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Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais

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PREMIÈRE PARTIE

I.—ARTICLE

Dans les dialectes de notre A. O. F., l'article n'existe pas: pour désigner un objet, on en indique seulement le nom.

Exemple: falo signifiera en bambara, l'âne, un âne, âne.

Il n'y aura donc pas lieu dans les phrases d'employer d'articles. On remarquera même que nos gradés indigènes qui, au cours de théories de français, ont appris le nom des diverses parties du corps précédé de l'article, considèrent l'article et le substantif comme formant un seul mot.

En montrant aux recrues la tête, ils diront bien la tête, mais en voulant parler de leur tête, ils ne diront pas, ma tête ou mon tête, mais mon latête, ce qui prouve que pour eux le mot désignant cette partie du corps est non pas tête, mais latête.

Pour éviter donc toute complication, il est bon de supprimer purement et simplement l'article en parlant aux tirailleurs.

II.—GENRE

Pas de genre pour les choses inanimées, considérons que tout est du masculin (cela offre un intérêt pour l'emploi des adjectifs possessifs).

Exemple: mon case pour dire ma maison.

S'il s'agit d'un être animé, nous formerons le féminin en ajoutant au masculin le mot femme. Nous obtenons ainsi la forme usitée dans les dialectes indigènes.

Exemple: Sô mousso signifie en bambara, cheval-femme: jument.

Une jument se dira donc cheval-femme.

Une chienne se dira donc chien-femme, etc…

III.—NOMBRE

Les mots seront toujours employés au singulier. Si l'on veut indiquer que les objets ou les animaux dont on parle sont en grande quantité, on fera suivre le nom du mot beaucoup ou mieux encore trop (prononcer trope).

Si l'on veut indiquer qu'il s'agit de petites quantités, on fera suivre le nom des mots un peu (prononcer un pé). Chaque fois que les objets ou les animaux en question peuvent être comptés, indiquer le nombre de façon à habituer le tirailleur à préciser les renseignements qu'il donne. Ainsi en montrant trois moutons qui paissent, il ne faudra pas dire:

Çà y en a moutons;

mais:

Çà y en a moutons trois.

En somme, n'employer trop et un peu que lorsque les quantités ne peuvent pas être dénombrées à première vue.

IV.—ADJECTIF

a) Adjectifs qualificatifs.

Le bambara et d'autres dialectes africains se servent pour l'emploi des adjectifs qualificatifs de l'auxiliaire «être» (en bambara ou ka sans négation, ma, s'il y a une négation), et du pronom de la 3e personne a.

Ainsi, on ne dira pas:

Un enfant bon; mais, un enfant (que) il est bon, ou en bambara: den akagni.

En français, l'usage a traduit a ka par y en a, et a ma, par y en a pas.

Exemple: Le bon tirailleur obéit toujours, se dira:

Tirailleur y en a bon, lui toujours obéir.

Exemple: Le mauvais tirailleur désobéit, se dira:

Tirailleur y en a pas bon, lui pas obéir.

b) Adjectifs démonstratifs.

Ce, ces, cette, etc., se traduiront uniformément par: ça ou y en a là.

Exemple: Ce tirailleur: ça tirailleur ou tirailleur y en a là.

On devra toujours indiquer du geste la personne, l'animal ou l'objet dont on parle.

c) Adjectifs possessifs.

Le seul adjectif possessif qui soit souvent employé est l'adjectif mon. Ton s'emploie plus rarement. Quant aux autres, il y a intérêt à ne point y avoir recours; on tournera autrement:

Sa maison, se dira: case pour lui;

Nôtre maison, se dira: case pour nous;

Vôtre maison, se dira: case pour vous;

Leur maison, se dira: case pour eux.

Il est bon de désigner du geste le possesseur dont on parle, cela évitera des confusions et l'on sera toujours mieux compris.

N'employer jamais les adjectifs possessifs au féminin.

Exemple: dire pour ma tête, mon tête.

Ne les employer non plus jamais au pluriel.

Exemple: mes camarades, se dira: mon camarades.

V.—NUMÉRATION

Nos tirailleurs doivent être exercés à compter très distinctement, à articuler aussi correctement que possible. A ce point de vue, la méthode qui consiste à faire compter toute une escouade à la fois, est à proscrire.

Il faut aussi noter que pour compter sur les doigts, la plupart des peuplades noires commencent par ouvrir toute grande la main gauche et en disant 1, elles referment avec la main droite l'auriculaire gauche; en comptant 2, elles referment l'annulaire, et ainsi de suite jusqu'au pouce.

Pour dire 5, elles montrent le poing fermé, pour dire 10, elles mettent les deux poings fermés l'un près de l'autre, pour 20, elles impriment deux petites saccades aux poings fermés (2 fois 10) ou placent les deux poings fermés près des deux pieds joints (total des doigts des mains et des pieds).

Il sera bon lorsque l'on veut être sûr d'être bien compris par un jeune soldat encore peu instruit, de faire les signes indiqués plus haut.

En apprenant aux indigènes à compter, il y aura à insister également d'une façon toute particulière sur les mots:

cinq, dix, quinze, vingt.

Ce sont là des jalons qu'ils retiendront facilement puisqu'ils représentent des nombres matérialisés par: le poing, les deux poings, les deux poings et les deux pieds.

Entre ces jalons, ils arriveront ensuite sans aucune peine à situer les autres noms de nombre.

Le nom de nombre sera toujours après le nom qu'il accompagne:

Exemple: Ces dix tirailleurs sont bons, se dira:

Ça tirailleurs dix y a bons.

Exemple: Ces dix bons tirailleurs sont partis, se dira:

Ça tirailleurs dix y en a bons, y a partis.

Numéros ordinaux.—Au lieu de dire premier, deuxième, etc…, il est préférable de dire No 1, No 2, etc…

Cela n'a pas beaucoup d'importance pour les quatre premiers nombres qui sont généralement connus à cause des quatre sections de la compagnie dont il est souvent question, mais il en est autrement pour les suivants.

VI.—PRONOM

Pronoms personnels.

Qu'ils soient sujets ou compléments, les pronoms personnels employés seront les suivants:

Singulier { 1re personne: moi.
2e personne: toi.
3e personne: lui (même pour le féminin).
 
Pluriel { 1re personne: nous.
2e personne: vous.
3e personne: eux (même pour le féminin).

Pour les troisièmes personnes, il est préférable, si l'on veut être sûr d'être bien compris, de remplacer le pronom personnel par le nom qu'il représente ou bien encore de tourner par:

Çà y en a là (celui ou ceux qui sont là).

Exemple: Ils sont mauvais: Ça y en a là y a pas bon.

Accompagner la phrase d'un mouvement de la tête ou d'un geste de la main dans la direction de la personne ou des choses dont on parle.

Me voici se dira voilà moi.

Pronoms possessifs.

Les pronoms possessifs sont les mêmes que les pronoms personnels:

Le mien: ça y en a pour moi.

Le tien: ça y en a pour toi, etc…

Employer toujours pour, mais jamais à.

Même remarque que plus haut pour ce qui est des gestes à faire en parlant.

VII.—VERBE

Les verbes s'emploient toujours à l'infinitif. Pour conjuguer le présent, on fera précéder simplement l'infinitif du pronom personnel. Exemple:

Présent
je pars moi parti[r].
tu pars toi partir.
il } part lui partir.
ou elle
nous partons nous partir.
vous partez vous partir.
ils } partent eux partir.
ou elles

Pour la troisième personne du singulier et les trois personnes du pluriel, il est toujours préférable de remplacer les pronoms par les noms qu'ils représentent.

Passé
je suis parti moi y a parti.
tu es parti toi y a parti etc…

Pour éviter toute confusion, placer toujours dans la phrase un mot qui indique s'il s'agit bien du passé:

Exemple: Je suis parti hier: moi y a parti hier.

Je suis parti il y a deux jours: moi y a parti y en a deux jours.

Futur.—Le futur se forme de la même façon que le présent.

On dira pour:

Je partirai: moi partir.

Ici plus encore que dans le cas précédent, il sera nécessaire d'indiquer d'une façon très claire qu'il s'agit du futur en tournant, par exemple, de la façon suivante:

Tu partiras dans deux jours: encore deux jours toi partir.

Je partirai dans un moment: encore un peu, un peu moi partir.

On remarquera qu'alors que pour le passé l'indication du temps suit le verbe, pour le futur cette indication précède le verbe.

Encore trois jours (petite pause dans l'émission de voix), toi partir.

Le tirailleur comprend ainsi au ton qu'il s'agit d'un acte futur.

Impératif.—Ce temps se traduira simplement par l'infinitif précédé de toi, vous, nous, suivant les cas: le ton et le geste devront bien marquer le caractère impératif de la phrase.

Verbe être.—On ne trouve pas dans le langage-tirailleur le verbe «être». On le traduit par l'expression y a.

Exemple: Je suis malade: moi y a maladi; tu es malade: toi y a maladi.

Au lieu de y a, on trouve souvent y en a; mais il semble qu'y en a soit surtout employé dans le sens du verbe être précédé de qui, que, etc.

Exemple: Le tirailleur malade est arrivé (qui est malade): tirailleur y en a maladi y a venir.

Verbe Avoir.—Le verbe avoir se trouve, nous l'avons déjà constaté, fréquemment employé à la 3e personne de l'indicatif présent dans l'expression y a pour remplacer le verbe être.

Dans le sens de «posséder», il se traduira généralement par y a gagné ou y en a gagné.

Exemple: 1o Moi y a gagné cheval, signifiera: j'ai reçu un cheval; on m'a donné un cheval; j'ai un cheval.

2o Cheval moi y en a gagné, signifiera: le cheval que j'ai; le cheval que j'ai reçu; le cheval qu'on m'a donné.

VIII.—PRÉPOSITIONS—CONJONCTIONS

Les prépositions et les conjonctions sont assez peu nombreuses dans les dialectes indigènes. On n'en trouvera donc presque pas dans notre langue-tirailleur.

IX.—CAS POSSESSIF

Chez la plupart des peuplades noires la possession se marque simplement en accolant les noms du possesseur et de l'objet possédé, le nom qui désigne le possesseur étant placé le premier.

Exemple: Soldassi maria: le fusil du soldat.

Il est bon de respecter cette tournure en parlant aux noirs et de dire:

Tirailleur fusil.

Sans doute, beaucoup comprendront, même si l'on dit:

Fusil tirailleur

mais ils seront obligés de faire mentalement l'inversion pour rétablir l'ordre qui, pour leur langue, est l'ordre naturel. Mieux vaut leur éviter cette peine, si l'on tient à être rapidement compris.

X.—SYNTAXE

Toutes les langues de l'A. O. F. sont d'une grande simplicité comme syntaxe.

La construction des phrases ne présente ni difficulté ni variété; il n'y a ni article ni prépositions et tout se ramène à la forme suivante sans aucune inversion:

Sujet, verbe, attribut.

Exemple: J'ai acheté le fusil du tirailleur:

Moi
sujet
y a acheté
verbe
tirailleur fusil.
attribut

Les verbes sont généralement suivis immédiatement du nom qui complète leur sens.

J'ai acheté hier les deux chevaux du tirailleur.

Moi y a acheté tirailleur cheval deux, hier.

EMPLOI DE «OUI» ET DE «NON»

Oui et non s'emploient conformément aux règles de la langue française lorsque la question à laquelle ils répondent ne renferme pas de négation.

Exemple:

As-tu un fusil?: Toi y en a gagné fusil?
Oui. Oui.
Non. Non.

Lorsque la question a la forme négative, oui et non s'emploieront autrement que dans la langue française:

Exemple: N'as-tu pas un fusil?: Toi y en a pas gagné fusil?

Réponses: Oui signifiera: non, je n'ai pas de fusil;

Non signifiera: oui, j'ai un fusil.

Et cela s'explique d'ailleurs fort bien:

On demande à un tirailleur: «N'as-tu pas».

En répondant oui, il sous-entend: «Oui, tu es dans le vrai, je n'ai pas…».

En répondant non, il sous-entend: «Non, tu n'es pas dans le vrai, j'ai…».

Il y aura donc lieu de bien se méfier de l'interrogation à forme négative; mieux vaut employer l'interrogation à forme affirmative qui, elle, ne présente aucune difficulté et ne donne lieu à aucune équivoque.

INTERROGATION

Pas d'inversion dans la forme interrogative; le ton seul indiquera l'interrogation.

Exemple: As-tu mangé le riz?: Toi y a mangé riz?

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