ta-Kiang, mais le miracle est révélé!»

Ta-Kiang, à leurs cris, se releva et tourna la tête. Il vit son armée hésitante, prête à demander grâce; il vit ses chefs, jadis si terribles, reculer, trembler, jeter leurs armes en signe de soumission. Enfin, levant les yeux, il aperçut dans le ciel des flèches ornées de banderoles blanches, signaux de détresse lancés par les rebelles des trois autres armées.

Alors le laboureur croisa les bras. Il mit le pied sur le corps immobile du jeune prince et promena autour de lui un regard si féroce que les Tartares qui s'étaient approchés pour le saisir reculèrent. Sa face était verdâtre comme celle d'un Ye-Tium; sa bouche saignait; une telle haine bouillonnait en lui qu'il s'étonnait de ne pas mourir empoissonné d'amertume. Il eût voulu que la terre s'effondrât, que le ciel s'éteignît; il méprisait les hommes et détestait les dieux, il blasphémait sa mère de l'avoir mis au monde, et si la vieille tremblante du champ de Chi-Tse-Po eût été là, son fils farouche l'eût étranglée de ses mains.

Mais tandis que ce tumulte grondait dans l'âme du laboureur, ses dents serrées ne laissaient pas échapper un soupir.

Les Tartares, peu à peu, s'étaient rassurés, et tout à coup, avec mille contorsions menaçantes, ils se précipitèrent sur Ta-Kiang et le garrottèrent. Dès lors la défaite fut complète. Voyant leur empereur captif, les Chinois perdirent la confiance qui les faisait invincibles. Les plus braves, croisant les bras, attendaient la mort avec fierté, et les plus faibles s'agenouillaient suppliants.

Belle et sanglante, la veuve de Gou-So-Gol apparaissait encore sur son cheval harassé. Elle leva les yeux vers les nuages et s'écria:

—O mon époux! voici la bataille finie. La triste défaite s'abat sur nous comme une pluie de pierres. Bourdonnante, elle souffle l'effroi dans l'oreille des guerriers qui se courbent comme sous une menace terrible. Qu'adviendra-t-il de ceci? Je l'ignore; mais le combat est terminé, et je vais te rejoindre, selon ma promesse.

Ayant parlé ainsi, la jeune femme tourna vers elle son glaive, se trancha la tête, et tomba en arrière sur son cheval qui s'emporta.

Ko-Li-Tsin seul résistait encore. Le gai poëte avait glorieusement combattu. Ses sabres ruisselaient; un sang tiède coulait dans ses manches; et il semblait Kouan-Te lui-même. Au cri poussé par le prince Ling, un affreux blasphème s'était échappé de ses lèvres. Il étrangla le premier qui, auprès de lui, répéta les paroles funestes, et enfonça son glaive dans la gorge du second qui proclama le miracle. Mais bientôt l'armée vociféra tout entière. Ko-Li-Tsin entendait toutes les bouches révéler le vénérable mystère, et il s'enfonçait les ongles dans le front. Il essaya de joindre Ta-Kiang pour le défendre, mais quatre soldats tartares se ruèrent sur lui simultanément et il fut obligé de se réfugier dans une petite ruelle solitaire. Les quatre hommes l'y poursuivirent, et pendant qu'il s'adossait prudemment à une muraille, ses adversaires, grimaçant et faisant de larges enjambées, se placèrent en face de lui avec des gestes, terribles.

—Voici des personnages peu courtois, dit le poëte; ils veulent m'envoyer au pays d'en haut sans se soucier de savoir si je suis en humeur de voyager. Tartares sans politesse, je ne veux pas partir ainsi, à l'improviste et sans bagage. Nous allons voir si vous me congédierez contre mon gré.

Et, plein d'adresse, il faisait tournoyer devant lui ses glaives sanguinolents.

—D'ailleurs, reprit-il pendant que les Tartares s'efforçaient en vain de rompre cette barrière d'acier tourbillonnant, vous ignorez peut-être que je n'ai pas atteint encore le but de ma vie. Je veux parler de mon grand poëme, dont vous ne sauriez vous expliquer toute l'importance. Loin d'être fini, il n'a pas encore de premier vers. Vous n'avez pas, j'espère, l'audacieuse prétention de me rendre immobile et stupide avant que mon poëme soit gravé comme sur du jade dans la mémoire de tous les Fils de Pan-Kou.

Les soldats, peu sensibles aux discours du poëte, piétinaient et grondaient en lui portant des coups réitérés qu'il parait avec une prodigieuse rapidité.

—Cependant, reprit Ko-Li-Tsin, le moment me semble grave et suprême. Si je retarde encore l'exécution de mon œuvre mon nom demeurera peu glorieux, car je crois que je mourrai aujourd'hui. O! Tsi-Tsi-Ka! si je ne peux t'avoir pour épouse, je veux au moins que, veuve, tu me pleures; et, malgré ces vils soldats, je vais composer le poëme dont tu es le prix.

Ko-Li-Tsin devint silencieux. Tout en guettant les mouvements de ses adversaires et en écartant violemment leurs glaives, il balançait la tête selon des rhythmes.

—Un! s'écria-t-il bientôt, le premier vers est fait! Gloire aux Pou-Sahs! Toi, ajouta-t-il, parlant au plus laid des quatre Tartares, tu me déplais avec ta face noire et borgne; je t'aimerais mieux aveugle.

Et il enfonça son glaive dans l'œil du soldat qui tomba en arrière, mort.

—Très-bien! dit Ko-Li-Tsin. Je tuerai un homme à chaque vers.

Et il se remit à songer.

—Deux! cria-t-il, après un long temps. Le second vers vibre dans mon esprit. Eh bien! personne ne tombe?

Et le poëte faisant un pas brusque en avant, perça à la fois de ses glaives deux des Tartares.

—Ah! ah! dit-il, cette fois mon esprit est en retard.

Mais il courait un grand péril. Pendant que ses sabres étaient engagés dans les blessures, le dernier adversaire se ruait sur lui dangereusement. D'un violent coup de pied, Ko-Li-Tsin le fit rouler à terre, et pendant que le soldat furieux se relevait, il dégagea ses glaives, et, terminant son troisième vers:

—Trois! dit-il, j'ai rattrapé le temps perdu.

Et il se remit à batailler sans colère avec le dernier vivant.

—Tu penses bien, lui dit-il, que je n'ai plus besoin de me presser, et que je vais prendre tout mon temps pour inventer la fin de mon poëme. Tiens, je te piquerai à chaque caractère qui s'épanouira dans mon cerveau ingénieux; le vers sera de sept caractères; ainsi, à chaque coup, tu sauras exactement où j'en serai.

Le soldat rugissait et se démenait désespérément.

—Voyons, dit le poëte, connais-tu ce caractère?

De la pointe d'un sabre il lui grava sur le front un signe sanglant.

—Non, continua-t-il. Je suis sûr que tu ne sais même pas tracer ton nom. Tu ne mérites aucune estime. Voici le second, ajouta-t-il.

Il lui abattit une oreille.

Le soldat, épouvanté, commençait à reculer.

—Allons! reprit Ko-Li-Tsin, je suis clément et je te fais grâce de quatre mots: voici le dernier.

Et il lui plongea son glaive dans le cœur.

—Mon poëme est terminé! s'écria-t-il alors en levant les bras. O belle Tsi-Tsi-Ka, fleur de mon triste jardin! tu es à moi; tu n'appartiendras à aucun époux, et, après ma mort, tes larmes féconderont ma tombe!

Mais tout à coup, pendant qu'il se livrait à sa joie mélancolique, une femme se précipita dans ses bras avec un cri d'épouvante. C'était Yu-Tchin. Elle avait suivi le poëte durant tout le combat, tremblante et pleine d'effroi, mais bravant la mort pour ne pas quitter celui qu'elle aimait.

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