Le fils du Soleil (1879)
The Project Gutenberg eBook of Le fils du Soleil (1879)
Title: Le fils du Soleil (1879)
Author: Gustave Aimard
Release date: April 17, 2007 [eBook #21124]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
LE FILS DU SOLEIL
PAR
GUSTAVE AIMARD
[NOTE du transcripteur: Extrait du quotidien Canadien-Français La Patrie où cet ouvrage a été publié en feuilleton dans les éditions du 20 octobre au 1 décembre 1879.]
PREMIERE PARTIE
I.--LE CONSEIL
La Patagonie est aussi inconnue aujourd'hui qu'elle l'était lorsque Juan Diaz de Solls et Vincente Yanez Pinzon y débarquèrent en 1508, seize ans après la découverte du Nouveau-Monde.
Les premiers navigateurs, involontairement ou non, ont couvert ce pays d'un voile mystérieux que la science et des relations fréquentes n'ont pas encore entièrement soulevé. Le célèbre Magalës (Magellan) et son historien le chevalier Pigafetta, qui touchèrent ces côtes en 1520, furent les premiers qui inventèrent ces géants patagons si haut que les Européens atteignaient à peine à leur ceinture, ou grands de plus de neuf pieds et ressemblant à des cyclopes. Ces fables, comme toutes les fables, ont été acceptées pour des vérités, et, au siècle dernier, devinrent le thème d'une très-vive polémique, entre les savants. Aussi donna-t-on le nom de Patagons (grands pieds) aux habitants de cette terre qui s'étend du versant occidental des Andes à l'océan Atlantique.
La Patagonie est arrosée, dans toute sa longueur, par le Rio-Colorado au N., et le Rio-Négro à l'E.-S.-E. Ces deux fleuves, par les méandres de leurs cours, rompent agréablement l'uniformité du terrain aride, sec, sablonneux, où croissent seulement des buissons épineux, et dispensent la vie à la végétation non interrompue qui court le long de ses rives. Ils s'enroulent autour d'une vallée fertile ombragée de saules et tracent deux profonds sillons au milieu d'une terre presque unie.
Le Rio-Négro coule dans une vallée cernée par de hautes falaises coupées à pic, que les eaux viennent battre encore. Là où elles se sont retirées, elles ont laissé des terrains d'alluvion revêtus d'une végétation éternelle, et ont formé des îles nombreuses peuplées de saules et contrastant avec l'aspect triste des falaises nues des coteaux.
Les singes, les grisons, la moufette, le renard, le loup rouge parcourent incessamment et dans tous les sens les déserts de la Patagonie, en concurrence avec le cougouar, lion d'Amérique, et les imbaracayas, ces chats sauvages si féroces et si redoutables. Les côtes fourmillent de carnassiers amphibies, tels que les otaries et les phoques à trompe. Le quya, caché dans les marais, jette dans les airs son cri mélancolique; le guaçuti, le cerf des Pampas, court léger sur les sables, pendant que le guanaco, ce chameau américain, s'accroupit rêveur sur le sommet des falaises. Le majestueux condor plane à travers les nues, en compagnie des dégoûtants cathartes, urubus et auras, qui, comme lui, rôdent autour des falaises du littoral pour y disputer des restes de cadavres aux voraces caracaras. Voilà quelles sont les plaines de la Patagonie! Monotone solitude, vide, horrible et désolée!
Un soir du mois de novembre, que les indiens Aucas nomment kèkil-kiyen, le mois d'émonder, un voyageur monté sur un fort cheval des pampas de Buenos-Ayres, suivait au grand trot un de ces milles sentiers tracés par les Indiens, inextricable dédale qu'on retrouve sur le bord de tous les fleuves d'Amérique.
Ce voyageur était un homme de trente ans au plus, vêtu du costume, semi-indien semi-européen, particulier au gauchos. Un poncho, de fabrique indienne, tombait de ses épaules sur les flancs de son cheval, et ne laissait voir que les longues Paienas chiliennes qui Lui montaient au-dessus du genou. Un laço et des bolas pendaient de chaque côté de sa selle, et il portait en travers devant lui une carabine rayée.
Son visage, à demi-caché par les larges ailes de son chapeau de paille, avait une expression de courage brutal et de méchanceté; ses traits étaient comme modelés par la haine. Son nez long et recourbé, surmonté de deux yeux assez rapprochés, vifs et menaçants, lui donnait une lointaine ressemblance avec un oiseau de proie; sa bouche pincée se plissait d'une façon ironique, et ses pommettes saillantes indiquaient l'astuce. On reconnaissait un Espagnol à son teint olivâtre. L'ensemble de cette physionomie, encadrée par des cheveux noirs en désordre et une barbe touffue, inspirait la crainte et la répulsion. Les épaules larges et les membres fortement attachés dénotaient chez cet homme, qui paraissait d'une haute taille, une vigueur et une souplesse peu communes.
Arrivé à un endroit où plusieurs sentiers se croisaient comme un écheveau indébrouillable, l'inconnu s'arrêta afin de se reconnaître, et, après un moment d'hésitation, il appuya sur la droite et prit une sente qui s'éloignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il avait suivies jusque-là. Il entra dans une plaine dont le sol, brûlé par le soleil et parsemé de petits cailloux roulés ou de graviers, n'offrait à la vue que de maigres buissons. Plus l'inconnu s'enfonçait dans ce désert, plus la solitude d'allongeait dans sa morne majesté, et le bruit seul des pas de son cheval troublait le silence de la plaine. Le cavalier, peu sensible à ces beautés sauvages, se contentait de reconnaître avec soin et de compter les pozos, car dans ces pays absolument privés d'eau, les voyageurs ont creusés des réservoirs où l'eau s'amasse en temps de pluie.
Après avoir passé deux de ces pozos, l'inconnu aperçut au loin des chevaux entravés à l'amble devant un misérable toldo. Aussitôt un cri retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent détachés; trois hommes sautèrent en selle et se précipitèrent à fond de train pour reconnaître le voyageur qui, indifférent à cette manoeuvre, continua sa route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la défensive.
--Eh! compadre, où allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le passage à l'inconnu.
--Canario! Julian, répondit celui-ci, as-tu donc vidé une outre d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas?
--Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe.
--A moins qu'on ne m'ait volé ma voix, mon brave ami, c'est moi, le vrai Sanchez.
--Caraï! sois le bien venu s'écrièrent les trois hommes.
--Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tué par un de ces chiens d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais à Quinto.
--Oui, appuya Quinto, car voilà huit jours que tu es disparu.
--Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps.
--Tu nous contera tes prouesses.
--Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, après deux jours de jeûne.
--Ce sera vite fait, dit Julian: nous voilà arrivés.
Les quatre amis, tout en causant, avaient continué leur route; en ce moment ils mirent pied à terre devant le toldo, où ils entrèrent, après avoir entravé les chevaux et mis de la nourriture devant celui du nouveau venu.
Ce toldo comme on le nomme dans le pays, était une cabane de dix mètres de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des pieux fichés en terre et reliés par des courroies. Dans un coin quatre piquets, surmontés de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux habitants de ce lieu, où il était difficile de s'abriter contre le vent et la pluie.
Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'épaisse fumée effaçait presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un morceau de guanaco qui rôtissait et planta la broche en terre. Les quatre compagnons ôtèrent leur long couteau de leur polena et mangèrent de grand appétit.
Ces hommes étaient des bomberos.
Depuis la fondation du Carmen, dernière forteresse de la colonie espagnole, on avait reconnu, à cause du voisinage des Indiens, la nécessité d'avoir des éclaireurs pour surveiller leurs mouvements et donner l'alerte au moindre danger. Ces éclaireurs forment un espèce de corps d'hommes, les plus braves et les plus habitués aux privations de la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession périlleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie généreusement. Sentinelles perdues, embusquées aux endroits où les ennemis, c'est-à-dire les Indiens, doivent nécessairement passer, ils s'éloignent quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'établissement. Nuit et jour ils vont à travers les plaines, guettant, écoutant, se cachant. Dispersés le jour, ils se réunissent au coucher du soleil, osant rarement allumer du feu qui trahiraient leur présence, jamais ils ne dorment tous ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les nourrit. Ils sont à cette vie étrange et nomade; aussi y acquièrent-ils une finesse d'ouïe presque égale à celle des Indiens; les yeux exercés reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable légèrement foulés. La solitude a développé en eux une sagacité merveilleuse et un rare talent d'observation.
Les quatre bomberos réunis dans le toldo étaient les plus renommés de la Patagonie.
Ces pauvres diables soupaient gaiement en se chauffant devant un bon feu, joie rare pour des hommes entourés de dangers et qui ont une surprise à redouter à toute heure. Mais les bomberos semblaient ne s'inquiéter de rien, quoique sachant de les Indiens ne leur font jamais de quartier.
Le caractère de ces hommes est singulier: courageux jusqu'à la cruauté, ils ne tiennent ni à la vie des autres ni à la leur; si l'un de leurs compagnons meurt victime d'un Indien ou d'une bête féroce, ils se contentent de dire: il a eu une mala suerte (mauvaise chance.) Véritables sauvages, vivant sans affection et sans foi aucune, ils sont un type particulier dans l'humanité.
Ces éclaireurs étaient frères et se nommaient Quinto, Julian, Simon et Sanchez. Leur habitation, deux fois ruinée par les Indiens Aucas, avait enfin été brûlée de fond en comble dans une dernière invasion; leur père et leur mère avaient succombé dans des tortures atroces; deux de leurs soeurs avaient été violées par les chefs et tuées; la plus jeunes nommée Maria, enfant de sept ans à peine, avait été emmenée en esclavage, et depuis ils n'en avaient plus eu de nouvelles, ignorant si elle était vivante ou morte.
Les quatre frères dès lors s'étaient faits bomberos en haine des Indiens, et par vengeance, et ils n'avaient qu'une tête et qu'un coeur. Depuis neuf ans, leurs prodiges de courage, d'intelligence, d'astuce seraient trop longs à raconter. Nous les retrouverons, d'ailleurs, mêlés à ce récit.
Dès que Sanchez, qui était l'aîné, eut terminé son repas, Quinto éteignit le feu, Simon monta à cheval pour faire sa ronde aux environs; puis les deux frères curieux des nouvelles que Sanchez apportait, s'approchèrent de lui.
--Quoi de nouveau, frère? demanda Julian.
--Avant toute chose, répondit l'aîné, qu'avez-vous fait, vous autres, depuis huit jours?
--Ce ne sera pas long, fit Quinto: rien!
--Bah!
--Ma foi! oui, rien. Les Aucas et les Pehuenches deviennent d'une timidité ridicule; si cela continue, nous leur enverrons des robes comme à des femmes.
--Oh! soyez tranquilles, dit Sanchez, ils n'en sont pas encore là.
--Qu'en sais-tu? reprit Quinto.
--Après? fit Sanchez sans répondre.
--Voilà tour, nous n'avons rien vu, rien entendu de suspect.
--Vous en êtes sûrs?
--Pardieu! nous prends-tu pour des imbéciles?
--Non, mais vous vous trompez.
--Hein?
--Cherchez bien dans votre mémoire.
--Personne n'a passé, te dis-je, reprit Julian avec assurance.
--Personne?
--A moins que tu ne comptes comme étant quelqu'un la vieille femme Pehuenche qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et nous a demandé le chemin de Carmen.
--Cette vieille femme, dit Sanchez en souriant, sait ce chemin-là aussi bien que vous et moi. Canario! votre candeur m'amuse.
--Notre candeur! s'écria Quinto en fronçant le sourcil; Nous sommes donc des niais, alors?
--Dam! cela m'en a tout l'air.
--Explique-toi.
--Vous allez comprendre.
--Cela nous fera plaisir.
--Peut-être. La vieille Indienne Pehuenche, qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et vous a demandé le chemin de Carmen, dit Sanchez en répétant par raillerie les mots de Julian, savez-vous ce que c'est?
--Malepeste! une atroce guenon dont la figure effroyable épouvanterait le diable.
--Ah! vous croyez? Eh bien! vous n'y êtes pas le moins du monde.
--Parle, ne joue pas avec nous comme un cougouar avec une souris.
--Mes enfants, cette guenon Pehuenche c'était...
--C'était.
--Neham-Outah.
Neham-Outah (l'ouragan) était le principal Ulmen des Aucas. Sanchez aurait pu parler longtemps sans être interrompu par ses frères, tant cette nouvelle les avait atterrés.
--Malédiction, s'écria enfin Julian.
--Mais comment le sais tu? demanda Quinto.
--Vous imaginez-vous que je me sois amusé à dormir pendant huit jours, mes frères? Les Indiens, à qui vous voulez envoyer des robes, se préparent dans le plus grand silence à vous donner un furieux coup de cornes. Il faut se méfier de l'eau qui dore et du calme qui dissimule la tempête. Toutes les nations de la haute et de la basse Patagonie, et même de l'Araucanie, se sont liguées pour tenter une invasion, massacrer tous les blancs et détruire le Carmen. Deux hommes ont tout fait, deux hommes que vous et moi connaissons de longue date. Neham-Outah et Pincheira, le chef des Araucanes. Ce soir, grande réunion des députés des nations Aucas, Pehuenches, Tehuelches, Araucanes, Puelches, où l'on doit définitivement convenir du jour et de l'heure de l'attaque, distribuer les postes aux différentes tribus et arrêter les dernières mesures pour le succès de l'expédition.
--Caraï! exclama Julian; pas un instant à perdre! Que l'un de nous se rende à franc-étrier au Carmen pour instruire le gouvernement du danger qui menace la colonie.
--Non, pas encore! Ne soyons pas si pressés et tâchons de connaître les intentions des Indiens. Le quipus a été envoyé partout et les chefs qui se trouveront au rendez-vous sont Neham-Outah, Lucaney, Pincheira, Le Mulato, Chaukata, Gaykilof, Vera, Matipan, Killapan et autres, en tout vingt. Vous voyez, je suis bien informé.
--Où se réuniront-ils?
--A l'arbre de Gualichu.
--Diable! ce n'est point chose aisée de les surprendre en pareil lieu.
--Morbleu! c'est impossible, dit Quinto.
--Où manque la force, mettons la ruse. Voici Simon qui revient. Eh bien! rien de nouveau?
--Tout est tranquille, dit-il en mettant pied à terre.
--Tant mieux! nous pouvons agir alors, reprit Sanchez. Écoutez-moi, mes frères. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas?
--Oh! s'écrièrent les trois hommes.
--Dans ce cas, vous me suivrez?
--Partout.
--Vite! à cheval, car moi aussi je veux assister à l'assemblée indienne.
--Et tu nous conduis?...
--A l'arbre de Gualichu.
Les quatre hardis compagnons se mirent en selle et partirent au galop.
Sanchez avait sur ses frères une supériorité que ceux-ci reconnaissaient; de sa part, rien ne les étonnait, tant ils étaient accoutumés à lui voir accomplir ces merveilles.
--Comptes-tu t'introduire seul au milieu des chefs? demanda Julian.
--Oui, Julian; au lieu de vingt, ils seront vingt-et-un, voilà tout, ajouta Sanchez avec un sourire railleur.
Les bomberos piquèrent des deux et disparurent dans les ténèbres.
II.--LE PRESIDIO
Longtemps après la découverte du Nouveau-Monde, les Espagnols fondèrent en Patagonie, en 1710, un Presidio situé sur la rive gauche du Rio-Négro, à sept lieues de son embouchure, et nommé Nuestra senora del Carmen ou bien encore Patagones.
L'Ulmen Negro, principal chef des Puelches campés dans le voisinage du Rio-Négro, accueillit favorablement les Espagnols, et, moyennant une distribution faite aux Indiens d'une grande quantité de vêtements et de toutes sortes d'objets à leur usage, il leur vendit le cours de cette rivière depuis son embouchure jusqu'à San Xavier. De plus, par la volonté de l'Ulmen Negro, les indigènes aidèrent les Espagnols à élever la citadelle qui devait leur servir d'abri, et prêtèrent ainsi leurs bras à leur propre servitude.
A l'époque de la fondation du Carmen, le poste consistait seulement en un fort, bâti sur la rive nord, au sommet d'une falaise escarpée qui domine la rivière, les plaines du sud et la campagne environnante. Sa forme est carrée: il est construit de murs épais en pierre et flanquée de trois bastions, deux sur la rivière à l'est et à l'ouest et le troisième sur la plaine. L'intérieur renferme la chapelle, le presbytère et le magasin aux poudres; sur les autres côtés se prolongent des logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers, la garnison et un petit hôpital. Toutes ces constructions hautes d'un rez-de-chaussée seulement, sont couvertes de tuiles. Le gouvernement possède, en outre, au dehors, de vastes greniers, une boulangerie, un moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux estancias ou fermes approvisionnées de chevaux et de têtes de bétail.
Aujourd'hui le fort est presque ruiné; les murailles, faute de réparations, croulent de toutes parts; seuls les bâtiments d'habitation sont en bon état.
Le Carmen se divise en trois groupes deux au nord et un au sud de la rivière.
Des deux premiers, l'un, l'ancien Carmen, ou le Presidio proprement dit, est placé entre le fort et le Rio-Négro sur le penchant de la falaise et se compose d'une quarantaine de maisons, différentes d'ordres et de hauteur et formant une ligne irrégulière qui suit le cours des eaux. Autour d'elles s'éparpillent de misérables cabanes. Là est le centre du commerce avec les Indiens.
L'autre groupe de la même rive, appelé Poblacion-del-Sur, est à quelques centaines de pas du fort vers l'est; il en est séparé par des dunes mouvantes qui masquent entièrement la volée des canons. La Poblacion forme une vaste place carrée, autour de laquelle s'étend une centaine d'habitations, neuves pour la plupart, d'un seul étage, qui sont couvertes en tuiles et qui servent de demeure à des agriculteurs, à des fermiers et des pulperos (marchands d'épiceries et de liqueurs).
Entre les deux groupes, il y a plusieurs maisons éparses et semées ça et là le long de la rivière.
Le village de la rive sud, qu'on nomme Poblacion-del-Sur, est composé d'une vingtaine de maisons alignées sur un terrain bas et sujet aux inondations. Celles-ci, plus pauvres que celles du nord, sont le refuge des gauchos et des estancieros. Quelques pulperos, attirés par le voisinage des Indiens, y ont aussi établi leur commerce.
L'aspect général en est triste: à peine quelques arbres croissent-ils de loin en loin et seulement sur le bord du fleuve, témoignant de l'existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines d'un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent.
Cette description d'un pays complètement inconnu jusqu'à présent était indispensable pour l'intelligence des faits qui vont suivre.
Le jour où commence cette histoire, vers deux heures de l'après midi, cinq ou six gauchos, attablés dans la boutique d'un pulpero, discutaient vivement en avalant à longs traits de la chicha dans des couïs (moitié de calebasse qui servent de tasses) qui circulaient à la ronde. La scène se passait à la Poblacion-del-Sur.
--Canario! s'écria un grand gaillard maigre et efflanqué qui avait la mine et la tournure d'un effronté coquin; ne sommes-nous pas des hommes libres? Si notre gouverneur le senor don Luciano Quiros s'obstine à nous rançonner de la sorte, Pincheira n'est pas si loin qu'on ne puisse s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de race blanche sans mélange, et caballero jusqu'au bout des ongles.
--Calla la voca (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux d'avaler ta chicha que de lâcher de pareilles sottises.
--Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que les autres.
--Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous épient et que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter?
--Allons donc! dit le premier en haussant les épaules; tu as peur, toi, Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride.
--Chillito!
--Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de mal?
--Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant: le gouverneur, au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend Le plus possible.
--Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'écria Chillito en riant aux éclats. Bah! après nous la fin du monde!
--En attendant, buvons, dit le Pavito.
--Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan Perez n'est-il pas là pour nous aider au besoin?
--Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama Mato en frappant le comptoir d'un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue, chien maudit?
Chillito fronça le sourcil, et, regardant son compagnon de travers:
--Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard? Canario! tu commences à me remuer le sang.
--Une leçon! pourquoi pas, si tu le mérites? répondit l'autre sans s'émouvoir. Caraï! depuis deux heures, tu bois comme une éponge, tu es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille folle. Tais-toi, entends-te, ou va dormir.
--Sangre de Cristo! hurla Chillito, en plantant vigoureusement son couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison.
--Par ma foi! une saignée te fera du bien, le bras me démange de te donner une navajeda sur ta vilaine frimousse.
--Vilaine frimousse! as-tu dit?
Et Chillito se précipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les autres gauchos se jetèrent entr'eux pour les empêcher de se joindre.
--La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous chamailler, la rue est libre.
--Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme.
--Volontiers.
Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'élancèrent dans la rue. Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille.
Chillito et Mato, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur brans gauche leur poncho en guise de bouclier, tirèrent de leur polena leurs longs couteaux, et, sans échanger une parole, ils se mirent en garde avec un sang-froid remarquable.
Dans ce genre de combat, l'honneur consiste à toucher son adversaire au visage; un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison indigne d'un vrai caballero.
Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et d'autre avec un succès égal depuis quelques minutes, lorsque Chillito, dont la vue était sans soute obstruée par de copieuses libations, arriva une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Mato lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur.
--Bravo! bravo! s'écrièrent à la fois tous les gauchos; bien touché!
Les combattants reculèrent d'un pas, saluèrent l'assistance, rengainèrent leurs couteaux, s'inclinèrent l'un devant l'autre avec une sorte de courtoisie, et, après s'être serré la main, ils rentrèrent bras dessus bras dessous dans la pulperia.
Les gauchos forment une espèce d'hommes à part, dont les moeurs sont complètement inconnues en Europe.
Ceux du Carmen, en grande partie exilés pour crimes, ont conservé leurs habitudes sanguinaires et leur mépris de la vie. Joueurs infatigables, ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle. Insoucieux de l'avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger. Eh bien! ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaieté de coeur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui son implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente amitié, de dévouement et d'abnégation extraordinaires. Leur caractère offre un mélange bizarre de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités. Il sont tour à tour et à la fois paresseux jours, querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron de leur choix. Dès leur enfance, le sang coule sous leurs mains, dans les estancias, l'époque de la mantaza del ganado (abattage des bestiaux), et ils s'habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine. Du reste, leurs plaisanteries sont grossières, comme leurs moeurs: la plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le prétexte le plus frivole.
Pendant que les gauchos, rentrés après la querelle chez le pulpero, arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de chicha le souvenir de ce petit incident, un homme enveloppé dans un épais manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la pulperia sans souffler mot, s'approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une piastre qu'il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le comptoir.
A ce bruit inattendu, qui ressemblait à un signal, les gauchos, qui causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion électrique. Chillito et Mato tressaillirent essayant du regard de soulever les plis du manteau qui cachait l'étranger, tandis que Pavito détournait un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.
L'inconnu jeta sa cigarette à demi consumée, et se retira du bouge en silence comme il était venu. Un instant après, Chillito, qui s'essuyait la joue, et Mato, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante, quittèrent la pulperia. Le Pavito se glissa le long du mur jusqu'à la porte et courut sur leurs talons.
--Hum! grommela le pulpero, voilà trois gredins qui me font l'effet de manigancer quelque chienne de besogne, où toutes les têtes ne resteront pas sur toutes leurs épaules. Ma foi, ça les regarde.
Les autres gauchos, complètement absorbés par leur partie de monte, et penchés vers les cartes, n'avaient pour ainsi dire pas pris garde au départ de leurs camarades.
L'inconnu, à une certaine distance de la pulperia, se retourna. Les deux gauchos marchaient presque derrière lui et causaient négligemment comme deux oisifs qui se promènent.
Où était le Pavito? il avait disparu.
Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l'étranger se mit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, s'éloignait du cours de la rivière et s'enfonçait peu à peu dans les terres. Ce chemin, à la sortie de la Poblacion, tournait par un coude assez raide et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous les autres semblait se perdre dans la plaine.
A l'angle du sentier passa, près des trois hommes, un cavalier, qui, au grand trot, se dirigeait vers le village; mais préoccupés sans doute par de sérieuses pensées, ni l'étranger, ni les gauchos ne le remarquèrent. Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d'oeil rapide et perçant, et ralentit l'allure de son cheval, qu'il arrêta à quelques pas de là.
--Dieu me pardonne! se dit-il à lui-même, c'est don Juan Perez, ou c'est le diable en chair et en os! Que peut-il avoir à faire par là en compagnie de ces deux bandits qui m'ont l'air de suppôts de Satan? Que je perde mon nom de José Diaz, si je n'en ai pas le coeur net et si je ne me mets à leurs trousses!
Et il sauta vivement à terre. Le senor José Diaz était un homme de trente-cinq ans au plus, d'une taille au-dessous de la moyenne et un peu replet; mais, en revanche, la carrure des ses larges épaules, et ses membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit oeil gris, vif et pétillant d'intelligence et d'audace éclairait sa physionomie ouverte et franche. Son costume, sauf un peu plus d'élégance, était celui des gauchos.
Dès qu'il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais personne à qui confier sa monture, car, au Carmen, et surtout dans la Poblacion-del-Sur, c'est presque un miracle de rencontrer en même temps deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la bride dans son bras, conduisit son cheval à la pulperia, d'où les gauchos venaient de sortir, et le confia à l'hôte.
Ce devoir accompli, car le meilleur ami d'un Hispano-Américain est son cheval, Diaz revint sur ses pas avec les précautions les plus minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n'être point aperçu. Les gauchos avaient de l'avance sur lui et disparaissaient derrière Une dune mouvante, au moment où il tournait le coude de chemin. Néanmoins, il ne tarda pas à les revoir gravissant un sentier raide qui aboutissait à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient poussé dans ces sables arides, par hasard ou par caprice de la nature.
Sûr désormais de les retrouver, Diaz marcha plus lentement, et, pour se donner une contenance en cas de surprise, ou écarter de lui tout soupçon, il alluma une cigarette. Les gauchos, par bonheur, ne se retournèrent pas une seule fois et pénétrèrent dans le bois à la suite de l'homme que Diaz avait reconnu pour être don Juan Perez. Lorsque, à son tour, Diaz arriva devant la lisière du bois, au lieu d'y entrer immédiatement, il fit un léger circuit sur la droite, puis, se courbant vers le sol, il commença à ramper des pieds et des mains avec la plus grande précaution, afin de n'éveiller par aucun bruit l'attention des gauchos.
Au bout de quelques minutes, des voix arrivèrent jusqu'à lui. Il leva alors doucement la tête, et dans une clairière, à dix pas de lui environ, il vit les trois homme arrêtés et causant vivement entre eux. Il se releva de terre, s'effaça derrière un érable et prêta l'oreille.
Don Juan Perez avait laissé retomber son manteau, l'épaule appuyée contre un arbre, les jambes croisées, et il écoutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Chillito.
Don Juan Perez était un homme de vingt-huit ans, beau, d'une taille élevée et bien prise, pleine d'élégance et de noblesse dans tous ses mouvements, avec cette attitude hautaine que donne l'habitude de commander. Des yeux noirs grands et vifs illuminaient l'ovale de son visage, deux yeux comme chargés d'éclairs et dont il était presque impossible de supporter le regard et la fascination étranges. Les narines mobiles de son nez droit semblaient s'ouvrir aux passions vives; une froide raillerie s'était incrustée dans les coins de sa bouche, belle de dents blanches et surmontée d'une moustache noire. Le front était large, la peau bistrée par les ardeurs du soleil, la chevelure longue et soyeuse. Cependant malgré toutes ces prodigalités de la nature, son expression altière et dédaigneuse finissait par inspirer une sorte de répulsion.
Les mains de don Juan étaient parfaitement gantées et petites; son pied, un pied de race, se cambrait dans des bottes vernies. Pour le costume, qui était d'une grande richesse, il était absolument pareil par la forme à celui des gauchos. Un diamant d'un prix immense serrait le col de sa chemise, et le fin tissu de son poncho valait plus de cinq cents piastres.
Deux ans avant l'époque de ce récit, don Juan Perez était arrivé au Carmen inconnu de tout le monde, et chacun s'était demandé: d'où vient-il? de qui tient-il sa fortune princière? où sont ses propriétés? Don Juan avait acheté, dans la colonie, une estancia, située à deux ou trois lieues de Carmen, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, il l'avait fortifiée, entourée de fossés et de palissades et munie de six pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. Quoique son estancia ne s'ouvrit jamais devant aucun hôte, il était accueilli par les premières familles du Carmen, qu'il visitait assidûment, pour soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers. Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs oeillades, les hommes leurs questions adroites pour faire parler don Juan. Don Luciano Quiros, à qui son poste de gouverneur donnait droit à la curiosité, ne laissa pas d'avoir quelques inquiétudes au sujet du bel étranger, mais, de guerre lasse, il en appela au temps qui déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.
Voilà quel était l'homme qui écoutait Chillito dans la clairière, et tout ce que l'on savait sur son compte.
--Assez! fit-il avec colère en interrompant le gauche; tu es un chien et un fils de chien.
--Senor! dit Chillito qui redressa la tête.
--J'ai envie de te briser comme un misérable que tu es.
--Des menaces! à moi! s'écria la gaucho pâle de rage et dégainant son couteau.
Don Juan lui saisit le poignet de sa main gantée, et le lui tordit si rudement qu'il laissa échapper son arme avec un cri de douleur.
--A genoux! et demande pardon, reprit le gentilhomme; et il jeta Chillito sur le sol.
--Non, tuez-moi plutôt.
--Va, gueux, retire-toi, tu n'es qu'une bête brute.
Le gaucho se releva en chancelant; Le sang injectais ses yeux, ses lèvres étaient blêmes, tout son corps tremblait. Il ramassa son couteau et s'approcha de don Juan, qui l'attendait les bras croisés.
--Eh bien! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.
--Va-t'en.
--C'est votre dernier mot?
--Oui.
--Au diable, alors!
Et le gaucho, d'un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour se frapper.
--Je te pardonne, reprit don Juan qui avait arrêté le bras de Chillito; mais, si tu veux me servir, sois muet comme un cadavre.
Le gaucho tomba à ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable au chien qui lèche son maître dont il a été battu.
Mato était resté témoin immobile de cette scène.
--Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être aimé ainsi! murmura José Diaz toujours caché derrière un arbre.
III.--DON JUAN PEREZ
Après un court silence, don Juan reprit la parole.
--Je sais que tu m'es dévoué, et j'ai en toi une entière confiance, mais tu es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal.
--Je ne boirai plus, répondit le gaucho.
Don Juan sourit.
--Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n'est pas le maître qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur vous deux?
--Oui, dirent les gauchos.
--Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez prêts à tout. Surveillez particulièrement la maison de don Luis Munoz au dehors et au dedans. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire à lui ou sa fille dona Linda, vous allumerez immédiatement deux feux, l'un sur la falaise des Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques heures vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si incompréhensible qu'il soit, me promettez-vous de l'exécuter avec promptitude et dévouement.
--Nous le jurons!
--C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que vous pourrez: tâchez, sans éveiller le soupçon qui ne dort jamais que d'un oeil, de réunir une troupe d'homme déterminés. A propos, méfiez-vous de Pavito: c'est un traître.
--Faut-il le tuer? demanda Mato.
--Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s'en débarrasser adroitement.
Les deux gauchos se lancèrent un regard à la dérobée; don Juan feignit de ne pas les voir.
--Avez-vous besoin d'argent?
--Non, maître.
--N'importe! prenez cela.
Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand nombre d'onces d'or étincelaient à travers les mailles.
--Chillito, mon cheval.
Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussitôt, tenant en bride un magnifique coureur sur lequel don Juan s'élança.
--Adieu, leur dit-il, prudence et fidélité! Une indiscrétion vous coûterait la vie.
Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'éperon dans les flancs du cheval et s'éloigna dans la direction du Carmen. Mato et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur.
Dès qu'ils furent à une certaine distance, dans un coin de clairière s'agitèrent les broussailles, d'où s'avança par degrés une tête pâlie par la peur. Cette tête appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une main et son couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui d'un air effaré et en murmurant à mi-voix:
--Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa Virgen del Pilar! quels démons! Eh! eh! on a raison d'écouter.
--C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur.
--Qui va là? s'écria le Pavito, qui fit un bond de côté.
--Un ami, reprit José Diaz qui sortit de derrière l'érable et joignit le gaucho, auquel il serra la main.
--Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc aussi?
--Tudieu! si j'écoutais? J'ai profité de l'occasion pour m'édifier sur don Juan.
--Eh bien?
--Ce caballero me parait un assez ténébreux scélérat: mais, Dieu aidant, nous ruinerons ses trames pleines d'ombre.
--Ainsi soit-il!
--Et d'abord, que comptez-vous faire?
--Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants de la pampa.
--Caramba! je les connais de longue date; à cette heure ils m'inquiètent médiocrement.
--Mais moi?
--Bah! vous n'êtes pas encore mort.
--Je n'en vaux guère mieux.
--Auriez vous peur, vous le plus hardi chasseur de panthère que je sache?
--Une panthère n'est, après tout, qu'une panthère, on en a raison avec une balle; mais les deux gaillards que don Juan a lâchés après moi sont des démons.
--C'est vrai; donc allons au plus pressé. Don Luis Munoz dont je suis le capataz, est mon frère de lait, c'est vous dire que je lui suis dévoué à la vie à la mort. Don Juan ourdit contre la famille de mon maître quelque infernal complot que je veux faire échouer. Etes-vous décidé à me prêter main-forte? Deux hommes peuvent beaucoup qui, à eux deux, n'ont qu'une seule volonté.
--Franchise pour franchise, don José, reprit le Pavito après un instant de réflexion. Ce matin, j'aurais refusé; ce soir, j'accepte, car je ne risque plus de trahir les gauchos mes camarades. La position est changée. Me tuer adroitement! Vrai Dieu, je me vengerai! Je suis à vous, capataz, comme mon couteau est à sa poignée, à vous corps et âme, foi de gaucho!
--A merveille! fit don José; nous saurons nous entendre. Montez à cheval et allez m'attendre à l'Estancia: j'y retournerai après le coucher du soleil, et là, nous dresserons le plan de contre-mine.
--D'accord. De quel côté vous dirigez-vous?
--Je me rends chez don Luis Munoz.
--A ce soir, alors!
--A ce soir!
Ils se séparèrent. Le Pavito, dont le cheval était caché à peu de distance, galopa vers l'estancia de San-Julian, dont José était le capataz, tandis que celui-ci descendait à grands pas le chemin de la Poblacion.
Don Luis Munoz était un des plus riches propriétaires du Carmen, où sa famille s'était établie depuis la fondation de la colonie. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans. Originaire de la vieille Castille, il avait gardé le beau type de cette race, type qui sur son visage se reconnaissait aux grandes lignes vigoureusement accusées, avec un certain air de majesté fière auquel ses yeux un peu tristes ajoutaient une expression de bonté et de douceur.
Resté veuf, après deux courtes années de mariage, don Luis avait enfermé dans son coeur le souvenir de sa femme comme une relique sacrée, et il croyait que c'était l'aimer encore que de se vouer tout entier à l'éducation de leur fille Linda.
Don Luis habitait, dans la Poblacion du vieux Carmen, à peu de distance du fort, une des plus belles et des plus vastes maisons de la colonie.
Quelques heures après les événements que nous avons rapportés, deux personnes étaient assises auprès d'un brasero dans un salon de cette habitation.
Dans ce salon, élégamment meublé à la française, un étranger, en soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg Saint-Germain: même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix et l'arrangement des meubles. Rien n'y manquait, pas même un piano d'Erard chargé de partitions d'opéras chantés à Paris; et, comme pour mieux prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les romanciers et les poètes à la mode encombraient un guéridon de Boule. Là tout rappelait la France et Paris; seul, le brasero d'argent, où achevaient de se consumer des noyaux d'olives, indiquait L'Espagne. Des lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.
Don Luis Munoz et sa fille Linda étaient assis auprès du brasero.
Dona Linda, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle. L'arc de jais de ses sourcils, tracés comme avec un pinceau, relevait la grâce de son front un peu bas et d'une blancheur mate; ses grand yeux bleus et pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec ses cheveux d'un noir d'ébène qui se bouclaient autour d'un col délicat, et où des jasmins odorants se mouraient de volupté. Petite comme toutes les Espagnoles de race, sa taille cambrée était d'une finesse extrême; jamais pieds plus mignons n'avaient foulé, en dansant, les pelouses buenos-ayriennes, jamais main plus délicate n'était tombée dans la main d'un amoureux. Sa démarche, nonchalante comme celle de toutes les créoles, avait je ne sais quels mouvements ondulés pleins de désinvolture et de salero, comme on dit en Espagne.
Son costume, d'une charmante simplicité, se composait d'un peignoir de cachemire blanc brodé de larges fleurs en soie de couleurs vives, serré aux hanches par une torsade. Un voile de maline était négligemment ajusté sur ses épaules. Ses pieds, emprisonnés dans des bas de soie à côtés, étaient chaussés de pantoufles naines roses et bordées de duvet de cygne.
Dona Linda fumait un mince cigarillo de maïs, tout en causant avec son père.
--Oui, père, disait-elle, aujourd'hui est arrivé au Carmen un navire de Buenos-Ayres, chargé des plus jolis oiseaux du monde.
--Eh bien! chica (petite)?
--Il me semble que mon cher petit père, fit-elle avec une admirable moue, n'est guère galant, ce soir.
--Qu'en savez-vous, mademoiselle? répondit don Luis en souriant.
--Comment! vrai! s'écria-t-elle en bondissant de joie sur un fauteuil et en frappant ses mains l'une contre l'autre, vous auriez pensé?...
--A vous acheter des oiseaux? Vous verrez demain votre volière peuplée de perruches, d'aras, de bengalis, de colibris, enfin plus de quatre cents, vilaine ingrate!
--Oh! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime! reprit la jeune fille en jetant ses bras autour du cou de don Luis et en l'embrassant à plusieurs reprises.
--Assez! assez! follette! Vas-tu m'étouffer avec tes caresses?
--Que faire pour reconnaître vos prévenances?
--Pauvre chère, je n'ai que toi à aimer désormais.
--Dites donc à adorer, mon excellent père, car c'est de l'adoration que vous avez pour moi. Aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que Dieu a mises dans mon âme.
--Et pourtant, dit Luis d'un ton doux de reproche, tu ne crains pas, méchante, de me causer des inquiétudes.
--Moi? demanda Linda avec un tressaillement intérieur.
--Oui, vous, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt. Tu me caches quelque chose.
--Mon père!
--Allez, ma fille, les yeux d'un père savent lire jusqu'au fond d'un coeur de quinze ans, et, depuis quelques jours, si je ne me trompe, je ne suis plus seul dans ta pensée.
--C'est vrai, répondit la jeune fille avec une certaine résolution.
--Et à qui rêves-tu ainsi, petite fille? dit don Luis en cachant son inquiétude sous un sourire.
--A don Juan Perez.
--Ah? cria le père d'une voix étranglée, et tu l'aimes?
--Moi? Non, répondit-elle. Ecoutez, mon père, je ne veux rien vous cacher. Non, continua-t-elle en posant la main sur son coeur, je n'aime pas don Juan Perez; cependant, il occupe ma pensée; pourquoi? je ne saurais le dire; mais son regard me trouble et me fascine; sa voix me cause un sentiment de douleur indéfinissable. Cet homme est beau, ses manières sont élégantes et nobles, il a tout d'un gentilhomme de haute caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi de fatal, me glace et m'inspire une répulsion invincible.
--Tête romanesque!
--Riez, moquez-vous de moi; mais, dit-elle avec un tremblement de voix, vous avouerai-je tout, mon père?
--Parle avec confiance.
--Eh bien! j'ai un pressentiment que cet homme me sera funeste.
--Enfant, reprit don Luis en lui baisant au front, que peut-il te faire?
--Je l'ignore, mais j'ai peur.
--Veux-tu que je ne le reçoive plus.
--Gardez-vous-en bien; ce serait hâter le malheur qui me menace.
--Allons, tu perds la tête et te plais à te créer des chimères.
Au même moment un domestique annonça don Juan Perez que entra dans le salon.
Le jeune homme était vêtu à la dernière mode de Paris; l'éclat des bougies rayonna sur son beau visage.
Le père et la fille tressaillirent.
Don Juan s'approcha de dona Linda, la salua avec grâce et lui offrit un superbe bouquet de fleurs exotiques. Elle remercia d'un sourire, prit le bouquet, et, presque sans le regarder, le posa sur un guéridon.
On annonça successivement le gouverneur, don Luciano Quiros, accompagné de tout son état-major, et deux ou trois famille, en tout une quinzaine de personnes. Peu à peu la réunion s'anima, on causa.
--Eh bien! colonel, demanda don Luis au gouverneur, quelles nouvelles de Buenos-Ayres?
--Notre grand Rosas, répondit le colonel qui étouffait dans son uniforme, a encore battu à plates coutures les sauvages unitaires d'Oribe.
--Dieu soit loué! peut-être cet avantage nous procurera-t-il un peu de tranquillité dont le commerce a besoin.
--Oui, reprit un colon, les communications deviennent si difficiles que ar terre on ne peut plus rien expédier.
--Est-ce que les Indiens se remueraient? demanda un négociant inquiet de ces paroles.
--Oh! interrompit le gros commandant, il n'y a pas de danger: la dernière leçon qu'ils ont reçue a été rude, ils s'en souviendront longtemps, et de longtemps ils n'oseront envahir nos frontières.
Un sourire presque invisible passa sur les lèvres de don Juan.
--En cas d'invasion, les croyez-vous capables de troubler sérieusement la colonie?
--Hum! reprit don Luciano, en somme, ce sont de pauvres hères.
Le jeune homme sourit de nouveau d'une façon amère et sinistre.
--Monsieur le gouverneur, dit-il, je suis de votre avis; je crois que les Indiens feront bien de rester chez eux.
--Pardieu! exclama le commandant.
--Mon dieu, mademoiselle, dit don Juan en se tournant vers dona Linda, serait-ce trop exiger de votre grâce que de vous prier de chanter le délicieux morceau du Domino noir que vous avez si bien chanté l'autre jour?
La jeune fille, sans se faire prier, se mit au piano, et d'une voix pure chanta la romance du troisième acte.
--J'ai entendu à Paris cette romance par madame Damoreau, ce rossignol envolé, et je ne saurais dire qui de vous ou d'elle y apporte plus de goût et de naïveté.
--Don Juan, répondit dona Linda, vous avez trop longtemps vécu en France.
--Pourquoi donc, mademoiselle?
--Vous en êtes devenu un détestable flatteur.
--Bravo! gloussa le gouverneur avec un gros rire. Vous le voyez, don Juan, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité de la repartie.
--Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme; mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma revanche.
Et il enveloppa dona Linda dans un regard dont elle frissonna.
--Don Juan, demain, je l'espère, demanda le gouverneur, vous assisterez au Te Deum chanté en l'honneur de notre glorieux Rosas?
--Impossible, colonel; ce soir même, je pars pour un voyage forcé.
--Allons bon! encore une de vos excursions mystérieuses?
--Oui, mais celle-là ne sera pas longue et bientôt je serai de retour.
--Tant mieux!
--Quien sabe? (Qui sait?) murmura le jeune homme d'une voix sinistre.
Dona Linda, qui avait entendu ces dernier mots, ne fut pas maîtresse de son effroi.
Les visiteurs prirent congé les uns à la suite des autres. Don Juan Perez était enfin seul avec ses hôtes.
--Senorita, dit-il en faisant ses adieux, je pars pour un voyage où je courrai sans nul doute de grands dangers. Puis-je espérer que vous daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur?
Linda le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui était pas naturelle, elle répondit:
--Senor Caballero, je ne puis prier pour la réussite d'une expédition dont je ne connais pas le but.
--Merci de votre franchise, mademoiselle! reprit don Juan sans s'émouvoir; je n'oublierai point vos paroles.
Et après la politesse d'usage il se retira.
--Le Capataz de San-Julian, don José Diaz, demande à parler, pour affaire importante, au senor don Luis Munoz.
--Faites entrer, répondit don Luis au domestique, qui avait si longuement annoncé le capataz. Toi, Lindita, viens auprès de moi, sur ce canapé.
Don Juan était extrêmement agité lorsqu'il sortit de la maison; il se retourna et darda son regard de vipère sur les fenêtres du salon où se dessinait la silhouette mobile de dona Linda.
--Orgueilleuse fille, dit-il d'une voix sourde et terrible, je te punirai bientôt de tes dédains.
Puis, s'enveloppant dans son manteau, il se dirigea d'un pas rapide vers une maison située à peu de distance et qui au Carmen lui servait de pied à terre. Il y frappa deux coups; la porte s'ouvrit et se referma sur lui.
Vingt minutes après, cette porte se rouvrait, pour livrer passage à deux cavaliers.
--Maître, où allons-nous? demanda l'un.
--A l'arbre de Gualichu, répondit l'autre, qui ajouta tout bas: chercher la vengeance.
Les deux cavaliers s'enfoncèrent dans l'obscurité et le galop furieux de leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence.
IV.--L'ESPION.
Généralement, les nations australes ont une divinité, ou pour mieux dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile; leur culte est moins de la vénération que de la crainte. Ce génie est nommé Achekemat-Kanet par les Patagons, Quecubu par las Aucas, et Gualichu par les Puelches. Et, comme ces derniers ont plus particulièrement parcouru le territoire où se trouve l'arbre sacré, ils ont perpétué le nom de leur génie du mal en le donnant à l'arbre auquel ils attribuent la même puissance.
La croyance à Gualichu remonte, dans les Pampas, à la plus haute antiquité.
Ce dieu méchant est tout simplement un arbre rabougri qui, mêlé à d'autres arbres, n'aurait point attiré l'attention, tandis que, seul et comme égaré dans l'immensité des plaines, il sert de repère au voyageur fatigué d'une longue route dans ces océans sablonneux. Il s'élève à une hauteur de trente à trente-cinq pieds, tout tortueux, tout épineux, et s'arrondit en une large coupe formée par son tronc vermoulu, où hommes et femmes entassent leurs présents, tabac, verroteries, et pièces de monnaie. Il est âgé de plusieurs siècles et appartient aux espèces d'acacias que les Hispano-Américains désignent sous le nom d'algarrobo.
Les hordes errantes des Indiens, frappées sans doute de la solitude de cet arbre au milieu des déserts, en ont fait l'objet de leur culte. En effet, ses branches sont couvertes d'offrandes diverses d'une certaine valeur; là un poncho, là une mante, plus loin des rubans de laine ou des fils de couleur; de toutes parts, sur les épines, des rameaux sont accrochés des vêtements plus ou moins altérés et déchirés par le vent, ce qui donne à l'arbre sacré l'aspect d'une friperie. Aucun Indien, Patagon, Puelche, Aucas, ou Tehuelche n'oserait passer sans y laisser quelque chose; celui qui n'a rien coupe des crins de son cheval et les attache à une branche. L'offrande la plus précieuse et la plus efficace, selon les Indiens est celle de leur cheval; aussi, le grand nombre de chevaux égorgés autour de l'arbre atteste-t-il leur culte.
La religion des nations australes, tout primitive et épargnée par la conquête, ne tient nul compte de l'être moral et ne s'arrête qu'aux accidents de la nature, dont elle fait des dieux. Ces peuplades cherchent à se rendre favorables les déserts, où la fatigue et la soif amènent la mort, et les rivières qui peuvent les engloutir.
Au pied même de l'arbre de Gualichu, quelques heures après les événements déjà racontés, une scène étrange se passait, rendue plus étrange encore par l'épaisseur des ténèbres et par un orage qui s'approchait. De gros nuages noirs roulaient lourdement dans l'espace; le vent soufflait par rafales avec des sifflements aigus, et de larges gouttes de pluie tombaient sur le sable.
Autour de l'arbre sacré, les Indiens avaient improvisé un village composé d'une quarantaine de toldos élevés à la hâte et sans ordre. Devant chaque toldo pétillait un feu clair, auprès duquel trois ou quatre femmes indiennes accroupies se chauffaient sans quitte de l'oeil les chevaux entravés qui mangeaient la provende d'alfalfa.
Un feu immense, semblable à un bûcher, flamboyait à quelques pas de l'arbre de Gualichu, et était entouré d'une vingtaine d'Indiens, debouts et silencieux, plongés dans cette immobilité automatique et contemplative qui leur était habituelle, et leurs grands costumes de guerre faisaient penser qu'ils se préparaient à une importante cérémonie de leur culte.
Soudain un coup de sifflet aigu fendit l'air et annonça l'arrivée de deux cavaliers. L'un d'eux mit pied à terre, jeta la bride de son cheval à son compagnon et s'avança dans le centre formé par les guerriers. Cet homme portait l'uniforme d'officier de l'armée chilienne.
--Salut mes frères! dit-il en regardant autour de lui; que Gualichu les protège.
--Salut à Pincheira! répondirent les Indiens.
--Tous les chefs sont-ils réunis? reprit-il.
--Tous, fit une voix, excepté Neham-Outah, le grand Toqui (chef suprême) des Aucas.
--Il ne peur tarder; attendons.
Le silence se fut à peine rétabli qu'un second coup de sifflet retentit et que deux nouveaux cavaliers entrèrent dans le cercle de lumière projeté par les flammes.
Un seul homme descendit de cheval. Il était de haute taille, d'une mine fière, et il était vêtu du costume des guerrier aucas, la nation indienne la plus civilisée et la plus intelligente de toute l'Amérique du Sud. Ce sont eux qui, presque sans armes, repoussèrent Almagro et ses soldats cuirassiers, en 1855, qui triomphèrent du malheureux Valdivia et qui, toujours combattus par les Espagnols, n'en furent jamais vaincus. Les Aucas Offrirent un refuge aux Incas sans asile que Pizarro traqua comme des bêtes fauves et qui, pour prix de leur hospitalité, introduisirent chez ces Indiens leur civilisation avancée. Peu à peu les deux peuples se mélangèrent et leur haine contre les Espagnols s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
Le guerrier qui venait d'entrer dans le conseil des chefs indiens, était un des types les plus parfaits de cette race indomptable: tous ses traits portaient le caractère distinctif de ces fiers Incas, si longtemps les maîtres du Pérou. Son costume différent de celui des Patagons, qui emploient des peaux de bête, se composait de tissus de laine broché d'argent. Un chamal ou chaman bleu lui entourait le corps depuis la ceinture, où il s'attachait par un ruban de laine, jusqu'à la moitié des jambes, semblable en tout au chilipa des gauchos qui ont emprunté aux Indiens ce vêtement et le poncho court rayé de bleu et de rouge. Ses bottes, armées d'éperons d'argent et habilement cousues avec des tendons d'animaux étaient faites de cuir tanné de quemul (espèce de lama).
Ses cheveux se divisaient derrière sa tête en trois queues, réunies à l'extrémité par un pompon de laine, tandis que, par devant, le reste de sa chevelure était relevé et attaché par un kéca ou ruban bleu qui, après trois tours, retombait sur le côté et se terminait par de petits morceaux d'argent roulés en tuyaux. Son front était ceint d'un cercle massif, espèce de diadème large de trois doigts, au centre duquel étincelait un soleil incrusté dans des pierreries. Un diamant d'une énorme valeur pendait à chacune de ses oreilles, son manteau de peaux de guanacos qui retombait jusqu'à terre, était retenu sur ses épaules par une torsade en soie, et d'agrafait avec un diamant. Deux revolvers à six coups luisaient à sa ceinture; à sa hanche droite, s'appuyait un machete, sabre court à lame très-large; Il tenait à la main un fusil Lefaucheux.
Aussi ce guerrier fit-il à son arrivée, une vive sensation parmi les chefs: tous s'inclinèrent respectueusement devant lui en murmurant avec joie:
--Neham-Outah! Neham-Outah!
Le guerrier sourit avec orgueil et prit place au premier rang des chefs. --Le nacurutu (bubo magelanique) a chanté deux fois, dit-il; l'orfraie du Rio-Négro jette son cri lugubre; la nuit touche à sa fin; qu'ont résolu les chefs des grandes nations?
--Il serait utile, je crois, répondit un des Indiens, d'implorer pour le conseil la protection de Gualichu.
--L'avis de mon frère Metipan est sage. Qu'on prévienne le matchi.
Pendant qu'un chef s'éloignait pour prévenir le matchi ou sorcier, un autre chef sortit du cercle, s'approcha de Neham-Outah, lui parla tout bas à l'oreille et revint à sa place. Le toqui des Aucas, qui avait baissé la tête affirmativement, porta la main à son machete et s'écria d'une voix haute et menaçante:
--Yek youri, yak miti (un traître est parmi nous); attention, guerriers!
Un frémissement de colère parcourut les rangs de l'assemblée; chaque Indien regarda à ses côtés.
--Lar hary mutti (il faut qu'il meure)! s'écrièrent-ils tous ensemble.
--Achiéh (c'est bien), répondit Neham-Outah.
Ces mots, échangés en langue indienne que nous reproduisons littéralement, devaient arriver comme un vain son à l'oreille du traître, car le dialecte aucas n'est pas généralement compris par les Espagnols.
Cependant, un homme vêtu comme les autres chefs indiens, et protégé par l'ombre, bondit tout à coup loin du cercle et poussant à trois reprises différentes le glapissement rauque de l'urubus (espèce d'oiseau de proie) il s'adossa au tronc même de l'arbre de Gualichu, et, les jambes écartées, le buste en avant, les revolvers au poing, il attendit.
Cet homme était Sanchez le bombero.
Une muraille vivante, une centaine d'Indiens, se dressait en armes devant lui et le menaçait de toutes parts. Sanchez, à qui la fuite était impossible, fronça les sourcils, serra les dents et écuma de rage.
--Je vous attends, chiens! cria-t-il.
--Chew! chew! en avant! en avant! hurlaient les Indiens.
--Silence! fit Neham-Outah d'une voix rude; je veux l'interroger.
--A quoi bon? reprit Pincheira avec une expression haineuse. C'est un de ces rats de la Pampa que les Espagnols appellent bomberos; je le reconnais. Tuons-le, d'abord.
--Un bombero! hurlèrent de nouveau les Indiens. A mort! à mort!
--Silence! dit Neham-Outah; qui ose interrompre?
Au commandement du maître, le silence se rétablit.
--Qu'as-tu? demanda le toqui au bombero.
--Et toi? répondit Sanchez en ricanant et en se croisant les bras, sans toutefois lâcher ses pistolets.
--Réponds si tu ne veux mourir: tu es en mon pouvoir.
--Un brave n'appartient qu'à lui; il a toujours la ressource de se faire tuer.
--Peut-être --Essayes de me prendre.
--Rends-toi, il ne te sera fait aucun mal.
--Un bombero ne se rend jamais.
--Pourquoi t'es-tu introduit parmi nous?
--Canario! je suis venu pour assister à vos jongleries indiennes et pour connaître le but de cette réunion nocturne.
--Vous êtes franc, au moins, j'y aurai égard. Allons! la résistance Serait inutile, rendez-vous.
--Etes-vous fou, mon maître?
--Chew! dit aux indiens Neham-Outah bouillant de colère.
Ceux-ci s'élancèrent. Deux coups de pistolet retentirent et deux Indiens se tordirent sur les sable. Pendant que les autres hésitaient, Sanchez, replaçant ses revolvers à sa ceinture, sait son machete.
--Place! s'écria-t-il.
--A mort! répétèrent les guerriers.
--Place! place!
Et Sanchez se précipita sur les Indiens, frappant à droite et à gauche d'estoc et de taille. Neham-Outah se jeta au devant de lui avec un rugissement de lion blessé.
--Ah! ah! fit le bombero; mon brave chef au soleil de diamant, à nous deux!
Tout à coup trois coups de feu partirent derrière les Indiens, et trois cavaliers se ruèrent sur eux, semant sur leur passage l'épouvante et la mort. Les Indiens, ne sachant combien d'ennemis combattaient contre eux, crurent, grâce à l'obscurité et au nombre des morts, avoir affaire à un renfort considérable et commencèrent à se disperser dans toutes les directions, hormis les plus résolus qui tinrent bon et continuèrent à résister aux assaillants. On comptait parmi eux Neham-Outah, Pincheira et quelques chefs renommés.
Les trois bomberos, appelés par le glapissement rauque de Sanchez, s'étaient hâtés vers leur frère; ils l'aidèrent à se mettre en selle sur son cheval qu'ils lui avaient amené.
--Ah! criait-il, sus! sus! aux Indiens! Neham-Outah lui asséna un coup de machete auquel l'Espagnol riposta par un coup de taille qui balafra le visage de son adversaire. Le toqui poussa un cri, non de douleur, mais de rage.
--Eh! lui dit le bombero, je te reconnaîtrai, si jamais nous nous rencontrons, car tu portes mes marques.
--Misérable! fit le chef, en déchargeant sur lui un de ses pistolets.
--Ah! murmura à son tour Sanchez qui s'affaissa sur sa selle.
Il serait tombé si Julian ne l'eût retenu.
Il m'a tué, reprit le blessé d'une voix entrecoupée. Courage, frères! ne leur laissez pas mon corps.
Les trois bomberos, soutenant leur frère au milieux d'eux, redoublèrent d'ardeur pour l'entraîner loin d'une perte inévitable; mais comment fuir? Les Indiens, le premier mouvement de panique passé, purent compter leurs ennemis, ils revinrent à la charge et menaçaient de les accabler par leur nombre. La position était horrible. Sanchez, qui avait gardé son sang froid, comprit que ses frères allaient se perdre pour lui, et, sacrifiant sa vie pour les sauver, il leur cria:
--Fuyez! laissez-moi seul ici: dans quelques minutes je serai mort.
--Non, répondirent-ils en faisant cabrer leurs chevaux pour parer les coups, nous vous sortirons de là où nous périrons ensemble.
Sanchez, qui connaissait ses frères, n'ignorait pas que leur résolution était inébranlable.
Le combat se livrait, en ce moment, à deux mètres de l'arbre de Gualichu. Sanchez, pendant que ses frères se défendaient partout à la fois, se laissa glisser sur le sol; et, lorsque les bomberos se retournèrent, le cheval était privé de son cavalier, Sanchez avait disparu.
--Il est mort, que faire? dit Julian désespéré.
--Lui obéir, puisque nous n'avons pu le sauver, répondit Simon.
--En avant donc!
Et tous les trois, ensanglantant les flancs de leurs chevaux, ils bondirent au plus épais des Indiens. Le choc fut terrible. Cependant, quelques secondes plus tard, mis hors de danger par leur audace incroyable, les bomberos fuyaient comme le vent dans trois directions différentes en poussant des cris de triomphe.
Les Indiens reconnurent l'inutilité d'une poursuite à travers les sables; ils se contentèrent de relever leurs blessés et de compter les morts, en tout une trentaine de victimes.
--Ces Espagnols sont de véritables démons, quand ils s'y mettent, dit Pincheira qui se souvint alors de son origine.
--Oh! lui répondit Neham-Outah ivre de fureur, si jamais je leur appuie le pied sur la poitrine, ils expieront les maux dont ils flagellent ma race depuis des siècles.
--Je vous suis tout dévoué, reprint Pincheira.
--Merci, mon ami! L'heure venue, je vous rappellerai votre promesse.
--Je serai prêt, mais à présent quels sont vos desseins?
--Cette balafre que cet enragé m'a taillée dans le visage me force à mettre le feu aux poudres le plus tôt possible.
--Faites, vive Dieu! et finissons-en avec ces Espagnols maudits.
--Vous haïssez donc bien vos compatriotes?
--J'ai le coeur indien, c'est tout dire.
Je vous procurerai bientôt l'occasion d'assouvir votre haine contre eux.
--Dieu vous entende!
--Mais les chefs se sont de nouveau rassemblés autour du feu du conseil; frère, venez.
Neham-Outah et Pincheira approchèrent de l'arbre de Gualichu où les Indiens s'étaient groupés, immobiles, silencieux et calmes, comme si rien n'eut troublé leur réunion.
V.--LE MATCHITUM
Les Indiens, en relevant leurs morts avaient vainement cherché le cadavre de l'homme blanc; ils se persuadèrent que ses compagnons l'avaient enlevé. Ceux-ci, au contraire, se reprochaient amèrement d'avoir abandonné aux mains des païens le corps de leur frère.
En effet, qu'était devenu Sanchez?
Le bombero était un de ces hommes de fer, qu'une forte volonté mène à leur but et que la mort seule peut abattre. Il voulait donc assister au conseil des chefs, dont il soupçonnait la haute importance, et, au lieu de jeter sa vie en pâture dans une lutte inégale, il trouva le coup de pistolet de Neham-Outah le prétexte qu'il guettait. Comme le temps pressait, il avait feint d'être blessé à mort, et ses frères et ennemis avaient été dupes de son stratagème.
Dès qu'il se fût laissé glisser en bas de son cheval, à la faveur de l'ombre de la mêlée, il avait pu, soit en rampant comme une couleuvre, soit en sautant comme un cougouar, grimper et se cacher dans le tronc creux de l'arbre de Gualichu. Là il se tapit sous un amas informe d'objets offerts par la dévotion des Indiens et fut aussi en sûreté que dans la forteresse du Carmen. Du reste, en hardi chasseur qui a toujours le temps de se faire tuer, il n'avait point lâché ses armes. Son premier soin fut de s'envelopper le bras sans respect pour Gualichu, dans un morceau d'étoffe afin d'arrêter le sang de sa blessure: puis il s'arrangea de son mieux au fond de sa cachette, la tête un peu en dehors pour avoir les yeux sur la scène qui allait se passer.
Tous les chefs étaient déjà réunis. Lucaney, ulmen des Puelches, prit la parole.
--L'Espagnol qui a osé s'introduire parmi nous pour violer le secret de nos délibérations est mort; nous sommes seuls; commençons la cérémonie.
--Il sera fait selon le désir de mon frère l'ulmen des Puelches, répondit Neham-Outah. Où est le sage matchi?
--Ici, reprit un grand homme efflanqué, sec et maigre, dont le visage était bariolé de dix couleurs différentes et qui était habillé en femme.
--Que le sage matchi approche et accomplisse les rites!
--Un matchitum est nécessaire, dit le matchi d'une voix solennelle.
On fit immédiatement les préparatifs usités pour cette conjuration. Deux lances furent plantées l'une à droite, l'autre à gauche de l'arbre sacré; à gauche d'elles on suspendit un tambour et un vase rempli de boisson fermentée; douze autres vases, contenant la même liqueur, furent rangés circulairement d'une lance à l'autre. On apporta on mouton et un poulain garrottés, qui furent déposés près des vases, et deux vieilles femmes se placèrent à côté des tambours. Les préparatifs terminés, le matchi se tourna vers Neham-Outah.
--Pourquoi l'ulmen des Aucas demande-t-ile le matchitum? dit-il.
Métipan s'avança d'un pas hors du cercle.
--Une haine héréditaire a longtemps séparés les Aucas et les Pehuenches, fit Métipan. L'intérêt de toutes les grandes nations veut la fin de cette haine. Kezilipan, non aïeul, ulmen des Pehuenches, enleva une esclave blanche appartenant à Medzelipulzi, toqui des Aucas, et arrière grand'père de Neham-Outah. Devant les chefs assemblés, devant la face du ciel, je viens dire à Neham-Outah, le descendant de Yupanqui, le fils du Soleil, que mon aïeul a mal agi avec le sien, et je suis prêt, pour éteindre toute discorde passée, présente et future, à lui remettre ici une esclave blanche, jeune, belle et vierge.
--J'abjure devant Gualichu répondit Neham-Outah, la haine que ma nation et moi avions jurée à la tienne.
--Gualichu nous approuve-t-il? demanda Métipan.
Le matchi sembla réfléchir profondément.
--Oui, reprit-il, la protection de Gualichu vous est acquise Qu'on amène l'esclave blanche; peut-être exigera-t-il qu'elle lui soit livrée à lui-même au lieu d'appartenir à un homme.
--Que sa volonté soit faite! dirent les deux ulmenes.
Deux guerriers conduisirent une jeune fille de dix-sept ans environ et la placèrent entre les deux lances, le visage tourné vers l'arbre de Gualichu. A sa vue, Sanchez sentit par tout son corps une sueur froide et je ne sais quel frisson; un nuage voilà ses yeux.
--D'où me vient cette émotion étrange! se murmura le bombero à lui-même.
Les grands yeux noirs de la jeune fille, dont la taille se pliait comme un roseau, avaient une expression de douceur et de tristesse. Elle était vêtue à la mode des femmes pehuenches. Le quedeto de laine s'enroulait autour de son corps, assujetti sur ses épaules par deux épingles d'argent, et sur ses membres par un kepike ou une ceinture de soie large de six pouces et serrée par une boucle. Les deux coins d'un pilken carré, comme un manteau, s'attachaient sur la poitrine par un topu orné d'une magnifique tête en or. Elle avait au cou deux échepels (colliers) de verroterie, et à chacun des ses bras quatre charrecur de perles de verre et de grains d'argent soufflé. Ses longs cheveux noirs se divisaient au milieu de la tête en deux queues tressées et guirlandées de rubans bleus qui flottaient sur ses épaules et se terminaient par de petits grelots. Elle était coiffée d'une luchu ou bonnet conique de perles de verre de couleur bleue et rouge.
A cette gracieuse apparition, les Indiens, qui sont très-friands de femmes blanches, ne purent, malgré leur impassibilité naturelle, retenir un murmure d'admiration.
Sur un signe du matchi, la cérémonie commença. Les deux vieilles Indiennes battirent le tambour, pendant que les assistants, guidés par le sorcier, entonnèrent une chanson symbolique en dansant autour de la captive.
La danse cessa avec le chant; puis le matchi alluma un cigare, en huma la fumée et vint en parfumer par trois fois l'arbre, les animaux et la jeune fille, dont il découvrit aussitôt la poitrine. Il y appliqua sa bouche et se mit à sucer jusqu'à en exprimer le sang. La pauvre enfant faisait des efforts surhumains pour ne pas crier. Les danses, accompagnées de chant, recommencèrent, et les vieilles femmes tapaient sur leurs tambours à tour de bras. Sanchez, plein de compassion pour l'innocente victime de la superstition des Indiens, eut envie de voler à son secours.
Cependant, le matchi, les joues gonflées, s'échauffait peu à peu; ses yeux s'injectaient de sang, il sembla possédé du démon et devint tout-à-fait furieux; il se démenait et se tordait comme un épileptique. Dès lors la danse s'arrêta, et Metipan, d'un coup de machete, ouvrit les flancs du poulain, en arracha le coeur tout palpitant encore et le donna au sorcier, que en suça le sang et s'en servit pour faire une croix sur le front de la jeune fille. Celle-ci, en proie à un effroi inexprimable, tremblait de tous ses membres.
L'orage, qui se promettait menaçant dans les nues, éclata enfin. Un éclair blafard sillonna le ciel, le tonnerre courait avec des roulements terribles, et une rafale de vent tourbillonna sur la plaine et balaya les toldos, dont elle dispersa au loin les débris.
Les Indiens s'arrêtèrent, consternés par l'orage.
Tout à coup une voix formidable, qui paraissait sortir de l'arbre de Gualichu, jeta ces mots sinistres:
--Retirez-vous, Indiens! ma colère est déchaînée contre vous. Laissez ici cette misérable esclave blanche en expiation de vos crimes. Fuyez! et malheur à ceux qui détourneront la tête! malheur! malheur!
Un éclair livide et un violent coup de tonnerre servirent de péroraison à ce discours.
--Fuyons!... s'écria le matchi terrifié et prêt à croire à son Dieu.
Mais, profitant de cette intervention inattendue pour affermir son propre pouvoir, il continua:
--Fuyons, mes frères!... Gualichu a parlé à son serviteur, malheur à ceux qui résisteront à ses ordres!
Les Indiens n'avaient pas besoin de cette recommandation de leur sorcier: une terreur superstitieuse leur donnait des ailes; ils se précipitèrent en tumulte du côté de leurs chevaux, et bientôt le désert retentit de leur course folle. Les alentours de l'arbre de Gualichu furent abandonnés. Seule, la jeune fille la poitrine encore découverte, gisait évanouie sur le sol.
Lorsque tout fut calme dans la Pampa, lorsque le bruit du galop des chevaux se fut perdu dans le lointain, Sanchez avança doucement la tête hors de l'arbre, scruta de l'oeil les profondeurs noires de la nuit, et, rassuré par le silence, il s'élança vers la jeune fille. Pâle comme un beau lis abattu par la tempête, les yeux fermés, la pauvre enfant ne respirait plus. Le bombero la souleva dans ses bras nerveux et la transporta tout près de l'arbre sur un amas de peaux d'un toldo renversé. Il la posa avec précaution sur cette couche moins dure; sa tête se pencha insensible sur son épaule.
Groupe étrange, au milieu de cette plaine dévastée, troublée par la foudre et illuminée d'éclairs! Tableau touchant! cette jeune et charmante créature et ce rude coureur des bois!
La douleur et la pitié étaient peintes sur le visage de Sanchez. Lui, dont la vie n'avait été qu'un long drame, qui n'avait nulle croyance dans le coeur, qui ignorait les doux sentiments et les secrètes sympathies, lui, le bombero, le tueur d'indiens, il était ému et sentait quelque chose de nouveau se remuer dans ses entrailles. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues bronzées.
--Serait-elle morte, ô mon Dieu?
Le nom de Dieu, qui ne lui servait qu'à blasphémer, il le prononça presque avec respect. C'était une sorte de prière, un cri de son coeur. Cet homme croyait.
--Comment la secourir! se demandait-il.
L'eau qui tombait par torrents finit par ranimer la jeune fille, que, entr'ouvrant les yeux, murmura d'une voix éteinte:
--Où suis-je? que s'est-il donc passé?
--Elle parle, elle vit, elle est sauvée! s'écria Sanchez.
--Qui est là? reprit-elle en se relevant à peine.
A la vue du sombre visage du bombero, elle eut un mouvement d'effroi, referma les yeux et retomba accablée.
--Rassurez-vous, mon enfant, je suis votre ami.
--Mon ami? que signifie ce mot? Y a-t-il des amis pour les esclaves? Oh! oui, continua-t-elle, parlant comme dans un rêve, j'ai bien souffert. Pourtant, autrefois, il y a longtemps bien longtemps, je me souviens d'avoir été heureuse, hélas! mais la pire infortune, c'est un souvenir de bonheur dans l'infortune.
Elle se tut. Le bombero, comme suspendu à ses lèvres, écoutait et la contemplais. Cette voix, ces traits!... Un vague soupçon entra dans le coeur de Sanchez.
--Oh! parlez, parlez encore, reprit-il en adoucissant la rudesse de sa voix. Que vous rappelez-vous de vos jeunes années?
--Pourquoi, dans le malheur, songer aux joies passées. A quoi bon! ajouta-t-elle en secouant la tête avec découragement. Mon histoire est celle de tous les infortunés. Il fut un temps où, comme les autres enfants, j'avais des chants d'oiseaux pour bercer mon sommeil, des fleurs qui, au réveil me souriaient, j'avais aussi une mère qui m'aimait, qui m'embrassait, qui m'embrassait... Tout cela a fui pour toujours.
Sanchez avait relevé deux perches couvertes de peaux pour la mieux abriter contre l'orage, qui s'apaisait par degrés.
--Vous êtes bon, vous; vous m'avez sauvée. Cependant, votre bonté a été cruelle: que ne me laissiez-vous mourir! Mort, on ne souffre plus. Les Pehuenches vont revenir, et alors...
Elle n'acheva pas et se cacha la tête dans ses mains en sanglotant.
--Ne craignez rien, senorita; je vous défendrai.
--Pauvre homme! seul contre tous! Mais, avant ma dernière heure, écoutez, je veux soulager mon coeur. Un jour, je jouais sur les genoux de ma mère; mon père était auprès de nous avec mes deux soeurs et mes quatre frères, homme résolus qui n'en auraient pas redouté vingt. Eh bien! les Pehuenches sont accourus, ils ont brûlé notre estancia, car mon père était fermier; ils ont tué ma mère et...
--Maria! Maria! s'écria le bombero, est-ce bien toi? Est-ce toi que je retrouve?
--C'est le nom que me donnait ma mère.
--C'est moi, moi, Sanchez, Sanchito, ton frère! fit le bombero rugissant presque de joie et la serrant contre sa poitrine.
--Sanchito! mon frère! Oui, oui, je me souviens, Sanchito! je suis...
Elle tomba inanimée entre les bras du bombero.
--Misérable que je suis! je l'ai tuée. Maria! ma soeur chérie, reviens à toi ou je meurs!
La jeune fille rouvrit les yeux et se jeta au cou du bombero en pleurant de joie.
--Sanchito! mon bon frère! ne me quitte pas, défends-moi; ils me tueraient.
--Pauvrette, ils passeront sur mon corps avant d'arriver à toi.
--Ils y passeront donc, exclama une voix railleuse derrière la tente.
Deux hommes parurent, Pincheira et Neham-Outah. Sanchez tenant enlacée dans son bras gauche sa soeur demi-morte de frayeur, s'adossa contre un des pieux, tira son machete et se mit résolument en défense.
Neham-Outah et Pincheira, trop éclairés pour être dupes de la voix mystérieuse de Gualichu et se laisser à la panique générale, avaient toutefois fui avec leurs compagnons; mais sans être vus, ils avaient tourné bride d'un commun accord, curieux de connaître le mot de cette énigme et l'auteur de cette mystification. Il avaient assisté derrière le frère et la soeur à toute la conversation.
--Mais, dit Pincheira en riant, vous vous portez assez bien pour un mort, il me semble? Il parait canario! qu'il faut vous tuer deux fois pour être sûr que vous n'en reviendrez pas. Soyez tranquille, si mon ami vous a manqué je ne vous manquerai pas, moi.
--Que me voulez-vous? répondit Sanchez. Livrez-moi passage.
--Non pas, reprit Pincheira, ce serait d'un trop fâcheux exemple. Et tenez, ajouta-t-il en prêtant l'oreille, entendez vous ce galop de chevaux? Votre affaire est claire: voici nos mosotones qui nous rejoignent.
En effet, le bruit d'une cavalcade s'approchait de minute en minute, et aux pâles lueurs de l'aube, on distinguait dans le lointain de vagues silhouettes de nombreux cavaliers. Sanchez comprit qu'il était perdu. Il baisa une dernière fois le front blanc de sa soeur évanouie, la déposa derrière lui, fit le signe de la crois et se prépara à mourir en brave.
--Allons! dit Neham-Outah, finissons-en; on dirait que ce misérable a peur de la mort.
--Dépêchons, fit Pincheira, j'entends nos hommes, et, si nous ne nous hâtons, on nous ravira notre proie.
--Vous ne croyiez pas dire si vrai, senor Pincheira, s'écria Julian en apparaissant suivi de ses deux frères. Voyons lesquels tueront les autres!
--Merci, mes vaillants frères, dit Sanchez joyeux.
--Malédiction! jura Pincheira. Ces diables sont donc partout?
--Je ne veux pas qu'il m'échappe! murmura Neham-Outah, qui se mordit les lèvres jusqu'au sang.
--Fi donc, caballeros! cria Julian avec ironie. En garde, défendez-vous comme des hommes ou je vous tue comme des chiens.
Les fers se croisèrent, et la lutte s'engagea avec une fureur égale des deux part.
Un sourire d'ironie contracta le visage bruni des frères de Sanchez, tandis que Pincheira frappait du pied avec impatience. Le chef Indien continua sans prendre garde à ces marques d'improbation.
VI.--NEHAM-OUTAH
C'était une lutte à mort qui se préparait entre les bomberos et les Indiens, ces ennemis irréconciliables; et, en cette circonstance, l'avantage semblait devoir rester aux quatre frères.
Maria revenue de son évanouissement, le coeur oppressé, regrettait de s'être réveillée.
Après le premier choc, Neham-Outah recula d'un pas, baissa son arme, fit signe à Pincheira de l'imiter et, les bras croisés sur sa poitrine, il s'avança vers les bomberos.
--Arrêtez! cria-t-il. Ce combat n'aura pas lieu; il ne convient pas à des hommes de se disputer, au prix de la vie, la possession d'une femme.
--Le sang d'un homme est précieux. Emmenez votre soeur, mes braves gens, je vous la donne; qu'elle soit heureuse avec vous!
--Notre soeur! s'écrièrent les trois jeunes gens étonnés.
--Oui, dit Sanchez. Mais quelles sont les conditions à notre retraite?
--Aucune, répondit noblement le chef.
La générosité de Neham-Outah était d'autant plus désintéressée que les bomberos, aux premiers rayons du soleil levant, aperçurent une troupe de près de mille Indiens bien équipés peints et armés en guerre, qui s'était avancée silencieuse et les entourait comme d'un cercle.
--Devons-nous, demanda Sanchez, nous fier à votre parole, et n'avons nous aucun piège à redouter?
--Ma parole, répondit l'ulmen avec hauteur, est plus sacrée que celle d'un blanc. Nous avons, comme vous, de nobles sentiments, plus que tout autre peut-être, ajouta-t-il en désignant du doigt une ligne rouge qui lui traversait le visage. Nous savons pardonner. Vous êtes libres, et nul n'inquiétera votre retraite.
Neham-Outah suivait sur la physionomie des bomberos le vol de leurs pensées. Ces derniers se sentaient vaincus par la magnanimité du cher, qui sourit d'un air de triomphe en devinant leur étonnement et leur confusion.
--Mon ami, dit-il à Pincheira, qu'on donne à ces hommes des montures fraîches.
Pincheira hésita.
--Allez! fit-il avec un geste d'une grâce suprême.
Le Chilien, à demi-sauvage, subissant malgré lui la supériorité de Neham-Outah, obéit, et cinq chevaux d'un grand prix et tout harnachés furent amenés par deux Indiens.
--Chef, dit Sanchez d'une voix légèrement émue, je ne vous remercie pas de la vie, car je ne crains pas la mort, mais, au nom de mes frères et au mien, je vous rends grâce pour notre soeur. Nous n'oublions jamais ni une injure ni un bienfait. Adieu! peut-être aurai-je un jour l'occasion de vous prouver que nous ne sommes pas ingrats.
Le chef inclina la tête sans répondre. Les bomberos, groupés autour de Maria, le saluèrent et s'éloignèrent au petit pas.
--Enfin, vous l'avez voulu, dit Pincheira, qui haussa les épaules avec dépit.
--Patience! répondit Neham-Outah d'une voix profonde.
Pendant ce temps-là, un immense bûcher avait été allumé au pied de l'arbre de Gualichu où les Indiens, dont les craintes superstitieuses s'étaient dissipées avec les ténèbres, s'étaient de nouveau réunis en conseil. A quelques pas en arrière des chefs, les cavaliers Aucas et Puelches formèrent un redoutable cordon autour du conseil, tandis que des éclaireurs patagons fouillaient le désert pour éloigner les importuns et assurer le secret des délibérations.
A l'Orient, le soleil dardait ses flammes; le désert aride et nu se mêlait à l'horizon sans bornes; au loin les Cordillères dressaient la neige éternelle de leurs sommets. Tel était le paysage, si l'on peut parler ainsi, où, près de l'arbre symbolique, se tenaient ces guerriers barbares revêtus de bizarres costumes. A ce aspect majestueux, l'on se rappelait involontairement d'autres temps, et d'autres climats, quand, à la clarté des incendies, les féroces compagnons d'Attila couraient à la conquête et au rajeunissement du monde romain.
Neham-Outah prit la parole au point où la discussion avait été interrompue par t'intervention imprévue du bombero.
--Je remercie mon frère Metipan, dit-il du don de l'esclave blanche. Dès ce jour nos discordes cessent; sa nation et la mienne ne seront plus qu'une seule et même famille, dont les troupeaux paîtront pacifiquement les mêmes pâturages, et dont les guerriers dormiront côte à côte dans le sentier de la guerre.
Le matchi alluma ensuite une pipe, en tira quelques bouffées et la présenta aux deux chefs, qui fumèrent l'un après l'autre, se la passant jusqu'à ce que tout le tabac fut consumé; puis la pipe fut jetée au feu par le matchi.
--Gualichu, dit-il gravement, a entendu vos paroles. Jurez que votre alliance ne se rompra que lorsque vous pourrez fumer de nouveau dans cette pipe déjà réduite en cendres.
--Nous te le jurons!
Les deux ulmenes se placèrent réciproquement la main gauche sur l'épaule droite, étendirent la main droite vers l'arbre sacré et se baisèrent sur la bouche en disant:
--Frère, reçois ce baiser. Que mes lèvres se dessèchent et que ma langue soit arrachée, si je trahis mon serment!
Tous les chefs indiens vinrent, l'un après l'autre, donner le baiser de paix aux deux ulmenes, avec des marques de jour d'autant plus vives qu'ils savaient combien cette haine leur avait coûté de malheurs et combien de fois elle avait compromis l'indépendance des peuplades indiennes.
Quand les ulmenes eurent repris leur place au feu du conseil, Lucaney s'inclina devant Neham-Outah.
--Quelles communications mon frère voulait-il faire aux grands ulmenes? Nous sommes prêts à l'entendre.
Neham-Outah parut se recueillir un instant, puis, promenant sur l'assemblée un regard assuré:
--Ulmenes des Puelches, des Araucanes, des Pehuenches, des Huiliches et des Patagons, dit-il, depuis bien des lunes mon esprit est triste. Je vois avec douleur nos territoires de chasse envahis par les blancs, diminuer et se resserrer de jour en jour. Nous dont les innombrables peuplades couvraient il y a à peine quelques siècles, la vaste étendue de la terre comprise entre les deux mers, nous sommes aujourd'hui réduits à un petit nombre de guerriers qui, craintifs comme des lamas, fuient devant nos spoliateurs. Nos villes sacrées, nos derniers refuges de la civilisation de nos pères les Incas, vont devenir la proie de ces monstres à face humaine qui n'ont d'autre Dieu que l'or. Notre race dispersée disparaîtra peut-être bientôt de ce monde qu'elle a si longtemps possédé seule et gouverné.
Traquées comme de vils animaux, abruties par l'eau de feu, décimées par le feu et les maladies, nos hordes errantes ne sont plus que l'ombre d'un peuple. Notre religion, nos vainqueurs la méprise, et ils veulent nous courber devant le bois du Crucifié. Ils outragent nos femmes, tuent nos enfants et brûlent nos villages. Vous tous, Indiens qui m'écoutez, le sang de vos pères s'est-il appauvri dans vos veines, répondez, voulez-vous mourir esclaves ou vivre libres?
A ces mots prononcés d'une voix mâle, pénétrante et relevés par un geste d'une suprême noblesse, un frémissement parcourut l'assemblée; les front se relevèrent fièrement et tous les yeux étincelèrent.
--Parles, parlez encore! s'écrièrent à la fois les ulmenes électrisés.
Le grand ulmen sourit avec orgueil et continua:
--L'heure est enfin venue, après tant d'humiliations et de misères, de secouer le joug honteux qui pèse sur nous. D'ici à quelques jours, si vous le voulez, nous rejetterons les blancs loin de nos frontières et nous leur rendrons tout le mal qu'ils nous ont fait. Depuis longtemps je surveille les Espagnols, je connais leurs tactiques, leurs ressources; pour les réduire à néant, que nous faut-il? de l'adresse et du courage...
Les Indiens l'interrompirent par des cris de joie.
--Vous serez libres, reprit Neham-Outah. Je vous rendrai les riches vallées de vos ancêtres. Ce projet, depuis que je suis un homme, fermente au fond de mon coeur, et il est devenu ma vie. Loin de moi et loin de vous, la pensée que j'ai intention de m'imposer à vous comme chef et grand toqui de l'armée! Non, vous devrez choisir votre chef librement, et, après l'avoir élu, lui obéir aveuglément, le suivre partout et passer avec lui à travers les périls insurmontables. Ne vous y trompez pas, guerriers, notre ennemi est fort, nombreux, bien discipliné, aguerri et surtout il a l'habitude de nous vaincre. Nommez un chef suprême, nommez le plus digne, je marcherai sous ses ordres avec joie. J'ai dit: ai-je bien parlé, hommes puissants?
Et, après avoir salué l'assemblée, Neham-Outah se confondit dans la foule des chers, le front tranquille, mais le coeur dévoré d'inquiétude et de haine.
Cette éloquence, nouvelle pour les Indiens, les avait séduits, entraînés et jetés dans une sorte de frénésie. Peu s'en fallait qu'ils ne considérassent Neham-Outah comme un génie d'une essence supérieure à la leur, et, qu'ils ne courbassent les genoux devant lui pour l'adorer, tant il avait frappé droit à leur coeurs. Pendant assez longtemps, le conseil fut en proie à un délire qui tenait de la folie. Tous parlaient à la fois. Lorsque cette agitation se calma, les plus sages d'entre les ulmenes discutèrent l'opportunité de la prise d'armes et les chances de succès; enfin, les avis furent unanimes pour une levée de boucliers en masse. Les rangs, un moment rompus, se reformèrent, et Lucaney, invité par les chefs à faire connaître l'avis du conseil, prit la parole:
--Ulmenes des Aucas, des Araucanes, des Pulches, des Pehuenches, des Huiliches et des Patagons, écoutez! écoutez! écoutez!... Cejourd'hui, dix-septième jour de la lune de Kekil-Kleven, il a été résolu par tous les chefs dont les noms suivent: Neham-Outah, Lucaney, Chaukata, Gaykilof, Vera, Metipan, Killapan, Le Mulato, Pincheira et autres moins puissants, représentant chacun une nation ou une tribu, réunis autour du feu du conseil, devant l'arbre sacré de Gualichu, après avoir accompli les rites religieux pour nous rendre favorable le mauvais esprit, il a été résolu que la guerre était déclarée aux Espagnols, nos spoliateurs. Comme cette guerre est sainte et a pour objet la liberté, tous, hommes, femmes, enfants, doivent y prendre part, chacun dans la limite de ses forces. Aujourd'hui même, le quipus sera expédié à toutes les nations Aucas.
Un long cri d'enthousiasme arrêta Lucaney, qui continua bientôt après:
--Les chefs, après mûre délibération, ont choisi pour toqui suprême de toutes les nations, avec un pouvoir sans contrôle et illimité, le plus sage, le plus prudent, le plus digne de nous commander. Ce guerrier est le chef des Aucas, dont la race est si ancienne, Neham-Outah, le descendant des Incas, le fils du Soleil.
Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces dernières paroles. Neham-Outah s'avança au milieu du cercle, salua les ulmenes et dit d'un ton superbe:
--J'accepte, ulmenes, mes frères: dans un an vous serez libres ou je serai mort.
--Vive le grand toqui! cria la foule.
--Guerre aux Espagnols, reprit Neham-Outah; mais guerre sans trève ni merci, véritable battue de bêtes fauves, comme ils sont accoutumés à nous la faire. Souvenez-vous de la loi des pampas: oeil pour oeil, dent pour dent. Que chaque chef expédie des quipus aux guerriers de sa nation, car, à la fin de cette lune, nous réveillerons nos ennemis par un coup de tonnerre. Allez et ne perdons pas de temps. Ce soir à la quatrième heure de la nuit, nous nous réunirons à la passée du Guanaco pour élire les chefs secondaires, compter nos guerriers et fixer le jour et l'heure de l'attaque.
Les ulmenes s'inclinèrent sans répondre, rejoignirent leur escorte et ne tardèrent pas à disparaître dans un tourbillon de poussière.
Neham-Outah et Pincheira restèrent seuls. Un détachement immobile veillait sur eux. Neham-Outah, les bras croisés, la tête penchée vers la terre et les sourcils froncés, semblait plongé dans de profondes réflexions.
--Eh bien! lui dit Pincheira, vous avez réussi?
--Oui, répondit-il, la guerre est déclarée; je suis chef suprême, mais je tremble devant une si lourde tâche. Ces hommes primitifs comprennent-ils bien? sont-ils mûrs pour la liberté? Peut-être n'ont-ils pas assez souffert encore! Oh! si je réussis!
--Vous m'effrayez, mon ami; quels sont donc vos projets?
--C'est juste, mais vous êtes digne d'une telle entreprise. Je veux, entendez-moi bien, je veux...
Au même moment un Indien, dont le cheval, ruisselant de sueur, semblait souffler du feu par les narines, arriva auprès des deux ulmenes, devant lesquels, par un prodige d'équitation, il s'arrêta court, comme s'il eût été changé en statue de granit; il se pencha à l'oreille de Neham-Outah.
--Déjà! s'écria celui-ci. Oh! pas un instant à perdre! mon cheval, vite!
--Que se passe-t-il donc? lui demanda Pincheira.
--Rien qui vous intéresse, mon ami. Ce soir, à la passée du Guanaco, vous saurez tout.
--Vous partez ainsi seul?
--Il le faut. A ce soir.
Le cheval de Neham-Outah hennit et partit comme un éclair.
Dix minutes plus tard, tous les Indiens avaient disparus, et autour de l'arbre de Gualichu régnaient la solitude et le silence.
VII.--LES COUGOUARS.
La conversation de don Luis Munoz avec don José Diaz se prolongea fort avant dans la nuit. Dona Linda s'était retirée dans sa chambre.
--Merci, José, mon ami! dit don Luis en finissant. Ce don Juan Perez n'a jamais plu à ma fille ni à moi; ses façons mystérieuses et l'air de son visage repoussent l'affection et inspirent la méfiance.
--Que comptez-vous faire? demanda le capataz.
--Je suis fort embarrassé; comment lui fermer ma porte? Quel prétexte aurais-je?
--Non Dieu! dit José, peut-être nous effrayons-nous trop vite. Ce gentilhomme est sans doute, ni plus ni moins, qu'un amoureux fantasque. Dona Linda est dans l'âge d'aimer, et sa beauté attire don Juan. Vous n'en voulez pas pour gendre, rien de mieux; mais l'amour est, dit-on, une étrange chose, et, un jour ou l'autre...
--J'ai des intentions sur ma fille.
--C'est différent. J'y songe, ce cavalier ténébreux, qui sait? ne serait-il pas un agent secret du général Oribe, qui guetterait le Carmen, pour être à peu de distance de Buenos-Ayres? C'est, je crois, la vérité; ces recommandations aux gauchos, ces absences inattendues dont on ignore le but, ce n'est que la politique, et don Juan est tout simplement un conspirateur.
--Pas davantage. Veillez sur lui.
--En cas d'attaque et de prise d'armes du général Oribe, mettons-nous en sûreté. L'estancia de San-Julian est voisine du fort San-José et de la mer; allons-y dès le point du jour. Là, loin du danger, nous attendrons l'issue de ces machinations, d'autant plus en sûreté qu'un navire, mouillé en face de l'estancia, sera à mes ordres et nous conduira à la moindre alerte, à Buenos-Ayres.
--Cette combination rompt toutes les difficultés; à la campagne vous n'aurez plus l'ennui des visites de don Juan.
--Caramba! tu as raison, et je vais ordonner les préparatifs du départ. Ne t'éloigne pas; j'ai besoin de ton aide. Tu viens avec nous.
Don Luis se hâta de réveiller les domestiques et les peones (serviteurs indiens civilisés) qui dormaient à double paupière. On emballa les objets précieux.
Aux premières lueurs de l'aube, qui fut étonné? Ce fut dona Linda, quand une jeune mulâtresse, sa camériste, lui apprit la résolution subite de son père. Dona Linda, sans faire une seule observation, s'habilla et serra ses bagages.
Vers huit heures du matin, José Diaz que son frère de lait avait envoyé avec une lettre au capitaine de sa goëlette appareillée devant le Carmen et chargée de marchandises brésiliennes, rentra dans l'habitation et annonça que le capitaine allait mettre à la voile et serait le soir même ancré devant San-Julian.
La cour de la maison ressemblait à une hôtellerie. Quinze mules, pliant sous les ballots, piétinaient impatientes de partir, pendant qu'on disposait le palanquin de voyage pour dona Linda. Une quarantaine de chevaux harnachés, réservés aux domestiques, étaient attachés dans les anneaux scellés dans le mur. Quatre ou cinq mules devaient servir de montures aux servantes de la jeune fille, et deux esclaves noirs tenaient en main deux superbes coureurs qui piaffaient et rongeaient leurs freins d'argent en attendant leurs cavaliers, don Luis et son capataz. C'était un tohu-bohu, un vacarme assourdissant de cris, de rires et de hennissements. Dans la rue, la foule, où étaient mêlés Mato et Chillito, regardait avec curiosité ce départ, glosant et commentant, étonnée que don Luis choisit pour séjourner à la campagne une époque aussi avancée de l'année.
Chillito et Mato s'esquivèrent.
Enfin, vers huit heures et demie du matin, au milieu du silence, les arrieros (conducteurs de mules) se placèrent à la tête de leurs mules; les domestiques se mirent en selle, armés jusqu'aux dents, et dona Linda, vêtue d'un charmant costume de voyage, descendit du perron de la maison et se glissa, rieuse et légère, dans la palanquin, où elle se pelotonna comme un bengali dans un nid de feuilles roses.
Sur un signe du capataz, les mules, attachées à la queue les unes des autres défilèrent. Don Luis se tourna vers un vieux nègre qui, le chapeau à la main, se tenait respectueusement près de lui.
--Adieu, tio Lucas, lui dit-il je te confie la maison; je te laisse Mono et Quinto.
--Votre Seigneurie peut compter sur ma vigilance, répondit le vieillard. Que Dieu bénisse Votre Seigneurie, ainsi que la nina (demoiselle). J'aurai bien soin de ses oiseaux.
--Merci, tio Lucas, dit le jeune fille en se penchant hors du palanquin.
La cour était déjà vide. Le vieux nègre d'inclina, content des éloges de ses maîtres.
L'orage de la nuit avait entièrement balayé le ciel qui était d'un bleu mat; le soleil, déjà assez haut sur l'horizon, répandant à profusion ses chauds rayons, tamisés par les vapeurs odoriférantes du sol; l'atmosphère était d'une transparence inouïe; un léger souffle de vent rafraîchissait l'air, et des troupes d'oiseaux, brillants de mille couleurs, voletaient çà et là. Les mules, qui suivaient le grelot de la yegua madrina (la jument marraine), trottaient aux chansons des arrieros. La caravane marchait gaiement à travers les sables de la plaine, soulevant la poussière autour d'elle, et ondulant, comme un long serpent, dans les détours sans fin de la route. A l'avant-garde, José Diaz commandait dix domestiques qui exploraient les environs, surveillaient les buissons et les dunes mouvantes. Don Luis, un cigare à la bouche, causait avec sa fille. Sur les derrières, vingt hommes résolus fermaient la marche et protégeaient le convoi.
Dans les plaines de la Patagonie, un voyage de quatre heures, comme celui du Carmen à l'estancia de San-Julian, exige autant de précautions que chez nous un voyage de deux cents lieues: les ennemis sont partout embusqués et prêts au pillage et au meurtre, et il faut se mettre en garde contre les gauchos, les Indiens et les bêtes fauves.
Depuis longtemps déjà les blanches maisons du Carmen avaient disparu derrière les plis sans nombres du terrain, lorsque le capataz, quittant la tête de la caravane, accourut au galop auprès du palanquin.
--Quoi de nouveau? demanda don Luis.
--Rien, répliqua José. Cependant, Seigneurie, regardez, continua-t-il en étendant le bras dans la direction du Sud-Ouest.
--C'est un feu.
--Tournez maintenant vos yeux vers l'Est-Sud-Est.
--C'est un autre feu. Qui diable a allumé ces feux sur ces pointes escarpées et dans quel but?
--Je vais vous le dire. Cette pointe est la falaise des Urubus.
--En effet.
--Celle-ci est la falaise de San-Xavier.
--Eh bien?
--Eh bien! comme un feu ne s'allume pas de lui-même, comme il y a quarante degrés de chaleur, comme...
--Tu en conclus?
--J'en conclus que ces feux ont été allumés par les gauchos de don Juan et que ce sont des signaux.
--Tiens! tiens! tiens! mon ami, c'est très-logique, et tu as peut-être raison. Mais, que nous importe?
--Par ces signaux, don Juan Perez apprend que don Luis Munoz et sa fille dona Linda ont quitté le Carmen.
--Tu m'avais parlé de cela, je crois? Je me moque que don Juan connaisse mon départ.
Un cri soudain se fit entendre, et les mules s'arrêtèrent sur leurs jarrets tremblants.
--Que se passe-t-il là-bas? demanda José.
--Un cougouar! un cougouar! crièrent les arrieros épouvantés.
--Canario! c'est vrai, dit le capataz; seulement, il n'y en a pas un, mais deux.
A deux cents mètres à peu près, en avant de la caravane, deux cougouars (le felis discolor de Linnée, ou lion d'Amérique) se tenaient en arrêt, l'oeil fixé sur les mules. Ces animaux, jeunes encore, étaient de la grosseur d'un veau; leur tête ressemblait beaucoup à celle d'un chat, et leur robe, douce et lisse, d'un fauve argenté, était mouchetée de noir.
--Allons! s'écria don Luis; découplez les chiens, et en chasse!
--En chasse! répéta le capataz.
On délia une douzaine de molosses qui, aux approches du lion, hurlaient tous ensemble. On rassembla les mules, on forma un grand cercle au centre duquel fut placé le palanquin. Dix domestiques eurent la garde de dona Linda; don Luis resta auprès d'elle pour la rassurer.
Chevaux, cavaliers et chiens se ruèrent à l'envi sur les bêtes féroces avec des hurlements, des cris et des aboiements capables d'effrayer des lions novices. Les nobles bêtes, immobiles, flagellaient leurs flancs de leur forte queue et aspiraient l'air à pleins poumons, puis elles s'élancèrent et se mirent à fuir en bondissant. Une partie des chasseurs avaient couru en ligne droite pour leur couper la retraite, tandis que d'autres, penchés sur leurs selles et gouvernant leurs chevaux avec le genou, brandissaient leurs terribles bolas et les lançaient de toutes leurs forces sans arrêter les cougouars qui, furieux, se retournaient contre les chiens et les envoyaient à dix pas d'eux glapir de douleur. Cependant les molosses, habitués de longue main à cette chasse, épiaient l'occasion favorable, se jetaient sur le dos des lions et enfonçaient les dents dans leur chair, mais ceux-ci, d'un coup de leur griffe meurtrière, les balayaient comme des mouches et reprenaient leur cours effarée.
L'un d'eux, entravé par les bolas, entouré de chiens, roula sur le sol en faisant voler le sable sous sa griffe crispée et en poussant un hurlement effroyable. Don Luis l'acheva par une balle qu'il lui planta dans l'oeil.
Restait le second cougouar qui était encore sans blessure et qui, par ses bonds, déroutait l'attaque et l'adresse des chasseurs. Les molosses, fatigués, n'osaient l'approcher. Sa fuite l'avait conduit à quelque pas de la caravane; tout à coup il se détourna sur la droite, sauta par-dessus les mules et tomba en arrêt devant le palanquin. Dona Linda, pâle comme une morte, l'oeil éteint, joignit instinctivement les mains, recommanda son âme à Dieu et s'évanouit.
Au moment où le lion allait se précipiter sur la jeune fille, deux coups de feule frappèrent en plein poitrail. Il fit volte-face devant son nouvel adversaire, qui n'était autre que le brave capataz, et qui, les pieds écartés et fortement appuyés sur le sol, le fusil à l'épaule, immobile comme un bloc de pierre, l'oeil fixé sur le lion, attendait le monstre. Le cougouar hésita, lança un dernier regard sur sa proie gisante dans le palanquin et s'élança en rugissant sur José, qui lâcha de nouveau la détente. Le quadrupède se tordit sur le sable; le capataz, son machete en main, courut vers lui. L'homme et le lion roulèrent ensemble, mais bientôt un seul des combattants se releva, ce fut l'homme.
Dona Linda était sauvée. Son père la serra avec joie contre sa poitrine; elle rouvrit enfin les yeux, et, sachant à quel dévouement elle devait la vie, elle tendit la main à don José.
--Je ne compte plus les fois que, mon père et moi, vous nous avez sauvés.
--Oh! senorita! répondit le digne homme en lui baisant le bout des doigts.
--Tu es mon frère de lait, et je ne puis m'acquitter envers toi que par une amitié éternelle, dit don Luis. Vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers les domestiques, prenez les peaux des lions. Linda, devenus tapis, ils ne t'effraieront plus j'imagine.
Personne n'égale l'habilité d'un Hispano-Américain pour écorcher les animaux; en un instant, les deux lions, au-dessus desquels déjà planaient et tournoyaient les urubus et les vautours des Andes, furent dépouillés de leurs peaux. L'ordre se rétablit dans la caravane, qui se remit en route, et une heure après arriva à l'estancia de San-Julian, où elle fut reçue par le Pavito et tous les peones de l'habitation.
VIII.--LES BOMBEROS
Les bomberos, accompagnés de Maria, s'enfoncèrent dans le désert. Leur course dura quatre heures et les conduisit sur les bords du Rio-Négro, dans une de ces charmants oasis créées par le limon du fleuve et semée de bouquets de saules, de nopals, de palmiers, de chirimoyas, de citronniers et de jasmins en fleurs, dans les branches desquels un peuple d'oiseaux variés de plumage et de voix gazouillaient à plein gosier.
Sanchez saisit Maria dans ses bras robustes, l'enleva de dessus sa selle et la posa doucement sur le gazon. Les chevaux se mirent à brouter en paix les jeunes pousses des arbres.
--Voyons, comment as-tu retrouvé notre soeur? dit Simon.
Le frère aîné, comme s'il n'eût pas entendu, ne répondit pas, et, les yeux fixés sur la jeune fille, il écoutait chanter en lui une voix intérieure; il croyait revoir le portrait vivant de sa mère, et il se disait tout bas:
--Même regard doux et tendre à la fois! même sourire empreint de bonté! Pauvre mère! pauvre soeur. Maria, fit-il à haute voix, te rappelle-tu bien tes grands frères qui t'aimaient tant?
--Ah çà! s'écria Julian en frappant du pied avec mauvaise humeur, ce n'est pas juste cela, frère; tu nous tiens là le bec dans l'eau comme une volée de canards et tu confisques à ton profit les gentillesses de cette enfant. Si elle est réellement notre Maria tant regretté, parle, caraï! Nous avons autant que toi le droit de l'embrasser, et nous en mourons d'envie.
--Vous avez raison, répondit Sanchez; pardon frères: la joie rend égoïste. Oui, c'est notre chère petite soeur, embrassez la.
Les bomberos ne se le firent pas répéter, et sans demander la moindre explication à Sanchez, ils se disputaient à qui la dévorerait de caresses. La jeune fille émue, et que les Indiens n'avaient point accoutumée à de pareils bonheurs, se laissait aller à l'ivresse de la joie. Pendant qu'ils se livraient à leurs transports, Sanchez avait allumé du feu et préparé un repas substantiel composé de fruits et d'une cuisse de guanaco. On s'assit, on mangea de bon appétit. Sanchez raconta ses aventures à l'arbre de Gualichu, sans omettre un seul détail. Son récit dura longtemps, parfois interrompu par les jeunes gens qui riaient de tout leur coeur des péripéties tragi-comiques de la scène entre le matchi et Gualichu.
--Sais-tu, lui dit Quinto, tu as été un dieu.
--Un dieu qui a bien failli devenir immortel plus tôt qu'il n'aurait voulu, répliqua Sanchez car je sens que j'aime la vie depuis que j'ai retrouvé la chica. Enfin, la voilà! bien fin qui viendra la reprendre. Cependant nous ne pouvons la garder avec nous et l'associer à notre existence nomade.
--C'est vrai, dirent las autres frères.
--Que faire? demanda Julian tristement.
--La pauvre soeur mourrait, dit Sanchez; nous ne pouvons en faire une bombera, ni la traîner à notre suite dans nos hasards, ni la laisser seule.
--Je ne serai jamais seule avec vous, mes bons frères.
--Notre vie est au bout d'une balle indienne. La peur que tu ne retombes entre les mains des Aucas ou des Puelches me trouve; si tu restais avec nous, mêlée à nos dangers, je deviendrais lâche et je n'aurais plus le courage d'accomplir mon devoir de bombero.
--Depuis dix ans que nous rôdons dans la pampa, dit Julian, nous avons rompu avec toutes nos anciennes connaissances.
--Mais, observa Quinto, nous cherchons un abri sûr? j'ai une idée.
--Laquelle?
--Vous rappelez-vous le capataz de l'estancia de San-Julian? Comment se nomme-t-il déjà?
--Don José Diaz.
--C'est cela même, reprit Quinto. Il me semble que nous avons un peu sauvé la vie à lui et à son maître, et que tous deux nous doivent une fameuse chandelle.
--Don Luis Munoz et son capataz, dit Simon sans nos carabines, laissaient leur peau à ce démon de Pincheira, qui voulait les faire écorcher vifs.
--Voilà notre affaire: Quinto a raison.
--Don Luis passe pour un homme serviable.
--Il a, je crois, une fille qu'il aime tendrement; il comprendra donc la peine où nous sommes.
--Oui; mais, fit Julian, nous ne pouvons pas aller au Carmen.
--Allons à l'estancia de San-Julian; c'est l'affaire d'une heure et demie.
--Partons, dit Sanchez, Simon et Quinto resteront ici; Julian et moi accompagnerons la chica. Embrasse tes deux frères, Maria. En route, Julian! Vous deux, veillez bien, et attendez-nous au coucher du soleil.
Maria fit un dernier signe d'adieu à ses deux frères, et, escortée de Julian et de Sanchez, elle galopa vers San-Julian.
Vers trois heures, ils aperçurent à cinquante pas l'estancia, où Don Luis Munoz et sa fille étaient arrivés depuis deux heures à peine.
L'estancia de San-Julian, sans contredit la plus riche et plus forte position de toute la côte de Patagonie, d'élève sur une presqu'île de six lieues de tour, couverte de bois et de pâturages où paissent en liberté plus de dix mille têtes de bétail. Entourée par la mer qui lui forme une ceinture de fortifications naturelles, la langue de terre de l'isthme, large de huit mètres au plus, était bouchée par une batterie de cinq pièces de gros calibre. L'habitation, qu'enveloppaient de hautes murailles crénelées et bastionnées aux angles, était une espèce de forteresse capable de soutenir un siège en règle, grâce à huit pièces de canon qui, braquées aux quatre bastions, en défendait les approches. Elle se composait d'un vaste corps-de-logis élevé d'un étage avec les toits en terrasses, ayant dix fenêtres de façade et flanqué de deux ailes. Un grand perron, garni d'une double rampe en fer curieusement travaillée et surmontée d'une varandah, donnait accès dans les appartements meublés avec ce luxe simple et pittoresque particulier aux fermes espagnoles de l'Amérique.
Entre l'habitation et le mur d'enceinte percé en face du perron et fermé par une porte de cèdre de cinq pouces d'épaisseur que doublaient de fortes lames de fer, s'étendait un vaste jardin anglais, touffu et accidenté. L'espace laissé libre derrière la ferme était réservé pour les parcs ou corrales où chaque soir l'on renfermait les bestiaux et à une immense cour où tous les ans l'on abattait le bétail.
Cette maison était blanche, gaie et riante. Le faîte en apparaissait au loin à moitié caché par les branches des arbres qui la couronnaient de vert feuillage. Des fenêtres du premier étage la vue planait d'un côté sur la mer et de l'autre sur le Rio-Négro qui, comme un ruban d'argent se déroulait capricieusement dans la plaine et se perdait dans les lointains bleuâtres de l'horizon.
Depuis la dernière guerre avec les Indiens, guerre qui remontait à dix années, et pendant laquelle l'estancia avait failli être surprise par les Aucas, on avait construit sur le toit du principal corps de logis un mirador où se tenait jour et nuit une sentinelle chargée de veiller et d'avertir au moyen d'une corne de boeuf de l'approche des étrangers. Du reste, un poste de six hommes gardait la batterie de l'isthme dont les canons étaient prêts à faire feu à la moindre alerte..
Aussi, les bomberos étaient-ils encore assez éloignés de l'estancia, que déjà leur venue avait été signalée, et que don José Diaz, accompagné de Pavito, se tenait derrière la batterie pour les interroger dès qu'ils seraient à portée de voix.
Les bomberos connaissaient la consigne, qui est commune à tous les établissements espagnols, surtout sur les frontières, où l'on est exposé aux déprédations continuelles des Indiens. Arrivés à une vingtaine de pas de la batterie, les deux hommes s'arrêtèrent et attendirent.
--Qui vive? cria une voix.
--Amis, répondit Sanchez.
--Qui êtes-vous?
--Bomberos.
--Bien. Que demandez-vous!
--Le senor capataz don José Diaz.
--Eh! mais, s'écria José lui-même, c'est Sanchez.
--Oui, oui, don José dis Sanchez, et je vous ai tout de suite reconnu; mais la consigne est la consigne. Voici mon frère Julian pour vous servir.
--Comme nous l'avons déjà fait, don José, sans reproche, fit Julian d'un ton goguenard.
--C'est juste. Qu'on baisse le pont-levis.
Les bomberos entrèrent, et immédiatement le pont levis fut relevé derrière eux.
--Caraï! quelle agréable surprise, mes amis! dit le capataz. Vous êtes d'une rareté désespérante. Venez chez moi, et, en buvant un trago (coup), vous me conterez ce qui vous amène, une sérieuse affaire, si je vous connais bien.
--Très-sérieuse, en effet, répondit Sanchez.
--Pavito, dit José, restez ici; je vais à l'estancia.
Et le capataz monta à cheval et se plaça à côté de Sanchez.
--Dites-donc, caballero, sans indiscrétion, quelle est cette jeune fille vêtue à l'indienne? C'est une blanche, n'est-ce pas?
--C'est notre soeur, capataz.
--Votre soeur, non Sanchez? Plaisantez-vous?
--Dieu m'en garde!
--J'ignorais que vous eussiez une soeur, pardonnez-moi, je ne suis point sorcier.
Les cavaliers étaient arrivés. Le capataz mit pied à terre. Les bomberos l'imitèrent et le suivirent dans une grande salle du rez-de-chaussée, où une femme d'un certain âge et d'une belle santé était occupée à égrener du maïs. C'était la mère de don José, la nourrice de don Luis. Elle accueillit les arrivants d'un sourire de bonne humeur, leur offrit des sièges et alla cher un pot de chicha qu'elle posa devant eux.
--A votre santé, senores! dit le capataz après avoir rempli jusqu'aux bords les gobelets d'étain. Le soleil est chaud en diable et cela égaie des voyageurs de se rafraîchir.
--Merci! dit Sanchez qui avait vidé son verre.
--Voyons, qu'avez-vous à me conter? Parlez librement, à moins, ajouta don José, que ma mère ne vous gêne. Dans ce cas, la digne femme passerait dans une chambre voisine.
--Non, fit vivement Sanchez, non! que la senora reste, au contraire: ce que nous avons à dire, tout le monde peut l'entendre, votre mère surtout; nous venons au sujet de notre soeur.
--C'est égal, soit dit sans vous offenser, senor Sanchez, interrompit le capataz, vous avez tort de garder cette enfant avec vous car elle ne peut partager tous les périls de votre vie endiablée; n'est-ce pas, mère?
La vieille dame fit un signe affirmatif, et les deux frères échangèrent un regard d'espérance.
--Vous en ferez ce que vous voudrez, reprit don José; chacun est le maître dans ce monde d'arranger sa vie à sa guise, pourvu que ce soit honnêtement. Mais voyons votre affaire.
--Votre avis, don José, dit Sanchez, nous comble de joie. Vous êtes un homme de bon conseil et de bon coeur.
Et, sans plus tarder, il lui raconta l'histoire singulière de Maria. Pendant la fin du récit, sa Diaz avait quitté la salle sans être remarquée par son fils ni par les bomberos.
--Vous êtes un brave homme Sanchez, s'écria don José. Oui, le diable m'emporte! quoique, en général, les bomberos passent pour d'assez mauvais compagnons. Vous m'avez bien jugé et je vous remercie d'avoir pensé à moi.
--Vous acceptez? fit Julian.
--Un moment, sapristi! laissez-moi achever, reprit le capataz en remplissant les verres: à votre santé! à la santé de la senorita! Je suis un pauvre diable, moi, et garçon par dessus le marché; ma protection serait compromettante pour une jeune fille; les langues sont malignes ici comme partout, et, quoique je vive avec ma mère, une excellente femme, une méchante parole est vite lâchée. Senores, la réputation d'une jeune fille est comme un oeuf; on ne le raccommode pas quand il est fêlé. Vous comprenez?
--Que faire? murmura Sanchez découragé.
--Patience, compadre! je ne puis rien moi-même; mais canario! don Luis Munoz, mon maître, est bon, il m'aime, il a une fille qui est charmante; je plaiderai auprès de lui la cause de votre soeur.
--La cause est gagnée, mon ami, dit don Luis que Diaz avait averti de la démarche des bomberos.
Dona Linda, qui accompagnait son père, avait été très-émue des malheurs de Maria; une bonne action lui avait tenté le coeur, et elle avait prié son père de se charger de la soeur des bomberos qu'elle voulait garder auprès d'elle. Julian et Sanchez ne savaient comment exprimer leur reconnaissance au senor Munoz.
--Mes amis, dit celui-ci je suis heureux de m'acquitter envers vous. Nous avons un vieux compte ensemble, n'est-ce pas, José? et si ma fille a encore son père, c'est à vous qu'elle le doit.
--Oh! senor! firent les deux jeunes gens.
--Ma fille Lindita aura une soeur, et moi, au lieu d'une fille, j'en aurai deux. Tu le veux bien, Lindita?
--Je vous en remercie, mon père, répondit-elle en faisant mille caresses à Maria. Ma chère enfant, ajouta-t-elle, embrassez vos frères et suivez-moi dans mon appartement; je vais vous donner moi-même les choses de première nécessité, et avant tout vous débarrasser de ce costume de païenne.
--Voyons, voyons, petite fille! dit dona Linda en l'entraînant; ne pleurez pas ainsi, vous les reverrez; essuyez vos yeux, je veux que vous soyez heureuse, entendez-vous! Allons, souriez bien vite, ma mignonne, et venez.
--Merci, encore une fois, don Luis, dit Sanchez; nous partons tranquilles.
--Au revoir, mes amis.
Sanchez et Julian, légers de corps et d'âme, sortirent de l'estancia et croisèrent sur leur passage un cavalier qui au grand trot, se dirigeait vers le perron.
--C'est singulier, fit Sanchez. Où ai-je vu cet homme? Je l'ignore; mais, à coup sûr, je le connais.
--Vous connaissez don Juan Perez? demanda le capataz.
--Je ne sais si tel est le nom de ce caballero, ni qui il est, ni même où je l'ai vu; cependant, je puis assurer qu'il y a peu de temps que nous nous sommes rencontrés.
--Ah!
--Adieu, don José, et merci! dirent les deux bomberos en lui serrant la main.
IX.--UNE VISITE.
Une heure avant l'arrivée des bomberos à l'estancia, un visiteur s'était présenté qui avait été accueilli avec empressement par don Luis et sa fille. Ce visiteur, âgé de vingt-huit ans, d'une taille élégante, avait les manières du grand monde et une physionomie fine et spirituelle. Il se nommait don Fernando Bustamente. Il appartenait à l'une des familles les plus riches et les plus considérables de Buenos-Ayres. La mort de ses parents l'avait, dans ce pays où l'or est si commun, doté d'une fortune de plus de cinq cent mille piastre de rentes, c'est-à-dire environ deux millions et demi.
La famille de don Fernando et celle de don Luis, toutes deux originaires d'Espagne et liées l'une à l'autre par d'anciennes unions, avaient toujours vécu sur le pied de la plus grande intimité. Le jeune homme et la jeune fille avaient été élevés ensemble. Aussi, quand son beau cousin était venu lui faire ses adieux, en lui annonçant son départ pour l'Europe, où il devait voyager quelques années pour compléter son éducation et se former aux façons élégantes, dona Linda, alors âgée de douze ans, avait-elle éprouvé un vif chagrin. Depuis leur enfance, et comme à leur insu, ils s'aimaient avec ce doux et naïf entraînement de la jeunesse qui ne songe qu'au bonheur.
Don Fernando était parti, emportant avec lui son amour, et Lindita avait gardé le sien dans son coeur.
Depuis quelques jours à peine, le jeune homme était de retour à Buenos-Ayres, et, après avoir visité en touriste les villes les plus renommées de l'univers civilisé, il s'était hâté de mettre ordre à ses affaires, puis il avait frété une goëlette et avait fait voile pour le Carmen, brûlant du désir de retrouver celle qu'il aimait et qu'il n'avait pas vue depuis trois années, sa Lindita, cette jolie enfant qui sans doute, pensait-il, était devenue une belle jeune fille et une femme accomplie.
Au Carmen, il trouva la maison de don Luis vide, et, sur le renseignement de Tio Lucas, le vieux nègre, il courut à franc étrier jusqu'à l'estancia de San-Julian. La surprise et la joie de don Luis et sa fille furent extrême. Lindita fut surtout heureuse, car tous les jours elle pensait à Fernando et le voyait à travers ses souvenirs, mais en même temps elle ressentit au coeur je ne sais quelle commotion pleine de volupté et de douleur. Fernando s'en aperçut, il comprit qu'on l'aimait encore, et son bonheur égala celui de dona Linda.
--Allons, allons, mes enfants, dit le père en souriant, embrassez-vous, je vous le permets.
Dona Linda tendit à Fernando son front rougissant qu'il effleura respectueusement de ses lèvres.
--Qu'est-ce que c'est que ce baiser-là? reprit don Luis: voyons pas d'hypocrisie! embrassez-vous franchement, que diable! Toi, Lindita, ne fais pas ainsi la coquette, parce que tu es une belle fille et qu'il est beau garçon; et vous, Fernando, qui tombez ici comme une bombe sans crier gare, croyez-vous, s'il vous plaît, que je n'aie pas deviné pour qui vous veniez de faire plusieurs centaines de lieues sur mer? Est-ce pour moi que vous accourez de Buenos-Ayres et du Carmen? Vous vous aimez, embrassez-vous gentiment, comme deux amoureux et deux fiancés, et, si vous êtes sages, on vous mariera dans quelques jours.
Les jeunes gens attendris par ces bonnes paroles et cette joyeuse humeur, se jetèrent dans les bras du digne homme pour y cacher leur émotion.
--Mes enfants, le Rubicon est franchi; soyons tout à la joie de nous revoir après une séparation si longue, la dernière, car nous voici réunis pour toujours.
--Oui! pour toujours! répétèrent les jeunes gens.
--Puisque voilà l'enfant prodigue, tuons le veau gras. Don Fernando, vous resterez ici et ne retournerez au Carmen que pour vous marier. Cela vous convient-il?
--Oui, dit Fernando en regardant amoureusement Lindita, à condition que ce sera bientôt, mon père.
--Voilà bien les amoureux! ils sont pressés, impatients. Chacun son tour; j'ai été comme cela, j'étais heureux alors. Nos enfants nous remplacent, et le bonheur des vieillards est fait avec leur bonheur.
Alors commença entre les trois personnages une de ces douces et intimes causeries où se mêlaient les souvenirs du passé et la certitude d'un bonheur prochain, badinage du coeur et de l'esprit. Ils furent interrompus par Diaz qui entra au salon. Don Fernando se rendit dans sa chambre; Linda et son père suivirent la vieille dame auprès des bomberos.
Don Luis, surpris et irrité de l'arrivée inopinée de don Juan Perez, résolut de se débarrasser de lui et d'en finir avec cet homme mystérieux.
--Vous ne m'attendiez pas de sitôt? dit don Juan en sautant de son cheval et saluant le maître du logis.
--Je ne vous attendais pas du tout, d'autant moins qu'hier, si j'ai bonne mémoire, vous nous aviez parlé d'un voyage.
--Il est vrai, reprit-il en souriant; mais sait-on la veille ce qu'on fera le lendemain? Ainsi, vous-même, continua-t-il en suivant don Luis au salon, hier, vous ne songiez nullement à quitter le Carmen.
--Mon Dieu, vous le savez, nous autres estancieros, nous sommes souvent forcés, d'un moment à l'autre, à l'improviste, de nous rendre sur nos propriétés.
--Même chose m'arrive: je suis, comme vous, pour quelque temps contraints de vivre en gentilhomme campagnard.
--Ainsi vous habitez votre estancia?
--Oui, nous voilà voisins, vous serez condamné à ma présence, à moins que...
--Vous serez toujours reçu chez moi.
--Vous êtes mille fois aimable, dit don Juan en s'asseyant dans un fauteuil.
--Peut-être, j'en ai peur, n'aurai-je pas longtemps l'honneur de votre voisinage.
--Et pourquoi?
--Il est possible qu'avant huit jours je retourne au Carmen.
--Vous n'êtes donc venu ici qu'en passant?
--Pas précisément. Je comptais rester quelques mois ici, comme vous le disiez tout à l'heure, sait-on bien la veille ce qu'on fera le lendemain?
Les deux interlocuteurs, tels que des duellistes habiles, avant d'engager le fer et de se porter des coups décisifs, se tâtaient réciproquement par des feintes vite parées.
--Me sera-t-il permis de présenter mes hommages à dona Linda? demanda don Juan.
--Elle ne tardera pas à venir. Figurez-vous, mon cher voisin, que, par un concours de circonstances extraordinaires, nos venons de nous charger d'une jeune fille d'une rare beauté qui dix ans, a été l'esclave des Indiens, et que ses frères nous ont amenée, voici une heure à peine, après l'avoir miraculeusement sauvée des mains des païens.
--Ah! fit don Juan d'une voix étouffée.
--Oui, continua don Luis sans remarquer l'émotion du jeune homme. Elle se nomme Maria, je crois; elle parait fort douce; vous connaissez ma fille, elle en raffole déjà, et en ce moment elle est en train de la débarrasser de ses affublements indiens et de la vêtir d'une façon présentable.
--Fort bien, mais êtes-vous sûr que cette femme soit ce qu'elle semble être? Les Indiens sont fourbes, vous ne l'ignorez pas, et cette...
--Maria.
--Cette Maria est peut-être une espionne indienne.
--Dans quel but?
--Que sais-je? Peut-on compter sur rien?
--Vous vous trompez, don Juan; je puis me fier aux hommes qui me l'ont amenée.
--Surveillez-la, croyez-moi.
--Mais elle est Espagnole.
--Cela ne prouve rien. Voyez Pincheira, n'est-ce pas un ancien officier de l'armée chilienne? Aujourd'hui le voilà chef d'une des principales nations patagones, et c'est le plus crues adversaire des Espagnols.
--Pincheira, c'est autre chose.
--A votre aise, dit don Juan; je souhaite que vous ayez raison.
Comme don Juan prononçait ces mots, dona Linda parut, accompagnée de don Fernando.
--Don Juan, dit l'estanciero, j'ai l'honneur de vous présenter don Fernando Bustamente; et à vous, don Fernando, don Juan Perez.
Les deux hommes d'inclinèrent l'un devant l'autre en se lançant un regard incisif comme une lame d'épée.
--Je crois, dit don Juan, avoir eu déjà le plaisir de rencontrer monsieur.
--Bah! ce n'est pas en Amérique, à coup sûr, car voilà trois ans que don Fernando l'a quitté.
--En effet, don Luis, c'est à Paris.
--Votre mémoire est fidèle, monsieur, répondit son Fernando; nous nous sommes trouvés ensemble chez la marquise de Lucaney.
--J'ignorais votre retour en Amérique.
--Depuis quelques jours, je suis arrivé à Buenos-Ayres; ce matin, j'étais au Carmen, et me voilà!
--Déjà ici! ne put s'empêcher de dire don Juan.
--Oh! fit avec intention le père de Linda, cette visite un peu Brusque était si naturelle que ma fille et moi l'avons pardonnée de grand coeur à don Fernando.
--Ah! murmura don Juan pour répondre quelque chose, car il comprit qu'il avait devant lui un rival.
Dona Linda, nonchalamment étendue sur un canapé, suivait la conversation avec anxiété, tout en jouant avec un éventail qui tremblait dans sa main.
--J'ose espérer, monsieur, dit don Juan avec courtoisie, que nous renouerons ici la connaissance incomplète commencée dans les salons de madame Lucaney.
--Mon Dieu! se hâta de répondre don Luis pour couper la parole à don Fernando, le senor Bustamente est malheureux de perdre cette bonne fortune que vous lui offrez si gracieusement; mais, aussitôt son mariage, il compte voyager en compagnie de sa femme, puisque aujourd'hui c'est la mode dans un certain monde.
--Son mariage! fit don Juan avec un étonnement parfaitement joué --Vous l'ignoriez?
--Oui.
--Etourdi que je suis! le bonheur me fait perdre la tête, je suis comme ces deux enfants; veuillez m'excuser.
--Monsieur!
--Certainement. N'êtes-vous pas un de nos meilleurs amis? Nous n'avons rien de caché pour vous. Don Fernando Bustamente épouse ma fille. Oh! c'est une union projetée depuis longtemps.
Don Juan Perez pâlit: un voile sanglant passa devant ses yeux; il ressentit au coeur une angoisse horrible et crut qu'il allait mourir. Dona Linda suivait curieusement sur son visage ses secrètes pensées; mais, sentant que tous les yeux étaient fixés sur lui, le jeune homme fit un effort surhumain, et d'une voix douce et sans émotion apparente, il dit à la jeune fille:
--Soyez, mademoiselle, heureuse... comme je le désire. Le premier souhait, dit-on, est efficace; acceptez le mien.
--Je vous remercie, monsieur, répondit dona Lina, trompée par l'accent de don Juan.
--Quant à vous, senor Bustamente, votre bonheur va faire bien des jaloux, car vous nous enlevez la perle la plus précieuse du riche écrin de la république argentine.
--Je m'efforcerai, senor, d'être digne d'elle; je l'aime tant!
--Ils s'aiment tant! fit le père avec une bonhomie cruelle.
Les jeunes amoureux s'envoyèrent un regard humide d'amour, plein d'espérance et de bonheur. Ni les derniers mots de don Luis, ni le regard des deux fiancés ne furent inaperçus par don Juan, que, sans en laisser rien paraître, reçut ce double coup de poignard et cacha sa douleur sous un sourire.
--Pardieu! mon voisin, reprit le père, vous assisterez, ce soir, au repas de fiançailles, et vous nous abandonnerez votre soirée.
--Impossible, senor; d'importantes affaires m'appellent à mon estancia, et, à mon grand regret, je vous quitte.
--Si, cependant, ma fille se joignait à moi...
--Je refuserais la senorita.
--Vous entendez, mon père; ni vous ni moi n'obtiendrons rien.
--Si moi-même, dit don Fernando, j'osais...
--Vous me rendez confus mais, sur l'honneur, il faut que je parte. Le sacrifice que je fais en ce moment est d'autant plus pénible pour moi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, que le bonheur fuit presque toujours aussi vite qu'il est rare à atteindre, et que c'est folie de n'en point profiter.
--Moi, dit dona Linda en regardant don Fernando, je ne crains plus le malheur à présent.
Perez ouvrit sur elle ses yeux où passa une expression indéfinissable, et il répondit en hochant la tête:
--Puissiez-vous dire vrai, senorita, mais je sais un dicton français...
--Lequel?
--«Entre la coupe et les lèvres, il y a encore place pour un malheur.»
--Oh! le vilain dicton! s'écria Linda un peu troublée. Mais je ne suis pas française, moi, et je n'ai rien à redouter.
--C'est juste, mademoiselle.
Et don Juan, sans ajouter un mot, salua et s'élança hors du salon.
--Eh bien! mon ami, reprit l'estanciero, que pensez-vous de cet homme?
--Il a le regard profond comme un abîme, sa parole est acérée; et, je ne sais pourquoi, je ne sais pourquoi, je suis sûr qu'il me hait.
--Moi aussi, je le hais, reprit Linda qui avait tressailli.
--Peut-être vous aimait-il, Linda. Peut-on vous voir sans vous aimer?
--Qui vous assure qu'il ne médite pas un crime?
--Pour cette fois, senorita, vous allez trop loin, c'est un gentilhomme.
--Quien sabe? répondit-elle en se rappelant ces paroles de don Juan qui l'avait déjà fait frissonner.