Le Dragon Impérial
—Ko-Li-Tsin! s'écria-t-elle, pâlissante et renversant sa tête en arrière.
Le poëte poussa un gémissement douloureux, car il vit que Yu-Tchin avait le corps traversé d'une flèche.
—Malheureuse! quel est le misérable qui t'a frappée?
—Je suis arrivée dans tes bras en même temps que la flèche, murmura Yu-Tchin en s'efforçant de sourire. J'ai vu un homme à une fenêtre; il bandait son arc et te visait; j'ai couru alors plus rapide que son trait.
—C'est pour me sauver que tu as reçu cette funeste blessure? Oh! Yu-Tchin, la douleur écrase mon cœur; c'est pour moi que tu vas mourir!
—Eh bien! dit Yu-Tchin d'une voix éteinte, n'est-ce pas mon devoir? L'épouse ne doit-elle pas donner sa vie pour son époux?
—Merveilleuse créature! s'écria Ko-Li-Tsin en la couchant doucement sur ses genoux, pardonne-moi de ne pas t'avoir assez adorée, de n'avoir pas consacré tous mes instants à te faire heureuse et joyeuse.
—Pardon? dit Yu-Tchin les yeux demi-clos et souriant encore; qu'ai-je à te pardonner, maître glorieux? Ton cœur ne devait pas se pencher jusqu'à moi, et tu ne pouvais pas m'aimer comme je t'aimais!
—Maintenant, murmura Ko-Li-Tsin, je t'aime.
—Oh! dit-elle. Et son pâle visage refléta une joie immense.
Elle reprit d'une voix plus basse:
—J'ai été heureuse, va! bien heureuse! Vivre près de toi, te voir, t'entendre parler, quelle joie! Je priais chaque soir les Pou-Sahs de me laisser ainsi toujours. Et puis, tu ne sais pas, toi qui es grand, ce que donne de bonheur l'humble admiration. Oh! j'avais des éblouissements sans fin! Quand tu tournais les yeux vers moi ou quand tu me parlais avec tant de douceur, j'étais fière comme si le soleil eût lui pour moi seule. Je ne comprenais pas tes actions, mais je les devinais glorieuses et sublimes, et je te suivais extasiée. J'ai été heureuse! bien heureuse!
La voix de Yu-Tchin s'entrecoupait; le sang qui n'avait pas jailli de sa blessure, se répandait intérieurement et l'étouffait.
—Ah! cria Ko-Li-Tsin, le visage inondé de larmes et serrant avec désespoir son front dans sa main, la voir souffrir ainsi et ne pas pouvoir lui prendre sa souffrance! Et c'est pour moi, c'est pour moi qu'elle meurt douloureusement!
—Tais-toi, répondit Yu-Tchin, n'aie pas de chagrin. Si tu savais avec quelle joie je meurs! Car ma tête est posée sur tes genoux et mon humble vie a la gloire sans nom de sauver la tienne.
—Yu-Tchin! Yu-Tchin! ne meurs pas!
Yu-Tchin avait baissé les paupières. Sa poitrine haletait péniblement. Elle essaya de parler encore.
—Dis? lorsque tu viendras dans le pays d'en haut, tu me permettras encore d'être ta servante?
Puis elle étendit les bras, rouvrit brusquement les yeux et mourut avec un grand soupir.
Ko-Li-Tsin était atterré.
—Morte! dit-il. Yu-Tchin est morte! Yo-Men-Li est morte! La bataille est perdue! Ta-Kiang est prisonnier! Toute la tendresse, toute la grâce, toute la force, perdues! La cigogne dévouée a refermé ses ailes, l'hirondelle a clos ses beaux yeux farouches, le Dragon est tombé dans un piége d'enfant; et le poëte Ko-Li-Tsin sent son cœur ruisseler par une triple blessure.
Il baissa la tête et ses larmes tombèrent lentement sur le corps de Yu-Tchin.
Mais bientôt de nombreux Tartares se précipitèrent dans la ruelle.
—Le voici! le voici! criaient-ils.
Et ils se jetèrent sur lui pour le lier. Ko-Li-Tsin, avec respect, déposa sur une dalle blanche le cadavre de son amie, puis il se laissa attacher les mains, et, jetant un dernier regard à Yu-Tchin:
—Du moins, en mourant, tu m'as vu libre encore! dit-il.
CHAPITRE XXVIII
KANG-SI
Ne force pas à devenir ton juge l'empereur ton père.
Dans la salle de la Paix Lumineuse, Kang-Si siégeait sur son trône. De la main droite il dirigeait vers sa poitrine la pointe aiguë d'un sabre, car il avait résolu de s'arracher la vie quand tout espoir se serait évanoui; mais il portait dans sa main gauche le sceptre de jade, afin d'apparaître aux vainqueurs redoutable quoique mort, et pour que son bras, bras de cadavre, brandît encore la force et le commandement.
Kang-Si avait alors quarante ans. Depuis quinze ans déjà il régnait. Les Pou-Sahs lui avaient donné la taille haute et ample qui convient au maître d'une nation, et le visage bon qui sied au père d'un peuple. Un front uni, à peine bombé, des yeux longs et étroits d'où tombaient des clémences, un nez large, écrasé, des joues épanouies en plis nombreux, formaient sa face sereine, et son épaisse lèvre éclatait comme une fleur écarlate sous une noire moustache mince et tombante selon la mode tartare.
Il avait revêtu le costume majestueux des cérémonies illustres. Sous un manteau de satin jaune aux vastes plis et dont les manches longues prenaient en s'achevant la forme d'un sabot de cheval, un plastron qui montre, en or et en argent, l'image du dragon Lon, décorait la poitrine impériale. Plus bas étincelait le damas bleu d'une robe. Une agrafe de jade fermait une ceinture parmi les enroulements d'un collier fait de grosses boules de corail rose qui descendait jusque sur le ventre vénérable; et le front souverain resplendissait sous la haute coiffure de brocart d'or semé de perles, d'où s'élancent vers la gauche deux longues plumes de paon retenues par une boucle de saphir, tandis que le sceptre tortueux, en jade pur, chargeait le bras auguste.
Tel était Kang-Si, troisième empereur de la dynastie des Tsings, pendant que la victoire et la défaite jouaient aux dés dans la poussière rouge des champs de bataille; tel il brillait dans la salle de la Paix Lumineuse, sur le trône hautain qui enfonce quatre pieds dans un tapis en poils de chamelle, et dont le dossier large se glorifie d'une peau de dragon marin, tandis que deux grands éventails en plumes de paon palpitent à droite et à gauche, non loin de quelques cassolettes doucement vaporeuses.
Près du trône, sur des siéges gradués, brillaient plus obscurément les grands dignitaires de l'empire. A la gauche illustre du Fils du Ciel s'épanouissaient largement les ministres suprêmes, dont les poitrines bombées montrent pompeusement un fabuleux Tchi-Nen qui se hérisse d'écailles d'or; les Ta-Kouen, cachant leurs mains dans leurs manches, songeaient, et, sur les robes des plus nobles d'entre eux, des grues dorées ouvraient leurs ailes en signe de suprématie, tandis que des paons et des oies sauvages, envolés dans un ciel étoilé de pierreries, traversaient les plastrons des lettrés de troisième et de quatrième classe. A la droite de l'empereur se groupaient respectueusement les mandarins inférieurs; sur leurs vêtements apparaissaient des oiseaux encore: aigles, faisans argentés, canards, perroquets, mais aux ailes ployées, et levant seulement une patte pour indiquer l'intention de monter.
Le plus profond silence régnait dans la salle de la Paix Lumineuse. Les pierreries et l'or des costumes dardaient des lueurs fixes, car aucun mouvement ne faisait tressaillir les lumières sur les facettes ni sur les broderies. Le Fils du Ciel apparaissait comme la statue immobile d'un dieu environné de rayons. Son front était un lac glacé, calme devant le souffle de la tempête. Il ne daignait pas trembler. Il subissait la destinée tête haute. Cèdre altier dans l'orage, il attendait que la foudre tombât. Il serait brisé, non renversé. Et, comme l'empereur, les mandarins avaient la face sereine et fière. Mais la serre cruelle de l'angoisse se crispait sur tous les cœurs.
Tout à coup un bruit de pas rapides et un cliquetis de cuirasse retentirent dans le silence, et le Maître des Rites cria:
—Le grand Chef des Guerriers Tartares s'avance vers la présence auguste du Ciel.
Le Chef était sanglant et superbe; il s'agenouilla au milieu de la salle, tachant de rouge les dalles d'albâtre.
—Parle! dit Kang-Si.
—Sérénité Sublime! s'écria le guerrier d'une voix retentissante comme un chant de victoire; le Ciel triomphe! tu es glorieux! ton pied divin écrase les rebelles!
L'empereur se leva. Son visage resplendissait.
—Que Kouan-Te, le maître des batailles, soit loué! dit-il.
Et il se rassit dans sa gloire.
—Chef Illustre! ajouta-t-il, le Ciel te remercie. Quel est le premier homme de la patrie du Milieu? c'est moi. Vainqueur, sois le second.
Le guerrier frémit sous cet honneur suprême et dressa fièrement la tête, tandis que les mandarins tour à tour s'inclinaient devant lui.
—Maître du monde, reprit-il, le chef des rebelles a été pris vivant afin qu'il s'humilie devant ta splendeur; Ko-Li-Tsin, son complice, est captif comme lui, et l'on a surpris errante par la ville, une torche incendiaire à la main, la jeune fille au cœur de couleuvre qui jadis dirigea la pointe d'un sabre vers ta poitrine céleste.
Le chef fit un signe et des soldats entrèrent, poussant des prisonniers. Ils les conduisirent devant le trône et les jetèrent à genoux. D'un bond, Ta-Kiang se releva. Yo-Men-Li, qui pleurait, ne fit aucune résistance. Quant à Ko-Li-Tsin, il demeura à genoux, mais il s'assit sur les talons.
Le Fils du Ciel contempla le farouche visage du laboureur qui venait d'ébranler si terriblement la Patrie du Milieu. Tandis que Ta-Kiang, plein de mépris, détournait l'orgueil de son regard, Kang-Si admirait le rebelle au beau front.
—Ta-Kiang, dit-il après un long silence, ton ambition était démesurée: comme le Tang aux dents avides, tu voulais dévorer le Soleil; mais le Soleil resplendit plus pur que jamais et tes gencives sont meurtries. Lao-Tsée a dit judicieusement: «Plus l'on tombe de haut, plus grande est la chute.» Tu es précipité des sommets du Ciel. O laboureur à la grande folie! tu tombes à terre aux pieds de ton vainqueur.
—Mon vainqueur, ce n'est pas toi, dit Ta-Kiang d'une voix hautaine. J'ai été trahi par les Dieux, par les lâches Dieux exécrés.
Le Fils du Ciel détourna du rebelle son visage obscurci et l'abaissa vers Yo-Men-Li en pleurs.
—Jeune fille, dit-il, faible enfant qui voulais lutter contre des géants, quel Pou-Sah t'a ordonné d'exposer ta jeunesse à la colère des châtiments et de traverser les villes, un sabre rouge à la main, ô toi qui vivais en paix dans ta cabane au toit de bambou?
—J'aime Ta-Kiang! dit-elle.
L'empereur soupira et fit signe d'éloigner Ta-Kiang et Yo-Men-Li. Puis il se tourna vers Ko-Li-Tsin qui était demeuré assis sur ses talons.
—Eh! eh! c'est toi, ami Chen-Ton? dit Kang-Si.
—Salut, seigneur Lou, répondit Ko-Li-Tsin avec politesse.
—Il faut convenir, reprit l'empereur, que j'ai fort à me louer de t'avoir tiré de l'eau.
—Sans doute, car tu as fait une bonne action.
—S'il m'en souvient, continua l'empereur, tu m'as assez hardiment menti tandis que nous buvions ensemble sur la terrasse du Bateau des Fleurs.
—Mais, dit le poëte, tu ne m'as pas, je crois, parlé avec une franchise au-dessus de tout blâme.
—Il est possible. Sache cependant que je t'avais enfin reconnu et que....
—Tu allais me faire inhumainement reconduire dans la prison d'où je sortais? Mais Ko-Li-Tsin est fils d'une Rou-Li.
Un jour deux renards se rencontrèrent sur un chemin; ils s'accostèrent selon les rites.
—Moi, dit l'un, je suis un mouton pacifique qui se promène par la prairie.
—Moi, dit l'autre, je suis une douce gazelle qui viens me désaltérer au ruisseau clair.
Mais après les salutations d'usage, s'étant regardés en face, les deux renards, l'un vers l'est, l'autre vers l'ouest, s'enfuirent épouvantés.
L'empereur ne put pas s'empêcher de sourire.
—Allons, Chen-Ton, dit-il, ton talent pour la poésie apaise ma justice et me fait oublier les crimes que tu as commis. Si tu consens à te repentir et à t'humilier devant le maître véritable, ta vie sera sauve.
—Seigneur Lou, répondit Ko-Li-Tsin, mon cœur est sensible à ta bonté, mais Meng-Tseu a dit: «Celui qui pour éviter la mort renie ses compagnons vaincus et se range de l'avis du plus fort n'est pas digne de vivre.»
—Meng-Tseu, répliqua l'empereur, a dit aussi: «Celui qui reconnaît son erreur ne s'est pas trompé.» Cependant, puisque tu ne veux pas de la vie, reste fidèle à tes compagnons. N'as-tu rien à demander avant de mourir?
—A toi, rien; mais, si tu me le permets, je parlerai à ce respectable mandarin, répondit Ko-Li-Tsin, en désignant l'ancien gouverneur de Chen-Si, devenu Chef de la Table Auguste,
—Je te le permets.
—Ne me reconnais-tu pas, illustre gouverneur? demanda le poëte.
—Je ne t'ai jamais vu, dit le mandarin avec mépris; et s'il m'était arrivé de te rencontrer, j'aurais promptement oublié ton visage.
—Il n'est pas cependant des plus désagréables, répliqua Ko-Li-Tsin, et tu t'en souviens tout aussi bien que de la promesse que tu m'as faite.
—Moi, je t'ai fait une promesse?
—Je vais venir en aide à ta mémoire paresseuse. Rappelle-toi le dîner somptueux que tu offris à plusieurs jeunes hommes dans la capitale du Chen-Si. Rappelle-toi ton serment de donner ta fille en mariage à celui qui composerait en moins de dix lunes le plus remarquable poëme philosophique ou politique. Eh bien! les dix lunes ne sont pas encore écoulées: j'ai fait un poëme qui est incontestablement admirable, et je te prie d'aller chercher ta fille, mon épouse.
—Moi, s'écria le Chef de la Table Auguste, moi je donnerais Tsi-Tsi-Ka à un misérable tel que toi! J'aimerais mieux l'étrangler de ma propre main.
—Parjure! dit Ko-Li-Tsin. Mais qu'importe! C'est en vain que tu refuses de me donner ta fille; elle est à moi, puisque je l'ai conquise; moi mort, elle sera veuve.
Et le poëte, après avoir salué poliment l'empereur, sortit de la salle au milieu d'un groupe de soldats.
Alors les mandarins, pleins de joie, s'empressèrent autour de Kang-Si; mais le Maître, rêveur sur son trône, les éloigna d'un geste.
Il resta seul. Il songea à l'empire si glorieusement conquis par son aïeul Tien-Tsong, si rapidement perdu, si soudainement recouvré. Il pensa à Ta-Kiang, ce laboureur qui avait su conduire une armée triomphante, aux mandarins flatteurs qui avaient causé tant de désastres, et il se dit: «Désormais je serai la tête et le bras. Mais, hélas! que de sang a coulé, que de sang va couler encore! Quand il neige sur le champ de bataille on ne voit plus la terre rouge ni les cadavres; que ne puis-je répandre ma clémence sur mes ennemis, comme le ciel verse la neige! »
Tandis qu'il rêvait ainsi, solitaire dans la salle où s'amassaient les ombres, une tenture se souleva derrière le trône, et l'impératrice tartare aux pieds libres, apparut gémissante et en pleurs.
La glorieuse épouse du Ciel rayonnait comme la pleine lune. Elle portait une robe de satin blanc brodée de perles fines et une tunique de brocart d'argent. Sur sa tête frissonnait une aigrette de pierreries. La pâleur de ses fins poignets se mêlait à la pureté laiteuse des bracelets de jade. Mais, quoique belle, l'impératrice pleurait, et, dans ses longs ongles limpides, elle recueillait les larmes tremblantes au bout de ses cils.
—Doux Repos de la Terre! dit l'empereur en descendant de son trône et en se dirigeant vers elle, pourquoi tes pleurs coulent-ils après la victoire?
—O Maître puissant! répondit-elle en appuyant sa tête sur l'épaule de son époux, venge le mieux aimé de mes fils!
—Le prince Ling est mort! gémit l'empereur, subitement blême.
—Non, il souffre encore. Son beau visage est meurtri et sanglant. Son souffle douloureux sonne lugubrement dans sa poitrine déchirée. Autour de lui les médecins secouent la tête.
—Oh! cria l'empereur, l'Héritier du Ciel, mon fils bien aimé, mourir! Et moi, je me croyais victorieux!
—Venge-le! dit l'impératrice. Peut-être ne partira-t-il pas pour le pays d'en haut; mais, vivant ou mort, qu'il soit vengé! Extermine entièrement toute cette armée maudite et fais subir mille supplices au chef exécrable des rebelles.
—Je le ferai, dit Kang-Si.
—Que chaque goutte du sang de ton fils soit payée d'un lac de sang! continua la Tartare.
L'empereur soupira longuement.
—Oui, dit-il. Toi cependant, mère au cœur rouge, va pleurer auprès de l'espoir déçu, secourir l'avenir qui croule, consoler le fils qui meurt avant le père.
Puis le grand empereur, plein de souci, s'éloigna pour aller se livrer, selon les rites, au jeûne et aux macérations, avant de signer les sentences de mort.
CHAPITRE XXIX
LE COUCHER DU DRAGON
La montagne engendre un volcan, et ce volcan la déchire;
L'arbre produit le ver et ce ver lui ronge la moelle:
L'homme enfante mille projets et ces projets le dévorent.
Deux lents voyageurs cheminaient vers Pey-Tsin. Sous la chaude poussière ensoleillée, par les bossèlements dangereux de la route, ils allaient, soutenant mutuellement leur faiblesse, car c'étaient deux vieillards, un homme et une femme, aux membres frissonnants, à la taille voûtée, à l'œil las. Mendiant çà et là un peu de riz, buvant aux ruisseaux, dormant sous l'auvent d'une porte ou à l'abri d'un cèdre, depuis bien des jours déjà ils avaient quitté leur cabane, lorsqu'ils arrivèrent sous le mur majestueux de la Capitale du Nord. Devant la grande ville, en face de cette splendeur tardivement apparue, leur vieillesse hagarde trembla d'admiration; tandis qu'ils franchissaient le Portail du Sud, leur sang lourd et inerte se hâtait dans leurs veines.
—D'où venez-vous? cria une sentinelle.
—Du champ de Chi-Tse-Po, répondirent-ils.
Saluant avec respect, ils entrèrent dans Pey-Tsin. La ville était tout émue encore des événements récents. Des groupes inquiets parlaient à voix basse. On voyait rôder des soldats tartares à la mine farouche. Aux fenêtres pendaient des lambeaux de bannières déchirées. Quelques maisons brûlées à moitié fumaient çà et là. Les deux voyageurs, éblouis, hésitaient devant les larges avenues, ne sachant vers quel point se diriger; timidement ils accostèrent un passant.
—C'est aujourd'hui, dirent-ils, qu'on proclame chef de l'Empire Ta-Kiang, le glorieux laboureux. Indique-nous le chemin pour parvenir jusqu'à lui.
—Ah! ah! répondit le passant avec un mauvais sourire, Ta-Kiang? Suivez cette multitude d'hommes et de femmes qui se hâtent vers la Porte de l'Aurore, et vous ne manquerez pas de voir Ta-Kiang, bonnes gens.
Les deux vieillards se mêlèrent à la foule tumultueuse qui remontait l'Avenue du Centre et gagnèrent avec elle un grand carrefour situé au centre de la Cité Tartare.
Là, depuis le lever du soleil, le bourreau ouvrait et repliait le bras, des vivants faisant des morts. Des monticules formés de corps sanglants et des monceaux de têtes grimaçantes bosselaient lugubrement la place.
Kang-Si, l'empereur magnanime, avait offert la vie aux vaincus qui voudraient lui rendre hommage, mais beaucoup refusèrent de se soumettre: on voyait tomber les têtes hautaines qui n'avaient pas voulu se courber.
Debout au milieu du carrefour, entre ses deux aides, le bourreau portait une robe jaune sous un tablier de cuir jaune; le fourreau de son glaive était de brocart d'or, et sur sa tête chantait une cage au treillis clair pleine d'oiseaux prisonniers. Les rebelles, autour de lui, attendaient les mains liées derrière le dos, une petite plaque de bois entre les dents afin qu'ils ne pussent blasphémer l'empereur. Ils étaient rangés en bon ordre et demeuraient indifférents, tandis que, derrière eux, la foule avide et cruelle ondulait en bourdonnant. Çà et là un Tartare à l'uniforme glorieux, la pique au poing, se tenait immobile sur son cheval. Entre les dalles le sang formait des ruisseaux, des fleuves, des lacs où le ciel se reflétait, rouge.
Une à une les victimes venaient s'agenouiller devant le bourreau, qui, saisissant leurs longues nattes, les décapitait d'un seul coup du glaive fatal appuyé extérieurement à son avant-bras. Puis il lançait au loin les têtes sanglantes, dont les lèvres, subitement tendues sur les dents crispaient un rire atroce. Des flots de sang clair s'élançant sur le sol refoulaient les larges flaques qui s'en allaient ruisseler entre les jambes des rebelles, et quelquefois atteignaient la foule, de sorte que plus d'un spectateur, baissant les yeux, voyait que ses larges semelles blanches étaient devenues toutes rouges.
Dans un angle du carrefour, entre Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li, le laboureur Ta-Kiang était assis sur une pierre. Farouche et superbe encore, il semblait un tyran sanguinaire qui assiste à un carnage ordonné par lui. Cependant c'était sa gloire qu'il voyait crouler, c'était son armée qu'on égorgeait sous ses yeux, et lui-même, un supplice honteux l'attendait.
Ta-Kiang, Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li, étant les plus coupables, devaient mourir après leurs complices. Comme la goutte après la goutte dans une horloge à eau, chaque tête, en tombant, comptait une minute de leur heure dernière.
Yo-Men-Li était affaissée sur les dalles, aux pieds de Ta-Kiang, et levait vers lui de grands yeux désolés. De temps en temps, avec la régularité du flux et du reflux d'une mer, un flot de sang venait mouiller les pieds et souiller la robe de la jeune fille; mais elle n'y prenait point garde. Elle n'avait point le temps de prendre garde à cela. Elle ne songeait pas non plus que bientôt son tour viendrait, qu'il lui faudrait s'agenouiller devant le bourreau hideux, qu'elle sentirait la tiédeur du glaive ruisselant sur son cou pur comme le jade, que sa jolie tête tomberait et irait se mêler aux têtes fauves des soldats, ni qu'elle était une faible enfant irresponsable de ses actions, ni qu'elle avait seize ans et que la vie souriait. Ta-Kiang était vaincu: pour elle, le ciel venait de s'effondrer. Il faisait noir. Quelqu'un avait soufflé le soleil.
Ko-Li-Tsin, debout, s'adossait à un poteau doré qui élevait au-dessus des maisons la bannière impériale; il parlait à Ta-Kiang, qui ne l'écoutait pas.
—Te souviens-tu, disait-il, du champ de Chi-Tse-Po? le premier jour où je t'ai parlé, j'étais au pied d'un arbre, comme je suis au pied de ce poteau. Tu t'es dressé superbe, avec l'avenir dans tes yeux, et tu es parti; je t'ai suivi. Yo-Men-Li aussi t'a suivi. Mais la foudre que tu portais a éclaté entre tes mains, et voici la fin. Ta pensée était trop sublime, ta tête était trop fière, trop haute; ce glaive va tout niveler. Tu tombes. Mais quel ébranlement cause ta chute! L'empire palpite, le Tartare lui-même a frémi. Un sillon glorieux brille où tu as passé. Le champ de Chi-Tse-Po était bien nommé le Champ du Lion, il semble qu'on avait prévu sa destinée. Un lion en effet s'en est élancé; dans ses mâchoires terribles il brisait le joug des opprimés. Il leur disait: «Étant les loups, pourquoi tremblez-vous comme des moutons? Étant les maîtres, pourquoi vous faites-vous serviteurs? Pourquoi, étant Chinois, êtes-vous Tartares?» Et ceux qu'il avait délivrés couraient derrière lui en cortége triomphal. Il a traversé la Patrie du Milieu. Il est venu jusqu'au cœur du monde. Tandis qu'il avançait, l'usurpateur devenait blême et s'efforçait de tenir plus solidement dans sa main tremblante le jouet de jade du commandement. Et le Lion de Chi-Tse-Po n'a pas été vaincu par un homme. Il était trop fort, trop beau, trop puissant; il faisait peur aux plus formidables. Un Pou-Sah seul a pu le renverser. Maintenant le peuple qui l'acclamait courbe la tête; les bouches se taisent. Mais les cœurs murmurent, et bientôt on cherchera les traces du Grand Laboureur. On dira: «Voici d'où il est parti, voilà par où il a passé. Là il y avait une ville, ici un peuple; la ville est détruite, le peuple a disparu; Ta-Kiang a écrasé l'une et égorgé l'autre. Pourquoi? parce qu'au-dessus de la ville flottait la bannière jaune, et que le peuple était composé de Tartares, de Man-Kous ou de Men-Tchous.» On se remémorera ses paroles et on dira avec lui: «Dans notre propre palais nous couchons à l'écurie, tandis qu'un étranger dort dans notre lit somptueux; au lieu de l'étrangler et de jeter son cadavre aux chiens, nous tremblons sur la paille entre les jambes de ses chevaux. Nous sommes dépouillés, bafoués, méprisés; on nous refuse les hautes fonctions de l'État, on vole notre argent et l'on nous dédaigne. Si un Tartare prend pour femme légitime une Chinoise, il est aussitôt destitué de ses grades, ruiné, déshonoré, comme s'il s'était allié à une famille criminelle. Enfin, nous qui sommes les maîtres, nous ployons les reins, nous courbons la tête et nous disons: Bien! bien! à tout cela.» Et vous tous qui répéterez ces paroles de Ta-Kiang, vous secouerez votre front, vous dresserez votre taille, et, croisant les bras, vous regarderez l'ennemi en face. Si vous êtes vaincus, d'autres se relèveront après vous et lutteront encore. Le talon qui vous écrasera se sentira mordu, dévoré, rongé, et, un jour, c'est vous qui écraserez le crâne de l'intrus, et vous redeviendrez fiers, nobles, puissants, vous redeviendrez Chinois. Vous pourrez appeler votre empereur Père, il sera de votre famille; la tête sera d'accord avec le cœur, et, vous souvenant du passé, vous prendrez pour dieu Ta-Kiang le laboureur!
Ko-Li-Tsin parlait à voix haute. Autour de lui le peuple applaudissait sourdement; chacun poussait le coude à son voisin ou faisait un signe de tête approbatif, mais n'osait exprimer hardiment ses sympathies; car les soldats tartares étaient là. Puis, vers le milieu du jour, trois chaises à porteur somptueuses étaient venues se placer non loin des principaux rebelles; elles avaient des draperies de satin jaune; elles venaient donc de la Ville Impériale; et l'on se disait à voix basse: «Est-ce que le Fils du Ciel a voulu assister à la mort de ses ennemis?» Aucune de ces chaises ne s'était ouverte, aucun rideau ne s'était écarté, mais on prévoyait des fentes dans l'étoffe et derrière ces fentes, des yeux.
Cependant les exécutions étaient sur le point d'être terminées. Les monceaux de cadavres grossissaient, tandis que le nombre des rebelles diminuait. Bientôt ils ne furent plus que cent, et bientôt plus que dix. Le soleil descendait vers l'horizon. Enfin la dernière tête roula dans un lac rouge qui fumait, et les deux aides du bourreau s'avancèrent vers Ta-Kiang. Alors on vit s'agiter les rideaux d'une des chaises à porteurs; une main les entr'ouvrit et fit un signe. Deux soldats tartares s'approchèrent de Ta-Kiang et l'amenèrent devant la portière de la chaise. Les tentures s'écartèrent tout à fait et l'on vit apparaître un homme gravé entièrement vêtu de rouge, qui était le Chef des Eunuques.
—Écoute, dit-il, voici les paroles mêmes du Fils du Ciel, de l'Unique Sublimité: Tu as, plus cruel que les tigres, tué des milliers d'hommes, égorgé des femmes, brûlé des villes; tu as bouleversé l'Empire pacifique, semé partout la ruine et le désastre; sacrilége enfin, tu osas t'attaquer au Ciel même. Mais, sans le savoir, tu chevauchais le Dragon; il t'entraînait irrésistiblement; les Pou-Sahs du mal te dirigeaient et te commandaient. Toi, fatal, tu n'étais qu'un jouet dans leurs mains. C'est pourquoi je te dis: Abjure ton ambition, rends hommage au légitime Fils du Ciel et sa clémence rayonnera sur toi.
Ta-Kiang crispa dédaigneusement la bouche.
—Si j'avais été vainqueur, dit-il, j'aurais étranglé Kang-Si de mes propres mains. Ta-Kiang n'accepte rien des hommes.
Les rideaux retombèrent. La chaise s'éloigna. Les deux aides du bourreau entraînèrent Ta-Kiang au milieu du carrefour, et la foule se rapprocha, chuchotant: «C'est le tour du chef des rebelles.»
—Agenouille-toi, dirent les aides.
Mais Ta-Kiang les repoussa et redressa si fièrement sa taille que le bourreau fut contraint de se hausser pour saisir la natte du patient.
—Ne me touche pas, homme immonde, cria Ta-Kiang, en saisissant le glaive.
Et lui-même, d'un seul coup, fut son propre exécuteur.
Yo-Men-Li poussa un désespéré soupir; mais Ko-Li-Tsin criait:
—L'empereur de la Chine est mort! glorieusement! sur le champ de bataille! et le Dragon l'emporte au pays d'en haut!
En ce moment deux vieillards, un homme et une femme, blêmes, mornes, tremblants, s'avancèrent vers le cadavre de Ta-Kiang. Ils tordaient leurs bras en silence. Des larmes glissaient sur leur visage dans le sillon des rides. Ils se penchèrent péniblement vers la tête du laboureur, dont le regard mort était terrible, et, la prenant dans leurs vieilles mains sèches et jaunies, douloureux, les yeux sanglants, ils l'emportèrent, avec effort, comme si toute leur douleur s'ajoutait au poids de ce fardeau, puis, chancelants, ils se perdirent dans la foule.
Alors une voix cria:
—Viens, jeune fille!
—Me voici, répondit Yo-Men-Li en se dirigeant vers le bourreau.
—Viens ici d'abord, reprit la même voix.
Et une main la saisit et l'entraîna vers la seconde chaise, qu'entourait une haie de serviteurs. On souleva les tentures, et l'Héritier du Ciel, horriblement blafard, se laissa voir, étendu sur des coussins.
—Yo-Men-Li! soupira-t-il avec tendresse, mon corps souffre mille tortures, mais mon cœur est plein de joie, car je t'aime, et je viens t'arracher à la mort.
—Qui es-tu? dit Yo-Men-Li d'une voix saccadée et sourde.
—Oh! s'écria le prince en mettant sa main pâle sur ses yeux, elle ne me connaît pas!
Il reprit avec douceur:
—Je suis le prince Ling, le prince Ling, que tu as fait si cruellement souffrir! Mais n'importe, il t'aime. Écoute: mon père te fait grâce, il pardonne. Tu seras ma femme. Tu seras belle, adorée, glorieuse. Tu posséderas des palais, des villes et des peuples. Tu auras des monceaux de jade clair et l'amour du plus grand des hommes, car tu seras Impératrice.
—Ta-Kiang est mort! Ta-Kiang est mort! répondit Yo-Men-Li.
Ko-Li-Tsin s'était rapproché. Il s'essuyait les yeux. Il dit:
—Accepte, petite sœur. Vois le soleil, écoute les oiseaux; tu ne dois pas mourir encore.
—Vivrais-tu, frère? cria-t-elle en s'élançant vers le bourreau.
Le prince Ling poussa un grand cri, un flot de sang lui monta aux lèvres, et, mort peut-être, il se renversa sur les coussins; car la tête de Yo-Men-Li venait de tomber. Elle était là, si blême, aux grands yeux tristes, tournés du côté où les vieillards avaient emporté la tête de Ta-Kiang.
—Allons, bourreau, cria Ko-Li-Tsin, fais vite, je m'ennuie, étant seul.
Mais quelqu'un le tira par la manche, et le conduisit à son tour vers une chaise à porteurs.
—Viens, viens, tout près, dit une voix douce, car toi seul dois me voir.
Ko-Li-Tsin passa sa tête entre les rideaux de soie; il laissa échapper une exclamation de surprise joyeuse et son cœur bondit dans sa poitrine; car c'était la fille du gouverneur de Chen-Si qui, en face de lui, rougissait faiblement sous l'ombre tendre des draperies.
—Tsi-Tsi-Ka! s'écria-t-il le visage illuminé; toi, toi, ici! Tu viens me donner une joie suprême et rendre ma mort glorieuse?
—Ne parle pas de mourir! dit Tsi-Tsi-Ka en souriant; j'apporte la vie.
—Tu es ma vie en effet! dit le poëte. Depuis que je t'ai vue à travers le papier de ta fenêtre, je n'ai d'autre soleil que ta face; mon cœur n'a d'amour que pour toi; et je vais emporter ton seul souvenir au pays des nuages!
—Non! non! tu ne partiras pas, s'écria la jeune fille. L'empereur m'envoie vers toi. Je te dispense des rites, m'a-t-il dit, oublie les convenances, je veux que sa grâce lui soit annoncée par une bouche chérie, par la bouche de son épouse. Va donc vers ce jeune mandarin, vers ce Grand Cèdre de la Forêt des Mille Pinceaux, et dis-lui qu'il t'a gagnée et que te voilà.
—Est-ce possible! s'écria le poëte, tu es ma femme et je puis porter un tel bonheur? Vois, mes mains tremblent, mes yeux sont pleins de larmes, mon cœur m'étouffe. Il a dit cela? C'est moi qui suis ton époux! Oh! que je t'aime, Tsi-Tsi-Ka! ne m'oublie jamais, reste fidèle à ma mémoire, ô tendre veuve, et remercie le seigneur Lou de sa grande clémence!
—L'empereur? Viens le remercier avec moi; il t'attend, il te fait un des plus grands de l'Empire.
—Je ne puis aller vers lui, douce amie; mais mon épouse adorée parlera pour moi.
—Pourquoi ne peux-tu pas venir?
—Parce qu'il faut que je meure.
—Mourir! mourir! Pourquoi, puisque tu as ta grâce?
—Parce que mes amis sont partis. Je tarde beaucoup, il faudra que je me hâte pour les rejoindre.
—C'est donc ainsi que tu m'aimes! s'écria Tsi-Tsi-Ka.
—Oui! dit Ko-Li-Tsin, je t'aime assez pour ne pas vouloir te donner un époux lâche et déshonoré. Je meurs pour que tu sois une veuve glorieuse; mais je ne partirai pas sans écrire pour toi le poëme par lequel je t'ai conquise.
Et, pendant que Tsi-Tsi-Ka fondait en larmes, Ko-Li-Tsin, le front calme, les yeux brillants, trempa son doigt dans le sang encore chaud des rebelles et traça de gros caractères rouges sur la façade blanche d'une maison voisine:
«O TRISTES ENFANTS DE LA VIEILLE PATRIE! VOICI QUE NOTRE FACE EST DANS L'OMBRE ET QUE NOS YEUX NE RÉFLÉCHISSENT PLUS AUCUNE LUEUR. POURTANT NOTRE DOS EST ILLUMINÉ DU REFLET BRILLANT DES SPLENDEURS ANCIENNES, CES SOLEILS SUR L'HORIZON.
»NOUS SOMMES PLUS DÉSOLÉS QUE L'OISEAU YOUEN SÉPARÉ DE L'OISEAU YANG. NOUS SOMMES DOMPTÉS. ON NOUS A DÉROBÉ NOTRE GLOIRE, NOTRE FIERTÉ, NOTRE PUISSANCE. O LÉGISLATEURS! O AIEUX! NE RENIEZ PAS VOS FILS INDIGNES, CAR C'EST ENCORE LE SANG BOUILLANT AUTREFOIS AVEC ORGUEIL DANS VOS VEINES QUI, MAINTENANT, IMMOBILE DANS LES CŒURS, EST SEMBLABLE A UNE MER PRISE PAR LE FROID.
»ET VOUS, N'HUMILIEZ PAS LE PASSÉ, O HABITANTS DE L'EMPIRE UNIQUE! FAITES FONDRE VOTRE CŒUR AUX RAYONS DES ANCIENS JOURS. PRENEZ COURAGE ET FOI. SOYEZ COMME CET HOMME QUI, AYANT LAISSÉ CHOIR DANS LA MER UNE PERLE PRÉCIEUSE, VOULUT TARIR LA MER POUR RECONQUÉRIR SA PERLE. QUE TOUT CHEMIN VOUS SOIT BON S'IL CONDUIT A VOTRE BUT. SUIVEZ TOUTE INTELLIGENCE QUI, NE FUT-CE QUE PAR AMBITION, SE DIRIGE VERS L'OBJET DE VOTRE ESPOIR, COMME LE VOYAGEUR LAS, RENCONTRANT LA CHARRETTE D'UN MARCHAND QUI SE REND A LA VILLE POUR SON COMMERCE, NE DÉDAIGNE PAS DE S'ASSEOIR A COTÉ DE LUI.
»AINSI PARLE, ô CHINOIS! KO-LI-TSIN, POËTE ET GUERRIER, DE QUI LA MORT EST PEU LOINTAINE. GARDEZ-VOUS DE LAISSER ÉCHAPPER SES CONSEILS COMME LES DOIGTS LAISSENT FUIR L'EAU, MAIS QUE LE DÉSIR DE LA GLORIEUSE DÉLIVRANCE SOIT GRAVÉ DANS VOTRE ESPRIT, COMME JADIS FURENT GRAVÉS LES HAUTS FAITS DES TROIS SOUVERAINS SUR LA CARAPACE DE LA TORTUE DIVINE!»
Pendant que Ko-Li-Tsin, trempant son doigt, comme un pinceau, dans le sang des vaincus, traçait de nobles caractères sur le mur d'une maison, la foule s'était silencieusement rapprochée, et lisait. Le poëte n'avait point achevé d'écrire son premier vers, que les faces de tous les spectateurs étalèrent les signes de la plus vive admiration. «Bien! bien!» disait-on de toute part, et plus d'un, saisissant un encrier pendu à sa ceinture, se hâtait de copier sur son éventail les caractères du poëme. Au second vers l'admiration s'exalta. «Quel est cet homme-ci? cria fortement un lettré du Han-Lin-Yuè, égaré parmi la populace; quel est cet homme qui dispose si ingénieusement les sonorités des rimes les plus rares, équilibre avec tant d'habileté la force et la mollesse des rhythmes divers, emploie, à l'exclusion de tous autres, les caractères purs chers aux Sages anciens et enfin, prêt à mourir, se révèle philosophe comme Lao-Tse, poëte comme Sou-Tong-Po?» Le troisième vers, par ses comparaisons hardies, redoubla l'enthousiasme. Les soldats tartares eux-mêmes, bien qu'ignorants et vils, ne purent s'empêcher de joindre leur approbation à celle des Chinois, et quand, de sa belle écriture, Ko-Li-Tsin eut tracé le dernier vers de son poëme, tous, d'une voix haute, s'écrièrent: «Non, nous ne laisserons pas s'échapper tes conseils comme les doigts laissent fuir l'eau, et le souvenir de Ko-Li-Tsin, poëte et guerrier, est désormais gravé dans notre esprit, comme jadis furent gravés les hauts faits des trois souverains sur la carapace de la Tortue Divine!»
Ko-Li-Tsin était heureux. Il salua la foule. Il dit à Tsi-Tsi-Ka:
—Tu es la veuve d'un époux illustre.
Puis il marcha vers le bourreau.
—Mon époux! cria Tsi-Tsi-Ka, ne meurs pas!
Et la foule, tendant les bras vers le poëte, répéta:
—Ne meurs pas! ne meurs pas!
Mais Ko-Li-Tsin dit au bourreau:
—Mes amis m'attendent, hâte-toi.
Et bientôt le bourreau montra aux assistants la tête du poëte. Elle souriait.
En ce moment le soir venait. Une vapeur chaude s'élevait du carrefour. Çà et là, sur l'azur pâle du ciel, il semblait qu'on vît des éclaboussures de sang. Devant le soleil un grand nuage s'effrayait dans la lumière. Il avait la forme d'un animal ailé fait de fumée, de sang et d'or. Sinistre, il descendait au milieu d'un incendie. C'était le coucher du Dragon.
FIN
TABLE
| I. | — | Ta-Kiang se révolte contre la Terre | |
| II. | — | Pey-Tsin | |
| III. | — | La prudence de Ko-Li-Tsin | |
| IV. | — | La Secte du Lys Bleu | |
| V. | — | Celui qui vient n'est pas celui qu'on attend | |
| VI. | — | Le Poisson Jaune | |
| VII. | — | La Ville Rouge | |
| VIII. | — | La main qui tient le sabre n'est pas celle qui a frappé | |
| IX. | — | Le bambou perce, la poix brûle et l'acier fouette | |
| X. | — | Les pieds du pendu | |
| XI. | — | Les ailes du Dragon | |
| XII. | — | L'Héritier du Ciel | |
| XIII. | — | Roses, perles, pleurs | |
| XIV. | — | La cigogne voyageuse | |
| XV. | — | Le dragon volant | |
| XVI. | — | Ko-Li-Tsin trouve un ami digne de lui | |
| XVII. | — | Le tigre de jade | |
| XVIII. | — | Les ânes ne savent pas s'ils portent de l'or ou du fer | |
| XIX. | — | Ta-Kiang se révolte contre le Ciel | |
| XX. | — | Les beaux chemins ne vont pas loin | |
| XXI. | — | La Vallée du Daim Blanc | |
| XXII. | — | Il en est de la Ville comme de la mer; le vent qu'il fait décide de tout | |
| XXIII. | — | La force tremble et l'orgueil doute | |
| XXIV. | — | Yo-Men-Li | |
| XXV. | — | Le Pou-Sah rouge | |
| XXVI. | — | Le Pavillon des Tulipes d'Eau | |
| XXVII. | — | Le Dragon Impérial | |
| XXVIII. | — | Kang-Si | |
| XXIX. | — | Le coucher du Dragon |