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Le féminisme

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[4] Par M. Paul Adam, chez Méricant.

M. Paul Adam est un moraliste très austère, très rigoureux, très rigoriste, qui est si loin de plaider les droits de la passion, comme Mme Key, ou tel autre, qu'il n'admet même pas pour elle les circonstances atténuantes et qu'il la poursuit partout comme un chien fait sa proie. M. Paul Adam est un Bourdaloue qui aurait fait ses études chez Perse et chez Juvénal. Depuis Proudhon nous n'avons pas eu de moraliste aussi intransigeant que M. Paul Adam. Vous n'avez peut-être pas cette idée de lui. C'est peut-être que vous aviez lu ses ouvrages. Mais lisez la Morale de l'amour, qui est de lui, je vous en donne ma parole, et vous verrez que je ne dis rien qui ne soit exact, et même très tempéré et modéré. J'en pourrais dire bien davantage.

La Morale de l'amour, dont le titre est un peu ambitieux et un peu trompeur, en ce qu'il fait croire que l'on a affaire à un traité systématique, ou tout au moins continu, comme l'Amour de Stendhal, est un simple recueil de chroniques publiées je ne sais où, sans doute dans le journal des derniers jansénistes. Elles sont souvent agréables à lire, parfois brillantes, toujours vertueuses. Les thèmes où M. Paul Adam revient le plus souvent dans ces pages sévères sont la sentimentalité bête ou la bête sensualité des jeunes Français, la vanité française, l'indulgence pour le crime passionnel, l'indulgence pour l'adultère. Sauf réserves de détail, je suis d'accord avec lui sur tous les points.

M. Paul Adam dit à ses fils quand ils auront vingt ans: Ne soyez pas amoureux; ne prenez pas une petite maîtresse qui est souvent une petite apache et qui est toujours une petite pécore; ne soyez pas amoureux, ou, si vous vous sentez tels, mariez-vous de très bonne heure avec une fille saine, intelligente et instruite, sans vous préoccuper de dot le moins du monde, les belles dots françaises mettant dans le ménage huit francs par jour, ce qui ne vaut guère qu'on s'en occupe. Les Anglais et les Américains font ainsi, et la seule explication est là de la supériorité des Anglo-Saxons.

Mes lecteurs n'ont pas besoin que je leur dise à quel point je suis ici tout à fait de l'avis de M. Paul Adam.

Sur la vanité française, M. Paul Adam a de très bonnes observations aussi. D'abord il lui trouve un nouveau nom, et très juste et qui précise les choses. Il l'appelle «le besoin d'être envié». Très bien dit. C'est bien là la définition exacte: «Besoin d'être envié. Toute notre bourgeoisie se gâche l'existence en satisfaisant au besoin d'être envié. La dame en partance pour Nice dans le fiacre chargé de malles guette aux yeux des flâneuses le mauvais regard de celle que sa pénurie retient au boulevard. La personne riche d'une famille remercie son luxe de la tristesse qu'il donne aux cousines dépourvues de rentes. Ce n'est rien de fréquenter les gens célèbres si l'on n'en peut parler comme d'amis très intimes à des parents, à des camarades obscurs qui regrettent, à ce moment-là, la médiocrité de leur vie, gardant malaisément leurs soupirs et baissant les yeux. Avoir une chère amie à la mort est un délice, si l'on peut nommer, parmi les docteurs qui la soignent, les plus illustres membres de l'Institut, ceux de qui la consultation se paye gros...» Etc., etc.; car ici, très malheureusement, le développement est facile et la série des exemples pourrait être illimitée.

Sur le crime dit passionnel—comme si tous les crimes n'étaient pas passionnels!—et sur l'indulgence dont il est l'objet de la part des jurys et des magistrats, M. Paul Adam, en sa roide sévérité, est tout à fait excellent. Il montre qu'il n'y a absolument aucune garantie en France contre la sauvagerie de l'homme poursuivant la femme, ni, non plus, contre la sauvagerie de la femme exploitant l'homme, puisque l'une et l'autre, après un mauvais coup, sont sûrs d'être acquittés, ou punis d'une peine si légère qu'ils peuvent recommencer quelques mois après.

Il raconte là-dessus une histoire que sans doute il invente, mais qui est d'une vérité, on peut m'en croire, absolue. Elle se répète sur les boulevards extérieurs cent fois par jour; elle est l'histoire universelle des quartiers populaires. Je la résume. C'est une jeune fille qui parle:

Je songeais à épouser mon parrain, assez bel homme et à l'aise, bon commerçant, à cause de mon père qui ne peut plus travailler et de ma mère qui travaille trop. Mais l'amour me guettait. Il me suivait tous les soirs quand je revenais de l'atelier. Un grand garçon maigre, efflanqué, dont les dents pourries me répugnaient, était sans cesse sur mes talons. Je l'envoyais paître. Un soir, il m'envoya une balle de revolver qui troua mon chapeau. Je me sauvai en criant. Personne ne vint à mon secours. Il pleuvait. Il me rejoignit. Il me demandait pardon. Il m'embrassait. Il tenait toujours son revolver à la main. Il m'entraîna. J'étais glacée de terreur. Il me poussa dans l'escalier de son hôtel. Le lendemain il racontait partout que j'étais sa maîtresse. Mon parrain m'a plantée là. Nous sommes dans la misère. Mais un camarade d'Arthur s'avise de me courtiser. Arthur est jaloux. Il me menace de me mettre les six balles de son revolver dans la peau s'il y a seulement coquetteries. Mais l'autre me menace de m'arroser de vitriol si je ne lui cède pas. Si je ne vais pas avec lui, il me défigure; si je lui cède, Arthur me fusille. Quand je menace l'un ou l'autre de la justice, ils me répondent tous deux qu'on acquitte toujours les crimes passionnels, que c'est la loi.

Et, en effet, c'est la loi, ou à très peu près. Il faut reconnaître que c'est un des effets du romantisme.

Remarquez que, tout de même, une affreuse petite guenipe, dont un jeune niais qu'elle a débauché voudra se débarrasser, procédera de façon identique et sera encore plus sûre de l'impunité. C'est un effet du romantisme.

M. Adam est plein de verve quand il crosse les jurys et aussi les magistrats, protecteurs déclarés de «la pire crapule». Cette indulgence forcenée est, en effet, bien bizarre. Je me l'explique à peu près de la part des jurés; c'est le romantisme. On peut, à la rigueur, se contenter de cette raison. Pour les magistrats, je ne comprends pas. Leur douceur est devenue proverbiale et légendaire en Europe. Proverbe européen: «En France on ne punit pas.» A quels mobiles obéissent-ils? Il y a là quelque chose que je ne comprends pas bien; mais il y a là quelque chose. Peut-être le phénomène de l'amollissement, du fléchissement au moins, d'une caste. Ces gens-là n'étaient pas tendres sous l'ancien régime, ni sous Napoléon, ni même sous la Restauration. On peut supposer que depuis, à la longue, on leur a tant demandé de services, on a tant fait des fonctionnaires obéissants, condescendants, complaisants, qu'on a détruit en eux le ressort. Ils n'ont plus d'énergie. Ils disent: «A quoi bon?» et: «Tout cela durera bien autant que nous.» Ce sont les formules de la décadence. Je crois assez fort à une certaine décadence de la magistrature.

Sur l'adultère, dont je ne songe pas à faire l'éloge et dont, tout autant que M. Paul Adam, je déplore et condamne les méfaits, M. Paul Adam est fort dur, et il a en cette affaire des conceptions bien menaçantes. Il voudrait—il l'a répété deux fois et il fait remarquer qu'il le répète, et donc ce n'est pas une boutade—il voudrait que les poursuites en adultère ne fussent pas faites seulement à la requête du mari, mais que, la société (ce qui est vrai) ayant un très grand intérêt à la répression de l'adultère, le ministère public poursuivît spontanément l'adultère, comme tout autre crime, sans attendre la plainte du lésé.

C'est hardi, cela, et j'hésite à suivre jusque-là ce calviniste de Paul Adam. Venir dire à un mari complaisant: «Votre femme vous trompe; cela vous est égal ou vous est profitable; dans les deux cas vous êtes un vilain monsieur et nous la coffrons; remerciez-nous de ce que nous ne vous coffrons pas vous-même,» à la rigueur j'accepterais cela. Mais venir dire à quelqu'un qui ne sait rien: «Vous êtes ce que les maris sont quelquefois et nous traduisons votre épouse en police correctionnelle,» c'est bien délicat et aussi c'est bien cruel. Or, comme il est assez difficile de savoir, le plus souvent, si un mari est complaisant ou s'il est aveugle, c'est dans tous les cas que la mesure conseillée par M. Paul Adam serait terriblement délicate. Je demanderais à M. Paul Adam de creuser son idée, de l'approfondir, de l'analyser et de présenter là-dessus un projet de loi en forme. Je l'examinerais avec un intérêt et un soin extrêmes.

Toujours est-il que voilà qui est entendu: par un renouvellement surprenant de son admirable talent, M. Paul Adam a écrit un volume qui, brillant du reste et récréatif, est désigné au tout premier rang, et même avec quelque indiscrétion, pour un des prix de vertu dont dispose l'Académie française.


JEUNES FILLES UTILES

Je traite aujourd'hui d'une matière assez délicate. Non pas que je songe à prendre ce sujet par son côté frivole et plaisant: on peut savoir que ce n'est pas précisément dans mes habitudes; mais il y a tout autre chose. J'ai toujours tant aimé les jeunes filles françaises, je les aime tellement encore—on peut dire cela à mon âge—que je ne voudrais point les contrister si peu que ce fût. Il est certain qu'elles sont charmantes. Elles ont du bon sens presque toujours, de l'esprit assez souvent, une espièglerie sous laquelle on sent beaucoup de bonté, une conversation où la mesure, le tact et le bon goût sont incomparables quand on a pu la comparer avec celle des jeunes filles étrangères. Les jeunes filles françaises, et je dis aussi bien celles de la bourgeoisie que des classes supérieures et celles du peuple que celles de la bourgeoisie, sont une des beautés et un des charmes de la France, peut-être sa plus grande beauté et son charme le plus séduisant.

Et cependant ce sont des sévérités assez rudes que je veux exprimer aujourd'hui sur leur compte, surtout sur celles d'entre elles qui appartiennent à la bourgeoisie.

Règle générale, qui comporte quelques exceptions, je le sais; mais enfin règle générale: la jeune fille de la bourgeoisie française ne fait rien; elle ne fait rien de rien. Elle se lève, elle s'habille, elle lit ou plutôt regarde l'Illustration; elle déjeune, elle fait quelques visites, elle en reçoit; elle dîne, elle lit ou plutôt regarde l'Illustration et elle se couche.

Le dimanche seul est pour elle un jour laborieux; car elle s'habille de meilleure heure, pour aller à la messe; c'est un jour dur. C'est de ce jour qu'elle se repose pendant les six autres. En vérité, ce n'est pas trop.

Les jeunes filles de la bourgeoisie française se mariant en général assez tard, on peut dire qu'elles passent en moyenne dix ans de leur vie, de seize à vingt-six ans, à ne rien faire littéralement. De leurs études achevées à leur mariage, grand trou, immense lacune, néant.

On lit dans le livre d'un moraliste, qui est une dame, et de qui, du reste, je crois que je vous parlerai tout à l'heure, ce propos très piquant: «Une personne charmante que j'ai connue, riche, aimable et spirituelle, disait parfois, sur un ton de plaisanterie amère: «Quand Dieu me demandera: Ma fille, qu'as-tu fait dans ta vie? Je répondrai: Seigneur, j'ai fait des visites.»

Ce n'est pas vrai de la plupart des femmes; mais c'est vrai exactement de la plupart des jeunes filles françaises de seize à vingt-six ans.

Leurs frères en sont comme ahuris. C'est l'époque de leur vie, à eux, où ils travaillent le plus. C'est pour les hommes la période de la vie heureuse, sans doute, car on est jeune et tout est là, ou presque tout, mais encore, cependant, la plus rude et la plus dure, sinon la plus sombre. De seize ans à vingt-six, aller d'examen en examen, c'est un métier de cheval de manège si insupportable que souvent le jeune homme de la bourgeoisie envie le sort du jeune ouvrier qui, au même âge, a un métier en main et le fait, tout simplement. J'ai vu tel jeune homme de vingt et un ans ravi de partir pour le service militaire: «A la bonne heure! Ça coupe! Ça interrompt le métier de candidat perpétuel aux examens continuels. On va se dérouiller les jambes et les bras pendant un an.»

Or, ces jeunes bourgeois, surmenés par le travail, regardent avec stupeur leurs sœurs, un peu plus âgées ou un peu moins, qui sont comme gavées d'oisiveté: «Ah! ma pauvre! moi, je suis accablé et énervé; mais toi tu dois être furieusement ennuyée. Il faudrait une moyenne.» Ils ne sont point envieux; mais ils sont stupéfaits. Comment peut-on à ce point ne rien faire du tout?

Dialogue entre frère et sœur:

«Frère, qu'est-ce que tu as à travailler tant que cela?

«—Sœur, qu'est-ce que tu as à être oisive à un tel degré?

«—Réponds d'abord. Frère, pourquoi travailles-tu?

«—Je me prépare une situation.

«—Et moi, je l'attends et n'ai qu'à l'attendre; voilà la différence. J'attends «l'heureux mortel». Je ne puis pourtant pas aller le chercher.»

Elle ne peut pas aller le chercher, évidemment; mais elle pourrait, peut-être bien, faire quelque chose en l'attendant.

Mme de Rémusat, dans son Essai sur l'éducation des femmes, a touché ce point très légèrement, je veux dire d'une main très légère, mais avec sa délicatesse et sa sûreté habituelles. Elle y dit quelque part: «Qu'arrive-t-il, en effet? Inactives jusqu'au mariage, averties seulement par d'insuffisants préceptes, les femmes entrent tout à coup dans une vie d'action et de mouvement qui enivre les étourdies et trouble les plus réservées. Elles sont assez préparées, dit-on, pour l'éducation qu'elles doivent recevoir du monde et de leur mari. Nous parlerons bientôt de cette seconde éducation: mais, dès à présent, qu'on nous dise si elle est toujours donnée avec justice [justesse?] ou prévoyance. Et puis enfin, quand elle manque ou quand on la reçoit mal, où sont, puisque le moment d'agir est venu, où sont les ressources contre les erreurs de pensée ou d'action? Il y a dans nos mœurs quelque chose de directement contraire à ce qui serait raisonnable. Cette nullité à laquelle nous condamnons nos filles excite en elles de bonne heure le désir de nous quitter. Nous les jetons ensuite dans les fausses libertés du mariage, où elles se persuadent qu'elles vont devenir maîtresses d'elles-mêmes à l'instant où elles contractent leur plus sérieux engagement.»

Les choses ont un peu changé depuis ce temps-là, c'est-à-dire depuis 1820, mais vraiment non pas beaucoup. Nos jeunes filles, ou sont complètement oisives, ou se consacrent à un talent d'agrément, musique, peinture, qui certainement a ce mérite au moins de remplir les heures et de chasser «les lourds et tristes rêves», mais qui ne leur servira absolument de rien dans la vie. Dans le premier cas, nous sommes en pleine absurdité; dans le second, nous sommes en pleine frivolité, pour ne pas dire en pleine niaiserie.

Ce qu'il faudrait, c'est que, de seize à vingt-cinq ans, nos jeunes filles: 1º fissent quelque chose et quelque chose de suivi; 2º fissent quelque chose qui les préparât à la vie qu'elles doivent mener plus tard. Voilà tout le programme—et il est large et souple—et il laisse grande liberté encore au choix et à l'initiative; mais il faudrait s'y conformer.

En 1903, si je ne me trompe, Mme E. Combe fit à Genève, devant un auditoire exclusivement féminin, une conférence sur «les jeunes filles utiles». Vous la trouverez tout entière dans la Revue chrétienne du 1er mars 1904. Le titre seul en serait déjà une jolie ironie discrète et couverte. Mme Combe, en cette causerie, faisait remarquer aux jeunes filles, non seulement de Genève, mais un peu de tous les pays, qu'elles étaient prodigieusement inutiles, et que si cela ne les humiliait pas, du moins cela devait bien les fatiguer.

Elle leur faisait même entendre que le travail aurait peut-être quelques bons effets d'abord sur leurs relations avec leur entourage, ensuite sur leur caractère même: «Remarquez-vous, disait-elle tout doucement, que le travail est le seul lien qui nous unisse à notre entourage? Vous me direz: «Et l'affection?» L'affection est un sentiment; elle peut même n'être qu'une sentimentalité; mais comment l'affection prend-elle un corps et se rend-elle visible? N'est-ce pas par les services que nous rendons aux objets de notre affection? Donc par le travail. Le travail nous unit à la communauté; l'oisiveté nous en retranche.»

Et, de fait, dans beaucoup de familles la jeune fille semble un être à part, elle semble un être étranger, tant elle est un être différent. Le père travaille, les frères travaillent, la mère travaille; la jeune fille les regarde faire ou plutôt ne les regarde même pas faire. Moralement, elle est sortie. Elle est le contraire d'Agrippine qui était «invisible et présente», elle est visible et absente. On ne sait pas trop pourquoi elle est là. Pourquoi a deux sens: pour quelle cause et pour quel but. Pour quelle cause, on le sait: c'est qu'elle est la fille de la maison; pour quel but et pour quel objet, il serait furieusement difficile de le dire. Si un père était assez brutal pour dire à sa fille: «Pourquoi es-tu là?» elle répondrait très gentille: «Pour t'embrasser.» C'est très bien, certes, mais ce n'est pas une raison suffisante, comme disent les philosophes.

Il n'est pas douteux, comme le dit très bien Mme Combe, que l'oisiveté de la jeune fille ne relâche le lien qui la rattache à la communauté dont elle fait partie.

Et, comme je l'ai dit, Mme Combe attirait aussi l'attention de son auditoire sur ce fait que l'oisiveté a de très mauvais effets sur le caractère de tout le monde, bien entendu, et particulièrement de la jeune fille: «Le travail, ah! quel bon régulateur du caractère! Comme il met toutes choses en leur place, comme il dose, avec une juste mesure, les éléments nécessaires à la santé physique et morale! Comme il chasse d'un seul souffle les papillons noirs! Comme il disperse les lubies, les fausses tristesses, les idées de travers! Il engendre la joie par une gymnastique aussi naturelle que l'action de nos poumons produit la chaleur.»

Excellent encore ceci. Nous savons très bien, comme Mme Combe, qui n'a pas voulu le dire avec la brutalité scientifique, que la «neurasthénie», une neurasthénie légère et superficielle, mais ce n'en est pas moins elle, est l'ennemie dont nos jeunes filles deviennent très souvent la proie. Et de là ces «papillons noirs», ces «fausses tristesses» et ces «idées de travers» dont parlait, en mesurant ses termes, Mme Combe. Or, une autre dame, Mme Dora Melegari, dans ses Faiseurs de peine et faiseurs de joie, livre excellent, rapporte un bien joli mot d'une de ses vieilles amies: «La neurasthénie? la neurasthénie?... Ah! oui, j'y suis; de mon temps on appelait cela avoir mauvais caractère.»

Nous y voilà. Il arrive assez souvent à nos jeunes filles d'être neurasthéniques, c'est-à-dire d'avoir mauvais caractère. Mais il y a le mauvais caractère inné et le mauvais caractère acquis. Le mauvais caractère acquis s'acquiert à force d'oisiveté; c'est le produit naturel et nécessaire de l'oisiveté intensive. Si vous tenez à avoir mauvais caractère, ne faites rien pour cela; c'est précisément à ne rien faire qu'il viendra tout seul.


Il faut donc, dans leur intérêt même et surtout dans leur intérêt, que les jeunes filles travaillent. Mais encore à quoi? C'est un point qui sans doute n'est pas négligeable. C'est ici que je me séparerai, du moins que je m'éloignerai un peu, de Mme Combe, que du reste je ne connais point du tout, mais qui m'inspire une très vive estime. Ce qu'elle voudrait, c'est que les jeunes filles s'occupassent activement d'œuvres de charité, ouvroirs, éducation et instruction des enfants pauvres, crèches, etc., etc. Vous voyez le vaste champ d'activité, et très honorable, je m'empresse de le reconnaître, qu'elle leur ouvre et qu'elle leur montre.

Tout en étant un peu de cet avis, comme on le verra plus loin, je n'en suis pas tout à fait. Ce que la jeune fille a de mieux à faire, de l'âge de seize ans à l'heure de son mariage, c'est d'apprendre son métier de maîtresse de maison qu'elle aura à exercer plus tard, c'est d'apprendre le ménage, comme auraient dit nos pères, et dans tout son détail. L'apprentissage est long et il est très occupant, très assujettissant, très attrayant aussi, presque en toutes ses parties, et il remplira très bien les heures, et il aura, pour le caractère de la jeune fille et pour ses relations avec son entourage, tous les bons effets que Mme Combe souhaite, désire et demande.

Voyez-vous bien ce qui—peut-être—nous sépare? Mme Combe, à ce qu'il me semble, voit la mère s'occupant activement et intelligemment de son intérieur et ne sortant guère de ce royaume qui est le sien; et elle voit les jeunes filles sortant et s'occupant des œuvres extérieures de solidarité, de philanthropie et de charité. Moi, d'abord, je n'aime pas autrement que les jeunes filles sortent tant que cela; ensuite j'estime que les œuvres extérieures, excellentes du reste, sont plutôt le fait d'une femme d'un certain âge et d'une expérience certaine. De sorte qu'à l'inverse de Mme Combe, je vois les jeunes filles suppléantes de la mère dans le gouvernement de la maison dès qu'elles ont fini leurs études et faisant ainsi un métier qu'elles ont besoin de faire, précisément parce qu'elles ne le savent pas, tandis que la mère n'a plus besoin de le faire, précisément parce qu'elle le sait;—et je vois la mère, tout en gardant la haute direction de la maison, profitant de la suppléance qu'elle trouve en ses filles pour s'occuper un peu plus des œuvres extérieures qui sollicitent son activité et surtout son cœur.

Du reste, il est bien entendu que ceci est une affaire de degré, de plus ou de moins. Au fond, je veux que les filles s'associent à la mère en tout ce qu'elle fait; c'est le fond même de la bonne éducation virginale et le fond même de la bonne administration domestique et de la moralité domestique. Seulement, je trouve que le premier devoir (chronologiquement) et le premier devoir (moralement) de la jeune fille est de s'occuper de la maison, et je trouve aussi que c'est son premier intérêt. Peu à peu, et de plus en plus, à mesure qu'elle avance en âge, qu'elle s'associe au ministère des affaires étrangères, je n'y verrai que du bien et je n'y verrai que de l'utile.

Voilà comment je me permettrai de corriger le programme, d'ailleurs extrêmement digne d'approbation et de haute estime, de Mme Combe.

Mais l'essentiel est que la jeune fille de la bourgeoisie française fasse quelque chose. Mme Dora Melegari, dans le livre que je citais plus haut et que je ne me lasserai pas de recommander de tout mon cœur, n'est pas très tendre, tout compte fait, pour les femmes. Qui aime bien châtie bien, à ce qu'il paraît. Mme Melegari doit aimer ses sœurs d'une très «violente amour», comme disait Henri IV. Or, entre autres choses, elle reproche aux femmes d'être souvent «faiseuses de peines» en ce qu'elles sont personnes à «griefs».

La femme—c'est Mme Melegari qui dit cela, sinon en propres termes, du moins en substance—la femme est souvent un accusateur public. Elle fait des reproches; elle aime à en faire; elle en fait à ses domestiques, à ses enfants, à son mari. Tout lui est matière à récrimination. Elle incrimine et récrimine; c'est sa vie; on dirait que c'est son besoin.

C'est à une femme de ce genre-là—car ce n'est qu'un genre; ce n'est même qu'une variété—que son mari disait:

«Chère amie, tu me fais des reproches toute la journée. N'en as-tu aucun à te faire?

«—Si, un!

«—Ah!

«—Oui, de t'avoir épousé.»

Elle récriminait même contre elle-même, mais elle avait une façon particulière de récriminer contre elle-même, et ce n'était pas l'impartialité qui, même dans ce cas, l'inspirait.

Les «griefs féminins», comme dit Mme Melegari, sont donc la plaie, et la plaie toujours vive, dans un très grand nombre de ménages, et je n'ai pas besoin d'ajouter, comme La Fontaine, que je sais même sur ce point bon nombre d'hommes qui sont femmes; mais enfin, nous ne nous occupons aujourd'hui que des femmes. Ne croyez-vous pas que le caractère récriminateur vient, en partie, de ces dix années d'oisiveté observatrice par lesquelles les femmes ont débuté dans la vie?

Quiconque ne fait rien est admirable pour trouver mal fait tout ce que font les autres. Quiconque ne fait rien abonde en reproches concernant le travail d'autrui, ou sa conduite, ou sa manière d'être. Or, la jeune fille, selon nos mœurs françaises, lesquelles sont très bonnes en cela, ne peut pas récriminer à haute voix. Donc, étant dans les meilleures conditions du monde pour récriminer, ayant une forte envie de récriminer et ne pouvant pas récriminer, elle amasse pendant dix ans un trésor de récriminations à dépenser pendant toute sa vie. Elle se charge. Elle fera explosion plus tard, et explosion prolongée.

Je ne doute pas qu'il n'y ait quelque chose comme cela. Si la jeune fille travaillait, oh! sans perdre haleine et sans se voûter, mais enfin s'occupait, et d'une manière active et utile, de seize à vingt-cinq ans, elle se ferait un caractère, précisément à l'âge où le caractère se défait pour se refaire, précisément à l'âge où il y a toute une refonte, toute une reconstitution du caractère, et celle-ci destinée à être définitive. Il importe que cet établissement définitif du caractère féminin se fasse dans les meilleures conditions possibles. Il se fait dans les plus mauvaises quand il se fait dans l'oisiveté. L'oisiveté, disaient nos excellents grands-pères, est la mère de tous les vices. Je dirai bien plus, en demandant pardon pour le paradoxe: elle est la mère de tous les travers. Soyez sûr qu'à une femme récriminatrice, pointue, désagréable, et au demeurant fort bonne femme, ou qui, très évidemment, aurait pu l'être, si l'on demandait: «Que faisiez-vous de seize à vingt-cinq ans?» elle vous répondrait: «Rien du tout.»

Une jeune fille qui, au sortir de la pension et en possession de son «brevet simple», est mise peu à peu au gouvernement de la maison, a affaire aux domestiques, aux fournisseurs, aux menues réparations, s'occupe du marché et des achats, cette jeune fille-là s'habituera de bonne heure aux contretemps, s'habituera à être contrariée, car la vie la plus simple contrarie toujours par mille incidents, s'exercera à la patience, à la persévérance tranquille, à l'entêtement doux, à réprimer constamment l'irritabilité, en constatant qu'elle ne sert à rien, jusqu'à l'éteindre peu à peu presque entièrement; et quand le moment du mariage arrivera, elle ne sera plus une récriminatrice.—Tout au moins elle n'aura pas appris à l'être.

Et, du reste, il faut laisser de la liberté, de la latitude aux différents caractères. Je dirai aux jeunes filles: de seize ans au mariage, soyez ménagères ou soyez autre chose. J'ai ma préférence, mais je ne l'impose pas. Soyez ménagères, ou soyez philanthropes, ou soyez artistes. Mais soyez des travailleuses. Occupez-vous. Ne rêvassez pas. Ne vous ennuyez pas. L'ennui, voilà l'ennemi à tous les âges de l'existence. Mais à votre âge, d'abord il est plus terrible qu'à un autre, étant plus anormal; et ensuite il est le père des défauts les plus désagréables pour les autres et pour vous-mêmes que vous puissiez traîner à travers votre vie.—Et cela vaut peut-être la peine qu'on y réfléchisse.


SAINTE-BEUVE ET LE FÉMINISME

Il faut s'entendre d'abord sur les définitions. J'appelle «féminisme» ce mouvement d'esprits qui a pour objet, plus ou moins lointain et aussi plus ou moins précis, d'établir, non pas l'uniformité, ce qui serait absurde, mais l'égalité ou une quasi-égalité entre les deux sexes, égalité d'instruction, égalité de droits, égalité d'accès aux métiers, arts et fonctions.

J'appelle «féminisme», par conséquent, tout l'ensemble de tous les efforts que l'on fait ou que l'on pourra faire pour élever moralement et intellectuellement la femme au niveau de l'homme moyen, et même un peu plus haut, ce qui ne serait peut-être pas impossible.

Et j'appelle féminisme enfin, par conséquent, ce qu'on n'a pas assez vu qu'il est au fond, une insurrection, une saine et excellente insurrection de la femme, non pas contre l'homme, mais contre elle-même, contre ses propres défauts, contre les défauts qu'elle ne laisse pas d'avoir assez naturellement et que, par certains calculs plus ou moins conscients, les hommes ont, depuis des siècles, très complaisamment cultivés, entretenus et développés en elle. La femme faible de cœur et de pensée, frivole, coquette, aimant les hommages, lesquels sont d'agréables insultes, folle de toilette, et de talents d'agrément, ne songeant qu'à plaire depuis quinze ans jusqu'à quarante-cinq, n'ayant d'autre pensée que de séduire et d'être, non pas même aimée, mais courtisée, et composant dans cet esprit sa vie tout entière; c'est contre cette femme-là qu'un certain nombre de femmes, dans les deux mondes, se sont insurgées; c'est cette femme-là qu'elles n'ont plus voulu être, c'est le contraire de cette femme-là qu'elles ont voulu devenir, et c'est cela même qui est le fond du féminisme.

Et là-dessus l'on me demande: Sainte-Beuve fut-il féministe, et s'il le fut, dans quelle mesure l'a-t-il été?

Définissons encore un peu; ce sera fini dans un instant. Il y a le féminin, le féministe et le fémineux, si l'on me permet de parler ainsi (philogyne me paraissant un peu pédantesque).

Le féminin, c'est l'homme qui a en lui quelque chose de la femme, telle qu'elle est ou telle qu'elle paraît ordinairement. Nerveux, capricieux, passionné, très facilement mélancolique et faible de caractère. Lenau, Heine, en Allemagne, Musset en France, sont des types de féminins.

Le féministe est l'homme qui est dans les idées générales du féminisme, tel que je le définissais tout à l'heure.

Le fémineux est l'homme qui est dominé par la passion pour les femmes et dans la pensée ou l'arrière-pensée duquel une considération d'amour pour les femmes, ou tout au moins de galanterie, persiste toujours, sans pouvoir jamais être écartée.

Si l'on accepte ces définitions, Sainte-Beuve a été assez féminin; il a été prodigieusement fémineux; il n'a presque pas été féministe.

Remarquez en effet, a priori, que de ces deux derniers termes l'un exclut presque l'autre. Le fémineux, «l'ami des femmes», n'aime presque que leurs défauts. C'est précisément la femme avec toutes ses faiblesses qui sont des grâces, et avec toutes ses grâces qui sont des demi-faiblesses, et avec ses frivolités, et avec ses coquetteries, et avec ses agréments de salon ou de boudoir, qui lui est particulièrement chère, et c'est cette femme-là que le féminisme a le dessein de détruire. Viriliser la femme, quelle effroyable entreprise aux yeux de «l'ami des femmes», ou plutôt de l'amateur des femmes! C'est, à ses yeux, lui ôter tout ce pourquoi il l'adore! Toutes les fois que vous verrez un homme résolument antiféministe, soyez presque sûr que c'est un homme qui aime extrêmement les femmes; il les aime mal; mais il les aime et peut-être il les aime trop. Toutes les fois que vous verrez un homme résolument féministe, soyez presque sûr que c'est un homme qui estime les femmes, qui même les aime dans le sens élevé du mot; mais qui n'est pas un amoureux.

Voyez l'amoureux éternel, Jean-Jacques Rousseau, et lisez Sophie. Rousseau est antiféministe au suprême degré. Comment il veut «Sophie»? Ignorante, ayant des talents d'agrément et «coquette». Jean-Jacques Rousseau est le plus antiféministe des hommes. On ne dira point que c'est parce qu'il n'aimait pas les femmes. Féministe et fémineux, termes contraires.

Et, de fait, Sainte-Beuve fut presque absolument comme Rousseau. Il le fut moins lourdement, d'une façon moins épaisse, parce qu'il avait moins de génie et plus de finesse, parce qu'il était homme de nuances; mais il le fut, tout compte fait, à très peu de choses près. C'était un homme du XVIIIe siècle en son fond intime et il n'a dépassé ce siècle, en vérité, qu'en fait de goût littéraire, et encore non pas extrêmement.

Son rêve de la femme était celui-ci: une maîtresse de maison très aimable, de seconde jeunesse, jolie ou belle, spirituelle, peu instruite, ayant du goût, sachant causer, sachant faire causer, faisant briller ses invités, réunissant très bonne société (et surtout très fine, et un peu mêlée), maintenant dans ce petit monde un ton de bonne compagnie dans une demi-liberté, et capable, pour l'un de ses familiers, d'une tendre faiblesse, cachée et discrète. Voilà la femme telle que la rêvée, caressée d'admiration et de désirs et aimée tendrement Sainte-Beuve, de vingt-cinq ans à soixante-cinq.

Il ne tarit pas sur les maîtresses de maison du XVIIIe siècle, en y ajoutant discrètement quelques-unes du XIXe. Les amies de l'âme de Sainte-Beuve, c'est Mme d'Épinay, Mme de Tencin, Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mme de Luxembourg, la comtesse de Boufflers, Mme Necker (quoique trop sévère), Mme de Rémusat (quoique trop sage), Mme de Boigne...

Dès qu'il s'agit de Mme de Genlis, mi-pédagogue, malgré son manque d'austérité, de Mme Swetchine, de Mme de Maintenon, il se hérisse, et tout en rendant justice, car il sait toujours la rendre, il multiplie les réserves. C'est que ce sont des moralistes, des éducatrices, des professeurs de vertu, de religion ou de sens pratique, des femmes susceptibles de viriliser la femme, En elles Sainte-Beuve voit poindre le féminisme. De Mme de Maintenon, la plus ferme, la plus sensée, la plus pratique et la moins romanesque de toutes, il a même dit, dans le Clou d'or: «... C'est le genre de femmes que je n'ai jamais pu souffrir.»

Mais, cent fois, il a fait des salons du XVIIIe siècle une peinture où il mettait tout son talent et toute son âme. C'est là, en vérité, qu'il a habité par son esprit et par son rêve. C'est de cette société qu'il a pendant toute sa vie porté le deuil, honoré le souvenir, tenté de ressusciter l'âme.

Il sait dire, car il comprend tout, en telle page pleine de talent littéraire et pleine de finesse d'esprit, que la conversation de salon affine la pensée et aussi l'énerve; et que si la grâce s'obtient dans la société, c'est la solitude qui est mère de la force. Il a su le dire une fois ou deux, à propos de Mme de Duras ou de Mme Récamier, et il se sent dans le vrai et il semble presque au regret d'y être; mais, en tous cas, il tourne vite, presque court, et en revient à ses effusions presque lyriques, avec exclamations, de quoi il use si peu, sur ces demi-déesses mondaines, sur ces nymphes de boudoir et de parloir (dans le sens vrai du mot) et de pensoir (si l'on me permet de traduire le frontisterion du poète grec) sur ces Égéries de salon, de ruelles ou de château, qui ont été la grâce le plus souvent un peu maniérée, toujours un peu frêle et un peu inconsistante de l'ancienne société littéraire.

Pour Sainte-Beuve, la vraie femme, la femme idéale, la femme tout au moins, à laquelle revient toujours sa pensée, c'est la femme de salon.

Il n'a pas vu le mouvement féministe; mais on peut être à peu près sûr qu'il lui eût été hostile. Dis-je bien? Non; car avec cet homme-ci il faut toujours prendre ses précautions; mais ce qu'on peut dire avec certitude, c'est que, l'eût-il accepté partiellement de pensée, il l'eût repoussé de cœur et du sentiment intime.

Et, cependant, cherchons un peu ce qu'il y a de féminisme encore dans Sainte-Beuve, non pas pour nous donner le vain plaisir qui consiste à extraire du romantisme des auteurs classiques ou de l'atticisme des orateurs révolutionnaires, jeu littéraire peut-être un peu puéril; mais d'abord pour rendre pleine justice à Sainte-Beuve; ensuite, comme en toute question, pour faire le tour de cette question-ci, ce qui est sans doute le moyen de la bien voir; enfin, ce qui peut nous être agréable et être utile, pour mesurer la force de l'idée féministe à ceci même que chez celui qui était le mieux né pour l'écarter et la réprimer, elle perce encore et quelquefois commence à s'imposer, pour cette seule cause qu'il était très intelligent et ouvert.

Je remarque d'abord, ce qui n'a trait qu'indirectement à la question, mais s'y rattache cependant, comme on verra bien, que Sainte-Beuve a discuté avec Mme de Genlis la question de l'éducation moderne. Mme de Genlis enseignait ou faisait enseigner aux enfants du duc d'Orléans, dont elle était, comme on sait, le «gouverneur», les langues vivantes, les sciences naturelles, la géographie, l'histoire, la gymnastique. C'est très précisément l'enseignement dit «moderne» de nos jours. Sur quoi l'humaniste Sainte-Beuve sait fort bien dire, très favorable tout d'abord: «La manière dont elle conçut et dirigea, dès le premier jour, l'éducation des enfants d'Orléans est extrêmement remarquable et dénote chez l'institutrice un sens de la réalité plus pratique que ses livres seuls ne sembleraient l'indiquer.... Dans toute cette partie de sa carrière, elle se montra ingénieuse, inventive, pleine de verve et d'à-propos; elle avait rencontré vraiment la plénitude de son emploi et de son génie.»

Bien entendu, se retrouveront un peu plus loin d'une part le poète, d'autre part l'humaniste qui, tout en faisant des concessions, n'abdique pas: «Un inconvénient, c'est de ne pas laisser aux jeunes esprits un seul quart d'heure pour rêver, pour se développer en liberté, pour donner jour à une idée originale ou à une fleur naturelle qui voudrait naître....»—«Un dernier inconvénient: le sentiment de l'antiquité, le génie moral et littéraire qui en fait l'honneur, l'idéal élevé qu'il suppose, est tout à fait absent dans cette éducation, et n'y semble même pas soupçonné.» Voilà les réserves, que je prends en considération, du reste; mais enfin, et de cela il reste évidemment quelque chose, et beaucoup, il avait commencé par approuver.

Or, cette éducation, qu'il approuve, en somme, plus qu'il ne la conteste, elle était donnée, et il le sait, et il le dit, à des jeunes filles aussi bien qu'à des jeunes gens, et ensemble aux uns et aux autres; elle était donnée, aussi bien qu'à M. de Valois (Louis-Philippe) et à ses frères, à Mme Adélaïde, sœur de ceux-ci, et à une nièce et à une fille adoptive de Mme de Genlis. Voilà à quoi il faut faire grande attention. Sainte-Beuve n'a pas protesté contre ce fait de donner à des jeunes filles l'éducation solide et exclusive de toute frivolité, que nous avons vue. Cela ne laisse pas de rester significatif.

Ce même mélange de quelque défiance et même quelque répulsion à l'égard de la femme sérieuse et instruite, et d'un certain respect, comme involontaire, pour elle, je le remarque dans les premières pages qu'il consacre à la comtesse de Boufflers: «Elle aimait l'Angleterre et les Anglais; elle causait bien politique, et ce fut une des femmes du XVIIIe siècle qui, les premières, surent manier, en conversant, cet ordre d'idées et de discussions à la Montesquieu. Je ne donne point ceci précisément comme un agrément ni comme une grâce; mais c'était au moins de l'intelligence et un talent...»

De cette même comtesse de Boufflers, Sainte-Beuve recueille à un autre endroit, avec beaucoup de soin et d'approbation, et d'admiration presque, tout un recueil de pensées et maximes qui forme comme un code du féminisme, comme un résumé des vertus de la femme forte et qui, par conséquent, sera fort bien à sa place ici:

«Dans la conduite, simplicité et raison.

«Dans l'extérieur, propreté et décence.

«Dans les procédés, justice et générosité.

«Dans l'usage des biens, économie et libéralité.

«Dans les discours, clarté, vérité, précision.

«Dans l'adversité, courage et fierté.

«Dans la prospérité, modestie et modération.

«Dans la société, aménité, obligeance, facilité.

«Dans la vie domestique, rectitude et bonté sans familiarité.

«Ne s'accorder à soi-même que ce qui vous serait accordé par un tiers éclairé et impartial.

«Eviter de donner des conseils, et, lorsqu'on y est obligé, s'acquitter de ce devoir avec intégrité, quelque danger qu'il puisse y avoir.

«Lorsqu'il s'agit de remplir un devoir important, ne considérer les périls et la mort même que comme des inconvénients et non pas des obstacles.

«Indifférent aux louanges, indifférent au blâme, ne se soucier que de bien faire, en respectant, autant qu'il sera possible, le public et les bienséances.

«Ne se permettre que des railleries innocentes qui ne puissent blesser ni le public ni le prochain.»

Quand Sainte-Beuve s'est trouvé en face de Mme Guizot (la première, Pauline de Meulan), il a été précisément en présence de la femme moderne, de la femme selon le féminisme, même selon un féminisme assez avancé, puisque Mlle Pauline de Meulan gagna sa vie pendant de longues années comme écrivain et comme journaliste. Il est donc ici très curieux à observer. Or, voici:

Mlle de Meulan avait été moquée précisément pour ses occupations d'écrivain et de journaliste. Elle s'était défendue et son seul tort avait été de daigner se défendre; mais elle s'était défendue avec émotion et avec fierté: «.... qu'ils ne songent pourtant pas à m'en plaindre; cela serait aussi déraisonnable que de m'en blâmer. Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire. Je le crois encore et je ne vois pas de raison pour m'affliger maintenant des inconvénients que j'ai prévus d'abord sans m'en effrayer. Vous savez avec quelle joie je m'y suis soumise et dans quelle espérance; vous m'avez peut-être vue même les envisager avec quelque fierté, en prenant une résolution dont ces inconvénients faisaient le seul mérite. Eh bien, rien n'est changé; pourquoi mes sentiments le seraient-ils?...»

Or, que dit Sainte-Beuve à tout cela? Eh bien, ce qui m'étonne presque, il est favorable, ici, sans réserves et avec une force d'affirmation qui ne lui est pas ordinaire: «Voilà bien la femme saintement pénétrée des idées de devoir et de travail, telle que la société nouvelle de plus en plus la réclame, telle que Mme Guizot, sortie des salons oisifs et polis du XVIIIe siècle, sera toute sa vie; et l'exemple de la femme forte, sensée, appliquée, dans le premier rang de la classe moyenne.»

De même, il approuve pleinement le système d'éducation toute morale et toute fondée sur le sentiment du devoir et de la règle que Mme Guizot préconise dans ses Lettres de famille et il dit très sensément: «Les plans d'éducation n'ont pas manqué, et ils ont redoublé dans ces derniers temps, ou du moins les plaintes contre l'éducation et la situation, particulièrement des femmes, se sont renouvelées avec une vivacité bruyante. Du milieu de tant de déclamations vaines... le livre de Mme Guizot, qui embrasse l'éducation tout entière, celle de l'homme comme celle de la femme, offre une sorte de transaction probe et mâle, entre les idées anciennes et le progrès nouveau.»

Mais c'est surtout dans son article sur Mme de Lambert qu'il est très intéressant de suivre et, pour ainsi parler, de guetter Sainte-Beuve de très près. Mme de Lambert est la première en date des féministes, ou plutôt elle serait absolument digne de ce titre si Fénelon, à peine quelques années avant, du reste, n'avait écrit le Traité de l'éducation des filles, traité qui est le livre classique du féminisme et traité, qu'on s'en souvienne toujours, que Jean-Jacques Rousseau a eu surtout pour objet de réfuter quand il a écrit Sophie. Enfin Mme de Lambert est au moins la première en date des femmes qui ont été féministes.

Dans ses Avis à sa fille et dans ses Réflexions sur les femmes, Mme de Lambert est inspirée par l'horreur à l'endroit de la femme mondaine telle que ce commencement du XVIIIe siècle la manifestait déjà. Elle veut qu'une femme soit très raisonnable, pénétrée de raison, pour en être fortifiée contre ses passions et contre les suggestions mondaines, et c'est-à-dire contre l'ennemi du dedans et l'ennemi du dehors. Elle se méfie de la partie sensible: «Rien n'est plus opposé au bonheur qu'une imagination délicate, vive et trop allumée.» Elle veut qu'une femme «sache penser». Elle proteste contre «le néant où les hommes ont voulu nous réduire». Elle veut ou voudrait faire à sa fille une âme saine. Le mot, excellent, revient souvent sous sa plume: «Quand nous avons le cœur sain, pensait-elle, nous tirons parti de tout et tout se tourne en plaisirs... On se gâte le goût par les divertissements; on s'accoutume tellement aux plaisirs ardents qu'on ne peut se rabattre sur les simples. Il faut craindre les grands ébranlements de l'âme qui préparent l'ennui et le dégoût...»

Elle lève l'étendard, courageusement et avec le plus grand bon sens et avec des raisons singulièrement considérables, comme vous allez voir, contre ce Molière, grand homme, certes, mais qui avait l'âme d'un plat bourgeois sous un génie littéraire incomparable. Elle lui reproche le ridicule qu'il a déversé sur les «femmes savantes». Elle montre, notez cela, que depuis qu'on les a raillées sur cette prétention à l'esprit, mon Dieu, comme dit Sainte-Beuve un peu crûment, «elles ont mis la débauche à la place du savoir». Voilà le succès, lequel juge l'entreprise: «Lorsque les femmes (dit Mme de Lambert) se sont vues attaquées sur des amusements innocents, elles ont compris que, honte pour honte, il fallait choisir celle qui leur rendait davantage; et elles se sont livrées au plaisir.»

Je crois que c'est ici ce que l'on appelle un coup droit.

Et que dit Sainte-Beuve à ce propos? Ah! cette fois-ci, pas grand'chose. Il n'a plus affaire à un esprit tempéré, modéré, «transactionnel», comme tout à l'heure, et il est un peu gêné, semble-t-il, tant pour approuver que pour contredire. Il dit que dans ce petit écrit (les Réflexions sur les femmes), «plus d'une idée serait à discuter». Il tire parti, un peu, d'une boutade de Mme de Lambert sur cet écrit même: «Ce sont mes débauches d'esprit,» pour insinuer que tout cela est un peu jeu et paradoxe. Il plaide les circonstances atténuantes, indiquant que ce livre était surtout, sans doute, un ouvrage de polémique et «avait été composé pour venger et revendiquer dans son sexe l'honnête et solide emploi de l'esprit, en présence des orgies de la Régence.» Il a même un mot assez malheureux. Il dit: «Mme de Lambert préférait à ces femmes éhontées de la Régence jusqu'à la docte Mme Dacier elle-même, en qui elle voyait une autorité en l'honneur du sexe.» Jusqu'à Mme Dacier elle-même. On dirait que c'est le comble du ridicule de préférer l'honnête et glorieuse Mme Dacier à Mme de Parabère ou à Mme de Sabran!

Évidemment, ici, Sainte-Beuve récalcitre, pour employer un mot dont il s'est servi. Mme de Lambert, c'est le féminisme déclaré. C'en est trop pour lui, décidément. On a franchi sa limite, qui, du reste, a toujours été un peu flottante; mais encore il a senti qu'on la franchissait et il a regimbé assez vivement.

Mais c'est à la fin de l'article sur Mme Roland qu'il faut chercher l'endroit où Sainte-Beuve, qui n'a jamais été formel sur cette affaire, l'a, tout compte fait, été le plus. Le passage doit être rapporté tout entier:

«On a voulu dans ces derniers temps (1835) faire de Mme Roland un type pour les femmes futures, une femme forte, républicaine, inspiratrice de l'époux, égale ou supérieure à lui, remplaçant par une noble et clairvoyante audace la timidité chrétienne, disait-on, et la soumission virginale. Ce sont là d'ambitieuses et abusives chimères. Les femmes comme Mme Roland sauront toujours se faire leur place; mais elles seront toujours une exception. Une éducation plus saine et plus solide, des fortunes plus modiques, des mariages plus d'accord avec les vraies convenances devront, sans doute, associer de plus en plus, nous l'espérons, la femme et l'époux par l'intelligence comme par les autres parties de l'âme; mais il n'y a pas lieu pour cela à transformer les anciennes vertus, ni mêmes les grâces: il faut d'autant plus les préserver. A ceux qui citeraient Mme Roland pour exemple, nous rappelons qu'elle ne négligeait pas d'ordinaire ces formes, ces grâces, qui lui étaient un empire commun avec les personnes de son sexe; et que ce génie qui perçait malgré tout et qui s'imposait souvent, n'appartenant qu'à elle seule, ne saurait, sans une étrange illusion, faire autorité pour d'autres.»

Il y a dans cette demi-page, très importante, à remarquer, d'abord la date, 1835. Le passage où Sainte-Beuve a, somme toute, fait le plus de concessions au féminisme est le premier, chronologiquement, de tous les passages où il a traité ou effleuré cette question. Il est plus avancé, à cet égard, si le mot «avancé» signifie quelque chose, en 1835 qu'en 1863 (date de l'article, cité plus haut, sur la comtesse de Boufflers). Remarquez que de tout Sainte-Beuve—questions religieuses à part—on en peut dire autant. Il a été en rétrogradant (je n'y mets aucun reproche et, à un certain égard, au contraire). Il a passé du romantisme au classicisme qui était, au fond, son goût véritable, et il a été du républicanisme de 1828 au bonapartisme conservateur et timoré de 1852. En religion seulement il a passé du christianisme au déisme et du déisme à la haine de Dieu. Il n'est donc pas étonnant que «l'esprit bourgeois», l'esprit moliéresque ait été plus accusé en lui sur cette question aussi, c'est à savoir en féminisme, entre 1850 et 1860 qu'en 1835.

Ce qu'il y a à remarquer ensuite dans cette conclusion sur Mme Roland, c'est que Sainte-Beuve—et c'est la seule fois qu'il l'ait fait—trace son programme féministe, à peu près, fixe ces limites et ces frontières dont nous parlions plus haut, dit: «jusque-là, je veux bien.»

Ce qu'il accepte du féminisme, qui naissait alors et sous sa forme, il faut le reconnaître, la plus déraisonnable et la plus ridicule, c'est ceci: «des mariages plus d'accord avec les vraies convenances», c'est-à-dire, sans doute, des mariages qui ne seront plus comme si souvent autrefois, comme infiniment plus souvent qu'on ne croit, mariages de petites filles avec des sénescents, et qui ne seront plus décidés sur convenances de famille, et qui ne seront plus des mariages d'argent, etc.

Ce qu'il accepte du féminisme, c'est encore «des fortunes plus modiques», c'est-à-dire qu'il voit, avec beaucoup de raison, que l'égalisation progressive des fortunes établit entre les deux sexes une quasi-égalisation aussi, rapproche deux êtres qui autrefois, dans les classes riches, vivaient, quoique mariés, parfaitement isolés l'un de l'autre, ce qui n'est possible qu'entre gens riches et heureusement impossible entre gens de fortune modeste.

Ce qu'il accepte du féminisme, c'est encore une éducation plus saine et plus solide, faisant de la jeune fille, et par conséquent de la jeune femme, autre chose qu'une poupée, une Poppée ou une Sophie.

Voilà ce qu'il accepte et de quoi il pense que résultera une «association» intellectuelle et morale, plus étroite, «entre la femme et l'époux»; voilà jusqu'où il va, et reconnaissons que c'est beaucoup.

Mais il a une peur horrible, une peur frissonnante, à la pensée que la femme pourrait, selon ce nouveau régime, perdre de ses «anciennes vertus»—à quoi je déclare que je ne comprends absolument rien, à moins que la niaiserie ne soit une vertu—et de ses «grâces» d'ancien régime. Oh! voilà chez lui le point sensible. Est-ce que, à ce régime nouveau, la femme ne se viriliserait pas trop? Est-ce qu'elle ne deviendrait pas trop sensée? Est-ce qu'elle ne deviendrait pas trop ferme d'intelligence et de cœur? Est-ce qu'elle ne cesserait pas d'être craintive, timide et coquette? Est-ce qu'elle ne ressemblerait pas trop à Mme de Maintenon? Quel désastre!

Sainte-Beuve a eu de bonne heure et il a toujours gardé ce travers essentiel des antiféministes: l'amour des défauts de la femme et la crainte qu'elle ne réussisse à les perdre.

En résumé, il y a eu chez Sainte-Beuve, relativement à la question féminine, un conflit entre son... cœur et son esprit.

Quand il consulte sa raison, il est trop intelligent pour ne pas voir assez clairement que le féminisme est le vrai, sauf ses exagérations et ses incartades et la sottise de ses tenants échauffés, choses qui ne comptent pas. Quand il consulte sa raison, il est avec les sérieux et sensés ancêtres du féminisme, avec Fénelon, avec Mme de Maintenon et avec Mme de Lambert.

Mais quand il cède aux sourdes suggestions de ce que nous avons appelé son cœur, il est antiféministe avec impatience et avec humeur; il s'écrie: «On va me gâter la femme que j'aime»; il a peur que les salons ne disparaissent, ces salons qu'il a adorés et dont à peine, tout à la fin de sa vie, il s'est résigné à se priver;—et alors, il est avec Rousseau, avec lequel il a beaucoup plus de rapports profonds et secrets qu'on ne le croit généralement.

Et voulez-vous que je vous dise? Sainte-Beuve est ici représentatif de l'humanité, comme un surhomme d'Emerson; et il n'y a peut-être pas un homme qui sur cette affaire ne soit, plus ou moins, partagé et presque déchiré comme l'était Sainte-Beuve.

Non, il n'y en a peut-être pas un.

Et moi-même...

Cependant je ne crois pas.


VOLTAIRE ET LES FEMMES

Voltaire est en exécration auprès des femmes, parce qu'il a dit du mal de Jeanne d'Arc, dans le plus pitoyable, du reste, de tous les livres prétendument gais. Mais il ne faudrait pas le juger uniquement sur ce livre-là. Il a eu des idées justes, en général, sur les femmes; il a été apprécié et aimé par des femmes très distinguées, Mme la duchesse du Maine, Mme la marquise du Châtelet, Mme du Deffand, sans vouloir tout à fait omettre Mme de Pompadour, qui a été, à mon avis, extrêmement surfaite, mais qui n'était pas sans mérite, ni Mme d'Epinay, dont je dirai à peu près la même chose, avec, si vous voulez, un bon point de plus.

Les passages, non pas très nombreux, où le peu «féministe» et très peu «fémineux» Voltaire dit en passant son avis sur les femmes, sont intéressants à relever. Je ne les relèverai pas tous, du reste. Il suffit des plus significatifs.

Sur les «femmes savantes» d'abord, et c'est toujours ce point-ci qui attire avant tout l'attention, voici ce que le cardinal de Bernis écrivait le 20 juillet 1762 à Voltaire: «A l'égard de Paris, je ne désire d'y habiter que quand la conversation y sera meilleure, moins passionnée, moins politique. Vous avez vu de notre temps [c'est-à-dire du temps que Voltaire était à Paris, vers 1730], que toutes les femmes avaient leur bel esprit, ensuite leur géomètre, puis leur abbé Nollet [c'est-à-dire leur physicien]. Aujourd'hui on prétend qu'elles ont toutes leur homme d'État, leur politique, leur agriculteur, leur duc de Sully. Vous sentez combien tout cela est ennuyeux et inutile: ainsi j'attends sans impatience que la bonne compagnie reprenne ses anciens droits, car je me trouverais très déplacé au milieu de tous ces Machiavels modernes...»

Voltaire ne répondit pas à ce passage, d'où l'on peut induire qu'il y sourit avec approbation; car il est grand disputeur, et aussitôt que quelque chose dans les lettres de ses correspondants n'est pas tout à fait selon ses opinions, soit avec vivacité, soit avec des ménagements de courtoisie, il ne manque jamais de le relever. Le petit historique de l'abbé de Bernis dut lui plaire, car c'est un historique très net et très complet des manies féminines pendant près d'un siècle, depuis Molière jusqu'en 1762. Du temps de Molière finissant, les femmes sont mi-parties «littéraires,» mi-parties «philosophes-scientifiques» (Femmes savantes). Du reste, il est à remarquer que Molière, dans les Femmes savantes, est moitié observateur, moitié prophétique.

Puis, les femmes sont, avec Fontenelle, «beaux esprits» et «géomètres»; puis elles sont, avec l'abbé Nollet, physiciennes et naturalistes; puis, avec l'abbé Galiani et Quesnay, et Gournay, et leurs disciples, économistes et «sciences politiques».

Autrement dit, elles ont suivi le mouvement général. Tout le mouvement général de la littérature au XVIIIe siècle est celui-ci: 1º ne plus se contenter d'amuser; 2º instruire en amusant; 3º instruire sans amuser.—En 1762, le cardinal de Bernis et Voltaire aussi commençaient à trouver qu'on pensait trop, qu'on n'était pas ici pour s'amuser. C'est à peu près à la même époque que Voltaire écrivait:

Sous la raison les grâces étouffées
Livrent les cœurs à l'insipidité.
Le raisonner tristement s'accrédite.
On court, hélas! après la vérité.
Ah! croyez-moi: l'erreur a son mérite.

Il n'aimait donc pas beaucoup les «femmes savantes», c'est-à-dire les «femmes scientifiques». Mme du Châtelet lui a plu par son esprit de conversation qui était exquis, beaucoup plus que par sa Newtonomanie et son tableau noir, dont maintes fois, gentiment, mais de ton assez caustique encore, il l'a raillée, même en face. Et par derrière, on connaît son mot à une dame qui goûtait la poésie: «Ah! Madame, vous aimez les vers! Comme je vous en aime! J'ai chez moi un petit... animal qui n'aime que les mathématiques.»

En revanche, quand il a affaire à une «littéraire», on voit que, tout en prémunissant, en homme sage, contre les dangers de cette passion, il est heureux et très bienveillant. Une jeune fille inconnue lui ayant envoyé des vers, on sait par quelle lettre charmante il lui répondit: «Je ne suis, Mademoiselle, qu'un vieux malade et il faut que mon état soit bien douloureux, puisque je n'ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m'honorez et puisque je ne vous envoie que de la prose en échange de vos jolis vers. Vous me demandez des conseils; il ne vous en faut point d'autres que votre goût... Je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps en possession des suffrages du public et dont la réputation n'est point équivoque. Il y en a peu; mais on profite bien plus en les lisant qu'avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs n'ont de l'esprit qu'autant qu'il en faut, ne le recherchent jamais, pensent avec bon sens et s'expriment avec clarté... Vos réflexions, Mademoiselle, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrai vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Racine, Boileau-Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s'accoutume à bien parler, en lisant souvent ceux qui ont bien écrit; on se fait une habitude d'exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n'est point une étude. Il n'en coûte aucune peine de lire ce qui est bon et de ne lire que cela: on n'a de maître que son propre goût...»

Il y a à remarquer, tout compte fait, que, tout au contraire de Rousseau, Voltaire ne laisse pas d'avoir surtout aimé les femmes qui avaient un caractère viril. Catherine, évidemment, lui a beaucoup plu, abstraction faite de son goût pour les souverains étrangers, lequel était comme une revanche qu'il prenait des dédains qu'il avait eu à essuyer de la part du souverain français. Voyez comme, dans une lettre toute particulière, et qui ne devait pas aller de la personne à laquelle il l'écrivait à l'impératrice de Russie, il parle de sa Catherine. C'est à Mme du Deffand qu'il écrit ce jour-là (18 mai 1767): «... Vous voyez que les Jésuites étaient bien loin de mériter leur réputation. Il y a une femme qui s'en fait une bien grande; c'est la Sémiramis du Nord qui fait marcher cinquante mille hommes en Pologne pour établir la tolérance et la liberté de conscience. [Ce n'était pas du tout pour cela.] C'est une chose unique dans l'histoire du monde et je vous réponds que cela ira loin. Je me vante à vous d'être un peu dans ses bonnes grâces. Je suis son chevalier envers et contre tous. Je sais bien qu'on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son mari; mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas, et d'ailleurs il n'est pas mal qu'on ait une faute à réparer: cela engage à faire de grands efforts pour forcer le public à l'estime et à l'admiration, et assurément son vilain mari n'aurait fait aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les jours [morale de Voltaire, à comparer à celle de Nietzsche. Ce n'est pas que je recommande ni l'une ni l'autre]... Je m'imagine que les femmes ne sont pas fâchées qu'on loue leur espèce et qu'on les croie capables de grandes choses. Vous saurez d'ailleurs qu'elle va faire le tour de son vaste empire. Elle m'a promis de m'écrire des extrémités de l'Asie; cela forme un beau spectacle.»

On connaît assez les monotones flagorneries que Voltaire prodigua à Catherine II en lui écrivant à elle-même; mais connaît-on bien... comment dirai-je... l'oraison funèbre avant décès, l'oraison funèbre préalable, l'oraison funèbre anthume, comme aurait dit notre pauvre Alphonse Allais, de Catherine II par Voltaire? Le morceau est un peu enterré. Je le déterre pour vous. C'est une partie, et c'est la partie essentielle, de la Lettre sur les panégyriques (date certaine: 1767, parce que Voltaire parle de ce petit traité dans la lettre à Mme du Deffand que j'extrayais tout à l'heure). Voici, partiellement, ce qui, dans ce petit traité, se rapporte à la Sémiramis du Nord:

«... Elle se signale précisément comme ce monarque [Louis XIV], par la protection qu'elle donne aux arts, par les bienfaits qu'elle a répandus hors de son empire et surtout par les nobles secours dont elle a honoré l'innocence des Calas et des Sirven dans des pays qui n'étaient pas connus de ses anciens prédécesseurs... Si Pierre le Grand fut le vrai fondateur de son empire; s'il fit des soldats et des matelots; si l'on peut dire qu'il créa des hommes, on pourra dire que Catherine II a formé leurs âmes... Elle assure la durée de son empire sur le fondement des lois. Elle est la seule de tous les monarques du monde qui ait rassemblé des députés de toutes les villes d'Europe et d'Asie pour former avec elle un corps de jurisprudence universelle et uniforme. Justinien ne confia qu'à un corps de jurisconsultes le soin de rédiger un code; elle confia ce grand dessein de la nation à la nation même, jugeant, avec autant d'équité que de grandeur, qu'on ne doit donner aux hommes que des lois qu'ils approuvent et prévoyant qu'ils chériront à jamais un établissement qui sera leur ouvrage. C'est dans ce code qu'elle rappelle les hommes à la compassion, à l'humanité que la nature inspire et que la tyrannie étouffe; qu'elle abolit ces supplices si cruels, si recherchés, si disproportionnés aux délits; c'est là qu'elle rend les peines des coupables utiles à la société; c'est là qu'elle interdit l'affreux usage de la question, invention odieuse à toutes les âmes honnêtes, contraire à la raison humaine et à la miséricorde recommandée par Dieu même... Souveraine absolue, elle gémit sur l'esclavage et elle l'abhorre... Elle a conçu le dessein d'être la libératrice du genre humain dans l'espace de plus de onze cent mille de nos grandes lieues carrées. Elle n'entreprend point ce grand ouvrage par la force, mais par la seule raison; elle invite les grands seigneurs de son empire à devenir plus grands en commandant à des hommes libres. Elle en donne l'exemple: elle affranchit les serfs de ses domaines...»—J'aurai l'indiscrétion de transcrire ici un passage d'une de ses lettres: «La tolérance est établie chez nous; elle fait la loi de l'État; il est défendu de persécuter. Nous avons, il est vrai, des fanatiques, qui, faute de persécution, se brûlent eux-mêmes; mais si ceux des autres pays en faisaient autant, il n'y aurait pas grand mal; le monde n'en serait que plus tranquille, et Calas n'aurait pas été roué.»

Suivent des considérations sur Catherine libératrice de la Pologne, qui seraient peut-être sujettes à quelques contestations. Je n'ai voulu que donner une idée de l'état d'esprit de Voltaire à l'égard de Catherine II, et en passant, une idée aussi de la manière dont Voltaire entend le panégyrique. Il n'y fait pas à demi, comme on disait autrefois, en jolie langue.

Sur les femmes guerrières, Voltaire montre un mélange d'ironie légère et de véritable admiration qu'il est curieux de regarder de près et de mesurer au juste. Il rapporte avec bienveillance l'anecdote de Coulah, prisonnière de Pierre, gouverneur de Damas, qui se révolta avec ses compagnes contre Pierre et qui le fit reculer jusqu'au moment où son propre frère, Dérar, vint la délivrer, elle et son héroïque bataillon: «Rien ne ressemble plus, ajoute-t-il, à ces temps qu'on nomme héroïques, chantés par Homère.»

Il cite ensuite les femmes qui se «croisèrent» aux temps des croisades. Il cite Marguerite d'Anjou, femme de Henri VI, roi d'Angleterre, qui «combattit dans dix batailles pour délivrer son mari», et ajoute que «l'histoire n'a pas d'exemple d'un courage plus grand ni plus constant dans une femme». Il cite la fameuse comtesse de Montfort, en Bretagne, «vaillante de sa personne autant que nul homme, montant à cheval et maniant sa monture mieux que nul écuyer, combattant sur mer et sur terre de même assurance; soutenant deux assauts sur la brèche d'Hennebon, armée de pied en cap, puis fondant sur le camp ennemi, y mettant le feu et le réduisant en cendres».—Il aurait pu citer l'autre comtesse de Montfort (la femme de Simon de Montfort, l'antialbigeois), qui levait une armée pour courir au secours de son mari, la lui conduisait à travers toute la France et partageait tous les périls et soutenait tous les efforts de son sauvage époux.

Il ne peut s'empêcher de lancer quelques sottes épigrammes à Jeanne d'Arc (d'où vient donc que Jeanne d'Arc fut sa bête noire?), mais il rend un très grand hommage à Jeanne Hachette, de Beauvais. Il ne manque pas de rappeler Mlle de la Charce, de la maison de la Tour du Pin-Gouvernet, qui, en 1692, se mit à la tête des communes en Dauphiné et repoussa les «Barbets» [Vaudois] qui faisaient une irruption et qui reçut une pension du roi, comme un officier qui a fait une glorieuse campagne.

En résumé, son petit chapitre sur les «amazones» de tous les temps respire plutôt la sympathie que tout autre sentiment. C'est une chose dont il lui faut tenir compte.

Enfin, pour ne pas prolonger outre mesure cette petite enquête, il faut bien que j'en vienne à l'article Femmes dans le Dictionnaire philosophique... Eh bien, non; flânons encore un peu; car enfin ceux qui connaissent Voltaire seraient furieux que j'eusse l'air de mépriser le piquant badinage intitulé Femmes, soyez soumises à vos maris. Il n'a pas la prétention de prouver quoi que ce soit; mais il est d'actualité au moment où l'on songe à retrancher le mot «obéissance» des articles du Code civil relatifs au mariage, et puis il est joli et il est peu connu. Je le résume:

«Mme la maréchale de Grancey... passa quarante années dans cette dissipation et dans ce cercle d'amusements qui occupent sérieusement les femmes; n'ayant jamais rien lu que les lettres qu'on lui écrivait, n'ayant jamais mis dans sa tête que les nouvelles du jour, les ridicules de son prochain et les intérêts de son cœur. Enfin, quand elle se vit à l'âge où l'on dit que les jolies femmes qui ont de l'esprit passent d'un trône à l'autre, elle voulut lire... L'abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère: «Qu'avez-vous donc, Madame? lui dit-il.

—«J'ai ouvert par hasard, répondit-elle, un livre qui traînait dans mon cabinet. C'est, je crois, quelque recueil de lettres; j'y ai vu ces paroles: Femmes, soyez soumises à vos maris. J'ai jeté le livre.

—«Comment, Madame! Savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul?

—«Il ne m'importe de qui elles sont. L'auteur est très impoli. Jamais M. le maréchal ne m'a écrit dans ce style. Je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très difficile à vivre. Était-il marié?

—«Oui, Madame.

—«Il fallait que sa femme fût une bien bonne créature. Si j'avais été la femme d'un pareil homme, je lui aurais fait voir du pays. «Soyez soumises à vos maris!» Encore s'il s'était contenté de dire: «Soyez douces, complaisantes, attentives, économes», je dirais: «Voilà un homme qui sait vivre.» Mais pourquoi soumises, s'il vous plaît? Quand j'épousai M. de Grancey, nous nous sommes promis d'être fidèles; mais ni lui ni moi ne promîmes d'obéir. Sommes-nous donc des esclaves? N'est-ce pas assez... [de toutes les incommodités du mariage]..., sans qu'on vienne me dire encore: Obéissez? Certainement la nature ne l'a pas dit; elle nous a fait des organes différents de ceux des hommes; mais en nous rendant nécessaires les uns aux autres, elle n'a pas prétendu que l'union formât un esclavage. Je me souviens bien que Molière a dit:

Du côté de la barbe est la toute-puissance.

Mais voilà une plaisante raison pour que j'aie un maître! Quoi? parce qu'un homme a le menton couvert d'un vilain poil rude qu'il est obligé de tondre de fort près et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse très humblement! Je sais bien qu'en général les hommes ont des muscles plus forts que les nôtres et qu'ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué; j'ai bien peur que ce ne soit là l'origine de leur supériorité.»

J'arrive à l'article Femmes dans le Dictionnaire philosophique. A travers beaucoup d'impertinences ou de légèretés comme Voltaire en a toujours, soit qu'il s'y complaise, soit qu'il songe trop au succès immédiat, lequel ne peut presque pas se passer de scandale, il y a des choses bien justes dans cet article. Voltaire y reconnaît d'abord cette vérité, qui a été parfaitement confirmée par la science de nos jours, que le crime n'est pas féminin: «Dans tous les pays policés, il y a toujours cinquante hommes au moins exécutés à mort contre une seule femme.»—Il reconnaît l'intelligence de la femme tout en lui déniant le génie inventeur: «On a vu des femmes très savantes, comme il en fut de guerrières; mais il n'y eut jamais d'inventrices

Il met en bon jour cette singulière antinomie, à laquelle, pour mon compte, je n'ai jamais rien pu comprendre, que nulle part les femmes ne sont électeurs, mais que, dans beaucoup de pays, elles sont reines et gouvernent très bien: «Dans aucune république, elles n'eurent jamais la moindre part au gouvernement, et dans les empires purement électifs, elles n'ont jamais régné; mais elles règnent dans presque tous les royaumes héréditaires de l'Europe... On prétend que le cardinal Mazarin avouait que plusieurs femmes étaient dignes de régir un royaume et qu'il ajoutait qu'il était toujours à craindre qu'elles ne se laissassent subjuguer par des amis incapables de gouverner douze poules. Cependant, Isabelle en Castille, Élisabeth en Angleterre, Marie-Thérèse en Hongrie, ont bien démenti le prétendu bon mot attribué à Mazarin. Et aujourd'hui, nous voyons dans le Nord une législatrice qui est aussi respectée que le souverain de la Grèce, de l'Asie-Mineure, de la Syrie et de l'Égypte est peu estimé.»

Il est à remarquer que Voltaire est très nettement favorable au divorce. Dans l'article Femmes, il écrit sans ambages et peut-être sans assez d'ambages: «Ce qui ne paraît ni selon la raison ni selon la politique [c'est-à-dire ni dans les intérêts de l'État] c'est la loi qui porte qu'une femme séparée de corps et de biens de son mari ne peut avoir un autre époux ni le mari prendre une autre femme. Il est évident que voilà une race perdue pour la peuplade et que si cet époux et cette épouse séparés ont tous deux un tempérament impétueux, ils sont nécessairement exposés à des péchés continuels dont les législateurs sont responsables devant Dieu...»

Dans l'article Divorce, beaucoup moins sérieux, Voltaire se borne à constater que le divorce est dans le code de Justinien, empereur très chrétien, et qu'il est en pratique dans tous les pays d'Église réformée et d'Église grecque. Puis il fait ce qu'on peut appeler une gambade, ce qui lui est très habituel, et, remontant aux époques non seulement barbares, mais sauvages, il dit en bouffonnant: «Le divorce est probablement de la même date à peu près que le mariage. Je crois pourtant que le mariage est de quelques semaines plus ancien; c'est-à-dire qu'on se querella avec sa femme au bout de quinze jours, qu'on la battit au bout d'un mois et qu'on se sépara d'elle après six semaines de cohabitation.» Et cela est assez amusant, mais ne signifie rien du tout. Un vrai sage ajouterait: «Et, par conséquent, ce n'est pas même amusant.» Il se pourrait.

Voltaire, dont je ne songe qu'à le féliciter, est très véhément contre la polygamie. Il rapporte certains propos, plus ou moins authentiques, d'un musulman reprochant à un Allemand de boire trop de vin et de n'avoir qu'une épouse, et il fait répondre l'Allemand d'une manière très pertinente: «Chien de musulman, pour qui je conserve une vénération profonde, avant d'achever mon café, je veux confondre tes discours. Qui possède quatre femmes possède quatre harpies toujours prêtes à se calomnier, à se nuire, à se battre: le logis est l'antre de la discorde. Aucune d'elles ne peut t'aimer; chacune n'a qu'un quart de ta personne et ne pourrait tout au plus te donner que le quart de son cœur. Aucune ne peut te rendre la vie agréable; ce sont des prisonnières qui, n'ayant jamais rien vu, n'ont rien à te dire. Elles ne connaissent que toi: par conséquent, tu les ennuies. Tu es leur maître absolu: par conséquent, elles te haïssent... Prends tes exemples chez les animaux et ressemble-leur tant que tu voudras. Moi, je veux aimer en homme. Je veux donner tout mon cœur et qu'on me donne le sien. Je rendrai compte de cet entretien ce soir à ma femme et j'espère qu'elle en sera contente. A l'égard du vin, que tu me reproches, apprends que s'il est mal d'en boire en Arabie, c'est une habitude très louable en Allemagne. Adieu.»

Voltaire peut être compté comme féministe modéré. Il était de très grand bon sens, de très grande clarté et de grande mesure dans l'esprit toutes les fois qu'une de ses passions n'était pas en jeu. Or, dans la question des femmes, aucune de ses passions ne pouvait être en jeu, ni dans un sens ni dans un autre. Il ne pouvait être entraîné en leur faveur jusqu'à ce lyrisme intempérant dont, il y a quelques années, quelques échauffés nous ont donné des exemples du dernier burlesque; car il n'avait jamais été très amoureux, et quand cela lui était arrivé, il l'avait été de tête beaucoup plus que de cœur ou de sens.

D'autre part, il ne pouvait pas être animé contre elles par la rancune, comme quelques-uns de nos antiféministes actuels, ayant toujours été bien traité par les femmes et ayant particulièrement trouvé dans sa liaison avec Mme du Châtelet un commerce quelquefois orageux, mais très souvent aimable et dont, tout compte fait, il a dû être et s'est montré reconnaissant.

Il ne pouvait avoir, comme quelques antiféministes modernes, de jalousie de métier à l'égard des femmes. A la vérité, il était jaloux de tout et de tous; mais encore, d'un côté il était trop haut placé dans le monde littéraire pour qu'aucune femme de lettres pût lui donner de l'ombrage et, de l'autre côté, il vivait à une époque où aucune femme de lettres n'avait un talent supérieur. Il était donc tout à fait en bonne posture pour être de sens rassis relativement à cette question, et il fut tel.

Il en résulta ceci, qui est divertissant mais qui est tout naturel. C'est le fémineux Rousseau, l'ultra-fémineux Rousseau, qui est antiféministe et qui veut (voyez Sophie) que la femme soit une oie blanche. C'est le très peu fémineux Voltaire qui est relativement féministe, qui reconnaît que la femme est l'égale de l'homme—exception faite pour le «génie inventeur», ce qui fait trois exceptions par siècle—en intelligence, en courage, en aptitude à apprendre et à savoir, en capacité d'administration et de gouvernement; et supérieure à l'homme au point de vue de la douceur des mœurs, puisque la criminalité est extrêmement rare chez les femmes.

Voltaire, de nos jours, eût été évidemment pour l'admission des femmes à tous les emplois publics et professions publiques, pour le droit des femmes à contracter une nouvelle union légale après avoir été forcées de rompre un premier mariage; peut-être même pour les droits électoraux des femmes.

Que Voltaire ait tenu beaucoup à ses opinions sur cette affaire, qu'on ne me fasse pas dire cela: son ton même montre très bien qu'il n'y tenait pas autrement; mais encore ces opinions, il est incontestable qu'il les a eues et non les contraires; et c'est tout ce que, pour aujourd'hui, je tenais, moi, à mettre en lumière.


«LE MENSONGE DU FÉMINISME»

M. Théodore Joran, déjà connu du public par quelques ouvrages intéressants, comme Choses d'Allemagne, vient de publier un très gros volume sur le «féminisme» et contre le «féminisme». C'est un navire de guerre que ce volume, c'est un cuirassé de première classe. Les féministes risquent d'être coulés bas dès la première rencontre.

J'aurai beaucoup à dire contre les idées professées par M. Joran. Il convient que je dise d'abord que son livre est de grand intérêt.

Il est informé: on sent que l'auteur étudie la question depuis des années; c'est même la raison pourquoi son livre arrive un peu en retard et à un moment où le féminisme n'est plus d'actualité et à un moment où seuls s'occupent encore de féminisme ceux qui en ont fait la sérieuse et patiente occupation de toute leur vie, d'où suit que les colères et les railleries de M. Joran contre les enfants perdus du féminisme et leurs divagations grotesques sonnent faux—elles-mêmes—comme une note en retard; mais, enfin, c'est un beau défaut à un livre d'être évidemment le fruit de dix ans de travail et d'enquêtes.

Ce livre, de plus, est quelquefois piquant. C'est un livre de polémique en même temps qu'un livre de science et de doctrine. Il ne vise pas à la sereine impartialité; il abonde en épigrammes, parfois légères, en boutades, en incartades, en portraits à la La Bruyère. Voulez-vous quelques exemples? Un peu de péché de malice est permis par les théologiens les plus sévères:


«Pourquoi je n'aime pas les femmes qui se piquent de littérature? Mon Dieu, parce qu'elles ne prennent jamais de la littérature la dose qui leur convient. Sitôt qu'elles sont capables d'apprécier le Montépin, elles se haussent jusqu'à Georges Ohnet. Parvenues à ce niveau, les voilà qui se guindent jusqu'à Bourget. Celui-ci ne leur suffisant plus, en route pour du plus compliqué, du Paul Hervieu, du Rodenbach. Encore un peu plus outre, et l'on s'attaque à Huysmans. Et ainsi de suite. C'est une poursuite échevelée vers le fin du fin...»

En diptyque, Philaminte maîtresse de maison et Philaminte mère de famille. Voici d'abord la première:

«Elle contraint Chrysale à s'occuper du ménage, puisqu'elle néglige sa maison; et puis elle méprise Chrysale parce qu'il s'occupe du ménage... Son salon est composé de poètes râpés, de rapins en veston, de musiciens à cheveux de saule, de symbolistes en jupon, femmes séparées ou divorcées, pour la plupart. Elle les accueille en leur disant: «Ce Tolstoï, quel génie! Ce Desjardins, quel penseur!» De temps en temps, elle fait semblant de s'intéresser à Chrysale en public, parce que ce geste est de bon ton et qu'il marque une âme sensible; mais elle lui jette son mot de compassion comme on jette un os à un chien.»


Philaminte mère de famille:

«A ses enfants, qui sont encore tout jeunes, elle adresse des exhortations académiques sur la vertu, le devoir, l'obligation morale, le vrai, le bien et le beau. Quand ils ont fait quelque sottise, comme de chiper un pot de confitures, ou de tirer la langue à leur voisine, elle prononce solennellement: «Je t'abandonne au jugement de ta conscience.» Elle se sait bon gré de si bien parler et d'avoir l'âme si haute...»

Ce livre est donc assez instructif et n'est pas sans agrément.

Il a un défaut, relativement à la composition, qui est assez grave. Une première partie est le journal d'un mal marié qui raconte et enregistre jour à jour ses déboires. La seconde partie est d'une méthode objective et suffisamment scientifique sur la question elle-même du féminisme. Cela est détestable, parce que la seconde partie semble inspirée par la première. M. Joran semble prendre fait et cause pour son ami Léon H..., conduit au suicide par la fréquentation de Mme Léon H..., femme sotte, égoïste, sans cœur et prétentieuse, et les doctrines de M. Joran semblent la simple traduction, ou transposition en idées, des rancunes de M. Léon H... Et cela ôte beaucoup d'autorité à la partie doctrinale du livre. Jamais la nécessité, qui est rare, mais qui se présente quelquefois, de faire deux livres au lieu d'un, ne m'est apparue plus évidente. Ceci est une lourde faute ou au moins une forte maladresse.

Ne parlons plus que de la partie doctrinale du livre.

J'en aime la franchise, la netteté et la carrure. M. Joran n'est pas centre gauche ni centre droit. Il est intransigeant. J'ai rarement vu un homme qui fût plus de son avis. Pour M. Joran, la femme est un enfant, la femme est une mineure, et mineure elle doit rester, et il n'y a pas autre chose, et «un point c'est tout». Si l'on accusait M. Joran d'y aller par quatre chemins on lui ferait tort de trois. J'aime beaucoup cette ingénuité parce que j'aime tout ce où il y a du courage.

Seulement ce n'est pas tout d'avoir du courage, il faut avoir de la logique. Bien souvent M. Joran ne s'est pas aperçu que ses argumentations, ou plutôt ses affirmations,—car il ne fait guère qu'affirmer,—tombent net sous la réplique: «Eh bien! Alors!...» Il n'a pas assez envisagé l'objection: «Eh bien! Alors!...» et n'en a pas apprécié suffisamment la vertu.

Par exemple, il nous dit:

«Vous réclamez l'affranchissement des femmes au nom de la liberté! Libre? La femme mariée sous le régime du Code Napoléon n'est donc pas libre? Soyons de bonne foi. Dans l'état actuel de nos lois est-il possible de plier à la démarche la plus insignifiante une femme qui ne le voudrait pas? Déployez toute l'autorité maritale dont la loi vous revêt, si votre femme n'est pas consentante à ce que vous souhaitez d'elle, je me demande comment vous ferez pour l'y contraindre. Et si l'on fait entrer en ligne de compte sa souplesse, sa ruse, sa puissance de dissimulation, n'est-ce pas la femme qui use la résistance de l'homme et qui l'amène à ce qu'elle veut? Mais c'est l'homme, oui c'est l'homme qui est désarmé en face de la femme... C'est l'homme qui est à la merci de la femme. Regardez autour de vous...»

Eh bien! Alors!... Si, malgré l'article 213 du Code civil, imposant à la femme l'obéissance à l'égard de son mari, le mari est l'esclave de sa femme, pourquoi diable voulez-vous que l'on conserve cet article inutile et ridicule de votre propre aveu? Il est absolument impossible de mieux affirmer que ne fait M. Joran que l'obéissance de la femme au mari ou du mari à la femme est affaire de mœurs et non de loi, ou, pour mieux dire, affaire d'espèce et non de règle générale. En ménage commande qui peut; voilà la vérité. Inutile donc d'aller dire dans un code: «En ménage le mari commande»; inutile d'abord et mauvais ensuite, parce qu'il n'est pas bon qu'un code soit rédigé de telle sorte qu'on lui rie au nez. Je serais assez d'avis qu'il n'y eût dans le Code que ceci: «Les époux ont également le devoir, envers la patrie et envers leurs enfants, de s'efforcer de vivre en bon accord.» Et maintenant, pour vivre en bon accord, qu'ils prennent le moyen qu'ils pourront. L'obéissance de la femme au mari en est un, très bon; l'obéissance du mari à la femme en est un, très bon aussi. Vous ferez comme vous pourrez; mais vivez en paix: c'est le premier de vos devoirs.

De même, M. Joran raisonne ainsi:

«L'égalité... C'est un pur sophisme... Cette égalité n'existe pas. Il n'y a entre eux ni égalité physique ni égalité intellectuelle et morale...» Et c'est sur cet axiome que l'auteur s'appuie pour railler d'un bout à l'autre de son volume la prétention qu'affichent les femmes d'avoir libre accès à toutes les professions masculines. Est-ce qu'elles peuvent les remplir, ces fonctions si difficiles, qui demandent tant de génie?

Eh bien! Alors!... S'il faut du génie pour être commis principal des contributions indirectes et si les femmes en sont incapables, que craignez-vous? Il n'y a aucun inconvénient à leur permettre des fonctions qu'elles ne pourront pas remplir. La force des choses, au défaut de la loi, les empêchera de les exercer, et il n'est aucun besoin d'une loi là où la force des choses suffit. Si j'étais, d'une part, antiféministe et, d'autre part, convaincu de l'infériorité radicale de la femme, je dirais:

—Laissez les femmes devenir docteurs. Comme elles ne pourront pas être médecins, ça m'est bien égal.

Notez que, moi, je suis convaincu de l'incapacité de la plupart des femmes à exercer les professions masculines un peu élevées. J'en suis convaincu. Seulement comme je suis convaincu aussi de la parfaite aptitude d'un certain nombre de femmes à remplir ces mêmes fonctions, je dis: il ne faut pas empêcher celles-ci de les remplir, si elles en ont besoin pour gagner leur vie; ce serait un simple assassinat. Donc accordons le droit à toutes; car ce n'est que l'épreuve, que la pratique, qui fera le départ entre les capables et les incapables; accordons le droit à toutes; nous ne pouvons pas faire autre chose. A l'user elles verront, chacune pour chacune, si elles sont aptes ou ne le sont pas. Mais le droit doit être pour toutes, à moins qu'il ne soit prouvé que toutes sont des incapables. Qu'elles soient toutes incapables, c'est l'idée précisément de M. Joran; mais d'abord elle est fausse, à mon avis; et, ensuite, si elle est vraie, je reviens, et je dis: si les femmes sont toutes incapables d'être médecins, rien de plus inutile que de mettre dans la loi qu'elles ne seront pas docteurs.

C'est ce qui m'a fait toujours dire: il faut accorder aux femmes tous les droits en leur conseillant de ne pas en user. Certainement! Il faut accorder aux femmes tous les droits parce qu'il y en a quelques-unes qui pourront en user et qui, à en user, se tireront de la misère ou éviteront la honte.

Et il faut leur conseiller de ne pas en user, parce que la plupart feraient un effort inutile en en usant.

Je ne peux pas supporter cette façon de raisonner: «Les enfants aussi sont les égaux des grandes personnes. Votre mioche de trois ans est votre égal à vous, Monsieur son père? Il a des droits même avant que de naître. Pourtant accordons-nous aux enfants moins de liberté qu'à nous-mêmes? Pourquoi? De peur qu'ils en usent mal, tout simplement. Et il en est ainsi de tout ce qui est mineur ou s'en rapproche (souligné par l'auteur) soit par la faiblesse, soit par l'ignorance, soit par l'inexpérience, soit par une infériorité quelconque...»

—Voilà l'axiome, le dogme, l'inconcussum quid: la femme est toujours un animal inférieur; voici la conclusion: «Supposons cette chimère de l'égalité réalisée. Voilà les époux sur le même pied, exactement... Que va-t-il se passer? A moins de dissolution de la communauté effondrée dans l'anarchie, il se passera ceci de très simple et de très prévu que la femme se subordonnera d'instinct à l'homme, spontanément.»

Eh bien! Alors!... Si vous êtes persuadé que l'article «obéissance de l'épouse à l'époux» aboli, la femme obéira à l'époux non pas autant, mais plus qu'auparavant («d'instinct, spontanément»), pourquoi diable tenez-vous à l'article en question?

La vérité est qu'il ne produit rien du tout, cet article, et que tantôt, sans que l'article y soit pour rien, le mari commande et tantôt, malgré l'article, la femme gouverne. C'est cela qui est spontané, c'est cela qui est d'instinct, tantôt de la part de l'une, tantôt de la part de l'autre. Mais, dès lors, l'article est une simple phrase, assez malheureuse du reste, car elle peut, à la rigueur, persuader à la femme qu'elle doit obéir à son mari quand celui-ci lui commande un crime.

—Jamais de la vie! me répondrez-vous.

Ah! Eh bien! Alors, vous voyez bien que la femme ne prend jamais cet article au sérieux, et que personne, ce qui est raison du reste, ne le prend au sérieux; et je ne vois pas pourquoi vous y tenez tant.

Ainsi tout du long. La passion de M. Joran,—assez généreuse du reste, car, au fond, ce qu'il voudrait ce serait empêcher que les femmes ne fussent affolées par le féminisme et conduites par lui à faire beaucoup de sottises,—la passion de M. Joran l'empêche de raisonner juste, ou, plutôt, de raisonner complètement, c'est-à-dire de voir l'objection. Il ne la voit jamais. Il roule devant lui comme une automobile. Croirait-on que ce pauvre petit projet de loi de M. Grosjean, ce timide projet de loi qui ne demande pas même que la femme qui travaille ait la libre disposition du produit de son travail personnel, qui demande seulement que l'on protège ses gains et salaires, croirait-on que cet humble projet de loi, minimum, selon moi, de justice et de pitié, est repoussé avec indignation par M. Joran? «Toutes lois qui établiront dans le ménage deux budgets y introduiront aussi la méfiance. Nous espérons que la loi Grosjean ira rejoindre l'autre qui dort depuis dix ans dans les oubliettes du Sénat»—et que le mari pourra continuer à boire à l'Assommoir l'argent gagné par sa femme pour ses enfants. Mais non, M. Joran est toujours poursuivi par son idée fixe: le mari est toujours la raison même, la femme est toujours une incapable. Si c'était vrai... Mais je crois que ce n'est vrai que par-ci par-là.

M. Joran est un esprit juste, ne vous y trompez pas; mais c'est un esprit unilatéral. Il n'a vu du féminisme que le côté grotesque, les revendications de la femme «éternelle esclave», les extases des féministes lyriques (ou mystificateurs) devant la femme fleur exquise de l'humanité, les prétentions, aussi, de certaines femmes à se transformer en hommes; et tout cela, avec raison, lui a paru une forme nouvelle du genre burlesque et il a foncé sur le féminisme—et sur le féminisme quel qu'il fût—comme Hippolyte poussait au monstre. Mais il n'a vu qu'un côté du féminisme et le plus ridicule et il n'en a pas vu du tout le fond.

Le fond du féminisme est ceci: la femme est l'égale de l'homme; sauf le génie, cas ultra exceptionnel, elle est parfaitement l'égale de l'homme; tout ce qu'il fait, elle peut le faire; il ne faut pas dire: elle doit le faire; mais elle peut le faire; donc, tout en lui conseillant de vivre comme ont fait sa mère et sa grand'mère, si elle le peut, il faut, si elle ne le peut pas, et même si elle ne le veut pas, ce qui est permis, lui laisser le droit, à ses risques et périls, d'exercer toutes les fonctions que les hommes exercent; et il y aurait crime de lèse-liberté à ne pas agir ainsi.

Voilà le fond du féminisme et il est inattaquable pour tout homme qui n'admet pas que dans l'humanité il y ait des majeurs et des mineurs par fiction légale.

Le fond du féminisme est encore ceci: un certain nombre de femmes, dont quelques-unes sont des hystériques, mais dont beaucoup sont de haute raison, ont pensé que la femme des hautes classes et des classes bourgeoises s'était faite mineure elle-même, par sa frivolité, par sa paresse, par ses grâces languissantes, par l'éducation toute de talents d'agrément qu'elle se donnait; et que les hommes n'avaient que trop raison, en notre siècle, de ne plus vouloir épouser de pareilles poupées; elles ont pensé que, soit pour vivre indépendantes et fières, soit pour épouser des hommes sérieux, et aussi, quand l'homme sérieux est mort, pour le continuer et élever convenablement les enfants; et aussi, quand l'homme sérieux reste vivant, pour l'aider dans sa tâche d'éducateur, la femme devait renoncer à être une enfant elle-même, futile et mignarde, la «femme-enfant» si merveilleusement croquée par Dickens; qu'elle devait se viriliser un peu, sans perdre ses grâces naturelles, que du reste il lui est assez difficile de perdre; qu'elle devait se donner une éducation forte et un caractère sérieux et ferme; qu'elle devait se donner pour devise: «Face à la vie!»; et qu'ainsi, soit seule, si elle devait rester seule, soit soutenue d'un époux et le soutenant, elle serait et plus vraiment heureuse et plus légitimement contente d'elle, ce qui, non seulement est permis, mais est une manière de devoir.

Le féminisme, ainsi compris (et demandez aux femmes distinguées qui sont à la tête du féminisme, non tapageur, mais solide et obstiné, si ce n'est pas ainsi qu'il faut le comprendre), est une véritable insurrection de la femme contre ses propres défauts et contient une renaissance de la femme.

Je n'ai jamais rien écrit de plus juste et de plus pénétrant (tout est relatif et ma profondeur est encore très superficielle) sur le féminisme, que ces lignes que j'avais oubliées, mais que je retrouve précisément dans le livre de M. Joran: «Et j'appelle féminisme, ce qu'on n'a pas assez vu qu'il est au fond, une insurrection de la femme, non point contre l'homme, mais contre elle-même, contre ses propres défauts, qu'elle ne laisse pas d'avoir assez naturellement et que, par certains calculs plus ou moins conscients, les hommes ont très complaisamment cultivés, entretenus et développés en elles. La femme faible de cœur et de pensée, frivole, coquette, aimant les hommages, lesquels sont d'agréables insultes, folle de toilette et de talents d'agrément, ne songeant qu'à plaire, n'ayant d'autre pensée que de séduire et d'être courtisée et composant dans cet esprit sa vie tout entière: c'est contre cette femme-là qu'un certain nombre de femmes se sont insurgées; c'est cette femme-là qu'elles n'ont plus voulu être, c'est le contraire de cette femme-là qu'elles ont voulu devenir et c'est cela même qui est le fond du féminisme.»


Or, voyez comme les points de vue sont éloignés et comme nous sommes impénétrables les uns aux autres et comme le fond du féminisme échappe à M. Joran, ou comme le parti pris est grand chez lui de ne rien trouver de bon dans le féminisme: pour avoir écrit ces lignes, M. Joran me trouve burlesque d'abord, ce qui va de soi, puisque je ne suis pas de son avis; mais, encore, il me trouve «inconscient». Il me dit:

«M. Faguet nous élève à des hauteurs où le féminisme rejoint le stoïcisme. [Non; et il s'en faut; mais encore, pourquoi non? pourquoi une femme n'aurait-elle pas une pensée stoïcienne ou chrétienne? Eh! c'est que la femme est un être inférieur!] Insurrection de la femme contre elle-même et contre ses propres défauts! Il va falloir une bien grande force d'âme pour pouvoir se dire féministe. [Il faudra simplement avoir du bon sens.] Réussira-t-on à persuader à certaines femmes que nous connaissons tous que les hommages sont d'agréables insultes? [A certaines, que, du reste, j'aime autant ne pas connaître, non; mais toute femme qui n'est pas une pintade, sait que, quand on lui dit: «Vous êtes adorable», on la prend pour ce que vous savez, ou comme pouvant le devenir.] C'est la voie de la perfection, tout simplement, que M. Faguet, guide austère, ouvre aux femmes. [C'est la voie de la raison pratique; ce n'est pas moi qui l'ouvre, c'est le féminisme sérieux, qu'il faut connaître et qu'il faut comprendre.] Je doute qu'elles consentent à le suivre jusque-là. Il en coûterait trop à la faiblesse de la plupart d'entre elles. Tant de détachement est bien difficile. Nous les verrons bien plutôt se résigner à n'être que de petites personnes imparfaites, mais choyées et gâtées. Pour se hausser jusqu'à un tel dédain des hommages, il faudrait qu'elles ressemblassent toutes à cette «vierge forte» dont M. Marcel Prévost nous raconte l'histoire. [Voyez-vous l'homme dans la tête duquel il ne peut pas entrer qu'une femme ait le sens commun!]... Les hommages ne sont pas des insultes. C'est ce qui poétise un peu les rapports entre les sexes; c'est le voile chatoyant jeté sur les laideurs de notre pauvre humanité. Et ils sont bien, bien coupables, s'ils sont conscients, les écrivains qui s'attachent à narguer ces hommages... comme s'ils nous défendaient de semer de fleurs ou d'orner de tapis le chemin qui nous conduit à l'autel!»

Certes, voilà bien l'antiféministe décidé et sans réserves, celui qui non seulement n'admet pas que la femme puisse être un être sérieux; mais qui encore, serait désolé qu'elle le devînt. C'est précisément, comme je crois l'avoir déjà dit, ce qui fait l'intérêt de ce volume. Il est sans nuances et sans concessions. C'est un beau livre de combat. Le féminisme du haut en bas, à gauche, à droite, en surface et en profondeur, en coupe et en élévation, est une stupidité ou un «mensonge»: l'auteur ne sort pas de là. Les livres de ce genre émoustillent et réveillent les plus endormis. Ils ont ce charme.

Et puis, écoutez bien, c'est le livre d'un misogyne. Il y est dit beaucoup de mal des femmes. Les hommes sont assez friands de ces livres-là. Et les femmes s'y plaisent aussi. Elles ont assez d'esprit pour s'en amuser... Mais voilà que je retombe dans l'insupportable défaut que j'ai de ne pas croire à la stupidité des femmes. De mon féminisme, délivrez-moi, Seigneur!


ANTIFÉMINISME

M. Théodore Joran n'est pas l'homme d'un seul livre; il en publie un par an; il est l'homme d'une seule idée en beaucoup de livres. Il attaque le féminisme; puis, il se repose en lisant des auteurs féministes, et il attaque le féminisme de nouveau, et ainsi de suite.

C'est ainsi qu'au Mensonge du féminisme a succédé Autour du féminisme et qu'à Autour du féminisme a succédé Au cœur du féminisme. L'année prochaine, nous aurons: A travers le féminisme, et dans deux ans: Par delà le féminisme, puisqu'il aura été traversé. Je ne promets pas de suivre M. Joran dans les quatre-vingts volumes qu'il se propose évidemment d'écrire sur cette grande question, palpitante il y a vingt ans, mais je m'arrête un instant, répondant à ces deux derniers volumes, parce qu'ils contiennent, le premier surtout (Autour...) quelques trouvailles très intéressantes.

Ce sont des rapports d'exploration. M. Joran, convaincu qu'il aura écrasé le féminisme, quand il aura démontré que quelques féministes sont fous du cerveau, va chercher les écrits, peu connus du public, des féministes les plus excentriques, en fait des citations copieuses et s'en égaye avec un atticisme approximatif. Après tout, c'est la méthode des Provinciales; la différence n'est que dans la manière.

Donc, M. Joran lit ceci, lit cela, et nous en rend compte pour prouver sa thèse; mais, en attendant, il nous en rend compte et ne laisse pas de nous instruire. C'est ainsi qu'il lit l'excellent livre, que lui-même trouve plein de mérite, de Mme Hélys, sur les mœurs suédoises. Il est complètement ébouriffé, bien entendu, devant un peuple où les jeunes gens sont peu amoureux et où les jeunes filles sont instruites de très bonne heure de tout ce qu'il importe essentiellement à une jeune fille de savoir. «... Il y a deux ou trois ans, dit Mme Hélys, une doctoresse annonça une série de conférences strictement destinées aux femmes. Elle devait traiter de «l'avenir». Elle fit salle comble. Eh bien, les jeunes filles au-dessus de quinze ans étaient non seulement admises, mais invitées à venir s'y instruire.»—Sur quoi M. Joran s'indigne, la pourpre au front, et s'écrie: «Nous n'en sommes pas là en France... Si bien; et c'est ce qui nous prouve que le féminisme doit être écrasé comme un reptile immonde et dangereux.»

Pour moi, très persuadé qu'il n'y a rien de dangereux et de funeste pour la jeune fille, comme l'ignorance de ce qui l'attend ou de ce qui l'attendra dans ses relations avec les jeunes gens; convaincu que c'est un préjugé stupide, du reste, de confondre innocence avec ignorance; et convaincu, pour parler «oie blanche», qu'il faut être blanche, mais qu'il est épouvantablement périlleux d'être une oie; j'ai dit cyniquement, à propos de l'Avarié de M. Brieux, que cette pièce devrait être mise dans les bibliothèques de lycées de garçons et dans les bibliothèques de lycées de filles, et je dois être écrasé comme un reptile immonde et dangereux;—mais, en attendant, nous avons une bonne et probe analyse du livre de Mme Hélys sur les mœurs suédoises, et c'est l'essentiel.

De même, M. Joran a reproduit un article de M. Ginisty relatif à une conférence faite en novembre 1893 à Paris, par une jeune Norvégienne, sur la chasteté masculine. Cette jeune fille, instruite de tout ce que, à mon avis, doit savoir une jeune fille pour ne pas être exposée aux pires catastrophes, comme il est bon, quand on côtoie un précipice, de n'être pas aveugle; cette jeune fille exposait à Paris cette idée, courante en Norvège, cette idée exposée dans un Gant de Bjœrnson, cette idée reprise du reste en France dans le Droit des Vierges, de Paul-Hyacinthe Loyson et dans l'excellent roman de Germaine Fanton, les Hommes nouveaux; que la jeune fille pure ne doit épouser qu'un homme aussi pur qu'elle et que c'est son droit, en même temps que pour l'intérêt de la race, c'est son devoir. M. Ginisty fut suffoqué et déduisit longuement les raisons de sa suffocation. Je ne suis pas dans le sentiment de M. Ginisty, mais je lis son article avec intérêt. A la vérité, j'aimerais mieux que M. Joran eût réussi à se procurer la conférence même de la jeune fille qui a scandalisé M. Ginisty.

De même encore, M. Joran a lu pour moi les six cents pages in-octavo de Mme Renooz, sur... sur tout. Je l'en remercie. Il s'est imposé une tâche honorable et qui pouvait être utile. Il n'y a guère que des folies dans le dictionnaire encyclopédique de Mme Renooz (Psychologie comparée de l'homme et de la femme), mais il n'est pas tout à fait sans intérêt de les connaître sommairement, non pas pour s'en réjouir à la manière grasse, comme fait M. Joran, mais pour savoir jusqu'où l'infatuation féminine (à moins que ce ne soit la mystification féminine) peut bien aller.

Il y a même çà et là,—erat quod tollere velles, pour parler comme M. Joran qui adore, comme moi, la citation latine, mais qui en abuse,—il y a même çà et là des idées justes dans le gros livre de Mme Renooz, des idées que M. Joran trouve ridicules, mais que je n'estime pas aussi fausses. Pour prouver (je crois) que l'homme et la femme devraient se marier ayant tous deux le même âge, Mme Renooz nous dit: «L'homme vieillit plus vite que la femme...» Elle exagère; mais elle est beaucoup plus près de la vérité que M. Joran, quand il dit: «C'est nier l'évidence. La femme vieillit plus vite que l'homme. Aussi est-il sage que le mari ait au moins plusieurs années de plus que sa femme pour contrebalancer par l'inégalité de l'âge les exigences des sens. L'homme éprouve encore des désirs et a encore la capacité de les satisfaire à un âge où depuis longtemps la femme n'en éprouve plus...»—J'ose affirmer à M. Joran qu'il a sur cette question des renseignements furieusement incomplets. L'homme et la femme ont toujours des désirs, et quant à la faculté de les satisfaire, il est peu besoin de prouver que la femme l'a toujours et que l'homme cesse assez tôt de l'avoir. La question est mal posée. Ce qu'il faut se demander, c'est quel est l'âge où survient peu à peu un certain amortissement des désirs, autrement dit quel est l'âge où finit la jeunesse sexuelle. Or cet âge est le même pour l'homme et pour la femme. Il commence à cinquante ans pour lui comme pour elle et se prolonge plus ou moins. Il faut voir la figure que fait un sexagénaire devant une femme de cinquante ans, même (peut-être surtout) un quinquagénaire devant une femme de quarante! Voilà pourquoi le mariage disproportionné est antisocial, fécond en discordes, fécond en adultères et fécond seulement en cela. Le mariage entre deux jeunes gens de vingt ans, il n'y a que cela; hélas! il devrait n'y avoir que cela.—Même, et c'est ce qui me faisait dire que Mme Renooz est plus près de la vérité que M. Joran, même (au point de vue social seulement) il est bon que le mari soit plus jeune que la femme. Les paysans de chez moi ont un dogme là-dessus: «Faut que le mari soit plus jeune. Faut pas que le mari laisse la femme». C'est-à-dire: il ne faut pas, parce qu'elle a dix ans de moins que son mari, que la femme reste veuve. Rien de plus juste. Le nombre de veuves qui encombrent la société et qui lui sont une charge en est une preuve.

De même encore M. Joran, en ses explorations, a fait une petite découverte d'érudition intéressante. Il a trouvé un précurseur du féminisme au XVIIe siècle, où il y en a d'autres, mais où il faut confesser qu'il n'y en a pas beaucoup. C'était un nommé Poulain de la Barre. Il publia en 1676, à Paris, un petit volume intitulé longuement, comme c'était la mode alors: De l'égalité des deux sexes, discours physique et moral, où l'on voit l'importance de se défaire des préjugés. Il est faible, son discours physique et moral. Il y est parlé—assez bien—de l'éloquence douce, persuasive et inépuisable (il n'y a pas mis malice) des femmes; de leur esprit de conciliation et de leur éloignement pour la contradiction, ce qui paraîtra peut-être contestable; de l'ordre social fondé sur la force, ce qui est la plus grande vérité du monde; de l'aptitude des femmes à gouverner les empires, ce qui n'a pas dû étonner au siècle qui suivait celui d'Elisabeth et même à commander les armées, ce qui n'a pas dû surprendre dans le pays de Jeanne d'Arc.—Tout cela paraît le comble de la démence à M. Joran et ne me paraît que banal, quoique présenté avec bonne grâce et en très bon style. Poulain a quelquefois une remarque assez fine et je n'ai pas besoin de dire que c'est où M. Joran le trouve le plus sot. Il dit, par exemple: Les femmes ne sont coquettes que par la faute des hommes; «voyant que les hommes leur avaient ôté le moyen de se signaler par l'esprit, elles s'appliquaient uniquement à ce qui pouvait les faire paraître plus agréables...» Le mot m'a sauté aux yeux. Est-ce que Mme de Lambert aurait lu ce Poulain? Elle dit exactement la même chose dans ses Réflexions sur les femmes. Réfléchissant sur ce que sont devenues les femmes en son temps, c'est-à-dire en celui de la Régence, elle se dit que peut-être vaudrait-il mieux qu'elles fussent pédantes que libertines; elle considère Mme Dacier, qui fait une belle exception et elle dit: «Elle a su associer l'érudition et les bienséances; car à présent on a déplacé la pudeur; la honte n'est plus pour les vices, et les femmes ne rougissent plus que de savoir.» Et, généralisant, elle n'hésite pas à s'en prendre à Molière pour ce qui est du ridicule qu'il a versé sur les femmes savantes. Vous raillez les femmes sur ce qu'elles s'occupent de l'étoile polaire. Soit; mais depuis qu'on les a tympanisées sur ce travers elles ont pris leur parti; elles se sont rejetées d'un autre côté et elles ont mis le libertinage à la place du savoir: «Lorsqu'elles se sont vues attaquées pour des amusements innocents, elles ont compris que, honte pour honte, il fallait choisir celle qui leur rendait davantage et elles se sont livrées au plaisir.» On voit qu'il n'est pas si faux ce que disait Poulain de la Barre, à savoir que «les hommes ôtent aux femmes le moyen de se signaler par l'esprit et que les femmes par suite ne songent qu'au moyen de plaire». Ils ne leur ôtent pas toujours par la loi le moyen de se signaler par l'esprit, mais ils le leur ôtent souvent par la satire, à quoi elles sont pour la plupart si sensibles. Ils leur disent comme Martial:

Quæris cur nolim te ducere, Galla? Diserta es...

Ou, comme Boileau:

D'où vient qu'elle a l'œil terne et le teint si terni?...

Ou, comme Molière:

Il n'est pas bien honnête et pour beaucoup de causes
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.

Ils lui font une honte de sa curiosité intellectuelle et alors, «honte pour honte», les femmes se tournent d'un autre côté. M. Joran s'acharne à trouver étroite parenté entre le féminisme et le libertinage. Il y en a une entre le libertinage et l'antiféminisme. C'est du moins l'opinion de Mme de Lambert, qui était très honnête femme.

Le curieux, dans l'affaire de ce Poulain de la Barre, c'est qu'il n'était pas convaincu du tout. C'était un sophiste qui plaidait le pour et le contre. Après son Égalité des sexes, il fit paraître un petit ouvrage en deux tomes intitulé De l'excellence des hommes contre l'Égalité des sexes (c'est-à-dire discours sur l'excellence des hommes, contre le discours sur l'égalité des sexes). Cet ouvrage n'est pas plus profond que son contraire; mais il est aussi bien écrit et il n'est pas sans valeur. On en trouvera de larges extraits dans le livre de M. Joran (Au cœur du féminisme).

Autre gibier de M. Joran: mais celui-ci dans le sens de ses idées: la brochure, célèbre en Allemagne, du docteur Mœbius. Cette brochure antiféministe ne contient guère que des affirmations. Il est vrai qu'elles sont assenées avec vigueur. Infériorité intellectuelle de la femme: «A propos d'une femme bavaroise, l'anatomiste Rüdinger prononce le mot de type analogue à l'animal»—«même l'art culinaire et les soins à donner aux enfants ont été inventés par des hommes»;—«Le jugement favorable que l'on peut porter sur la réceptivité féminine a sa contre-partie dans la constitution intellectuelle de la femme... Que les femmes peintres, sculpteurs, savantes, soient insurpassables, c'est ce qu'aucun homme de bon sens ne saura admettre. Reste la poésie; encore les vraies poétesses sont des oiseaux rares. Reste le roman. Pourtant, si gracieuses que soient maintes compositions féminines, c'est en vain qu'on y chercherait du naïf et de l'original.»—Vrai talent des femmes: «le bavardage. Leur trône est le salon; la langue allemande manque de ce terme; peut-être pourrions-nous le représenter par le mot Schwatzbude [Bavardoir. Convenons que le mot est amusant]. La femme, vieille dès cinquante ans, est sotte et sans valeur. On y objecte qu'il y a beaucoup de femmes à l'esprit vif. J'en connais aussi bien que nos critiques; mais allez dans la foule, comparez l'homme de cinquante ans à la femme de cinquante ans; examinez, ne confondez pas la souplesse de la langue et l'exagération de la pensée avec l'activité de l'esprit, et vous verrez si j'ai raison.»

M. Joran se délecte de ses pensées si profondes et il y ajoute: «M. Mœbius pourrait dire encore que la puissance de certains sens est moins grande chez la femme: par exemple, les sens de l'odorat et du goût.—Item la femme se meut plus difficilement que l'homme: rien de plus disgracieux qu'une femme qui court après un omnibus.»—Montaigne dit des sauvages: «Tout cela ne va pas trop mal; mais quoi! Ils ne portent pas de hauts-de-chausses.»

Je ne vois d'un peu pertinent dans la brochure du docteur Mœbius que ceci: les femmes s'étant emparées des métiers masculins, 1º les mariages seront moins féconds; les enfants, en même temps que plus rares, seront plus faibles; 2º le nombre des travailleurs ayant été doublé, le salaire du travail sera diminué.—A la bonne heure! voilà du sérieux.

Sur le premier point, je réponds que l'homme et la femme travaillant (ce que du reste je ne souhaite pas; je suis pour que la femme puisse exercer un métier et ne l'exerce point: et nous verrons cela plus tard; mais restons pour le moment sur le terrain du docteur), je réponds que l'homme et la femme travaillant, ils travailleront moins l'un et l'autre et que par conséquent et la femme pourra très bien élever ses enfants et le mari l'aider à les élever, ce qui n'existe pas dans le régime actuel où l'homme est forcé de travailler quatorze heures par jour.

Sur le second point, je réponds que le salaire sera diminué de moitié pour l'homme, mais que la moitié qu'il ne touchera plus allant à la femme, les choses resteront exactement les mêmes pour le couple. Seuls les célibataires seront lésés. Eh bien! Tant mieux!

La brochure de M. le docteur Mœbius, même avec les appuis que lui apporte M. Joran, m'a peu ébranlé.

Toute cette revue de sottises émises par les féministes excentriques et par les antiféministes bornés m'inspire simplement cette réflexion. Emile Deschamps, plaidant pour le romantisme, disait, vers 1825, aux classiques: «Je vous abandonne tous nos fous; abandonnez-moi tous vos imbéciles. Puis, seulement alors, comptons et pesons.» Je dis, moi: «Je vous abandonne toutes nos détraquées; abandonnez-moi tous vos lourdauds. Ne me faites pas responsable de Renooz: je ne vous ferai point responsable de Mœbius; et alors comptons et pesons. Pesons surtout les idées.»

C'est à quoi j'arrive. Ayant parcouru les rapports d'exploration de M. Joran, j'arrive à la partie didactique et dogmatique de ses deux ouvrages. Cette partie didactique n'est pas ramassée dans un chapitre ou deux; elle est répandue au cours des deux volumes sous forme de réflexions faites à propos des lectures; je l'en dégage et je la ramasse.

M. Joran résume ainsi (et tout à fait bien) le programme féministe moyen, celui qui est éloigné des extrêmes étranges et des outrances folles: 1º égalité de l'instruction pour l'homme et pour la femme; 2º accès des femmes aux professions libérales; 3º participation des femmes à l'exercice des droits civils et politiques; 4º Égalité des salaires; 5º Recherche de la paternité; 6º révision des lois régissant le mariage et extension du divorce.—M. Joran repousse tout ce programme avec horreur. Pour moi, j'en accepte pleinement les numéros 1, 2, 3, 5.

Pour ce qui est de l'égalité des salaires, j'en suis absolument d'avis, à la condition que l'on comprenne égalité dans le sens de salaire égal pour travail égal; car il y aurait, à payer la femme autant pour un travail moindre, non seulement injustice, mais erreur économique, l'ouvrier homme, ainsi lésé, s'empressant de rétablir l'égalité en travaillant mal.

Pour ce qui est de l'extension du divorce, je ne trouve rien de plus naturel ni de plus juste que le divorce sur consentement mutuel, à la condition qu'il y ait véritablement consentement mutuel, c'est-à-dire que les époux disjoints manifestent d'une façon persévérante leur volonté d'être disjoints. Quant au divorce sur volonté d'un seul, il faudra que je change bien pour que je l'accepte, le divorce sur volonté d'un seul étant la simple et pure et hideuse répudiation et permettant à l'homme de jeter à la rue la femme vieillie et flétrie dont il ne veut plus, et ramenant la femme à la condition qu'elle a chez les plus sauvages des sauvages. Je me suis expliqué vingt fois là-dessus et toujours j'ai rappelé l'excellente réflexion de Montesquieu: «La répudiation? Oui, du mari par la femme; mais non pas de la femme par le mari; car pour le mari, répudier est un plaisir; pour la femme c'est un triste remède où elle ne se résoudra que dans la dernière nécessité.»

Sauf un seul point, je trouve donc extrêmement juste et parfaitement pratique tout le programme féministe. M. Joran le combat tout entier avec acharnement. Par exemple, comment voudrait-on, d'une part donner la même éducation aux femmes et aux hommes, d'autre part donner aux femmes l'accès aux professions libérales, quand il est évident que les femmes sont infiniment moins intelligentes que les hommes? N'est-il pas certain que le bas-bleuisme «a échoué en histoire, a avorté en critique et en sociologie, a remporté des succès clairsemés en poésie et s'est montré fécond, mais non original, dans la littérature d'imagination?» Cette vue d'ensemble, qui s'abstient de tenir compte seulement de Mme du Chatelet (philosophie), de Mme de Staël (philosophie, sociologie, psychologie, critique), de Mme Clémence Royer (sociologie), de Mme Daniel Stern (histoire), de Mme Arvède Barine (histoire et critique), de Mme Curie (sciences physiques); et qui trouve les succès, en poésie, de Louise Labé, de Mme Deshoulières, de Mme Dufrénoy, de Mme Desbordes-Valmore, de Mme de Girardin, de Mme Ménessier-Nodier, de Mme Anaïs Ségalas, de Mme Ackermann, de Mme Marie Dauguet, de Mme Rostand, de Mme Gérard d'Houville, de Mme de Noailles, de Mme Hélène Picard, des succès clairsemés; et qui estime féconds mais sans originalité des romanciers comme Mme de La Fayette, Mme de Staël, Mme George Sand, Mme Tinayre est évidemment d'un homme instruit, mais qui a un parti pris d'ignorance tout à fait extraordinaire.

La vérité est qu'au-dessous du génie—et il y a trois ou quatre génies par siècle—qu'au-dessous du génie, réservé en effet aux hommes et qu'encore quelques femmes atteignent dans les œuvres d'imagination, il y a parfaite égalité intellectuelle entre l'homme et la femme, avec cette réserve encore, qu'on ne songe jamais à faire, que dans les classes supérieures, la femme est intellectuellement l'égale de l'homme, mais que dans le monde ouvrier et dans le monde rustique elle lui est très sensiblement supérieure; et voilà pour compenser cette supériorité, dont on nous rebat les oreilles, que constitue pour le sexe fort l'existence d'une centaine d'hommes de génie dans toute l'histoire de l'humanité.

Sur la recherche de la paternité—je ne suis aucun ordre; il n'importe—M. Joran en est encore aux arguments de Victorien Sardou: «Mesure très équitable en principe, mais dans la pratique exposée à tant de trahisons, embûches, erreurs et arbitraire, que le législateur découragé n'y voit qu'une solution possible: c'est que la fille ne se laisse pas séduire.» Personne plus que M. Joran n'a inclination à prendre une pirouette pour un argument, même quand c'est un autre qui la fait; mais est-il nécessaire de répéter que la loi de séduction qui existe à peu près dans tous les autres pays et dont l'absence chez nous nous fait un peu mépriser par les étrangers, peut être aussi bien faite qu'une loi sur les murs mitoyens et n'accorder sa faveur et n'assurer son bénéfice qu'à celles qui apporteront des preuves, soit écrites, soit de notoriété publique, entraînant la certitude.

—Jamais complète!

—Jamais complète, en effet, Monsieur. Aucun jugement du monde n'a été rendu sur certitude complète. L'aveu même de l'accusé ne donne pas certitude complète; car il y a eu des aveux faux. Mais nous pouvons avoir en ces affaires des certitudes, sinon divines, du moins humaines, exactement du même degré que dans toutes les autres affaires.

On sait que dans son premier volume sur le féminisme, M. Joran, en son emportement antiféministe, avait été jusqu'à conspuer «la loi Schmahl», assurant à la femme la propriété de l'argent qu'elle gagne. Quoi! Pas même cela! C'est pourtant là du féminisme discret! Je l'avais averti. Je lui avais dit: «Faites quelque concession. Qui veut tout prouver passe pour ne prouver rien.» Vous pensez bien que cela l'a renforcé et rencogné dans son opinion et que maintenant il insiste. Cette loi, selon lui, aggrave le mal. Autrefois l'ouvrier buvait l'argent de sa femme et le sien; mais maintenant, il est comme autorisé par la loi à boire le sien, puisque celui de sa femme est intangible. Donc mieux valait l'ancien système, dans lequel, par sensibilité, l'homme laissait quelquefois à sa femme l'argent de sa femme et peut-être en donnait un peu du sien. Autrement dit: «Comptez sur la sensibilité de ceux contre lesquels vous êtes forcés de faire une loi, tant vous les avez constatés insensibles.» Je ne sais; mais il m'a semblé que la loi Schmahl raisonne, imparfaitement, sans doute; mais mieux que cela.

Ce qui frappe (et ici il a raison) ce qui frappe le plus M. Joran dans les progrès du féminisme (il croit à son progrès), c'est qu'il changera les mœurs. Eh bien! Je l'espère bien, qu'il changera les mœurs! M. Joran s'écrie avec douleur et en italiques: «Le féminisme est la faillite de la galanterie française.» Je commencerai par remarquer que la galanterie des antiféministes, à en juger par celle de M. Joran, est de telle sorte qu'il y aurait plus lieu de compter sur celle de leurs adversaires que sur la leur; mais pour parler gravement en un si grave sujet, je m'écrie à mon tour: Eh bien! je m'en moque un peu, de la galanterie française! La galanterie française consistait à tenir la femme pour un enfant que l'on cajole, que l'on caresse, que l'on flatte, que l'on trompe et que l'on méprise profondément. Le fond moral du féminisme est précisément une révolte des femmes contre la galanterie française; elles se sont aperçues qu'au fond c'était une insulte, et c'est ainsi, comme je l'ai signalé dix fois, que le féminisme est une révolte des femmes contre leurs propres défauts et particulièrement contre la coquetterie, qui est une provocation à la galanterie française. Les femmes se sont dit: «On nous traite en enfants gâtés; nous voulons être traitées en personnages majeurs et sérieux; on nous traite en inférieurs privilégiés, en inférieurs qui, à cause de leur infériorité, ont droit à quelques ménagements; nous voulons être traitées en égales, parce que nous le sommes. Nous renonçons à la coquetterie et nous prions qu'on nous dispense des démonstrations, galantes.» Plût à Dieu que ce fût chose acquise et que les rapports entre hommes et femmes devinssent cordialité franche et sérieuse, amitié solide et confiance réciproque. Au fond, ce que les antiféministes redoutent dans le féminisme,—je ne dis pas cela pour M. Joran, qui est homme sérieux, mais pour les Henri Fouquier et autres,—c'est que la femme réussisse trop dans cette insurrection contre ses propres défauts et qu'elle cesse d'être une poupée agréable; et que, sérieuse, instruite, de sens droit et de volonté ferme, elle cesse d'être un objet de galanterie. Parbleu! C'est ce que je lui souhaite et ce que je souhaite aux hommes, les Henri Fouquier exceptés.

Tout nous ramène à cette question d'égalité qui est le fond même des choses. Les hommes et les femmes sont approximativement égaux, sont asymptotiquement égaux, c'est-à-dire destinés à être de plus en plus près de l'égalité; ils sont ainsi de par la nature même, et le féminisme, comme il arrive si souvent aux œuvres de la civilisation, n'est qu'un retour à la loi naturelle mieux comprise. Les hommes et les femmes sont égaux, à très peu près, et par leurs qualités et par leurs défauts. Toutes les fois qu'on reproche un défaut aux femmes, elles peuvent répondre: «Regardez-vous, de grâce, et l'on vous répondra.» Toutes les fois que l'on veut interdire quelque fonction aux femmes sous prétexte qu'elles en sont incapables, elles peuvent répondre: «Et vous, vous en êtes beaucoup plus capables que nous?» Et leur ironie aura toujours raison. M. Joran dit quelque part: «L'intrusion des femmes dans la politique ne me dit rien qui vaille. Et d'abord elles n'ont pas le calme et le sang-froid nécessaire...» Et il ajoute en note: «Et je sais même sur ce point bon nombre d'hommes qui sont femmes.» Le plaisir de ne pas retenir une épigramme fait souvent commettre une maladresse. Comment M. Joran ne voit-il pas que par ce mot il donne à son contradicteur la clef même de la démonstration à faire contre M. Joran? On pourra toujours répéter, à propos de chaque point: «...et, des hommes, c'est précisément la même chose.» Alors, quoi? Alors il y a égalité, et il n'y a aucune raison d'interdire aux femmes des fonctions que peut-être elles remplissent mal, mais qu'il est très certain que les hommes remplissent aussi mal qu'elles.

Je suis très éloigné du reste, comme je l'ai indiqué plus haut, de conseiller aux femmes d'exercer les métiers masculins. Je veux qu'elles puissent les exercer et je désire qu'elles ne les exercent pas. Je veux qu'elles puissent les exercer, pour que, si elles ne trouvent pas de mari, elles aient une ressource; pour que, si, mariées, elles deviennent veuves, elles aient une ressource; pour qu'elles se marient, même, et l'on n'a pas assez songé à cela; pour qu'elles trouvent plus facilement à se marier, celui qui les aime n'ayant pas la terreur de les laisser veuves sans aucune ressource et par conséquent les épousant au lieu de ne les épouser point: l'instruction de la femme, la possibilité pour la femme d'exercer un métier est une assurance sur la vie.

Voilà pourquoi je veux que les jeunes filles aient un métier; mais je leur souhaite de ne jamais l'exercer et je reste d'avis que la vraie vocation de la femme, c'est le mariage.

Il n'en reste pas moins qu'il y a égalité extrêmement approximative entre l'homme et la femme; qu'il y a donc droit pour la femme à exercer les fonctions masculines; qu'il y a utilité pour elle à les pouvoir exercer. Mais quoi! Elles ne portent pas de hauts-de-chausses! Mais quoi! Elles sont disgracieuses en courant après les omnibus!

La faiblesse de la thèse se révèle (un peu) par la gaucherie des arguments; c'est uniquement pour cela que je relève quelques-unes de ces claudications chez M. Joran: «Tout le monde, dit-il, a pu le remarquer, la valeur artistique de la littérature féminine est généralement en raison inverse de ce qui y entre de féminisme.» Comparez à ce point de vue deux romans féminins qui ont paru cette année. Dans le premier, tout est objectif et désintéressé comme observation et comme peinture: chef-d'œuvre (la Rebelle, de Mme Tinayre); dans le second le bout de l'oreille féministe perce partout: œuvre estimable (le Ruban de Vénus, de Mme Rival).—Ainsi, c'est parce que Mme Tinayre est antiféministe qu'elle a du talent et c'est parce que Mme Rival est féministe qu'elle n'en a pas. Mais alors Mme Tinayre a plus de talent que George Sand! Je ne songe du reste qu'à la féliciter de cette conclusion; mais j'en félicite moins M. Joran.

Autre raisonnement contre le divorce: «En Saxe, le nombre des suicides... est cinq fois plus grand chez les divorcés que chez les autres; en Bavière, six fois; en Prusse, sur un million de femmes mariées on compte 61 suicides; sur un million de divorcées, on en compte 348; sur un million d'hommes mariés on compte 286 suicides; sur un million de divorcés, 2834 suicides. La proportion est-elle significative?» Mais, s'il vous plaît, ce n'est pas parce que ces gens ont divorcé qu'ils se sont tués. Ils se sont tués parce qu'ils n'avaient pas le cerveau sain et c'était parce qu'ils n'avaient pas le cerveau sain qu'ils n'ont pu supporter le mariage; le divorce n'est pas la cause de leur suicide; mais divorce et suicide sont les effets d'une cause commune antérieure à tous les deux; et il est très probable que si ces gens ayant des dispositions à la folie désespérante étaient restés dans le mariage, qui leur était insupportable, ils se seraient tués bien davantage, si l'on peut s'exprimer ainsi.

Autre raisonnement: pour prouver que le féminisme n'est point chose passée, mais est au contraire en pleine actualité,—car il y tient, puisque la disparition du féminisme lui couperait l'herbe sous le pied et le réduirait à un triste silence,—M. Joran s'écrie: Comment! le féminisme mort! mais voyez-le, «offensif et meurtrier, armant de la bombe et du poignard la main de jeunes illuminées et fauchant les vies humaines à tort et à travers...»—Mais, cher Monsieur, il n'y a aucun rapport entre le nihilisme et le féminisme, et la jeune Russe qui tue un rentier français en le prenant pour un général russe est une nihiliste et non une féministe. Il est vrai que dans la pensée de M. Joran, comme tout ce qui est féministe est criminel, aussi tout ce qui est criminel est féministe. Mais je crois que la pensée de M. Joran est un peu trop compréhensive.

Autre... affirmation; car ici le raisonnement fait défaut complètement: «Une grande dame peut avoir l'esprit mieux orné qu'un manant, mais le manant, s'il est un homme, aura des facultés que toute la vie élégante ne donnera jamais à la grande dame.» Il faudrait dire un peu quelles sont ces facultés extraordinaires, il faudrait le dire; car enfin je ne sais pas quelles facultés manquaient à Elisabeth d'Angleterre, à Catherine de Russie et à Marie-Thérèse d'Autriche, qui abondent dans un moujik «s'il est un homme».

Voyez encore comme la prévention, si je ne me trompe, ce qui est possible, crève les yeux agréablement. M. Joran a pris La Bruyère pour un antiféministe! Ce n'est pas un grand crime et la chose peut se discuter; mais je crois qu'il se trompe. Et d'abord La Bruyère a tracé, et avec amour, précisément le portrait de la femme telle que la désirent les féministes, le portrait de «la femme de demain», comme dit M. Lamy, et cela est déjà à remarquer: «Il disait que l'esprit, dans cette belle personne, était un diamant bien mis en œuvre; et continuant de parler d'elle: c'est, ajoutait-il, comme une nuance de raison et d'agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent; on ne sait pas si on l'aime ou si on l'admire: il y a en elle de quoi faire une parfaite amie et il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l'amitié! Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite et ne croit avoir que des amis... Elle vous parle comme celle qui n'est pas savante, qui doute et qui cherche à s'éclairer et elle vous écoute comme celle qui sait beaucoup, qui connaît le prix de ce que vous lui dites et auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui vous échappe... Elle est toujours au-dessus de la vanité, soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive; elle oublie les traits où il faut des raisons; elle a déjà compris que la simplicité est éloquente... Ce qui domine en elle, c'est le plaisir de la lecture, avec le goût des personnes de nom et de réputation, moins pour en être connue que pour les connaître...»—Lisez tout le portrait.

Mais La Bruyère a écrit le fameux passage: «Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes?... qui les empêche de lire?...» M. Joran comprend étrangement ce passage; il le donne par deux fois (Autour du féminisme, 15—Au cœur du féminisme, 101) comme propos d'antiféministe. Nous sommes loin de compte. Que M. Joran relise ce mot de son cher Mœbius: «C'est la tactique favorite des hommes qui ont inspiré aux femmes leur désir d'émancipation, d'affirmer qu'il n'a manqué aux femmes que l'exercice et l'occasion...» C'est précisément cette tactique, éminemment féministe, comme le dit avec raison Mœbius, qu'emploie La Bruyère, dont M. Joran cite toujours les premières lignes et non jamais la suite. La Bruyère débute ainsi: «Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes? Par quelles lois... leur a-t-on défendu d'ouvrir les yeux et de lire...?» Il continue ainsi: N'est-ce pas leur faute à elles: «Ne se sont-elles pas établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur beauté, ou par une espèce de légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par le talent et le génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par les distractions que donnent les détails d'un domestique, ou par un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une curiosité très différente de celle qui contente l'esprit, ou par un tout autre goût que celui d'exercer leur mémoire?»—C'est-à-dire que La Bruyère énumère, au moins surtout, ces défauts féminins qui détournent les femmes du savoir; et qu'il les raille, comme les raillent nos féministes modernes, en exhortant les femmes à s'en affranchir. Il est ici plutôt féministe.

Il continue ainsi: «Mais à quelque cause que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont heureux que les femmes, qui les dominent d'ailleurs par tant d'endroits, aient sur eux cet avantage de moins.»—Oh! ici La Bruyère est très féministe. Cette satisfaction qu'ont les hommes de ce que les femmes sont ignorantes, il ne la partage pas, comme ferait un antiféministe, il ne l'approuve pas, il ne la tient pas pour une vue juste des choses; il la blâme, puisqu'il l'attribue à un sentiment bas, le plus bas de tous, la jalousie. M. Joran, qui ne peut presque penser que par citation, dirait ici: «Monsieur, ce discours-ci sent le libertinage.» La Bruyère est ici nettement féministe.

La Bruyère continue ainsi: «On regarde une femme savante comme on fait une belle arme: elle est ciselée artistement, d'une polissure admirable et d'un travail fort recherché; c'est une pièce de cabinet, que l'on montre aux curieux, qui n'est pas d'usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus qu'un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde.»—Eh! Ici La Bruyère semble antiféministe. Il a des comparaisons irrespectueuses. Cependant, remarquez qu'il dit: «On regarde une femme savante comme inutile.» Dit-il qu'on a raison? Non. On ne peut pas affirmer que ce passage soit antiféministe. Je penche à croire qu'il a été inspiré à La Bruyère par l'effet que produisait sur les contemporains Mme Dacier. C'est cela qu'il aura voulu peindre. Or, déprisait-il Mme Dacier! Non; on sait qu'il l'aimait très fort.

Et enfin La Bruyère conclut ainsi: «Si la science et la sagesse se trouvent unies en un même sujet, je ne m'informe plus du sexe: j'admire; et si vous me dites qu'une femme sage ne songe guère à être savante ou qu'une femme savante n'est guère sage, vous avez déjà oublié ce que vous venez de lire, que les femmes ne sont détournées des sciences que par de certains défauts [qu'il a énumérés plus haut]; concluez donc vous-même que moins elles auraient de ces défauts, plus elles seraient sages et qu'ainsi une femme sage n'en serait que plus propre à devenir savante ou qu'une femme savante, n'étant telle que parce qu'elle aurait pu vaincre beaucoup de défauts, n'en est que plus sage.»—Mais! c'est tout le programme féministe moderne qui est résumé dans ces dernières lignes. Il est difficile d'être plus que M. Joran celui qui ne sait pas lire, ou celui qui ne veut pas savoir lire, ce qui serait plus grave.

Ajoutez enfin que dans ce chapitre intitulé Des femmes, il n'y a rien, pas une ligne, sauf le passage que nous venons de rapporter, sur la question des femmes savantes, des femmes pédantes, des femmes précieuses, des femmes philosophes et des femmes grammairiennes. Remarquez qu'ailleurs, au chapitre sur la Mode, énumérant les travers des femmes de son temps, et c'est-à-dire du temps où il y a le plus de «femmes savantes», La Bruyère parle de femmes ayant tel, tel ou tel défaut; mais ne parle pas de femmes savantes, preuve, sans doute, qu'il ne considère point le fait d'être femme savante comme un défaut: «Les femmes sont, de nos jours, ou dévotes, ou coquettes, ou joueuses, ou ambitieuses; quelques-unes même tout cela à la fois: le goût de la faveur, le jeu, les galants, les directeurs, ont pris la place [qu'occupaient jadis chez elles les Voiture et les Sarrasin] et les défendent contre les gens d'esprit.» Ne faut-il pas traduire ainsi: Les femmes de nos jours ne sont plus précieuses; elles ont d'autres manières d'être sottes; elles sont protégées contre les gens d'esprit par la dévotion, la coquetterie, le jeu, l'ambition—par le goût de la science aussi, me dira-t-on; oui; mais je ne compte pas cela pour un défaut. Or, pour qu'un satirique, de 1688 à 1695 et après que Molière a écrit les Femmes savantes, pendant que Boileau écrit sa satire sur les femmes, n'écrive rien sur les femmes savantes excepté le passage précédemment rapporté et qui leur est favorable; il faut absolument qu'elles ne lui déplaisent pas. Non, M. Joran ne sait pas lire. Il n'est pire lecteur que celui qui dans les auteurs adverses ne veut trouver que des sottises et dans les auteurs qui s'imposent que des choses favorables à sa thèse.

Il est nécessaire aussi, pour que le public n'y puise pas des erreurs, d'avertir qu'il y a dans les livres de M. Joran, je ne dis pas des ignorances, mais des étourderies, ou si vous voulez, des inadvertances, ou, si vous préférez, des distractions assez graves. «N'avez-vous pas entendu parler d'une certaine disposition physiologique qui incite plus d'une femme à la bagatelle et qui s'appelle l'hystérie?» C'est une erreur: la pluralité des hystériques n'est aucunement portée à l'acte sexuel.

—«... la tragédie cornélienne où constamment la femme aimée tutoie l'homme et n'est pas tutoyée par lui. Voyez les rôles de Chimène, de Camille, d'Emilie, de Pauline.» Où M. Joran a-t-il vu cela? Chimène tutoie Rodrigue et Rodrigue tutoie Chimène six ou sept fois sur dix; Emilie tutoie Cinna, mais lui dit vous aussi; Pauline dit vous à Sévère et Sévère lui dit vous, Pauline dit vous à Polyeucte presque toujours. En général, Corneille réserve le tu pour les moments de passion; mais en vérité il entremêle les vous et les tu sans raison bien discernable, comme on le voit par la scène III de l'acte IV de Polyeucte.

Laure de Surville, née de Balzac, est placée dans le calendrier féministe. «En fait de Surville, on se serait plutôt attendu, dit M. Joran, à voir intervenir ici la poétesse Clotilde de Surville, dont les œuvres gracieuses ont été publiées seulement il y a un siècle... Comme Clotilde a vécu au XVe siècle, c'était plus flatteur de remonter jusqu'à une contemporaine de Charles d'Orléans et de Villon.» Personne ne se serait attendu à voir Clotilde de Surville dans le calendrier féministe, parce que Clotilde de Surville, non seulement n'a pas vécu au XVe siècle, mais n'a jamais vécu, et c'est ce que savait sans doute l'auteur du calendrier féministe. Si M. Joran croit que Clotilde de Surville n'est pas une mystification littéraire, il devrait au moins le dire, pour ne pas laisser le lecteur sur une fausse piste.

«Mme de Genlis avait été autrefois l'amie du Régent, et c'est tout dire sur le compte de ses mœurs.»

Je ne défends pas, et Dieu m'en garde, les mœurs de Mme de Genlis; mais qu'elle ait été la maîtresse du Régent, cela m'étonne; car elle est morte en 1830; et pour avoir été la maîtresse du Régent, même au dernier moment (1723), et âgée de treize ans, il faudrait qu'elle fût née en 1710 et par conséquent qu'elle fût morte âgée de cent vingt ans. Ce n'est pas probable. «Ça se saurait.»

Il ne faudrait pas non plus, et c'est pour cela que j'avertis, que les jeunes gens et les étrangers, parce que M. Joran est impitoyable pour les fautes de français des femmes de lettres féministes, fussent persuadés que lui-même est infaillible en fait de style. Il écrit fort bien le plus souvent: son style a une sorte de pesanteur alerte qui ne me déplaît point du tout et qui, en tout cas, est originale; c'est la charge de l'hoplite; mais de temps en temps il n'est que lourd et quelquefois il est incorrect. Il dira: «L'auteur de cette avant-préface appelle couramment l'homme le mâle. Évidemment par un certain côté il est flatteur de se voir désigné ainsi quand on appartient au sexe fort. Le mâle, cela sonne mieux que le laid. Eh! eh! le métier de mâle a ses revenants-bons, savez-vous? Il y a de tels moments dans l'existence, même d'une austère féministe, où, quoique mâle, ou plutôt parce que mâle, l'homme... Mais Mme X... me ferait dire des bêtises.»—Sans songer à dire que M. Joran n'a pas besoin de Mme X..., je hasarde seulement que ce badinage n'est pas de Marot, qu'il est même à peu près inintelligible et que «de tels moments» est d'une langue aventureuse.

M. Joran écrit (plus haut, en citant le passage, je l'ai rectifié, ne s'agissant pas de style): «L'homme éprouve encore des désirs et la capacité de les satisfaire...» Éprouver une capacité est d'une langue peu sûre.

M. Joran écrit: «Pour donner une idée combien le verbe est impolitique...»

M. Joran écrit: «...c'est là que gît l'enclouure.» La métaphore est bien hasardée, quoique pouvant se défendre; dirait-on: «ci-gît un trou»? Cela paraît bizarre.

Je n'insiste pas; il faut finir. Aussi bien, M. Joran écrit beaucoup mieux qu'il ne pense, je veux dire, car ceci prête à l'amphibologie et je ne crois pas que M. Joran pense écrire mal, je veux dire que M. Joran est beaucoup meilleur comme écrivain que comme penseur. «C'est, tranchons le mot, un esprit faux et qui suit sa pente jusqu'au bout comme il arrive à ces raisonneurs qui n'ont pour eux que l'esprit de géométrie.» Ne croyez pas que ceci soit un mot d'un adversaire de M. Joran; c'est un mot de M. Joran contre Poulain de la Barre.

J'ai beaucoup houspillé M. Joran; parce que lui-même est un écrivain de polémique et a la dent très dure et n'en ménage pas les coups; mais il faut reconnaître que c'est un excellent travailleur, tenace autant que pugnace, acharné au sillon comme au pourchas; et que ses trois volumes sur le féminisme, accompagnés de tous ceux qu'il ne se peut point qui ne suivent pas, formeront une petite encyclopédie féministe unique en son genre, très précieuse, et document historique de haut intérêt.


TABLE DES MATIÈRES

Idées générales. 1
Femmes auteurs. 49
Un ami des femmes au XVIIIe siècle. 61
Essai sur l'éducation des femmes. 75
La répudiation. 87
Métiers féminins. 101
Ligue antimasculine. 115
Clubwomen. 129
Les surprises du divorce. 143
Le krach du divorce. 155
L'abbé féministe. 167
Autour du mariage et du divorce. 179
Divorces explosifs. 193
Femmes américaines. 205
L'anarchie morale: deux livres contre le mariage. 219
La morale de l'amour. 263
Jeunes filles utiles. 271
Sainte-Beuve et le féminisme. 289
Voltaire et les femmes. 309
«Le mensonge du féminisme». 329
Antiféminisme. 347

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