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Le féminisme

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LES SURPRISES DU DIVORCE

Elles sont innombrables. L'imagination s'épuise à les inventer; la réalité, comme toujours, dépasse l'imagination et nous apporte, un matin, un cas singulier, une bizarrerie bouffonne ou triste, dont l'invention, mélodramatique ou comique, ne se serait pas avisée.

Vous connaissez le «régime dotal», au moins de réputation. La réputation est excellente dans les familles de l'honnête bourgeoisie. Nul père, destinant et réservant à sa pudique et suave Ernestine une dot de dix mille francs, qui ne se soit dit: «Je la marierai sous le régime dotal. Ah! mais! de cette façon je la mets à l'abri des fantaisies, imprudences, audaces et témérités de son futur maître et seigneur. Avec le régime dotal, comme dit si judicieusement Chicaneau,

On a la fille, soit; on n'aura pas la bourse.»

La bourse de la jeune fille, devenue jeune femme, devenue femme d'âge mûr, devenue vieille femme, est inaliénable. Les dix mille francs d'Ernestine resteront à elle, bien à elle, tous à elle, eux et leurs petits... Ah! non! pas leurs petits. Le capital est intangible en régime dotal; mais non pas les revenus. Les revenus sont saisissables. Cela est fâcheux; mais, enfin, le capital reste intangible et imprenable. C'est une vieille garde. C'est plus que la vieille garde. Il ne se rend pas; mais il ne meurt pas non plus. Il est imprenable et immortel. C'est le Gibraltar financier et conjugal. Quoi qu'il arrive ou qu'il advienne, comme dit Scribe, les dix mille francs d'Ernestine seront toujours les dix mille francs d'Ernestine.

Et le père d'Ernestine se frotte les mains en signe de satisfaction et symboliquement. Il entend par là qu'il se les lave de toutes les sottises que pourra faire le futur mari d'Ernestine.

Voilà qui est bien; mais le père d'Ernestine n'a pas tout prévu. On ne saurait pas penser à tout, comme disent généralement les gens qui ne songent à rien. Le père d'Ernestine n'a pas songé qu'il préservait sa fille de certaines pertes et de certaines déconfitures, peut-être; mais qu'il la destinait peut-être aussi au divorce.

—Au divorce, Monsieur!

—C'est absolument comme j'ai l'honneur de vous dire avec bienveillance, quoique avec une certaine brutalité. A M. Prudhomme, personnage réservé et grave, un Cabrion très mal élevé disait avec douceur: «Vous avez une fille, Monsieur Prudhomme; est-il vrai, comme je me le suis laissé dire (mais, quoique jugeant la chose naturelle et légitime, je n'ai voulu y croire qu'après confirmation de votre part), que vous la destiniez à la galanterie?—Non, Monsieur, non; je ne la destine aucunement à la galanterie? Je doute même que sa mère y consentît.»—Eh bien, moi, je vous dis, ô père d'Ernestine, qu'en mariant votre fille sous le régime dotal, vous la prédestinez, le cas échéant, au divorce. Vous en faites une femme divorcée en puissance. Vous mettez le divorce en germe dans sa corbeille de mariage. Je te vends mon corbillon. Qu'y met-on? Une séparation. Pis encore et nécessairement, un divorce intégral et irrétractile. Vous frémissez? Eh bien, écoutez l'histoire suivante. Elle est d'hier. Je vous dis qu'il n'y a que la réalité pour inventer des vaudevilles et quelquefois des mélodrames. L'histoire en question tient des deux. Elle unit le comique au tragique. Elle est romantique, quoique réelle. La réalité se moque de la classification des genres.

Ernestine,—conservons-lui le nom que je lui ai donné tout d'abord d'une façon générale,—Ernestine donc, s'est mariée, il y a quarante ans environ, avec un jeune homme très honnête, très intelligent et très actif, que nous appellerons Victor pour la commodité du récit. Victor se fit industriel. Il fit pendant trente-cinq ans d'excellentes affaires. Il prospéra, il éleva ses enfants fort honnêtement. De la dot d'Ernestine, mariée prudemment sous le régime dotal, il n'eut jamais besoin. Les revenus entraient dans le train de la maison. Mais le capital, intangible d'après la loi, restait intact et impollu, comme dit Corneille:

A l'épouse sans tache une dot impollue.

C'était le modèle même et le paradigme du ménage sous le régime dotal. Le mari et la femme bénissaient la loi et le père de famille qui en avait si intelligemment saisi, absorbé et appliqué l'esprit.

Mais, voilà quelques années, les affaires marchèrent moins bien. L'usine battait de l'aile. Les créanciers étaient un peu impayés et commençaient à être criards. Que faire? La moitié de la dot de la femme, versée dans les affaires du mari, aurait sauvé parfaitement la situation; mais cette dot était intangible. Il y a des situations où, sans être l'avare légendaire ou historique, on peut mourir de faim devant une fortune, devant un trésor, sur un trésor. Il était impossible à Ernestine de faire pour son mari ce que le premier venu des amis de ce mari aurait pu faire pour lui, une donation ou un prêt.

Il me semble bien, à moi profane, du reste, et pour qui le maquis du code a des secrets, que la femme aurait pu emprunter, elle, sur sa fortune, avec hypothèque sur ses propriétés, et si elle n'avait pas de propriétés, on peut toujours, avec de l'argent, devenir propriétaire; qu'enfin elle aurait pu emprunter d'une façon ou d'une autre et faire de l'argent du prêt ce qu'elle aurait voulu. Peut-être cela même est impossible. Peut-être a-t-elle essayé et n'a pas trouvé de prêteur. Ce qu'il y a de certain, car, encore une fois, l'histoire est authentique, c'est qu'elle ne l'a pas fait, et si elle ne le fit point, c'est très assurément qu'elle ne pouvait le faire.

Toujours est-il qu'elle alla trouver son avoué et que ce dialogue tragique au fond, comique dans la forme,—et comme a dit un profond moraliste, la réalité est une tragédie pour l'homme qui sent et une comédie pour l'homme qui pense,—s'établit immédiatement entre l'homme de loi et la femme de devoir:

—Je voudrais donner tout ou partie de ma fortune personnelle à mon mari.

—C'est impossible: votre fortune ne lui peut appartenir.

—Mais elle m'appartient, à moi.

—En vérité... non! Les fruits vous en appartiennent; vous avez la pleine disposition des revenus; mais l'arbre ne vous appartient pas; vous ne pouvez pas le couper. Les sauvages de la Louisiane coupent l'arbre pour avoir les fruits, à ce qu'assure Montesquieu. La loi française n'a pas voulu que les femmes françaises pussent jouer la Fille sauvage.

—Mais enfin, si cette fortune n'appartient pas à mon mari...

—Non, certes!

—... et ne m'appartient pas non plus, à qui, s'il vous plaît, appartient-elle?

—Elle vous appartient...

—Sans m'appartenir.

—Précisément, et votre définition est d'un juriste exact; elle sera adoptée par les professeurs de droit. Cette fortune vous appartient en puissance. Elle est chose qui ne vous appartient réellement pas; mais qui peut vous appartenir un jour très parfaitement, avec droit d'user et d'abuser, utendi et abutendi. Cujas...

—Mais, quel jour?

—Deux cas seulement. Le jour où votre époux mourra...

—Il sera bien temps!

—Ou le jour où vous divorcerez d'avec votre époux légitime.

—Miséricorde!

—C'est ainsi. C'est la loi. La femme mariée sous le régime dotal ne recouvre la disposition de sa fortune que dans deux cas: mort de l'époux, ou divorce. La séparation même ne suffit pas. Elle ne détruit pas tous les effets, elle ne rompt pas tous les jougs du régime dotal.

—De sorte, Monsieur, que pour sauver mon époux que j'adore, il faut que je le quitte ou que je le tue?

—Précisément! Vous avez l'esprit juridique et le don des définitions juridiques à un degré extraordinaire.

—Si vous voulez, Monsieur l'avoué, écartons la mort.

—Écartons la mort. Il est toujours bon d'écarter la mort. Mais vous voilà acculée à la ruine ou au divorce.

—Évidemment! Pour que je puisse sauver mon mari, et moi-même, du reste, il faut d'abord que je devienne pour lui une étrangère.

—C'est cela. Étant sa femme, vous ne pouvez rien pour lui; ne lui étant rien, vous pouvez lui sauver la vie tant que vous voudrez. Il n'y a rien de plus naturel.

—C'est drôle.

—C'est la loi. Vous ignoriez qu'il n'y a rien de plus ennuyeux que la loi, mais qu'il n'y a rien de plus amusant que certains de ses effets. Nous nous en faisons tous les jours des pintes de bon sang. Les vaudevillistes n'ignorent point cela. On a joué, il y a trois ou quatre ans, à l'Athénée, une pièce de je ne sais plus qui, laquelle était précisément votre cas, en gai. Les deux conjoints étaient deux jeunes gens mariés sous le régime dotal et qui voulaient faire la petite fête. Ils divorçaient; la femme, devenue libre comme l'air, réalisait sa fortune en espèces sonnantes et trébuchantes: elle se remariait avec son mari et la loi était tournée, donc respectée. Faguet, vous savez, le critique dramatique, se demanda si le procédé était bien légal. Je lui écrivis qu'il l'était parfaitement et que même, depuis le rétablissement du divorce, il était classique. Vous ne m'écoutez plus?

—J'en suis, en pleurant, comme vous voyez, à me demander comment je pourrai divorcer d'avec mon pauvre homme.

—Coups, sévices, injures graves, mari ou femme surpris en flagrant délit d'infidélité.

—A soixante-dix ans?

—Aux yeux de la loi, ça n'y fait rien. Encore, si vous voulez, sécession.

—Hé?

—Sécession, retraite de l'épouse chez sa mère.

—Je ne l'ai plus.

—Chez un de ses parents; et refus de réintégrer le domicile conjugal.

—Et dans tous les cas scandale énorme.

—Évidemment! La loi, en sa sollicitude, assure la sécurité de la femme et prépare des scandales où sombre son honneur. Elle a de ces surprises dramatiques. N'oubliez jamais que le Français est homme de théâtre et que toute son histoire, toute sa législation, toute sa philosophie et tout son art s'expliquent, en entier, par ce fait qu'il est homme de théâtre. Toute l'histoire du peuple français est à renouveler par ce point de vue. Divorcez! Il n'y a que cela! Divorcez pour sauver l'usine, divorcez pour sauver votre mari, divorcez pour rendre à votre mari un service que vous ne pouvez lui rendre que par le divorce, et divorcez parce que tout cela est, au fond, l'absurdité la plus réjouissante...

—Pour les autres.

—... que jamais le monde ait pu admirer.

Elle a divorcé. Peu importe par quel moyen; mais elle a divorcé. Cette femme de soixante-cinq ans n'avait pas d'autre moyen de sauver son mari que de se séparer de lui avec éclat, bruit, haro et scandale. On en a pensé toutes sortes de choses dans le voisinage. Les lettrés ont répété le mot de La Bruyère: Ils n'avaient pas une provision de patience suffisante pour aller, déjà dans la mort, jusqu'à la mort. Les autres ont dit la même chose d'une autre manière. Il y a eu de ces gorges-chaudes qui ressemblent à des curées chaudes. En province on fait des charivaris aux gens qui se marient vieux; on en fait aussi à ceux qui divorcent au seuil du tombeau. Et il faut avouer que l'un vaut l'autre et que, tout au moins, il y a des rapports.

N'est-il pas évident qu'il y a là une telle absurdité qu'il faudrait qu'elle eût son remède? Je suis partisan, certes, de tout ce qui protège la femme et je ne voudrais aucunement de la suppression du régime dotal. Mais il est clair qu'il a été institué pour garder la jeune femme des imprudences de son mari et non pour mettre une femme âgée dans l'impossibilité de s'associer commercialement à son mari. Est-il assez étrange que tout le monde puisse s'associer à M. un tel, industriel ou commerçant, excepté sa femme? Jeune et inexpérimentée en affaires, passe encore; mais excepté sa femme quand elle a soixante-cinq ans, c'est cependant un peu singulier.

Il me semble que l'on pourrait admettre la possibilité d'un jugement motivé, prononcé par le tribunal de l'arrondissement, autorisant la femme à faire de sa fortune dotale l'emploi qu'elle voudrait, les circonstances et les raisons ayant été exposées devant les juges et mûrement examinées par eux. Une femme ne peut pas être liée pour toute sa vie par un contrat qu'on a fait pour elle quand elle avait dix-sept ans. Puisqu'il n'y a plus de vœux perpétuels, elle doit pouvoir être relevée de ses vœux, surtout de ceux qu'on a faits pour elle. Elle doit surtout ne pas être forcée de recourir à un expédient ridicule et un peu honteux et ne pas être obligée à devenir la divorcée sans vouloir l'être.

Ce qu'il y a au fond de tout cela c'est que, le divorce, intervenant dans une législation qui n'avait pas été conçue en vue de lui et en tenant compte de lui, le Code a été démantelé sur certains points par le divorce, comme les remparts d'Avignon par M. Pourquery de Boisserin. Le divorce fait fissure. On échappe par lui au reste du Code; on tourne par lui la loi d'à côté. Conclusion: il y a une refonte générale à faire de cela pour mettre le tout en concordance et harmonie relatives.


LE KRACH DU DIVORCE

Savez-vous une chose? C'est qu'on ne divorce plus! Plus du tout, ce serait trop dire. Vous ne voudriez pas. Le divorce est trop fécond en «surprises» amusantes et en situations admirablement bouffonnes pour que cette institution récréative ne fût éminemment regrettable, si elle venait à disparaître. On tremble à y songer.

Le divorce n'est pas seulement divertissant à souhait; il est, ce qu'on oublie très souvent, éminemment moralisateur. Lui seul, entendez-vous bien, assure l'indissolubilité du mariage. Évidemment! Ne savez-vous pas que quand deux époux ont divorcé, puis se sont remariés, ils ne peuvent plus divorcer? En France le mariage est indissoluble à la condition qu'il ait été rompu. C'est un emprunt de la législation à la chirurgie. Il est très connu en chirurgie que le membre brisé, puis ressoudé, est plus fort à l'endroit de la fracture qu'à tout autre endroit. Là où il fut cassé il est incassable. Ainsi le mariage. Le mariage simple peut être dissous, le mariage dissous puis raccommodé est indissoluble. C'est comme un double mariage, le double nœud que les femmes ont inventé pour nouer les lacets de leurs souliers et qui est si solide que non seulement il ne se défait pas dans la rue, mais qu'encore, rentrées chez elles, elles ne peuvent pas parvenir à le dénouer.

C'est à ce point que le seul moyen d'être marié indissolublement, c'est de se marier, d'abord; mais cela n'est rien du tout; et puis de divorcer, et puis de se remarier sur nouveaux frais. C'est alors qu'en voilà pour la vie. Une jeune fille chrétienne et pénétrée jusqu'aux moelles de préjugés ancestraux épouse un monsieur, lui fait une vie d'enfer, ou tout au moins de purgatoire, le pousse au divorce, l'y amène, obtient cette récompense de ses vertueux efforts; le retrouve dans le monde, le séduit par une pointe de regret qu'elle semble dissimuler, qui n'en paraît que mieux; le reconquiert, l'épouse derechef et lui dit en revenant de la mairie; car l'église n'opère qu'une fois: «Pourquoi toute cette histoire? Mais parce que je suis chrétienne et n'admets que le mariage indissoluble. Le seul moyen, en France, de l'obtenir est de divorcer. C'est un détour bizarre; mais puisqu'il n'y a que ce moyen, je l'ai pris. J'ai fait le détour. Mes convictions m'imposaient de pratiquer le divorce, qu'elles condamnent, pour arriver au mariage indissoluble, qu'elles réclament. Et, comme dit le marquis d'Auberive, ce raisonnement biscornu me paraît irréfutable. C'est la faute de la législation française si le mariage soluble conduit au mariage indissoluble à la condition d'être dissous.»

Il y a là un roman à écrire. Je le cède à qui voudra. Je n'ai pas le temps de le délayer. About en aurait fait une nouvelle d'un comique intense. Il l'aurait intitulée «le divorce consolidateur». Courteline en ferait une saynète de très haut goût. Si vous voulez, mon cher ami...

Donc le divorce a du bon. Il a de l'agréable, il a de l'utile, et il a même du moralisateur. Je n'aimerai jamais qu'on dise du mal du divorce sans quelque réserve de bon goût. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a cessé de plaire. On commence à rendre l'objet. Une statistique nous apprend que depuis deux ans le chiffre des divorces a baissé d'une manière que M. Naquet doit évidemment qualifier d'inquiétante. On ne divorce presque plus. Plus d'évasions. Plus de libérations. Nora la Norvégienne n'a presque plus d'imitatrices qui affirment leur droit d'abandonner leur mari et leurs enfants pour aller quelque part se refaire une âme individuelle. L'influence de la dramaturgie septentrionale a évidemment perdu de sa force.

1897 a été l'année brillante pour le divorce, le point culminant, l'année classique, l'année sainte. Depuis, décadence, affaissement, abandon, obnubilation des immortels principes. La statistique est là. Il n'y a pas à le discuter.

Et les causes? Quelles peuvent être les causes? Je ne sais pas trop; mais on peut supposer. La première idée qui vient naturellement, c'est qu'il y avait un stock de séparations à liquider. On avait un grand nombre de vieilles séparations à transformer en divorces. On a procédé à cette transformation agréable. Une fois le stock épuisé, il y a eu ralentissement nécessaire dans la production. C'est un phénomène économique connu de tous les commerçants qui ont des idées générales.

Je doute que cette idée soit juste et que ce soit l'explication de la décadence du divorce en France. Il y a dix-huit ans tout à l'heure que la loi du divorce a été rétablie dans notre pays. Évidemment, ce n'est pas en 1895, 1896, 1897 que la liquidation des vieilles séparations à convertir en divorces a eu lieu. C'est, de toute évidence, de 1884 à 1887. Ce n'est pas dix ans après que de vieux séparés se sont avisés de faire transformer leur séparation relative en séparation absolue. De si longues réflexions sont absolument invraisemblables. Non, l'abaissement des chiffres du divorce porte bien sur le divorce lui-même. Ce sont bien des divorces proprement dits, des divorces purs, que nous avons sous les yeux; et qui étaient fréquents jusqu'en 1897 et qui l'étaient moins de 1897 à 1899, et qui le sont beaucoup moins depuis deux ans. Quelle est donc la cause?

On me dira, avec ce sourire vainqueur, j'allais dire que vous connaissez bien, avec lequel on parle à un imbécile, et que par conséquent vous ne connaissez pas, on me dira: «Mais, âme simple et candide, on divorce moins tout simplement parce qu'on se marie moins; et il est assez naturel que les chiffres qui se rapportent à un de ces cas soient proportionnels aux chiffres qui se rapportent à l'autre.»

Non pas! Non pas! Ceci encore est une erreur. On se marie un peu moins, mais à peine un peu moins, et l'on divorce moins aussi, mais beaucoup moins. Les chiffres, précisément, ne sont point proportionnels. Retirez votre sourire vainqueur et transformez-le en physionomie interrogative. Quoi donc?

D'abord l'influence de la mode. Il ne faut pas y voir toute la cause; mais il faut en tenir compte. Le snobisme n'est pas tout à fait le fond de notre caractère national, mais il en est un élément fort considérable. Le coiffeur de Diderot lui disait: «Oh! Monsieur! Parce que je suis un simple carabin; il ne faut pas croire que j'aie plus de religion qu'un autre.» En ce temps-là le bel air était d'être irréligieux. Le «carabin» de Diderot voulait être du bel air. «Eh! comme un autre», comme dit Figaro, autre carabin.

Le carabinisme a été certainement pour quelque chose dans la mode du divorce. On a divorcé comme, vers 1859, on s'est mis à porter des crinolines et l'on a cessé de divorcer comme en 1870 on s'est mis à porter des jupes plates. Remarquez que la gloire du divorce a duré treize ans environ. C'est très bien. C'est juste le temps d'une mode. La crinoline a duré douze ans, le divorce était un peu plus sérieux; mais c'est à peu près le même laps. Une mode en France dure l'espace d'une demi-génération, le temps qu'une génération met à passer de la première jeunesse à la seconde, c'est-à-dire le temps qu'elle met à changer de goût, et à s'apercevoir que son goût précédent ne valait rien, et à en substituer vite un autre avant d'arriver à l'âge où personne ne s'inquiète du goût que vous pouvez bien avoir.

Donc le divorce a subi la loi commune. Il a plu; il a cessé de plaire; il a été du bel air; il est devenu de mauvais ton; il a été bien porté et puis il a marqué mal. Il ne faut pas qu'il s'étonne qu'il en soit de lui comme de toute chose ici-bas.

Causes plus profondes? Il y en a. Il peut y en avoir. Est-ce que les mal mariés ne se seraient pas aperçus que le divorce, neuf fois sur dix, ne remédie à rien du tout? Le désir du divorce vient de ce que l'un des époux, ou tous les deux, attribuent chacun son malheur à la présence, jugée désastreuse, de l'autre. C'est une erreur. Ce n'est pas toujours une erreur; et je serai toujours partisan du divorce, je veux dire de la possibilité légale de divorcer; mais c'est neuf fois sur dix une erreur. Notre malheur, quand malheur il y a, ne vient pas de l'autre, de l'affreux autre. Il vient de nous. Il vient de notre mauvais caractère, de notre caractère ou trop faible ou trop violent, et les deux vont presque toujours ensemble; ou trop capricieux, ou très imparfait à quelque point de vue que ce soit. Nous ne souffrons de l'autre qu'en raison de notre propre infirmité, le plus souvent, bien entendu. Dès lors, ce n'est pas d'avec l'autre que nous devrions divorcer, c'est d'avec nous. Ce n'est pas du mauvais caractère de l'autre que nous devrions nous affranchir; c'est de notre mauvais caractère à nous. Dès lors encore divorcer d'avec l'autre ne remédie à rien du tout. Je me suis séparé de ma femme; il me reste à me séparer de moi-même. Je me suis séparée de mon mari; il me reste à me flanquer à la porte, ce qui est un peu plus difficile.

Si les prétendus mal mariés se sont dit cela, ce ne sont pas des imbéciles. Et pourquoi ne se le seraient-ils pas dit dans ce pays de France où la psychologie court les rues, et quelquefois la plus fine et la plus pénétrante en soi, sans qu'elle trouve toujours, je l'accorde, le moyen de s'exprimer comme La Rochefoucauld? C'est très possible.

Savez-vous, en son fond, ce que c'est que le désir du divorce? C'est une forme, un peu sommaire, si vous voulez, mais c'est une forme de l'optimisme. En quoi consiste l'optimisme? A croire que tout le monde et en particulier l'humanité marche à merveille, excepté notre maison. Car, évidemment, ce n'est pas en nous et chez nous que nous puisons notre optimisme, quand nous sommes doués de ce privilège. Non! Personne ne se trouve heureux, du moins heureux selon ses mérites. Personne ne trouve que cela va chez lui comme dans le meilleur des mondes possibles. Personne. Seulement il y en a qui, par une illusion innocente, s'imaginent qu'il n'y a que chez eux que cela va mal et qu'il n'y a qu'eux qui soient malheureux, et que partout ailleurs c'est l'ordre, c'est la bonne marche et c'est le bonheur.

Eh bien! les voilà, les optimistes! Les voilà bien! Les voilà précisément. Et ce sont ceux qui divorcent, ou du moins qui divorçaient. Ils se disaient: «Est-il possible que j'aie une si mauvaise femme et une maison qui est toujours c'en dessus dessous, alors que toutes les femmes du monde sont charmantes, c'est assez visible, et alors que toutes les maisons du monde sont de véritables petits paradis? Mon cas est unique. Donc mon erreur aussi est unique. Et je n'ai qu'à divorcer pour qu'aussitôt, logiquement, forcément, tout mon malheur cesse. Divorçons donc. «Divorçons», comme disait Sardou.»

Et ainsi raisonnaient nos bons optimistes et ainsi raisonnaient nos bonnes petites optimistes de leur côté. Or, c'est précisément de la façon inverse qu'il faut raisonner. Il est sage, si l'on se mêle de raisonner, de conclure, non pas de ce que l'on ne connaît pas à ce qu'on connaît; mais de ce que l'on connaît à ce qu'on ne connaît pas. Ce que nous connaissons, c'est nous-même, un peu, et c'est notre maison. Ce qui est raisonnable, c'est de nous regarder nous-même et notre intérieur et de nous dire: «C'est comme cela que je suis? Eh bien! tout le monde est comme cela. C'est comme cela que va ma maison? Eh bien! l'univers entier va de telle sorte, et non pas d'une autre. Je ne le vois pas? Non; mais c'est parce que le monde m'est moins familier que mon entresol, les femmes des autres moins connues de moi que la mienne, et mes semblables moins bien vus et surtout beaucoup moins sentis que je ne me sens moi-même. Donc, sans le voir, soyons-en sûr, le monde entier est fait comme mon intérieur:

Humani mores generis tibi nosse volenti
Sufficit una domus.

Conclusion: il est absolument inutile de changer de situation dans le dessein de changer de fortune. Le dessein serait illogique au suprême degré. Le moyen même de changer de situation, c'est de rester dans celle où je suis, parce que les situations anciennes peuvent s'améliorer en vieillissant. Ce n'est pas au change qu'on gagne, c'est à la persistance. Si je suis malheureux, c'est en grande partie ma faute. En transportant ailleurs mes raisons d'être malheureux, c'est-à-dire mon caractère, je déplacerai mon malheur, ce qui n'est pas devenir heureux. Restons ici et tâchons de nous y habituer. Le bonheur humain, c'est un malheur à quoi l'on a réussi à s'accoutumer.»

Ce raisonnement, qui s'applique à neuf cas sur dix, si nos mal mariés l'ont fait, je les en félicite. Ils ont changé de philosophie. Ils ont passé de l'optimisme, qui est la source de toutes les infortunes parce qu'il l'est de toutes les déceptions, à un pessimisme plein de sagesse et de vérité.

Et ce raisonnement, pourquoi ne l'auraient-ils pas fait? L'événement semble du moins indiquer qu'ils ont eu quelque idée très analogue. Je vous dis qu'il y a de l'espoir. Moins divorcer, c'est un symptôme. Ce n'est pas la sagesse, mais c'est le commencement du bon sens.


L'ABBÉ FÉMINISTE

C'est l'abbé Bolo. M. l'abbé Bolo n'est pas un mondain, au moins. Féministe, oui; mais fémineux ou féminard, pas pour une obole. M. l'abbé Bolo est un homme jeune encore, qui a publié vingt-deux volumes de philosophie et de morale, plus quelques opuscules de moindre envergure; M. l'abbé Bolo ne sait pas faire de compliments aux belles dames; et il traite rudement les féministes du Congrès de 1900 de folles et d'épileptiques; et il se plaît, relativement au féminisme révolutionnaire, à répéter le mot du député anglais Smollet: «Tout cela, c'est une croisade d'hystériques.» On n'accusera pas M. Bolo d'être un abbé du XVIIIe siècle et, quand il a à parler des femmes, de croire, comme Diderot, qu'il faut tremper sa plume dans l'arc-en-ciel et jeter sur le papier la poussière des ailes du papillon.

Mais il est féministe malgré cela, et presque féministe radical.

Parce que le féminisme, c'est le christianisme; parce que c'est le christianisme qui a émancipé la femme et qui a, en même temps que les droits de l'homme, proclamé les droits de la femme; parce que c'est le christianisme qui a fait de la femme, d'une chose qu'elle était, un être; parce que c'est le christianisme qui a établi l'égalité de la femme et de l'homme, sinon devant la loi civile, ce à quoi il n'a pu réussir tout de suite, du moins devant la loi religieuse; parce que c'est le christianisme qui a fait de la femme la mère de Dieu, la plaçant ainsi aussi haut que possible dans l'échelle des êtres; parce que c'est le christianisme qui a soutenu les droits de la femme à travers tout le moyen âge et tous les temps modernes à l'égal des droits de l'homme, et quelquefois avec plus de vigueur et plus de suite; parce que c'est le christianisme qui, seul entre toutes les religions, a associé intimement la femme à l'œuvre religieuse, créant des associations religieuses féminines aussi actives, aussi fortement organisées et aussi puissantes que les associations religieuses viriles; parce que c'est un prêtre catholique, l'abbé Fauchet, en 1790, qui a créé de toutes pièces le féminisme contemporain et qui doit être considéré comme le père du féminisme du XIXe et du XXe siècle; parce que, si le christianisme a fait la femme, c'est la femme aussi qui a fait le christianisme, le mouvement chrétien ayant été si puissamment aidé, soutenu, précipité par les femmes des trois premiers siècles après Jésus-Christ, que l'on peut dire et que je suis assuré que sans les femmes le christianisme n'aurait pas abouti.

Car on a tort de dire d'une façon trop générale que «la femme est conservatrice». Elle l'est presque toujours, ce dont je ne songe pas à la blâmer, n'y ayant rien de plus naturel que ceci que l'homme ait l'initiative et la femme le tempérament et la prudence; et c'est la distribution rationnelle des rôles et la division normale du travail. Mais la femme est réformatrice quand il le faut et quand la réforme est sérieuse et pratique. La femme a été réformatrice à l'avènement du christianisme; la femme a été réformatrice au temps de la Réforme, quand il s'agissait de mettre un terme «à des abus qui n'étaient que trop véritables», comme a dit Bossuet, et si elle n'a pas été toujours avec la Réforme proprement dite, elle a puissamment aidé à cette autre «réforme», aussi importante que l'autre, qui est la «réforme» et l'épurement et le redressement du catholicisme lui-même, au XVIIe siècle.—La femme ne s'est montrée si «conservatrice» que pendant et depuis la Révolution française. Mais a-t-elle eu si tort et ne peut-on pas, du moins, l'en excuser un peu? Après tout, la Révolution française, surtout et presque exclusivement bourgeoise et paysanne, n'apportait rien, ne donnait rien à deux classes de la société, c'est à savoir aux ouvriers et aux femmes. Elle leur ôtait plutôt quelque chose. Aux ouvriers elle ôtait l'organisation des corporations, organisation tyrannique, je le sais, mais protectrice aussi, et qui, somme toute, avait si bien pour les ouvriers plus d'avantages que d'inconvénients, qu'un siècle après 1789 les ouvriers y sont revenus, à très peu près, vraiment, par leurs syndicats, également tyranniques et protecteurs.

Et aux femmes la Révolution n'apportait rien et ôtait plutôt quelque chose, comme aux prolétaires des villes. Il faut voir dans le beau livre de M. Étienne Lamy, la Femme de demain, et aussi dans celui de M. Bolo, comment, dans cette question ainsi qu'en quelques autres, c'est la liberté qui est ancienne et c'est le despotisme qui est nouveau. Quand on traite les libéraux de réactionnaires, on n'a pas si tort. Sur mille points les libéraux ne font que retourner en arrière. Sous l'ancien régime, les femmes recevaient la même éducation et la même instruction que les hommes; voyez Fénelon et Mme de Sévigné. Sous l'ancien régime, les femmes votaient. On les voit voter pour des affaires municipales en 1316, en 1331; on les voit voter pour des élections des États généraux en 1576; on les voit siéger aux États de Franche-Comté au XVIe siècle; on les voit participer à l'administration corporative et il y a, au XVIIIe siècle, des «preud'femmes» comme des «prud'hommes»! Jusqu'à la veille de la Révolution, le droit électoral des femmes dans certaines situations est reconnu officiellement; seulement elles ne peuvent plus l'exercer que par procuration: «pourront être électeurs et éligibles les veuves propriétaires qui pourront se faire représenter par un de leurs enfants majeurs: les dispositions de cet article auront également lieu pour le Tiers État.»

C'est précisément tous ces droits, confus, je le reconnais, et partiels, mais qu'il aurait fallu éclairer et généraliser, que la Révolution a tout simplement supprimés, au lieu de les étendre. Il n'y avait donc pas de raison très précise pour que les femmes fussent d'ardents partisans de la Révolution française.

Pour ces motifs, c'est-à-dire comme chrétien et comme «réactionnaire», M. l'abbé Bolo est un bon féministe et presque un féministe radical, malgré son horreur peu dissimulée pour les «épileptiques». Il fait sa répartition. S'il est dur pour les dames, un peu excitées, je le confesse, du Congrès de 1900, il n'a que des sympathies, que certes je partage, pour des esprits aussi fermes et aussi distingués que Mme Schmall, Mme Maria Martin, Mme Vincent, et je n'ai pas besoin de dire que les directrices du féminisme chrétien, Mme Maugeret, Mme Duclos, sont ses grandes amies spirituelles.

Il est pour toutes les revendications féminines qui sont marquées au coin, non de l'insurrection et de la haine et du mépris niais à l'égard de l'homme, mais à celui, simplement, de la justice, de l'égalité et de l'humanité. Il est pour l'abrogation du texte: «la femme doit obéissance à son mari», qui est si niais lui-même, tant ces choses sont en dehors de la loi et des prises de la loi, qu'il semble avoir été rédigé par un mari berné qui en appelait à l'État pour le secourir.—Il est pour l'abrogation du texte: «le meurtre en flagrant délit est excusable», qui lui paraît, avec raison, selon moi, «un simple vestige de l'état sauvage».—Il est pour le droit reconnu à la femme de disposer de sa fortune personnelle et de son gain personnel; il est pour la recherche de la paternité et pour une loi répressive de la séduction... Quand on songe, à ce propos que nous sommes à cet égard en arrière sur le XVIe siècle! Quand on songe que la Coutume de Bretagne et que l'Ordonnance de Blois de 1579 (exécutive dans tout le royaume) condamnaient à la peine de mort les hommes coupables de rapt! Quand on songe que l'on a châtié don Juan, pécuniairement et corporellement, pendant tout le XVIIIe siècle! Quand on songe qu'au XVIIIe la justice, à cet endroit, semble devenir de plus en plus rigoureuse; qu'en 1712 un conseiller au Parlement de Paris fut condamné à 60.000 livres (deux cent mille francs environ de notre monnaie) pour promesse de mariage non tenue; qu'en 1709 un sieur La Garrigue, surpris avec une demoiselle qu'il avait enlevée et séduite, sans violence, fut condamné à la peine de mort (ne pleurez pas, cependant: en appel il fut seulement exilé); qu'en 1738 le parlement de Dijon condamna à la peine de mort par contumace le marquis de Tavannes pour avoir enlevé la demoiselle de Brou! Ce ne fut qu'en 1746 que, le consentement de la demoiselle ayant été établi, le marquis put purger sa contumace et rentrer en France.

De même encore, M. Bolo est partisan de l'accès des femmes à toutes les professions libérales réservées jusqu'à présent aux hommes, avec assez de bon sens, je le confesse, mais avec une criante injustice, que nous n'avons pas, sous prétexte de protéger les femmes malgré elles et contre elles-mêmes, le droit de commettre.

Enfin... c'est là que je l'attendais, car c'est là qu'il faut attendre le féministe pour voir s'il est bon teint, c'est le criterium même du féministe. M. l'abbé Bolo est-il pour la femme électeur et éligible?

M. Bolo est pour la femme électeur et éligible.

Il a examiné la question en droit et en pratique. En droit, il n'a pas de peine à soutenir son opinion. Il est si irrationnel que dans un pays de suffrage universel le suffrage ne soit pas universel; il est si irrationnel que l'alcoolique qui porte ma valise de la gare d'Orléans à mon domicile soit électeur, et que ma sœur ne le soit point; il est si irrationnel que la femme soit contribuable et ne soit point électeur; il est si irrationnel qu'une châtelaine, veuve, qui administre son domaine, voie voter tous ses domestiques et ne vote point; il est si irrationnel que la femme subisse la loi et toutes ses charges et ne contribue pas à la faire; qu'il n'y a absolument aucun argument, même faux, à faire valoir contre le droit des femmes à voter, à être électeurs et à être éligibles.

Mais ce qu'il y a d'intéressant, c'est la pratique, c'est l'épreuve de l'expérience. Cette épreuve n'est pas complètement faite; mais il faut reconnaître qu'on en a déjà quelques éléments très considérables.

Dans les États d'Australie où les femmes votent, ce qu'on a remarqué le plus, c'est le grand souci qu'ont les femmes de la probité, de la moralité des candidats. Ni panamiste ni Priola, c'est, semble-t-il, le mot d'ordre du féminisme électoral. Il est tellement étrange qu'il y a lieu d'hésiter, tant le changement, en France, serait brusque et radical. Mais encore la chose est à noter pour mémoire et à considérer.

Dans l'État de Colorado les femmes sont éligibles, et plusieurs sont députés. On assure que l'on n'a qu'à se féliciter de leurs lumières et de leur esprit tout particulièrement pratique.

Dans l'Utah, le Wyoming, l'État de Washington (Far-West), les femmes font partie du jury. C'est ce que j'ai toujours combattu, jugeant que les femmes sont trop pitoyables pour être de bons jurés, du reste ne reniant pas du tout, pour autant, mes principes; car faire partie du jury n'est pas un droit, c'est une fonction, à laquelle l'État appelle qui il y croit apte, comme à être sous-préfet ou gendarme. Le commencement d'expérience me donne tort, cependant; je dois le dire. Le juge John Kingman, conseiller à la cour suprême des États-Unis, a déclaré: «On n'a jamais vu, ni au civil, ni au criminel, de verdict réformé quand les femmes ont fait partie du jury.» Je confesse que ceci est considérable.

En l'État de Wyoming, les femmes jouissent du droit de suffrage depuis un quart de siècle, depuis 1874. Or, notez que les femmes députés ne sont pas en majorité au Parlement du Wyoming; notez que, donc, ce ne sont pas elles qui ont rédigé le document suivant; notez que ce document a été rédigé et voté par une majorité composée d'hommes et par conséquent peu suspecte de partialité à l'égard des femmes et plutôt supposée un peu jalouse à l'endroit de celles-ci; et puis dégustez-moi cette déclaration du Parlement du Wyoming:

«Attendu que, sans l'aide d'une législation violente et oppressive, le suffrage féminin a contribué à bannir de l'État la criminalité, le paupérisme et la débauche; qu'il a assuré la paix et l'ordre dans les élections et donné à l'État un bon gouvernement; que, depuis vingt-cinq ans de suffrage féminin, aucun comté de l'État n'a dû établir de refuge pour les pauvres; que les prisons sont à peu près vides et que, à la connaissance de tous, aucun crime n'a été commis dans l'État, si ce n'est par des étrangers... pour ces motifs le Parlement du Wyoming décide que les résultats de son expérience seront transmis à toutes les assemblées législatives des pays civilisés pour les engager à donner les droits politiques aux femmes dans le plus bref délai.»

Le document est si miraculeusement optimiste qu'en France, qu'écrit en français, il a l'air d'une mystification ou d'une ironie. Il est pourtant parfaitement sérieux et parfaitement officiel. Il fait réfléchir.

Il faut en conclure surtout ceci. En féminisme comme en toutes choses, il faut savoir sérier les questions. Or on a pris l'habitude en France de considérer l'électorat féminin, le suffrage universel intégral, comme le dernier terme des revendications féminines. C'est pour moi tout juste le contraire. Nos pères de 1789 n'ont pas demandé d'abord l'égalité devant la loi, puis l'abolition des droits féodaux, puis autre chose, réservant comme dernier point à emporter le gouvernement du pays par le pays. Ils ont demandé d'abord, ou plutôt pris le gouvernement; ils ont créé l'Assemblée nationale faisant la loi. Le reste devait aller de soi-même. Pareillement les femmes doivent demander d'abord et obtenir par l'obstination de leur volonté—car tout ce qu'on veut énergiquement on l'obtient—le droit d'électorat et d'éligibilité. Le reste suivra tout naturellement. Quand les hommes et les femmes feront la loi concurremment, ils la feront pour les hommes et pour les femmes équitablement. Conquérir l'urne, voilà quel doit être le premier dessein des femmes françaises.

En attendant, qu'elles lisent, et vous aussi, le petit livre, instructif, amusant et insolent (ce sont trois qualités) de l'abbé féministe. Il s'appelle la Femme et le Clergé. C'est comme un titre de fable ou de fabliau. Mais ce n'est ni un fabliau ni une fable. Avec la Femme de demain de M. Lamy, c'est le meilleur manuel de féminisme chrétien que je connaisse.

Sur quoi je vous quitte en vous souhaitant le gouvernement du Wyoming. Avant qu'il soit un siècle, nous serons, à trois ou quatre cents ans près, à la veille de l'avoir.


AUTOUR DU MARIAGE ET DU DIVORCE

Ce n'est plus de la répudiation que je veux parler. J'en ai dit tout mon sentiment et je n'ai pas encore eu le temps ni la tentation de changer d'avis. Il est fort à croire que je mourrai antirépudiationiste, si vous me permettez d'employer les mots longs d'une toise qui pesaient à Petit-Jean.

Je veux parler de deux questions, non pas secondaires, mais de détail, que voici à l'ordre du jour et dont l'une concerne le mariage et l'autre le divorce.

La première est, relativement, de mince conséquence. MM. Paul et Victor Margueritte réclament la suppression des articles du Code qui exigent: 1º le consentement des parents pour les mariages contractés au-dessous de vingt-cinq ans; 2º qu'à quelque âge que l'on ait, on doive demander au moins le consentement des parents, quitte à leur faire des actes respectueux s'ils le refusent.

J'ai tellement l'habitude d'être en contradiction avec MM. Paul et Victor Margueritte que je suis comme étonné de leur donner raison; mais je leur donne raison nonobstant; je ne puis pas ne point le faire.

Pour ce qui est du consentement qu'on a à demander, après vingt-cinq ans accomplis, cela ne signifie rien du tout, et je m'étonne de la chaleur avec laquelle s'insurgent, ici, MM. Paul et Victor Margueritte. Vous avez soixante ans, s'écrient-ils, et si les auteurs de vos jours vivent encore, vous êtes forcé pour vous marier de leur demander leur consentement. C'est épouvantable!—Oh! mon Dieu, qu'est-ce que cela peut vous faire, puisque, ce consentement, vous êtes sûr de l'obtenir, ou puisque, si vous ne l'obtenez pas, ce sera absolument comme si vous l'aviez obtenu? N'insistons pas là-dessus. Il ne faut jamais perdre son temps et cette question ne vaut pas même qu'on y songe un quart de seconde.

Il en est tout autrement des jeunes gens qui, avant vingt-cinq ans, ne peuvent pas se marier sans que leurs parents y consentent. Cette question-là, c'est une question. Et sur cette question je suis absolument de l'avis de MM. Paul et Victor Marguerite.

Je trouve assez étrange qu'un jeune homme de vingt et un ans soit libre, absolument, sauf de se marier; puisse faire tout ce qu'il veut, s'engager, s'expatrier, changer de nationalité, et non pas se marier lui-même. Cela a des conséquences qui peuvent être très graves. Cela peut pousser à «l'union libre», vous m'entendez bien, qui est la chose qu'il faut toujours empêcher autant qu'on le peut, toujours redouter comme un grand malheur et qu'en tout cas, on l'avouera, la loi ne doit pas favoriser.

Or, il est évident qu'ici elle la favorise. C'est un singulier office à donner à la loi.

On me dira: la loi ne fait ici que régulariser, que fixer une excellente coutume domestique: il est bon, il est poli d'abord; de plus, il est extrêmement prudent et salutaire de consulter ses parents pour se marier. La loi dit: «On les consultera et on ne pourra pas mépriser leur avis, avant un âge assez avancé; mettons vingt-cinq ans.»

C'est très raisonnable; mais on va trop loin, on va jusqu'au point où la peur d'un mal nous conduit dans un pire, quand on déclare qu'on ne pourra point, en aucune façon, se passer du consentement des parents, de vingt à vingt-cinq ans. Il faut consulter ses parents. Oui. Mettons dans la loi qu'il faut consulter ses parents. Mais s'ils s'obstinent à ne pas consentir? Eh bien! il n'est pas raisonnable que leur refus de consentement condamne des jeunes gens qui s'aiment, à se désespérer ou à vivre en union libre de vingt ans ou même de dix-huit ans à vingt-cinq. Cinq ans, sept ans d'attente ou de vie irrégulière, cela évidemment est beaucoup trop.

Il faut, simplement, n'est-ce pas? que le mariage ne soit pas un coup de tête, ou un coup de cœur. Il faut prévenir les jeunes gens contre cela et les forcer à consulter leurs parents. C'est tout ce qui est raisonnable. Eh bien! décidez qu'avant l'âge de vingt-cinq ans ils doivent demander le consentement familial; que, s'il leur est refusé, ils doivent le redemander trois fois, de trois mois en trois mois; que, passé ces délais, ils n'ont plus à le redemander. Cela nous fait un an, et non cinq ou six ou sept, d'attente et de stage. Cette attente est assez longue, pour que les jeunes gens aient le temps de réfléchir et de ne pas faire un coup de tête. Elle est assez courte pour qu'ils n'aient pas la tentation de l'abréger en versant dans l'union libre. Ce règlement concilie suffisamment la liberté individuelle des enfants et le respect qu'ils doivent à leurs parents, et les garantit encore contre leurs étourderies sans les enchaîner, et en un mot les protège sans les asservir ou les dépraver. Je suis pour cette disposition libérale et prudente.

Remarquez un point. Pourquoi les anciens législateurs avaient-ils pris, contre les étourderies des jeunes gens, une mesure si rigoureuse? Par respect pour l'autorité paternelle? Point du tout, puisque, pour toute autre chose, cette autorité paternelle ils la supprimaient net à la vingtième année du fils. Pourquoi donc? Mais parce qu'à cette époque le mariage était indissoluble, par conséquent chose très grave, chose terrible. On ne pouvait trop, presque, multiplier les obstacles aux mariages irréfléchis. De là cet obstacle, le non-consentement des parents, prolongé jusqu'à vingt-cinq ans. Mais aujourd'hui, si l'on a relâché les liens du contrat conjugal, on peut et on doit donner plus de liberté à le contracter. On peut en laisser la porte d'entrée plus accessible, puisqu'il y a une porte de sortie. S'il n'est plus une impasse, il devient inutile de crier à l'entrée: «N'entrez qu'à bon escient! Hésitez avant d'entrer!» La facilité plus grande à contracter le mariage est la conséquence logique et, ce qui vaut mieux, la conséquence raisonnable de la plus grande facilité à le rompre.

Supposez que la loi reconnaisse les vœux perpétuels des religieux. Elle devra dire nécessairement: «Mais j'exige qu'avant de faire ces vœux, on ne les fasse pas pendant cinq ans, parce qu'après on ne peut pas se dédire.» Mais du moment qu'elle permet de rompre ces vœux quand on veut les rompre, elle dit: «Faites-les quand vous voudrez.»

De même, ou à peu près, pour le mariage. Le père dit au législateur: «Mon fils veut épouser une coquine. Je veux m'y opposer.

—Qu'importe? répond le législateur. Qu'il l'épouse. Si elle est en vérité une coquine, il le verra bien, moi aussi, et je les désunirai. Il suffit que je lui impose un temps raisonnable de réflexion, de délibération avec lui-même et de consultation, parfaitement légitime et probablement salutaire, avec vous.

—Mais il aura toujours fait une forte sottise.

—Oui; mais à l'empêcher pendant cinq ans de faire celle-ci, je l'induirais à en faire une plus forte. C'est ce que je veux éviter.»

Je suis donc pour la demande de consentement à tout âge. A tout âge, c'est un acte de respectueuse courtoisie. Je suis, de dix-huit à vingt-cinq ans, pour la demande de consentement et pour le droit de refus de la part des parents, ce refus n'ajournant le mariage que pendant un an.


L'autre affaire, c'est une extension du divorce; c'est le divorce accordé dans un cas où il ne l'est pas d'après la loi actuelle. Ce cas, je n'y avais pas songé. Or on m'en fait aviser. Mme Paule Branzac, dans la Fronde, après m'avoir remercié d'être disposé à donner à la femme le droit de répudiation, et après m'avoir remercié encore davantage, bien entendu, d'être énergiquement opposé à donner le droit de répudiation à l'homme,—mais j'ai dit que je ne reviendrai pas aujourd'hui sur cette question,—Mme Branzac, donc, attire notre attention sur le cas où le mariage n'est pas dissous par la mort, ce qui est un peu rigoureux, on en conviendra.

Ce cas existe parfaitement. La folie incurable, vous le confesserez évidemment, c'est la mort. Eh bien! la folie, déclarée par les médecins absolument incurable, de l'un des deux conjoints, ne rompt pas le lien conjugal. Une femme a pour mari un homme interné pour jusqu'à la mort; elle ne peut pas se remarier. Elle peut prendre un amant, elle ne peut pas prendre un mari. Un homme a pour femme une femme internée pour jusqu'à la mort: même situation.

Mme Branzac, très impartialement, cite deux cas. L'un où un homme, père de trois enfants en bas âge, ayant sa femme internée pour jamais dans une maison de santé, ne sait comment élever ses enfants; l'autre où une femme de la petite bourgeoisie, ayant son mari interné pour jamais dans un asile d'aliénés pour cause de folie alcoolique, se réfugie elle-même dans une maison d'éducation, où elle a le vivre et le couvert moyennant dix heures de travail par jour. Je ne doute point que vous n'ayez, dans le monde que vous connaissez, des exemples nombreux de cas pareils, l'aliénation mentale suivant une progression croissante, et tellement croissante qu'on prévoit le moment où un homme sain d'esprit et une femme sans tare cérébrale seront des excentricités.

Les deux cas cités par Mme Branzac ne sont point du tout pareils, comme, du reste, rien n'est pareil dans les cas concernant la femme et dans les cas concernant l'homme; et c'est bien pour cela que, dans ces questions, la solution n'est presque jamais dans l'égalité, mais dans des équivalences constituant, non l'égalité, mais l'équité et la justice. Ainsi, pour l'homme dont la femme est internée, il est presque dangereux (tout aussi bien que pour un veuf) de donner, en se remariant, une marâtre à ses enfants; tandis que pour la femme dont le mari est interné (tout de même que pour la veuve), il n'y a presque aucun inconvénient à se remarier et à donner un parâtre à ses enfants. Et la cause en est, non point du tout que l'homme vaille mieux que la femme, mais que la femme reste à la maison, tandis que l'homme est toujours dehors.

Cependant même l'homme devrait avoir la permission de se remarier. C'est périlleux, mais cela devrait être permis. Qu'arrive-t-il le plus souvent? Que l'homme dont la femme est internée, comme le veuf, prend avec lui, pour élever ses enfants, soit sa mère, soit une tante, soit une sœur, soit une belle-sœur, soit une nièce, soit une cousine, soit une étrangère. Dans le cas de mère, tante ou sœur, tout va bien; rien de plus convenable. Dans le cas de nièce, cousine, belle-sœur ou étrangère, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux qu'il épousât étrangère, belle-sœur, cousine ou nièce, que non pas qu'il vécût avec elle dans une situation dangereuse et équivoque? Vingt fois mieux. C'est là la vraie morale.

Et quant au cas de la femme, il est bien plus net et ne prête, en vérité, à aucune discussion. Oui, certainement, qu'elle ait des enfants ou qu'elle n'en ait pas, la femme dont le mari est mort moralement doit avoir le droit de se remarier.

Si elle a des enfants, elle a besoin pour eux d'un appui et d'un soutien, d'un éducateur et d'un maître. La femme la plus malheureuse du monde est la veuve avec enfants. Ses enfants, les fils surtout, la rendent folle elle-même. Vraiment oui, dans le cas du mari fou, cela fait deux fous, deux mortels qui ont perdu la tête. Une femme dont le mari est incurable a besoin, autant qu'une veuve, de mettre un nouveau mari dans la maison.

Et quant à la moralement veuve sans enfants, c'est la même chose. Elle a besoin pour elle d'un soutien, d'un appui, d'un compagnon, d'un ami dans l'existence. C'est quelquefois pis; car il arrive que la veuve ou la moralement veuve a un bon fils ou une bonne fille; dès lors, elle n'a pas besoin de se remarier; elle s'appuie sur son fils ou sur sa fille, et ils s'appuient l'un sur l'autre. Cela peut aller. Mais la veuve, ou moralement veuve, toute seule, sans aucune compagnie et sans aucun conseil, ne voyez-vous pas qu'en lui interdisant de se remarier vous la jetez ou dans le désespoir ou dans l'inconduite?

Oui, tout compte fait, il faut permettre et à l'homme et à la femme qui ont femme ou mari incurablement aliéné, de contracter une nouvelle union.

Il n'y a qu'une objection, que je reconnais qui est forte. «Vous dites: incurable. Le mot incurable n'est pas scientifique. Les médecins ne prononcent jamais le mot incurable. De même que jamais ils n'abandonnent un malade, que jamais ils ne le déclarent perdu, qu'ils le soignent jusqu'au dernier moment, qu'ils le disputent à la mort même quand ils sont convaincus qu'elle est victorieuse, espérant contre toute espérance; de même ils ne diront jamais qu'un aliéné est incurable. «On ne sait jamais.»—«On revient de très loin.»—Proverbes qui sont à la fois populaires et scientifiques. Surtout dans les maladies mentales, on sait bien que tel ou tel malade ne reviendra pas à la santé; mais on ne peut pas le dire; on n'a pas le droit de le dire; la conscience médicale défend de l'affirmer. Or quelle affaire si le mort ressuscite; si l'aliéné revient à la raison et réclame ses droits! Et, fût-on convaincu que la chose est impossible, n'y a-t-il pas une espèce de barbarie révoltante à dire d'un homme, d'une femme, d'une créature humaine qui est vivante encore, qu'elle est morte; et qu'on peut se conduire à son égard comme à l'égard d'un mort?»

On comprend assez que je suis très sensible à cette vénérable et redoutable objection. Cependant, en m'inclinant avec un très sincère respect et même avec émotion, devant elle, je ne peux m'empêcher d'y voir une partie d'idéalisme et une partie de sentiment; et ces parties-là, elles-mêmes, sont très dignes de respect, mais ne doivent peut-être pas nous arrêter quand il s'agit d'une mesure de justice, de moralité et de salubrité sociales.

Jamais on n'a le droit de dire d'un malade qu'il est incurable. C'est vrai. Surtout c'est beau. Mais c'est un peu trop absolu. Quand, en conscience, un jury médical aura reconnu qu'un malade ne peut guérir, et l'on sait bien que, par exemple, contre la paralysie générale il n'y a aucun remède; quand en conscience un jury médical aura reconnu qu'un malade est évidemment incurable, allons donc! il peut le dire. Se refuser à le dire, ce serait vraiment une superstition du scrupule. Il faut aller jusqu'à la religion du devoir; mais non pas jusqu'à la superstition du devoir.

Et quant à ce qu'il y a de sauvage à déclarer morte une personne vivante, c'est touchant, cela; mais c'est du sentiment et non pas du bon sens. Vous déclarez bien mort, au point de vue qui nous occupe, le condamné pour peine infamante. Vous accordez de plano la faculté du divorce à sa femme, sans songer au repentir, à l'expiation, à la purification, à la «résurrection» du condamné, toutes choses possibles. C'est plus cruel, beaucoup plus, que de déclarer mort un pauvre paralytique général dont la résurrection est, certes, totalement impossible.

Je suis donc pour la faculté de divorce en cas de conjoint aliéné incurable, en entourant chaque cas, chaque espèce, de toutes les précautions nécessaires et en multipliant scrupuleusement et sévèrement ces précautions.


DIVORCES EXPLOSIFS

La fin de juillet et le commencement d'août 1903 furent signalés par un nombre considérable d'assassinats pour cause de divorce. On sait assez, pour peu que l'on ait fait ses études primaires, que la dernière semaine de juillet et la première d'août sont, annuellement, avec une régularité astronomique, le temps des bolides et «étoiles filantes». Cette année, cette même période a été celle des bolides divortiaux. Les divorces ont éclaté comme des obus.

C'est, près de Constantine, un nommé Kassen, qui, brutalisant à l'ordinaire Mme Kassen, et ayant vu, pour ces causes, le divorce prononcé contre lui, attire par une invitation perfide celui qu'il considérait comme l'instigateur des idées de sa femme et lui porte sept coups de couteau, dont un mortel, ce qui suffit.

C'est, à Chammont, un certain Meunier, qui séparé de sa femme par un jugement de divorce, tire sur l'affranchie cinq coups de revolver et la blesse de telle sorte qu'on désespère de la conserver à cette vallée de larmes.

C'est à Paris le sieur Gosse, qui, sur le point de se voir séparé de sa femme par jugement de divorce, frappe de deux coups de couteau son beau-frère qu'il tient pour ayant trop d'influence sur la séparatiste.

Il y a eu quelque douzaine de cas semblables. J'ai pris et rapporté ceux-ci comme caractéristiques et variés. L'un tue sa femme, l'autre l'ami de sa femme, l'autre le frère de sa femme. «Mille chemins, un seul but», a dit le poète. Ici mille chemins, mille objets, et un seul but du reste: passer sa colère et rassasier sa vengeance.

Je ne m'attarderai pas à démontrer dogmatiquement que ces gens-là sont des idiots. La chose est peu douteuse pour un esprit juste et même pour un esprit très ordinaire. Le bien qui peut vous revenir d'avoir tué une femme qui ne vous aimait pas, ou l'ami d'une femme qui vous battait froid, ou le frère d'une femme qui ne pouvait pas vous souffrir, est imperceptible à l'œil et insaisissable au jugement. Il faut faire effort, non pas pour comprendre, mais pour entrevoir le mécanisme psychique d'un homme qui tue quelqu'un parce qu'il n'est pas aimé autant qu'il rêve de l'être. Ces choses passent les intelligences des hommes normaux, c'est-à-dire médiocres, pour suivre la classification de Lombroso.

Il y a eu pourtant un homme, considéré encore par quelques vieux messieurs comme un grand philosophe et un grand moraliste, qui eût compris et qui eût admiré de toute son âme nos bolides divortiaux, nos divorces explosifs du 20 juillet-5 août 1903. C'est Stendhal. Que n'a-t-il vécu en 1903! Il aurait eu de l'agrément. Pour Stendhal, le véritable homme, l'homme supérieur, «un homme enfin», c'était l'énergique, et l'énergique c'était le criminel. Stendhal déplorait la décadence de l'énergie en France, constatée par la raréfaction des crimes passionnels, et il admirait l'énergie italienne, mise en lumière par les attentats ayant pour mobiles l'amour et la vengeance. A la bonne heure! Voilà des hommes qui donnent des coups de couteau! Voilà des énergiques! Vive l'énergie!

Pour les aliénistes, l'homme qui donne un coup de couteau ou de revolver parce qu'il n'est pas content, est un «impulsif», c'est-à-dire un dégénéré et le plus faible des dégénérés. Pour Stendhal, c'était un héros, quelque chose comme César et Léonidas. S'il avait vécu du temps de la «tragédie de Belgrade», comme disent les académistes partisans de l'euphémisme, Stendhal serait probablement mort de joie. Il eût crié, extatique: «L'énergie renaît! Il y a encore en Europe un grand peuple!» Et s'il eût vécu jusqu'à la fin juillet, il eût dit avec satisfaction: «En France même, toute énergie n'est pas morte!» Stendhal savait bien, il l'a dit cent fois, qu'il mourrait trop tôt.

Pour en revenir à nos maris fulminants de fin juillet, à un point de vue moins élevé peut-être que celui de M. Henri Beyle, milanais de Grenoble, nos divorcés à renversement me font faire des réflexions mélancoliques sur l'incertitude des jugements humains et la vanité des prévisions philosophiques. Figurez-vous, jeunes gens,—et vous le savez peut-être, mais ce n'est pas sûr, car l'histoire s'écrit sur le sable et n'est pas bâtie à chaux et à sable,—figurez-vous que nous autres, hommes de la génération précédente, hommes mûrs, et qui nous croyions déjà mûrs en 1880, nous avons rétabli le divorce en France pour diminuer le nombre des crimes.

Oui, jeunes gens, exactement pour cela, point pour autre chose. C'est ce qu'on appelle avoir du flair. Nous raisonnions ainsi:

«Les maris tuent; les femmes aussi, quelquefois; mais surtout les maris tuent; mari et tueur, ce n'est pas absolument la même chose, et les deux termes ne sont pas littéralement synonymes; mais enfin les maris tuent. Pourquoi? Parce que, étant comprimés, ils font explosion: n'ayant que ce moyen de s'évader de leur prison, ils foncent sur l'obstacle et le brisent. Ou bien, trompés, offensés, et n'ayant pour réparation offerte à eux que la «séparation» qui ne sépare pas, qui ne leur permet pas de se remarier, qui laisse leur «séparée» porter leur nom; ils s'irritent de tant de chaînes et d'entraves et de réparations qui ne réparent rien, et par colère accumulée et haine impuissante entassée pendant des années, un jour ils frappent aveuglément. C'est stupide, mais excusable, et cela se comprend.

«Donc, délions les liens; permettons de les délier; rétablissons le divorce. Qu'il n'y ait plus de vœux perpétuels laïques, non plus que de vœux perpétuels religieux. Qu'il n'y ait plus ni indissoluble ni irréparable. Rétablissons le divorce et il n'y aura plus de crimes conjugaux

Ainsi nous raisonnâmes en ces temps lointains. Je me vois encore,—souvenir de vacances qu'on me pardonnera en plein mois d'août,—je me vois encore à Royat, en face du Puy de Dôme, écrivant (c'était le centième) un article intitulé Fini de rire! où je prouvais didactiquement que du moment qu'on allait accorder aux mal mariés le droit de n'être plus mariés du tout, ils n'auraient plus celui ou ne s'attribueraient plus celui de tuer leurs moitiés ou les amis d'icelles et n'en auraient plus la moindre envie. Une ère de séparations pacifiques succédait à l'ère de séparations armées. Cedant arma togæ. Ce qui sépare désormais, c'est M. le président, et non plus M. le Couteau ou «le citoyen Browning». Ce sera moins dramatique, moins romanesque, moins divertissant; fini de rire; mais ce sera tout aussi décisif, beaucoup plus sûr et beaucoup plus raisonnable, positif et civilisé.

Tel était l'article que j'écrivais avec une profonde conviction, en face du Puy de Dôme qui ne s'en émouvait nullement en ayant vu bien d'autres et s'inquiétant peu des sottises humaines, faites ou écrites.

Et aujourd'hui j'en écris un autre en face du Mont Blanc pour constater que les maris tuent tout autant qu'auparavant, avec cette seule différence qu'ils tuent comme divorcés au lieu de tuer comme maris, ce qui n'est pas une régression; mais ce qu'on ne peut guère considérer comme un progrès. Faites donc des lois humanitaires et philanthropiques! Le Mont Blanc me regarde, comme le Puy de Dôme me regardait, le Mont Blanc expert en meurtres, comme faisant partie de l'Alpe homicide. Et, comme le vieux Mont Momotombo, si l'on en croit Victor Hugo, disait en présence de la civilisation espagnole succédant à la barbarie mexicaine: «ce n'est pas la peine de changer», de même le Mont Blanc semble me dire, en clignant du sourcil et en secouant ses cheveux blancs:

Vraiment, ce n'était pas la peine d'innover.

Le fait est que remplacer des maris meurtriers par des divorcés meurtriers, et ne pas aboutir à un changement plus considérable!... Si nous abolissions le divorce, puisque le divorce, lui aussi, est instigateur d'assassinats?

Notez que cela pourrait très bien se soutenir et qu'on pourrait prétendre que le divorce pousse au meurtre plus que la séparation.

Prenons le cas le plus fréquent, le cas classique. Voici un mari. C'est une brute. Pour parler scientifiquement, c'est un primitif. Il considère sa femme comme un objet à lui, comme une manière d'esclave ou d'animal domestique. Il la violente, il la bat, il la brutalise de cent manières. Elle demande la séparation et l'obtient. Le mari est furieux. Cependant les honnêtes instincts qui l'animent ne sont pas heurtés complètement et meurtris jusqu'au fond. Cette femme reste sous sa dépendance jusqu'à un certain point. Cela le caresse et le soulage. Cette femme continue à porter son nom comme une étiquette de propriétaire. La chaîne est brisée, mais elle porte encore le collier. Elle ne peut pas se remarier. Elle n'est plus à lui; mais elle ne sera pas à un autre. Cela caresse et soulage monsieur. Ses instincts de négrier ont encore satisfaction, relative, sans doute, insuffisante, à coup sûr, maigre, à qui le dites-vous? mais ils ont encore satisfaction réelle. Et cette satisfaction peut être assez grande pour que le mari songe à tuer, sans doute, c'est si naturel; mais enfin ne tue point.

Prenons le cas le plus fréquent après celui qui précède, autre cas classique. Le mari est offensé. La femme est infidèle. Il demande et obtient la séparation. Il n'y a pas réparation pour lui, sans doute; mais encore il est satisfait de se dire que cette femme dépend encore de lui, ne pourra pas épouser son complice et du reste ne pourra épouser personne, tant que lui existera et parce que lui existe. Lui est quelque chose de sacré, d'intangible; lui est tabou. Parce que lui existe, il y a quelque part une malheureuse, une dégradée, ou déclassée ou mal classée, ou dans une position fausse à cause de lui. Cela flatte un homme; cela le console; cela le caresse; cela lui fait une compagnie. Il n'est pas seul. Il a avec lui sa vengeance. Il la regarde avec complaisance et il lui passe la main sur le dos. Encore un cas où le séparé n'est pas trop malheureux et a quelque réconfort.

Dans le cas du divorce, au contraire, le mari qui brutalisait sa femme n'a plus aucun moyen de la brutaliser, même moralement. Il n'a plus aucun droit sur elle, aucun. Elle lui a été enlevée absolument. De cet être qui était sa chose on a fait absolument, littéralement, une personne libre. Dites-moi si, vraiment, cela se peut souffrir? Cet homme ne comprend pas. On l'a dépouillé, voilà tout; on l'a volé. Il avait un cheval et on a réquisitionné son cheval. Il avait une maison et on l'a exproprié sans indemnité. La loi est un voleur. S'il pouvait tuer la loi! Ne pouvant tuer la loi, il tue sa femme ou quelqu'un autour. Il n'a pas précisément de préférence; mais vous comprenez bien qu'il faut qu'il tue. C'est le seul soulagement qu'on lui ait laissé.

Analysez plus minutieusement encore l'âme de ce mari trompé que l'on sépare de sa femme par le divorce. Sa femme lui a préféré un autre homme et le jugement de divorce en vérité lui donne raison. Il dit à la femme: «Soit! vous n'aimez plus votre mari. Eh bien! quittez-le! Je vous y autorise.» Voilà, parbleu, une belle satisfaction donnée au mari! Vous ne prenez pas les intérêts de sa colère, vous ne prenez pas les intérêts de sa vengeance, et vous voulez qu'il soit satisfait! Ce qu'il voulait, ce qu'il cherchait vaguement, c'est qu'on punît sa femme, c'est qu'il y eût quelqu'un par le monde qui punît sa femme. Il trouve quelqu'un qui l'affranchit, qui la libère, qui, Dieu me pardonne, a l'air de la récompenser! Il est dans un état de stupeur et d'indignation que je renonce à vous décrire. «Et moi! Moi, dans tout cela! Et mon honneur? Qui est-ce qui le venge? Si la loi n'est pas faite pour venger l'honneur des maris, pourquoi est-elle faite? Qu'y a-t-il de plus nécessaire à la société que l'honneur d'un mari?» Il voudrait tuer la loi. Ne pouvant tuer la loi, il tue sa femme ou quelqu'un autour. Il n'a pas précisément de préférence, c'est au petit bonheur. Le petit bonheur d'un mari furieux est de donner des coups de couteau, dans une direction plus ou moins précise.

Donc, si le système de la séparation poussait au crime d'une certaine façon, le système du divorce pousse au crime d'une certaine autre et il n'y a pas d'autre différence. Cela rend le philosophe perplexe et indéfiniment méditatif. Il ne sait plus à quelle loi se vouer et il devient très méfiant à l'égard de toutes. Il ne sait plus comment les maris peuvent se traiter et doivent se traiter. Quel est le régime marital? L'ancien régime était bien mauvais. Le nouveau régime ne semble pas être meilleur. Quid? Quo modo? Cruelle énigme.

Cela fait naturellement songer à l'union libre. Mais les statistiques constatent qu'il y a plus de sang répandu dans l'union libre que dans l'union liée, qu'elle soit à échappement par séparation ou à échappement par divorce. Allons! Voilà qui va bien. Restons tranquilles.

Tout cela prouve simplement que les lois n'ont pas beaucoup d'influence sur les mœurs. Oh! qu'elles en ont peu! Elles les prennent de face, elles les prennent de biais, elles les prennent par la droite, elles les prennent par la gauche; elles les prennent par mouvement tournant, elles les prennent par charge en avant, elles les prennent par ordre dispersé; et le résultat est toujours le même. Les lois n'ont quasi aucune influence sur les mœurs. Alors qu'est-ce qui a de l'influence sur les mœurs? Vous m'en demandez trop. Il faudrait trouver quelqu'un qui pût persuader aux hommes de n'être pas des aliénés. C'est très difficile à persuader par le raisonnement et même par l'exemple.

Il est probable que l'homme sera toujours un être qui a envie de tuer quand il n'est pas content et à qui il arrive très rarement d'être content des autres et de lui-même.


FEMMES AMÉRICAINES

Trois documents, parmi beaucoup d'autres, à lire de très près et à méditer: les Américaines chez elles, de Th. Bentzon; l'Ouvrière aux États-Unis, de Mesdames J. et M. Van Vorst; les articles de M. Cleveland Moffett dans le New-York Illustrated.

Les Américaines chez elles sont un livre qui date d'une dizaine d'années, mais qui a été rajeuni et remis au point par un récent voyage de Mme Bentzon en Amérique.

L'Ouvrière aux États-Unis est un livre aussi documentaire et aussi «pris sur le vif» que possible, parce qu'il a été écrit par deux femmes du monde qui, toutes les deux, se sont faites ouvrières pendant de longs mois, pour juger par elles-mêmes de la condition des femmes de travail en Amérique.

Les articles de M. Cleveland Moffett sont d'un homme placé au centre du monde américain, très expérimenté et qui s'appuie sans cesse sur des réalités observées et notées au jour le jour. Ils n'ont pas été traduits, que je sache. Vous en trouverez un bon résumé dans le Mercure de France de février 1904.

Mme Bentzon n'a guère porté son attention que sur les admirables œuvres de charité, d'éducation, de civilisation, créées par les femmes en Amérique. Son livre est: d'une part une série de tableaux où sont peintes, avec netteté et puissance, les institutions de haute moralité dues au zèle et à l'héroïsme féminin en Amérique: hôpitaux, écoles, sociétés de tempérance, prisons de femmes; et, d'autre part, une galerie de portraits où nous sont montrées les femmes supérieures, les surfemmes, pour créer le mot presque nécessaire, qui se sont dévouées, aux États-Unis d'Amérique, à l'œuvre toujours inachevée, toujours à recommencer, de la civilisation, de la culture intellectuelle et morale, du progrès.

Ces femmes sont admirables au delà de tout ce qu'on pourrait dire et même imaginer. L'énergie de la race saxonne, sa haute moralité, son goût de vaincre, son ardeur à se surmonter, son entêtement à faire toujours plus grand et à ne se contenter jamais de demi-résultats, nihil actum reputans si quid superesset agendum, son appétit d'héroïsme, sa croyance, peut-être en contradiction avec la lettre de sa foi (mais qu'importe?), qu'on ne se sauve que par les œuvres; on les trouve ici dans des exemples extraordinaires et dans des exemplaires merveilleux.

Il ne faut pas oublier ce livre quand on lira les autres. Il reste; et ce sur quoi il s'appuie reste aussi et ne fait que se confirmer et que s'accroître. Il faut bien retenir cela. La partie la plus saine et non seulement la plus saine, mais véritablement héroïque de la féminité américaine, est dans ce livre que personne n'a accusé de complaisance et dont tout le monde a reconnu la parfaite exactitude et la naïve en même temps que très prudente et avisée sincérité.

Seulement Mme Bentzon n'a pas tout vu et n'a pas voulu tout voir. Malgré son titre, qui est trop compréhensif du reste, elle n'a voulu regarder que ce que les femmes avaient fait de grand aux États. Pour le reste, pour les mondaines par exemple, elle renvoie à M. Paul Bourget, naturellement, et elle confesse avec une franchise qui pourrait bien être mêlée d'un certain dédain, qu'elle n'y a pas été voir: «Pour que mes notes fussent complètes, il faudrait aussi placer auprès des femmes sérieuses qui, dans chaque ville, travaillent consciencieusement à créer l'avenir, celles qui ne se soucient que de représenter ce qu'on appelle par excellence «le monde» et qui trouvent en Amérique le paradis de leur sexe, un paradis sans effort et sans sacrifices. Mais j'ai étudié très peu celles-ci. Comment oserait-on [trop de modestie, avec, peut-être, un peu d'ironie légère] du reste, après M. Paul Bourget, revenir sur l'idole qui passe de son palais de Madison ou de Fifth Avenue à un cottage de Newport pour aller finir la saison dans les montagnes du Berkshire...»

Ce n'est pas, on le lit très bien entre les lignes et même, quelquefois, entre les interlignes, que Mme Bentzon n'ait pas vu, même sans avoir voulu voir. Vous avez remarqué dans le passage que je viens de vous transcrire, que le mot y est, le mot très grave, qui contient beaucoup plus qu'il ne semble à première vue, le mot idole. C'est ce mot-là et la chose qui est dessous qui commencent à devenir la préoccupation des publicistes les plus sérieux d'Amérique. Mme Bentzon n'est pas sans signaler ailleurs, en passant, certains goûts féminins qu'elle déclare ou reconnaît qui sont extrêmement vifs et qui ne vont pas précisément à créer des hôpitaux, des écoles, des sociétés de tempérance ou des prisons moralisatrices. La considération qu'on a en Amérique pour les acteurs et les actrices dépasse peut-être un peu la juste mesure: «Les Américains parlent de Charlotte Cushman du même ton que les Anglais de Jenny Kemble, et peut-être y est-il plus aisé encore chez eux qu'en Angleterre de s'assurer la réputation de «Madone de l'Art». Tout ce qui est du théâtre inspire a priori l'engouement le plus sincère. Une fillette de 17 ans ne s'est-elle pas écriée devant moi: «La Duse est mon amie intime.» Une dame, tout en applaudissant avec ardeur Jean de Reszké et Mlle Calvé, réunis à New-York dans le chef-d'œuvre de Bizet, ne songeait plus qu'au plaisir d'inviter Carmen à dîner; j'ai vu le portrait de Mme Jane Hading à une place d'honneur au milieu des portraits de famille...»

Non, Mme Bentzon ne peut pas être accusée de n'avoir pas entrevu les défauts de ses sœurs d'Amérique. Seulement elle n'a pas tenu à les voir, ni surtout à les montrer. «L'amour est aveugle, l'amitié ferme les veux.» Mme Bentzon a tenu les yeux très grands ouverts du côté des héroïnes américaines, et de l'autre côté elle les a fermés à moitié. Puisqu'elle le sait, n'insistons pas.

Avec l'Ouvrière aux États-Unis, la note est déjà un peu différente. Mmes Van Vorst ont consciencieusement étudié, pour avoir, comme je l'ai dit, partagé ses travaux, sa vie de tous les jours et de toutes les nuits, et ses plaisirs et ses misères, l'ouvrière américaine. Ce qui résulte de ce livre, ce sont les quatre points suivants:

1º Il semble qu'il n'y a rien de plus facile en Amérique pour une femme que de trouver du travail, et du travail très honnêtement rémunérateur. A peine Mme John Van Vorst, habillée en ouvrière, est-elle débarquée dans une ville de l'Union, sans savoir de métier, qu'elle est embauchée. En une journée on lui apprend ce qu'elle a à faire et vogue la galère; et elle est payée tout de suite à des prix qui équivalent à trente-cinq ou quarante sous en France. On n'a pas la moindre idée de cela chez nous. Je vois une Française riche qui descendrait du wagon à Lyon ou à Roubaix et qui demanderait du travail pour le jour même en disant: «Je ne sais rien faire; mais je suis très adroite.» Je crois qu'on hésiterait entre la mener au poste ou la conduire au médecin aliéniste.

2º Les patrons et surveillants ont un grand respect pour l'ouvrière. Mmes J. et M. Van Vorst n'ont jamais dans leurs expériences eu à repousser une proposition ou insinuation blessante. (Il est possible que le cant américain soit cause que ces dames sur ce point n'aient pas voulu tout dire.)

3º Très grande solidarité des ouvrières entre elles, très bon cœur, charité, au moins complaisance, très bonne volonté, très bon accueil et presque dévouement. Il faut comparer ceci avec l'atelier de modistes si bien décrit dans le De toute son âme, de M. René Bazin.

4º La plaie. La plaie de l'ouvrière américaine, comme du reste de la plus grande partie, sans doute, de la féminité américaine, c'est le snobisme, c'est le vouloir paraître. Le snobisme particulier à l'ouvrière américaine consiste à vouloir être vêtue exactement comme une grande dame et de manière à être confondue avec une grande dame dans la rue, dans un magasin ou dans une promenade publique. Ce goût est si fort que, ce que l'on ne verrait jamais en France, une jeune fille nourrie dans sa famille, n'y manquant de rien, entourée de bien-être, se fait ouvrière de fabrique uniquement pour porter des robes de luxe, des fourrures et des bijoux. La chose en soi est grave au point de vue moral; elle est grave même au point de vue économique, parce que l'ouvrière aisée accepte du travail au rabais, fait par conséquent baisser les prix au-dessous de la ligne où même la loi d'airain les fixerait; et, en définitive plus cruelle que «l'airain», assassine sa sœur, l'ouvrière indigente. Il y a beaucoup à méditer sur le livre de Mmes Van Vorst.

Enfin, le factum de M. Cleveland Moffett est terrible contre la femme américaine des classes riches et des classes moyennes, et, la part faite de l'exagération trop inhérente à toute polémique, contient évidemment beaucoup de vérité et de vérité triste.

D'après M. Cleveland Moffett, à considérer la généralité, à considérer l'immense majorité des femmes américaines, l'Américaine est un être profondément égoïste, qui ne veut que jouir de la vie et paraître, et piaffer, et soulever le plus de poussière qu'elle peut, et dépenser l'argent avec fureur pour réaliser ces desseins.

Elle est tout entière égoïsme et vanité. Elle ne veut être ni mère ni épouse. Elle considère le mari uniquement comme une machine à faire de l'argent. «Faire de l'argent pour sa femme» est non seulement une expression américaine très connue et proverbiale, mais c'est pour la femme américaine le premier et le dernier mot du programme conjugal, des devoirs et des droits de l'époux. Le mari, personnage assez souvent un peu rude et primitif, est délibérément méprisé par la femme, même petite bourgeoise, et quant aux enfants, ils sont considérés comme une charge et une entrave qu'il faut le plus possible éviter et s'épargner. Le nombre des mariages sans enfants, principalement dans les grandes villes, s'accroît d'une manière véritablement effrayante et qui, comme on le voit par la lettre du président Roosevelt servant d'introduction au livre de Mmes Van Vorst, inquiète et attriste infiniment le président patriote.

Lorsque, une première fois, d'après un livre anglais, j'ai signalé cet état de choses dans les journaux français, je reçus une lettre indignée. Cette lettre émanait, bien entendu, d'un Américain, et il m'était dit, bien entendu aussi, que le livre sur lequel je m'appuyais était un livre anglais, qu'il était une calomnie, que les Anglais ne parlent jamais des Américains que pour les dépriser outrageusement, et que j'étais un sot d'en croire John Bull sur Jonathan. Cette fois-ci, il me semble que c'est sur des documents américains que je travaille, et je ne dissimulerai pas à mon correspondant, en l'assurant non seulement de mon impartialité, mais encore de ma profonde sympathie pour le peuple américain, sympathie dont on m'a même un peu raillé quelquefois, que tous les voyageurs très sérieux que j'interroge sont tout à fait dans les mêmes sentiments que M. Cleveland Moffett. La plaie est indéniable.

Les causes en sont multiples et assez faciles à démêler. La première, évidemment, est un trait de caractère. L'Américain est vain; il serait étrange que sa compagne ne le fût pas et, peut-être naturellement, un peu plus que lui. L'Américaine, généralement très intelligente, ne l'est pas toujours assez pour être une héroïne de la charité et de la civilisation comme sont les femmes que nous présente Mme Bentzon. Quand elle ne l'est qu'assez pour comprendre les délicatesses du luxe, elle s'y donne, de par sa vanité, avec une fureur incoercible et avec cette sorte de mégalomanie que l'Américain apporte à toutes choses et déploie dans tous les ordres de son activité.

Il faudrait que les Américaines n'eussent pas de vanité, ou qu'elles fussent assez supérieures pour transformer leur vanité en orgueil, ce qui ne laisse pas d'être difficile.

Une autre raison, peut-être, est dans les conditions toutes particulières où se trouve et où se meut le peuple américain. Sans cesse recruté par l'appoint étranger, par l'immigration incessante, il sent moins qu'un autre le besoin de se recruter et perpétuer par la génération, par la famille. Il se peut que, je ne dirai pas cette considération et je ne suis pas assez naïf pour le penser, mais ce sentiment subconscient et pour ainsi dire cette sensation obscure, soit pour quelque chose dans l'esprit d'aventure de l'Américain, dans son mépris pour les dangers et les accidents, dans son insouciance fondamentale et, en particulier, dans le goût peu prononcé chez les Américaines de fonder une famille. «Eh! qu'avons-nous besoin d'enfants? L'Europe nous en jette à foison et qui sont tout élevés.» On ne dit pas ces choses-là, et à les exprimer, elles deviennent invraisemblables. Sourdement, elles peuvent avoir plus d'influence qu'on ne croit.

Enfin, raison plus évidente et plus considérable que toutes les autres et qui est la seule que M. Cleveland Moffett ait voulu mettre en lumière et qui remonte aux origines mêmes du peuple américain: l'idolisation de la femme.

Depuis que le peuple américain existe, la femme américaine est traitée en reine, en impératrice et en objet sacro-saint. La théocratie, exilée du reste de la terre, s'est réfugiée en Amérique sous forme de gynécratie. C'est un sentiment hérité et ancestral. Pourquoi? M. Cleveland Moffett ne le recherche pas et je crois le savoir. Il est probable que, dans les premiers temps des premières émigrations, parmi les colons américains, les femmes étaient rares et par conséquent étaient un objet de recherche, d'admiration et de respect, en un mot un objet de haut prix. Ce sentiment—du reste excellent—s'est transmis et s'est plutôt exagéré qu'atténué, étant devenu un trait de mœurs nationales, une coutume nationale, une sorte d'institution nationale, chez le peuple le plus patriote et le plus fier de son pays qui soit dans tout l'univers.

Quoi qu'il en soit des causes éloignées ou proches, l'idolâtrie de la femme est une chose américaine par excellence. Quoi d'étonnant à ce que, se sentant adorée, la femme américaine ait pris l'habitude d'exiger l'adoration, de considérer son compagnon comme très inférieur à elle et comme n'ayant et ne devant avoir d'autre but au monde que de subvenir à tous ses caprices, que de «faire de l'argent pour sa femme» et que d'adorer l'idole?

Les Américaines doivent cependant y songer un peu. Leur aristocratie, l'aristocratie du sexe féminin, comme toutes les aristocraties, est en train de se détruire par les excès et par le développement insolent de son principe. Évidemment, les Américains se lassent de l'idolâtrie qu'ils ont professée jusqu'aujourd'hui. Le livre de Mmes Van Vorst; la lettre du président Roosevelt, qui, du premier coup, est tombé en arrêt, dans le livre de Mmes Van Vorst, sur le point grave; le factum de M. Cleveland Moffett enfin, sont des cris d'alarme, dont le dernier n'est pas très éloigné d'être un cri d'insurrection. L'aristocratie des Américaines pourrait bien avant peu avoir son 89 et sa nuit du 4 août.

Je n'ai aucun conseil à donner aux Américaines; mais je souhaiterais qu'elles lussent toutes le livre de Mme Bentzon, pour comprendre à quelles conditions, par tous pays, les femmes méritent d'être adorées. Je souhaiterais qu'elles se persuadassent que la femme est parfaitement l'égale de l'homme; mais qu'elle n'est que son égale, et que, comme Pascal dit que qui veut faire l'ange fait la bête, de même la femme, à vouloir mettre l'homme à ses pieds, risque de le révolter finalement de telle manière qu'il lui mettra brutalement les pieds sur la tête.


L'ANARCHIE MORALE:

DEUX LIVRES CONTRE LE MARIAGE

Dans tous les pays de décadence nationale,—et ce n'est peut-être qu'une coïncidence; mais il est possible que ce soit autre chose,—les livres contre le mariage se multiplient. Ils sont légion. Je n'en examinerai aujourd'hui que deux l'un qui nous vient de Suède et l'autre qui nous vient de Paris, de très inégale valeur du reste. L'un est intitulé: de l'Amour et du Mariage et est l'œuvre de l'illustre Mme Ellen Key; l'autre s'appelle: du Mariage et appartient au très distingué critique littéraire M. Léon Blum.

I

Quand on lit de l'Amour et du Mariage, la première impression est que l'on a affaire à un auteur très intelligent, très pénétrant et presque profond; à un esprit de tout premier ordre. Le sens psychologique et le sens social aussi sont infiniment et sont extrêmement aiguisés chez Mme Key. Elle connaît l'homme; elle connaît la femme autant qu'on puisse la connaître, et elle y fait des découvertes intéressantes; elle connaît l'amour beaucoup mieux, tout compte fait, que Stendhal (qui n'a su que l'amour masculin) et même que Schopenhauer à certains égards.

Je ne sais rien de plus juste, de plus observé, au fond, avec un peu d'imaginé et d'inventé, mais dans la mesure juste, l'invention n'étant qu'une élaboration discrète de l'observation, que ceci: «La femme moderne a découvert la différence entre sa nature amoureuse et celle de l'homme [à savoir que l'homme est polygame et la femme monogame]. A vrai dire, elle a nié et elle continue de nier cette découverte. Elle croit que, seules, les mœurs sociales sont cause de cette différence, qui est un fait, et qu'elle voudrait abolir. Mais tandis que les unes voudraient arriver à ce but en exigeant de l'homme la chasteté [Un Gant de Bjornson; les Hommes nouveaux, de G. Fanton], les autres y tâchent en proclamant pour la femme la liberté... Chez beaucoup de femmes l'amour unique est devenu une condition organique, ou, comme on a coutume de dire, une nécessité physique. Le fait de cette unité de l'âme et des sens dans l'amour se rencontre assez souvent pour qu'on puisse dire que la nature les a créées pour cela, de même qu'on peut dire qu'elles sont faites pour un amour qui dure toute leur vie. Or l'un et l'autre phénomène est un fait si rare chez les hommes qu'on peut le qualifier d'anormal. Mais conclure de là qu'il suffit de demander à l'homme le même effort pour obtenir le même effet, c'est tirer de deux causes différentes les mêmes conséquences. Le caractère érotique de la femme et celui de l'homme demeurent différents. La chasteté à laquelle l'homme peut atteindre différera toujours de celle qu'on demande à une femme, sans être moindre. Il restera, certes, toujours plus porté qu'elle à la polygamie; ce n'est pas à dire qu'il continuera à se disperser en satisfaisant ses besoins sexuels. [Et, d'autre part] la femme, bien plus que l'homme, est la proie de l'amour, qui la domine et détermine toute sa nature. L'homme, en des heures fugitives, est maîtrisé avec plus de force par l'amour; mais il s'en délivre plus vite et plus complètement. La femme, au contraire, et cela d'autant plus complètement qu'elle est plus femme, est entièrement subjuguée par les sentiments. De là une plénitude, une unité, un équilibre, dans la vie sensuelle, qui manquent à l'homme. Chez la plupart des femmes, et pour les motifs indiqués plus haut, l'amour est une chaleur égale, une flamme douce qui ne s'éteint pas. De là certains chagrins que l'homme fait éprouver à la femme. En effet, entre ses heures de passion, il est beaucoup plus calme qu'elle et incapable d'éprouver, comme elle, une tendresse constante. Aussi trouve-t-elle rarement qu'elle remplisse la pensée et le cœur de son mari comme il remplit sa propre âme.»

Est-ce assez bien analysé? Vous me direz que Musset en a dit tout autant en trois vers:

...... La pensée
D'un homme est de plaisirs et d'ennuis traversée;
Une femme ne vit et ne meurt que d'amour.
Elle pense une année à quoi lui pense un jour.

Cependant la page de Mme Key est d'une analyse plus circonstanciée et plus complète.

Que me direz-vous encore de ceci, qui me semble du devin Tirésias, tant il me paraît qu'en vérité il faut avoir été homme et femme pour démêler et distinguer si bien les différences, même subtiles, entre l'amour masculin et l'autre: «Il y a sans doute une exagération dans l'assertion qu'une honnête femme ne sait les exigences de son sexe que quand elle aime. Mais la différence immense entre elle et l'homme, c'est qu'elle ne peut les satisfaire qu'en aimant. La différence radicale entre elle et l'homme, c'est qu'il donne plus souvent sa mesure dans la vie active que dans la vie sentimentale, tandis que c'est le contraire chez la femme. Et tandis que la valeur d'un homme, pour lui-même comme pour autrui, dépend de ses œuvres, la femme ne se juge, dans son for intérieur, que d'après son amour. Elle ne sent sa valeur que si son amour est pleinement apprécié, s'il fait vraiment le bonheur de celui qu'elle aime. Il est vrai que la femme demande aussi à l'homme de satisfaire ses sens. Mais tandis que le désir ne naît souvent chez elle que longtemps après qu'elle aime assez pour sacrifier sa vie à celui qu'elle aime, le désir naît souvent chez l'homme longtemps avant qu'il aime assez une femme pour lui sacrifier son petit doigt. L'amour, le plus souvent, naît dans l'âme d'une femme et de là passe aux sens; parfois même n'y arrive pas; chez l'homme, le plus souvent, l'amour part des sens pour aller à l'âme, sans toujours y atteindre. Et de toutes les différences, c'est la plus douloureuse.»

Je n'insiste pas, puisqu'ici nous sommes en face de la vérité même et débrouillée avec une exactitude aussi lumineuse qu'impitoyable.

Voulez-vous une définition, une énumération plutôt des immoralités essentielles? Je vous présente ceci: «Quand les idées morales tiendront compte du criterium de la sélection [moins pédantesquement: quand l'idée morale sera plus en possession et en conscience d'elle-même], la société considérera comme immorales: une union sans amour; une union sans responsabilité; une union entre dégénérés; la stérilité volontaire; toutes les manifestations de la vie sexuelle qui supposent la violence et la séduction; et celles qui prouvent soit l'aversion contre les fins de la nature, soit l'impuissance à remplir ces fins.»

A la condition que l'on limite raisonnablement l'article «dégénérés», car on pourrait en abuser, et à peu que nous ne soyons tous des dégénérés, je souscris à ce programme et j'admire la netteté d'esprit dont il est marqué.

Vous rappelez-vous, dans la Francillon de Dumas fils, le mot de Francillon elle-même: «Eh! Monsieur! la maternité, c'est le patriotisme des femmes...»—A la première représentation (dans ce temps-là on était patriote) on applaudit cinq minutes. Le lendemain je répétai le mot dans une maison amie. La dame du logis poussa un cri de protestation et d'horreur. Elle était un précurseur. Je ne fréquentai plus très longtemps dans cette maison-là. J'ai retrouvé le mot dans le livre de Mme Key: «La vitalité d'un peuple se mesure en première ligne à la capacité et au désir des femmes à donner la vie à des enfants sains, à la capacité et au désir des hommes à défendre la patrie.» (Je copie la traduction; elle est faite par quelqu'un qui ne sait pas le français; mais cela ne fait rien au fond des choses.)

Dans le même ordre d'idées je ne connais rien de plus beau ni de plus vrai que cette page de Mme Key que l'on pourrait intituler: De la nécessité de la famille:

«... Beaucoup de femmes qui se suffisent à elles-mêmes pour tout le reste recherchent le mariage, même sans amour; d'autres femmes, qui veulent garder leur indépendance, souhaitent la maternité en dehors du mariage. Les unes et les autres sont dans le faux. Il faut que l'enfant soit le but de toute la vie. L'enfant a besoin de la famille pour naître; il faut qu'il trouve auprès de sa mère la clairvoyance de l'amour par les qualités qu'il hérite de son père. Une femme qui n'a jamais aimé le père de son enfant nuira à cet enfant d'une manière ou d'une autre, mais à coup sûr, ne fût-ce que par sa manière de l'aimer. L'enfant a besoin d'un cercle joyeux de frères et de sœurs, et l'amour maternel le plus tendre même ne saurait lui en tenir lieu. Priver sciemment et volontairement son enfant du droit de recevoir sa vie du fait de l'homme, l'exclure délibérément et d'avance de la tendresse d'un père est un acte d'égoïsme qu'une femme ne commet pas impunément. Il ne faut pas que le droit à la maternité sans le mariage dégénère en droit à la maternité sans amour. Il est aussi avilissant d'accepter une union libre sans amour que de se marier sans aimer. Dans les deux cas, l'enfant est le fruit d'un larcin. L'enfant né d'un père dont la mère ne veut pas partager la vie [Quel traducteur! Le texte veut évidemment dire: l'enfant né d'un père que la mère élimine], voilà l'enfant illégitime au vrai sens du mot.»

Jamais on n'a mieux présenté les choses, ni mieux montré que maternité, famille et amour sont tellement connexes et même aspects différents d'une même chose, que si l'un manque, on peut dire que les autres n'existent que très incomplètement.

C'est plaisir encore de voir Mme Key discuter avec Schopenhauer et montrer spirituellement les points faibles de la théorie célèbre, et qui du reste demeure une découverte admirable. Vous connaissez la théorie du maître: l'amour, c'est l'attrait réciproque des contraires ou tout au moins des fortes dissemblances. C'est le génie de l'espèce qui veut cela, pour compenser et neutraliser les qualités contraires et aussi les défauts contraires, afin de maintenir un équilibre suffisant dans l'espèce.

Il y a du vrai, reconnaît Mme Key; car entre époux une harmonie qui naît des similitudes fait certainement le bonheur relatif des deux époux; mais elle est «monotone», elle est «pauvre [j'ajouterai: elle est déprimante] et elle devient dangereuse pour le développement de l'individu et celui de l'espèce».

Rien de plus juste, et c'est un des mille aspects de la loi de la guerre: les peuples qui sont toujours en paix sont heureux; seulement ils meurent; il en est des individus comme des peuples.

Il y a donc, incontestablement, du vrai dans la doctrine de Schopenhauer. Mais aussi songez que les différences trop fortes entre caractères, que «les divergences d'opinion dans la conception de la vie, dans l'appréciation des fins, des valeurs, de la direction de l'existence, finissent par mener à l'hostilité

—Qu'importe! répondra le philosophe; c'est pour l'enfant que le génie de l'espèce agit, non pour les parents. Que les parents se fassent la guerre, c'est une condition de la bonne constitution des enfants; ou, si l'on veut, que les parents se fassent la guerre, c'est un effet de contrariétés entre eux qui sont condition de la bonne constitution des enfants.

—Heu! Heu! répond Mme Key, il me semble que des parents toujours en querelles et qui ne sont du même avis sur rien auront peut-être des enfants d'une innéité excellente; mais auront surtout des enfants d'une éducation épouvantable. Le génie de l'espèce n'a pas assez prévu cette conséquence. Il paraît qu'il ne pouvait pas tout prévoir. Et elle conclut assez judicieusement, ce me semble, en disant que «l'instinct sexuel est au fond dans la vérité, mais qu'il a dépassé son but, en rapprochant des êtres par un attrait susceptible de se changer rapidement en haine»; qu'il y a «une limite» en deçà de laquelle différence engendre attrait salutaire; au delà de laquelle différence engendre ou est destinée à engendrer antipathie funeste, même à l'espèce.

Voilà de joli bon sens. N'unissons pas le blanc au blanc; mais n'allons pas jusqu'à unir le blanc au noir. Il faut des tempéraments en toutes choses.

Aussi bien, la théorie de Schopenhauer est surtout un fait qu'il a admirablement démêlé jusqu'en ses menus détails; mais les conséquences qu'il en tire, ou plutôt l'explication générale dont il l'enveloppe, sont douteuses. Oui, en amour, en amour vrai,—je ne dis ni en sensualité, ni en amitié plus ou moins mêlée d'amour,—les contraires s'attirent. Voilà le fait. Écartons «le génie de l'espèce», qui est trop métaphysique pour moi; j'ai essayé plusieurs fois d'expliquer ce fait par ceci que l'amour est, sinon avant tout, du moins pour bonne part, curiosité, et que c'est cette curiosité qui fait que A va naturellement à son contraire, c'est-à-dire à l'inconnu. (Voir mon volume: Pour qu'on lise Platon.) En tout cas, voilà le fait; et c'est grand honneur à Schopenhauer de l'avoir débrouillé.

Mais que ce fait soit quelque chose de providentiel ou seulement d'heureux; que le génie de l'espèce commande ainsi pour que les enfants soient bien constitués, ou seulement que du fait en question il résulte que chez les enfants les qualités et défauts des parents soient compensés et neutralisés, c'est, pour mon compte, ce que je n'ai guère vu. En général, les enfants «prennent d'un côté» et ne prennent quasi aucunement d'un autre. En général, tel enfant est «tout son père» ou est «toute sa mère». Le mélange est rare, donc rares compensation et neutralisation. Et reste seulement que l'antipathie de la mère et du père fait une mauvaise éducation des enfants. Mme Key, dans la mesure où elle contredit Schopenhauer, me paraît avoir raison. En tout cas, sa dissertation est très fine.

Que de bonnes choses encore, quoique «réactionnaires» et un peu trop «antiféministes» même pour moi, sur les femmes qui travaillent, j'entends celles qui travaillent en dehors de la maison, les «extérieures», comme je les appelle: «Comme le dit si bien Charles Albert [qui est ce Charles Albert, je l'ignore], «l'amour veut du calme et le loisir de rêver»; il ne peut se contenter des miettes de notre personnalité et de notre temps... C'est ainsi que les hommes d'aujourd'hui sont exclus de l'amour; non seulement ils ne peuvent réaliser l'amour dans le mariage; mais ils n'ont guère de chances de le connaître [nulle part] dans sa plénitude. Ces jeunes femmes, harassées par leur travail, n'ont même pas le loisir de prendre soin de leur beauté et de leur personne. Il n'y a plus que les femmes du monde et celles du demi-monde qui s'adonnent à la toilette... Les femmes prennent de plus en plus part à la vie active, et la préoccupation de leur extérieur les occupe bien moins que le développement de leur personnalité. Cette évolution donne quelque chose d'hésitant à leur nature; or ce que l'homme aime chez la femme, c'est justement son tact, sa mesure, son aisance, le calme dans la possession de soi-même, qui manque le plus souvent à l'agitation des jeunes filles de la génération actuelle.»

Je n'en finirais point, en vérité, si je voulais relever tous les passages ou de très ferme bon sens, ou de très fine psychologie, ou de juste observation, ou de sentiment très élevé et très pur que contient le beau livre—oui, c'est bien un beau livre—de Mme Key. Mme Key est évidemment une haute conscience et un grand esprit.

Pourquoi faut-il que son livre, quoiqu'il ne soit nullement saccadé et quoiqu'il se développe avec lenteur et dans une belle tenue littéraire, n'ait aucune suite? Jamais on ne voit nettement, ni même vaguement, où va l'auteur, et je doute qu'il le sache bien précisément lui-même. Le fil conducteur manque absolument et j'ai renoncé, moi qui me pique d'y être expert, à en mettre un. Qu'un autre le tente! Jamais livre qui est une thèse, qui veut être une thèse et qui a constamment le ton d'une thèse, ne fut moins une thèse. Il n'est pas posé le moins du monde... Il flotte, ou plutôt il circule comme un ruisseau parmi des prairies, qui ne sait ni où il va ni où il retourne. Je ne m'étonne pas que, dans son pays, Mme Key passe pour féministe aux yeux des uns et pour antiféministe aux yeux des autres. Elle pourrait passer aussi pour conservatrice et pour novatrice, pour rétrograde et pour révolutionnaire. Elle est très lucide sur chaque sujet qu'elle aborde; elle n'a aucune compréhension d'un ensemble, ou du moins elle ne donne nullement l'impression qu'elle en a une.

De là, comme vous pensez bien, des contradictions en nombre respectable. Elles fourmillent. Sans aller plus loin, je viens de vous citer une très belle dissertation où il est mis en vive lumière que l'enfant est le but de la vie. C'est à la page 127; c'est aussi à la page 6; c'est aussi ailleurs. Et à la page 219 je lis: «On oppose le droit des enfants au droit de l'individu. On dit: s'il y a des enfants, il faut que les parents malheureux en ménage demeurent unis. Mais aujourd'hui un être affiné en matière amoureuse ne peut appartenir à un autre sans un sentiment de profonde abjection, s'il ne l'aime pas ou s'il sait qu'il n'en est pas aimé. Une union maintenue dans ces conditions sans amour est une humiliation profonde ou un célibat à vie, en tout cas une grande infortune. Le plus souvent, on ne s'occupe que des enfants; on oublie que les parents méritent d'être considérés comme une fin. On n'exige pas que le père ou la mère commettent un crime pour l'amour de leurs enfants; on les blâmerait s'ils venaient à faire de la fausse monnaie pour subvenir à leur entretien. Mais on n'éprouve aucun scrupule à condamner une mère «pour l'amour de ses enfants» à vivre dans une union où il lui semble se prostituer.»

Bon; nous étions tout à l'heure en présence de M. Brieux écrivant le Berceau, et maintenant nous entendons la «Nora» de la Maison de poupée. Il faudrait concilier tout cela; il faudrait concilier.

Ailleurs, nous avons affaire à Mme Key partisan de l'accession des femmes à la vie politique et à Mme Key hostile à l'accession des femmes à la politique:

Recto: «Étant donné que chaque cellule de l'organisme social est mâle ou femelle, il est inadmissible qu'une organisation définitive ne finisse pas par exprimer ce double caractère. De même que la famille, cette forme élémentaire de l'État, il faudra un jour que l'État soit une unité où le principe masculin et le principe féminin soient représentés tous deux. Il faudra constituer une union gouvernementale là où nous trouvons jusqu'ici un État célibataire. [Joliment dit.] C'est en fonctionnant elles-mêmes, mais en laissant les cellules masculines fonctionner pour elles, que les cellules féminines pourront atteindre l'apogée de leur développement comme membres de la société... Tous les États de l'Europe portent encore une Russie dans leur sein, cette partie de la société que Camille Collet appelle avec raison «le camp des muettes», c'est-à-dire les femmes sans droits politiques...»—Parfait. Mme Key veut que les femmes soient citoyens. C'est une opinion. Je dirai même que c'est la mienne.

Verso: «Il n'est pas prouvé que la femme puisse conquérir des diplômes universitaires et revêtir des fonctions publiques sans nuire à la sûreté de son coup d'œil, à la finesse de son sens psychologique... Si les femmes se mettent à porter les mêmes charges que les hommes, elles auront comme eux le dos voûté... Il y a des gens qui comptent sur l'influence de la femme pour relever le niveau moral, sous prétexte que les femmes sont supérieures aux hommes dans la vie privée. On invoque à l'appui de cette thèse la proportion plus grande des criminels hommes; on oublie que si l'homme est poussé au vol par la misère ou par le goût des plaisirs, la femme est une prostituée cataloguée—et plus souvent non cataloguée. On oublie que si l'homme commet un crime en état d'ivresse, c'est surtout le mauvais état de sa maison et le mauvais caractère de sa femme qui l'a poussé à boire... Le crime est le plus souvent bisexuel... La main de la femme est plus pure que celle de l'homme; mais ni ses yeux, ni ses oreilles, ni ses lèvres. Malheureusement il n'y a pas de statistique des crimes commis contre l'honneur... Du reste, la seule chose qui fût intéressante, ce serait de savoir si les femmes sont moins accessibles à la corruption ou moins promptes à pactiser avec leur conscience, moins capables d'intrigue, moins portées à la malveillance. Mais les congrès féministes, la presse féminine, les comités de femmes, ainsi que les candidatures de femmes en Angleterre, en Amérique et ailleurs montrent d'une manière fâcheuse combien les femmes, elles aussi, perdent tout sens moral dans la vie publique; elles aussi disent que la fin justifie les moyens; elles aussi... elles aussi...»—Bien! Bien! Il faut refuser aux femmes l'accès à la vie politique. Que voulez-vous que je vous dise? Je voudrais que l'on prît parti ou que l'on conciliât. Mme Key ne fait ni l'un ni l'autre.

Même sur la question du divorce, qui est celle sur laquelle Mme Key a l'opinion la plus nette et la plus ferme, elle ne s'aperçoit pas qu'elle se contredit encore. Vingt fois elle dit qu'il faut admettre le divorce par volonté d'un seul, «le divorce librement consenti qui ne dépende que de la volonté de l'une ou des deux parties», et voici qu'elle écrit: «Une chose est certaine: c'est que nul n'est plus aveugle sur la douleur conjugale que celui qui la cause. Rien n'est donc plus inique que de s'en rapporter à l'un des époux de la décision du débat.» Je ne sache pas de formule plus heureuse et, aussi, qui condamne plus nettement le divorce par volonté d'un seul des conjoints.

Cela est continuel. Il faut s'y résigner. Mais le livre y perd une grande autorité. Il expose tant de convictions successives qu'il ne convainc jamais. Au fond, c'est la force d'esprit qui manque ici. Mme Key est un penseur qui pense beaucoup et même vivement; mais qui n'a pas assez de puissance pour mettre en ordre l'armée de ses idées et les disposer en camp retranché—ou les faire marcher en ordre de bataille. Elles restent une foule.

Si pourtant, en nous attachant à ce qu'elle répète le plus souvent, ce qui est un signe, et à ce qu'elle réserve pour la fin de son volume, ce qui en est un autre, nous essayons de nous faire une idée approximative de ce que peuvent être les idées dominantes de Mme Key, nous arrivons à peu près à ceci.

Mme Key, individualiste ardente, très fortement marquée de l'influence de Jean-Jacques Rousseau et de Tolstoï et d'Ibsen, très persuadée que le devoir de l'être humain est de chercher son bonheur, et c'est-à-dire ayant pour ce qu'on a appelé jusqu'à présent «le devoir» l'aversion la plus profonde; Mme Key, en un mot, de tempérament anarchique, ne croit, en choses de rapports sexuels, qu'à l'amour, ne respecte que l'amour et a une défiance invincible à l'égard du mariage. Elle citera vingt fois, ce qui est bien indigne d'un penseur comme elle, cette prétendue décision, niaise à souhait, de je ne sais quelle cour d'amour du moyen âge, que le mariage et l'amour sont incompatibles; elle dira que «l'amour est toujours moral, et que le mariage sans amour est toujours immoral», ce qui, rapproché de l'axiome précédent, reviendrait à dire que l'amour est toujours moral et que le mariage est immoral toujours; elle alignera sans sourciller des formules d'individualisme féroce: «C'est l'idée fondamentale du protestantisme [ceci très profond, du reste, comme généalogie des idées et des tendances], le droit de libre examen, qu'il convient d'appliquer à la question du divorce. Chaque conscience devra découvrir pour son compte ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire»;—et encore: «L'humanité a besoin, non seulement d'hommes prêts à sacrifier leur vie pour une idée; mais d'hommes assez courageux pour sacrifier aux autres leur propre conception du devoir.» [Ça, c'est du bon Nietzsche, du meilleur Nietzsche.] «Cette vérité est liée d'une manière indissoluble et nécessaire à la théorie de l'évolution... Nul lecteur de l'Enfer de Dante ne souhaite, certes, à Françoise de Rimini l'énergie de repousser l'amour de Paolo! Et les mystères de l'âme sont tels qu'un homme a pu se purifier dans l'adultère de la souillure du mariage... Mais mieux vaut le divorce... Un poète, un artiste a une femme qui du commun accord de tous n'est pas à sa hauteur. Tout à coup la vie qu'il trouvait triste et vide redevient belle à ses yeux... C'est qu'il aime une autre femme. Il écoute la voix de son amour et il fait bien... Mais la majorité des gens inclinent à penser que la souffrance d'une femme insignifiante importe plus que la perte morale d'un homme de valeur!»

En conséquence de ces «vérités», Mme Key tend à l'union libre: «Le nœud de la question qui nous occupe, le sujet des discussions passionnées... est de savoir si c'est l'union libre ou l'union indissoluble dont l'action moralisatrice est le plus efficace.»—«Nous avons montré que la jeunesse veut lutter contre la prostitution par la liberté de l'amour, et nous avons vu là une preuve du progrès de la morale sexuelle.»—«La seule solution, c'est la proclamation des droits de l'amour: les amants devront s'unir au besoin sans consécration légale»; et, comme dernier mot, à la dernière ligne: «Quand toute la forêt sera verdoyante, la loi sur le mariage n'aura qu'un seul paragraphe, celui que Saint-Just proposait il y a un siècle: «Ceux qui s'aiment sont mari et femme.»

Mme Key tend donc à l'union libre; mais elle admet le mariage, à la condition, naturellement, qu'il soit aussi pareil que possible à l'union libre. Elle n'admet que le mariage d'amour mutuel, et en cela je suis de son avis; et elle veut que le mariage soit rompu aussitôt que l'amour a cessé chez l'un ou l'autre des deux époux. Donc le mariage qu'elle admet ne diffère de l'union libre que par la non-clandestinité, que par la déclaration que deux amants font à la société qu'ils vont cohabiter jusqu'à nouvel ordre.

Je trouve—et probablement Mme Key aussi—ce mariage-là, sinon plus immoral (il l'est autant), du moins plus indécent que l'union libre. Il y a dans l'union libre la même fragilité du lien que dans ce mariage-là; la même pensée de derrière la tête que cela durera ce que cela pourra, mais non pas toujours; mais il y a dans l'union libre clandestine une certaine pudeur qui consiste à ne pas dire toutes ces belles choses à un monsieur respectable représentant de la société.

Le fond de la pensée de Mme Key est incontestablement ceci: l'union libre, ou le mariage tel qu'il doit être, ne crée absolument aucun devoir, aucune obligation; car le seul devoir est d'aimer. Vous vous unissez parce que vous vous aimez; cela est sublime; mais l'un de vous n'aime plus; qu'il s'en aille! Non seulement son devoir n'est pas de rester; mais son devoir est de partir, car l'amour l'appelle ailleurs.

—Mais sa femme l'aime encore!

—C'est un devoir personnel, et c'est un devoir social de sacrifier les autres.

—Mais il y a des enfants!

—C'est un devoir envers eux que de ne pas leur infliger le spectacle d'un ménage sans amour.

—Mais cette pauvre femme n'a rien fait pour être jetée dans la rue!

—Elle est sotte et, lui, il aime une penseuse qui lui donne des idées. Son devoir est d'aller à la penseuse.

En un mot, dès que l'amour cesse chez un des conjoints, quelle que soit la situation du reste, la répudiation est un devoir strict; la répudiation par une femme du mari qu'elle n'aime pas, la répudiation par un mari d'une femme qui a cessé de plaire, est le plus sacré et le plus indispensable des devoirs.

Nous avions tort de dire tout à l'heure que le mariage ou l'union libre ne créent pas de devoirs. L'union libre ou le mariage créent potentiellement un devoir; ils n'en créent qu'un; mais ils en créent un: c'est le devoir de la répudiation.

Le curieux, c'est que Mme Key se rend très bien compte—vous savez qu'elle est bonne psychologue—que le mariage subsiste fort bien, reste très fort et assez heureux sans amour, et elle met cela très vivement en lumière: «Il n'y a pas lieu de craindre, dit-elle, que la liberté du divorce devienne synonyme de polygamie»; car «le mariage a des alliés très sûrs dans les conditions physiques et psychiques de la vie humaine». La vie commune, l'amour disparu, se tient en quelque sorte par elle-même; «toutes les frondaisons printanières ont beau être tombées et la vie commune sembler froide et dépouillée comme des branches dénudées, elle n'en demeure pas moins immuable». Ajoutez que «l'être qui a donné pour la première fois le plaisir des sens à un autre être acquiert sur lui un pouvoir qui ne cesse jamais tout à fait»...

Il n'y a rien de plus juste. Quand l'amour a cessé entre époux, et presque toujours il cesse très vite, les époux restent unis par la reconnaissance obscure de la chair et surtout par les liens de l'habitude, qui constituent ce que j'appellerai une sympathie de proximité, une sympathie de vicinité; allons, lâchons le mot, puisqu'il m'obsède, une sympathie d'attelage.—Et cette sympathie-là est plus forte peut-être (et assurément) que l'amour même.

Mme Key reconnaît donc que le mariage et le bon mariage peut subsister sans amour. Or le constate-t-elle avec plaisir, ou plutôt le regrette-t-elle? Il semble bien qu'elle le regrette, puisque, sachant que le mariage peut être passable, l'amour ôté, elle n'en consacre pas moins tout un livre à démontrer que dès que l'amour cesse entre époux, c'est un devoir pour eux que de se quitter et un crime de lèse-amour que rester ensemble. Mme Key est comme hypnotisée par l'Amour, le «grand Amour», le «vrai Amour» et elle est toujours prête à tout lui sacrifier, même au moment où elle sent bien (et où elle dit) qu'il n'est pas si nécessaire que cela. A des gens qui, elle le sait, peuvent vivre une vie saine, utile et assez heureuse, sans être amoureux, elle crie: «L'amour! L'amour! Ne songez qu'à cela! Brisez tout pour lui! N'est-ce pas lui qui passe? Courez!» Au fond, je la pousse un peu pour lui faire dire ceci; mais il ne faudrait pas la pousser beaucoup pour le lui faire dire: «l'amour est tellement le devoir, ou est tellement divin qu'il vaut qu'on lui sacrifie même le bonheur.»

Cette «morale nouvelle», qui est à peu près celle d'Alfred de Musset, me paraît très misérable, et un livre consacré à persuader aux hommes qu'ils ne se trompent pas en mettant la passion au-dessus de tout me paraît la plus mauvaise action du monde. Talleyrand dirait: «C'est plus qu'une mauvaise action; c'est une sottise.» Mon Dieu oui, ce livre est une très grande sottise assaisonnée de talent; et rien n'est plus regrettable que le talent qui s'y trouve, puisqu'il peut donner quelque crédit au reste.

II

M. Léon Blum, lui, n'est pas un naïf, n'est pas un hypnotisé, n'est pas un congestionné. C'est un farceur, plein d'esprit du reste. Son livre, du Mariage, est une gageure d'impertinence et de cynisme, analogue au Supplément au voyage de Bougainville de Diderot ou aux Lettres de Malaisie de M. Paul Adam. M. Léon Blum veut faire pousser des cris d'indignation, il y réussit et il est content. M. Léon Blum serait sans doute plein de pitié pour quelqu'un qui prendrait son livre au sérieux et qui le discuterait gravement.

C'est pourtant, par jeu aussi, ce que je ferai; par jeu d'abord, comme je dis, et aussi bien je suis encore en vacances; pour ceci encore qu'à dépiauter des paradoxes on trouve quelquefois des vérités, des idées justes, des observations intéressantes dont les paradoxes ont été comme l'occasion. Je ne réponds de rien sur ce point; mais je me risque.

M. Léon Blum a été frappé de ce fait, comme tout le monde, que les hommes, en France surtout, se marient tard, ce qui force les jeunes filles à se marier tard, elles aussi; que les hommes, avant de se marier, font beaucoup d'expériences de l'amour, au sens le plus bas de ce mot; que les jeunes filles n'en font point; que le mariage est pour les hommes une fin et pour les jeunes filles un commencement; qu'il en résulte un désaccord funeste et toutes les conséquences que vous savez; et que cela est très mauvais, et qu'il faudrait changer tout cela.

Beaucoup d'autres ont fait ces observations et reconnu ce mal, et ils sont arrivés à cette conclusion (ouvrages déjà cités: Un Gant, de Bjornson; Hommes nouveaux, de G. Fanton): il faudrait qu'homme et femme se mariassent jeunes et vierges aussi exactement l'un que l'autre. Je crois qu'il y a en Norvège une ligue de jeunes filles établie sur ces principes.

M. Léon Blum—et vous savez comme on fait un bon gros paradoxe; ce n'est pas difficile: on prend une vérité de sens commun, et puis on la retourne comme un gant; on en prend mathématiquement le contraire; d'où il appert qu'un paradoxe étant une banalité, retournée, est aussi banal que la banalité elle-même—donc M. Léon Blum s'est dit: «Mais si l'on procédait à l'inverse? Si, au lieu d'exiger des jeunes gens la virginité, on ne l'exigeait pas des jeunes filles; et si l'on permettait aux jeunes filles, en les y conviant du reste, à faire avant le mariage les mêmes expériences de l'amour que font les jeunes gens? Homme et femme arriveraient au mariage dans les mêmes conditions, ce qui est le but cherché. Voilà la solution.»

Cette idée trouvée, son livre était fait; il n'avait plus qu'à l'écrire.

Il l'a écrit en s'appuyant sur deux affirmations qui sont les suivantes; il y a, et dans la vie de la femme comme dans celle de l'homme, d'abord une période polygamique, ensuite une période matrimoniale; la période polygamique va jusqu'à l'âge de trente ou trente-cinq ans; la période matrimoniale va depuis l'âge de trente ou trente-cinq ans jusqu'à la mort;—les jeunes filles ont besoin, comme les jeunes gens, de jeter leur gourme pour être ensuite, par satiété et parfait mépris des plaisirs de jeunesse, d'honnêtes et fidèles épouses. Donc les jeunes gens se marieront vers trente-cinq ans; les jeunes filles, vers trente. Les jeunes gens auront des maîtresses et le mieux sera qu'ils en aient beaucoup successivement, depuis vingt ans jusqu'à trente-cinq; les jeunes filles auront des amants, et le mieux sera qu'elles en changent souvent, depuis quinze ans jusqu'à trente[3].

[3] Quelque chose d'analogue dans Rousseau, seconde préface de la Nouvelle Héloïse: «Il semble qu'il faut toujours au sexe [féminin] un temps de libertinage ou dans un état ou dans un autre...» et la suite.

La conséquence sera qu'il n'y aura pas d'adultères. S'il y a adultère féminin, c'est que la femme, mariée trop tôt, n'a pas satisfait son instinct polygamique et le satisfait après le mariage au lieu de le satisfaire avant. S'il y a adultère masculin, c'est chez l'homme marié trop tôt (mais le cas est rare) pour la même raison; chez l'homme marié à l'âge normal, c'est parce que l'homme se sent trompé, au moins se sent délaissé par la femme, et cherche ailleurs satisfaction ou distraction, et c'est encore une conséquence de cette erreur, la femme mariée trop tôt.

Donc le nouveau régime est celui-ci: les jeunes gens continuent à vivre comme ils vivent aujourd'hui et les jeunes filles se mettent à vivre comme les jeunes gens vivent maintenant.

—Mais c'est la jeune fille déflorée, déveloutée, flétrie, n'ayant plus rien qui fasse qu'on veuille d'elle. On ne les épousera jamais!

—Pourquoi non? N'épouse-t-on pas des veuves? Dans mon système, on n'épousera que des veuves. Voilà tout. Non seulement on ne s'en portera pas plus mal; mais on s'en portera beaucoup mieux.

—Mais quelles veuves! Veuves de plusieurs époux!

—De plusieurs, oui; il le faut; car c'est l'instinct polygamique qu'il s'agit de satisfaire, et je ne conseillerais pas à un homme de trente-cinq ans d'épouser une jeune fille qui n'aurait eu qu'un amant de quinze à trente. Ce serait le signe qu'elle n'a pas l'instinct polygamique, et c'est dans ce cas que l'expérience amoureuse aurait laissé sur la jeune fille une empreinte très défavorable au mari. Dans ce cas je conseillerais à la jeune fille d'épouser tout simplement son amant. Il faut donc, dans mon système, qu'on n'épouse que des jeunes filles plusieurs fois veuves. C'est dans ce cas qu'il n'y a point d'empreinte laissée et qu'on se trouve devant sa jeune femme exactement comme, dans le système actuel, la jeune femme se trouve devant son mari, c'est-à-dire en face d'un passé tout à fait effacé, qui ne compte pas, qui n'existe plus. Donc n'épousons que des veuves plusieurs fois veuves. Vous me dites qu'on épouse une veuve, mais non pas une dix fois veuve. Oh! pourquoi non? C'est exactement la même chose. Une dix fois veuve n'a pas plus qu'une veuve simple cette ignorance qui est, paraît-il, pour vous un charme; elle ne l'a ni plus ni moins; et, de plus, elle a épuisé l'instinct polygamique, ce qui est l'essentiel et le nécessaire. N'épousez que des dix fois veuves. Cinq ou six fois peut, du reste, suffire.

—Mais ces six fois veuves auront cinq ou six enfants!

—Ah! pour cela non! Non! elles n'auront jamais d'enfants! Jamais! Elles prendront pour ne pas en avoir tous les moyens qu'il faut pour cela et qu'on aura eu le soin de leur apprendre. Le malthusianisme absolu fait partie essentielle de mon système, et j'y insiste minutieusement, avec réfutation des objections, du reste ridicules, le long de trente-cinq pages.

—Mais, sacrebleu, Monsieur, décidément, ce que vous me proposez d'épouser à trente-cinq ans, c'est la dernière des prostituées!

—Les mots ne me font pas peur. Ce que je vous propose d'épouser, c'est précisément ce que vous dites; et si je vous propose d'épouser une femme qui a été ce que vous dites, avant, c'est pour qu'elle ne devienne pas ce que vous dites, après.

—Hum!

—Vous voyez bien que vous n'avez plus rien à dire.

J'ai promis de discuter ce système sérieusement, pour m'amuser. Il n'y a rien de plus amusant que d'être sérieux. Il repose sur un certain nombre de parfaites erreurs psychologiques. M. Léon Blum est un psychologue très adroit et assez fin quand il s'agit de débrouiller un cas, et il y en a une dizaine dans son livre qu'il a analysés d'une façon charmante, vraiment charmante. Mais les grandes vérités psychologiques générales, il les ignore, ou a fait le ferme propos de les ignorer. D'abord il invente de sa grâce—et je dois reconnaître qu'il en fait un instant l'aveu—il invente de sa grâce la période polygamique et la période matrimoniale. Cela n'est pas tout à fait faux (je ne parle pour le moment que des hommes), mais cela est trop peu vrai pour que l'on puisse bâtir dessus une théorie générale.

Il n'y a ici que des cas personnels.

Un certain nombre d'hommes sont polygames. Mais ceux-là, ils ne le sont pas pour une période; ils le sont pour toute leur vie; et vous les marierez à cinquante ans, ils n'auront pas épuisé pour cela leur instinct polygamique.

Un grand nombre d'hommes sont «nés époux», comme dit quelque part M. Blum lui-même, et ceux-là, ils sont monogames depuis l'âge de dix-huit ans. Ce sont gens qui n'ont pas beaucoup de tempérament, et surtout qui n'ont pas beaucoup d'imagination, et surtout qui n'ont pas de curiosité. Vous le dirai-je? Ceux-ci sont les hommes normaux et sont les plus nombreux de beaucoup dans l'humanité.

S'il n'y paraît pas, cela tient aux conditions économiques dans lesquelles se trouve la bourgeoisie européenne et surtout la bourgeoisie française. Le jeune homme de vingt ans, qui, à mon avis, devrait être marié depuis six mois, a devant lui dix ou douze ans pendant lesquels il a «à se faire une position» et à ne pas se marier. Pendant ces douze ans, il est polygame et, le plus souvent, de la plus ignoble façon du monde. Mais croyez-vous qu'il le soit volontiers et naturellement? Pas du tout. Il l'est parce qu'il ne peut pas faire autrement et à son corps défendant.

La preuve, ou une preuve, très significative, à mes yeux, c'est que, pendant ces douze ans, il ne désire rien tant, le plus souvent, que rester uni très monogamiquement avec la femme—et, pourtant, quelle femme!—avec laquelle il s'est... mettons agglutiné, trois mois après son arrivée à Paris.

La preuve, ou une preuve, c'est qu'assez souvent, cette femme-là, il l'épouse! S'il ne l'épouse pas plus souvent, c'est que cette femme, d'une part sans aucun sens moral, d'autre part si stupide qu'elle ne comprend même pas qu'il est de son intérêt matériel de se cramponner, l'abandonne, bien plus souvent, sachez-le bien, qu'il ne l'abandonne lui-même.

Voilà l'homme vrai, l'homme normal, l'homme moyen. Je ne dis pas que cet homme n'a jamais l'idée de faire une infidélité à sa compagne. L'homme est polygame toujours, toujours un peu, sauf exceptions rares. Je dis que le désir de n'avoir qu'une compagne de sa vie, de ne point changer, est le fond de l'homme moyen, avec une arrière-pensée seulement, quelquefois suivie d'effet, de faire ailleurs un voyage d'exploration, mais toujours avec esprit de retour.

Voilà l'homme moyen. Parce que M. Blum a vu des hommes de vingt à trente-cinq ans pratiquer, tous, la polygamie, il en a conclu qu'il y avait une période de polygamie. Ce sont là les erreurs qu'inspire la statistique. M. Blum a pris une nécessité économique, une nécessité sociale, pour une loi naturelle. Et de ce que tous les hommes, de vingt à trente-cinq ans, pratiquent la polygamie, il ne faut nullement conclure, malgré les apparences, qu'il y a, même pour l'homme, une période polygamique; non, il y a des conditions économiques qui forcent l'homme, malgré lui, à être polygame à un certain âge. Il n'y a pas autre chose.

Seconde erreur de M. Blum. Il a cru que ce qui est vrai de l'homme est vrai de la femme, ou plutôt que ce qu'il croyait vrai de l'homme est vrai de la femme, et que la jeune fille a, elle aussi, sa période polygamique de quinze à trente ans. Cette seconde erreur est plus forte que la première. Oh! ici aussi; car je suis un homme qui sais les choses; et comme tous les hommes qui savent les choses, j'ai l'air de ne pas les savoir, parce que, du moment que je sais les choses, je ne tranche pas; ici aussi je reconnais qu'il y a du vrai; pas beaucoup de vrai; mais un peu. Je reconnais que de quinze à trente ans la plupart des jeunes filles vivent en état de polygamie intellectuelle. Elles rêvent de celui-ci, de celui-là, d'un troisième. Elles aiment à fleur de songe une dizaine de jeunes hommes pendant dix ans. Je l'ai dit il y a une trentaine d'années: nous épousons tous une veuve, une petite veuve, une moralement veuve, qui quelquefois est, de cette façon, bien entendu, veuve dix fois. Voilà qui est accordé.

Seulement il n'en est pas moins vrai que si l'homme est polygame (dans la mesure que j'ai marquée plus haut), la femme ne l'est pas, la femme ne l'est que dans la mesure presque insignifiante que je viens d'indiquer. La femme est essentiellement monogame. La femme est monogame en ce sens que cette arrière-pensée de polygamie que l'homme a presque toujours, même quand il est très uxorius, la femme ne l'a jamais. La femme, quand elle n'en est plus à rêver; quand elle en est à épouser un homme, d'une façon ou d'une autre, a toujours la profonde conviction que c'est pour la vie. La fille du peuple, que M. Blum cite souvent en exemple, prend un amant à seize ans. Soit; mais ce n'est nullement par polygamie et pour épuiser sa polygamie pendant la période polygamique. Elle le prend bien pour toujours, très naïvement, et avec la conviction profonde, physiologique, à peine traversée parfois de quelques doutes, que c'est bien pour toujours. Toutes les jeunes filles bourgeoises qui se marient, après la période de polygamie intellectuelle et cérébrale dont j'ai parlé, en sont là aussi, exactement.

La preuve de cette monogamie foncière de la femme, c'est l'«empreinte», c'est le premier amant ou époux éternellement aimé, aimé physiologiquement, aimé par les entrailles mêmes de la femme, à tel point que les enfants d'un successeur ressemblent presque toujours à «Monsieur le premier».

Reste la prostituée. Oui. Eh bien, il y a des prostituées-nées comme il y a des hommes polygames-nés. Elles sont, je crois, extrêmement rares. On s'imagine qu'il y en a beaucoup, parce que chaque homme en a rencontré une. Mais cela tient à ce qu'elles sont, par définition, pour beaucoup d'hommes et que beaucoup d'hommes ont rencontré la même. Cela fait encore une erreur de statistique et de calcul.

La vérité est que la prostituée-née est excessivement rare, beaucoup plus rare que le polygame-né, lequel n'est pas très fréquent.

Donc peu de prostituées-nées. Les autres prostituées sont des femmes qui ont commencé par être monogames comme leurs sœurs, et qu'une première déchéance a jetées dans la classe des femmes pour tous. Les conditions de vie de cette classe ont peu à peu presque complètement dénaturé ces femmes, et il est très vrai qu'elles n'ont presque plus l'instinct monogamique. Mais c'est la vie qu'elles sont forcées de mener qui les a conduites là, et il ne faut tirer de leurs mœurs, légitimement, aucun argument.

J'ajoute même que l'instinct monogamique est si fort chez la femme, que même chez la prostituée il reste, comme instinct. Tout le monde sait que la dernière des prostituées vous parle infatigablement de son premier amant, et très évidemment l'aime encore.

Vouloir donc, pour les raisons qu'en a M. Léon Blum et qui sont peut-être vénérables, imposer à toutes les jeunes filles de l'univers le régime des prostituées, encore que ce soit peut-être le salut du genre humain, c'est d'abord aller si directement contre la nature même de la femme que j'estime que c'est un peu chimérique, un peu; et c'est ensuite aller contre le but poursuivi par M. Léon Blum lui-même.

Pourquoi? Mais parce que quand on va contre la nature d'un être on peut réussir, mais en le dénaturant. La prostituée, j'ai cru le montrer, est un être dénaturé. Vous pouvez faire de toutes les jeunes filles des prostituées; mais vous les aurez dénaturées, et quand arrivera la période matrimoniale, je suis à peu près sûr qu'elles seront prostituées autant qu'auparavant, sauf exceptions rares; et votre but est manqué.

On a dit avec beaucoup de raison: «La punition de ceux qui ont trop aimé les femmes est de les aimer toujours.» De même, et c'est une affaire de pli pris, la maladie des femmes que vous aurez forcées à aimer trop les hommes sera de les aimer jusqu'à soixante ans. Votre but est manqué. En choses morales, c'est une erreur de prendre une inoculation pour un vaccin. M. Blum inocule l'instinct prostitutionnel aux jeunes filles, et il est persuadé que c'est une vaccination. Ce n'est, j'en ai peur, qu'une intoxication. Décidément, je n'ai pas confiance.

Mais alors que faire? me dira douloureusement M. Blum; que faire pour que les jeunes filles ne s'épuisent pas à désirer l'amour pendant que les jeunes gens le font, et n'arrivent pas ardentes au mariage pour embrasser des tisons éteints, d'où viennent toutes les suites que vous savez?

Il n'y a qu'une seule solution, incomplète du reste et dont je ne cacherai aucunement les lacunes. Il n'y a qu'une seule solution, que je préconise depuis bien longtemps: c'est le mariage jeune, le mariage très jeune, le mariage vierge; le mariage vierge bilatéralement, bien entendu; mais il faut le dire, tant nos moralistes contemporains, en renversant toutes les valeurs, nous forcent à préciser les choses qui sembleraient aller de soi; donc je dis le mariage entre très jeune homme vierge et très jeune fille vierge elle-même.

Avec ce mariage-là, point d'expériences amoureuses de vingt à trente-cinq ans de la part du jeune homme; et c'est-à-dire point de corruption, d'avilissement et de gangrénation du jeune homme; point d'attente stérile, irritante et démoralisatrice aussi chez la jeune fille; des êtres jeunes et sains se livrant à l'amour sain, normal et fécond, dans la saison où il est normal de s'y livrer; des parents sains et robustes; des enfants sains et robustes, une race saine et robuste.

J'ajoute: une famille véritable, où les souvenirs des joies nuptiales sont intimement unis aux souvenirs de première jeunesse, et, à cause de cela, ont quelque chose de charmant et de profond, gage d'union persistante des cœurs; et il y a une grande différence entre se dire à cinquante ans: «Te souviens-tu des premiers jours, où nous étions si jeunes, si gais, si fous, si naïfs et si enfants? Nous étions adorables!»—et se dire: «Te souviens-tu des premiers jours, quand j'avais quarante ans et toi trente, et que j'étais fourbu comme un vétéran et toi rouée comme une potence?» J'exagère un peu; mais encore...

J'ajoute une famille véritable, où, parce qu'il n'y a pas une très grande différence d'âge entre les enfants et les parents, les parents peuvent comprendre les enfants et, parce qu'ils les comprennent, les bien diriger; où les enfants, comprenant que leurs parents les comprennent, ont confiance en eux. Il ne faut pas qu'il y ait deux générations selon le temps entre un père et son fils, et entre une fille et sa mère; car alors il n'y a plus contact intellectuel ni moral.

Voilà les bienfaits du mariage jeune et du mariage vierge. J'ai dit qu'il a ses inconvénients. L'adultère, surtout l'adultère du mari, ne laisse pas d'être fréquent dans ce genre de ménage, les curiosités se réveillant, vers la trentaine, chez un homme qui ne les a pas satisfaites avant son mariage. La polygamie, méprisée longtemps, reprend ses droits, si j'ai le front de m'exprimer ainsi. Je ne me dissimule pas cela.

Mais, d'une part, le souvenir d'un mariage qui a été tout amour et tout amour jeune et frais est si puissant, même sur l'homme, que bien souvent, peut-être le plus souvent, le mari restera fidèle à sa femme.

D'autre part, j'aime mieux un peu d'adultère après (je dirai, si l'on me pousse, même chez la femme) que le stage d'à présent, si profondément démoralisateur, corrupteur, et qui tarit les sources vitales et les sources morales de la race.

C'est là le point précis; c'est là ce qui me sépare précisément de M. Blum; je veux dire ce qui m'en séparerait s'il était sérieux. Il fait la part du feu: il met toute la malpropreté de la vie humaine avant le mariage, pour que le mariage soit pur; du reste, il fait énorme la part du feu. Je ne la lui fais pas; je conviens qu'il se la fera peut-être lui-même; mais j'aime mieux au besoin qu'il se la fasse quand la race saine sera assurée, tardivement, médiocrement du reste et après tout sans grand dommage.

Et je répète qu'il y a d'immenses chances pour que le lien extrêmement fort que crée d'ordinaire entre deux êtres le mariage jeune, vierge, pur et plein de joie ne se rompe point et même ne se détende pas. Je n'ai pas besoin de dire que je n'admets que le mariage d'amour, ou tout au moins, selon l'expression française, qui est devenue ridicule et qui est excellente, le mariage d'«inclination».

Objection: Et comment voulez-vous qu'un homme qui n'aura sa position faite qu'à trente ans se marie à vingt et fasse six enfants de vingt à trente? J'ai répondu à cela, il y a une dizaine d'années, dans un de mes volumes politiques, je ne sais plus lequel. Des conditions économiques nouvelles créent des mœurs nouvelles; mais il faut savoir s'arranger de manière qu'elles en créent de bonnes et non de mauvaises. Il y a toujours moyen. Il ne faut que savoir se retourner. Non, le jeune homme de vingt ans ne peut pas nourrir sa femme et ses enfants. Eh bien, que ce soient les grands-parents qui les nourrissent jusqu'à la trentaine du jeune père. Voilà la solution.

Vous vous êtes marié à vingt ans et votre père, qui en avait quarante-cinq, s'étant marié jeune lui-même et qui était en pleine force productive, qui gagnait de l'argent, vous a soutenus vous, votre femme et vos enfants, jusqu'à ce que vous vous soyez fait une position; et vous rendrez à votre fils le même service dans les mêmes conditions. Il n'y a qu'une transposition. Ce sont aujourd'hui des hommes de quarante à soixante ans qui entretiennent leurs enfants, qu'ils ont eus tard; ce seront des hommes de quarante à soixante ans qui entretiendront leurs petits-enfants. Chacun aura élevé une famille, comme maintenant, et personne ne pourra se plaindre; mais ce qui aura été sauvé, c'est la race, les enfants ayant été créés par des jeunes gens, ainsi que la nature le veut.

Ajoutez que nous y revenons, à la famille véritable, telle que je l'esquissais plus haut. Elle est composée maintenant non pas de parents et enfants, mais de grands-parents, parents et enfants indissolublement liés jusqu'à la soixantaine des grands-parents, et ayant besoin les uns des autres; elle redevient patriarcale et traditionnelle et tout ce qui s'ensuit, c'est-à-dire forte. Elle est élément excellent de nation vigoureuse et puissante. Les conditions économiques modernes, qui paraissaient tout à l'heure si funestes, voilà, parce qu'on a su les bien prendre, qu'elles donnent lieu à un état social meilleur que celui où l'on était même avant elles; par le remède qu'elles ont imposé, parce qu'elles étaient mauvaises, elles aboutissent à un progrès magnifique. Il y a toujours—toujours, je n'en sais rien; mais je l'espère—à tirer du mal, non seulement le bien, mais le meilleur. Tant y a que c'est ici le cas.

—Mais il y aura une génération sacrifiée, la nôtre! Il y aura une génération, pour commencer, qui aura élevé deux générations. Le père actuel qui, selon les méthodes actuelles, aura eu des enfants à trente-cinq ans et les aura élevés jusqu'à cinquante-cinq, marie son fils âgé de vingt ans et le voilà qui a encore à élever les fils de ce fils...

Il est vrai, il y aura une génération sacrifiée. Il le faut certainement pour changer de méthode. Cette génération, ayant sauvé l'humanité, sera en vénération dans tous les siècles.

«Ne nous frappons pas» pourtant, comme disait cet optimiste. Il peut y avoir transition. Que la génération qui vient se marie à trente ans, la seconde à vingt-cinq, et la troisième à vingt: les charges seront partagées et elles seront très supportables. Mais le mariage à vingt ans et les petits-enfants nourris par le grand-père, élevés conjointement par le père et le grand-père, c'est où il faut arriver aussi vite que possible, et c'est la solution vraie de tous les problèmes que nous venons d'agiter.

Je demande pardon, encore un coup, au public d'avoir discuté sérieusement la thèse de M. Léon Blum. Je crois même qu'il y a lieu de lui en demander pardon à lui-même.


LA MORALE DE L'AMOUR[4]

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