Le fils du Soleil (1879)
X.--PAR MONTS ET PAR VAUX.
Au sortir de l'estancia de San-Julian, don Juan Perez était en proie à une de ces colères froides et concentrées que s'amassent lentement dans l'âme et éclatent enfin avec une force terrible. Ses éperons ensanglantaient son cheval qui hennissait douloureusement et redoublait sa course furibonde.
Où allait-il ainsi?
Il ne le savait pas lui-même; peu lui importait d'ailleurs, il ne voyait plus, n'entendait plus; il roulait dans son cerveau des projets sinistres, et franchissait torrents et ravins sans s'inquiéter du galop de son cheval. Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne rafraîchissait son front brûlant, ses tempes battaient à rompre, et un tremblement nerveux agitait tout son corps. Cet état de surexcitation dura plusieurs heures; son cheval avait dévoré l'espace. Enfin, brisé de fatigue, le noble animal s'arrêta soudain sur ses genoux fléchissants et roula sur le sable.
Don Juan se releva en jetant autour de lui un regard égaré. Il lui avait fallu cette rude chute pour remettre un peu d'ordre dans ses idées et le rappeler à la réalité: une heure de plus d'une telle angoisse, il serait devenu fou furieux ou serait mort d'apoplexie foudroyante.
La nuit était venue. D'épais ténèbres pesaient sur la terre; un silence funèbre régnait dans le désert où le hasard l'avait conduit.
--Où suis-je? dit-il en cherchant à s'orienter.
Mais la lune, cachée par les nuages, se répandait aucune clarté; le vent soufflait avec violence; les branches des arbres s'entrechoquaient, et dans les profondeurs de ce désert, les hurlements des bêtes fauves commençaient à mêler les notes graves de leurs voix aux rauques miaulements des chats sauvages.
Les yeux de don Juan essayaient en vain de percer l'ombre. Il s'approcha de son cheval étendu sur le sol et râlant sourdement; pris de pitié pour le compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa à sa ceinture les revolvers contenus dans les arçons, et, détachant une gourde pleine de rhum suspendue à la selle, il se mit à laver les yeux, les oreilles les narines et la bouche de la pauvre bête, dont les flancs haletaient, que ce secours sembla rendre à la vie. Une demi-heure se passa ainsi. Le un peu rafraîchi, s'était relevé, et, avec k'instinct qui distingue sa race, il avait découvert une source voisine où il s'était désaltéré.
--Tout n'est pas perdu encore, murmura don Juan, et peut-être parviendrai-je bientôt à sortir d'ici, car là-bas, on m'attend, il faut que j'y sois!
Mais un rugissement profond résonna à courte distance, répété presque sur-le-champ dans quatre directions différentes. Le poil du cheval s'était hérissé et don Juan avait tremblé.
--Malédiction! s'écria-t-il, je suis à un abreuvoir de cougouars.
En ce moment, à dix pas de lui, il aperçut deux yeux qui brillaient comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixité étrange.
Don Juan était un homme d'un courage éprouvé, audacieux et téméraire à l'occasion; mais seul dans cette morne solitude, au milieu d'une nuit noire, entouré de bêtes féroces comme un cercle fatal, il sentit malgré lui la peur l'envahir, il respirait avec effort, ses dents étaient serrées, une sueur glacée inondait son corps, et il fut sur le point de se laisser choir. Ce découragement rapide disparut devant une volonté forte, et don Juan, soutenu par l'instinct de la conservation et par l'espérance si ancrée dans le coeur de l'homme, se prépara à une lutte inégale.
Le cheval poussa un hennissement de frayeur et se sauva dans les sables.
--Tant mieux! pensa le cavalier; il échappera peut-être.
Un effroyable concert de cris et de hurlements s'éleva de toutes parts au bruit de la fuite du cheval, et de grandes ombres passèrent en bondissant auprès de don Juan. Un tourbillon de vent courut dans le ciel; la lune éclaira le désert de sa lueur triste et blafarde.
Non loin, le Rio-Négro coulait entre deux rives escarpées et don Juan vit s'étendre à perte de vue les masses compactes d'une forêt vierge, chaos inextricable de rochers entassés pêle-mêle et de fissures d'où surgissaient des bouquets d'arbres. Çà et là, des lianes s'enchevêtraient les unes dans les autres, décrivaient les paraboles les plus bizarres, et n'arrêtaient leurs ramifications qu'à la rivière. Le sol, composé de sable et de ces détritus qui abondent dans les forêts américaines, fuyait sous le pied.
Don Juan se reconnut alors. Il se trouvait à plus de quinze lieues de toute habitation, engagé dans les premiers plans d'une immense forêt, la seule de la Patagonie, et que la hardiesse d'aucun pionnier n'avait osé explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient révéler d'horreur et de mystères. Auprès de la forêt, jaillissait d'entre les rochers une source limpide, dont les bords étaient foulés par de nombreuses traces de griffes de bête fauves. Cette source leur serait, en effet, d'abreuvoir, quand, au soleil couché, elles quittaient leurs tanières pour chercher leur pâture et se désaltérer. De plus, témoignage vivant de cette supposition, deux magnifiques cougouars, mâle et femelle, arrêtés sur la rive, surveillaient d'un oeil inquiet les jeux de leurs petits.
--Hum! fit don Juan, voilà de dangereux voisins. Et machinalement il détourna les yeux. Une panthère allongée sur un roc dans la position d'un chat aux aguets fixait sur lui des yeux enflammés. Don Juan, bien armé, suivant la coutume américaine, avait une carabine d'une justesse remarquable, qu'il avait posée auprès de lui appuyé droite sur un rocher.
--Bon! dit-il, la lutte sera sérieuse, au moins.
Il épaula son fusil, mais, au moment où il allait faire feu, un miaulement plaintif lui fit lever la tête. Une dizaine de pajeros et de subaracayas (chats sauvages de haute taille), perchés sur des branches d'arbres, le regardaient en dessous, tandis que plusieurs loups rouges tombaient en arrêt à quelques pas de lui.
Posés sur les rocs environnants, une foule de vautour d'urubus et de caracaras, l'oeil à demi éteint, semblaient attendre l'heure de la curée.
Don Juan s'élança sur une pointe, et de là, s'aidant des mains et des genoux, il gagna après des difficultés inouïes, une espèce de terrasse naturelle, située à vingt pieds du sol. L'affreux concert formé par les habitants de la forêt, qu'attirait à la suite des uns des autres la subtilité de leur odorat, croissait de plus en plus et dominait le bruit même du vent qui faisait rage dans les ravins et les clairières de la forêt. La lune s'effaça encore derrière les nuages, et don Juan se retrouva dans sa première obscurité, mais, s'il ne distinguait pas auprès de lui les bêtes féroces, il les devinait et les sentait presque, il voyait leurs prunelles flamboyer dans l'ombre et entendait leurs cris qui se rapprochaient toujours.
Il appuya fortement ses pieds sur le sol, ajusta un revolver. Quatre coups de feu furent suivis de quatre râlements d'agonie et du bruit produit de branche en branche par la chute des chats sauvages blessés. Cette attaque souleva une rumeur sinistre; les loups rouges se jetèrent en hurlant sur les victimes qu'ils disputèrent aux urubus et aux vautours. Un bruissement dans les feuilles des arbres arriva à l'oreille du vaillant chasseur, et une masse impossible à distinguer clairement fendit l'espace et vint s'abattre en rugissant sur la plate-forme. De la crosse de son fusil, comme d'une massue, il frappa dans les ténèbres, et la panthère, le crâne ouvert, roula du haut en bas du rocher. Il entendit une bataille monstrueuse que les cougouars et les chats sauvages livraient à la panthère blessée, et, ivre de son triomphe et de son danger même, il lâcha deux coups de pistolet dans la foule d'ennemis acharnés qui se tordaient au-dessous de lui. Soudain tous ces animaux, cessant leur lutte comme d'un commun accord, sautèrent sur l'homme, leur ennemi commun, et leur rage se tourna contre le rocher ou sommet duquel don Juan semblait les défier tous. Ils grimpèrent, bondirent sur les anfractuosités du roc. Les chats sauvages arrivèrent les premiers; à mesure que don Juan les renversait, d'autres sautaient sur lui, et il sentait ses forces et son énergie diminuer peu à peu.
Cette lutte d'un homme seul contre une foule de bêtes féroces avait je ne sais quoi de grandiose et de poignant. Don Juan, comme dans un cauchemar, se débattait en vain contre des nuées d'assaillants toujours renaissants; sentait sur son visage l'haleine chaude et fétide des chats sauvages et des loups rouges, pendant que les rugissements des cougouars et les miaulements railleurs des panthères emplissaient ses oreilles d'une effroyable mélodie qui lui donnait le vertige. Des centaines d'yeux scintillaient dans l'ombre, et parfois les lourdes ailes des vautours et des urubus fouettaient son front baigné d'une sueur froide.
En lui tout sentiment intime du moi s'était évanoui, il ne pensait plus; sa vie, pour ainsi dire, était devenue toute physique; ses mouvements étaient automatiques, et son bras se levait et se baissait pour frapper avec la rigide régularité d'un balancier.
Déjà, plusieurs griffes s'étaient profondément enfoncées dans ses chairs; des chat sauvages l'avaient saisi à la gorge, et il avait été forcé de lutter contre eux corps à corps pour leur faire lâcher prise; son sang coulait de vingt blessures, non mortelles à la vérité, mais l'heure approchait que la force humaine ne peut dépasser, où don Juan serait tombé de son rocher et aurait péri sous la dent des bêtes fauves.
A cette seconde solennelle où tout allait lui faillir, un cri suprême s'élança de sa poitrine, cri d'agonie et de désespoir d'une expression terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos, dernière protestation de l'homme fort qui s'avoue vaincu, et qui, avant de tomber, appelle son semblable à son secours ou implore l'aide de Dieu.
Il cria. Un cri répondit au sien!
Don Juan, étonné et n'osant compter sur un miracle dans un désert où nul être humain n'avait encore pénétré, se crut sous l'impression d'un rêve ou d'une hallucination; pourtant, rassemblant toute sa voix dans sa poitrine et sentant se rallumer l'espérance dans son âme, il jeta un second cri plus éclatant, plus vibrant que le premier.
--Courage!
Cette fois ce n'était pas l'écho qui lui répondait. Courage! Ce seul mot lui arriva sur l'aile du vent, faible comme un soupir. Semblable au géant Antée, Juan, se redressant, sembla reprendre des forces et renaître à la vie qui lui échappait déjà. Il redoubla ses coups contre ses innombrables ennemis.
Plusieurs chevaux galopèrent dans le lointain; des coups de feu illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou plutôt des démons, se ruèrent à l'improviste au plus épais des bêtes fauves, dont ils firent un carnage horrible.
Tout à coup don Juan, attaqué par deux chats tigres, roula sur la plate forme en se débattant avec eux.
Les bêtes féroces avaient fui devant les nouveaux venus, qui se hâtèrent d'allumer des feux afin de les tenir à distance le reste de la nuit. Deux de ces hommes, armés de torches incandescentes, se mirent à la recherche du lutteur, dont les cris de détresse avaient appelé leur secours. Il gisait sans connaissance sur la plate-forme, entouré de dix ou douze chats sauvage morts et tenant entre ses doigts raidis, le cou d'un pajero étranglé.
--Eh bien! Julian, dit une voix, l'a-t-on trouvé?
--Oui, répondit-il, mais il parait mort.
--Caraï! ce serait dommage reprit Sanchez, car c'est un fier homme. Où est-il?
--Là, sur le rocher.
--Pouvez-vous le descendre avec l'aide de Quinto?
--Rien d'aussi facile.
--Hâtez-vous, au nom du ciel, dit Sanchez: chaque minute de retard pour lui est peut-être une année de vie qui s'envole.
Quinto et Julian soulevèrent don Juan par les pieds et par la tête et, avec des précautions infinies, le transportèrent, de la forteresse improvisée où il avait si longtemps combattu, auprès de l'un des feux, sur un lit de feuilles préparé par Simon.
--Canario! s'écria Sanchez à l'aspect misérable du jeune homme; le pauvre diable, comme ils l'ont arrangé! Il était temps de le secourir.
--Croyez-vous qu'il va en réchapper? continua Quinto avec intérêt.
--Il y a toujours espoir, dit sentencieusement Sanchez, quand la vie n'est pas éteinte. Voyons-le donc.
Il se pencha vers le corps de don Juan, tira son poignard luisant, lui mit la lame devant les lèvres.
--Pas le moindre souffle! fit le bombero en hochant la tête.
--Ses blessures, sont sérieuse? demanda Quinto.
--Je ne crois pas. Il a été accablé de lassitude et d'émotion; il ne tardera pas à ouvrir les yeux, et, dans un quart d'heure, si bon lui semble, il pourra se remettre en selle. C'est sûrement lui, ajouta Sanchez à demi-voix.
--D'où te vient son air soucieux, frère?
--C'est cet homme, malgré son costume européen et toute l'apparence d'un blanc, ressemble...
--A qui?
--Au chef indien contre lequel nous nous sommes battus à l'arbre de Gualichu et auquel nous devons le salut de Maria.
--Tu te trompes sans doute?
--Pas le moins du monde, frères, répliqua l'aîné avec autorité Caché dans le creux de l'arbre, j'ai pu à loisir considérer ses traits qui sont gravés dans ma mémoire. D'ailleurs, je le reconnaîtrais à cette balafre que j'ai imprimée sur son visage avec mon sabre.
--C'est vrai, dirent les autres étonnés.
--Que faire?
--Que signifie ce déguisement?
--Dieu seul le sait, reprit Sanchez; mais il faut le sauver.
Les bomberos, comme tous les coureurs des bois, vivant loin des établissements, sont obligés de panser eux-mêmes leurs blessures, et ils acquièrent une certaine connaissance pratique de la médecine pour employer les remèdes les plus simples en usage parmi les Indiens.
Sanchez, aidé de Julian et de Simon, lava les plaies de don Juan avec de l'eau et du rhum, mouilla ses tempes et lui introduisit de la fumée de tabac dans les narines. Le jeune homme poussa un soupir presque insensible, remua légèrement et enfin ouvrit les yeux qui regardèrent sans voir.
--Il est sauvé! dit Sanchez. Laissez maintenant agir la nature, c'est le meilleur médecin que je connaisse.
Don Juan se souleva sur un coude, passa la main sur son front, comme pour retrouver la mémoire et la pensée, et d'une voix faible:
--Qui êtes-vous? fit-il.
--Des amis, monsieur; ne craignez rien.
--Je suis rompu, j'ai les membres brisés.
--Il n'en est rien, monsieur; à part la fatigue, vous vous portez aussi bien que nous.
--Je le souhaite, braves gens; mais par quel miracle êtes-vous arrivés à temps pour me délivrer?
Le miracle, c'est votre cheval qui l'a fait: sans lui, vous étiez perdu.
--Comment cela? demanda don Juan, dont la voix s'affermissait de plus en plus et qui déjà était parvenu à se mettre debout.
--Voici la chose. Nous sommes bomberos.
Le jeune homme eut une espèce de tressaillement nerveux qu'il réprima soudain.
--Nous sommes bomberos; nous surveillons, la nuit surtout, les mouvements des Indiens. Le hasard nous avait amenés de ce côté. Votre cheval s'enfuyait, ayant à ses trousses une bande de loups rouges; nous l'avons débarrassé de ces carnivores. Ensuite, comme il nous a paru peu probable qu'un cheval tout sellé se trouvât seul dans cette forêt où personne n'ose s'aventurer, nous nous sommes mis à la recherche du cavalier. Votre cri nous a guidés.
--Comment m'acquitter envers vous? dit don Juan en tendant la main à Sanchez.
--Vous ne me devez rien, monsieur.
--Mais...
--Voici votre cheval, caballero.
--Mais je voudrais vous revoir, dit-il avant de partir.
--Inutile: vous ne me devez rien, vous dis-je, reprit Sanchez qui tenait la bride du cheval.
--Que voulez-vous dire? insista don Juan.
Le bombero, répondit Sanchez, paie aujourd'hui la dette contractée hier avec Neham-Outah, l'ulmen des Aucas.
Le visage de don Juan se couvrit d'une pâleur affreuse --Nous somme quittes, chef, continua Sanchez en lâchant la bride.
Quand le cavalier eut disparu dans l'obscurité, Sanchez se tourna vers ses frères.
--Je ne sais pourquoi, leur dit-il un soupir de soulagement, mais je suis heureux de ne plus rien devoir à cet homme.
XI.--LES NANDUS
A l'estancia de San-Julian, les heures s'écoulaient doucement, entremêlées de causeries et de bonheur. Don Luis s'associait à la joie de ses deux enfants. Don Juan Perez, depuis la nouvelle officielle du mariage de dona Linda, n'avait reparu ni à San-Julian, ni au Carmen, au grand étonnement de tout le monde. Maria, douce et naïve, était devenue l'amie de Linda, presque une soeur. Les rires frais et sonores des jeunes filles égayaient les échos de l'habitation et faisaient rêver le capataz qui, à la vue de la soeur des bomberos, avait senti son coeur se tourner vers elle, comme l'héliotrope vers le soleil. De loin, don José, semblable à une âme en peint, rôdait autour de Maria pour l'entrevoir à la dérobée. Tout le monde, dans l'estancia, s'était aperçu de l'amour du brave homme, qui, seul, malgré ses gros soupirs, n'y comprenait rien. On osait se moquer de lui, sans le blesser toutefois, et rire de ses façons singulières.
Un jour, par une fraîche matinée de novembre, peu après le lever du soleil, tout s'agitait à l'estancia de San-Julian. Plusieurs chevaux, tenus en main par des esclaves noirs, hennissaient d'impatience au pied du perron; les domestiques couraient çà et là, et don José, revêtu de ses plus beaux habits, attendait l'arrivée de son maître.
Enfin, don Luis et don Fernando parurent en compagnie des deux jeunes filles. A la vue de Maria, le majordome sentit la joie lui monter du coeur au visage; il se redressa, frisa d'un doigt coquet sa moustache retroussée et lança à sa bien aimée une oeillade tendre et respectueuse.
--Bonjour, José, mon ami, lui dit cordialement don Luis. Eh! eh! je crois que la chasse sera bonne.
--Je pense de même, Seigneurie; le temps est superbe.
--As-tu choisi, au moins, des chevaux bien doux pour ma fille et sa compagne?
--Oh! Seigneurie, répondit le capataz, je les aim moi-même lacés dans le corral; je vous réponds d'eux sur ma tête. De vrais chevaux de dames, des agneaux.
--Nous sommes tranquilles, dit dona Linda; nous savons que don José nous gâte.
--Allons! à cheval et partons!
--Oui, la route est longue d'ici à la plaine des Nandus (espèce d'autruche), reprit José en caressant Maria de l'oeil.
La petite troupe, une vingtaine de personnes bien armées, se dirigea du côté de la batterie où le Pavito baissa le pont-levis.
--Redoublez de vigilance, dit le capataz au gaucho.
--N'ayez crainte, senor José. Bonne chance à vous et à l'honorable compagnie ajouta le Pavito en agitant son chapeau en l'air.
--Relevez le pont, Pavito.
--Qui entrera dans l'estancia, capataz, sera plus fin que vous et moi.
En Patagonie, à quelque distance des rivières, toutes les plaines se ressemblent: du sable, toujours du sable, et çà et là quelques buissons rabougris, tel était le chemin jusqu'à la plaine des Nandus.
Don Luis avait convié son gendre à une chasse à l'Autruche, et, comme on pense, Linda avait voulu être de la partie.
La chasse à l'Autruche est un des grands divertissements des Espagnols de la Patagonie et de la république Argentine, où elle se trouvent en grande quantité.
Les Autruches vivent d'ordinaire par petites familles de huit à dix, disséminées sur les bords des marais, des étangs et des rivières; elles se nourrissent d'herbes fraîches. Fidèles au coin natal, elles ne quittent guère le voisinage de l'eau, et au mois de novembre, elles vont déposer dans les endroits les plus sauvages de la plaine leurs oeufs, au nombre de cinquante ou soixante, qui, la nuit seulement sont couvés par les mâles et par les femelles. L'incubation arrivée à terme, l'oiseau casse avec son bec les oeufs non fécondés qui se couvrent aussitôt de mouches et d'insectes, nourriture des petits.
Un trait caractéristique des moeurs de l'autruche, c'est une extrême curiosité. Dans les estancias où elles vivent à l'état domestique, il n'est pas rare de les voir se faufiler au milieu des groupes et regarder les gens qui causent. Dans la plaine, leur curiosité leur est souvent funeste, car elles viennent reconnaître sans hésiter tout ce qui leur paraît étrange. Voici, à ce sujet une bonne histoire indienne. Les cougouars se couchent à terre, lèvent leur queue en l'air et l'agitent vivement dans tous les sens. Les autruches, attirées par la vue de cet objet inconnu, s'approchent naïves. On devine le reste; elles deviennent la proie des rusés cougouars.
Les chasseurs, après une marche assez rapide de près de deux heures, étaient arrivés à la plaine des Nandus. Les dames mirent pied à terre sur les bords d'un ruisseau, et quatre hommes, la carabine sur la cuisse, restèrent auprès d'elles. Les chasseurs échangèrent leurs montures contre les coursiers que des esclaves noirs avaient menés en bride sans cavaliers, puis ils se divisèrent en deux troupes égales. La première, commandée par don Luis, s'enfonça dans la plaine en décrivant un demi-cercle de manière à pousser le gibier vers un ravin situé entre deux dunes mouvantes. La seconde troupe, ayant à sa tête le héros de la fête, don Fernando, s'échelonna sur une ligne de front et forma l'autre moitié du cercle. Ce cercle, par la marche des cavaliers, allait se rétrécissant, lorsqu'une dizaine d'autruches se montrèrent dans un pli du terrain; mais le mâle, placé en sentinelle, par un cri aigu comme le sifflet d'un contre-maître, prévint la famille du danger. Les autruches s'enfuirent en ligne droite rapidement et sans regarder en arrière.
Tous les chasseurs s'élancèrent au galop sur leurs traces. La plaine jusque-là silencieuse s'anima.
Les cavaliers poursuivaient de toute la vitesse de leurs chevaux les malheureux oiseaux, et sur leur passage soulevaient des flots d'une poussière fine. A douze ou quinze pas du gibier, galopant toujours et piquant de l'éperon le flancs de leurs montures, ils se penchaient en avant, faisaient tournoyer autour de leur tête les terribles bolas et les jetant à toute volée après l'animal. S'ils manquaient leur coup, ils ils se courbaient de côté, rasaient la terre et sans ralentir leur course, ramassaient les bolas qu'ils lançaient de nouveau.
Plusieurs familles d'autruches s'étaient levées. La chasse prit alors les proportions d'une joie délirante. Cris et hurrahs retentissaient; les bolas sifflaient dans l'air et s'enroulaient autour du cou, des ailes et des jambes des autruches qui, ahuries et folles de terreur, faisaient mille feintes et mille zigzags pour se soustraire à leurs ennemis, et qui, par des coups d'aile à droite et à gauche, s'efforçaient de piquer les chevaux avec l'espèce d'ongle dont le bout de leur aile est armé.
Quelques coursiers épouvantés se cabrèrent et, embarrassés par trois ou quatre autruches qui entravèrent leurs jambes, entraînèrent leurs cavaliers dans leur chute. Les oiseaux, profitant du désordre, se sauvèrent du côté où les chasseurs les attendaient. Là, ils tombèrent sous une pluie de bolas. Chaque chasseur descendait de cheval, tuait la victime, lui coupait les ailes en signe de triomphe et reprenait sa course avec une nouvelle ardeur. Autruches et chasseurs fuyaient et galopaient rapides comme le pampero, le vent des pampas.
Une quinzaine d'autruches jonchaient la plaine. Don Luis donna le signal de la retraite. Les oiseaux qui n'avaient pas succombé se hâtèrent des pieds et des ailes vers des abris sûrs. Les morts furent ramassés avec soin, car l'autruche est une excellent mets, et que les Américains préparent, surtout avec la chair de la poitrine, un plat renommé par sa délicatesse et sa saveur exquise qu'ils appellent picanilla.
Les esclave allèrent à la recherche des oeufs, fort estimés aussi, et ils en recueillirent une excellente moisson.
Quoique la chasse n'eut duré qu'une heure, les chevaux, las, suaient te soufflaient; aussi la rentrée à l'estancia s'effectua-t-elle lentement. Les chasseur arrivèrent un peu avant le coucher du soleil.
--Eh bien! demanda Luis au Pavito, il ne s'est rien passé d'important en mon absence.
--Rien, seigneur, reprit Pavito. Un gaucho, disant venir du Carmen pour affaire pressée, a insisté pour être introduit et parler à don Fernando Bustamente.
Ce gaucho, devant qui le Pavito n'avait eu garde de baisser le pont-levis, était son cher et loyal ami Mato, qui devait le tuer adroitement. Mato s'était retiré de fort mauvaise humeur sans vouloir dire les motifs de sa visite.
--Que pensez-vous de la venue de ce gaucho, don Fernando? demanda don Luis, dès qu'ils furent installés au salon.
--Rien qui m'étonne, répondit don Fernando. On dispose en ce moment ma nouvelle habitation au Carmen, et sans doute on a besoin de mes ordres.
--C'est possible.
--Je presse les ouvriers, mon père; j'ai si grande hâte d'être marié, que je tremble que mon bonheur ne m'échappe, dit don Fernando.
--Moi aussi, dit dona Linda, dont le visage s'empourpra.
--Voyez-vous la petite futée! dit don Luis. Ces coeurs de jeunes filles, ça travaille sans qu'on s'en doute. Patience, mademoiselle, encore trois jours!
--Mon bon père! s'écria Lindita en cachant dans le sein de don Luis son visage baigné de larmes de joie.
--Oh! alors, je pars demain pour le Carmen, d'autant plus que j'attends de Buenos-Ayres des papiers indispensables pour notre union, pour notre bonheur, ajouta Fernando en regardant sa bien-aimée.
--C'est cela, dit-elle demain de grand matin, pour être de retour après-demain avant midi, n'est-ce pas?
--Demain soir je serai ici: puis-je rester loin de vous ma chère Lindita?
--Non, don Fernando, non, je vous en prie, je ne veux pas que vous reveniez demain soir.
--Pourquoi donc? répondit le jeune homme un peu piqué de ce propos de sa fiancée.
--Mon Dieu! je ne sais pourquoi moi-même, mais j'ai peur quand vous traversez la pampa, seul, en pleine nuit. Oh! continua-t-elle à un geste de don Fernando, je vous connais brave, trop brave même. Les bandits gauchos abondent dans la plaine. N'exposez pas une vie qui m'est si chère, qui déjà n'est plus à vous, Fernando, et écoutez le conseil d'un coeur qui n'est plus à moi.
--Merci, Lindita. Pourtant je n'ai personne à craindre en ce pays, où je suis inconnu. Du reste, je ne quitte jamais l'estancia sans avoir l'air d'un brigand d'opéra-comique, tant je suis bariolé d'armes.
--N'importe, reprit dona Linda, si vous m'aimez...
--Si je vous aime, interrompit-il avec passion.
--Si vous m'aimez, vous devez souffrir de mes inquiétudes et... m'obéir.
--Allons! allons! dit don Luis en riant; sur mon âme, tu es folle, Lindita, et tes romans t'ont troublé la cervelle: tu ne rêves plus que brigands, embuscades et trahisons.
--Que voulez-vous, mon père? est-ce ma faute? Le pressentiment d'un malheur prochain m'agite; je ne veux rien livrer au hasard.
--Ne pleure pas, ma fille chérie, dit le père à Linda, qui fondit en larmes. Embrasse-moi; j'ai tort. Ton fiancé et moi, nous ferons tout ce que tu voudras. Es-tu contente?
--Est-ce bien vrai? reprit dona Linda qui pleurait en souriant.
--Oh! senorita! s'écria Fernando d'un ton de tendre reproche.
--Vous me rendez toute heureuse. Je ne demande qu'une chose: que José Diaz vous accompagne.
--Comme il vous plaira.
--Vous me le promettez?
--Je vous le jure.
--Là, fit gaiement don Luis; tout est pour le mieux, petite fille. Je te soupçonne, Lindita, d'être un peu jalouse et de craindre qu'on ne t'enlève ton fiancé?
--Peut-être! dit-elle avec malice.
--Cela s'est vu, répliqua le père en goguenardant. Ains, don Fernando, vous partez demain?
--Au lever du soleil, pour éviter la trop grande chaleur; et, comme je n'ai pas l'espérance de vous revoir avant mon départ, je prends congé de vous à l'instant même.
--Embrassez-vous, mes enfants; quand on se quitte, surtout si l'on s'aime, il faut toujours s'embrasser comme si l'on ne devait plus se retrouver que dans l'autre monde.
--Mon père, dit Lindita, vous avez des idées...
--C'est pour rire, ma chère enfant.
--Bon voyage, don Fernando, et à après-demain!
--A après-demain.
Le lendemain, au soleil levant, don Fernando Bustamente sortit de l'habitation. Au bas du perron, le capataz et deux esclaves l'attendaient. Involontairement, le jeune homme, avant de piquer des deux, tourna la tête du côté de la chambre de sa bien-aimée, dont la fenêtre s'ouvrit soudain.
--Adieu! dit dona Linda avec une certaine émotion dans la voix.
--Adieux! non! répondit Fernando en lui envoyant un baiser, au revoir!
--C'est juste, fit-elle, au revoir.
Le capataz soupira fortement; sans doute il pensait à Maria, et se disait que don Fernando était bien heureux.
Don Fernando, le coeur serré sans en comprendre la cause, fit un dernier signe à sa fiancée et ne tarda pas à disparaître au milieu des arbres. Dona Linda le suivit longtemps des yeux, longtemps du coeur, et dès qu'elle fut seule, elle sentit la tristesse l'envahir, elle pleura et sanglota amèrement.
--Mon dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle; protégez-le?
XII.--LA PASSÉE DES GUANACOS
Sur les rives du Rio-Négro, à vingt-cinq lieues environ du Carmen, s'élevait la tolderia ou village de la passée des Guanacos.
Cette tolderia, simple camp provisoire comme tous les villages des Indiens, dont les moeurs nomades ne comportent pas d'établissements fixes, se composait d'une centaine de chozas ou cabanes irrégulièrement groupées les unes auprès des autres.
Chaque choza était construite d'une dizaine de pieux plantés en terre, haut de quatre à cinq pieds sur les côtés et de six à sept au milieu, avec une ouverture vers l'orient pour que le maître de la choza put, au matin, jeter de l'eau en face du soleil levant, cérémonie par laquelle les Indiens conjurent Gualichu de ne pas nuire à leur famille pendant le cours de la journée. Ces chozas étaient revêtues de peaux de chevaux cousues ensemble, toujours ouvertes au sommet afin de laisser un libre essor à la fumée des feux de l'intérieur, feux qui égalent en nombre les femmes du propriétaire. Chaque femme doit avoir un feu pour elle seule. Les cuirs qui servaient de murs extérieurs étaient préparés avec soin et peints de différentes couleurs. Ces peintures égayaient l'aspect général de la tolderia.
Devant l'entrée des chozas, les lances des guerriers étaient fichées dans le sol. Ces lances, légères et faites de roseaux flexibles, hautes de seize à dix-huit pieds et armées à leur extrémité d'un fer long d'un pied, forgé par les Indiens eux-mêmes, poussent dans les montagnes du Chili, près de Valdivia.
La joie la plus vive semblait animer la tolderia. Dans quelques chozas, des Indiennes, munies de ces fuseaux qui leur viennent des Incas, filaient la laine de leur troupeaux; dans d'autres, des femmes tissaient ces ponchos si renommés pour leur finesse et la perfection du travail, devant des métiers d'une simplicité primitive, autre héritage des Incas.
Les jeunes gans de la tribu, réunis au centre de la tolderia, au milieu d'une vaste place, jouaient au eilma, jeu singulier, fort aimé des Aucas. Les joueurs tracent un vaste cercle sur le sol, y entrent et se rangent sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres. Des champions de chacune d'elles, une balle remplie d'air dans la main; ceux-ci dans la main gauche, ceux-là dans la droite, jettent leur balle en arrière de leur corps de manière à la ramener en avant. Ils lèvent la jambe gauche, reçoivent le projectile dans la main et le renvoient à l'adversaire qu'ils doivent atteindre au corps sous peine de perdre un point. De là mille contorsions bizarres du vis-à-vis qui, pour éviter d'être touché, se baisse ou saute. Si la balle sort du cercle, le premier joueur perd deux points et court après elle. Si, au contraire, le second est frappé, il faut qu'il saisisse la balle et la relance à son adversaire, qu'il doit toucher sous peine de perdre lui-même un point. Celui qui suit, au côté opposé du cercle, recommence, et ainsi jusqu'à la fin. On comprend quels éclats de rire accueillent les postures grotesques des joueurs.
D'autres Indiens, plus mûrs d'âge, jouaient gravement à une espèce de jeu de cartes avec des carrés de cuir enluminés de figures grossières de différents animaux.
Dans une choza plus vaste et mieux peinte que les autres chozas de la Tolderia, l'habitation du carasken ou premier chef, dont les lances garnies à la base d'une peau colorée ne rouge étaient la marque distinctive du pouvoir, trois hommes assis devant un feu mourant causaient insouciants des bruits du dehors. Ces hommes étaient Neham-Outah, Pincheira et Churlakin, l'un des principaux ulmenes de la tribu et dont la femme était accouchée, le matin même, d'un garçon, ce qui était cause des grandes réjouissances des Indiens.
Churlakin prit les ordres du grand chef pour les cérémonies usitées en pareil cas, le salua avec respect et sortit de la choza, où il reparut bientôt suivi de ses femmes et de tous ses amis, dont l'un tenait l'enfant dans ses bras.
Neham-Outah se plaça entre Pincheira et Churlakin, en tête de la troupe, et il se dirigea vers le Rio-Négro. Le nouveau-né enveloppé dans ses langes de laine, fut plongé dans l'eau du fleuve; puis on revint dans le même ordre à la choza de Churlakin, à l'entrée de laquelle gisait une jument grasse renversée et attachée par les quatre pieds.
Un poncho fut placé sur le ventre de l'animal, et les parents et les amis y déposèrent l'un après l'autre les présents destinés à l'enfant, éperons, armes, vêtements. Neham-Outah, qui avait consenti à servir de parrain, plaça le nouveau-né au milieu des dons; et Churlakin ouvrit les flancs de la jument, lui arracha le coeur et, tout chaud encore, il le passa à Neham-Outah qui s'en servit pour faire une croix sur le front de l'enfant, en lui disant: «tu te nommeras Churlakincko.» Le père reprit son fils, et le chef, élevant le coeur sanglant, dit à haute voix à trois reprises différentes:
--Qu'il vive! qu'il vive! qu'il vive!
Puis, il recommanda à Gualichu, le génie du mal, le priant de le rendre brave, éloquent, et il termina l'énumération de ses voeux par ces mots:
--Surtout qu'il ne soit jamais esclave!
La cérémonie accomplie, la jument fut coupée par morceaux, on alluma de grands feux, et tous les parents et amis prirent place à un festin qui devait durer jusqu'à la disparition complète de la jument immolée.
Churlakin se préparait à s'asseoir et à manger comme ses convives; mais, sur un signe de Neham-Outah, il suivit le grand chef dans sa choza, où ils reprirent leurs sièges devant le foyer. Pincheira était avec eux. Sur un geste de Neham-Outah, les femmes sortirent, et lui, après un court recueillement, il prit la parole:
--Mes frères, vous êtes mes fidèles, et devant vous mon coeur s'ouvre comme une chirimoya (fruit qui ressemble à la goyave), pour vous laisser voir mes plus secrètes pensées. Vous avez peut-être été étonnés de n'avoir pas été, cette nuit, comptés au nombre des chefs choisis par moi pour agir sous mes ordres?
Les deux chefs firent un signe de dénégation.
--Vous n'avez ni douté de mon amitié, ni supposé que je vous ai retiré ma confiance? Loin de là! Je vous réserve tous deux à de plus importantes entreprises qui exigent des hommes sûrs et éprouvés. Vous, Churlakin, montez à cheval sans délai, voici le quipus.
Et il remit à l'ulmen une petite bûche de bois de saule, longue de dix pouces et large de quatre, fendue au milieu et contenant un doigt humain. Ce morceau de bois entouré de fil, était frangé de laine rouge, bleue, noire et blanche. Churlakin reçut avec respect le quipus.
--Churlakin, reprit Neham-Outah, vous me servirez de chasqui (héraut), non pas parmi les nations patagones des pampas, dont les caraskenes, les ulmenes ou apo-ulmenes ont assisté à la solennelle réunion de l'arbre de Gualichu, quoique vous puissiez communiquer avec elles sur votre chemin, mais je vous envoie spécialement vers les nations et les tribus dispersées au loin et vivant dans les bois, tels que les Ranqueles, les Quérandis, les Moluchos, les Picunches, auxquels vous présenterez le quipus. De là, vous rabattant sur le grand chace (désert), vous visiterez toutes les tribus Charruas, Bocobis, Tohas et Guaranis, qui peuvent mettre environ vingt-cinq mille guerriers sous les armes. Cette tâche est difficile et délicate. Voilà pourquoi je vous la confie comme à un autre moi-même.
--Mon frère peut être tranquille, dit Churlakin: je réussirai.
--Bien! reprit Neham-Outah, sur la laine noire, j'ai fait dix-neuf noeuds pour indiquer que mon frère est parti d'auprès de moi le dix-neuvième jour de la lune; sur la blanche, vingt-sept jours les guerriers seront réunis en armes sur l'île de Chole-Hechel, à la fourche du Rio-Négro. Les chefs qui consentiront à sa joindre à nous feront un noeud sur la laine couleur de sang; ceux qui s'excuseront noueront ensemble la laine rouge et la laine bleue. Mon frère a-t-il compris?
--Oui, répondit Churlakin. Quand faut-il partir?
--Tout de suite; le temps presse.
--Dans dix minutes, je serai loin du village, dit Churlakin qui salua les deux chefs et sortit de la choza.
--A nous deux! maintenant, fit amicalement Neham-Outah dès qu'il se trouva seul avec Pincheira.
--J'écoute.
Le chef suprême, quittant alors les manières composées et le langage d'un ulmen, usa des façons européennes avec une aisance surprenante, et, laissant de côté le dialecte indien, il s'adressa à l'officier chilien dans le plus pur castillan qu'on parle du Cap Horn à Mazatlan.
--Mon cher Pincheira, lui dit-il, depuis deux ans que je suis de retour d'Europe, je me suis attaché la plupart des gauchos du Carmen, gens de sac et de corde, bandit, exilés de Buenos-Ayres pour crimes, je le sais; mais je puis compter sur eux et ils me sont tout dévoués. Ces hommes ne me connaissent que sous le nom de don Juan Perez.
--Je ne l'ignorais pas, dit Pincheira.
--Ah! fit Neham-Outah en lançant un regard soupçonneux au Chilien.
--Tout se sait dans la pampa.
--Bref, reprit Neham-Outah, l'heure est venue où je dois récolter ce que j'ai semé parmi ces bandits, qui nous serviront contre leurs compatriotes par la connaissance de leur tactique espagnole, par leur adresse à se servir des armes à feu. Des raisons trop longues à vous déduire m'empêchent de m'occuper des gauchos. Vous, présentez-vous en mon nom. Ce diamant, ajouta-t-il en retirant une bague de son doigt, sera votre passeport. Ils sont avertis; et, en le leur montrant, ils vous obéiront comme à moi-même. Ils se réunissent dans une pulperia borgne de la Poblacion-del-Sur au Carmen.
--Je vois cela d'ici; qu'aurais-je à faire avec ces gaillards-là.
--Une chose bien simple. Tous les jours un homme dévoué, un gaucho nommé Chillito, vous transmettra mes ordres et vous apprendra ce qui se passe parmi nous. Il s'agit donc de tenir ces bandits en haleine, et, au jour que je vous désignerai, vous formerez une révolte dans le Carmen. Cette révolte nous donnera le temps d'agir au dehors, pendant qu'une partie de vos gens battra la campagne et nous débarrassera, s'il est possible, de ces enragés de bomberos qui surveillent nos manoeuvres dans la pampa, et qui sont presque aussi fins que nos Indiens.
--Diable! dit Pincheira; voilà du fil à retordre.
--Vous réussirez, sinon par amitié pour moi, du moins en haine des Espagnols.
--Pour ne pas tromper votre attente, je ferai plus qu'un homme ne peut faire.
--Je le sais, et vous en remercie, mon cher Pincheira. Mais de la prudence et de l'adresse! On se doute de nos projets, on nous épie. Pour parler le langage des Indiens, c'est un travail de taupe que je vous confie: il faut creuser sous le Carmen une mine qui engloutisse tout, en éclatant.
--Caraï! dit Pincheira en serrant chaleureusement la main de Neham-Outah, vous aimez un homme comme je les aime. Comptez sur moi, sur mon amitié, surtout sur ma haine.
--Nous serons tous vengés, ajouta Neham-Outah.
--Satan vous entende!
--A l'oeuvre donc! Mais auparavant quittez votre costume d'officier chilien. Grimez-vous le mieux possible, car votre visage est connu au Carmen.
--Oui, reprit Pincheira, et dans une heure vous-même ne me reconnaîtrez pas; je vais me vêtir en gaucho, c'est moins compromettant. Adieu!
--Un mot encore!
--Dites.
--Chaque nuit, l'homme que je vous enverrai prendra avec vous rendez-vous dans un endroit différent, afin de déjouer les espions.
--C'est convenu.
--Adieu.
--Pincheira sortit de la choza, et le chef indien le suivit un instant des yeux.
--Va! dit-il, bête féroce à laquelle je jette un peuple en pâture! Va! misérable instrument de projets dont tu ne comprends pas la grandeur! ajouta-t-il en promenant ses regards sur les Indiens; ils sont en fête, ils jouent comme des enfants et ne se doutent pas que je vais les rendre libres. Mais il est temps que je songe moi-même à ma vengeance.
Et il s'éloigna de la choza, sauta sur un cheval qu'un Indien tenait en bride et à fond de train s'élança du côté du Carmen.
Au bout d'une heure il s'arrêta sur les bords du Rio-Négro, descendit de cheval, s'assura par un coup d'oeil qu'il était seul, détacha une valise en cuir attachée à sa selle et entra dans une grotte naturelle située à quelques pas. Là, il se dépouilla lestement de ses vêtements, revêtit un riche costume européen et se remit en route.
Ce n'était plus Neham-Outah, le chef suprême des nations indiennes, mais don Juan Perez, le mystérieux Espagnol. Son allure aussi, par prudence, était changée, et son cheval, d'un pas tranquille, le portait au Carmen.
Arrivé à peu près à l'endroit où, la veille, les bomberos, emmenant leur soeur, avaient fait halte pour se consulter entr'eux, il mit de nouveau pied à terre, s'assit sur l'herbe et tira d'un magnifique cigarera, en paille tressée de panama, un cigare qu'il alluma avec la placidité apparente d'un promeneur qui se repose à l'ombre et admire les beautés du paysage.
Pendant ce temps-là le pas de plusieurs chevaux troubla la solitude de la pampa, et d'une voix rauque entonna ce refrain indien bien connu sur cette frontière:
El mebin mi neculantey
Tilqui mapu meunt
Anca ma guida meunt
Ay! guineckry ni pello menckey!
«Je suis allez mon Néculan dans le pays de Telqui. Oh! coteaux humides qui l'ont changé en ombres et en mouches.»
--Oh! oh! déjà le chant du maukawis! (espèce de caille) dit don Juan à voix haute.
--Le chant du maukawis n'annonce-t-il pas le lever du soleil? demanda la voix.
--Tu as raison, Chillito, reprit don Juan; nous sommes seuls; tu peux venir, ainsi que ton compagnon qui, je le suppose, est ton ami Mato.
--Vous avez deviné, Seigneurie, dit Mato en tournant une dune mouvante.
--Fidèles à notre parole, dit Chillito, nous arrivons à l'heure et au lieu désignés.
--C'est bien, mes braves, merci! Approchez-vous; restez à cheval. Vous m'êtes dévoués tous deux?
--Jusqu'à la dernière goutte de sang, Seigneurie, dirent les deux gauchos.
--Et vous ne méprisez pas l'argent?
--L'argent ne peut jamais nuire qu'à ceux qui n'en ont pas, répondit sentencieusement Chillito.
--Quand il est honorablement gagné, appuya Mato avec une grimace de singe.
--C'est convenu, repartit le jeune homme. Il s'agit de cinquante onces.
Les deux bandits eurent un petit frisson de joie, leurs prunelles de chat-tigre étincelèrent.
--Caraï! firent-ils.
--Cela vous va-t-il?
--Pardieu! cinquante onces! Ce sera difficile sans doute?
--Peut-être.
--N'importe.
--Il y aura mort d'homme.
--Tant pis pour lui, dit Chillito.
--Cela vous va toujours?
--Plus que jamais, grommela Mato.
--En ce cas écoutez-moi avec attention, dit don Juan Perez.
DEUXIÈME PARTIE.
I.--LE PAMPERO.
Durant tout le cours de leur voyage, qui dura deux heures, don Fernando et don José n'échangèrent pas une seule syllabe, au grand étonnement du capataz, don Fernando songeait à son bonheur prochain, un peu couvert d'ombre par la tristesse de ses adieux et les pressentiments de dona Linda. Ces inquiétudes vagues, dès qu'il fut arrivé au Carmen, se dissipèrent comme les brouillards du matin devant le soleil.
Le premier soin de Fernando fut de visiter la maison où il devait conduire dona Linda après la bénédiction nuptiale. Quoique le confort n'existe pas dans l'Amérique du Sut, c'était un palais féerique encombré de toutes les splendeurs du luxe. Un peuple d'ouvriers français, anglais, et italiens, réunis avec des difficultés inouïes, travaillaient sans relâche sous les ordres d'un habile architecte pour donner la dernière main à cette création des Mille et une Nuits, qui déjà avait englouti des sommes considérables et qui, dans quarante-huit heures, pouvait recevoir ses nouveaux hôtes. Au Carmen, on ne parlait que du palais de don Fernando Bustamente; la foule curieuse, qui affluait devant les portes, racontait des merveilles de cette demeure princière.
Don Fernando, satisfait de voir son rêve accompli, sourit en pensant à sa fiancée, et, après avoir complimenté les ouvriers et l'architecte, il se rendit chez le gouverneur, où l'appelaient de graves intérêts.
Le commandant fit un gracieux accueil au jeune homme, dont il avait beaucoup connu le père. Cependant Fernando, malgré la bienveillance courtoise de don Luciano Quiros, crut voir sur son visage la trace d'une contrariété secrète.
Le gouverneur était un brave et loyal soldat, qui avait rendu des services dans la guerre de l'indépendance et auquel, en guise de retraite, le gouvernement de Buenos-Ayres avait confié le commandement du Carmen, poste qu'il occupait depuis quinze années. Courageux, sévère et juste, le colonel tenait en respect les gauchos par le supplice du garrot et déjouait les continuelles tentatives des Indiens, qui venaient jusqu sous les canons du fort essayer de voler des bestiaux et de faire des prisonniers et surtout des prisonnières. Doué d'une intelligence médiocre, mais soutenu par sa propre expérience et par l'estime de tous les honnêtes gens de la colonie, il ne manquait pas d'une certaine énergie de caractère. Au physique, c'était un grand et gros homme, à la face rubiconde et bourgeonnée, plein du contentement de lui-même, qui s'écoutait parler et pesait soigneusement ses paroles comme si elles eussent été d'or.
Don Fernando fut étonné de l'inquiétude qui dérangeait la placidité habituelle du visage du colonel.
--C'est, dit ce dernier en serrant cordialement la main au jeune homme, c'est un miracle dont je remercie nuestra senora del Carmen que de vous voir ici.
--Dans quelques jours vous ne m'adresserez plus ce reproche, répondit don Fernando.
--Ainsi, c'est pour bientôt? fit don Luciano qui se frotta les mains.
--Mon dieu! d'ici à quatre jours, je l'espère, je serai marié. Aujourd'hui je suis venu au Carmen donner le coup d'oeil du maître aux derniers préparatifs de mon mariage.
--Tant mieux! reprit le commandant, je suis enchanté que vous vous fixiez auprès de nous. Don Fernando, votre fiancée est la plus jolie fille de la colonie.
--Merci pour elle, colonel!
--Et vous passez la journée au Carmen?
--Oui; demain de bonne heure je compte retourner à l'estancia.
--Dans ce cas, vous déjeunez avec moi, sans façon, n'est-ce pas?
--Volontiers.
--Parfait, dit le commandant qui frappa sur un timbre.
Un esclave noir parut.
--Monsieur déjeune avec moi.
A propos, don Fernando, j'ai là un gros paquet de papiers à votre adresse qui est arrivé hier soir de Buenos-Ayres par un exprès.
--Dieu soit loué! je craignais un retard. Ces papiers sont indispensables pour mon mariage.
--Tout est pour le mieux, reprit don Luciano.
Le jeune homme mit le paquet dans la poche de son habit.
L'esclave noir rouvrit la porte.
--Sa Seigneurie est servie, dit-il.
Un troisième convive les attendait dans la salle à manger. Ce personnage était le major Blumel, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste qui, depuis vingt ans, commandait en second au Carmen. Don Luciano et le major avaient guerroyé ensemble dans leur jeunesse et ils s'aimaient fraternellement. Le major et don Fernando se connaissaient un peu. On s'assit après les politesses d'usage, devant une table abondante et délicate, et, au dessert, la conversation, qui avait souffert de l'appétit des convives, devint tout à fait amicale.
--Ah çà! demanda don Fernando, don Luciano? Vous n'avez pas votre gaîté de tous les jours.
--Il est vrai, fit le commandant en humant un verre de xérès de la Frontera, je suis triste.
--Triste, vous? Diable, vous m'inquiétez; si je ne vous avais pas vu déjeuner d'aussi bon appétit, je vous croirais malade.
--Oui, répondit le vieux soldat avec un soupir, l'appétit va bien.
--Qui peut alors vous chagriner?
--Un pressentiment, dit le commandant d'un ton sérieux.
--Un pressentiment! répéta don Fernando, qui se souvenait des dernières paroles de dona Linda.
--Un pressentiment! appuya le major. Moi aussi je suis inquiet malgré moi: il y a je ne sais quoi dans l'air. Un danger est suspendu au dessus de nos têtes; d'où viendra-t-il? Dieu le sait.
--Oui, reprit don Luciano, Dieu le sait, et, croyez-moi, don Fernando, il donne des avertissements aux hommes en danger.
--Le major Blumel et vous, deux vieux soldats braves comme leur épée, n'ayez point peur de votre ombre; ainsi, quelles sont vos raisons?
--Aucune, dit le colonel; cependant...
--Allons! allons! don Luciano, dit gaiement Fernando, vous avez ce que la major appelle blue devils, des diables bleus. C'est une espèce de spleen produit par les brouillards de l'Angleterre et une maladie dépaysée dans cette contrée pleine de soleil. Un conseil, colonel! faites-vous saigner, buvez frais, mangez salé, et dans deux jours les brumes de votre imagination se seront dissipées, n'est-ce pas, major?
--Je le souhaite, répondit le vieil officier en secouant la tête.
--Bah! reprit Fernando, la vie est déjà si courte, à quoi bon l'attrister par des chimères?
--Sur la frontière, on n'est sûr de rien.
--Les Indiens sont devenus des agneaux.
--Seigneurie, dit au gouverneur un esclave qui entr'ouvrit la porte, un bombero, arrivé à toute bride demande à être introduit.
Les trois convives se regardèrent.
--Qu'il entre! fit le colonel Des pas lourds résonnèrent dans les salles attenantes, et le bombero parut. C'était Sanchez. Il avait bien en ce moment l'apparence d'un porteur de mauvaise nouvelles: il semblait sortir d'un combat; ses vêtements en lambeaux étaient tachés de sang et de boue; une pâleur inaccoutumée lui couvrait le visage; harassé de la rapidité de sa course, il s'appuya sur sa carabine.
--Tenez, lui dit don Fernando ce verre de vin vous remettra.
--Non, répondit Sanchez en repoussant le verre; ce n'est pas de vin que j'ai soif, mais de sang.
Le bombero essuya du revers de sa main son front baigné de sueur, et, d'une voix brève et saccadée qui porta la terreur dans l'âme des trois hommes:
--Les Indiens descendent, dit-il.
--Vous les avez vus? demanda le major.
--Oui, fit-il sourdement.
--Quand?
--Ce matin.
--Loin d'ici?
--A vigt lieues.
--Combien sont-ils?
--Comptez les grains de sable de la pampa, vous aurez leur nombre.
--Oh! s'écria le colonel, c'est impossible; les Indiens ne peuvent ainsi du jour au lendemain organiser une armée. La terreur vous aura troublé.
--La terreur! fi donc! répondit le bombero d'un air de dédain. Dans le désert, nous n'avons pas le temps de la connaître.
--Mais enfin, comment viennent-ils?
--Comme un ouragan, brûlant et pillant tout sur leur passage. Ils forment un demi-cercle dont les deux extrémités vont se rapprochant de plus en plus du côté du Carmen. Ils agissent avec une certaine méthode, sous les ordres d'un chef aguerri et habile, sans nul doute.
--Ceci est grave dit le commandant.
Le major hocha la tête.
--Pourquoi nous prévenir si tard? dit-il au bombero.
--Ce matin, au lever du soleil, mes trois frères et moi avons été enveloppés par deux ou trois cents Indiens qui semblèrent sortir subitement de terre. Quelle lutte! nous nous sommes défendus comme des lion; Simon est mort, Julian et Quinto sont blessés, mais nous avons échappé, enfin, et me voilà!
--Rejoignez votre poste au plus vite; on vous donnera un cheval frais.
--Je pars.
--Eh bien! dit Luciano quand Sanchez se fut retiré, que pensez-vous de nos pressentiments, don Fernando? Mais où allez-vous? demanda-t-il au jeune homme qui s'était levé.
--Je retourne à l'estancia de San-Julian, que les Indiens ont peut-être attaquée. Oh! dona Linda!
--San-Julian est fortifié et à l'abri d'un coup de main. Cependant, tâchez de ramener don Luis et sa fille au Carmen, où ils seront plus en sûreté.
--Merci, colonel! j'y tâcherai. Vous, soyez ferme devant les ennemis. Vous le savez, les Indiens ne tendent jamais que des surprises, et, dès qu'ils voient leurs projets découverts ils s'esquivent.
--Dieu vous entende!
--Au revoir, messieurs, et bonne chance! dit le jeune homme en serrant la main au deux vieux soldats.
Don José Diaz, qui attendait don Fernando dans la cour, dès qu'il l'aperçut, accourut vers lui.
--Eh bien! lui dit le capataz, vous savez la nouvelle, les Indiens descendent.
--On vient de me l'apprendre.
--Qu'allons-nous faire?
--Retourner à l'estancia.
--Hum! don Fernando, ce n'est guère prudent: les Indiens nous barrent sans doute le passage.
--Nous leur passerons sur le corps.
--Pardieu! c'est évident, mais si vous êtes tué?
--Bah! dona Linda m'attend.
--Comme il vous plaira, répondit le capataz. Tout est prêt pour le départ; les chevaux sont là, tout sellés. Partons!
--Merci, José; vous êtes un brave homme, dit Fernando en lui serrant la main.
--Je le sais bien.
--En selle!
Don Fernando et don José, escortés de deux esclaves, traversèrent au pas la foule des oisifs rassemblés devant la porte du fort afin d'apprendre les nouvelles; puis ils descendirent au grand trot la pente assez raide qui conduit de la citadelle au vieux Carmen, et ils galopèrent enfin vers San-Julian.
Ils n'avaient pas remarqué les gestes de plusieurs hommes à mine suspecte qui, depuis leur départ, les suivaient à distance et causaient vivement entre eux.
Le temps était à l'orage, le ciel était gris et bas; les oiseaux de mer tournoyaient en sifflant. L'air semblait sans mouvement; un profond silence planait sur la solitude; un nuage blanchâtre et léger comme la neige se forma dans le sud-ouest: il avança, et ses proportions grandirent de minute ne minute. Tout annonçait l'approche du pampero, ce simoun des prairies.
Les nuées s'amassèrent; la poussière s'éleva et courut en colonnes épaisses, suspendues entre le ciel et la terre. Les nuages enveloppèrent la plaine comme d'un manteau, dont les tourbillons soulevèrent à chaque instant les plis, et que les éclairs découpèrent çà et là. Des bouffées d'air embrasé traversèrent l'espace, et soudain des bouts de l'horizon la tempête accourut furieuse, balayant la pampa avec une violence irrésistible. La lumière fut obscurcie par des masses de sable; d'épaisses ténèbres couvrirent la terre, et le tonnerre mêla ses éclats terribles aux mugissements de l'ouragan. D'énormes morceaux se détachèrent des hautes falaises et roulèrent avec fracas dans la mer.
Les voyageurs étaient descendus de leurs montures et sur le bord de la mer ils s'étaient abrités derrière des rochers. Quand le plus fort de l'orage fut passé, ils se remirent en route. Don Fernando et José marchaient silencieux côte à côte, pendant que les deux esclaves avancés d'une vingtaine de pas, tremblaient de voir paraître les Patagons.
L'orage avait un peu diminué d'intensité; le pampero avait porté plus loin sa furie; mais la pluie tombait à torrents, et les éclairs et la foudre se succédaient sans interruption. Les cavaliers ne pouvaient guère continuer leur route et risquaient à chaque seconde d'être renversés de leurs chevaux qui se cabraient effrayés. La terre et le sable détrempés par la pluie, n'offraient pas une seule place où les pauvres bêtes pussent poser les pieds avec sécurité; elles trébuchaient, renâclaient et menaçaient de s'abattre.
--Nous avons beau faire, dit le capataz, il est impossible d'aller plus loin; je crois qu'il vaut mieux nous arrêter de nouveau et nous abriter sous ce bouquet d'arbres.
--Allons! reprit don Fernando avec un soupir de résignation.
La petite troupe se dirigea vers un bois qui bordait la route. Ils n'étaient plus qu'à une quinzaine de pas, lorsque quatre hommes, le visage couvert de masques noirs, s'élancèrent au galop hors du bois et se ruèrent en silence contre les voyageurs.
Les esclaves roulèrent en bas de leurs chevaux, atteints de deux coups de feu que leur avaient tirés les inconnus, et se tordirent dans les convulsions de l'agonie. Don Fernando et José Diaz, étonnés de cette attaque subite de la part d'hommes qui ne pouvaient être des Indiens, car ils portaient le costume des gauchos, et leurs mains étaient blanches, mirent immédiatement pied à terre, et, se faisant un rempart du corps de leurs chevaux, ils attendirent, la carabine à l'épaule, le choc de leurs adversaires.
Des balles furent échangées de part et d'autres, et un combat acharné s'engagea, combat inégal et silencieux! Un des assaillants, le crâne fendu jusqu'aux dents, tomba; un autre eut la poitrine traversée par l'épée de don Fernando.
--Eh bien! mes maîtres, leur criait-il, en avez-vous assez? ou bien l'un de vous veut-il faire connaissance avec ma lame? Vous êtes des niais, c'est dix qu'il fallait venir pour nous assassiner.
--Et quoi! ajouta le capataz, vous renoncez déjà? Vous n'êtes guère adroits pour des coupe-jarrets, et celui qui vous paie aurait dû mieux choisir.
En effet, les deux hommes masqués avaient reculé; mais aussitôt quatre hommes, également couverts d'un masque, apparurent, et tous les six se précipitèrent sur les deux espagnols qui attendirent de pied ferme.
--Diable! nous vous avions calomniés, pardon! Vous connaissez votre métier, dit don José en déchargeant à bout portant un pistolet dans le groupe de ses adversaires.
Ceux-ci, toujours muets, ripostèrent et la lutte recommença avec une nouvelle furie. Mais les deux braves Espagnols, dont les forces étaient épuisées et dont le sang coulait, tombèrent à leur tour sur les cadavres des deux autres assaillants qu'ils sacrifièrent à leur rage avant de succomber.
Dès que les inconnus virent Diaz et don Fernando sans mouvement, ils poussèrent un cri de triomphe. Sans s'inquiéter du capataz, ils prirent le corps de don Fernando Bustamente, le placèrent en travers sur l'un de leurs chevaux, et à toute bride d'enfuirent dans les détours de la route.
Sept cadavres jonchaient la terre. Après les assassins arrivèrent les vautours qui planaient et tournoyaient au-dessus des victimes, et mêlaient leurs rauques cris de joie au bruit de l'ouragan.
II.--L'ÉTAT DE SIÈGE.
--Le coup est rude, dit le gouverneur après le départ de don Fernando; mais, vive Dieu! les païens trouveront à qui parler, Major, prévenez les officiers de se réunir tout de suite en conseil de guerre, afin d'aviser aux moyens de défenses.
--A la bonne heure! répondit le major, je suis content de vous: vous redressez fièrement la tête, et je vous retrouve enfin, mon ami.
--Ah! mon cher Blumel, le pressentiment d'un malheur abat le courage, tandis que le danger si grand qu'il soit, dès que nous l'avons en face de nous, cesse de nous causer de l'effroi.
--Vous avez raison, fit le major, qui sortit pour s'acquitter de la commission de son chef.
Les officiers de la garnison, au nombre de six, sans compter le colonel et le major, se furent bientôt réunis chez le gouverneur.
--Asseyez-vous, caballeros, leur dit-il. Vous n'ignorez pas sans doute le motif de cette convocation. Les indiens menacent la colonie; une ligue puissante s'est formée entre les Patagons. De quelles forces disposons-nous?
--Les armes et les munitions ne nous manquent pas, répondit le major; nous avons ici plus de deux cents milliers de poudre, des pistolets, des sabres et des lances à foison; nos canons sont abondamment fournis de boulets et de mitraille.
--Bien.
--Malheureusement, reprit le major, les soldats...
--Combien en avons-nous?
--L'effectif devait être de 170; mais la mort, les maladies et les désertions l'ont réduit à 80 à peine!
--Quatre-vingt! fit le colonel en secouant la tête; en présence d'une invasion formidable, comme il s'agit de la défense commune, ne pouvons-nous pas obliger les habitants à se mettre sous les armes?
--C'est leur devoir, dit un des officiers.
--Il faut, continua don Luciano, qu'une force imposante couronne nos murailles. Voici donc ce que je propose. Tous les esclaves noirs seront enrôlés et formés en compagnie; les négociants feront un corps à part; les gauchos, bien montés et bien armés défendront les approches de la ville et feront des patrouilles au dehors pour surveiller la plaine. Nous réunirons ainsi 700 hommes, nombre suffisant pour repousser les Indiens.
--Vous savez, colonel, objecta un officier, que les gauchos sont de mauvais drôles et que pour eux la moindre perturbation est un prétexte de pillage.
--Aussi, seront-ils chargés de la défense extérieure. Ils camperont en dehors de la colonie; et, pour diminuer parmi eux les chances de révolte, on les dispersera en deux compagnies, dont l'une parcourra les environs, tandis que l'autre se reposera. En les tenant ains en haleine, nous n'aurons rien à redouter.
--Quant aux créoles et aux étrangers, dit le major, il sera bon, je crois, de leur intimer l'ordre de rentrer toutes les nuits au fort pour les armer en cas de besoin.
--Parfaitement. On doublera aussi les bomberos pour parer à une surprise, et des barrières seront élevées à l'entrée de la ville, afin de nous garantir des Indiens.
--Si tel est votre avis, colonel, interrompit le major, un homme va être expédié aux estancieros qui, avertis de l'approche de l'ennemi par trois coups de canon tirés du fort, se réfugieront au Carmen.
--Faites, major. Ces pauvres gens seraient impitoyablement massacrés par les sauvages. Il faudra aussi prévenir les habitants des deux villes que toutes les femmes, quand les païens seront en vue, doivent se retirer dans le fort, si elle ne veulent pas tomber aux mains des Indiens. Dans le dernière invasion, vous vous le rappelez, ils en ont enlevé plus de deux cents. Maintenant, messieurs, il nous reste à faire bravement notre devoir et à nous confier à la volonté de Dieu.
Les officiers se levaient et se préparaient à prendre congé de leur chef, quand un esclave annonça un nouveau bombero.
--Introduisez-le; et vous, caballeros, veuillez vous rasseoir.
L'éclaireur était Julian, le frère de Sanchez. Parti quatre heures plus tard de l'endroit où ils étaient embusqués, Julian était arrivé une heure à peine après son frère. La promptitude de sa course indiquait la gravité des nouvelles qu'il apportait. Il avait gardé son air narquois, quoique son visage fût pâle, ensanglanté et noir de poudre. Ses habits lacérés, le bandeau qui enveloppait le sommet de sa tête, son bras en écharpe et surtout quatre chevelures qui pendaient à sa ceinture témoignaient qu'il avait passé sur le ventre des Indiens pour arriver au Carmen.
--Julian, lui dit le gouverneur, votre frère sort d'ici.
--Je le sais, colonel.
--Vos nouvelles sont-elles pires que les siennes?
--C'est selon la façon de les prendre.
--Qu'entendez-vous par ces paroles?
--Dam! reprit le bombero en se dandinant légèrement; si vous aimez votre tranquillité, je ne viens pas vous rassurer; si vous sentez le besoin de monter à cheval et de voir de près les Patagons, vous pourrez vous en passer la fantaisie, et ce que j'ai à vous dire vous fera infiniment de plaisir.
Malgré la gravité des circonstances et l'anxiété des auditeurs, ils sourirent de la singulière argumentation de Julian.
--Expliquez-vous, lui dit le gouverneur.
--Dix minutes après le départ de mon frère, répliqua le bombero, je furetai dans des buissons que j'avais vu s'agiter d'une manière insolite. Je découvris un nègre, blême sous sa peau noire et auquel la frayeur semblait avoir coupé la langue. Enfin il se décida à parler. Il appartenait à un pauvre vieillard, nommé Ignacio Bayal, l'un des deux seuls hommes échappés au massacre des habitants de la péninsule de San José, lors de la dernière invasion des Patagons. L'esclave et le maître cherchaient du bois, lorsque ceux-ci apparurent à peu de distance. L'esclave avait eu le temps de se blottir dans un terrier de biscacha, mais le vieillard était tombé sous les coups des sauvages qui le criblèrent de pointes de lances et de bolas perdidas. Je rassurai le nègre, mais aussitôt; j'aperçus une multitude d'Indiens qui chassaient devant eux des prisonniers et des bestiaux, qui sur leur passage mettaient tout à feu et à sang et marchaient rapidement sur le Carmen.
L'estancia de Punta-Rosa et celle de San-Blas sont à cette heure un monceau de cendres, qui sert de tombeau à leurs propriétaires. Voilà mes nouvelles, Seigneurie; faites-en ce que vous voudrez.
--Et ces chevelures sanglantes? demanda le major en désignant les trophées humains qui pendaient à la ceinture du bombero.
--C'est une affaire personnelle, fit Julian avec un sourire. Par amitié pour les Indiens, j'ai préféré leur prendre leur chevelure que leur laisser ma tête.
--Peut-être n'est-ce qu'une troupe de pillards des pampas qui vient voler du bétail et qui se retirera avec son butin.
--Hum! dit Julian en hochant la tête, ils sont trop nombreux, trop bien équipés et ils s'avancent avec trop d'ensemble. Non, colonel, ce n'est pas une escarmouche, c'est une invasion.
--Merci, Julian! dit le gouverneur, je suis content de vous. Retournez à votre poste et redoublez de vigilance.
--Simon est mort, colonel, c'est vous dire combien mes frères et moi nous aimons les Indiens.
Le bombero se retira.
--Vous le voyez, messieurs, dit don Antonio, le temps presse. Que chacun aille à son devoir!
--Un instant! fit le major Blumel, j'ai encore un avis à émettre.
--Parlez mon ami.
--Nous sommes comme perdus sur ce coin de terre et éloignés de tout secours; nous pouvons être assiégés dans le Carmen et bloqués par la famine. Je demande, dans les circonstances impérieuses où nous sommes, qu'on expédie une barque à Buenos-Ayres, pour peindre notre situation et demander du renfort.
--Que pensez-vous, messieurs, de l'avis du major? demanda le colonel en promenant un regard interrogateur sur les officiers.
--Excellent, colonel! répondit l'un d'eux.
--Ce conseil va être exécuté sur-le-champ, reprit don Luciano. Maintenant, messieurs, vous pouvez vous retirer.
On organisa la défense du fort et de la ville avec une rapidité inconcevable, pour qui connaît l'indolence espagnole; le danger donnait du courage aux timides et redoublait l'ardeur des autres. Deux heures plus tard les bestiaux étaient rentrés et parqués dans la ville, les rues barricadées, les canons mis sur pied, et les femmes et les enfants renfermés dans les bâtiments attenant au fort. Une barque cinglait vers Buenos-Ayres, et cent cinquante hommes déterminés s'étaient retranchés dans la Poblacion-del-Sur, dont ils avaient crénelé les maisons.
Le gouverneur et la major Blumel se multipliaient, encourageant là les soldats, aidant ici les travailleurs et donnant de l'énergie à tous.
Vers trois heures de l'après-midi, un vent assez violent s'éleva tout à coup qui amena du sud-ouest une fumée épaisse, occasionnée par l'embrasement de la campagne et voilant au loin les objets. Les habitants du Carmen furent dévorés d'inquiétude.
Tel est le stratagème simple et ingénieux dont se servent les nations australes pour favoriser leur invasion sur le territoire des blancs, cacher leurs manoeuvres et dissimuler le nombre à l'oeil perçant des bomberos. La fumée, comme une muraille flottante, séparait les Indiens du Carmen, et, à cause de la clarté des nuits, ils avaient choisi la pleine lune.
Les éclaireurs, malgré les flots de fumée qui protégeaient l'ennemi, arrivaient au galop les uns après les autres, et ils annoncèrent que pendant la nuit ils seraient devant le Carmen. En effet, les hordes indiennes, dont le nombre croissait sans relâche, couvraient toute la plaine, et s'avançaient avec une rapidité effrayante.
Par ordre du gouverneur, on tira les trois coups de canon d'alarme. Alors on vit accourir en foule les estancieros, qui traînaient à leur suite leurs bestiaux, leurs meubles, et qui, à l'aspect de leurs maisons incendiées et de leurs riches moissons détruites, versaient des larmes de désespoir. Ces pauvres gens campèrent où il plut à Dieu, dans les carrefours de la ville, et, après avoir conduit leurs femmes et leurs enfants dans le fort, ceux qui avaient l'âge viril prirent les armes et s'élancèrent aux barrières et aux barricades, résolus à venger leur ruine.
La consternation et la terreur étaient générales. Partout des pleurs et des sanglots étouffés. La nuit vint sur ces entrefaites ajouter à l'horreur de cette situation et envelopper la ville de son crêpe funèbre. De nombreuses patrouilles sillonnaient les rues, et, par intervalles de hardis bomberos glissait furtivement dans l'obscurité pour guetter les approches du péril prochain.
Vers deux heures du matin, au milieu d'un silence désolé, on entendit un bruit léger, de minute en minute, et tout à coup, comme par enchantement les Aucas couronnèrent le sommet des barricades de la Poblacion-del-Sur, et, agitant des torches enflammées, ils poussèrent leur cri de guerre.
Un instant, les habitants crurent la ville prise; mais le major Blumel, qui commandant ce poste, était engarde contre les ruses des Indiens. Au moment où les Aucas se préparaient à escalader les barricades, éclata une vive fusillade qui les rejeta en bas des retranchements. Les Argentins s'élancèrent à la baïonnette. Ce fut une mêlée effroyable, d'où s'échappaient des cris d'agonie, des malédictions et le sourd cliquetis du fer contre le fer. Ce fut tout, les Espagnols regagnèrent leur positions, les Indiens disparurent, et la ville, naguère rougie par la clarté des torches, retomba dans l'ombre et le silence.
Le coup de main des Indiens avait échoué. Ils allaient ou se retirer ou bloquer la ville. Mais, au point du jour, toutes les illusions des habitants se dissipèrent; l'ennemi n'avait pas songé à la retraite. Spectacle navrant! la campagne était dévastée; on apercevait encore au loin les feux mourants des incendies. Là, une troupe de cavaliers aucas entraînait des chevaux; ici, des guerriers la lance debout, épiaient les mouvements des habitants de la ville; derrière eus, des femmes et des enfants chassaient des bestiaux qui poussaient de longs beuglements; puis, çà et là, des prisonniers, hommes, femmes et enfants conduits à coups de bois de lance, tendaient vers la ville leurs bras suppliants; les Patagons plantaient des piquets et élevaient de nombreux toldos; enfin, à perte de vue, de nouveaux indiens débordaient sur la plaine et de tous côtés.
Les plus anciens soldats du fort, témoins des guerres précédentes, s'étonnaient de l'ordre de l'ennemi dans sa marche serrée. Les toldos étaient habilement groupés; l'infanterie exécutait avec précision des mouvements qui, jusqu'alors, lui avaient été inconnus, et, chose inouïe, qui stupéfia le colonel et le major, ce fut de voir les Aucas tirer une parallèle autour de la place et élever presque instantanément des retranchements en terre qui les mirent à l'abri du canon.
--Sangre de Dios! s'écria le colonel, un traître est parmi ces misérables: jamais ils n'ont fait la guerre ainsi.
--Hum! murmura le major en mordant sa moustache grise; si Buenos-Ayres n'envoie pas de secours, nous sommes perdus.
--Oui, mon ami, nous y laisserons notre peau.
--Et ceux qui arrivent dans la plaine... Mais que signifie le son de cette trompette?
Quatre Ulmenes, précédés d'un Indien qui portait un drapeau blanc, étaient arrêtés à demi-portée de canon de la première barrière de la Poblacion-del-Sur.
--Ils semblent, dit le colonel, demander à parlementer. Me croient-ils assez niais pour donner dans le piège? Major, un coup de canon à mitraille dans ce groupe de païens pour leur apprendre à nous traiter comme des imbéciles.
--Nous aurions tort, colonel. Sachons ce qu'ils veulent.
--Mais qui de vous sera assez fou pour se risquer au milieu de ces bandits sans foi ni loi?
--Moi, si vous le permettez répondit simplement le major.
--Vous! s'écria don Luciano étonné.
--Oui, moi. Des malheureux ont été confiés à notre garde et à notre honneur. Je ne suis qu'un homme; ma vie importe peu à la défense de la ville; je suis vieux, colonel, et je vais essayer de sauver les habitants du Carmen.
Le gouverneur étouffa un soupir, serra affectueusement la main de son vieil ami:
--Allez, lui dit-il d'une voix émue, et que Dieu vous protège!
--Merci! répondit le major Blumel.
III.--MARIA
En quittant le Carmen, Sanchez avait senti le souvenir de sa soeur s'éveiller dans sa pensée; et, pour prévenir don Luis Munoz de l'invasion des Indiens, il s'était lancé à toute bride vers l'estancia de San-Julian où, grâce à la vitesse du cheval frais que le gouverneur lui avait donné, il était arrivé sans encombre. Tout était tranquille à San-Julian, la sentinelle placée en vedette sur le mirador n'avait rien aperçu d'inquiétant dans le lointain.
Le Pavito, en l'absence du capataz, veillait à la batterie, comme un bon chien de garde.
--Où est don José, demanda le bombero.
--Au Carmen, en compagnie de don Fernando Bustamente, répondit le gaucho.
--Quoi, ils ne sont pas encore de retour?
--Non.
--Conduisez-moi auprès de don Luis.
L'estanciero reçut à merveille le bombero et fit appeler sa soeur, qui arriva avec dona Linda.
--Qui vous amène si vite, Sanchez?
--Une raison fort grave, don Luis, répondit-il après avoir à plusieurs reprises embrassé Maria. Mais voyez donc, seigneurie! est-elle jolie dans ce nouveau costume! Embrasse-moi encore, petite soeur.
--N'êtes-vous venu que pour dévorer cette enfant de caresses! dit en souriant don Luis; donnez-vous-en à coeur joie, mon brave ami.
--Cela suffirait presque, reprit Sanchez, dont les yeux se remplirent de larmes. Hélas! notre famille diminue de jour en jour. Enfin, ajouta-t-il en changeant de ton, quelque amitié que j'aie pour ma soeur, ce n'est pas seulement pour elle que je suis ici. Mais tenez, seigneurie, je mens, c'est pour elle, pour elle seule! en apparence pour vous. J'arrive du Carmen.
--Du Carmen! fit involontairement dona Linda.
--Oui, senorita, répondit le bombero, comme s'il eût deviné la pensée secrète de la jeune fille, et j'y ai vu don Fernando Bustamente.
Dona Linda rougit comme une cerise et se tut.
--Et qu'alliez-vous faire au Carmen? demanda don Luis.
--Prévenir Son Excellence le colonel don Luciano Quiros que les Indiens sont entrés sur le territoire de la république, pillant et incendiant tout sur le chemin.
--Une invasion! fit don Luis avec un tressaillement intérieur.
--Oh mon Dieu! s'écrièrent les deux jeunes filles en joignant les mains avec un mouvement de frayeur.
--Oui, Seigneurie, une invasion innombrable et terrible. Le gouverneur avait, je me suis rappelé ma soeur et je suis venu.
--Vous êtes un brave garçon, Sanchez, lui dit l'estanciero, en lui tendant la main; vous n'êtes pas un frère pour Maria, vous êtes une mère. Mais n'ayez crainte! l'estancia est plus sûre que le Carmen.
--Je l'ai vu dès mon arrivée, seigneurie, et cela m'a ôté un rude poids qui pesait sur ma poitrine, je vais donc, le coeur dispos et presque joyeux, rejoindre mes deux frères.--Simon est mort dans la lutte;--le même sort nous attend, mais Maria est heureuse, je puis mourir en paix.
--Oh! mon bon Sanchez, s'écria Maria qui se jeta en pleurs dans ses bras: ne dois-tu pas vivre pour moi qui t'aime?
--Allons, ne pleure pas, petite, et adieu! Je retourne dans la plaine.
--Adieu! dit l'estanciero, c'est un mot triste, Sanchez; au revoir!
--Seigneurie, reprit le bombero, nous ne disons jamais: au revoir! à nos amis.
Il embrassa tendrement sa soeur toujours en larmes, sortit de l'appartement, remonta sur son cheval et repartit au galop.
--Mon père, dit vivement dona Linda, est-ce que nous allons demeurer à l'estancia durant l'invasion des Indiens?
--Mon enfant, c'est l'abri le plus sûr.
--Mais, don Fernando? ajouta-t-elle avec une câlinerie charmante.
--Il viendra nous rejoindre.
--Oh! non, fit-elle brusquement; y songez-vous mon père? Les chemins sont impraticables et infestés d'Indiens; je ne veux pas qu'il tombe dans une embuscade de païens.
--Comment faire?
--Lui envoyer un exprès qui lui ordonne de ma part de rester au Carmen, ou, s'il tient absolument à revenir, de prendre une chaloupe; sur le fleuve les Indiens n'oseront pas l'attaquer. Ecrivez-lui, mon père. J'ajouterai quelques lignes à votre lettre; il ne voudra pas déplaire à sa femme.
--Sa femme! fit le père en souriant.
--Ou peu s'en faut, puisque je l'épouse dans deux jours. Vous allez écrite tout de suite, n'est-ce pas, cher père?
--Je n'ai de volontés que tes caprices. Enfin, ajouta-t-il d'un air résigné.
Il se plaça devant un bureau en palissandre et écrivit. Linda, appuyée sur sa chaise en souriant, lisait par dessus son épaule. Dès que don Luis eut fini, il se tourna vers sa fille bien-aimée.
--Eh bien! lui dit-il êtes-vous contente, petite curieuse?
--Oh! mon père! fit-elle en lui prenant la tête à deux mains et la baisant au front.
Puis, par un mouvement plein de grâce amoureuse, elle ôta la plume des doigts de son père et traça quelques mots au bas de la lettre, quand au dehors retentit un grand bruit mêlé de gémissements.
--Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle comme frappée au coeur et pâlissant.
Elle se précipita sur le perron et aperçut le Pavito et Sanchez qui portaient un homme enveloppé dans un manteau. Des femmes silencieuses l'entouraient, tandis que d'autres personnes s'empressaient auprès de dona Diaz, prête à s'évanouir.
--Quel est ce corps? demanda dona Linda d'une voix brève et saccadée.
--C'est mon fils, cria la mère désolée.
--Don Juan Perez, répondit Pavito.
--Et don Fernando? fit la jeune fille.
--Disparu! articula Sanchez.
Elle tomba à la renverse, demi-morte; son père la reçut dans ses bras. Les deux hommes entrèrent dans le salon.
Voici ce qui s'était passé.
Sanchez, à peu de distance de l'estancia, avait failli être désarçonné par un écart subit de son cheval. Tiré de ses rêveries par l'effroi de sa monture, le cavalier chercha des yeux quelle en était la cause. Qu'on juge de sa surprise! sur la place, qui semblait avoir été le théâtre d'une lutte sérieuse, la terre détrempée gardait l'empreinte des pieds de plusieurs chevaux; des armes y avaient été abandonnées, et sept cadavres gisaient pêle-mêle au milieu des mares de sang et de boue.
--Eh quoi! pensa Sanchez, les Indiens sont déjà venus par ici?
Puis il ajouta:
--Comment n'ont-ils pas dépouillé leurs victimes?
Il mit pied à terre et s'approcha des corps, qu'il regarda avec attention, et qu'il tâta et souleva l'un après l'autre.
--Il s'est passé quelque chose qui n'est pas naturel, fit le bombero. Deux nègres! Oh! s'écria-t-il en venant auprès des gauchos, quels sont ceux qui portent des masques? Oh! oh! est-ce que, au lieu d'une embuscade ce serait un crime, et au lieu d'une attaque indienne une vengeance espagnole. Voyons un peu!
Il arracha du visage des quatre gauchos les lambeaux de laine qui servaient à les déguiser.
--Ma foi! je ne les connais pas. Qui peuvent être ces misérables?
Au même moment, ses yeux se tournèrent, ses yeux tombèrent sur un dernier corps caché par un épais buisson, sous lequel il était allongé.
--Celui-ci n'est pas vêtu de la même manière. Ce doit être un des caballeros attaqués par les brigands. Voyons-le, peut-être me mettra-t-il sur la trace de cette aventure.
Il poussa un cri en reconnaissant le capataz de l'estancia de San-Julian, don Juan Diaz. Il se pencha sur lui, le prit dans ses bras, le déposa doucement sur la route, le dos appuyé sur le rocher.
--Pauvre capataz! brave et bon! Mais, si je ne me trompe, je sens un reste de chaleur. Vive Dieu! je voudrais qu'il ne fût pas mort.
Alors le bombero lui ouvrit ses habits, et aperçut à la poitrine trois blessures sans gravité; il se hâta de les bander avec soin: les chairs étaient à peine entamées. Sanchez se frottait les mains en signe de contentement, lorsqu'il découvrit au crâne une quatrième plaie sur laquelle les cheveux s'étaient collés et avaient arrêté le sang. Il lava la blessure, coupa aux alentours les cheveux avec son poignard, imbiba d'eau et de sel une compresse qu'il posa sur la palie, et la noua autour de la tête. Le capataz poussa un faible soupir et remua imperceptiblement.
--Caraï! s'écria Sanchez ravi; il est sauvé: les blessures au crâne, quand elles ne tuent pas sur le coup, se guérissent en huit jours.
Peu à peu le blessé sembla revenir à la vie et ouvrit enfin ses yeux, qui regardèrent vaguement.
--Eh! mon brave, vous sentez-vous mieux? Canario! vous revenez de loin, savez-vous?
Le capataz fit un petit signe de tête.
--Attendez! continua Sanchez.
Et il lui introduisit dans la bouche le goulot de la bota d'aguardiente que les bomberos portent toujours à l'arçon de leur selle. Diaz fit la grimace, mais bientôt se résignant, il but la liqueur que son médecin lui entonnait de bon gré mal gré. Au bout de quelques minutes ses yeux brillèrent de leur éclat accoutumé, et un léger incarnat colora ses joues.
--Merci! dit-il en repoussant la bota de la main.
--Vous parlez, donc vous vivez, capataz! Pouvez-vous causer?...
--Oui.
--Sans danger pour vous, au moins?
--Oui.
--Et d'abord, me reconnaissez-vous?
--Vous êtes Sanchez le bombero, dit le blessé en souriant.
--Je suis un ami.
--Que vous amis dans ce piteux état?
--Je ne sais pas.
--Hum! combien étaient-ils?
--Je l'ignore.
--Hein! et pourquoi vous ont-ils ainsi arrangé?
--Je ne sais pas.
--Je ne sais pas! je l'ignore! Tout cela n'est pas très clair; et, si vous n'en dites jamais davantage, il est douteux que vous compromettiez vos assassins. D'où veniez-vous? du Carmen?
--Nous avons quitté ce matin le Carmen pour nous...
--Un instant, s'il vous plaît! vous avez dit nous, n'est-ce pas?
--Oui, nous.
--Qui cela, nous?
--Don Fernando Bustamente, moi et deux esclaves noirs.
--Bien. A quel endroit vous êtes-vous séparé de don Fernando?
--Je ne me suis pas séparé de don Fernando.
--Ah bah!
--Nous étions ensemble, lorsque des bandits masqués sont sortis tout à coup de ce bois et nous ont attaqués. Nos nègres ont été tués à la première décharge. Don Fernando et moi, nous nous sommes adossés contre un arbre, derrière nos chevaux, je me suis battu, et... je n'en puis dire davantage.
--Ce coup à la tête vous a renversé; il y avait, pardieu! de quoi assommer un boeuf; mais vous avez la tête dure, et bien vous en a pris, car vous en reviendrez. Ainsi, vous n'avez pu reconnaître vos assassins?
--Non.
--Venez un peu les regarder avec moi. Pouvez-vous marcher?
--Je le crois.
--Essayez.
José Diaz se leva avec difficulté et fit quelques pas en trébuchant.
--Donnez-moi le bras dit Sanchez.
Le capataz, soutenu par le bombero, examina le visage des gauchos.
--Je reconnais celui-ci fit-il en désignant du doigt un cadavre, c'est Mato. Je sais maintenant quel est l'auteur du guet-apens.
--Caraï! tant mieux! Mais le corps de don Fernando n'est pas là.
--Dieu soit loué! s'écria le capataz; il se sera échappé, nous le retrouverons, à l'estancia.
--Non, dit Sanchez.
--Comment, non!
--J'en arrive, je l'aurais vu.
--Où est-il?
--Ah! voilà! je dirais comme vous: je ne sais pas, ou, si vous l'aimez mieux, je l'ignore.
--Je vais vous y conduire au petit pas: votre tête n'est point encore recousue, et une course rapide envenimerait la plaie.
--N'importe, il faut que je m'y rende avec la rapidité du vent.
--Vous voulez vous tuer, alors?
--Cela m'est égal. Vous aimez don Luis Munoz et sa fille n'est-il pas vrai?
--Caraï! si je les aime! je donnerais mon sang pour eux.
--Il s'agit du bonheur, peut-être de la vie de dona Linda. Vous voyez que la mienne n'est rien.
--C'est vrai, fit le bombero d'un ton de conviction.
--Ainsi, vous consentez?
--Je consens.
--Merci! Un mot encore! Si je meurs en route, vous direz à dona Linda que l'assassin...
--Que l'assassin? dit Sanchez voyant que l'autre s'interrompait.
--Mais non, reprit le capataz, c'est inutile, Dieu ne permettra pas que je meure avant de l'avoir vue.
--Comme il vous plaira! Partons.
--Rapidement, n'est-ce pas?
--Comme la foudre.
Il remonta à cheval, plaça devant lui le capataz, qui n'avait point de monture et qui d'ailleurs était trop faible pour se tenir en selle; puis lâchant la bride et jouant de l'éperon, il s'envola avec la vélocité du cheval-fantôme de la ballade allemande.
Devant la porte de l'estancia, le cheval de Sanchez manqua des quatre pieds à la fois et tomba mort. Mais le bombero, qui avait prévu cet accident, se retrouva debout sur ses jambes et tenant dans ses bras son ami le capataz, que les secousses de cette course infernale avaient fait évanouir une seconde fois.
Le Pavito aida le bombero à porter jusqu'à la maison le pauvre don José Diaz.
Dona Linda, avait repris ses sens, s'obstina, malgré les prières de son père, à rester auprès du blessé. Elle lui prodigua ses soins, lui versa dans la bouche quelques gouttes d'un puissant cordial, et attendit le retour à la vie du capataz.
--Pardon! senorita, pardon! lui dit-il dès qu'il eut rouvert les yeux et qu'il l'eut aperçue; je n'ai pu le sauver: mes forces m'ont trahi.
--Je n'ai rien à vous pardonner, Diaz, répondit la jeune fille, qui avait tout appris par Sanchez. Au contraire, mon ami, je vous remercie de votre dévouement. Un mot seulement! Lorsque vous êtes tombé, don Fernando combattait toujours auprès de vous?
--Oui, senorita.
--Ce n'est donc qu'après votre chute qu'il a péri sous le nombre.
--Non, don Fernando n'est point mort.
--Qui vous le fait supposer?
--Une chose toute simple: s'il avait été tué, son corps serait resté étendu à côté du mien. Quel intérêt, en effet, aient les assassins à cacher un cadavre, lorsqu'ils en abandonnaient sept au milieu de la route? S'ils avaient voulu cacher leur crime, un trou est vite creusé dans le sable.
--C'est vrai, murmura dona Linda. Il vit encore. Mais savez-vous d'où vient ce crime?
--Oui, senorita.
--Et?...
Le capataz montra d'un coup d'oeil les personnes qui encombraient le salon. Dona Linda comprit, et d'un geste congédia l'assistance. Sanchez voulut suivre les autres.
--Restez, lui dit-elle. Vous pouvez parler devant mon père, don Sanchez et sa soeur. Quel est l'homme qui vous a attaqués.
--Permettez, senorita. Je ne dis pas positivement qu'il se trouvât au milieu des assassins, car je ne l'ai pas vu, mais c'est certainement lui qui les a lâchés contre nous et qui de loin les dirigeait.
--Oui, Diaz; il était la tête, et ces dix ou douze bandits n'étaient que des bras.
--C'est cela même. Parmi les morts j'ai reconnu le cadavre d'une de ses âmes damnées, du gaucho Mato, que j'ai surpris l'autre jour conspirant avec lui contre vous.
Un sourire amer plissa un instant les lèvres pâlies de la jeune fille.
--Me direz-vous son nom, enfin? s'écria-t-elle en frappant du pied avec colère.
--Don Juan Perez!
--Je le savais! fit-elle avec un accent de dédain superbe. Oh! don Juan! don Juan! Cet homme, où le trouver à cette heure? Où est-il? Oh! je donnerais ma fortune, ma vie, pour être face à face avec lui. Est-ce donc pour assassiner impunément ses rivaux que cet homme mystérieux...
Elle ne put achever. Elle fondit en larmes et tomba dans les bras de don Luis en s'écriant avec des sanglots entrecoupés:
--Mon père! mon père! qui me vengera?
--Senorita, dit Sanchez, l'homme dont vous parlez est bien difficile à atteindre.
--Vous le connaissez, don Sanchez? fit-elle en se redressant.
--Oui, répondit-il. Mais vous, senorita, le connaissez-vous?
--On dit que c'est un riche Espagnol.
--On se trompe.
--Auriez-vous pénétré le mystère dont il s'environne?
--Oui.
Chacun se rapprocha de Sanchez.
--Cet homme que vous appelez don Juan Perez, se nomme Neham-Outah; c'est un des principaux chefs des Indiens Aucas.
Un Indien! s'écria la jeune fille avec stupeur.
--Oui, mais un de ces Indiens de couleur blanche, qui descendent des Incas et se prétendent fils du Soleil.
--Prenez garde, Lindita, dit Maria, Neham-Outah est terrible...
--Il ne me reste donc qu'à mourir, soupira la pauvre fiancée qui tomba sur un fauteuil.
Maria la contempla un moment avec un regard mêlé de douleur, de compassion, de tendresse, s'approcha d'elle et lui posa doucement la main sur l'épaule. A cet attouchement imprévu, dona Linda tressaillit et se retourna.
--Que me veux-tu, pauvre enfant? lui demanda-t-elle tristement.
--Sauver don Fernando, s'il est vivant, répondit Maria d'une voix calme et ferme.
--Toi.
--Moi. Lorsque j'étais sans asile, ne m'avez vous pas ouvert votre maison et votre coeur. Vous souffrez, et à mon tour je viens vous dire: Me voici.
--Mais que pourras-tu faire, mon amie?
--C'est mon secret. Je connais les Indiens; je sais comment il faut se conduire avec eux; je parle leur langage. Seulement, jurez-moi que d'ici à trois jours vous ne sortirez pas de l'estancia et que vous ne chercherez par aucun moyen à savoir ce qu'est devenu votre fiancé.
Dona Linda regarda Maria, dont l'oeil étincelait d'un feu clair et limpide; sus ses traits respirait je ne sais quelle grâce virile; sur ses lèvres roses se jouait un sourire si doux et si tranquille, qu'elle se sentit subjuguée et malgré elle l'espérance rentra dans son coeur.
--Merci! reprit Maria. Adieu, Lindita! dans trois jours vous aurez des nouvelles de votre fiancé ou je serai morte.
IV.--L'INVASION.
Donnons maintenant quelques explications sur l'expédition indienne, et sur les préparatifs et dispositions ordonnées par Neham-Outah au moment de tenter le siège du Carmen.
--Si vous réussissez dans cette affaire, avait dit don Juan aux deux gauchos après leur avoir donné l'ordre d'enlever don Fernando Bustamente, vous aurez encore cinquante onces d'or; mais n'oubliez rien et veillez.
Chillito et Mato, restés seuls, se partagèrent les onces avec des transports de joie.
Don Juan était remonté à cheval et s'était rendu au Carmen, où il avait passé plusieurs jours dans sa maison, à l'insu de tout le monde. Pendant son séjour, à deux reprises différentes il avait eu, sous divers déguisements, des entrevues avec Pincheira dans la Poblacion-del-Sur, le rendez-vous habituel des gauchos. Chaque nuit trois ou quatre mules chargées de ballots étaient sorties, sous l'escorte d'Indiens, et s'étaient dirigées du côté des Andes.
Enfin, une nuit, après un long entretient avec Pincheira, don Juan quitta le Carmen à son tour, sans même que sa présence dans la ville eût été soupçonnée. A six lieues du Carmen, il trouva Mato et Chillito qu'il tança vertement pour leur mollesse à exécuter ses ordres. Il leur recommanda d'agir le plus promptement possible.
Le lendemain, jour de la chasse aux Nandus, Mato s'était présenté à la porte de l'estancia que Pavito avait refusé d'ouvrir.
En s'éloignant des deux bandits, don Juan gagna la grotte naturelle, où une fois déjà nous l'avons vu changer de vêtements. Là, il se revêtit de ses ornements indiens, et, suivant les bords du Rio-Négro, il galopa vers l'île du Chole-Hechel, où il avait donné rendez-vous aux détachements de guerre des tribus de toutes les nations patagones et araucaniennes.
Le nuit avait le charme des plus délicieuses nuits d'Amérique. L'air frais et embaumé par les parfums pénétrants des fleurs qui s'épanouissaient par touffes sur les rives du fleuve, portait l'âme vers la rêverie. Le ciel, d'un bleu profond et sombre, était comme brodé d'étoiles, au milieu desquelles scintillait l'éblouissante croix du Sud que les Indiens appellent Parou-Chayé. La lune dorait le sable de sa douce lumière, jouait dans le feuillage des arbres et dessinait sur les dunes du rivage des formes fantastiques. Le vent soufflait mollement à travers les branches où la hulotte bleue jetait par intervalles les notes mélodieuses de son chant plaintif. Çà et là, dans le lointain, on entendait le rugissement grave du cougouar, le miaulement saccadé de la panthère et les rauques abois des loups rouges.
Neham-Outah, enivré par cette belle nuit d'automne, ralentit le pas de son cheval et laissa son esprit aller à la dérive. Le descendant de Manco Capac et de Mama-oello, ces premiers Incas du Pérou, voyait passer et repasser devant sa pensée les splendeurs de sa race, éteintes depuis la mort de Tupac-Amaru, le dernier empereur péruvien, que les soldats espagnols avaient assassiné. Son coeur se gonflait d'orgueil et de joie en songeant qu'il allait reconstituer l'empire de ses pères. Cette terre, qu'il foulait aux pieds, était la sienne; cet air qu'il respirait, c'était l'air de la patrie.
Il marcha longtemps ainsi, voyageant dans le pays des rêves. Les étoiles commencèrent à pâlir dans le ciel; l'aube traçait déjà une ligne blanche qui par degré se colora de teintes jaunes et rougeâtres, et, à l'approche du jour, l'air fraîchissait. Neham-Outah, réveillé comme en sursaut par la rosée glaciale de la pampa, ramena en frissonnant les pans de son manteau sur son épaule et repartit au galop, en lançant un regard vers le ciel et en murmurant:
--Mourir, ou vivre libre!
Mot sublime dans la bouche de cet homme! Riche, jeune et beau, il eût pu rester à Paris, où il avait étudié, y vivre en grand seigneur et cueillir à mains pleines toutes les joies de ce monde. Mais non, sans pensée ambitieuse et sans compter sur la reconnaissance humaine, il voulait délivrer sa patrie.
Vers huit heures du matin environ, Neham-Outah s'arrêta devant une immense tolderia, en face de l'île de Chole-Hechel. En cet endroit, le Rio-Négro a sa plus grande largeur: chacun des bras formés par l'île peut avoir à peu près quatre kilomètres. L'île, qui s'élève au milieu des eaux, longue de quatre lieues et large de deux, est un vaste bouquet d'où s'exhalent les plus suaves odeurs et où chantent d'innombrables oiseaux. Eclairée ce jour-là par les rayons d'un splendide soleil, l'île semblait avoir été déposée sur le fleuve comme une corbeille de fleurs, pour le plaisir des yeux et le ravissement de l'imagination.
Aussi loin que la vue s'étendait dans l'île, sur les deux rives du fleuve, on apercevait des milliers de toldos et de chozas, pressés les uns contre les autres, et dont les couleurs bizarres brillaient au soleil. De nombreuses pirogues, faites de peaux de cheval cousues ensemble et rondes pour la plupart, ou creusées dans des troncs d'arbres, sillonnaient le fleuve dans tous les sens.
Neham-Outah confia son cheval à une femme indienne et s'engagea au milieu des toldos. Devant leurs ouvertures flottaient au vent les banderoles de plumes d'autruche des chefs.
Dès son arrivée, il avait été reconnu; on se rangeait sur son passage, on s'inclinait respectueusement devant lui. La vénération que les nations australes ont conservée aux descendants des Incas s'est changée en une sorte d'adoration. Le soleil d'or et de pierreries qui ceignait son front semblait allumer la joie le plus vive dans tous les coeurs.
Arrivé au bord du fleuve, une pirogue de pêcheur le passa dans l'île, où un toldo avait été préparé pour lui. Lucaney, averti par des sentinelles qui guettaient sa venue, se présenta devant Neham-Outah, ou moment où il mit pied à terre.
--Le grand chef, dit-il en s'inclinant est le bienvenu parmi ses fils. Mon père a-t-il fait un bon voyage?
--J'ai fait un bon voyage, je remercie mon frère.
--Si mon père le permet, je vais le conduire à son toldo.
--Marchons, dit le chef.
Lucaney s'inclina une seconde fois et guida le grand chef à travers un sentier tracé au milieu des buissons, ils arrivèrent bientôt à un toldo de couleurs éclatantes, vaste et propre, le plus beau de l'île en un mot.
--Mon père est chez lui, dit Lucaney en soulevant le poncho qui en fermait l'ouverture.
Neham-Outah entra.
--Que mon frère me suive! fit-il.
Le rideau de laine retomba sur les pas des deux ulmenes.
Cette habitation, semblable aux autres, contenait un feu, auprès duquel Neham-Outah et Lucaney s'accroupirent. Ils fumèrent en silence pendant quelques minutes, puis le grand chef s'adressa à Lucaney.
--Les ulmenes, et les apo-ulmenes et les caraskenes de toutes les nations et de toutes les tribus sont-ils réunis dans l'île de Chole-Hechel, comme j'en avais donné l'ordre?
--Ils sont tous réunis, répondit Lucaney.
--Quand se rendront-ils dans mon toldo?
--Les chefs attendent le bon plaisir de mon père.
--Le temps est précieux. Il faut qu'à l'enuit'ha (petite nuit), nous ayons parcouru vingt lieues. Que Lucaney prévienne les chefs!
--L'ulmen se leva sans répondre et sortit.
--Allons! fit Neham-Outah dès qu'il fût seul, le sort en est jeté! Me voici dans la position de César, mais, vive Dieu! comme lui, je franchirai le Rubicon.
Il se leva, en proie à de profondes réflexions, et marcha de long en large dans le toldo pendant près d'une heure. Un bruit de pas se fit entendre; le rideau se souleva et Lucaney parut.
--Eh bien? lui demanda Neham-Outah.
--Les chefs sont là.
--Qu'ils entrent!
Les ulmenes, soixante au moins, revêtus de leurs plus riches habits, peints et armés en guerre, passèrent silencieusement l'un après l'autre devant le grand chef, le saluèrent, baisèrent le bas de sa robe et se rangèrent autour du feu. Une troupe de guerriers aucas, au dehors, éloignait les curieux.
Neham-Outah, malgré son empire sur lui-même, ne put retenir un mouvement de fierté.
--Que mes frères soient les bienvenus! dit-il. Je les attendais avec impatience. Lucaney combien de guerriers avez-vous rassemblé?
--Deux mille cinq cents.
--Chaukata?
--Trois mille.
--Métipan?
--Deux mille.
--Véra?
--Trois mille sept cents.
--Killapan?
--Mille neuf cents.
Neham-Outah inscrivait au fur et à mesure sur son carnet les chiffres énoncés par les ulmenes qui, après avoir répondu, venaient se ranger à sa droite.
--Lucaney, reprit-il, le détachement de guerre de Pincheira est-il ici?
--Oui, mon père.
--Combien compte-t-il de guerriers --Cinq mille huit cents.
--Mulato, combien en avez-vous?
--Quatre mille.
--Guaylikof?
--Trois mille sept cents.
--Tranamel?
--Trois mille cinq cents.
--Killamil?
--Six mille deux cents.
--Churlakin?
--Cinq mille six cents.
--Quelles sont les nations qui ont accepté le quipus et envoyé leurs guerriers au rendez-vous?
--Toutes! répondit Churlakin avec orgueil.
--Mon coeur est satisfait de la sagesse de mon fils. Quel est l'effectif de ces huit nations?
--Vingt-neuf mille sept cent soixante hommes commandés par les ulmenes les plus braves: Vicomte, Eyachu, Okenel, Kesné, Oyami, Thuepec, Volki et Amanehec.
--Bien, dit Neham-Outah. Les chefs Aucas et Araucanes, qui sont ici, ont amené vingt-trois mille sept cent cinquante guerriers. Comptons aussi un renfort de cinq cent cinquante gauchos ou déserteurs blancs, dont le secours nous sera fort utile. L'effectif total de l'armée est de quatre-vingt-quatorze mille neuf cent-cinquante hommes, avec lesquels, si mes frères ont confiance en moi, avant trois mois nous aurons chassé à jamais les Espagnols et reconquis notre indépendance.
--Que notre père commande, nous obéirons.
--Jamais armée plus grande et plus forte n'a menacé la puissance espagnole depuis la tentative de Tahi-Mari contre le Chili. Les blancs ignorent nos projets, je m'en suis informé moi-même au Carmen. Ainsi notre invasion subite sera pour eux comme un coup de foudre et les glacera d'épouvante. A notre approche ils seront déjà à demi vaincus. Lucaney, avez-vous distribué à tous les guerriers qui savent s'en servir, les armes que je vous ai expédiées du Carmen?
--Un corps de trente-deux mille hommes est armé de fusils, de baïonnettes, et abondamment muni de poudre et de balles.
--C'est bien, Lucaney, Churlakin et Métipan resteront auprès de moi et m'aideront à communiquer avec les autres chef. Maintenant, ulmenes, apo-ulmenes et caraskenes des nations unies, écoutez mes ordres et qu'ils se gravent profondément dans vos coeurs; toute désobéissance ou lâcheté serait immédiatement punie de mort.
Il se fit un silence solennel, Neham-Outah promena sur l'assemblée un regard calme et fier.
--Dans une heure, continua-t-il, l'armée se mettra en marche par troupes serrées. Un corps de cavalerie protégera chaque détachement d'infanterie. L'armée s'allongera en une ligne de vingt lieues, qui pivotera et se concentrera sur le Carmen. Tous les chefs incendieront la campagne sur leur passage, afin que la fumée, poussée par le vent, dissimule, comme un épais rideau, nos manoeuvres et notre marche. Les moissons, les estancias et toutes les propriétés des blancs seront brûlées et égalées au sol. Le bétail ira grossir le butin à l'arrière-garde. Pas de grâce pour les bomberos qui seront tués sur le champ. Killipan, avec douze mille cavaliers et dix mille fantassins, commandera l'arrière-garde, auquel se joindront les femmes en âge de combattre; il marchera à six heures derrière le principal corps d'armée. Souvenez-vous que les guerriers doivent s'avancer par masses compactes, et non pas à l'aventure. Allez et hâtez-vous; il faut que demain à l'ennif'ha nous soyons devant le Carmen.
Les chefs s'inclinèrent et défilèrent en silence hors du toldo.
Quelques minutes plus tard, une grande animation régnait dans l'immense camp des Indiens. Les femmes abattaient les toldos et chargeaient les mules; les guerriers se rassemblaient au son des instruments de musique; les enfants laçaient et sellaient les chevaux; enfin, on se hâtait pour le départ.
Peu à peu le désordre cessa. Les rangs se formèrent, et plusieurs détachements d'ébranlèrent dans diverses directions. Neham-Outah, monté sur le sommet d'une colline et accompagné de ses trois aides de camp, Lucaney, Churlakin et Métipan, suivait avec une lorgnette les mouvements de l'armée, qui, en une demi-heure, n'était plus en vue. Déjà la plaine était en feu et voilait l'horizon d'une fumée noirâtre.
Neham-Outah descendit de la colline et vint au rivage où les quatre ulmenes se jetèrent dans une pirogue qu'ils manoeuvrèrent eux-mêmes. Ils atteignirent bientôt la terre ferme. Là, vingt-cinq cavaliers aucas les attendaient. Toute la troupe se mit en marche sur les traces de l'armée--traces visibles, hélas! Cette campagne, si verdoyante et si belle le matin même, était morne, désolée, couverte de cendres et de ruines.
De loin, Sanchez et ses frères aperçurent les Indiens, et, quoique enveloppés par une masse de guerriers, ils parvinrent, à force de courage, à échapper à leurs ennemis, sauf le pauvre Simon qui fut tué par une lance indienne. Quinto et Julian, tous deux blessés, se sauvèrent en avant pour épier les envahisseurs, pendant que Sanchez, couvert de sang et de poussière, courait donner l'alarme au Carmen.
Ce contretemps affligea singulièrement Neham-Outah et dérangea ses combinaisons. Néanmoins, l'armée continua sa route, et, à la nuit close, à travers les premières ombres, ils aperçurent la colonie. A la tête d'une centaine de guerriers d'élite, Neham-Outah s'avança en se courbant contre la Poblacion-del-Sur. Partout le silence. Les barricades semblaient abandonnées. Les indiens, parvinrent à les escalader, et ils se seraient emparés de la ville sans la vigilance du major Blumel.
Le grand chef ne voulant pas, par des tentatives vaines, affaiblir la confiance de ses hommes, recula et fit établir son camp devant la ville. Tactique jusqu'alors inconnue aux Indiens, il traça une parallèle et ordonna de creuser dans le sable un large fossé dont le sable servit à élever un retranchement pour les abriter contre les volées du canon.
Pincheira, on le sait, était dans le Carmen pour diriger la révolte des gauchos. Comme Neham-Outah désirait s'entendre avec lui sur l'attaque décisive, il envoya devant la ville un déserteur chilien qui savait sonner de la trompette, instrument tout à fait inusité chez les Aucas. Ce trompette portait un drapeau blanc en signe de paix et demandait à parlementer. Il précédait Churlakin, Lucaney, Metipan et Chaukata, chargés par le grand ulmen de faire des propositions au gouverneur du Carmen.
Les quatre ambassadeurs, groupés à une demi-portée de canon de la ville, à cheval et immobiles, leur lance de dix-huit pieds plantée debout et laissant flotter la touffe de plumes d'autruche, signe de leur dignité, attendaient. Leurs armures en cuir était recouverte de cottes de mailles faites de petits anneaux et qui avaient sans doute appartenue aux soldats d'Almagro ou de Valdivia. Le trompette, fièrement campé à quelques pas devant eux, agitait son drapeau. Les montures des chefs étaient armées d'un harnachement très-riche et brodé de plaques d'argent qui étincelaient aux rayons du soleil.
L'orgueil espagnol souffrait de traiter d'égal à égal avec ces païens, auxquels ils refusaient même une âme et qu'ils ne reconnaissaient pas pour des hommes. Mais il fallait gagner du temps: peut-être les renforts de Buenos-Ayres étaient-ils déjà en route.
Le trompette indien, fatigué de ne point recevoir de réponse à ses deux premières sommations, sonna une troisième fois, sur l'ordre de Churlakin. Une trompette espagnole lui répondit enfin, de l'intérieur de la ville, et la barrière s'ouvrit, livrant passage à un soldat qui portait un drapeau blanc et que suivait un officier supérieur à cheval. Cet officier, on s'en souvient, était le major Blumel qui, en vieux soldat, n'avait voulu paraître devant les Indiens que dans son uniforme de grande tenue.
Il se dirigea, sans hésiter du côté des ulmenes qui, grâce à leurs ornements d'argent et à leur immobilité, ressemblaient de loin à des statues équestres.
V.--LE PARLEMENTAIRE.
Le major Blumel, qui avait d'avance sacrifié sa vie, était sans armes, même sans épée. Il s'arrêta à une porté de voix, et, comme il parlait passablement le dialecte aucas, appris dans ses guerres précédentes, il n'avait pas besoin d'interprète.
--Que voulez-vous, chefs? demanda-t-il d'une voix haute et ferme, en saluant cérémonieusement.
--Etes-vous l'homme que les blancs nomment don Luciano Quiros et auquel ils donnent le titre de gouverneur? demanda à son tour Churlakin.
--Non. Nos lois défendent à un gouverneur de quitter son poste; mais je commande la place après lui; il m'envoie vers vous.
Les Indiens parurent se consulter un instant; puis, laissant leurs longues lances plantées dans le sable, ils s'avancèrent auprès du vieil officier qui, a ce mouvement, ne témoigna pas la moindre surprise. Churlakin prit la parole au nom de tous.
--Mon père est brave, dit-il, étonné du sang-froid du major.
--A mon âge, répondit le vieillard, la mort est un bienfait.
--Mon père porte sur le front la neige de bien des hivers; il doit être un des plus sages chefs de sa nation, et les jeunes hommes l'écoutent avec respect autour du feu du conseil.
--Ne parlons pas de moi, dit le major. Pourquoi avez-vous demandé cette entrevue?
--Est-ce que mon père ne nous conduira pas au feu du Conseil de sa nation? dit Churlakin d'un ton insinuant. Est-il honorable que de grands guerriers, des chefs redoutés traitent ainsi de graves affaires à cheval, entre deux armées!
--Aucun chef ennemi ne peut entrer dans une ville investie.
--Mon père craint-il qu'à nous quatre nous prenions sa ville? reprit Churlakin en riant, mais contrarié au dernier point de perdre l'espérance de s'entendre avec Pincheira.
--La peur n'est pas mon habitude. Je vous apprends une règle que vous ignorez, voilà tout. Si ce prétexte suffit à rompre l'entrevue, vous en êtes les maîtres, et je vais me retirer.
--Oh! oh! mon père est vif pour son âge.
--Dites ce qui vous amène.
Les ulmenes se consultèrent du regard et échangèrent quelques mots à voix basse. Enfin Churlakin reprit la parole.
--Mon père a vu la grande armée des Aucas? dit-il.
--Oui, répondit le major avec indifférence.
--Et mon père, qui est un blanc et qui a beaucoup de science, a-t-il compté les guerriers?
--Oui.
--Ah! et combien sont-ils d'après son calcul?
--Leur nombre nous importe peu.
--Cependant, insista l'Indien, mon père sait-il, à peu près?...
--Deux cent mille, tout au plus.
--Mon père, reprit Churlakin n'est pas effrayé du nombre de ces guerriers qui obéissent à un seul chef?
--Pourquoi le serais-je! dit le major, auquel n'avait point échappé l'étonnement des ulmenes. Ma nation n'a-t-elle pas Vaincu des armées plus nombreuses? Mais nous perdons notre temps en paroles inutiles, chef.
--Que mon père soit patient!
--Finissons-en avec toutes vos circonlocutions indiennes.
--L'armée des grandes nations est campée devant le Carmen afin d'obtenir satisfaction de tous les maux que les visages pâles nous ont fait souffrir depuis leur invasion en Amérique.
--Expliquez-vous clairement. Pourquoi envahissez-vous nos frontières? Avons-nous manqué à nos engagements? De quoi vous plaignez-vous?
--Mon père feint d'ignorer les justes motifs de guerre que nous avons contre les blancs. Sa nation a traité avec les blancs qui habitent de l'autre côté des montagnes et qui sont nos ennemis; donc, sa nation n'a point d'amitié pour nous.
--Cher, cette querelle est ridicule. Avouez que vous avez envie de piller nos fermes, de voler notre bétail et nos chevaux, bien! Mais, serions-nous en guerre avec le Chili, vous agiriez de même. La plaisanterie dure trop longtemps; venons au fait; que voulez-vous?
--Mon père est fin, dit Churlakin en riant. Ecoutez! voilà ce que disent les chefs. L'ulmen Negro a, contre son droit et contre le nôtre, vendu aux ancêtres de mon père une terre qui ne lui appartenait pas, sans le consentement des autres ulmenes de la contrée.
--Après?
--Les chefs rassemblés autour de l'arbre de Gualichu ont résolu de rendre au grand chef blanc, depuis le premier jusqu'au dernier, tous les objets donnés jadis à l'ulmen Negro, et de reprendre le pays qui est à eux.
--Est-ce tout?
--Tout.
--Combien de temps les chefs donnent-ils au gouverneur du Carmen pour discuter ces propositions?
--Du lever du soleil à son coucher.
--Fort bien! dit ironiquement le vieil officier. Et, si le gouverneur refuse, que feront mes frères?
--La colonie des blancs sera incendiée; leurs guerriers seront massacrés; leurs femmes et leurs enfants emmenés en esclavage.
--Je transmettrai vos demandes au gouverneur, demain, au coucher du soleil, vous aurez sa réponse. Seulement, vous suspendrez les hostilités jusque-là.
--Tenez vous sur vos gardes.
--Merci de votre franchise, chef! Je suis heureux de rencontrer un Indien que ne soit pas complètement un coquin. A demain!
--A demain! répétèrent les chefs avec courtoisie et frappés malgré eux de la noblesse du vieillard.
Le major se retira lentement vers les barrières, où le colonel, inquiet de cette longue entrevue, avait tout préparé pour venger son vieil ami.
--Eh bien? fit-il en lui serrant la main.
--Ils cherchent à gagner du temps, répondit le major, afin de nous jouer quelqu'une de leurs diableries.
--Que demandent-ils, en somme?
--L'impossible, colonel, et ils le savent bien, car ils avaient l'air de se moquer de nous en me soumettant leurs prétentions absurdes. Le cacique Negro, disent-ils, n'avait pas le droit de vendre son territoire, que, disent-ils encore, nous leur rendrons dans vingt-quatre heures. Puis, le chapelet de leurs menaces habituelles! Ah! ce n'est pas tout: ils sont prêts à rembourser tout ce que le cacique Negro a reçu pour la vente de sa terre.
--Mais, interrompis don Luciano, ces gens-là sont fous.
--Non, colonel, ce sont des voleurs.
En ce moment, des cris violents retentirent aux barrières.
Les deux officiers y coururent en toute hâte.
Quatre ou cinq mille chevaux, libres en apparence, mais dont les cavaliers invisibles s'étaient effacés le long de leurs flancs, suivant la coutume indienne, arrivaient avec une effrayante vélocité contre les barricades. Deux coups de canon chargés à mitraille mirent le désordre dans leurs rangs sans ralentir leur course. Ils tombèrent comme la foudre sur les défenseurs de la Poblacion-del-Sur. Alors s'engagea un de ces terribles combats des frontières américaines, combat cruel et indescriptible, où l'on ne fait pas de prisonniers; les bolas perdidas, le laqui, la baïonnette et la lance étaient les seules armes. Les Indiens étaient immédiatement renforcés; les Espagnols ne reculaient pas d'un pouce. Cette lutte acharnée durait depuis deux heures. Les Patagons semblaient mollir, et les Argentins redoublaient d'efforts pour les refouler vers leur camp, lorsque tout à coup ce cri se fit entendre derrière eux.
--Trahison! trahison!
Le major et le colonel, qui combattaient au premier rang de leurs volontaires et des soldats, se retournèrent; ils étaient pris entre deux feux.
Pincheira, revêtu de son uniforme d'officier chilien, caracolait en tête d'une centaine de gauchos plus ou moins ivres qui le suivaient en hurlant:
--Pillage! pillage!
Les deux vieux officiers se jetèrent un long et triste regard et prirent leur détermination en une seconde.
Le colonel lança dans les rangs des Indiens, mèche allumée, un baril de poudre qui les balaya comme le vent balaye la poussière, et les mit en fuite. Les Argentins, à l'ordre du major, firent volte-face et se précipitèrent au pas de charge contre les gauchos, commandés par Pincheira. Ces bandits, leur sabre et leur bolas en main, coururent contre les Argentins, qui se faufilèrent dans les portes entr'ouvertes des maisons abandonnées, dans une rue étroite où les gauchos ne pouvaient faire manoeuvrer leurs chevaux.
Les Argentin, adroits tireurs, ne perdaient aucune balle; ils se retirèrent du côté de la rivière et nourrirent une vive fusillade contre les gauchos qui s'étaient retournés et les Aucas qui escaladaient de nouveau les barrières, pendant que les canons du fort vomissaient la mitraille et la mort.
Les blancs traversèrent le fleuve sans danger, et leurs ennemis s'installèrent dans la Poblacion-del-Sur en emplissant l'air de hurrahs de triomphe.
Le colonel donna l'ordre de construire des retranchements considérables sur la rive du fleuve et d'établir deux batteries de six pièces de canon chacune, dont les feux se croisaient.
Par la trahison des gauchos les Indiens s'étaient emparés de la Poblacion-del-Sur, qui n'était nullement la clef de la place; mais ce succès négatif leur avait coûté des pertes immenses. Les colons avaient par là vu interrompre leurs communications avec les nombreuses estancias situées sur la rive opposée. Par bonheur, ils avaient d'avance émigré dans le haut Carmen avec leurs chevaux et leurs bestiaux, et les embarcations avaient toutes été mouillées sous les batteries du fort qui les protégeaient. Le faubourg pris par les assaillants était donc complètement vide.
D'un côté, les Argentins se félicitaient de n'avoir plus à défendre un poste inutile et dangereux; d'un autre côté, les Aucas se demandaient à quoi leur servirait ce faubourg si chèrement conquis.
Trois gauchos, dans la mêlée, avaient été arrachés de leurs chevaux et faits prisonniers par les Argentins. L'un d'eux était Pincheira, l'autre Chillito, et le troisième se nommait Diego. Un conseil de guerre, improvisé en plein air, les condamna à la potence.
--Eh bien? demanda Diego à Chillito, où donc est Pincheira?
--Le scélérat s'est évadé, répondit l'honnête Chillito. Déserteur de l'armée, déserteur de la potence! c'est sa manie de déserter et de manquer à tous ses engagements. Il finira fort mal.
--Notre affaire à nous est claire, fit Diego en soupirant.
--Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard.
--Cela t'amuse la potence, toi, Chillito?
--Pas précisément, reprit celui-ci; mais depuis cinq générations dans ma famille on est pendu de père en fils; c'est une vocation. Qu'est-ce que le diable va faire de mon âme?
--Je n'en sais rien.
--Ni moi.
Pendant cette édifiante conversation, on avait planté deux hautes potences un peu en dehors du retranchement du bord du fleuve, à la vue de toute la population réunie et des autres gauchos qui, groupés dans la Poblacion-del-Sur, hurlaient de rage. Chillito et Diego furent pendus pour l'exemple. Au pied de la potence, un bando affiché menaçait du même sort tout gaucho révolté.
Sur ces entrefaites, la nuit vine, éclairée par l'incendie du faubourg conquis par les Indiens. Les flammes teignaient la malheureuse ville du Carmen de reflets fantastiques, et les habitants, plongés dans une morne stupeur, se disaient que bientôt le feu traverserait le fleuve et réduirait en cendres le Carmen. Le gouverneur semblait de fer; il ne prenait pas une minute de repos, il visitait les postes, multipliait la défense, relevait les courages abattus et essayait de donner à tous des espérances qui étaient loin de son coeur. Quant aux Indiens, ils avaient tenté deux fois de surprendre la ville, et, avant l'apparition de l'aube, ils s'étaient retirés dans leur camp.
--Major, dit le colonel, pas d'illusion possible! Demain, après-demain ou dans huit jours tout sera fini pour nous.
--Hum! au dernier moment nous ferons sauter le fort.
--Cette ressource même nous est enlevée.
--Comment cela?
--De vieux soldats comme nous ne peuvent ainsi disposer de la vie des autres.
--Vous avez raison, reprit le major d'un air rêveur. Nous nous brûleront la cervelle.
--Mais, dit après un court silence le major qui avait baissé la tête devant l'irréfragable argument de son supérieur, comment n'avons-nous pas encore reçu de nouvelles de Buenos-Ayres?
--Ils ont à Buenos-Ayres bien autre chose à faire que de penser à nous.
--Oh! je ne puis le croire.
Un esclave annonça don Juan Perez.
Don Juan entra vêtu d'un magnifique uniforme de colonel de l'armée argentine, le bras gauche entouré de l'écharpe d'aide de camp. Les deux officiers, à son entrée ressentirent un tressaillement intérieur. Don Juan les salua.
--Est-ce bien vous, don Juan? murmura le colonel.
--Mais, je le suppose, répondit-il en souriant.
--Et votre long voyage?
--J'en arrive à l'instant.
--Cet uniforme!...
--Mon Dieu! messieurs, fatigué de passer dans la colonie pour un être mystérieux, pour un sorcier, un vampire, que sais-je? j'ai voulu devenir un homme comme tout le monde.
--Ainsi, vous êtes?...
--Officier comme vous, comme vous colonel, et de plus aide de camp du général Rosas.
--C'est prodigieux, fit don Luciano.
--Pourquoi donc? rien de plus simple, au contraire.
Un étrange soupçon à l'entrée imprévue de don Juan, s'était glissé dans le coeur du major, soupçon qui ne disparut pas après les paroles suivantes de don Juan:
--Oui, reprit celui-ci, je suis colonel. En outre, le président de la république m'a chargé d'un message qui, j'en suis certain, cous contentera.
Et il tira de son uniforme un large pli cacheté aux armes argentines. Le colonel, avec la permission des deux officiers, décacheta et lut la missive, en laissant percer sur son visage une joie immodérée.
--Oh! oh! s'écria-t-il; deux cent cinquante hommes! Je n'espérait pas un tel renfort.
--Le président tient beaucoup à cette colonie, dit don Juan, et il n'épargnera aucun sacrifice pour la conserver.
--Vive Dieu! grâce à ce secours, don Juan, je me moque des Indiens comme d'un fétu de paille.
--Il parait qu'il n'était pas trop tôt?
--Il n'était que temps, canario! répondit imprudemment le gouverneur. Et vos hommes.
--Ils arriveront dans une heure.
--Ce sont?
--Des gauchos.
--Hum! dit le colonel, j'aurais préféré d'autres troupes. C'est égal. Si vous voulez, nous irons au-devant d'eux.
--Je suis à vos ordres.
--Irai-je avec vous? demanda le major.
--Mais cela n'en vaudrait que mieux, repartit vivement don Juan.
--Non, major, dit don Luciano, restez ici. Qui sait ce qui arrivera en mon absence? Venez, don Juan.
Ce dernier souriait, et il eût été difficile de dire ce que ce sourire signifiait. Il sortit en compagnie du colonel, et tous deux montèrent à cheval. Ils croisèrent un cavalier qui se hâtait à toute bride.
--Sanchez! murmura tout bas don Juan. Pourvu qu'il ne m'ait pas reconnu!