← Retour

Le fils du Soleil (1879)

16px
100%

VI.--LA GROTTE DES COUGOUARS.

Sanchez avait suivi sa soeur sans mot dire et presque aussi étonné que don Luis et sa fille du dévouement de Maria. Elle le conduisit dans sa chambre, nid charmant, plein d'ombres et de fraîcheur, comme imprégné d'une odeur virginale. Pendant que le bombero s'extasiait devant ces gracieuses merveilles d'un réduit de jeune fille, Maria, soupirant et prête à pleurer, jeta un regard d'adieu sur sa chambre bien-aimée, mais elle eut le courage de refouler ses larmes.

--Asseyez-vous, mon frère, dit-elle, j'ai un grand service à vous demander.

--Diable! un service! Petite soeur, pourquoi prendre un air aussi solennel pour une chose bien simple?

--C'est que c'est difficile.

--Rien n'est impossible pour te contenter. De quoi s'agit-il?

--Jurez-moi, auparavant, de m'accorder ce que je vous demanderai.

--Va, mon enfant, et ne t'inquiète pas du reste, dit Sanchez avec un gros rire.

--Non, je veux un serment.

--Je te le fais, c'est entendu.

--Mon frère, vous n'êtes pas sérieux.

--J'ai la gravité d'une idole indienne.

--Vous vous moquez de moi, fit-elle avec des larmes dans la voix.

--Le diable emporte les femmes! reprit Sanchez; on fait toujours leur volonté. Voyons, folle, ne pleurons pas. Je jure d'obéir à ton caprice. Dévide-moi ton chapelet.

--J'ai promis à dona Linda, mon bon frère, de lui donner avant trois jours des nouvelles de don Fernando.

--Après?

--Je veux accomplir ma promesse.

--Peste!

--Et pour cela j'ai compté sur vous.

--Sur moi?

--Oui.

--A quoi puis-je te servir?

--Sans vous, la chose est impraticable.

--Alors, petite soeur, je crains fort que...

--Vous avez juré.

--Va! je suis tout oreilles.

--J'ai longtemps habité parmi les Indiens, dont je connais les moeurs et le langage. Je vais m'introduire dans leur camp, sans être reconnue, pour apprendre où est don Fernando.

--Et votre serment, mon frère? dit-elle en se plaçant devant la porte.

--Je ne le tiendrai pas, et, si Dieu pense que j'ai eu tort, nous réglerons ce compte-là ensemble.

Elle regarda un moment son frère en silence.

--Vous y êtes bien résolu? reprit-elle.

--Complètement.

--J'irai seule.

--Hein? exclama Sanchez, en se précipitant vers elle; tu veux donc me faire mourir?

Maria ne répondit pas.

--Partez, mon frère, je me passerai de vous.

--Allons! je te suivrai. Oh! les femmes! murmura le bombero.

--Nous réussirons! s'écria-t-elle toute joyeuse.

--Oui, à nous faire tuer.

--Partons, frère, dit-elle en mettant sous son bras un petit paquet d'habits.

Maria, craignant l'émotion des adieux, évita dona Linda.

Le Pavito avait préparé deux chevaux qui entraînèrent promptement le frère et la soeur loin de l'estancia. A la batterie, le capataz les avait attendus.

--Senorita, avait-il dit à Maria, vous êtes une noble fille. Dieu vous aidera et vous bénira.

--Don José, avait répondu Maria en souriant et en tirant de son sein une petite croix d'or que lui avait donné dona Linda, et dont elle brisa le cordon de velours, don José, prenez cette croix et gardez-la en souvenir de moi.

Les deux voyageurs galopaient depuis longtemps déjà que l'heureux capataz baisait encore la croix à pleines lèvres en songeant que sa place habituelle était sur le coeur de la jeune fille. Sanchez et sa soeur marchèrent côte à côte sans échanger une parole; tous deux étaient plongés dans un abîme de pensées.

--Combien nous reste-t-il de de chemin? demanda Maria.

--Deux lieues.

Ils retombèrent dans leur mutisme. Tout à coup le pas d'un cheval retentit derrière eux; ils se retournèrent et aperçurent le Pavito qui gesticulait. Ils s'arrêtèrent, et le gaucho les eut bientôt rejoints.

--Ma maîtresse me suit, dit-il Dona Linda, vêtue en homme, accourait de toute la vitesse de sa monture.

--Faut-il retourner? demanda Sanchez qui eut une lueur fugitive d'espérance.

--Non, non; poussons, au contraire, reprit Linda.

--Où allez-vous, senorita?

--Je vous suis.

--Hein? fit-il, croyant avoir mal entendu.

--J'ai deviné ton projet, Maria, et je veux partager tes dangers.

--C'est beau, senorita! s'écria Sanchez.

--Elle a raison, dit simplement Maria: cela vaut mieux.

--Vous, Pavito, dit Linda, rebroussez chemin; je puis me passer de vos services.

--Pardon, si vous y consentez je resterai. A l'estanciero, on n'a pas besoin de moi; j'ignore où vous allez, mais deux bras courageux sont bons à garder.

--Restez, mon ami.

--Mais don Luis, votre père, senorita?... essaya de dire Sanchez.

--Il m'approuve, répondit-elle sèchement.

On se remit en route. Deux heures plus tard, on arriva au pied d'une colline à mi-côte de laquelle s'ouvrait une grotte naturelle, connue dans le pays sous le nom de grotte des Cougouars ou Kenupang, en indien aucas.

--Mes frères sont là, dit Sanchez.

La petite troupe gravit la pente douce de la colline et s'engouffra à cheval dans la grotte, sans laisser de trace de son passage. On entrait dans cette grotte par plusieurs ouvertures; elle se divisait en nombreux compartiments sans communication visible entre eux et formait une espèce de dédale qui serpentait sous les profondeurs de la colline. Les bomberos, qui en savaient tous les détours, s'y réfugiaient souvent.

Julian et Quinto, assis devant un feu de bruyère fumaient silencieusement leur pipe en regardant rôtir un quartier de guanaco. Ils saluèrent les arrivants et restèrent muets comme des Indiens, dont ils avaient pris les moeurs dans la vie nomade de la Pampa. Sanchez conduisit les deux femmes dans un compartiment isolé.

--Ici, leur dit-il d'une voix faible comme un souffle, parlez peu et bas: on ignore toujours quels voisins l'on a. Si vous avez besoin de nous, vous savez où nous sommes. Je vous laisse.

Sa soeur le retint par son bras et s'approcha de son oreille. Il s'arrêta sans répondre et sortit.

Les deux jeunes filles, à peine seules, se jetèrent dans les bras l'une de l'autre; puis, ce mouvement d'effusion passé, elles se déguisèrent en femmes indiennes. Au moment où leurs robes espagnoles allaient tomber, elles entendirent des pas assez près d'elles et se retournèrent comme des biche effarouchées.

--Je craignais, dit dona Linda, que ce fût don Sanchez. Ecoutons.

--Caraï! don Juan, soyez le bien venu, avait dit une voix d'homme à trois pas des jeunes filles. Voilà plus de deux heures que je vous attends.

--Toujours cet homme! murmura Linda.

--Mon ami, répondit don Juan impossible de venir plus tôt.

--Enfin, vous êtes ici, c'est le principal, reprit le premier interlocuteur.

En ce moment, Sanchez entra. Maria lui fit signe d'écouter, il s'approcha d'elle et prêta l'oreille.

--Etes vous satisfait de votre position au Carmen, reprit Juan.

--Pas trop, je vous l'avoue.

--Je vais vous en débarrasser, mon cher Pincheira: demain j'ordonne l'attaque de la Poblacion-del-Sur. Vous agirez alors, n'est-ce pas?

--C'est convenu. A propos, tout à l'heure j'ai rencontré un pauvre diable d'officier argentin chargé d'une missive pour le gouverneur du Carmen. Elle lui annonce du secours, je crois.

--Caramba! Il faut se presser. Qu'avez-vous fait de cette missive?

--La voici.

--Le messager argentin, l'avez-vous tué?

--Un peu.

--Bien.

--A quand l'assaut?

--Dans deux jours.

--Et mon prisonnier?

--Oh! il fait rage.

--Il se calmera. Voici, du reste, ce que je compte faire dès que la ville...

Mais en prononçant ces paroles les deux hommes s'étaient éloignés et le son de leur voix s'effaça dans les détours de la grotte. Quand les jeunes filles se retournèrent, Sanchez avait disparu.

--Eh bien! dit Maria, que pensez-vous de ce hasard singulier?

--C'est un miracle de Dieu.

--Nous déguisons-nous toujours?

--Plus que jamais.

--A quoi bon, dit Sanchez qui avait reparu. Je sais où est don Fernando, à présent je me charge de vous le rendre.

--Mais la vengeance? interrompit dona Linda.

--Sauvons-le d'abord, senorita. Retournez à l'estancia et laissez-moi agir.

--Non, don Sanchez, je ne vous quitte pas.

Attendez-moi ici toutes deux.

Plusieurs heures se passèrent. Sanchez ne revenait pas. Inquiètes de ce retard inexplicable, elle avaient rejoint dans la première grotte les deux autres bomberos. Déjà la nuit était venue. Enfin, Sanchez entra; il avait apporté un énorme ballot sur le cou de son cheval qui soufflait de fatigue.

--Revêtez ces costumes de gauchos, dit-il aux deux femmes; nous allons nous introduire dans le Carmen. Le voyage sera rude, mais, hâtez-vous, chaque minute perdue est une heure de danger pour nous.

Elles coururent s'habiller et furent prêtes en un instant.

--Prenez vos vêtements indiens, dit Sanchez, ils pourront vous servir. Bien. Maintenant suivez-moi, et de la prudence!

Les trois bomberos, les deux jeunes filles et le Pavito sortirent de la grotte et se glissèrent dans l'obscurité comme des fantômes, marchant en file indienne, parfois se courbant jusqu'à terre, se traînant sur les genoux ou rampant sur le ventre et se confondant le plus possible avec l'ombre pour dissimuler leur passage. Singulier et dangereux voyage en pleine nuit et dans ce désert, dont les buissons, en temps de guerre, sont peuplés d'ennemis invisibles!

Sanchez s'était placé en tête, Dona Linda, ivre de ce courage que donne l'amour, rougissait de son sang les ronces du chemin, et pas une plainte ne remuait ses lèvres. Après trois heures d'efforts inouïs, la petite troupe qui suivait les traces de Sanchez, s'arrêta sur les signes du bombero.

--Regardez, leur dit-il, à voix basse, nous sommes au milieu du camp des Aucas.

Tout autour d'eux, aux rayons de la lune, ils voyaient s'allonger les hautes silhouettes des sentinelles indiennes appuyées sur leur lances et veillant, dans une immobilité de pierre, au salut de leurs frères endormis. Un frisson courut dans les membres des jeunes filles. Par bonheur, les gardes, ne redoutant pas une sortie du Carmen, dormaient debout: mais le moindre geste mal calculé ou le moindre faux pas pouvait les réveiller. Aussi Sanchez recommanda-t-il de redoubler de prudence sous peine de la vie.

A deux cents pas devant eux s'élevaient les premières maisons du Carmen, mornes, silencieuses, et, en apparence du moins abandonnées ou plongées dans le sommeil. Les six aventuriers avaient franchi la moitié de la distance, lorsque tout à coup, au moment où Sanchez avançait le bras pour s'abriter derrière une dune de sable plusieurs hommes qui rampaient en sens inverse se trouvèrent face à face avec lui.

Il y eut une seconde d'anxiété terrible.

--Qui vive? demanda une voix basse et menaçante.

--Sanchez le bombero.

--Qui est avec toi?

--Mes frères.

--Passez.

Dix minutes après cette rencontre, ils arrivèrent aux barrières qui, au nom de Sanchez, s'ouvrirent sur le champ. Enfin, ils étaient en sûreté dans le Carmen. Il était temps: malgré leur volonté et leur courage, les deux femmes brisées de lassitude, ne pouvaient plus se soutenir. Dès que le péril fut passé, leur surexcitation nerveuse tomba et elles s'affaissèrent anéanties. Sanchez prit sa soeur dans ses bras, Julian se chargea de dona Linda, et ils se dirigèrent vers la maison de don Luis, où de nouvelles difficultés les attendaient. Tio Lucas refusait d'ouvrir la porte, mais, reconnaissant enfin sa maîtresse, il introduisit les voyageurs dans un salon où il alluma les bougies.

--Que faisons nous? demanda dona Linda qui se laissa choir dans un fauteuil.

--Rien pour l'instant, répondit Sanchez. Reposez-vous, senorita, reprenez des forces.

--Resterons-nous longtemps dans cette inaction qui me tue?

--Jusqu'à demain seulement. Il ne faut pas nous jeter en aveugles dans le danger, mais tout préparer pour la réussite de nos projets et guetter l'heure propice. Demain, au plus tard, ces hommes, dont nous avons surpris la conversation, tenteront une attaque sur la Poblacion-del-Sur. Quant à nous, nous serons plus libres pour entrer dans le camp Indien. Que tout le monde ignore votre présence au Carmen! ne donnez pas signe de vie avant mon retour. A demain matin!

--N'allez-vous pas vous reposer, don Sanchez?

--Je n'ai pas le temps.

Sanchez sortit. Dona Linda recommanda à Tio Lucas la discrétion la plus absolue et congédia ses compagnons qui allèrent dormir dans des chambres préparées à la hâte.

Maria ne voulut pas se séparer de son amie, et elles reposèrent dans le même lit. Malgré leur volonté de demeurer éveillées, la nature fut la plus forte et elles ne tardèrent pas à s'assoupir et à dormir d'un profond sommeil. Le soleil était déjà haut à l'horizon lorsque leurs yeux se rouvrirent. Elles s'habillèrent et déjeunèrent avec leurs compagnons, impatientes du retour du bombero.

Plusieurs heures se passèrent, cruelles pour le coeur de dona Linda et faisant saigner son amour: le souvenir de son fiancé, couvert d'ombres mortelles, troublait douloureusement sa pensée.

Enfin, les cloches de la ville sonnèrent à toutes volées pour appeler la population aux armes et servirent d'accompagnement lugubre au bruit sourd du canon et aux éclats de la fusillade. Sans nul doute, les Indiens attaquaient la Poblacion-del-Sur, et cependant où était Sanchez? se demandait à elle-même dona Linda qui, comme une lionne dans une cage, marchait précipitamment de long en large, dévorée d'inquiétude et de désespoir.

--Ecoute! dit-elle à Maria en penchant la tête du côté de la porte.

--C'est lui! reprit Maria.

--Enfin! s'écria Linda.

--Me voici, senorita, dit Sanchez. Etes-vous prêtes?

--Depuis ce matin, fit-elle avec reproche.

--C'eût été trop tôt, répondit-il sans s'émouvoir. Maintenant si vous voulez?

--Tout de suite!

--Senorita, soyez muette, quoi que vous entendiez et quoi que vous voyiez. Laissez-moi parler seul et agir seul. Tenez, voici pour chacune de vous un masque dont vous vous cacherez le visage quand je vous dirai: En route!

Ils sortirent tous trois de la maison sans être remarqués, car les habitants gardaient les barrières ou se mêlaient au furieux combat qui se livrait dans la Poblacion-del-Sur.


VII.--L'ANTRE DU LION.

Don Fernando Bustamente, dès que son épée lui eut échappé et qu'il fut tombé aux côtés du capataz, ne donna plus signe de vie. Les hommes masqués, auteurs du guet-apens, dédaignant don José Diaz, s'approchèrent du fiancé de dona Linda. Les pâleurs de la mort obscurcissaient son noble visage; ses dents étaient serrées sous ses lèvres entr'ouvertes; le sang coulait à flots de ses blessures, et sa main crispée serrait encore la poignée de son épée brisée dans la lutte.

--Caspita! fit l'un des bandits, voilà un jeune seigneur qui est bien malade; que dira le maître?

--Que voulez-vous qu'il dise, senor Chillito? répondit un autre. Il se défendait comme une panthère enragée; c'est sa faute; il aurait dû se laisser prendre gentiment. Nous avons perdu quatre hommes.

--Belle perte, ma foi! que ces quatre gaillards-là, reprit Chillito en haussant les épaules. J'aurais préféré qu'il en tuât six et qu'il fût en meilleur état.

--Diable! murmura le bandit, c'est aimable pour nous.

--J'excepte les présents, dit Chillito en riant. Mais vite, pansons ses blessures et filons; il ne fait pas bon pour nous ici; d'ailleurs, le maître nous attend.

Les plaies de don Fernando furent lavées et pansées tant bien que mal; et, sans s'inquiéter s'il était mort ou vivant, ils le placèrent en travers sur le cheval de Chillito, le chef de cette expédition. Les morts restèrent sur la place pour le festin des bêtes fauves. Les autres hommes masqués s'enfuirent au galop, et au bout de deux heures ils s'arrêtèrent devant la grotte des cougouars, où Pincheira et Neham-Outah les attendaient.

--Eh bien? leur cria ce dernier du plus loin qu'il les aperçut.

--C'est fait! répondit laconiquement Chillito, qui descendit de cheval et déposa don Fernando sur un lit de feuilles.

--Serait-il mort? demanda Neham-Outah pâlissant.

--Il n'en vaut guère mieux, répondit le gaucho en hochant la tête.

--Misérable! s'écria le chef indien transporté de fureur. Est-ce ainsi qu'on exécute mes ordres? Ne vous avais-je pas recommandé de me l'amener vivant?

--Hum! fit Chillito, j'aurais voulu vous y voir. Armé seulement d'une épée, il s'est battu comme dix hommes pendant plus de vingt minutes; il a tué quatre des nôtres, et, si son arme ne s'était pas rompue, peut-être ne serions-nous pas ici.

--Vous êtes des lâches, dit le maître avec un sourire de mépris.

Il s'approcha du corps de don Fernando.

--Est-il mort? lui demanda Pincheira.

--Non, répondit Neham-Outah.

--Tant pis!

--Je donnerais au contraire, beaucoup pour qu'il en réchappât.

--Bah! fit l'officier chilien. Que nous importe la vie de cet homme! N'était-il pas votre ennemi personnel?

--Voilà justement pourquoi je ne voudrais pas qu'il mourût.

--Je ne vous comprends pas.

--Mon ami, dit Neham-Outah, j'ai voué ma vie à l'accomplissement d'une idée à laquelle j'ai sacrifié mes haines et mes amitiés.

--Pourquoi, dans ce cas, avoir tendu un piège à votre rival?

--Mon rival! non, ce n'est pas à lui que j'en veux.

--A qui donc alors?

--A l'homme le plus influent et le plus riche de la colonie, l'homme qui peut entraver mes projets, à un adversaire puissant, à l'Espagnol, non pas à un rival. On ne fonde rien de durable sur des cadavres. Je l'aurais tué volontiers dans la bataille, mais je ne voulais pas en faire un martyr.

--Bah! fit Pincheira, un de plus ou de moins, qu'importe!

--Brute! pensa Neham-Outah; il n'a pas compris un mot.

Deux gauchos, aidés par Chillito, frottaient sans relâche avec du rhum les tempes et la poitrine de don Fernando, dont les traits gardaient la rigidité de la mort. Le chef indien tira son couteau de sa ceinture, en essuya la lame qu'il approcha des lèvres du blessé. Il lui sembla qu'elle était légèrement ternie. Aussitôt il s'agenouilla près du corps de don Fernando, releva la manche de son bras gauche et piqua la veine avec la pointe effilée de son couteau. Dernière tentative qui causa une seconde d'attente suprême! Sur la piqûre peu à peu parut et grandit un point noir qui devint bientôt une perle de jais. Cette goutte hésita, trembla et coula sur le bras, poussée par une deuxième goutte qui céda la place à une troisième; puis le sang devint moins noir et moins épais, et l'on vit s'élancer un long jet vermeil qui annonçait la vie. Neham-Outah ne put réprimer un cri de joie: don Fernando était sauvé.

En effet, le jeune homme poussa un profond soupir.

--Continuez les frictions, dit le chef aux gauchos.

Il banda le bras de don Fernando, se releva et fit signe à Pincheira de le suivre dans un autre compartiment de la grotte.

--Dieu a exaucé ma prière, dit le grand chef, et je le remercie de m'avoir épargné un crime.

--Si vous êtes content, répondit le Chilien surpris, je n'ai rien à objecter.

--Ce n'est pas tout. Les blessures de don Fernando, quoique nombreuses, ne sont pas graves; sa léthargie vient de la perte de sang et de la rapidité de la course. Il reprendra tout à l'heure ses sens.

--Bon.

--Il ne faut pas qu'il me voie.

--Après?

--Ni qu'il vous reconnaisse.

--C'est difficile.

--C'est important.

--On tâchera.

--Je vais vous quitter; vous allez faire transporter don Fernando au Carmen.

--Dans votre maison?

--Oui, c'est l'endroit le plus sûr, dit Neham-Outah en tirant de sa poitrine un papier taillé d'une certaine façon. Mais qu'il ne sache, sous aucun prétexte, que j'ai donné ces ordres, ni où il est, et surtout qu'il ne sorte pas.

--Est-ce tout?

--Oui, et vous me répondez de lui.

--A votre commandement, je vous le présenterai vivant ou mort.

--Vivant, vous dis-je; sa vie m'est précieuse.

--Enfin, répliqua Pincheira, puisque vous tenez tant à votre prisonnier, on ne lui ôtera pas un cheveu de la tête.

--Adieu et merci, Pincheira.

Le chef monta sur un magnifique mustang et disparut dans les détours de la route. Pincheira revint auprès de blessé d'un air de mauvaise humeur, en se tordant la moustache. Il était mécontent des ordres de Neham-Outah, mais comme il n'avait qu'une vertu, le respect du serment, il se résigna.

--Comment va-t-il? demanda-t-il tout bas à Chillito.

--Pas mal, capitaine; c'est étonnant comme la saignée lui a fait du bien. Il a déjà ouvert les yeux deux fois et il a même essayé de parler.

--Alors, pas de temps à perdre. Bandez-moi les yeux de ce gaillard-là, et, pour qu'il n'arrache pas son bandeau, liez-lui les mains le long du corps, mais doucement, si cela vous est possible. Vous entendez?

--Oui, capitaine.

--Dans dix minutes nous partons.

Don Fernando, qui, par degrés, avait repris connaissance, se demandait en quelles mains il était tombé. Sa présence d'esprit aussi lui était revenue et il ne fit aucune résistance quand les gauchos exécutèrent les ordres de l'officier chilien. Ces précautions lui révélèrent qu'on n'en voulait pas à sa vie.

--Capitaine, que faut-il faire maintenant? dit Chillito.

--Portez le blessé dans la barque qui est mouillée là-bas, et pas de cachots, drôles, ou je vous brûle le peu de cervelle que vous avez.

--Caraï! grimaça le gaucho.

--Dame! fit Pincheira en haussant les épaules; cela vous apprendra à mieux tuer les gens une autre fois.

Pincheira n'avait pas compris pourquoi Neham-Outah désirait si vivement que don Fernando fût en vie; à son tour, Chillito ne comprit pas pourquoi Pincheira regrettait qu'il ne fût pas mort. Le gaucho ouvrit des yeux hébétés aux dernières paroles du chef, mais il se hâta d'obéir.

Don Fernando fut conduit ainsi dans le canot par Pincheira, Chillito et un autre gaucho, tandis que le reste de la troupe, que emmena leurs chevaux, retourna au Carmen par terre. Le voyage dans la barque fut silencieux; trois heures après le départ, le prisonnier était étendu dans le lit de don Juan Perez. Là, on lui avait ôté son bandeau et délié les mains; mais un homme masqué et muet comme un catafalque se tenait debout au seuil de la porte et ne le quittait pas des yeux.

Don Fernando, fatigué des émotions de la journée et affaibli par la perte de son sang, se confiant au hasard pour sortir de sa position incompréhensible, jeta autour de lui ce regard investigateur particulier aux prisonniers, et s'endormit d'un lourd sommeil, qui dura plusieurs heures et rendit à son esprit tout son calme et toute sa lucidité primitifs.

Du reste, on le traitait avec les plus grands égards, on contentait ses moindres caprices. Dans le fait, sa situation était tolérable; au fond, elle ne manquait d'une certaine originalité. Aussi, le jeune homme rassuré prit-il bravement son parti en attendant des temps meilleurs. Le troisième jour de sa captivité, ses blessures étaient cicatrisées à peu près. Il se leva pour essayer ses forces et peut-être pour reconnaître les lieux en cas d'évasion, car que faire en prison à moins que l'on ne songe... à en sortir? Un rayon de soleil chaud et joyeux entrait par l'interstice des contrevents fermés, et traçait de longues raies blanches sur le plancher de sa chambre. Ce rayon de soleil lui ragaillardit le coeur; et, sous l'oeil inévitable du gardien masqué et muet, il tenta quelques pas.

Mais une clameur formidable éclata dans le voisinage et une volée de canon fit vibrer les vitres.

--Qu'est-ce cela? demanda-t-il à l'homme masqué.

Celui-ci leva les épaules sans répondre.

Le pétillement sec de la fusillade se mêla au bruit du canon. Le muet ferma les fenêtres. Don Fernando s'approcha de lui.

--Ami, lui dit-il d'une voix douce, que se passe-t-il au dehors?

Le gardien s'obstina dans son silence.

--Au nom du ciel, parlez.

Le bruit sembla se rapprocher, et des pas pressés se confondirent avec des cris à peu de distance. L'homme au masque tira son machete du fourreau et son pistolet de sa ceinture, et il courut au seuil de la porte qui, soudain, s'ouvrit avec fracas. Un autre homme masqué, en proie à la plus vive frayeur, s'élança dans la salle.

--Alerte! s'écria-t-il, nous sommes perdus.

A ces mots, quatre hommes, également masqués et armés jusqu'aux dents, parurent sur le seuil.

--Arrière! cira le gardien: nul n'entre ici sans le mot d'ordre.

--Le voilà! frit un des arrivants.

Et d'un coup de pistolet il l'étendit raide mort. Les quatre hommes lui passèrent sur le corps et attachèrent solidement son compagnon qui, réfugié dans un coin, tremblait de tous ses membres. L'un d'eux s'avança vers le prisonnier qui ne comprenait rien à cette scène.

--Vous êtes libre, caballero, lui dit-il; venez, hâtez-vous de fuir loin de cette maison.

--Qui êtes-vous? demanda le jeune homme.

--Peu importe, suivez-nous.

--Non, si je ne sais qui vous êtes.

--Voulez-vous revoir dona Linda? lui dit à l'oreille son interlocuteur.

--Je vous suis, répondit don Fernando en rougissant.

--Senor, prenez ces armes, dont peut-être vous aurez besoin, car tout n'est pas fini.

--Des armes! exclama le jeune homme. Ah! vous êtes des amis.

Ils sortirent.

--Eh quoi! dit don Fernando en mettant le pied dans la cour, je suis au Carmen!

--Vous l'ignoriez?

--Oui.

Ces chevaux sellés, qui sont là attachés à des anneaux, sont à nous. Pourrez-vous tenir à cheval?

--Je l'espère.

--Il le faut.

--En selle, donc, et partons!

Comme ils débouchaient dans la rue, une douzaine de cavaliers accouraient vers eux à toute bride, à vingt-cinq pas environ.

--Voici l'ennemi, dit l'inconnu d'une voix ferme; bride aux dents et chargeons!

Les cinq hommes se rangèrent sur une seule ligne et se ruèrent sur les arrivants. Ils déchargèrent leurs armes à feu et jouèrent du sabre.

--Caraï! s'écria Pincheira qui commandait les douze cavaliers mon prisonnier m'échappe.

L'officier chilien s'élança à la poursuite de don Fernando, qui, sans ralentir sa course, lâcha deux coups de feu. Le cheval de Pincheira roula sur le sol en entraînant son cavalier, qui se releva tout meurtri de sa chute. Mais don Fernando et ses compagnons étaient déjà loin.

--Oh! je les retrouverai, s'écria-t-il ivre de rage.

Les fugitifs avaient touché les bords du fleuve, où une barque les attendait.

--C'est ici, senor, que nous nous séparons, dit à don Fernando l'inconnu qui se démasqua.

--Sanchez! s'écria-t-il.

--Moi-même, répondit le bombero. Cette barque va vous conduire à l'estancia de San-Juan; partez sans délai; et, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille de don Fernando auquel il remit un papier plié en quatre, lisez ceci et peut-être bientôt pourrez-vous nous venir en aide. Adieu, senor.

--Un mot, Sanchez. Quel est l'homme qui me tenait prisonnier?

--Don Juan Perez.

--Merci.

--Ou, si vous aimez mieux, Neham-Outah, le grand chef des Aucas.

--Lequel des deux?

--C'est le même homme.

--Je m'en souviendrai, dit don Fernando en sautant dans le canot.

La barque glissa sur l'eau comme une flèche, grâce à la vigueur des rameurs, et disparut bientôt dans les premières ombres de la nuit tombante.

Trois personnes, restées sur la rive, suivaient d'un regard inquiet les mouvements de la barque; c'étaient Sanchez, Maria et dona Linda.


VIII.--LE CAMP DES AUCAS.

--Maintenant, senorita, demanda Sanchez à dona Linda dès que la barque fut hors de vue, quelles sont vos intentions?

--Voir Neham-Outah dans son camp.

--C'est le déshonneur, c'est la mort.

--Non, don Sanchez, c'est la vengeance.

--Vous le voulez?

--J'y suis résolue.

--Bien, je vous conduirai moi-même au camp des Aucas.

Tous les trois retournèrent à la maison de don Luis Munoz sans échanger une parole. La nuit était complètement venue. Les rues étaient désertes, la ville silencieuse était illuminée par l'incendie de la Poblacion-del-Sur, et l'on voyait au milieu des décombres et des ruines passer les silhouettes diaboliques des Indiens.

--Allez vous préparer, senoritas, je vous attends ici toutes deux, dit Sanchez d'une voix découragée.

Maria et don Linda entrèrent dans la maison. Sanchez, pensif et triste, s'assit sur une des marches du perron. Bientôt les jeunes filles reparurent, revêtues de costume complet des aucas, le visage peint, et méconnaissables.

--Oh! fit le bombero, voilà deux vraies indiennes.

--Croyez-vous, répondit dona Linda, que don Juan Perez ait seul le privilège de se changer à volonté?

--Qui ne peut lutter avec une femme? fit Sanchez en secouant la tête. Et maintenant qu'exigez-vous de moi?

--Votre protection jusqu'aux premières lignes indiennes.

--Ensuite?

--Le reste nous regarde.

--Mais vous ne comptez pas rester seules ainsi au milieu des païens?

--Il le faut, don Sanchez.

--Maria, reprit celui-ci, veux-tu retomber entre les mains de tes persécuteurs?

--Rassurez-vous, mon frère: je ne cours aucun danger.

--Cependant...

--Je vous réponds d'elle, interrompit dona Linda.

--A la grâce de Dieu! murmura-t-il d'un air de doute.

--Marchons! dit la fiancée de Fernando en s'enveloppant dans les plis d'un large manteau.

Sanchez allait devant elles. Les feux mourants du Carmen éclairaient la nuit dune lueur pâle et incertaine; un silence de plomb pesait sur la ville, interrompu de temps en temps par la clameur rauque des oiseaux de proie qui déchiraient les cadavres indiens et espagnols. Les trois personnages cheminaient parmi les décombres, trébuchant contre des pans de mur croulés, enjambant les corps et troublant l'horrible festin des urubus et des vautours, qui s'envolaient avec de sourds glapissements. Ils traversèrent la ville dans presque toute sa longueur et arrivèrent enfin, après mille détours et mille peines, à l'une des barrières qui faisait face au camp des indiens, dont on voyait scintiller à peu de distance les nombreuses lumières et dont on entendait les cris sauvages.

Le bombero échangea quelques mots avec les sentinelles et passant hors des barrières, suivi des deux femmes, il s'arrêta.

--Dona Linda, dit-il d'une voix entrecoupée, voici le camp des indiens devant nous.

--Je vous remercie, don Sanchez, dit-elle en lui tendant la main.

--Senorita, ajouta Sanchez, qui retint la main de la jeune fille, il en est temps encore; renoncez à votre funeste projet, puisque votre fiancé est sauvé et retournez à San-Julian.

Au revoir! répondit résolument dona Linda.

--Au revoir, mura tristement le digne homme. Toi, Maria, reste avec moi, je t'en supplie.

--Où elle va j'irai, mon frère.

Les adieux furent courts, comme on pense, le bombero dès qu'il fut resté seul, poussa un soupir ou plutôt un rugissement de douleur, et il reprit à grands pas la route du Carmen.

--Pourvu que je n'arrive pas trop tard, se dit-il à lui-même, et qu'il n'ait pas encore vu don Luciano Quiros.

Il arriva au fort au moment où le gouverneur et don Juan franchissaient le pont-levis, mais absorbé dans ses pensées, il ne remarqua pas les deux cavaliers. Ce hasard fut la cause d'un malheur irréparable.

Quant aux deux jeunes filles, elles se dirigèrent à l'aventure vers les lumières du camp, à peu de distance duquel elles firent halte pour reprendre haleine et calmer le mouvement de leur coeur qui battait à se rompre dans leur poitrine. Proches du danger qu'elles allaient chercher, elles sentaient leur courage les abandonner, et la vue des toldos indiens les glaçait de terreur. Chose étrange! ce fut Maria qui ranima la fermeté de sa compagne.

--Senorita, lui dit-elle, je serai votre guide. Laissons ici ces manteaux qui nous feraient reconnaître pour des blanches. Marchez près de moi, et quoi qu'il advienne, ne témoignez ni surprise ni crainte, surtout ne parlez pas, ou c'en est fait de nous.

--J'obéirai, répondit Linda.

--Nous sommes, continua Maria, deux Indiennes qui on fait à Gualichu un voeu pour la guérison de leur père blessé; surtout pas un mot, mon amie!

--Allons, et que Dieu nous protège!

--Ainsi soit-il! répondit Maria en se signant.

Elles se remirent en marche, et au bout de cinq minutes elles entrèrent dans le camp où les Indiens se livraient à la joie la plus extravagante. Ce n'étaient que chants et cris de toutes parts. Ivres d'aguardiente, ils dansaient burlesquement au milieu de barils défoncés et vides qu'ils avaient pillés à la Poblacion-del-Sur et dans les estancias. Désordre inouï! bizarre tohu-bohu! Tous ces fous furieux méconnaissaient même le pouvoir de leurs ulmenes, qui, du reste, étaient la plupart plongés dans l'ivresse la plus grossière.

Grâce à la cohue générale, Linda et Maria purent escalader furtivement la ligne du camp; alors, le coeur palpitant, les membres frissonnants d'effroi, mais calmes de visage, elles se glissèrent comme des couleuvres parmi les groupes, passant inaperçues des buveurs qui se heurtaient à tout instant, perdues dans ce dédale humain, errant au hasard et s'en rapportant à la Providence ou à leur bonne étoile pour découvrir dans ce pêle-mêle de toldos l'habitation du grand toqui. Elles marchaient depuis longtemps sans savoir où, mais enhardies par le succès de toutes les mauvaises rencontres évitées, moins craintives, elle échangèrent parfois un regard d'espérance, lorsque tout à coup un Indien, d'une taille athlétique, saisit dona Linda par la ceinture, l'enleva de terre comme un enfant et lui appliqua sur le cou un vigoureux baiser.

A cet outrage inattendu, Linda poussa un cri d'effroi, se dégagea de l'étreinte de l'Indien et le repoussa loin d'elle avec force. Le sauvage trébuche sur ses jambes avinées et son corps mesura six pieds du sol; mais il se releva et bondit comme un jaguar sur la jeune fille.

Maria s'interposa entre eux.

--Arrière! dit-elle en posant courageusement sa main sur la poitrine de l'Indien; cette femme est ma soeur.

--Churlakin, reprit l'autre, ne supporte pas une insulte.

Le sauvage fronça les sourcils et dégaina son couteau.

--Veux-tu donc la tuer? fit Maria épouvantée.

--Oui, répondit Churlakin. A moins qu'elle ne me suive dans mon toldo, où elle sera la femme d'un chef, d'un grand chef.

--Tu es fou, répliqua Maria; ton toldo est plein, il n'y a pas de place pour un autre feu.

--Il y a place pour deux feux encore, répondit l'indien en riant; et, puisque cette femme est ta soeur, tu viendras avec elle.

Au bruit de cette discussion, un cercle infranchissable de sauvages avait entouré les deux femmes et Churlakin. Maria ne savait comment sortir du danger.

--Eh bien! reprit Churlakin en saisissant la chevelure de dona Linda qu'il enroula autour de son poignet et en brandissant son couteau, toi et ta soeur me suivrez-vous ans mon toldo?

--Puisque tu le veux, chien, dit-elle au chef d'une voix accentuée, que ton destin s'accomplisse! Regarde-moi; Gualichu ne laisse pas impunément insulter ses esclaves. Me reconnais-tu?

Elle tourna son visage du côté d'un vaste brasier qui flambait à quelques pas et environnait tous les objets d'une lueur claire. Les Indiens s'écrièrent de surprise en la reconnaissant et reculèrent. Churlakin lui-même lâcha les cheveux de dona Linda.

--Oh! dit-il consterné, c'est l'esclave blanche de l'arbre de Gualichu.

Le cercle s'était agrandi autour des deux femmes; mais les superstitieux Indiens, cloués dans une immobilité pleine de terreur, les regardaient fixement.

--Le pouvoir de Gualichu, ajouta Maria pour compléter son triomphe, est immense et terrible. C'est lui qui m'envoie. Malheur à qui voudrait s'opposer à ses desseins! Arrière, tous!

Et, s'emparant du bras de Linda, tremblante, elle s'avança d'un pas ferme, et au geste d'autorité qu'elle fit en étendant la main, le cercle se divisa, et les Indiens s'écartèrent à droite et à gauche Pour leur livrer passage.

--Je me sens mourir, murmura dona Linda.

--Courage, senora, nous sommes sauvées.

--Oh! oh! fit une voix goguenarde; que se passe-t-il ici?

Et un homme se plaça devant les jeunes filles en leur lançant un regard moque.

--Le matchi! dirent les Indiens, qui, rassurés par la présence de leur sorcier, se pressèrent de nouveau autour des prisonnières.

Maria tressaillit intérieurement en voyant sa ruse compromise par la venue du matchi, et conseillée par le désespoir, elle tenta un dernier effort.

--Gualichu qui aime les Indiens, dit-elle, m'a envoyée vers le matchi des Aucas.

--Ah! répondit le sorcier d'un accent railleur; et que me veut-il?

--Nul autre que toi ne doit l'entendre.

Le matchi vint auprès de la jeune fille, lui posa la main sur l'épaule et la regarda d'un air de convoitise.

--Veux-tu me sauver? lui demanda-t-elle à voix basse.

--C'est selon, répondit l'autre dont l'oeil étincelait de luxure; cela dépend de toi.

Elle réprima un geste de dégoût.

--Tiens! dit-elle en détachant de ses bras ses riches bracelets d'or incrustés de perles fines.

--Oh! fit l'Indien, qui les cacha dans sa poitrine; c'est beau; que veut ma fille?

--Délivre-nous d'abord de ces hommes.

--Fuyez! dit le matchi en se tournant vers les spectateurs. Cette femme porte un mauvais sort; Gualichu est irrité; fuyez!

Le sorcier s'était immédiatement composé un visage à la hauteur de la circonstance; sa conversation mystérieuse avec la femme blanche et l'effroi peint sur ses traits suffirent aux Indiens, qui, sans en demander davantage, se dispersèrent de droite et de gauche et disparurent derrière les toldos.

--Vous voyez, dit le sorcier avec un sourire d'orgueil, je suis puissant et je peux me venger de ceux qui me trompent. Mais d'où vient ma fille blanche?

--De l'arbre de Gualichu, répondit-elle avec assurance.

--Ma fille a la langue fourchue du cougouar, reprit le matchi qui ne croyait ni à ses aroles ni à son Dieu: me prend-elle pour un nandus?

--Voici un magnifique collier de perle que Gualichu m'a remis pour l'homme inspiré des Aucas.

--Oh! fit le sorcier, quel service puis-je rendre à ma fille?

--Conduis-nous au toldo du grand chef des nations patagones.

--Ma fille désire parler à Neham-Outah?

--Je le désire.

--Neham-Outah est un chef sage; recevra-t-il une femme?

--Il le faut.

--Mien. Mais cette femme? ajout-t-il en désignant dona Linda.

--C'est une amie de Pincheira; elle veut aussi parler au grand toqui.

--Les guerriers fileront la laine des lamas, dit le sorcier en secouant la tête, puisque les femmes font la guerre et s'assoient au feu du conseil.

--Mon père se trompe: Neham-Outah aime ma soeur.

--Non, fit l'Indien.

--Que mon père se hâte! Neham-Outah nous attend, reprit Maria, impatiente des tergiversations du sauvage. Où est le toldo du grand chef?

--Suivez-moi, mes filles blanches.

Il se plaça entre elles deux, les saisit chacune par un bras et les guida à travers le dédale inextricable du camp. Sur leur passage les Indiens terrifiés s'enfuyaient. Au fond, le matchi était satisfait des présents de Maria et de l'occasion de prouver aux guerriers ses relations intimes avec Gualichu. Les marches et les contre-marches durèrent un quart d'heure. Enfin s'offrit à leurs yeux un toldo devant lequel était planté le totem des nations réunies, entouré de lances frangées d'écarlate et gardé par quatre guerriers.

--C'est ici, dit-il à Maria.

--Bon! que mon père nous introduise seules.

--Dois-je donc vous quitter?

--Oui, mais mon père peut nous attendre au dehors.

--J'attendrai, répondit brièvement le sorcier en enveloppant les jeunes filles d'un regard soupçonneux.

Elles entrèrent le sein agité. Le toldo était vide.


IX.--LE TOLDO DU GRAND TOQUI.

Don Luciano Quiros, heureux du secours que lui envoyait le président de la république argentine, cheminait au galop à côté de don Juan, le nouveau colonel. Ils parvinrent promptement à une barrière gardée par un poste considérable de gauchos et de colons bien armés.

--C'est par ici qu'il nous faut sortir, dit don Juan au gouverneur; mais, comme la nuit est noire et que nous aurons une ou deux lieues à faire, il serait imprudent de nous aventurer seuls dans une plaine sillonnée de vagabonds Indiens.

--Il est vrai, interrompit don Luciano.

--Le gouverneur ne doit pas risquer sa vie légèrement. Si l'on vous faisait prisonnier, par exemple, voyez quel désavantage pour la colonie.

--Vous parlez d'or, don Juan.

--Prenons une escorte.

--Oui. Combien d'hommes?

--Une dizaine, au plus.

--Emmenons-en vingt. Nous pouvons rencontrer cent Indiens.

--Va pour vingt, don Luciano, puisque vous le désirez, répondit l'autre avec un sourire sardonique.

A l'arrivée du gouverneur, les défenseurs du poste s'étaient mis sous les armes. Don Juan sépara vingt cavaliers, qui, sur son ordre, vinrent se ranger derrière lui.

--Sommes-nous prêts à partir, gouverneur?

--En route.

L'escorte, ayant à sa tête les deux colonels, s'ébranla dans la direction de la plaine. Juan charmait depuis trois quarts d'heure don Luciano Quiros par le feu roulant de ses réparties spirituelles, lorsqu'il fut interrompu par lui.

--Pardon, colonel, dit le gouverneur inquiet, ne vous semble-t-il pas singulier de n'avoir encore rencontré personne?

--Pas le moins du monde, monsieur, répondit Juan. Sans doute, ils ne savent quelle route prendre, et ils attendent mon retour.

--C'est possible, dit au bout d'un instant le gouverneur.

--En ce cas, il nous resterait une lieue à faire.

--Marchons donc!

La verve de don Juan était tarie. Parfois son regard scrutait le vide autour de lui, tandis que don Luciano demeurait silencieux. Tout à coup, le hennissement lointain d'un cheval traversa l'espace.

--Qu'est cela? demanda-t-il à don Juan.

Probablement ceux que nous cherchons.

--Dans tous les cas, soyons prudents. Attendez-moi, je cours au-devant en éclaireur.

Il piqua des deux et s'éloigna dans l'ombre. A une certaine distance, il descendit de cheval et colla son oreille sur le sol.

--Demonios! murmura-t-il en se relevant et en se remettant en selle, on nous poursuit. Ce satané Sanchez m'aurait-il reconnu?

--Que se passe-t-il? demanda le gouverneur.

--Rien, repartit Juan en lui pesant la main gauche sur le bras. Don Luciano Quiros, rendez-vous, vous êtes mon prisonnier.

--Etes-vous fou, don Juan?

--Ne m'appelez plus don Juan, senor, dit le jeune homme d'une voix sombre; je suis Neham-Outah, le grand chef des nations patagones.

--Trahison! s'écria le gouverneur. A moi, gauchos, défendez-moi!

--Inutile, colonel, ces hommes sont à moi.

--Je ne me rendrai pas! reprit le gouverneur. Don Juan, ou qui que vous soyez, vous êtes un lâche!

Il se débarrassa par un écart de son cheval de l'étreinte du jeune homme et mit le sabre en main. Le galop rapide de plusieurs chevaux se rapprochait de minute en minute.

--Serait-ce un secours qui m'arrive? dit le gouverneur en armant un pistolet.

--Oui; mais trop tard, répondit froidement le chef Indien.

A son commandement, les gauchos cernèrent le gouverneur, qui en abattit deux. Dès lors, la mêlée devint affreuse dans les ténèbres. Don Luciano, voyant que sa vie était perdue, voulait au moins mourir en soldat, et il se battait en désespéré.

Le bruit du galop croissait toujours.

Neham-Outah vit qu'il fallait en finir, et, d'un coup de pistolet, il cassa la tête du cheval du gouverneur. Don Luciano roula sur le sable; mais, se relevant subitement, il porta à son adversaire un coup de sabre que celui-ci para par un bond de côté.

--Un homme comme moi ne se rend pas à des chiens comme vous! s'écria don Luciano, qui se fit sauter la cervelle.

Cette détonation fut suivie d'une vive fusillade, et un troupe ce cavaliers fondit comme un tourbillon sur les gauchos.

La lutte dura à peine quelques secondes: à un coup de sifflet de Neham-Outah, les gauchos tournèrent bride et s'enfuirent isolément dans la plaine obscure. Une huitaine de cadavres jonchaient le terrain.

--Trop tard! dit Sanchez au major Blumel qui s'était mis à la poursuite de don Juan, dès que le bombero l'eut averti du péril où l'indien avait entraîné le gouverneur.

--Oui, fit le major tristement, c'était un soldat; mais comment rejoindre ces traîtres et savoir à quoi nous en tenir!

--Ils sont déjà dans le camp des Indiens.

Sanchez sauta de cheval, coupa avec son machete une branche de pin résineux pour s'en faire une torche, à la lueur de laquelle il examina les corps étendus sur le sol.

--Le voici! s'écria le bombero. Le crâne est horriblement fracassé; sa main serre un pistolet, mais son visage garde encore l'expression d'un défi hautain.

--Mon vieil ami devait-il finir ainsi dans une embuscade, lorsque l'ennemi assiège sa place? murmura l'Anglais.

--Dieu est le maître, reprit philosophiquement Sanchez.

--Il a accompli son devoir, accomplissons le nôtre.

Ils relevèrent le corps de don Luciano Quiros; puis, toute la troupe de cavaliers retourna au Carmen.

Cependant, Neham-Outah avait seulement voulu faire don Luciano prisonnier pour traiter avec les colons et verser le moins de sang possible, et il regrettait amèrement la mort du gouverneur. Pendant que les gauchos se réjouissaient du succès du guet-apens, Neham-Outah rentrait sombre et mécontent dans son camp.

Maria et dona Linda voyant vide le toldo du grand chef n'avaient pu retenir un soupir de satisfaction. Elle avaient le temps de se remettre de leurs émotions en son absence et de se préparer à l'entrevue que Linda désirait avoir avec lui. Elles avaient quitté en toute hâte leur défroque indienne et repris leur costume espagnol. Pas un hasard qui favorisait le projet de la fiancée de don Fernando, elle était plus belle, plus séduisante que de coutume; sa pâleur avait je ne sais quelle grâce touchante et irrésistible, et ses yeux lançaient des flammes vives d'amour et de haine.

Lorsque Neham-Outah arriva devant son toldo, le matchi s'approcha de lui.

--Que me veux-tu? demanda le chef.

--Que mon père me pardonne! répondit humblement le sorcier. Cette nuit, deux femmes se introduites dans le camp.

--Que m'importe? interrompit le chef impatienté.

--Ces femmes, quoique vêtues à la mode indienne, sont blanches dit le matchi, qui appuya sur le dernier mot.

--Ce sont sans doute des femmes de gauchos.

--Non, répondit le sorcier leurs mains sont trop pâles, et leurs pieds trop petits. D'ailleurs, l'une d'elles est L'esclave blanche de l'arbre de Gualichu.

--Ah! Et qui les a faites prisonnières?

--Personne: elles sont venue seules.

--Seules?

--Je les ai accompagnées dans le camp et protégées contre la curiosité des guerriers.

--Tu as bien agi.

--Je les ai introduites dans le toldo de mon père.

--Elles sont donc là?

--Depuis plus d'une heure.

--Je remercie mon frère.

Neham-Outah détacha un de ses bracelets et le jeta au matchi, qui s'inclina jusqu'à terre.

Le chef, en proie à une indicible agitation, s'élança vers son toldo, dont il souleva le rideau d'une main fébrile, et il ne put, à la vue de dona Linda, retenir un cri de joie et d'étonnement.

La jeune fille l'accueillit par un de ces sourires étranges et charmants dont les femmes seulement ont le secret.

--Que signifie cela? se demanda le chef en la saluant gracieusement.

Dona Linda, malgré elle, admira le jeune homme: son costume indien, éclatant à la lumière, pressait sa taille élégante et relevait son attitude mâle et superbe, sa tête se dressait fièrement sur son col nu. Il était vraiment beau et né pour commander.

--Quel nom dois-je vous donner, caballero! lui dit-elle en lui montrant à côté d'elle un siège en bois de noqual sculpté.

--Cela dépend, senorita. Si vous vous adressez à l'Espagnol, appelez-moi don Juan; si vous êtes venue parler à l'Indien, mes frères me nomment Neham-Outah.

--Nous verrons, dit-elle.

Pendant un moment de silence, les deux interlocuteurs s'examinaient sournoisement. Dona Linda ne savait par où commencer, et le chef cherchait lui-même les motifs d'une telle visite.

--Est-ce bien moi que vous vouliez rencontrer, senorita? dit enfin Neham-Outah.

--Et qui donc?

--Le bonheur de vous voir ici me semble un rêve, et je crains de me réveiller.

Ce madrigal rappelait l'hôte de don Luis Munoz et ne s'accordait guère avec les ornements d'un chef indien et l'intérieur d'un toldo.

--Mon Dieu! dit dona Linda d'un ton léger, vous n'êtes pas très-éloigné de me croire sorcière ou fée; je vais briser ma baguette.

--Vous n'en resterez pas moins une enchanteresse, interrompit Neham-Outah avec un sourire.

--Le sorcier, c'est le frère de cette enfant qui m'a révélé votre nom véritable et l'endroit où je pourrais vous voir. Accordez à Sanchez le brevet de sorcier.

--Je ne l'oublierai pas dans l'occasion, répondit-il avec un invisible froncement de sourcils qui n'échappa point à dona Linda. Mais revenons à vous, senorita. Serait-ce un indiscrétion de vous demander à quelle circonstance extraordinaire je dois la faveur d'une visite que je n'attendais pas, mais qui me comble de joie?

--Oh! à une cause bien simple, répliqua-t-elle en lui lançant un regard acéré.

--Je vous écoute, madame.

--Peut-être est-ce un interrogatoire que vous me faites subir?

--Oh! vous ne pensez pas, je l'espère, ce que vous me dites là.

--Don Juan, nous vivons dans des temps si malheureux que l'on n'est jamais sûr si c'est à un ami que l'on s'adresse.

--Je suis le vôtre, madame.

--Je le souhaite, j'en suis persuadée même; aussi, vous parlerai-je avec la plus entière confiance. Une jeune fille de mon âge, surtout de mon rang, ne tente pas une démarche aussi... singulière, sans motifs graves.

--J'en suis convaincu.

--Que peut jeter une femme hors de sa modestie instinctive et lui faire dédaigner jusqu'à sa réputation? Quel sentiment lui inspire un courage viril? L'amour, n'est-ce pas, don Juan, l'amour? Me comprenez-vous?

--Oui, madame, répondit-il avec émotion.

--Eh bien! je l'ai dit, il s'agit de mon coeur et de vous... peut-être... don Juan... A notre dernière entrevue, mon père vous annonça un peu brusquement, à vous comme à moi, mon mariage avec don Fernando Bustamente. J'avais pensé que vous m'aimiez...

--Madame!

--Mais à ce moment j'en devins certaine. J'ai vu votre pâleur subite; votre voix était troublée.

--Cependant...

--Je suis femme, don Juan. Nous autres femmes, nous devinons l'amour d'un homme avant cet homme lui-même.

Le chef indien la regarda avec une expression indéfinissable.

--Quelques jours plus tard, continua-t-elle, don Fernando Bustamente tombait dans un guet-apens. Pourquoi avez-vous fait cela, don Juan?

--Je voulais me venger d'un rival, mais je n'avais pas ordonné sa mort.

--Je le sais.

Neham-Outah ne comprenait pas.

--Vous n'aviez pas de rival. A peine aviez-vous quitté notre maison, que j'avouais à mon père que je n'aimais pas don Fernando et que je ne l'épouserais pas.

--O mon Dieu! s'écria le jeune homme avec douleur.

--Rassurez-vous, le mal est réparé: don Fernando n'est pas mort.

--Qui vous a dit?...

--Je le sais. Je le sais si bien que don Fernando, enlevé par mes ordres des mains de Pincheira, est à cette heure à l'estancia de San-Julian, d'où il doit prochainement partir pour Buenos-Ayres.

--Ce n'est pas tout. Je fis comprendre à mon père vers quel coeur le mien s'était tourné et à quel amour il se confiait, et mon père, qui n'a jamais rien pu me refuser, m'a permis d'aller rejoindre celui que je... préfère.

Elle décocha à don Juan une oeillade rapide te chargée d'amour, baissa les yeux et rougit. Mille sentiments contraires se combattaient dans le coeur de Neham-Outah, qui n'osait croire à ce qui le rendait si heureux: un doute lui restait, doute cruel! Si elle se jouait de lui?

--Eh quoi! dit-il, vous m'aimeriez?

--Ma présence ici... balbutia-t-elle.

--Le bonheur m'égare, pardonnez-moi.

--Si je ne vous aimas pas, répondit-elle, Fernando est libre, et je pourrais l'épouser.

--O femmes! créatures adorables, qui sondera jamais vos coeurs? que devinera ce que vous cachez de douleur et de joie dans un regard ou dans un sourire? Oui, senorita, ou, je vous aime, et je veux vous le dire à genoux.

Et le grand chef des nations patagones se jeta aux pieds de dona Linda; il lui pressa les mains et les couvrit de baisers de feu. La jeune fille, la tête haute, pendant qu'il était là, prosterné devant elle, laissa passer dans ses yeux je ne sais quelle joie féroce; il avait renouvelé l'éternelle allégorie du lion qui livre ses griffes aux ciseaux de l'amour. Cet homme, si puissant et si redoutable, était vaincu, et désormais elle était sûre de sa vengeance.

--Que répondrai-je à mon père? dit-elle d'une voix douce comme une caresse.

Le lion se relève, l'oeil plein d'éclairs, le front inspiré.

--Madame, répondit-il avec une majesté suprême, dites à don Luis Munoz que sur votre front bien aimé, avant un mois je placerai une couronne.

Il est rare qu'une situation extrême, poussée à sa dernière limite, demeure longtemps tendue; aussi n'est-il pas étonnant qu'après s'être avancé si loin dans son amour confiant, Neham-Outah ait reculé, effrayé du chemin qu'il avait fait: l'homme est tel, que trop de bonheur l'embarrasse et l'inquiète, et c'est peut-être un pressentiment que ce bonheur doit être d'une courte durée. Le chef indien, dont le coeur débordait comme une coupe trop pleine, sentait un doute vague se mêler à sa joie et la couvrir d'ombre. Cependant, il est doux de se flatter soi-même, et le jeune homme se livrait à cet enivrement nouveau et aux voluptés de l'espérance. Ces sourires! ces regards! tout le rassura. Pourquoi serait-elle venue à lui à travers tant de périls? Elle m'aime! pensa-t-il, et sur ses yeux l'amour épaississait le bandeau dont dona Linda les avait entourés avec tant de grâce et de perfidie.

Les hommes d'une haute intelligence sont presque tous, à leur insu, atteint d'une faiblesse que souvent cause leur perte, d'autant mieux qu'ils ne croient personne assez fort pour les tromper. Neham-Outah avait-il rien à craindre de cette enfant de quinze ans qui avouait si naïvement son amour? Mais, homme d'Etat avant tout, esprit détourné pour ainsi dire de la vie pour s'absorber dans un rêve, l'indépendance de sa patrie, Neham-Outah n'avait jamais essayé de lire dans ce livre énigmatique appelé le coeur féminin; il ignorait que la femme, surtout la femme américaine, ne pardonne pas une insulte faite à son amant: c'est l'arche sainte pour elle; n'y touchez pas!

L'Indien aimait pour la première fois, et ce premier amour, si vif que plus tard tous les autres pâlissent même devant son souvenir, s'était creusé dans son coeur une place profonde. Il aimait! et le doute passager qui avait attristé sa pensée ne pouvait lutter contre une pensée déjà inguérissable.

--Puis-je, demanda Linda rester dans votre camp, sans crainte d'être insultée, jusqu'à ce que mon père vienne?

--Commandez, madame, répondit l'Indien, vous n'avez ici que des esclaves.

--Cette enfant, à qui vous devez ma présence, va se rendre à l'estancia de San-Julian.

Neham-Outah s'avança vers le rideau du toldo et frappa deux fais dans sa main. Lucaney parut.

--Qu'un toldo soit préparé pour moi: je cède celui-ci à ces deux femmes des visages pâles, dit le chef en langue aucas. Une troupe de guerriers choisis, commandés par mon frère, veillera jour et nuit à leur sûreté. Malheur à qui manquerait pour elles de respect! Ces femmes sont sacrées et libres d'aller, de venir et de recevoir qui bon leur semble. Qu'on selle deux chevaux, un pour moi, un pour une des deux femmes blanches.

Lucaney sortit.

--Vous le voyez, madame vous êtes reine ici.

Dona Linda tira de son sein une lettre écrite d'avance et non cachetée, qu'elle lui présenta, le sourire sur les lèvres, mais en tremblant au fond de l'âme.

--Tenez, lisez, don Juan, ce que j'écris à mon père.

--Oh! senorita, dit-il en repoussant le papier.

Dona Linda referma lentement la lettre sans émotion apparente et la remit à Maria.

--Mon enfant, tu donneras ceci à mon père seul, et tu lui expliqueras ce que j'ai oublié de lui dire.

--Permettez-moi de me retirer, madame.

--Non, reprit Linda d'une vois câline: je n'ai pas de secrets pour vous.

Le jeune homme sourit à ces paroles. En ce moment on amena les chevaux. Dona Linda eut le temps de jeter à voix basse dans l'oreille de Maria ces mots rapides:

--Ici, ton frère dans une heure.

Maria ferma un peu ses paupières en signe d'intelligence.

--Je vais, dit le chef, accompagner moi-même votre amie jusqu'auprès des retranchements du Carmen.

--Je vous remercie, don Juan.

Les deux jeunes filles s'embrassèrent tendrement.

--Dans une heure! murmura dona Linda.

--Bien! répondit Maria.

--Vous êtes ici chez vous, madame, dit Neham-Outah à dona Linda qui le reconduisit jusqu'au seul du toldo. Maria et le chef montèrent à cheval et partirent. La jeune Américaine les suivit des yeux et de l'oreille et rentra.

--La partie est engagée; il faut qu'il me dévoile ses projets, murmura-t-elle, en laissant tomber derrière elle le rideau du toldo.

--Ici, dit Neham-Outah, vous n'avez plus besoin de moi.

Il tourna bride et galopa vers le camp. La jeune fille s'avança bravement du côté de la ville dont la masse sombre se dressait devant elle. Mais une main vigoureuse saisit la bride de son cheval; elle sentit un pistolet appuyé sur sa poitrine; une voix basse lui dit en espagnol:

--Qui vive?

--Ami! répondit-elle en réprimant un cri d'effroi.

--Maria! reprit la rude voix qui s'adoucit soudain.

--Sanchez! s'écria-t-elle joyeuse en se laissant glisser dans les bras de son frère qui la serra affectueusement.

--D'où viens-tu, petite soeur?

--Du camp des Patagons.

--Déjà!

--Ma maîtresse m'envoie vers vous.

--Qui t'accompagnait?

--Neham-Outah lui-même.

--Malédiction! exclama le bombero; depuis cinq minutes je le tenais au bout de mon fusil. Enfin!... mais viens, nous causerons là-bas.

--Oh! dit Sanchez après que Maria eut terminé le récit de leur expédition; oh! les femmes sont des démons, et les hommes des poules mouillées. Et ta lettre?

--La voici.

Il faut que don Luis la reçoive cette nuit, car le pauvre père doit languir dans une inquiétude mortelle.

--Je vais partir, dit Maria.

--Non, tu as besoin de repos. J'ai là un homme sûr qui courra à l'estancia. Toi, petite soeur, entre dans cette maison, où une digne femme qui me connaît, aura soin de toi.

--Irez-vous vers dona Linda?

--Pardieu? Pauvre demoiselle, seule au milieu des païens!

--Toujours dévoué, mon bon frère.

--Il parait que c'est ma vocation.

Sanchez emmena Maria dans la maison désignée, la recommanda chaudement à l'hôtesse puis s'engagea dans une rue au milieu de laquelle flambait un bon feu. Là, plusieurs hommes reposaient enveloppés dans leur manteau. Le bombero secoua rudement du pied un des dormeurs.

--Allons, allons, Pavito, lui dit-il; debout mon garçon! galope vers l'estancia de San-Julian.

--Mais j'en arrive, murmura le gaucho en baillant et se frottant les yeux.

--Raison de plus, tu dois en connaître le chemin. C'est dona Linda qui t'envoie.

--Si la senorita le veut, dit le Pavito, que ce nom réveilla tout à fait, que faut-il faire?

--Monter à cheval et porter cette lettre à don Luis: une lettre importante, entends-tu?

--Très-bien.

--Que nul ne t'enlève ce papier!

--Peste! non.

--Si l'on te tue...

--On me tuera.

--Toi mort, on ne le trouvera même pas.

--Je l'avalerai.

--Les Indiens n'auront pas l'idée de t'ouvrir le ventre.

--Soyez tranquille.

--Pars.

--Le temps de seller mon cheval.

--Au revoir, Pavito, et bonne chance!

Sanchez quitta le gaucho, qui ne tarda pas à se mettre en route.

--A mon tour, maintenant, murmura le bombero. Comment parvenir jusqu'à dona Linda?

Il se gratta la tête comme quelqu'un qui cherche, plissa son front, et, bientôt, se déridant et écartant ses sourcils froncés, il se dirigea gaiement vers le fort. Après une conférence avec le major Blumel, qui avait remplacé don Luciano Quiros dans le commandement de la ville, Sanchez se dépouilla de son costume et se déguisa en Indien. Il partit, s'introduisit dans le camp des Patagons, et peu avant le lever du soleil, il était de retour à la ville.

--Tout va pour le mieux, répondit le bombero. Vive Dieu! Neham-Outah paiera cher, je crois, l'enlèvement de don Fernando. Oh! les femmes! des démons, des démons!

--Dois-je aller la rejoindre?

--Non, c'est inutile.

Et, sans entrer dans aucun détail, Sanchez, exténué de fatigue, choisit une place pour dormir et ronfla sans se soucier des Indiens.

Quelques jours s'écoulèrent sans que les assiégeants renouvelassent leur attaque contre la ville, que, néanmoins ils resserraient de plus en plus. Les Espagnol, étroitement bloqués, sans communications avec le dehors voyaient les vivres leur manquer; et la hideuse famine ne tarderait pas à faucher des victimes. Heureusement, l'infatigable Sanchez eut une idée qu'il communiqua au major Blumel. Il fit pétrir cent cinquante pains qu'il satura d'arsenic et mélanger du vitriol à l'eau-de-vie dans vingt barils. Le tout chargé sur des mules, fut placé sous l'escorte de Sanchez et de ses deux frères. Les bomberos, s'approchèrent des retranchements patagons avec cet effroyable approvisionnement. Les Indiens, passionnés pour l'eau de feu, se précipitèrent au-devant de la caravane pour s'emparer des barils; mais, barils et pains, Sanchez et ses frères abandonnèrent leur chargement sur le sable, et jouant de l'éperon, ils rentrèrent dans les mules destinées à nourrir les assiégés, si les Patagons ne donnaient pas l'assaut.

Ce fut fête au camp. Les pains furent coupés. Les barils défoncés; rien ne resta. Cette orgie coûta aux Indiens six mille hommes, qui moururent dans des tortures atroces. Les autres frappés de terreur, commencèrent à se débander dans toutes les directions. On ne respectait plus les chefs; Neham-Outah lui-même voyait tomber son autorité devant la superstition des sauvages, qui croyaient à un châtiment céleste. Leurs prisonniers, hommes, femmes et enfants, furent massacrés avec des raffinements de barbarie horribles. Dona Linda, quoique protégée par le grand chef, ne dut son salut qu'au hasard ou qu'à Dieu qui la gardait comme un instrument de ses volontés.

La rage des Indiens, ne pouvant plus s'exercer contre personne, se calma peu à peu. Neham-Outah parcourait tous les rangs pour rendre le courage aux guerriers. Il avait compris qu'il fallait en finir. Il donna l'ordre à Lucaney de rassembler tous les ulmenes dans son toldo.

Grands chefs des grandes nations, leur dit Neham-Outah, dès que tous furent réunis devant le feu du conseil, demain au point du jour, l'assaut sera donné au Carmen de tous les côtés à la fois. Dès que la ville sera prise, la campagne sera finie. Ceux qui reculeront ne sont pas des hommes, ce sont des esclaves. Souvenez-vous que nous combattons pour la liberté de notre race.

Il désigna ensuite à chaque chef la place de sa tribu dans l'attaque, forma une réserve de dix mille hommes pour soutenir au besoin ceux qui faibliraient, et, après avoir encouragé les ulmenes, il les congédia.

Dès qu'il fut seul, il se rendit au toldo de dona Linda. La jeune fille donna à Lucaney l'ordre de l'introduire. Il entra. Dona Linda causait avec son père, qui, après avoir reçu sa lettre des mains du Pavito, était accouru vers elle.

L'intérieur du toldo était méconnaissable: Neham-Outah l'avait garni de meubles enlevés çà et là dans les estancias par les Indiens. A l'extérieur, rien n'était changé, mais l'intérieur, divisé par des cloisons et enjolivé d'ornements, était devenu une véritable habitation européenne. Là, Linda vivait doucement, honorée du chef suprême, en compagnie de son père et de Maria, qui l'aidait à sa toilette.

Les Indiens, quoique un peu étonnés de la vie de leur grand toqui, se souvenant, d'ailleurs de l'éducation européenne qu'il avait reçue, fermait les yeux et n'osaient se plaindre. La haine de Neham-Outah n'était-elle pas toujours aussi vivace contre les blancs? Devant le feu du conseil sa parole n'était-elle pas toujours pleine d'amour pour la patrie? N'est-ce pas lui qui avait dirigé l'invasion et mené les peuplades dans les sentiers de la liberté? Ainsi, Neham-Outah n'avait rien perdu dans l'esprit des guerriers; il en était resté le chef bien-aimé.

--L'effervescence des tribus est-elle apaisée? demanda dona Linda au chef.

--Oui, grâce au ciel, senorita, mais l'homme qui gouverne au Carmen est une bête fauve: six mille hommes sont morts empoisonnés.

--Oh! c'est affreux, dit la jeune fille.

--Les blancs sont habitués à nous traiter ainsi, et le poison...

--Ne parlons plus de cela, don Juan, j'en ai le frisson.

--Depuis des siècles les Espagnols son nos bourreaux.

--Que comptez-vous faire? demanda don Luis pour détourner la conversation.

--Demain, senor, assaut général contre le Carmen.

--Demain?

--Oui, demain, j'aurai abattu en Patagonie le pouvoir espagnol, ou je serai mort.

--Dieu protégera la bonne cause, dit dona Linda d'une voix prophétique.

Un nuage douloureux passa sur le front de don Luis.

--Pendant la bataille, qui sera rude, je vous en conjure, ne sortez pas de ce toldo, devant lequel je laisserai vingt hommes de garde.

--Nous nous quittez déjà, don Juan.

--Il le faut, excusez-moi, madame.

--Adieu donc! dit dona Linda.

--Tout est fini! murmura don Luis désespéré quand Neham-Outah fut sorti; ils réussiront.

La jeune fille, calme et souriant à demi, mais le regard enflammé de haine, s'approcha de don Luis, joignit ses mains sur son épaule et lui dit tout bas:

--Mon père, avez-vous lu la Bible?

--Oui, dans le temps que j'étais jeune.

--Vous rappelez-vous de l'histoire de Samson et de Dalilah?

--Voudrais-tu donc lui couper les cheveux?

--Vous souvenez-vous de Judith et d'Holophorme?

--Voudrais-tu lui couper la tête?

--Que signifient ces étranges questions?

--J'aime don Fernando.


X.--LA DERNIÈRE HEURE D'UNE VILLE.

Vers deux heures du matin, au moment où la hulotte bleue lançait dan l'air son premier chant doux comme un soupir, Neham-Outah, complètement armé en guerre, sortit de son toldo et se dirigea vers le centre du camp. Là, rangés autour d'un immense brasier et accroupis sur leurs talons, les ulmenes, apo-ulmenes et caraskenes, fumaient silencieusement. Tous se levèrent à l'arrivée du toqui suprême; mais, sur un signe du maître, ils reprirent leurs places. Neham-Outah se tourna vers le matchi, qui marchait gravement à ses côtés, et auquel il avait d'avance dicté ses réponses.

--Gualichu, lui demanda-t-il, sera-t-il neutre, contraire ou favorable dans la guerre de ses fils Indiens contre les blancs?

Le sorcier s'avança vers le feu en fit trois fois le tour de gauche à droite, en murmurant des paroles inintelligibles. Au troisième tour, il emplit un couï d'eau sacré renfermée dans les roseaux étroitement tressés, en aspergea l'assemblée et, à trois reprises, la jeta dans la direction de l'Orient. Puis, le corps demi incliné et la tête en avant il écarta les bras et parut écouter des bruits perceptibles pour lui seul.

A sa droite, la hulotte bleue fit entendre à deux reprises différentes son cri plaintif. Soudain le visage du matchi se décomposa dans d'horrible grimaces; ses yeux sanguinolents se gonflèrent; il pâlit, bava et trembla comme un fiévreux.

--L'Esprit vient! l'Esprit vient! firent les Indiens.

--Silence! dit Neham-Outah; le sage va parler.

En effet, docile à cet ordre indirect, il siffla entre ses dents des sons gutturaux, d'où bientôt se dégagèrent ces mots entrecoupés:

--L'esprit marche! s'écria-t-il; il a dénoué ses longs cheveux qui flottent au vent... Son souffle répand la mort. Le ciel est rouge de sang; les victimes ne manqueront pas à Gualichu, le génie du mal. La chair des blancs sert de gaine aux couteaux des Patagons. Entendez-vous au loin les vautours et les urubus? Quel ample pâturage! Poussez le cri de guerre...Courage, guerriers! La mort n'est rien, la gloire est tout.

Le sorcier, continuant à balbutier, roula sur le sol, en proie à une sorte d'épilepsie. Alors les Indiens se détournèrent de lui sans pitié, car l'homme assez téméraire pour toucher au matchi quand l'esprit le tourmente, serait frappé d'une mort subite. Telle est la croyance indienne.

Neham-Outah prit à son tour la parole.

--Chefs des grandes nations patagones, vous le voyez, le dieu de nos pères est avec nous, il veut que notre terre redevienne libre. Que le soleil, à son coucher, ne retrouve plus en Patagonie le drapeau espagnol. Courage, frères! les Incas, mes ancêtres, qui chassent dans les prairies bien heureuses de l'Eskennane, recevront avec joie parmi eux ceux qui tomberont dans la bataille. Que chacun se rende à son poste! Le cri de l'urubus, répété trois fois à intervalles égaux, sera le signal de l'attaque.

Les chefs s'inclinèrent et se retirèrent.

La nuit diamantée d'étoiles était calme, imposante. La lune colorait d'un argent pâle le bleu sombre du firmament. Dans l'air pas un souffle! dans le ciel pas un nuage! L'atmosphère était sereine et limpide. Rien ne troublait le silence de cette splendide nuit, si ce n'est le gémissement sourd et vague qui semble être au désert la respiration de La nature endormie. Mille sentiments divers se confondaient dans l'âme Neham-Outah, qui pensait à la liberté prochaine de sa patrie et à l'amour de dona Linda. Puis, levant les yeux vers la voûte étoilée, l'indien demanda avec ferveur à celui qui peut tout et qui sonde les reins et les coeurs de combattre pour lui. S'il lui eût fallu choisir entre son amour et la cause qu'il défendait, certes, il n'aurait point hésité: le bonheur d'un homme n'est rien au prix de la liberté de tout un peuple.

Pendant que le toqui était plongé dans ses réflexions, une main se posa lourdement sur son épaule. C'était le matchi qui le regardait avec ses yeux de chat-tigre.

--Que veux-tu? lui demanda-t-il sèchement.

--Mon père est-il content de moi? Gualichu a-t-il bien parlé?

--Oui, fit le chef en retenant un geste de dégoût; retire-toi.

--Mon père est grand et généreux.

--Neham-Outah jeta dédaigneusement un de ses riches colliers au misérable sorcier, qui grimaça en signe de joie.

--Va-t'en, lui dit-il.

Le matchi, content de ses honoraires, s'en alla. Un beau métier chez les Indiens que celui de sorcier!

--J'ai le temps, murmura Neham-Outah, qui avait calculé l'heure par la position des étoiles.

Il porta en toute hâte ses pas vers le toldo de dona Linda.

--Elle est là! se dit-il; elle repose, bercée par ses rêves d'enfant; sa bouche s'entr'ouvre comme une fleur aux souffles parfumés de la nuit: elle sommeille, la main sur son coeur pour le défendre. Et je l'aime! Faites, ô mon Dieu, que je la rende heureuse! Aidez mon bras qui veut sauver un peuple!

Il s'approcha d'un guerrier debout à l'entrée du toldo.

--Lucaney, dit-il d'une voix émue, je t'ai deux fois arraché à la mort.

--Je m'en souviens.

--Tout ce que j'aime est dans ce toldo; je te le confie.

--Ce toldo est sacré, mon père.

--Merci, fit Neham-Outah en serrant affectueusement la main de l'ulmen, qui baisa le bas de sa robe.

Les ulmenes, après le conseil, avaient échelonné leurs tribus déjà prêtes pour l'assaut. Les guerriers, se couchant à plat ventre sur le sol, avaient commencé une de ces marches impossibles que les Indiens seuls sont capables d'entreprendre. Glissant et rampant comme des couleuvres dans les hautes herbes, ils étaient parvenus en une heure à se poster, sans avoir été aperçus, au pied même des retranchements des Argentins. Ce mouvement avait été exécuté avec une prudence raffinée que les Indiens apportent dans le sentier de la guerre; le silence de la prairie n'avait pas été troublé, et la ville paraissait ensevelie dans le sommeil.

Cependant, quelques minutes avant que les ulmenes reçussent les derniers ordres de Neham-Outah, un homme revêtu du costume des Aucas, avait avant tous les autres quitté le camp et s'était esquivé vers le Carmen en s'aidant des mains et des genoux. Arrivé à la première barricade, il avait tendu les mains à une main invisible qui l'avait hissé sur la barrière.

--Eh bien, Sanchez?

--Major, avant une heure nous serons attaqués.

--Est-ce un assaut?

--Oui; les Indiens ont peur d'être tous empoisonnés comme des rats, ils veulent en finir.

--Que faire?

--Nous faire tuer.

--Pardieu! le beau conseil!

--On peut encore tenter...

--Quoi?

--Donnez-moi vingt gauchos fidèles.

--Prends-les, et puis?...

--Laissez-moi agir, major. Je ne réponds pas du succès, car ces diables rouges sont plus nombreux que les mouches; mais j'en tuerai bien quelques-uns.

--Et les femmes et les enfants?

--Je les ai internés à l'estancia de San-Julian.

--Dieu soit loué!

--Mais, j'y songe, ils attaqueront l'estancia, s'ils prennent le Carmen.

--Tu es un nigaud, Sanchez, dit le major en souriant; et dona Linda?

--C'est vrai, reprit gaiement le bombero, je n'y pensais plus, moi, à la senorita. J'oubliais encore ceci: le signal de l'attaque sera trois cris d'urubus à intervalles égaux.

--Bon! je vais me préparer, car ils n'attendront pas le lever du soleil.

Le major, d'un côté, et le bombero de l'autre, allèrent de poste en poste réveiller les défenseurs de la ville et les avertir de se tenir sur leurs gardes.

La veille même, le major Blumel avait réuni tous les habitants et dans une harangue brève et énergique, il leur avait peint leur situation désespérée.

--Les embarcations mouillées Sous les canons du port, avait-il dit en terminant, sont prêtes à recueillir les femmes, les enfants et les colons craintifs. On s'embarquera, dès la nuit venue, pour l'estancia de San-Julian.

Les habitants réveillés se plantèrent derrière les barricades, l'oeil et l'oreille au guet, et le fusil en main. Une heure se passa dans l'attente des Patagons, lorsque tout à coup le cri de l'urubus s'éleva rauque et sinistre dans le silence. Un deuxième cri suivit de près le premier, et la dernière note du troisième vibrait encore qu'une clameur effroyable éclata de toutes parts à la fois et que les Indiens se précipitèrent en tumulte pour escalader les retranchements extérieurs. Ils se brisèrent devant cette autre muraille vivante qui se dressa aux barrières. Etonnés de cette résistance inattendue, les Patagons reculèrent et ils furent mitraillés par les canons qui semaient dans leurs rangs le désordre et la mort.

Sanchez, profitant de la panique des Indiens, s'élança au milieux d'eux à la tête de ses gauchos et sabra vigoureusement.

Au bout de deux heures d'une bataille de géant, le soleil dédaigneux des luttes humaines, se leva majestueux à l'horizon et répandit sur ce champ du carnage la splendeur de ses rayons. Les indiens saluèrent son apparition par des cris de joie et se ruèrent avec une rage nouvelle contre les retranchements. Leur choc fut irrésistible.

Les colons s'enfuirent, poursuivis par les sauvages.

Mais une formidable explosion entr'ouvrit le terrain sous leurs pieds, et les malheureux guerriers, lancés dans l'espace, retombèrent en lambeaux de toutes parts. C'était l'explosion du sol miné par les Argentins.

Neham-Outah monté sur un superbe cheval, noir comme la nuit, s'élança en avant presque seul, agitant au vent le totem sacré des nations unies, et il cria d'une voix qui domina le bruit de la bataille:

--Lâches! qui ne voulez pas vaincre, au moins regardez-moi mourir!

Cette voix résonna aux oreilles des Indiens comme un honteux reproche, et ils coururent sur les traces de leur chef suprême.

Neham-Outah paraissait invulnérable. Il faisait caracoler son cheval, le lançait au plus épais de la mêlée, parait tous les coups avec la hampe de son totem, qu'il élevait au-dessus de sa tête et criait aux siens:

--Courage! suivez-moi!

--Neham-Outah, le dernier des Incas! mourons pour le fils du Soleil! exclamaient les Patagons électrisés par la téméraire audace de leur toqui.

--Eh! s'écria-t-il avec enthousiasme en montrant l'astre du jour, voyez, mon père radieux sourit à votre valeur. En avant! en avant!

--En avant! répétèrent les guerriers, qui redoublaient de furie.

Toute la ville déjà était envahie: on se battait de maison en maison. Les Aucas, formés en masse serrée, escaladaient au pas de charge, guidés par Neham-Outah, la rue assez raide qui conduit au vieux Carmen et à la citadelle: ils avançaient sans peur, malgré la mitraille du fort. Neham-Outah, respecté par la mort, et toujours en avant, brandissait son totem et faisait cabrer son cheval noir.

--Allons! dit tristement le major Blumel à Sanchez, l'heure est venue.

--Vous le voulez, major?

--Je l'exige, Sanchez.

--Il suffit, reprit le bombero. Adieu, major, ou plutôt au revoir là-haut!

Les deux hommes se serrèrent la main; étreinte suprême! car à mois d'un miracle, ils allaient mourir. Après ce dernier adieu, Sanchez rassembla une cinquantaine de cavaliers, les aggloméra en troupe compacte, et entre deux décharges, il se précipitèrent à fond de train sur les Indiens qui montaient. Les Araucans, devant cette avalanche qui s'abattait du haut de la montagne, s'ouvrirent à droite et à gauche, et, à peine revenus de leur stupeur, ils aperçurent trois barques sur le fleuve et voguant à force de rames vers la mer.

Profitant de cette diversion hardie, tous les colons, sur l'ordre du major Blumel, s'étaient renfermés dans le fort.

Neham-Outah fit signe aux Aucas de s'arrêter, et il s'avança seul auprès des murs de la citadelle.

--Major, cria-t-il d'une voix ferme, rendez-vous. Vous et la garnison aurez la vie sauve.

--Vous êtes un traître et un chien, répondit le major qui parut aussitôt.

--Vous êtes perdus, vous et vos hommes.

--Je ne me rendrai pas.

Vingt balles sifflèrent du haut de la muraille; mais Neham-Outah était retourné vers ses guerriers avec la rapidité d'une flèche.

Une détonation, comme mêlée de cent tonnerres, déchira les airs; le major avait mis le feu aux poudres de la forteresse. Le géant de pierre oscilla deux ou trois secondes sur sa base, semblable à un mastodonte ivre; puis, brusquement arraché du sol, il s'éleva dans l'espace et éclata comme une grenade trop mûre, aux cris répétés et mourants de: Vive la patrie!

Une pluie de pierres et de cadavres horriblement mutilés tomba sur les Indiens terrifiés.

Ce fut tout! Neham-Outah était maître des ruines du Carmen. Pleurant de rage en face de cette désastreuse victoire, il planta son totem sur un mur chancelant, le seul débris du fort de ses défenseurs.


XI.--APRÈS LA VICTOIRE.

Les principales maisons de la ville avaient seules été épargnées par le pillage, et Neham-Outah, pour en sauver les richesses, les avait adjugées aux ulmenes les plus puissants. Quant à lui, il avait établi son quartier général dans sa demeure au vieux Carmen. Don Luis et sa fille avaient repris possession de leur habitation échappée à la furie indienne.

La ville, où les Patagons étaient entassés, offrait l'image de la désolation.

Huit jours après la prise de la colonie, vers dix heures du matin, trois personne causaient à demi-voix dans le salon de don Luis Munoz. C'étaient don Luis lui-même, sa fille te le capataz don José Diaz. Ce dernier, sous son costume de gaucho, avait l'air d'un vrai bandit. Maria, en vedette à une fenêtre, en riait comme une folle, au grand désespoir du capataz, qui, de tout son coeur, donnait au diable don déguisement maudit.

--José, mon ami, disait don Luis, ajuste tes flûtes pour entrer en danse.

La cérémonie est donc pour aujourd'hui?

--Oui, José. Avouons que nous vivons dans de singuliers temps et de singuliers pays. J'ai vu bien des révolutions, mais celle-là les passe toutes.

--Au point de vue des Indiens, dit Linda, elle est très-logique.

--Il y a un mois, qui de vous s'attendait à un si prompt rétablissement de l'empire des Incas?

--Pas moi, reprit le capataz. Seulement, il me semble que, pour un futur empereur, Neham n'est guère magnanime.

--Qu'entends-tu par là, mon ami?

--N'a-t-il pas écrit à don Fernando que si, dans trois jours, il n'a pas quitté la colonie, il le fera pendre.

--Avant de pendre les gens dit dona Linda, il faut les prendre.

--Tout cela est fort bien, José mais tu vas retourner à l'estancia. Surtout n'oublie pas mes recommandations.

--Rapportez-vous-en à moi, seigneur; mais je suis inquiet de Sanchez, dit-il tout bas pour n'être pas entendu de Maria. Depuis six jours, il a disparu sans donner de ses nouvelles.

--Don Sanchez, répondit Linda, n'est pas homme à se perdre sans laisser de traces. Rassurez-vous; nous le reverrons.

--Neham-Outah! s'écria Maria, en se retournant.

--José, mon ami, décampe dit don Luis.

--Venez vite, ajouta Maria.

Neham-Outah parut. Le grand chef des Aucas, paré de son magnifique costume indien, avait le front soucieux et le regard triste. Après les premiers compliments, dona Linda, inquiète de l'apparence sombre du chef, se pencha gracieusement vers lui, et, d'un air affectueux parfaitement joué:

--Qu'avez-vous, don Juan? Vous paraissez tourmenté. Auriez-vous reçu de fâcheuses nouvelles?

--Non, madame, je vous remercie. Si j'étais ambitieux, tous mes souhaits seraient comblés: les chefs patagons ont résolu le rétablissement de l'empire des Incas, et c'est moi, leur héritier direct, qu'ils ont élu pour succéder à l'infortuné Tupac-Amaru; mais...

--Mais on vous a rendu justice.

--Cette distinction m'effraye, et je tremble de ne pouvoir porter le poids de l'empire. Les blessures faites à ma race par les Espagnols, sont anciennes et profondes; les Indiens ont été abrutis par une longue servitude. Quelle tâche que de commander à ces peuplades désunies! Qui continuera mon oeuvre, si je meurs dans vingt ans, dans dix ans, demain peut-être? Que deviendra le rêve de ma vie?

--Dieu vous garde de longs jours, don Juan, répondit dona Linda.

--Un diadème sur mon front! Tenez, senorita, je suis découragé, las de vivre; il me semble que la couronne, comme un cercle fatal, serrera mes tempes, les brisera, et que je serai enseveli dans mon triomphe.

--Chassez ces vains pressentiments, reprit la jeune fille, qui lui avait lancé à la dérobée un regard perçant.

--Vous le savez, madame, la roche terpéienne est près du Capitole.

--Allons! allons! don Juan, dit gaiement don Luis, mettons-nous à table.

Un splendide déjeuner était servi. Les premiers moments furent silencieux; les convives paraissaient gênés; mais peu à peu, grâce aux efforts de dona Linda, la conversation s'anima. Neham-Outah, on le voyait aisément, se faisait violence pour refouler dans son coeur le flot des pensées qui lui montait aux lèvres. Vers la fin du repas, il se tourna vers la jeune fille:

--Senorita, lui dit-il, ce soir tout sera dit, je serai empereur des Patagons et ennemi des Espagnols que, sans doute, reviendront les armes à la main troubler notre empire. Ce qu'ils redoutent le plus dans une insurrection indienne, ce sont les représailles, c'est-à-dire le massacre des blancs. Mon mariage avec une Argentine est un gage de paix pour vos compatriotes et une sécurité pour leur commerce. Je viens donc vous dire, en présence de votre père: Dona Linda, accordez-moi votre main.

--Qui nous presse en ce moment, don Juan? répondit-elle. N'êtes-vous pas sûr de moi?

--Toujours la même réponse, vague et obscure, fit le chef en fronçant le sourcil. Enfant qui jouez avec le lion, je vois à présent le fond de votre coeur. Imprudente! vous courez à votre perte... Mais non, vous êtes en mon pouvoir, et, après vous avoir sauvé dix fois la vie, je vous offre la moitié du trône. Demain, il le faut, madame, vous m'épouserez. La tête de votre père et celle de don Fernando me répondront de votre obéissance.

Et, saisissant une carafe en cristal pleine d'une eau limpide, il mouilla jusqu'aux bords son verre qu'il vida d'un trait, pendant que don Linda le regardait fixement; ce regard contenait une joie cruelle et voilée.

--Dans une heure, ajouta-t-il en posant son verre sur la table, vous assisterez à la cérémonie auprès de moi, je le veux.

--J'y serai, répondit-elle.

--Adieu, madame!

La jeune fille se leva vivement saisit la carafe et s'approcha de la fenêtre.

--Que fais-tu là? demanda don Luis.

--Mon père, j'arrose mes fleurs.

Tout en vidant l'eau, Linda, l'oeil animé d'un feu sombre, murmura tout bas:

--Don Juan, entre la coupe et les lèvres, il y encore place pour un malheur, m'as-tu dis un jour; en bien! écoute-moi à mon tour: Entre ton front et la couronne, il y a la mort.

Elle posa ensuite sur la terrasse de la maison deux jardinières auprès de la balustrade. C'était un signal sans doute, car au bout de quelques minutes, Maria entra précipitamment dans le salon en disant:

--Il est là.

--Qu'il entre! dirent à la fois don Luis et sa fille.

Sanchez parut. L'estanciero recommanda à Maria la plus grand vigilance, ferma les portes et vint s'asseoir auprès du bombero.

--Eh bien? demanda-t-il.


XII.--LE DERNIER DES INCAS.

La place Mayor présentait, ce jour-là, un aspect inaccoutumé. Au centre d'élevait un large échafaud recouvert de tapis de velours route, sur lequel était en place un fauteuil de bois de nopal sculpté. Le dossier était surmonté d'un soleil en or massif, étincelant de diamants; un vautour des Andes, oiseau sacré des Incas, également en or, soutenant dans son bec recourbé une couronne impériale; il tenait dans ses serres un sceptre qui se terminait en trident, et une main de justice qui tenait un soleil éblouissant. Ce vautour, les ailes déployées, semblait planer au-dessus du fauteuil, auquel on montait par quatre marches. A droite de ce fauteuil, il s'en trouvait un autre un peu plus bas, mais plus simple.

A midi, au moment où l'astre du jour, à son zénith, darda toutes les flammes de ses rayons cinq coups de canon tirés à intervalles égaux grondèrent majestueusement. Au même instant, par chacune des entrées de la place, débouchèrent les diverses tribus patagones, conduites par leurs ulmenes et ornées de leurs habits de cérémonies. On comptait quinze mille guerriers seulement, car, suivant la coutume indienne, dès la prise du Carmen, le butin avait été envoyé sous bonne escorte dans les montagnes, et les troupes patagones s'étaient débandées pour rejoindre leurs tolderias, prêtes cependant, à revenir au premier signal.

Les tribus s'alignèrent sur trois côtés, laissant vide le quatrième, où accoururent cinq cents gauchos qui se tinrent immobiles. Ils étaient à cheval et bien armés, tandis que les indiens à pied n'avaient que leurs machetes à la ceinture. Les fenêtres étaient garnies de curieux. Derrière les curieux, les femmes indiennes, groupées en désordre, avançaient curieusement la tête par-dessus leurs épaules.

Le centre de la place était libre. Devant l'échafaud stationnaient, au pied d'un autel grossier en forme de table avec une profonde rainure et surmonté d'un soleil, le grand matchi des Patagons, vingt sagotkattas (prêtres) et piaïs (prêtres d'un ordre inférieur), tous les bras croisés et les yeux fixés sur le sol.

Lorsque chacun eut pris sa place, cinq autres coups de canons retentirent, et une brillante cavalcade arriva en caracolant. Neham-Outah marchant en tête, ayant dona Linda à sa droite et à sa gauche don Luis tenant en mains le totem. Après eux venaient les principaux ulmenes et caraskenes des nations unies, revêtus d'ornements où brillaient l'or et les pierreries.

Neham-Outah descendit de cheval, présenta la main à dona Linda pour mettre pied à terre, monta sur l'échafaud, la conduisit au second fauteuil et s'arrêta lui-même devant le premier sans s'y asseoir. Ses traits, habituellement pâles, étaient enflammés, ses yeux semblaient rougis par les veilles, et il essuyait incessamment la sueur qui renaissait sur son front. Quelque chose d'inusité se paissait en lui. La pâleur de dona Linda était extrême, mais son visage était calme.

Les ulmenes entourèrent l'échafaud: et, à une troisième canonnade, les piaïes s'écartèrent et laissèrent voir un homme étroitement garrotté qui gisait sur le sol au milieu d'eux. Le Matchi se tourna vers la foule:

Vous tous qui m'écoutez, le soleil notre aïeul a souri à nos armes et Gualichu a même combattu pour nous; l'empire des Incas est rétabli, les Indiens sont libres, et le chef suprême des nations patagones, Neham-Outah, va mettre sur sa tête le diadème d'Athshualpa et de Tupac-Amaru. Au nom du nouvel empereur et au nôtre, nous allons offrir au soleil dont il descend, le sacrifice qui lui est le plus agréable. Piaïes, apportez la victime.

Les prêtre étendirent le malheureux dans la rainure de l'autel. C'était un colon fait prisonnier à la prise de la Poblacion-del-Sur, le pulpero dans la boutique duquel les gauchos allaient s'abreuver de chicha.

Cependant, Neham-Outah tremblait comme de la fièvre; ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient violemment, et ses yeux s'injectaient de sang. Il s'appuya sur un des bras de son fauteuil.

--Qu'avez-vous? lui demanda dona Linda.

--Je ne sais, répondit-il, la chaleur, l'émotion peut-être... J'étouffe... j'espère que cela ne sera rien.

On avait dépouillé l'infortuné pulpero de son pantalon. Il poussait des cris lamentables. Le matchi s'approcha de lui en brandissant son couteau.

--Ah! c'est affreux, s'écria dona Linda en se voilant le visage de ses mains.

--Silence, murmura Neham-Outah; il le faut.

Le matchi, insensible aux hurlements de la victime, choisit la place où il devait frapper, regarda l'astre du jour d'un air inspiré, leva son couteau et ouvrit la poitrine du pulpero dans toute sa longueur; puis, pendant que l'holocauste se tordait en râlant et que les piaïes recueillaient le sang qui coulait à flots, le matchi lui arracha le coeur qu'il éleva vers le soleil comme une hostie.

A ce moment les ulmenes montèrent sur l'échafaud, et, asseyant Neham-Outah sur le trône, ils l'élevèrent sur leurs épaules en criant avec enthousiasme:

--Vive le nouvel empereur! Vive le fils du soleil!

Les piaïes aspergeaient le foule avec le sang de la victime; et les Indiens trépignaient de joie et remplissaient l'air de hurrahs assourdissants.

--Enfin! s'écria Neham-Outah, j'ai reconstitué l'empire des Incas et délivré ma race!

--Pas encore! lui dit dona Linda d'une voix incisive. Regarde!

Les gauchos, jusque là spectateurs impassibles de la cérémonie, s'étaient tout-à-coup précipités au galop sur les Indiens sans défenses, tandis que, par toutes les issues de la place, entraient au pas de charge des troupes argentines, venues de Buenos-Ayres, et que toutes les fenêtres se garnissaient de blancs qui fusillaient la foule. On reconnaissait au milieu de la place, don Fernando, José Diaz, Sanchez et ses deux frères, qui massacraient les Indiens sans pitié aux clameurs de:--Sus! sus! à mort!

--Oh! s'écria Neham-Outah en brandissant le totem d'une main tremblante, quelle trahison!

Il s'élança pour voler au secours de son peuple, mais il chancela et tomba sur ses genoux; ses yeux se couvrirent d'un voile sanglant; un feu dévorant brûlait ses entrailles.

--Qu'ai-je donc? demanda-t-il désespéré.

--Tu vas mourir, don Juan, lui murmura à l'oreille dona Linda, en lui saisissant le bras avec force.

--Femme, tu mens! fit-il en s'efforçant de se relever, je veux secourir mes frères.

--Tes frères, on les égorge. Toi, ne devrais-tu pas tuer mon père, mon fiancé et moi-même? Meurs, misérable, meurs de la main d'une femme! J'aime don Fernando, entends-tu! et je suis vengée.

--Malheur! malheur! s'écria Neham-Outah en se traînant sur les genoux pour arriver au bord de la plate-forme; je suis le bourreau d'un peuple que je voulais sauver.

Les Indiens tombaient comme les blés sous la faulx des moissonneurs. Ce n'était pas un combat, c'était une boucherie. Plusieurs chefs, fuyant devant Sanchez, le capataz et don Fernando, se précipitèrent vers la plate forme comme en un dernier refuge.

--Oh! hurla Neham-Outah en faisant un bond de tigre et en saisissant don Fernando à la gorge, moi aussi, je me vengerai!

Il y eut un moment d'anxiété terrible.

--Non, ajouta le chef en abandonnant son ennemi et en retombant, ce serait lâche: Cet homme ne m'a rien fait.

Dona Linda, à ces mots, ne put retenir des larmes d'admiration, larmes tardives, larmes de repentir ou d'amour peut-être!

Sanchez déchargea son fusil dans la poitrine du chef étendu à ses pieds. Au même instant Pincheira tombait, la tête fendue par don Fernando. Don Luis, frappé par une balle égarée, s'affaissa dans les bras de sa fille éplorée.

--Mon Dieu! murmura Neham-Outah, vous me jugerez!

Il regarda le ciel, remua encore ses lèvres comme dans une prière, et soudain son visage rayonna. Il retomba en arrière et expira.

--Peut-être, s'écria dona Linda accablée, la cause de cet homme était-elle juste!

Ce n'est pas la première fois qu'une femme a, par la volonté de Dieu, arrêté un conquérant.

FIN




Chargement de la publicité...