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Le grand voyage du pays des Hurons

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The Project Gutenberg eBook of Le grand voyage du pays des Hurons

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Title: Le grand voyage du pays des Hurons

Author: Gabriel Sagard

Release date: December 12, 2007 [eBook #23828]
Most recently updated: December 27, 2011

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque. This file was produced from
images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND VOYAGE DU PAYS DES HURONS ***






NOTE DU TRANSCRIPTEUR.

Pour rendre la lecture plus abordable, nous avons éliminé les grands "s" et la confusion générée par l'ancien usage des u-v, et des i-j. Pour le reste, nous avons adhéré à l'orthographe, la ponctuation et l'accentuation (ou son absence) originales.




LE GRAND VOYAGE

DU PAYS DES HURONS,

Situé en l'Amerique vers la Mer
douce, és derniers confins
de la nouvelle France,
dite Canada.

Où il est amplement traité de tout ce qui est du pays, des moeurs & du naturel des Sauvages, de leur gouvernement de façons de faire, tant dedans leurs pays, qu'allans en voyages; De leur foy & croyances; De leurs conseils & guerres, & de quelque genre de tourmens ils font mourir leurs prisonniers. Comme ils se marient & eslevent leurs enfants; De leurs Medecins, & des remedes dont ils usent à leurs maladies: De leurs danses & chansons; De la chasse, de la pesche, & des oyseaux & animaux terrestres & aquatiques qu'ils ont; Des richesses du pays; Comme ils cultivent leurs terres, & accommodent leur Menestre. De leur deuil, pleurs & lamentations, & comme ils ensevelissent & enterrent leurs morts.

Avec un Dictionnaire de la langue Huronne, pour la commodité de ceux qui ont à voyager dans le pays, & n'ont d'intelligence d'icelle langue.

Par F. Gabriel Sagard Theodat, Recollet de
S. François, de la Province de S. Denys en France.

A PARIS

Chez Denys Moreau, rue S. Jacques, à
la Salamandre d'Argent.


M. DC. XXXII.
Avec Privilege du Roy.



AU ROY

DES ROYS,

ET TOUT PUISSANT

Monarque du Ciel & de la terre,
JESUS-CHRIST, Sauveur
du monde.

'EST à vous, ô Puissance & bonté infinie! à qui je m'adresse, & devant qui je me prosterne la face contre terre, & les joues baignées d'un ruisseau de larmes, que fluent sans cesse de mes deux yeux, par les ressentimens & amertumes de mon coeur vrayement navré, & à juste titre affligé, de voir tant de pauvres ames Infideles & Barbares tousjours gisantes dans les espaisses tenebres de leur infidelité. Vous sçavez (ô mon Seigneur & mon Dieu) que nous avons porté nos voeux depuis tant d'annees dans la nouvelle France, & fait nostre possible pour retirer les ames de cet esprit tenebreux; mais le secours necessaire de l'ancienne nous a manqué, Seigneur, nos prieres & nos remonstrances ont de peu servy. Peut-estre, ô mon tres-doux JESUS, que l'Ange tutelaire que vous luy avez donné, a empesché le secours que nous en esperions pour la nouvelle, coulans doucement dans le coeur & la pensee de ceux qui avoient quelque affection pour le bien du pays, que les tracas, les distractions & les divers perils qui fuyuent & sont annexez à la poursuitte d'un si grand bien, estoient souvent cause (aux ames foibles dans la vertu) d'en remporter des fruicts contraires à la vertu. Si cela est, faite ô mon Dieu, s'il vous plaist, que l'Ange de la nouvelle France remporte la victoire contre celuy de l'ancienne car bien que quelques uns en fassent mal leur profit, beaucoup en pourront tirer de l'advantage assisté de ce grand Ange tutelaire, & principalement de vous, ô mon Dieu, qui pouvez tout, & de qui nous esperons tout le bien qui en peut reussir; il y va de vostre gloire & de vostre service. Ayez donc pitié & compassion de ces pauvres ames, rachetées au prix de vostre sang tres-precieux, ô mon Seigneur & mon Dieu, afin que retirées des tenebres de l'infidelité, elles se convertissent à vous, & qu'apres avoir vescu jusques à la mort, dans l'observance de vos divins preceptes, elles puissent aller jouyr de vous dans l'eternité, avec les Anges bien-heureux en Paradis. Où je prie vostre divine Majesté me faire aussi la grace d'aller, apres avoir vescu icy bas par le moyen de vos graces, dans la mesme grace, en l'observance de mon Institut, & de vos divins commandemens.




TABLE

DES CHAPITRES

contenus en ce Livre.

Chap. 1. Voyage du pays des Hurons, situé en l'Amerique, vers la mer douce, és derniers confins de la nouvelle France, dite Canada.

Chap. 2. De nostre commencemens, & suitte de nostre voyage.

Chap. 3. De Kebec, demeure des François & des Pères Recollets.

Chap. 4. Du Cap de Victoire aux Hurons, & comme les Sauvages se gouvernent allans en voyage & par pays.

Chap. 5. De nostre arrivée au pays des Hurons, quels estoient nos exercices, & de nostre manière de vivre & gouvernement dans le pays.

Chap. 6. Du pays des Hurons, & de leurs villes, villages & cabanes.

Chap. 7. Exercice ordinaire des hommes & des femmes.

Chap. 8. Comme ils défrischent, sement & cultivent leurs terres & apres comme ils accommodent le bled & les farines, & de la façon d'apprester leur manger.

Chap. 9. De leurs festins & convives.

Ch. 10. Des danses, chansons & autres ceremonies ridicules.

Ch. 11. De leur mariage & concubinage.

Ch. 12. De la naissance, amour & nourriture que les sauvages ont envers leurs enfans.

Ch. 13. De l'exercice des jeunes garçons & jeunes filles.

Ch. 14. De la forme, couleur & stature des Sauvages, & comme ils ne portent point de barbe.

Ch. 15. Humeur des Sauvages, & comme ils ont recours au Devins, pour recouvrer les choses desrobées.

Ch. 16. Des cheveux, & ornements du corps.

Ch. 17. De leurs conseils & guerres.

Ch. 18. De la croyance & foy des Sauvages, du Createur, & comme ils avoient recours à nos prieres.

Ch. 19. Des ceremonies qu'ils observent à la pesche.

Ch. 20. De la santé & maladie des Sauvages & de leurs Medecins.

Ch. 21. Des deffuncts, & comme ils pleurent & ensevelissent les morts.

Ch. 22. De la grand' feste des morts.

SECONDE PARTIE.

Où il est traité des Animaux terrestres, & aquatiques, & des Fruicts, Plants & Richesses qui se retreuvent communément dans le pays de nos Sauvages; puis de nostre retour de la Province des Hurons en celle de Canada, Avec un petit Dictionaire des mots principaux de la langue Huronne, necessaire à ceux qui n'ont l'intelligence d'icelle, & ont à traiter avec les dits Hurons.

Chap. 1. Des Oyseaux.

Chap. 2. Des Animaux terrestres.
Chap. 3. Des Poissons, & bestes aquatiques.
Chap. 4. Des Fruicts, Plantes, Arbres & Richesses du pays.
Chap. 5. De nostre retour du pays des Hurons en France, & de ce qui nous arriva en chemin.




PRIVILEGE DU ROY.

OUYS par la grace de Dieu, Roy de France & de Navarre. A nos amez & feaux Conseiller, les gens tenans nos Cours de Parlemens, Maistres des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Prevost de Paris, Baillifs, Seneschaux, & autres nos Justiciers & Officiers qu'il appartiendra salut. Nostre bien amé Fr. Gabriel Sagard, Recollet, nous a fait remonstrer qu'il a composé un livre intitulé, Le grand Voyage du pays des Hurons situé en l'Amerique, vers la mer douce, és derniers confins de la nouvelle France, avec un Dictionnaire de la langue Huronne. Lequel il desireroit mettre en lumiere, s'il avoit sur ce nos lettres. A ces causes, desirans bien, & favorablement traiter ledit suppliant, & qu'il ne soit frustré des fruicts de son labeur, luy avons permis, permettons & octroyons par ces presentes, de nos graces speciales, d'imprimer ou faire imprimer en telle marge & caractere que bon luy semblera ledit livre, iceluy mettre & exposer en vente & distribuer durant le temps de dix ans, deffendant à tous Imprimeurs & autres personnes de quelque qualité & condition qu'elle soient, d'imprimer, ou faire imprimer, mettre ny exposer en vente ledit livre, sans le congé & permission dudit exposant, ou de celuy ayant charge de luy, sur peine de confiscation d'iceux livres, d'amende arbitraire, & à tous despens, dommages & interest envers luy; à la charge d'en mettre deux exemplaires en nostre bibliotheque publique. Si vous mandons que du contenu en ces presentes vous fassiez, souffriez & laissiez jouyr & ce faire souffrir & obeyr tus ceux qu'il appartiendra, en mettant au commencement ou à la fin dudit livre ces presentes, ou bref extraict d'icelles, voulons qu'elles soient pour deuëment signifiées: Car tel est nostre plaisir. Donné à Paris le 20 jour de Juillet, l'an de grace 1632 & de nostre regne le 23.

Par le Conseil,

Huot.



J'ay sous-signé, consens que le sieur Denys Moscait, lequel j'ay choysi pour mon Imprimeur & Libraire, puisse imprimer mon livre, intitulé le grand voyage des Hurons, à la charge de recevoir de moy, un nouveau consentement, toutes les fois qu'il le voudra réimprimer. Et à ces conditions je luy remets mon Privilège que j'ay obtenu du Roy, pour imprimer mondit livre. Fait à Paris ce 19 Juillet 1612.

FR. GABRIEL SAGARD, Recollet.




Achevé d'imprimer pour la premiere fois le 10 jour d'Aoust 1632.




Approbation des Peres de l'Ordre.

Nous soussignez, Professeurs en la saincte Theologie, Predicateurs & Confesseurs des Peres Recollets de la province de S. Denys en France. Certifions avoir leu un livre intitulé, Voyage du pays des Hurons, situé en l'Amerique, vers la mer douce, és derniers confins de la nouvelle France, dite Canada. Où il est traité de tout ce qui est du pays, & du gouvernement des Sauvages, avec un Dictionaire de la langue Huronne, Composé par Fr. Gabriel Sagard Theodat, Religieux de nostre mesme Ordre & Institut. Auquel nous n'avons rien trouvé contraire à la Religion Catholique, Apostolique & Romaine: ains tres utile & necessaire au public. En foy de quoy nous avons signé de nostre main. Fait en nostre Couvent de Paris le cinquiesme jour de juillet 1632.

Fr. IGNACE I I CAULT, quisup. Gardien du Couvent des Recollets de Paris.

Fr. JEAN MARIE L'ESCRIVAIS, quisup.

Fr. ANGE CARRIER, quisup.



A TRES-ILLUSTRE,

Genereux & puissant Prince

HENRY

DE LORRAINE,

Comte d'Arcourt.

ONSEIGNEUR,

C'est un sujet puissans, & un object ravissant, que l'oeil & la presence d'un Prince, qui n'a d'affection que pour la vertu. Si je prens la hardiesse de m'adresser à vostre grandeur, pour luy faire offre (comme je fais en toute humilité) de mon petit Voyage des Hurons. La faute, si j'en commets, gaigné & doucement charmé par vostre vertu, en doit estre attribuée à l'esclat brillant de vostre mesme vertu. A quel Autel pouvois-je porter mes voeux plus méritoirement qu'au vostre? En qui pouvois-je trouver plus d'appuy contre les envieux & mal-veillans de mon Histoire, qu'en un Prince genereux & victorieux comme vous, dont les vertus sont tellement admirées entre les Grands, qu'elles semblent donner loix aux Princes plus accomplis. Sous l'aisle de vostre protection (si vous l'en daignez honorer) MONSEIGNEUR, ce mien petit traité peut sans crainte des envieux, favorablement par-courir tout l'Univers. Vostre naissance & extraction de la tres-ancienne, auguste & Royale maison de Lorraine, qui a autre-fois passé les mers, subjugué les Infideles, & possedé, comme Roy, un si grand nombre d'annees, tous les lieux saincts de la Palestine, vous donne du credit, & faict voler vostre nom parmy toutes les Nations de la terre: de sorte que l'on dict d'elle, qu'elle a tousjours esté saincte, & n'a jamais nourry de monstre dans son sein. C'est une remarque & un honneur eternel, que je prie Dieu vous conserver.

Acceptez donc, (MONSEIGNEUR) les bonnes volontez que j'ay pour vostre Grandeur en ce petit present, en attendant que le Ciel me fasse naistre d'autres moyens plus propres, pour recognoistre les obligations que vous avez acquises sur nostre Religieuse Maison, & sur moy particulierement, qui seray toute ma vie,

MONSEIGNEUR,

Vostre tres-humble serviteur en
JESUS-CHRIST, Fr. Gabriel
Sagard, indigne Recollet.

De Paris ce 31
Juillet, 1632.




AU LECTEUR

'Est une vérité cogneuë de tous, & des Infideles mesmes (disoit un sage des Garamantes au Grand Roy Alexandre) Que la perfection des hommes ne consiste point à voir beaucoup, ny à sçavoir beaucoup; mais en accomplissant le vouloir & bon plaisir de Dieu. Cette pensee a repu longtemps mon esprit en suspens à sçavoir, si je devois demeurer dans le silence, ou agreer à tant d'ames religieuses & seculieres, qui me sollicitoient de mettre au jour, & faire voir au public, le narré du voyage que j'ay fait dans le pays des Hurons; pource que de moy-mesme je ne m'y pouvois resoudre. Mais enfin, apres avoir consideré de plus pres le bien qui en pouvoit reussir à la gloire de Dieu, & au salut du prochain, avec la licence de mes Supérieurs j'ay mis la main à la plume, & décrit dans cet' Histoire & Voyage des Hurons, tout ce qui se peut dire du pays & de ses habitants. La lecture duquel sera d'autant plus agreable à toutes conditions de personnes, que ce livre est parsemé de diversité de choses les unes belles & remarquables en un peuple Barbare & Sauvage, & les autres brutales et inhumaines à des creatures qui doivent avoir de la raison & recongnoistre un Dieu qui les a mis en ce monde, pour jouyr apres d'un Paradis. Quelqu'un me pourra dire que je devois me servir du stile du temps, ou d'une bonne plume, pour polir & enrichir mes memoires, & leur donner jour au travers de toutes les difficultez que les esprits envieux (aujourd'huy trop frequens) me pourroient objecter & en effet, j'en ay eu la pensee, non pour m'attribuer le merite & la science d'autruy; mais pour contenter les plus curieux & difficiles dans les entretiens du temps. Au contraire, j'ay esté conseillé de suyvre plustost la naïfveté & simplicité de mon stile ordinaire, (lequel agréera tousjours d'avantage aux personnes vertueuses & de merite) que de m'amuser à la recherche d'un discours poly et fardé, qui auroit voilé ma face, & obscurcy la candeur & sincerité de mon Histoire, qui ne doit avoir rien de vain ny de superflu.

Je m'arreste icy tout court, je demeure icy en silence, & preste mon oreille patiente aux advertissements salutaires de quelques zelans, que me diront que j'ay employé & ma plume & mon temps, dans un sujet qui ne ravist pas les ames comme un autre sainct Paul, jusqu'au troisiesme Ciel. Il est vray, j'advouë mon manquement & mon démerite; mais je diray pourtant, & avec verité, que les bonnes ames y trouveront dequoy s'edifier, & louer Dieu qui nous a fait naistre dans un pays Chrestien, où son sainct nom est recogneu & adoré, au prix de tant d'Infideles qui vivent & meurent privez de sa cognoissance & se son Paradis. Les plus curieux aussi, & les moins devots, qui n'ont autre sentiment que de se divertir, & d'apprendre dans l'Histoire l'humeur, le gouvernement, & les diverses actions & ceremonies d'un peuple Barbare, y trouveront aussi dequoy se contenter & satisfaire, & peut-étre leur salut, par la reflection qu'ils feront eux-mesme.

De mesme, ceux qui poussez d'un sainct mouvement desireront aller dans le pays pour la conversion des Sauvages, ou pour s'y habituer & vivre Chrestiennement, y apprendront aussi quels seront les pays ou ils auront à demeurer, & les peuples avec lesquels ils auront à traiter, & ce qui leur sera besoin dans le pays, pour s'en munir avant que de se mettre en chemin. Puis nostre Dictionaire leur apprendra d'abord toutes les choses principales & necessaires qu'ils auront à dire aux Hurons, & aux autres Provinces & Nations, chez lesquels cette langue est en usage, comme Petuneux, à la Nation Neutre, à la Province de Feu, à celle des Puants, à la Nation des Bois, à celle de la Mine de cuyvre, aux Yroquois, à la Province des Cheveux Relevez, & à plusieurs autres. Puis en celle des Sorciers, de ceux de l'Isle, de la petite Nation & des Algoumequins, qui la sçavent en partie, pour la necessité qu'ils en ont, lors qu'ils voyagent, ou qu'ils ont à traiter avec quelques personnes de nos Provinces Huronnes & Sedentaires.

Je responds à vostre pensee, que le Christianisme est bien peu advancé dans le pays, nonobstant nos travaux, le soin & la diligence que les Recollets y ont apporté, bien loin des dix millions d'ames que nos Religieux ont baptizé à succession de temps dans les Indes Orientales, & Occidentales, depuis que le bien-heureux Frere Martin de Valence, & les compagnons Recollets y eurent mis le pied, & fait les premiers la planche à tous nos autres Freres, qui y ont à present un grand nombre de Provinces, remplies de Couvents, & en suitte à tous les Religieux des autres Ordres, qui y ont esté depuis.

C'est nostre regret & nostre desplaisir de n'y avoir pas esté secondez, & que les choses n'y ont pas si heureusement advancé, comme nos esperances nous promettoient, foiblement fondees sur des Colonies de bons & vertueux François qu'on y devoit establir, sans lesquelles on n'y advancera jamais gueres la gloire de Dieu & le Christianisme n'y sera jamais bien fondé. C'est mon sentiment & celuy de tous les gens de bien non seulement; mais de tous ceux qui se gouvernent tant soit peu avec la lumiere de la raison.

Excuse, si le peu de temps que j'ay eu de composer & dresser mes Memoires & mon Dictionaire (apres la resolution prise de les mettre en lumiere) y a fait escouler quelques legeres fautes ou redites: car y travaillant avec un esprit preoccupé de plusieurs autres charges & commissions, il ne me souvenoit pas souvent en un temps, ce que j'avois composé & escrit en un autre. Ce sont fautes qui portent le pardon qu'elles esperent de vostre charité, de laquelle j'implore aussi les prieres, à ce que Dieu m'exempte icy de peché, & me donne son Paradis en l'autre.



VOYAGE DU PAYS

des Hurons situé en l'Amerique, vers
la mer douce, és derniers confins de
la nouvelle France, dite Canada.

CHAPITRE PREMIER.

LLEZ par tout le monde, & preschez l'Evangile à toute creature, dit notre Seigneur. C'est le commandement que Dieu donna à ses Apostre, & ensuitte aux personnes Apostoliques, de porter l'Evangile par tout le monde, pour en chasser l'Idolatrie, & polir les moeurs barbares des Gentils, & eriger les trophees des victoires de sa Croix par son Evangile & la predication de son sainct nom. La vanité de sçavoir & apprendre les choses curieuses, & les moeurs & diverses façons de philosopher, ont poussé ce grand Thianeus Appollonius de ne pardonner à aucun travail, pour se remplir & rendre illustre par la cognoissance des choses les plus belles & magnifiques de l'Univers & c'est ce qui le fit courir de l'Egypte toute l'Afrique, passer les colonnes d'hercules, traiter avec les grands hommes, & sages d'Espagne, visiter nos Druides és Gaules, couler dans les delices de l'Italie, pour y voir la politesse, grandeur & gentillesse de l'Empire Romain, de là se couler dans la Grece, puis passer l'Elespong, pour voir les richesses d'Asie, & enfin penetrant les Perses, surmontant le Causase, passant par les Albaniens, Scythes, Massagettes: bref, apres avoir connu les puissans Royaumes de l'Inde, traversé le grand fleuve Phison, arriva enfin vers les Brachmanes, pour ouyr ce grand Hyarcas philosopher de la nature & du mouvement des astres: & comme insatiable de sçavoir, apres avoir couru toutes les provinces où il pensa apprendre quelque chose d'excellent, pour se rendre plus divin parmy les hommes; de tous ses grands travaux ne laissa rien de memorable qu'un chetif livre, contenant les dogmes des Pytagoriens, fagoté, polly, doré, qu'il feignoit avoir appris dans l'Entre trophonine, qui fut receu avec tant d'applaudissement des Anciates, que pour éternizer sa memoire ils le consacrerent au plus haut feste de leur plus magnifique Temple.

Ce grand homme, qui avait acquis par ses voyages tant de suffisance & d'experience, que les Princes, & entr'autres l'Empereur Vespasien, estimoit son amitié de telle sorte, que, soit que ou par vanité, ou à bon escient, qu'il desira se servir de luy en la conduite de son grand Empire, il le convia de s'en venir à Rome avec ses attrayantes paroles, qu'il luy feroit part de tout ce qu'il possedoit, sans en exclure l'Empire, pour monstrer l'estime qu'il faisoit de ce grand personnage; neantmoins il croyoit n'avoir rien remarqué digne de tant de travail, puis qu'il n'avoit pu rencontrer une egalité de justice (à son advis) en l'economie du monde, puisque par tout il avoit trouvé le fol commander au sage, le superbe à l'humble, le querelleur au pacifique, l'impie au devot. Et ce qui luy touchoit le plus le coeur, c'est qu'il n'avoit point trouvé l'immortalité en terre.

Pour moi, qui ne fus jamais d'une si enragee envie d'apprendre en voyageant, puis que nourry en l'escole du Fils de Dieu, sous la discipline reguliere de l'ordre Séraphique sainct François, où l'on apprend la science solide des Saincts, & hors celle-là tout ce qu'on peut apprendre n'est qu'un vain amusement d'un esprit curieux. J'ay voulu faire part au public de ce que j'avois veu en un voyage de la nouvelle France, que l'obeyssance de mes Supérieurs m'avoit fait entreprendre, pour secourir nos Peres qui y estoient desja, pour tascher à y porter le flambeau de la cognoissance du Fils de Dieu, & en chasser les tenebres de la barbarie & infidelité suyvant le commandement que nostre Dieu nous avoit faict en la personne de ses Apostres, afin que comme nos Peres de nostre seraphique Ordre de sainct François, avoient les premiers porté l'Evangile dans les Indes Orientales & Occidentales & arboré l'estendart de nostre redemption és peuples qui n'en avoient jamais ouy parler, ny en cognoissance, à leur imitation nous y portassions nostre zele et devotion, afin de faire la mesme conqueste, & eriger les mesmes trophees de nostre salut, où le Diable avoit demeuré paisible jusqu'à present.

Ce ne sera pas à l'imitation d'Appollonius, pour y polir mon esprit, & en devenir plus sage, que je visiteray ces larges provinces, où la barbarie & la brutalité y ont pris tels advantages, que la suitte de ce discours vous donnera en l'ame quelque compassion de la misere & aveuglement de ces pauvres peuples, où je vous feray voir quelles obligations nous avons à nostre bon JESUS, de nous avoir delivrez de telles tenebres & brutalite, & poly nostre esprit jusqu'à le pouvoir cognoistre et aymer, & esperer l'adoption de ses enfans. Vous verrez comme en un tableau de relief & en riche taille douce, la misere de la nature humaine, viciee en son origine, privee de la culture de la foy, destituee des bonnes moeurs, & en proye à la plus funeste barbarie que l'esloignement de la lumiere celeste peut grotesquement concevoir. Le recit vous en sera d'autant plus agreable par la diversité des choses que je vous raconteray avoir remarquees, pendant environ deux ans que j'y ay demeuré, que je me promets que la compassion que vous prendrez de la misere de ceux qui participent avec vous de la nature humaine, tireront de vos coeurs des voeux, des larmes & des souspirs, pour conjurer le Ciel à lancer sur ces coeurs des lumieres celestes, qui seules les peuvent affranchir de la captivité du Diable, embellir leurs maisons de discours salutaires, & polir leur rude barbarie de la politesse des bonnes moeurs, afin qu'ayans cogneu qu'ils sont hommes, ils puissent devenir Chrestiens, & participer avec vous de cette foy qui nous honore du riche titre d'enfans de Dieu, coheritiers avec nostre doux JESUS, de l'heritage qu'il nous a acquis au prix de son sang, où se trouvera cette immortalité veritable, que la vanité d'Appollonius apres tant de voyages n'avoit pu trouver en terre, où aussi elle n'a garde de se pouvoir trouver.




De nostre commencement, & suitte de
nostre voyage.

CHAPITRE II.

OSTRE Congregation s'estant tenue à Paris, j'eus commandement d'accompagner le Pere Nicolas, vieil Predicateur, pour aller secourir nos Peres, qui avoient la mission de la conversion des peuples de la nouvelle France. Nous partismes de Paris avec la benediction de nostre R. Pere Provincial, le dix huictiesme de Mars mil six cens vingt-quatre, à l'Apostolique, à pied & avec l'equipage ordinaire des pauvres Pere Recollets Mineurs de nostre glorieux Pere S. François. Nous arrivasmes à Dieppe en bonne santé, où le navire fretté & prest, n'attendoit que le vent propre pour faire voile, & commencer nostre heureux voyage: de sorte qu'à grand peine pûmes-nous prendre quelque repos, qu'il nous fallut embarquer le mesme jour de nostre arrivee, de sorte que nous partismes dés la my nuict avec un vent assez bon mais qui par sa faveur inconstante nous laissa bien tost, & fusmes surpris d'un vent contraire, joignant la coste d'Angleterre, que causa un mal de mer fort fascheux à mon compagnon, qui l'incommoda fort & le contraignit de rendre le tribut à la mer; qui est l'unique remede de la guerison de ces indispositions maritimes. Graces è nostre Seigneur, nous avions desja scillonné environ cent lieuës de mer, avant que je fusse contrainct à ces fascheuses maladies; mais j'en ressentis bien depuis, & peut dire avec verité, que je ne me fusse jamais imaginé que le mal de mer fust si fascheux & ennuyeux comme je l'experimentay, me semblant n'avoir jamais tant souffert corporellement au reste de ma vie, comme je souffris pendant trois mois six jours de navigation, qu'il nous fallut (a cause des vents contraires) pour traverser ce grand & espouventable Ocean, & arriver à Kebec, demeure de nos Peres.

Or pour ce que le Capitaine de nostre vaisseau avoit commission d'aller charger du sel en Brouage, il nous y fallut aller, & passer devant la Rochelle, à la rade de laquelle nous nous arrestâmes deux jours, pendant que nos gens allerent negocier à la ville pour leurs affaires particulieres. Il y avoit là un grand nombre de navires Hollandoises, tant de guerre que marchands, qui alloient charger du sel en Brouage, & à la riviere Suedre, proche de Mareine: nous en avions desja trouvé en chemin, environ quatre vingts ou cent en diverses flottes, & aucun n'avoit couru sus-nous, entant que nostre pavillon nous faisoit cognoistre; il y eut seulement un pirate Hollandois qui nous voulut attaquer & rendre combat, ayant desja à ce dessein ouvert ses sabors, & fait boire & armer ses gens; mais pour n'estre assez forts, nous gaignasmes le devant à petit bruit, ce miserable traisnoit desja quant-&-soy un autre navire chargé de sucre & autres marchandises, qu'il avoit volé sur des pauvres François & Espagnols qui venoient d'Espagne.

De la Rochelle on prend d'ordinaire un pilote de louage, pour conduire les navires qui vont à la riviere de Suedre, à cause de plusieurs lieux dangereux où il convient de passer, & est necessaire que ce soit un pilotte du pays qui conduise en ces endroicts, pource qu'un autre ne s'y oseroit hazarder, il arriva neantmoins que ce pilotte de la Rochelle pensa nous perdre, car n'ayant voulu jetter l'anchre par un temps de bruine, comme on luy conseilloit, se fiant à sa sonde, il nous eschoua sur les quatre heures du soir, ce fut alors pitié, car on pensoit n'en eschapper jamais, & de faict, si Dieu n'eust calmé le temps, & retenu notre navire de se coucher du tout, s'estoit faict du navire, & de tout ce qui estoit dedans; on demeura ainsi jusques environ les six ou sept heures du lendemain matin, que la maree nous mit sus pied; en cet endroict nous n'estions pas à plus d'un bon quart de lieuë de terre; & nous ne pensions pas estre si proches, autrement on y eust conduit la pluspart de l'equipage avec la chalouppe pendant ce danger, pour descharger d'autant le navire, & se sauver tous, en cas qu'il se fust encore tant-soit-peu couché; car il l'estoit desja tellement, que l'on ne pouvoit plus marcher debout, ains se traisnant & appuyant des mains. Tous estoient fort affligez, & aucun n'eut le courage de boire ny manger, encore que le souper fust prest & servy, & les bidons & gamelles des matelots remplis: pour moy j'estois fort debile, & eusse volontiers pris quelque chose; mais la crainte de mal edifier m'empescha & me fit jeusner comme les autres, & demeurer en priere toute la nuict avec mon compagnon, attendant la misericorde & assistance du bon Dieu: nos gens parloient desja de jetter en mer le pilotte qui nous avoit eschouez. Une partie vouloit gaigner l'esquif pour tascher à se sauver, & le Capitaine menaçoit d'un coup de pistolet le premier qui s'y advanceroit, car sa raison estoit; sauver tout, ou tout perdre, & nostre Seigneur ayant pitié de ma foiblesse me fit la grace d'estre fort peu esmeu & estonné pour le danger present & eminent, ny pour tous autres que nous eusmes pendant nostre voyage, car il ne me vint jamais en la pensee (me confiant en la divine bonté, aux merites de la Vierge, & de tous les Saincts) que deussions perir, autrement il y avoit grandement sujet de craindre pour moy, puis que les plus experimentez pilotes & mariniers n'estoient pas sans crainte, ce qui estonnoit tout plein de personnes, un desquels, comme fasché de me voir sans apprehension pendant une furieuse tourmente de huict jours; me dit par reproche, qu'il avoit dans la pensee que je n'estois pas Chrestien, de n'apprehender pas en des perils si eminens, je luy dis que nous estions entre les mains de Dieu; & qu'il ne nous adviendroit que selon sa saincte volonté, & que je m'estois embarqué en intention d'aller gaigner des ames à nostre Seigneur au pays des Sauvages, & d'y endurer le martyre, si telle estoit sa saincte volonté: que si sa divine misericorde vouloit que je perisse en chemin, que je ne devois pas moins que d'en estre content, & que d'avoir tant d'apprehension n'estoit pas bon signe; mais que chacun devoit plustost tascher de bien mettre son ame avec Dieu, & apres faire ce qu'on pourroit pour se delivrer du danger & naufrage, puis laisser le reste du soin à Dieu, & que bien que je fusse un grand pecheur, que je ne perdrois pas pourtant l'esperance & la confiance que je devois avoir à mon Seigneur & à ses Saincts, qui estoient tesmoins de nostre disgrace & danger, duquel ils pouvoient nous delivrer, avec le bon plaisir de sa divine Majesté, quand il leur plairoit.

Apres estre delivrés du peril de la mort, & de la perte du navire, qu'on croyoit inevitable, nous mismes la voile au vent, & arrivasmes d'assez bonne heure à la riviere de Suedre, où l'on devoit charger du sel des marests de Mareine. Nous nous desembarquasmes, & n'estans qu'à deux bonnes lieuës de Brouage, nous y allasmes nous rafraischir; avec nos Freres de la province de la Conception, qui y ont un assez beau Couvent, lesquels nous y reçurent & accommoderent avec beaucoup de charité. Nostre navire estant chargé, & prest à se remettre à la voile, nous retournasmes nous y rembarquer, avec un nouveau pilote de Mareine, pour nous reconduire jusqu'à la Rochelle, lequel pensa encor' nous eschouer, ce qu'indubitablement nous aurions esté, s'il eust fait tant-soit-peu obscur, cela luy osta la presomption & vanité insupportable de laquelle enflé, il s'estimoit le plus habile pilote de cette mer, aussi estoit-il de la pretendue Religion, & des opiniastres, ainsi qu'estoit le premier qui nous avoit eschouez, quoy que plus retenu & modeste.

Vers la Rochelle il y a une grande quantité de marsoins, mais nos mattelots ne se mirent point en peine d'en harponner aucun, mais ils pescherent quantité de seiches, qui font grandement bonne bonnes fricassees, & semblent des blancs d'oeufs durs fricassez: ils prindrent aussi des grondins avec des lignes & hameçons qu'ils laissoient traisner apres le navire, ce sont poissons un peu plus gros que des rougets, & desquels on faisoit du potage qui estoit assez bon, & le poisson aussi, pendant que je me trouvois mal cela me fortifia un peu; mais je me desplaisois grandement que le Chirurgien qui avoit soin des malades estoit Huguenot, & peu affectionné envers les Religieux, c'est pourquoy j'aymois mieux patir que de le prier, aussi n'estoit-il gueres courtois à personne. Passant devant l'Isle de Réon remplit nos bariques d'eau douce pour nostre voyage, on mit les voiles au vent, & le cap à la route de Canada, puis nous cinglasmes par la Manche en haute mer, à la garde du bon Dieu, & à la mercy des vents.

A deux ou trois cens lieuës de mer, un piratte ou forban nous vint recognoistre, & par mocquerie & menace nous dit qu'il parleroit à nous apres souper, il ne luy fut rien respondu; mais party d'auprés de nous on tendit le pont de corde, & chacun se tint sur les armes pour rendre combat, au cas qu'il fust revenu, comme il avait dict: mais il ne retourna point à nous, ayant bien opinion qu'il n'y avoit que des coups à gaigner, & non aucune marchandise: toutes fois il fut encore trois ou quatre jours à voltiger & roder à nostre veuë, cherchant à faire quelque prise & piraterie.

Il arriva un accident dans nostre navire, le premier jour du mois de May, qui nous affligea fort. C'est la coustume en ce mesme jour, que tous les matelots s'arment au matin, & en ordre font une salve d'escoupeterie au Capitaine du vaisseau: un bon garçon, peu usité aux armes, par mesgard & imprudence, donna une double ou triple charge à un meschant mousquet qu'il avoit, & pensant le tirer il se creva, & tua le mattelot qui estoit à son costé, & en blessa un autre legerement à la main. Je n'ay jamais rien veu de si resolu comme ce pauvre homme blessé à la mort: car ayant toutes les parties naturelles coupees & emportees, & quelques peaux des cuisses & du ventre qui luy pendoient: apres qu'il fut revenu de pasmoizon, à laquelle il estoit tombé du coup, luy-mesme appella le Chirurgien, & l'enhardit de coudre sa playe, & d'y apliquer ses remedes, & jusqu'à la mort parla avec un esprit aussi sain & arresté & d'une patience si admirable, que l'on ne l'eust pas jugé malade à sa parole. Le bon Pere Nicolas le confessa, & peu de temps apres il mourut: apres il fut enveloppé dans sa paillasse, & mis le lendemain matin sur le tillac: nous dismes l'Office des morts, & toutes les prieres accoustumees, puis le corps ayant esté mis sur une planche, fut faict glisser dans la mer, puis un tison de feu allumé, & un coup de canon tiré, qui est la pompe funebre qu'on rend d'ordinaire à ceux qui meurent sur mer.

Depuis, nous fusmes agitez d'une tourmente si furieuse, par l'espace de sept ou huict jours continuels, qu'il sembloit que la mer se deust joindre au Ciel, de sorte que l'on avoit de l'apprehension qu'il se vint à rompre quelque membre du navire, pour les grands coups de mer qu'il souffroit à tout moment, ou que les vagues furieuses, qui donnoient jusques par dessus la Dunette abysmassent nostre navire; car elles avaient desja rompu & emporté les galleries, avec tout ce qui estoit dedans; c'est pourquoy on fut contrainct de mettre bas toutes les voiles, & demeurer les bras croisez; portez à la mercy des flots, & balotez d'une estrange façon pendant ces furies. Que s'il y avoit quelque coffre mal amarré, on l'entendoit rouler, & quelquesfois la marmite estoit renversee, & en dinant ou soupant si nous ne tenions bien nos plats, ils voloient d'un bout de la table à l'autre, & les falloit tenir aussi bien que la tasse à boire, selon le mouvement du navire, que nous laissions aller à la garde du bon Dieu, puis qu'il ne gouvernoit plus.

Pendant ce temps là, les plus devots prioyent Dieu, mais pour les mattelots, je vous asseure que c'est alors qu'ils sont moins devots, & qu'ils taschent de dissimuler l'apprehension qu'ils ont du naufrage, de peur que venans à en echapper ils ne soient gaussez les uns des autres, pour la crainte et la peur qu'ils auroient témoigné par leurs devotions, ce qui est une vraye invention du diable, pour faire perdre les personnes en mauvais estat. Il est tres-bon de ne se point troubler, voire tres-necessaire pour chose qui arrive, à cause qu'on en est moins apte de se tirer du danger, mais il ne s'en faut pas monstrer plus insolent, ains se recommander à Dieu, & travailler à ce à quoy on pense estre expedient & necessaire à son salut & delivrance. Or ces tempestes bien souvent nous estoient presagees par les Marsoins, qui environnoient nostre vaisseau par milliers, se jouans d'une façon fort plaisante, dont les uns ont le museau mousse & gros, & les autres pointu.

Au temps de cette tourmente je me trouvay une fois seul avec mon compagnon, dans la chambre du Capitaine, où je lisois pour mon contentement spirituel les Meditations de S. Bonaventure, ledict Pere n'ayant pas encore achevé son office, le disoit à genouils, proche la fenestre qui regarde sur la gallerie, qu'à mesme temps un coup de mer rompit un aiz du siege de la chambre, entre dedans, sousleve un peu en l'air le dit Pere, & m'enveloppe une partie du corps, ce qui m'esblouit toute la veuë; neantmoins, sans autrement m'estonner, je me leve diligemment d'où j'estois assis, à tastons, j'ouvre la porte pour donner cours à l'eau, me ressouvenant avoir ouy dire qu'un Capitaine avec son fils se trouverent un jour noyez par un coup de mer qui entra dans leur chambre. Nous eusme aussi par fois des ressaques jusqu'au grand masts, qui sont des coups tres-dangereux pour enfoncer un navire dans l'abysme des eaues. Quand la tempeste nous prit nous estions bien avant au delà des isles Assores, qui sont au Roy d'Espagne, desquelles nous n'approchasmes plus pres que d'une journee.

Ordinairement apres une grande tempeste vient un grand calme, comme en effet nous en avions quelque fois de bien importuns, qui nous empeschoient d'advancer chemin, durant lesquels les Matelots jouoient & dansoient sur le tillac; puis quend on voyoit sortir de dessous l'orizon un nuage espais, c'estoit lors qu'il fallait quitter ces exercices, & se prendre garde d'un grain de vent qui estoit enveloppé là dedans, lequel se desserrant grondant & sifflant, estoit capable de renverser nostre vaisseau sen dessus-dessous, s'il n'y eust eu des gens prests à executer ce que le maistre du navire leur commandoit. Or le calme qui nous arriva apres cette grande tempeste nous servit fort à propos, pour tirer de la mer un grand tonneau de tres-bonne huile d'olive, que nous appercusmes assez proche de nous, flottant sur les eaues, nous en apperceusmes encore un autre deux ou trois jours apres: mais la mer qui commençoit fort à enfler, nous osta le moyen de l'avoir: ces tonneaux comme il est à conjecturer, pouvoient estre de quelque navire brizé en mer par ces furieuses tourmentes & tempestes que nous avions souffertes peu de temps auparavant.

Quelques jours apres nous rencontrasmes un petit navire Anglois, qui disoit venir de la Virginie, & de quelqu'autre contree, car il avoit quantité de palmes, du petun, de la cochenille & des cuirs, il estoit tout desmaté des coups de vent qu'il avoit souffert, & pour pouvoir s'en retourner au pays d'Angleterre & d'Escosse, d'où la pluspart de son equipage estoit, ils avoient accommodé leurs masts de mizanne qui seul leur estoit resté, à la place du grand masts qui s'estoit rompu, & les autres aussi. Il pensoit s'esquiver & fuyr; mais nous allasmes à luy & l'arrestasmes, luy demandant, selon la coutume de la mer, à celuy qui est, ou pense estre le plus fort: d'où est le navire, il respondit d'Angleterre, on luy repliqua: amenez, c'est à dire, abbaissez vos voiles, sortez votre chalouppe, & venez nous faire voir vostre congé, pour en faire l'examen, que si on est trouvé sans le congé de qui il appartient, on le faict passer par la loy & commission de celuy qui le prend: mais il est vray qu'en cela comme en toute autre chose, il se commet souvent de tres-grands abus, pour ce que tel feint estre marchant, & avoir bonne commission, qui luy mesme est pirate & marchant tout ensemble, se servant des deux qualitez selon les occasions & rencontres, & ainsi nos matelots desiroient-ils la rencontre de quelque petit navire Espagnol, où il se trouve ordinairement de riches marchandises, pour en faire curee, & contenter leur convoitise: c'est pourquoy il ne faut s'approcher d'aucun navire en mer qu'à bonnes enseignes, de peur qu'un forban ne soit pris par un autre pirate. Que si demandant d'où est le navire on respond, de la mer, c'est à dire, escumeur de mer, c'est qu'il faut venir à bord, & rendre combat, si on n'ayme mieux se rendre à leur mercy & discrétion du plus fort.

C'est aussi la coustume en mer, que quand quelque navire particulier rencontre un navire Royal, de se mettre au dessous du vent, & se presenter non point coste-à-coste; mais en biaisant, mesme d'abattre son enseigne (il n'est pas neantmoins de besoin d'en avoir en si grand voyage) sinon quand on approche de terre, ou quand il faut se battre.

Pour revenir à nos Anglois, ils vindrent enfin à nous, sçavoir leur maistre de marine, & quelques autres des principaux, non toutefois sans une grande crainte & contradiction, car ils pensoient qu'on les traitteroit de la mesme sorte qu'ils ont accoutumé de traiter les François quand ils en ont le dessus: c'est pourquoy ce Maistre de navire offrit en particulier à nostre Capitaine, moy present, tout ce qu'ils avoient de marchandise en leur navire, moyennant la vie sauve, & qu'ainsi despouillez de tout, fors d'un peu de vivres, on les laissast aller; mais on leu fit aucun tort, & refusa-on leur offre, seulement on accepta un baril de patates (de sont certaines racines des Indes, en forme de gros naveaux; mais d'un goust beaucoup plus excellent) & un autre de petun, qu'ils offrirent volontairement au Capitaine, & à moy un cadran solaire que je ne voulois accepter de peur de leur en incommoder: car mon naturel ne sçauroit affliger l'affligé, bien qu'il ne merite compassion.

Le Capitaine de nostre vaissseau, comme sage, ne voulut rien determiner en ce faict de soy-mesme, sans l'avoir premierement communiqué aux principaux de son bord, & nous pria d'en dire nostre advis, qui estoit celuy que principalement il desiroit suyvre, pour ne rien faire contre sa conscience, ou qui fust digne de reprehension. Pendant que nous estions en ce conseil, on avoit envoyé quantité de nos hommes dans ce navire Anglois pour y estre les plus forts, & en ramener les principaux des leurs dans le nostre, excepté leur Capitaine lequel estoit malade, de laquelle maladie il mourut la nuict mesme. Apres avoir veu tous les papiers de ces pauvres gens, & trouvé prés d'un boisseau de lettres qui s'adressoient à des particuliers d'Angleterre, on conclud qu'ils ne pouvoient estre forbans, bien que leur congé ne fust que trop vieux obtenu, attendu qu'outre qu'ils estoient peu de monde, & encor' fort foiblement armez, ils avoient quelques chartes parties, puis toutes ces lettres les mettoient hors de soupçon, & ainsi on les renvoya en leur navire, apres nous avoir accompagnez trois jours, & pleurans d'ayse d'estre delivrez de l'esclavage ou de la mort qu'ils attendoient; ils nous firent mille remerciemens d'avoir parlé pour eux, & se prosternoient jusqu'en terre, contre leur coustume, en nous disans adieu.

Je me récreois parfois, selon que je me trouvois disposé, à voir jetter l'esvent aux baleines, & jouer les petits balenots, & en ay veu une infinité, particulierement à Gaspé, où elles nous empeschoient nostre repos par leurs soufflemens & les diverses courses des Gibars & Baleines. Gibar est une espece de Baleine, ainsi appellée, à cause d'une bosse qu'il semble avoir, ayant le dos fort eslevé; où il porte une nageoire. Il n'est pas moins grand que les Baleines, mais non pas si espais ny si gros, & a le museau plus long & plus aigu, & un tuyau sur le front, par où il jette l'eau de grande violence, quelques-uns à cette cause, l'appellent souffleur. Toutes les femelles portent & font leurs petits tous vifs, les allaitent, couvrent & contre-gardent de leurs nageoires. Les Gibars & autres Baleines dorment tenans leurs testes eslevees un peu hors, tellement que ce tuyau est à descouvert & à fleur d'eau. Les Baleines se voyent & descouvrent de loin par leur queue qu'elles monstrent souvent s'enfonçans dans la mer, & aussi par l'eau qu'elles jettent par les esvans, qui est plus d'un poinçon à la fois, & de la hauteur de deux lances, & de cette eau que la Baleine jette, on peut juger ce qu'elle peut rendre d'huile. Il y en a telle d'où l'on en peut tirer jusqu'à plus de quatre cens barriques, d'autres six-vingts poinçons, & d'autres moins, & de la langue on en tire ordinairement cinq & six barriques: & Pline rapporte, qu'il s'est trouvé des Baleines de six cens pieds de long, & trois cens soixante de large. Il y en a desquelles on en pourroit tirer davantage.

A mon retour je vis tres-peu de Baleines à Gaspé, en comparaison de l'annee precedente, & ne peux en concevoir la cause ny le pourquoy, sinon que ce soit en partie la grande abondance de sang que rendit la playe d'une grande Baleine, que par plaisir un de nos Commis luy avoit faite d'un coup d'arquebuse à croc, chargee d'une double charge; ce n'est neantmoins ny la façon, ny la maniere de les avoir: car il y faut bien d'autre invention, & des artifices desquels les Basques se sçavent bien servir, c'est pourquoy je n'en fais point de mention, & me contente que d'autres Autheurs en ayent escrit.

La premiere Baleine que nous vismes en pleine mer estoit endormie, & passant tout aupres on détourna un peu le navire, craignant qu'à son resveil elle ne nous causast quelque accident. J'en vis une entre les autres espouventablement grosse, et telle que le Capitaine, & ceux qui la virent dirent asseurement n'en avoir jamais veu de plus grosse. Ce qui fit mieux recognoistre sa grosseur & grandeur est, que se demenant & soutenant contre la mer, elle faisait voir une partie de son grand corps. Je m'estonnay fort d'un Gibar, lequel avec sa nageoire ou de sa queue, car je ne pouvois pas bien discerner ou recognoistre duquel c'estoit, frappoit si furieusement fort sur l'eau, qu'on le pouvoit entendre de fort loin, & me dit-on que c'estoit pour estonner & amasser le poisson, pour apres s'en gorger. Je vis un jour un poisson de quelque dix ou douze pieds de longueur, & gros à proportion, passer tout joignant nostre navire: on me dit que c'estoit un Requiem, poisson fort friant de chair humaine, c'est pourquoy qu'il ne fait pas bon se baigner où il y en a, pource qu'il ne manque pas d'engloutir les personnes qu'il peut attraper, ou du moins quelque membre du corps, qu'il couppe aysement avec ses deux ou trois rangees de dents qu'il a en sa gueule, & n'estoit qu'il luy convient tourner le ventre en haut ou de costé pour prendre sa proye, à cause que comme un Esturgeon, il a sa gueule sous un long museau, il devoreroit tout: mais il luy faut du temps à se tourner, & par ainsi il ne faict pas tout le mal qu'il feroit, s'il avoit sa gueule autrement.

Assez proche du Grand banc, un de nos mattelots harponna une Dorade, c'est, à mon advis, le plus beau poisson de toute la mer; car il semble que la Nature se soit delectee & ait pris plaisir à l'embellir de ses diverses & vives couleurs de sorte mesme qu'esblouit presque la veuë des regardans, en se diversifiant & changeant comme le Cameleon, & selon qu'il approche de sa mort il se diversifie & se change en ses vives couleurs. Il n'avoit pas plus de trois pieds de longueur, & sa nageoire qu'il avoit dessus le dos luy prenoit depuis la teste jusqu'à la queuë, toute dorée & couverte comme d'un or tres fin: comme aussi la queuë, ses aisleron ou nageoires, sinon que par fois il paroissoit de petites taches de la couleur d'un tres fin azur, & d'autres de vermillon, puis comme d'un argenté; le reste du corps estoit tout doré, argenté, azuré, vermillonné, & de diverses autres couleurs, il n'est pas gueres large sur le dos, ains estroict, & le ventre aussi; mais il est haut & bien proportionné à sa grandeur: nous le mangeasmes, & trouvasme tres-bon, sinon qu'il estoit un peu sec, quand il fut pris il suyvoit & se jouoit de nostre vaisseau, car le naturel ce ce poisson suit volontiers les navires: mais on en voit peu ailleurs qu'aux Molucques. Nous tirasmes aussi de la mer un poisson mort, de mesme façon qu'une grosse perche, qui avoit la moitié du corps entierement rouge; mais aucun de nos gens ne peut jamais dire ny juger quel poisson c'estoit. J'ay aussi quelquesfois veu voler hors de l'eau des petits poissons, environ de la longueur de quatre ou cinq pieds, fuyans de plus gros poissons qui les poursuyvoient. Nos mattelots herponnerent un gros Marsoin femelle, qui en avoit un un petit dans le ventre, lequel fut lardé & rosty en guise d'un levraut, puis mangé, & la femelle aussi, laquelle nos servit plusieurs jours: ce qui nous fut une grande regale pour estre las des Salines, qui est la viande ordinaire de la mer.

Assez prés du Grand-banc il se voit un grand nombre d'oyseaux de mer de diverses especes, dont les plus frequents sont des Godets, Happe-foyes, & autres, que nous appelons Foucquets, ressemblans aucunement au pigeon, sinon qu'ils sont encor' une fois plus gros, ont les pattes d'oyes, & se repaissent de poisson. Ces oyseaux servent de signal aux mariniers de l'approche dudict Grand-Banc, & de certitude de leur droicte route: mais je m'esmerveille, avec plusieurs autres, où ils peuvent faire leurs nids, & esclore leurs petits, estans si esloignez de terre. Il y en a qui asseurent, apres Pline, que sept jours avant, & sept jours apres le solstice d'hyver la mer se tient calme, & que pendant ce temps-là les Alcyons font leurs nids, leurs oeufs, & esclosent leurs petits, & que la navigation en est beaucoup plus asseurée: mais d'autres ne l'asseurent neantmoins que de la mer de Sicile, c'est pourquoy je laisse la chose à decider à de plus sages que moy. Nous prismes à Gaspé un de ces Fouquets avec une longue ligne, à l'ain de laquelle y avoit des entrailles de molluës fraisches, qui est l'invention dont on se sert pour les prendre. Nous en prismes encor' un autre de cette façon, un de ces Fouquets grandement affamé, voltigeoit à l'entour de nostre navire cherchant quelque proye: l'un de nos matelots advisé, luy presente un harang qu'il tenoit en sa main, & l'oyseau affamé y descent, et le garçon habile le prit par la patte, & fut pour nous. Nous le nourrismes & conservasmes un assez long temps dans un seau couvert, où il sçavoit fort bien pincer du bec quand on s'en vouloit approcher. Plusieurs appellent communement cet oyseau Happe-foyes, à cause de leur avidité à recueillir & se gorger des foyes des molluës que l'on jette en mer apres qu'on leur a ouvert le ventre, desquels ils sont si frians, qu'ils se hazardent d'approcher du vaisseau & navire pour en attrapper à quelque prix que ce soit.

Le Grand-banc, duquel nous avons desjà parlé, & au travers duquel il nous convenoit passer: ce sont hautes montagnes, assises en la profonde racine des abysmes des eaux lesquelles s'eslevent jusqu'à trente, quarante et soixante brasses de la surface de la mer. On les tient de six-vingts lieuës de long, d'autres disent de deux cens, & soixante de large, passé lequel on ne trouve plus de fond, non plus que par-deçà, jusqu'à ce qu'on aborde la terre. Nous y eusmes le plaisir de la pesche des molluës: car c'est le lieu où plus particulierement on y en pesche grande quantité, & sont des meilleures de Terre-neuve: en passant nous y en peschasmes un grand nombre, & quelques Flectans fort gros, qui est un fort bon poisson; mais il faict grandement la guerre aux molluës, qu'il mange en quantité, bien que sa gueule soit petite, à proportion de son corps, qui est presque faict en la forme d'un turbot ou barbuë, mais dix fois plus grand: ils sont fort-bons à manger grillés & bouillis par tranches. Cela est admirable, combien les molluës sont aspres à avaller ce qu'elles rencontrent & leur vient au devant, soit l'amorce, fer, pierre, ou toute autre chose qui tombe dans la mer, que l'on retrouve par-fois dans leur ventre, quant elles ne le peuvent revomir, c'est la cause pourquoy l'on en prend si grand quantité; car à mesme temps qu'elles apperçoivent l'amorce, elles l'engloutissent; mais il faut estre soigneux de tirer promptement la ligne, autrement elles revomissent l'ain, & s'eschappent souvent.

Je ne sçay d'où en peut proceder la cause, mais il fait continuellement un brouillas humide, froid & pluvieux sur ce Grand-banc, aussi bien en plein Esté comme en Automne, & hors dudict Banc il n'y a rien de tout cela, c'est pourquoy il y seroit grandement ennuyeux & triste, n'estoit le divertissement & la recreation de la pesche. Une chose, entr'autres, me donnoit bien de la peine lors que je me portois mal une grande envie de boire un peu d'eau douce, & nous n'en avions point par ce que la nostre estoit devenuë puante, à cause du long-temps que nous estions sur mer, & si le cidre ne me sembloit point bon pendant ces indispositions, & encor' moins pouvois-j user d'eau de vie, ny sentir le petun ou merluche, & beaucoup d'autres choses, sans me trouver mal du coeur, qui m'estoit comme empoisonné, & souvent bondissant contre les meilleures viandes, & rafraischissemens: estre couché ou appuyé me donnoit quelque allegement, lors principalement que la mer n'estoit point trop haute; mais lors qu'elle estoit fort enflee, j'estois bercé d'une merveilleuse façon, tantost couché de costé, tantost les pieds eslevez en haut, puis la teste, & tousjours avec incommodité à l'ordinaire, que si on se portoit bien tout cela ne seroit rien neantmoins, & s'y accoustumeroit-on aussi gayement que les mattelots: mais en toutes choses les commencemens sont tousjours difficiles, qui durent quelques-fois fort long-temps sur mer, selon la complexion des personnes, & la force de leurs estomachs.

Quelque temps apres avoir passé le Grand-banc, nous passasmes le Banc à vers, ainsi nommé, à cause qu'aux molluës qu'on y pesche, il s'y trouve des petits boyaux comme vers, que remuent & si elles ne sont si bonnes ny si blanches à mon advis. Nous passasmes apres tout joignant le Cap Breton (que est estimé par la hauteur de 45 degrez 3 quarts de latitude, & 14 degrez 50 minutes de declinaison de l'Aimant) entre ledict Cap Breton & l'Isle sainct Paul, laquelle Isle est inhabitée, & en partie pleine de rochers, & semble n'avoir pas plus d'une lieuë de longueur ou environ; mais ledit Cap-breton que nous avions à main gauche, est une grande Isle en forme triangulaire, qui a 80 ou 100 lieuës de circuit, & est une terre eslevee, & me sembloit voir l'Angleterre selon qu'elle se presenta à mon objet; pendant les quatre jours que pour cause de vents contraires nous conviasmes contre la coste: cette terre du Cap-breton est une terre sterile, neantmoins agréable en quelques endroitcs, bien qu'on y voye peu souvent des Sauvages, & ce qu'on nous dist. A la poincte du Cap, qui regarde & est vis-à-vis de l'Isle sainct Paul, il y a un Terre eslevé en forme quarrée, & plate au dessus, ayant la mer de trois costez, & un fossé naturel qui le separe de la terre ferme: ce lien semble avoir esté faict par industrie humaine, pour y bastir une forteresse au dessus qui seroit imprenable, mais l'ingratitude de la terre ne merite pas une si grande despence, ny qu'on pense à s'habituer en lieu si miserable & sterile.

Estans entrez dans le Golfe, ou Grande-Baye S. Laurens, par où on va à Gaspé & Isle percee, &c. nous trouvasmes dés le lendemain l'Isle aux oyseaux, tant renommee pour le nombre infiny d'oyseaux qui l'habitent: elle est esloignee environ quinze ou seize lieuës de la Grand'-terre, de sorte que de là on ne la peut autrement descouvrir. Cette Isle est estimée en l'eslevation du Pole de 49 degrez 40 minutes. Ce rocher ou Isle, à mon advis, plat un peu en talus, & a environ une petite lieuë de circuit, & est presque en ovale, & d'assez difficile accez: nous avions proposé d'y monter s'il eust faict calme, mais la mer un peu trop agitée nous en empescha. Quant il faict vent, les oyseaux s'eslevent facilement de terre, autrement il y en a de certaines especes qui ne peuvent presque voler, & qu'on peut aysement assommer à coups de bastons, comme avoient faict les Mattelots d'un autre navire; qui avant nous en avoient emply leur chalouppe, & plusieurs tonneaux des oeufs qu'ils trouverent aux nids; mais ils y penserent tomber de foiblesse, pour la puanteur extreme des ordures desdicts oyseaux. Ces oyseaux pour la pluspart, ne vivent que de poisson, & bien qu'ils soient de diverses especes, les uns plus gros, les autres plus petits, ils ne font point pour l'ordinaire plusieurs trouppes; ains comme une nuee espaisse volent ensemblement au dessus de l'Isle, & aux environs, & ne s'escartent que pour s'égayer, eslever & se plonger dans la mer: il y avoit plaisir à les voir librement approcher & roder à l'entour de nostre vaisseau, & puis se plonger pour un long temps dans l'eau, cherchans leur proye. Leurs nids sont tellement arrangez dans l'Isle selon leurs especes, qu'il n'y a aucune confusion, mais un bel ordre. Les grands oyseaux sont arrengez plus proches de leurs semblables, & les moins gros ou d'autres espèces, avec ceux qui leur conviennent, & de tous en si grande quantité, qu'à peint le pourroit-on jamais persuader à qui ne l'auroit veu. J'en mangeay d'un, que les Mattelots appellent Guillaume, & ceux du pays Apponach, de plumage blanc & noir, & gros comme une poule, avec une courte queue, & de petites aisles, qui ne cedoit en bonté à aucun gibier que nous ayons. Il y en a d'une autre espece, plus petits que les autres, & sont appellez Godets. Il y en a aussi d'une autre sorte; mais plus grands, & blancs, separez des autres en un canton de l'Isle, & sont tres difficiles à prendre, pour ce qu'ils mordent comme chiens, & les appelleoint margaux.

Proche de la mesme Isle il y en a une autre plus petite, & presque de la mesme forme, sur laquelle quelques-uns de nos Matelots estoient montez en un autre voyage precedent, lesquels me dirent & asseurerent y avoir trouvé sur le bord de la mer, des poissons gros comme un boeuf, & qu'ils en tuerent un, en luy donnant plusieurs coups de leurs armes par dessous le ventre, ayans auparavant frappé en vain une infinité de coups, & endommagé leurs armes sur les autres parties de son corps, sans le pouvoir blesser, par la grande dureté de sa peau, bien que, d'ailleurs il soit quasi sans deffence & fort massif.

Ce poisson est appellé par les Espagnols Maniti, & par d'autres Hippotame, c'est à dire, cheval de riviere, & pour moy je le prends pour l'Elephant de mer: car outre qu'il ressemble à une grosse peau enflée, il a encor' deux pieds qui sont ronds, avec quatre ongles faictes comme ceux d'un Elephant; à ses pieds il a aussi des aillerons ou nageoires, avec lesquelles il nage, & les nageoires qu'il a sur les espaules s'estendent par le milieu jusques à la queue.

Il est de poil tel que le loup marin, sçavoir gris, brun; & un peu rougeastre. Il a le teste petite comme celle d'un boeuf, mais plus deschainee, & le poil plus gros & rude, ayant deux rangs de dents de chacun costé, entre lesquelles y en a deux en chacune part, pendant de la machoire superieure en bas, de la forme de ceux d'un jeune Elephant, desquelles cet animal s'ayde pour grimper sur les rochers (à cause de ses dents, nos Mariniers l'appellent la beste à la grand dent.) Il a les yeux petits, & les aureilles courtes, il est long de vingt pieds, & gros de dix, & est si lourd qu'il n'est possible de plus. La femelle rend ses petits comme la vache, sur la terre, aussi a-elle deux mammelles pour les allaicter: en le mangeant il semble plustost chair que poisson, quant il est fraiz vous diriez que ce soit veau: & d'autant qu'il est des poissons cetasés, & portans beaucoup de lard, nos Basques & autres Mariniers en tirent des huiles fort-bonnes, comme de la Baleine, & ne rancit point, ny ne sent jamais le vieil, il a certaines pierres en la teste desquelles on se sert contre les douleurs de la pierre, & contre le mal de costé. On le tue quant il paist de l'herbe à la rive des rivieres ou de la mer, on le prend aussi avec les rets quand il est petit; mais pour la difficulté qu'il y a à l'avoir, & le peu de profit que cela apporte, outre les hazards & dangers où il se faut mettre, cela faict qu'on ne se ment pas beaucoup en peint d'en chercher & chasser. Notre Pere Joseph me dit avoir veu les dents de celuy qui fut pris, & qu'elles estoient fort grosses, & longues à proportion.

Le lendemain nous eusmes la veue de la montagne, que les Matelots ont surnommee Table de Roland, à cause de la hauteur; & les diverses entre coupures qui sont au coupeau, puis peu à peu nous approchasmes des terres jusques à Gaspé qui est estimé sous la hauteur de 40 degrés deux tiers de latitude, où nous posasmes l'anchre pour quelques jours. Cela nous fut une grande consolation: car outre le desir & la necessité que nous avions de nous approcher du feu, à cause des humiditez de la mer, l'air de la terre nous sembloit grandement soüef: toute cette Baye estoit tellement pleine de Baleines, qu'à la fin elles nous estoient fort importunes, & empechoient nostre repos par leurs esvents. Nos Matelots y pescherent grande quantité de Houmarts, Truites & autres diverses especes de poissons, entre lesquels y en avoit de fort laids, & qui ressembloient aux crapaux.

Toute cette contree de terre est fort montagneuse, & haute presque par tout, ingrate et sterile, n'y ayant rien que des Sapiniers, Bouleaux, & peu d'autres bois. Devant la rade, en un lieu un peu eslevé, on a faict un petit jardin, que les Matelots cultivent quand ils sont arrivez là, ils y sement de l'ozeille & autres petites herbes, lesquelles servent à faire du potage: ce qu'il y a de plus commode & consolatif, apres la pesche & la chasse qui est mediocrement bonne, est un beau ruisseau d'eau douce, tres-bonne à boire, qui descend au port dans la mer, de dessus les hautes montagnes qui sont à l'opposite, sur le coupeau desquelles me promenant par-fois, pour contempler l'emboucheure du grand fleuve sainct Laurens, par lequel nous devions passer pour aller à Tadoussac: apres avoir doublé cette langue de terre & Cap de Gaspé, j'y vis quelques lenteaux & perdrix, comme celles que j'ay veues du depuis dans le pays de nos Hurons: & comme je desirois m'employer tousjours à quelque chose de pieux, & qui me fournir d'un renouvellement de ferveur à la poursuitte de mon dessein, je gravois avec la poincte d'un cousteau dans l'escorce des plus grands arbres, des Croix & des noms de JESUS, pour signifier à Sathan & à ses suppost, que nous prenions possession de cette terre pour le Royaume de Jesus-Christ, & que doresnavant il n'y auroit plus de pouvoir, & que le seul & vray Dieu y seroit recogneu & adoré.

Ayant laissé nostre grand vaisseau au port, & donné ordre pour la pesche de la Mollue, nous nous embarquasmes dans une pinace nommee la Magdeleine, pour aller à Tadoussac, la voile au vent, & le cap estant doublé seulement au troisiesme jour, à cause des vents & marées contraires, nous passasmes tousjours costoyans à main gauche, la terre qui est fort haute & en suitte les Monts nostre Came, pour lors encore en partie couverts de neige, bien qu'il n'y en eust plus par tout ailleurs. Or les Matelots, qui ordinairement ne demandent qu'à rire & se recreer, pour addoucir & mettre dans l'oubly les maux passez, font icy des ceremonies ridicules à l'endroict des nouveaux venus, (qui n'ont encore pu estre empeschées par les Religieux) un d'entr'eux contre-faict le Prestre, qui feint de les confesser, en marmotant quelques mots entre ses dents, puis avec une gamelle ou grand plat de bois, lui verse quantité d'eau sur la teste, avec des ceremonies dignes des Matelots; mais pour en estre bien tost quittes & n'encourir une plus grande rigueur, il se faut racheter de quelque bouteille de vin, ou d'eau de vie, ou bien il se faut attendre d'estre bien mouillé. Que si on pense faire le mauvais ou le retif, l'on a la teste plongée jusques par fois les espaules, dans un grand bacquet d'eau qui est la disposé tout exprez, comme je vis faire à un grand garçon qui pensoit resister en la presence du Capitaine, & de tous ceux qui assistoient à cette ceremonie; mais comme le tout se faict selon leur coustume ancienne, par recreation aussi ne veulent-ils point que l'on se desdaigne de passer par la loy, ains gayement & de bonne volonté s'y sous mettre, j'entends les personnes seculieres, & de mediocre condition, ausquels seuls on fait observer cette loy.

L'Isle d'Anticosty, où l'on tient qu'il y a des Ours blancs monstrueusement grands, & qui devorent les hommes comme en Norguegue, longue d'environ 30 ou 40 lieuës, nous estoit à main droicte, & en suitte des terres plattes couvertes de Sapiniers, & d'autres petits bois, jusqu'à la rade de Tadoussac. Ceste Isle, avec le Cap de Gaspé, opposite, font l'emboucheure de cet admirable fleuve, que nous appelons de sainct Laurens, admirable, en ce qu'il est un des plus beaux fleuves du monde, comme m'ont advoué dans le pays des personnes mesme qui avoient faict le voyage des Molucques & Antipodes. Il a son entree selon qu'on peut presumer & juger, pres de 20 ou 25 lieuës de large, plus de 200 brasses de profondeur, & plus de 800 lieuës de cognoissance; & au bout de 400 lieuës elle est encore aussi large que les plus grands fleuves que nous ayons remarquez, remplie (par endroicts) d'isles & de rocher innumerables; & pour moy je peux asseurer que l'endroict le plus estroict que j'ay veu, passe la largeur de 3 & 4 fois la riviere de Seine, & ne pense point me tromper, & ce qui est plus admirable, quelques-uns tiennent que cette riviere prend son origine de l'un des lacs qui se rencontrent au fil de son cours, si bien (la chose estant ainsi) qu'il faut qu'il ait deux cours; l'un en Orient vers la France, l'autre en Occident, vers la mer du Su, & me semble que le lac des Shequiatieronons a de mesme deux descharges opposites, produisant une grande riviere, qui se va rendre dans le grand lac des Hurons, & une autre petite tout à l'opposite, qui descend et prend son cours du costé de Kebec, & se perd dans un lac qu'elle rencontre à 7 ou 8 lieuës de sa source: ce fut le chemin par où mes Sauvages me remenerent des Hurons, pour retrouver nostre grand fleuve sainct Laurens, qui conduit à Kebec.

Continuant nostre route, & vogant sur nostre beau fleuve, à quelques jours de là nous arrivasmes à la rade de Tadoussac, qui est à une lieuë du port, & cent lieuës de l'emboucheure de la riviere, qui n'a en cet endroict plus que sept ou huict lieuës de large: le lendemain nous doublasmes la poincte aux Vaches, & entrasmes au port, qui est jusques où peuvent aller les grands vaisseaux, c'est pourquoy on tient là des barques & chalouppes exprez, pour descharger les navires, & porter ce qui est necessaire à Kebec, y ayant encor environ 50 lieuës de chemin par la riviere car de penser y aller par terre c'est ce qui ne se peut esperer, ou du moins semble-il impossible pour les hautes montagnes, rochers & precipices où il se conviendroit exposer & passer: ce lieu de Tadoussac est comme un' ance à l'entrée de la riviere de Saguenay, où il y a une marée fort estrange pour la vistesse, où quelques fois il vient des vents imperieux, qui ameinent de grandes froidures: c'est pourquoy il y fait plus froid qu'en plusieurs autres lieux plus esloignez du Soleil de quelque degré.

Ce port est petit, & n'y pourroit qu'environ 20 ou 25 vaisseaux au plus. Il y a de l'eau assez, & est à l'abry de la riviere du Saguenay, & d'une petite Isle de rochers, qui est presque couppee de la mer, le reste sont montagnes hautes eslevees, où il y a peu de terre, mais force rochers & sables, remplis de bois, comme Sapins & Bouleaux, puis une petite prairie & forest auprés, tout joignant la petite Isle de rochers, à main droicte tirant à Kebec, est la belle riviere du Saguenay, bordee des deux costez de hautes & steriles montagnes, elle est d'une profondeur incroyable, comme de 100 ou 200 brasses, elle contient de large demie-lieuë en des endroits, & un quart en son entree, où il y a un courant si grand, qu'il est trois quarts de maree couru dedans la riviere qu'elle porte encore dehors, c'est pourquoy on apprehende grandement, ou que son courant ne resiste & empesche d'entrer au port, ou que la forte maree n'entraisne dans la riviere, comme il est une fois arrivé à Monsieur de Pont-gravé, lequel s'y pensa perdre, à ce qu'il nous dit, pour ce qu'il n'y peut prendre fonds, ny ne sçavoit comment en sortir, ses anchres ne luy servans de rien, ny toutes les industries humaines, sans l'assistance particuliere de Dieu, qui seul le sauva, & empescha de briser son infortuné navire.

A la rade de Tadoussac, au lieu appellé la Poincte aux Vaches, estoit dressé au haut du mont, un village de Canadiens fortifié à la façon simple & ordinaire des Hurons, pour craintes de leurs ennemis. Le navire y ayant jetté l'anchre attendant le vent & la maree propre pour entrer au port je descendis à terre, fus visiter le village, & entray dans les Cabanes des Sauvages, lesquels je trouvay assez courtois, m'asseant par-fois auprés d'eux, je prenois plaisir à leurs petites façons de faire & à voir travailler les femmes, les unes à matachier & peinturer leurs robes, & les autres à coudre leurs escuelles d'escorces, & faire plusieurs autres petites jolivetez avec des poinctes de porcs espics, teintes en rouge cramoisi. A la verité je trouvay leur manger maussade & fort à contre-coeur, n'estant accoustumé à ces mets sauvages, quoy que leur courtoisie & civilité non sauvage m'en offrit, comme aussi d'un peu d'eau de riviere à boire, qui estoit là dans un chaudron fort-mal net, dequoy je les remerciay humblement. Apres, je m'en allay au port par le chemin de la forest, avec quelques François que j'avois de compagnie: mais à peine y fusmes-nous arrivez, & entrez dans nostre barque, qu'il pensa nous y arriver quelque disgrace. Ce fut que le principal Capitaine des Sauvages, que nous nommions la Foriere, estant venu nous voir dans nostre barque, & n'estant pas content du petit present de figues que nostre Capitaine luy avoit faict au sortir du vaisseau, il les jetta dans la riviere par despit, & advisa ses sauvages d'entrer tous fil-à-fil dans nostre barque, & d'y prendre & emporter toutes les marchandises qui leur faisoient besoin, & d'en donner si peu de pelleteries qu'ils voudroient, puis qu'on ne l'avoit pas contenté. Ils y entrerent donc tous avec tant d'insolence & de bravade, qu'ayans eux-mesmes ouvert les coutil, & tiré hors de dessous les tillacs ce qu'ils voulurent, ils n'en donnerent pour lors de pelleterie qu'à leur volonté, sans que les en peust empescher ou resister. Le mal pour nous fut, d'y avoir laissé entrer trop à la fois, veu le eu de gens que nous estions, car nous n'y estions lors que six ou sept, le reste de l'equipage ayant esté envoyé ailleurs: c'est ce qui fit filer doux à nos gens, & les laisser ainsi faire, de peur d'estre assommez ou jettez dans la riviere, comme ils en cherchoient l'occasion, ou quelque couverture honneste pour le pouvoir librement faire, sans en estre blasmez.

Le soir tout nostre equipage estant de retour, les Sauvages ayans crainte, ou marris du tort qu'ils avoient faict aux François, tindrent conseil entr'eux & adviserent en quoy & de combien ils les pouvoient avoir trompez, & s'estans cottisez apporterent autant de pelleteteries, & plus que ne valloit le tort qu'ils avoient faict, ce que l'on receut, avec promesse d'oublier tout le passé, & de continuer tousjours dans l'amitié ancienne, & pour asseurance & confirmation de paix, on tira deux coups de canon, & les fit on boire un peu de vin, ce qui les contenta fort, & nous encor' plus car à dire vray, on craint plus de mescontenter les Sauvages, qu'ils n'ont d'offencer les Marchands.

Ce Capitaine sauvage m'importuna fort de luy donner nostre Croix & nostre Chappelet, qu'il appelloit JESUS (du nom mesme qu'ils appellent le Soleil) pour pendre à son col, mais je ne pus luy accorder, pour estre en lieu où je n'en pouvois recouvrer un autre. Pendant ce peu de jours que nous fusmes là, on pescha grande quantité de Harangs & de petits Oursins, que nous amassions sur le bord de l'eau, & les mangions en guise d'Huitres. Quelques-uns croyent en France que le Harang frais meurt à mesme temps qu'il sort de son element, j'en ay veu neantmoins sauter vifs sur le tillac un bien peu de temps, puis mourroient; les Loups marins se gorgeoient aussi par-fois en nos filets des Harangs que nous y prenions, sans les en pouvoir empescher, & estoient si fins & si rusez, qu'ils sortoient par-fois leurs teste hors de l'eau, pour se donner garde d'estre surpris, & voir de quel costé estoient les pescheurs, puis rentroient dans l'eau, & pendant la nuict nous oyons souvent leurs voix, qui ressembloient presqu'à celles des Chats huans (chose contraire à l'opinion de ceux qui ont dict & escrit que ces poissons n'avoient point de voix.)

Proche de là, sur le chemin de Kebec, est l'Isle aux Allouettes, ainsi nommee, pour le nombre infiny qui s'y en trouve par-fois. J'en ay eu quelques-unes en vie, elles ont leur petit capuce en teste comme les nostres, mais elles sont un peu plus petits, et de plumage un peu plus gris, & moins obscur, mais le goust de la chair en est de mesme. Cette Isle n'est presque, pour la pluspart, que de sable, qui faict que l'on en tue un grand nombre d'un seul coup d'arquebuse car donnant à fleur de terre, le sable en tue plus que ne faict la poudre de plomb, tesmoin celuy qui en tua trois cens & plus d'un seul coup.

Sur ce mesme chemin de Kebec, nous trouvasme aussi en divers endroicts plusieurs grandes troupes de Marsoins, entierement & parfaictement blanc comme neige par tout le corps, lesquels proche les uns des autres, se jouoyent, & se soustenans monstroient ensemblement une partie de leurs grands corps hors de l'eau, qui est à peu prés, gros comme celuy d'une vache, & long à proportion, & à cause de cette pesanteur, & que ce poisson ne peut servir que pour en tirer de l'huile: l'on ne s'amuse pas à cette pesche, par tout ailleurs nous n'en n'avons point veu de blancs ny de si gros: car ceux de la mer sont noirs, bons à manger, & beaucoup plus petits. Il y a aussi en chemin des Echos admirable, qui repetent & sonnent tellement les paroles & si distinctement; qu'ils n'en obmettent une seule syllabe, & diriez proprement que ce soient personnes qui contrefont ou repetent ce que vous dites ou chantez.

Nous passasmes apres, joignans l'Isle aux Coudres, laquelle peut contenir environ une lieuë & demie de long, elle est quelque peu unie, venans en diminuant par les deux bouts, assez agreable, à cause des bois qui l'environnent, distante de la terre du Nord d'environ demye lieuë. De l'Isle aux Coudres, costoyans la terre nous fusmes au Cap de Tourmente, distant de Kebec sept ou huict lieuës: Il est ainsi nomme, d'autant que pour peu qu'il fasse de vent la mer s'y esleve comme si elle estoit pleine, en ce lieu l'eau commence à estre douce, & les Hyvernaux de Kebec y vont prendre & amasser le foin en ces grandes prairies (en la saison) pour le bestail de l'habitation. De là nous fusmes à l'Isle d'Orleans, où il y a deux lieuës, en laquelle du costé du Su, y a nombre d'Isles qui sont basses, couvertes d'arbres, & sont agreables, remplies de grandes prairies & force gibier, contenans les unes environ deux lieuës, & les autres un peu plus ou moins. Autour d'icelles y a force rochers & basses, fort dangereuses à passer, qui sont esloignees environ de deux lieuës de la grand'terre du Su. Ce lieu est le commencement du beau & bon pays de la grande riviere. Au bout de l'Isle il y a un saut ou torrent d'eau, appellé de Montmorency, du costé du Nord, qui tombe dans la grand'riviere avec grand bruit & impetuosité. Il vient d'un lac qui est quelques dix ou douze lieuës dans les terres, & descend de dessus une costes qui a prés de 25 toises de haut, au dessus de laquelle la terre est unie & plaisante à voir, bien que dans le pays on voye des hautes montagnes qui paroissent, mais esloignées de plusieurs lieuës.




De Kebec, demeure des François, &
des Peres Recollets.

CHAPITRE III

E l'Isle d'Orleans nous voyons à plein Kebec devant nous, basty sur le bord d'un destroit, de la grande riviere sainct Laurens, qui n'a en cet endroict qu'environ un bon quart de lieuë de largeur, au pied d'une montagne, au sommet de laquelle est le petit fort de bois, basty pour la deffence du pays, pour Kebec, ou maison des Marchands: il est à present un assez beau logis, environné d'une muraille en quarré, avec deux petites tourelles aux coins que l'on y a faictes depuis peu pour la seureté du lieu. Il y a un autre logis au dessus de la terre haute, en lieu fort commode, où l'on nourrit quantité de bestail qu'on y a mené de France, on y seme aussi tous les ans force bled d'inde & des pois, que l'on traicte par apres aux Sauvages pour des pelleteries: Je vis en ce desert un jeune pommier qui y avoit esté apporté de Normandie, chargé de fort-belles pommes, & des jeunes plantes de vignes qui y estoient bien-belles, & tout plein d'autres petites choses qui tesmoignoient la bonté de la terre. Nostre petit Couvent est à demye lieuë de là, en un tres bel endroict, & autant agreable qu'il s'en puisse trouver, proche une petite riviere, que nous appellons de sainct Charles, qui a flux & reflux, là où les Sauvages peschent une infinité d'anguilles en Automne, & les François tuent le gibier qui y vient à foison: les petites prairies qui la bordent sont esmaillées en Esté de plusieurs petites fleurs, particulierement de celles que nous appellons Cardinales & Mattagons, qui portent quantité de fleurs en une tige, qui a prés six, sept, & huict pieds de haut, & les Sauvages en mangent l'oignon cuit sous la cendre qui est assez bon. Nous en avions apporté en France, avec des plantes de Cardinales, comme fleurs rares, mais elles n'y point profité, ny parvenues à la perfection, comme elles font dans leur propre climat & terre naturelle.

Nostre jardin & verger est aussi tres-beau, & d'un bond fond de terre: car toutes nos herbes & racines y viennent tres-bien, & mieux qu'en beaucoup de jardins que nous avons en France, & n'estoit le nombre infiny de Mousquites & Coufins qui s'y retrouvent, comme en tout autre endroict de Canada pendant l'Esté, je ne sçay si on pourroit rencontrer une plus agreable demeure: car outre la beauté & bonté de la contree avec le bon air, nostre logis est fort commode pour ce qu'il contient, ressemblant neantmoins plustost à une petite maison de Noblesse des champs, que non pas à un Monastere de Freres Mineurs, ayant esté contraincts de le bastir ainsi, tant à cause de nostre pauvreté, que pour se fortifier en tout cas contre les Sauvages, s'ils vouloient nous en dechasser. Le corps de logis est au milieu de la cour, comme un donjon, puis les courtines & rempars faits de bois, avec quatre petits bastions faits de mesme aux quatre coins, eslevez environ de douze à quinze pieds de raiz de terre, sur lequel on a dressé & accommodé des petits jardins, puis la grand-porte avec une tour quarrée au dessus faicte de pierre, laquelle nous sert de Chappelle, & un beau fossé naturel, qui circuit apres tout l'alentour de la maison & du jardin qui est joignant, avec le reste de l'enclos, qui contient quelques six ou sept arpens de terre ou plus, à mon advis. Les Framboisiers qui sont là és environs, y attirent tant de Tourterelles (en la saison) que c'est un plaisir d'y en voir des arbres tous couvers, aussi les François de l'habitation y vont souvent tirer, comme au meilleur endroict & moins penible. Que si nos Religieux veulent aller à Kebec, ou ceux de Kebec venir chez nous, il y a à choisir de chemin, par terre ou par eau, selon le temps & la saison, qui n'est pas une petite commodité, de laquelle les Sauvages se servent aussi pour nous venir voir, & s'instruire avec nous du chemin du Ciel, & de la cognoissance d'un Dieu faict homme, qu'ils ont ignoré jusques à present. On tient que ce lieu de Kebec est par les 46 degrez & demy plus sud que Paris, de prés de deux degrez, & neantmoins l'Hyver y est plus long, & le pays plus froid, tant à couse d'un vent de Nor-ouest qui y ameine ces furieuses froidures quand il donne, que pour n'estre pas le pays encore guères habité & deserté, & ce par la negligence & peu d'affection des Marchans qui se sont contez jusques à present d'en tirer les pelleteries & le profit, sans y avoir moulu employer aucune despense, pour la culture, peuplade ou advance du pays, c'est pourquoy ils n'y sont gueres plus advancez que le premier jour, pour crainte, disent-ils, que les Espagnols ne les en missent dehors, s'ils y avoient faict valoir la contree. Mais c'est une excuse bien foible, & qui n'est nullement recevable entre gens d'esprit & d'experience, qui sçavent tres bien qu'on s'y peut tellement accommoder & fortifier, si on y vouloit faire la despense necessaire, qu'on n'en pourroit estre chassé par aucun ennemy; mais si on n'y veut rien faire davantage que du passé, la France Antartique aura tousjours un nom en l'air, & nous une possession imaginaire en la main d'autruy, & si la conversion des Sauvages sera toujours imparfaicte, qui ne se peut faire que par l'assistance de quelques colonnes de bons & vertueux Chrestiens, avec la doctrine & l'exemple de bons Religieux.

Apres nous estre rafraischis deux ou trois jours avec nos Freres dans nostre petit Couvent, nous montasmes avec les barques par la mesme riviere sainct Laurens, jusques au Cap de Victoire, que les Hurons appellent Onthrandéen, pour y faire la traicte: car là s'estoient cabanez grand nombre de Sauvages de diverses Nations; mais avant que d'y arriver nous passasmes par le lieu appellé de saincte Croix, puis par les trois rivieres, qui est un pays tres-beau, & remply de quantité de beaux arbres & toute la route unie & fort plaisante, jusques à l'entrée du Saut sainct Louis, où il y a de Kebec plus de 60 ou 70 lieuës de chemin. Des trois rivieres nous passasmes par le lac sainct Pierre, que contient quelques huict lieuës de longueur, & quatre de large, duquel l'eau y est presque dormante, & fort poissonneux; puis arrivasmes au Cap de Victoire le jour de la saincte Magdeleine.




Du Cap de Victoire aux Hurons, &
comme les Sauvages se gouvernent
allant en voyage &
par pays.

CHAPITRE IIII.

E lieu du Cap de la Victoire ou de Massacre, est à douze ou quinze lieuës au deçà de la Riviere des Prairies, ainsi nommee, pour la quantité d'Isles plattes & prairies agreables que cette riviere, & un beau & grand lac y contient, la riviere des Yroquois y aboutit à main gauche, comme celle des Ignierhonons, qui est encore une Nation d'Yroquois, aboutit à celle du Cap de Victoire: toutes ces contrées sont tres-agreables, & propres à y bastir des villes, les terres y sont plattes & unies, mais un peu sablonneuses, les rivieres y sont poissonneuses, & la chasse & l'air fort bon, joint que pour la grandeur & profondeur de la riviere, les barques y peuvent aller à la voile quand les vents sont bons, & à faute de bon vent on se peut servir d'avirons.

Pour revenir donc au Cap de Victoire, la riviere en cet endroict, n'a environ que demye lieuë de large & dés l'entree se voyent tout d'un rang 6 ou 7 Isles fort agreables, & couvertes de beaux bois, les Hurons y ayans faict leur traitte, & agreé pour quelques petits presens de nous conduire en leur pays le Pere Joseph, le Pere Nicolas & moy: nous partismes en mesme temps avec eux, apres avoir premierement invoqué l'assistance de nostre Seigneur, à ce qu'il nous conduist & donnast un bon & heureux succez à nostre voyage, le tout à sa gloire, & nostre salut, & au bien & conversion de ces pauvres peuples.

Mais pour ce que les Hurons ne s'associent que cinq à cinq, ou six à six pour chacun canot, ces petits vaisseaux ne pouvans pour le plus, contenir qu'un d'avantage avec leurs marchandises: il nous fallut necessairement separer, & nous accommoder à part, chacun avec une de ses societez ou petit canot, qui nous conduirent jusques dans leur pays sans nous plus revoir en chemin que les deux premiers jours que nous logeasmes avec le Pere Joseph, & puis plus, jusques à plusieurs sepmaines apres nostre arrivee au pays des Hurons; mais pour le Pere Nicolas, je le trouvay pour la premiere fois, environ deux cens lieuës de Kebec, en une Nation que nous appellons Epicerinis ou Sorciers, & en Huron Squekaneronons.

Nostre premier giste fut à la riviere des Prairies, qui est à cinq lieuës au dessous du Saut sainct Louis, où nous trouvasmes desja d'autres Sauvages cabanez, qui faisoient festin d'un grand Ours, qu'ils avoient pris & poursuivy dans la riviere, pensant se sauver aux Isles voysines, mais la vitesse des Canots l'ataignit, & fut tué à coup de flesches & de massue. Ces Sauvages en leur festin, & caressant la chaudiere, chantoient tous ensemblement, puis alternativement d'un chant si doux & agreable, que j'en demeuray tout estonné, & ravy d'admiration: de sorte que depuis je n'ay rien ouy de plus admirable entr'eux; car leur chant ordinaire est assez mal-gracieux.

Nous cabanasmes assez proche d'eux, & fismes chaudiere à la Huronne, mais je ne pu encor' manger de leur Sagamité pour ce coup, pour n'y estre pas accoustumé, & me fallut ainsi coucher sans souper, car ils avoient aussi mangé en chemin un petit sac de biscuit de mer que j'avois pris aux barques, pensant qu'il me deust durer jusques aux Hurons mais ils n'y laisserent rien de reste pour le lendemain, tant ils le trouverent bon. Nostre lict fut la terre nue, avec une pierre pour mon chevet, plus que n'avoient nos gens, qui n'ont accoustumé d'avoir la teste plus haute que les pieds; nostre maison estoit deux escorces de bouleaux, posées contre quatre petites perches fichees en terre, & accommodees, en panchans au dessus de nous. Mais pour ce que leur façon de faire, & leur maniere de s'accommoder allans en voyage, est presque tousjours de mesme; Je diray succinctement cy-aprés comme ils s'y gouvernent.

C'est, que pour pratiquer la patience à bon escient, & patir au delà des forces humaines, il ne faut qu'entreprendre des voyages avec les Sauvages, & specialement long temps, comme nous fismes: car il se faut resoudre d'y endurer & patir, outre le danger de perir en chemin, plus que l'on ne sçauroit penser, tant de la faim, que de la puanteur que ces salles maussades rendent presque continuellement dans leurs Canots, ce qui seroit capable de se desgouter du tout de si desagreables compagnies, que pour coucher tousjours sur la terre nue par les champs, marcher avec grand travail dans les eauës & lieux fangeux, & en quelques endroicts par des rochers & bois obscurs & touffus, souffrir les pluyes sur le dos, toutes les injures des saisons & du temps, & la morsure d'une infinie multitude de Mousquites & Coufins, avec la difficulté de la langue pour pouvoir s'expliquer suffisamment, & manifester ses necessitez, & n'avoir aucun Chrestien avec soy pour se communiquer & se consoler au milieu de ses travaux, bien que d'ailleurs les Sauvages soient toutesfois assez humais (au moins l'estoient les miens) voire plus que ne sont beaucoup de personnes plus polies & moins sauvages: car me voyant passer plusieurs jours sans pouvoir presque manger de leur Sagamité, ainsi sallement & pauvrement accommodé, ils avoient quelque compassion de moy, & m'encourageoient & assistoient au mieux qu'il leur estoit possible, & ce qu'ils pouvoient estoit peu de chose: cela alloit bien pour moy, qui m'estois resous de bonne-heure à endurer de bon coeur tout ce qu'il plairoit à Dieu m'envoyer: ou la mort, ou la vie: c'est pourquoy je me maintenois assez joyeux nonobstant ma grande debilité, & chantois souvent des Hymnes pour ma consolation spirituelle, & le contentement de mes Sauvages, qui m'en prioient par-fois, car ils n'ayment point à voir les personnes tristes & chagrines, ny impatientes pour estre eux-mesmes beaucoup plus patiens que ne sont communément nos François, ainsi l'ay je veu en une infinité d'occasion: ce qui me faisoit grandement rentrer en moy mesme, & admirer leur constance, & le pouvoir qu'ils ont sur leurs propres passions, & comme ils sçavent bien se supporter les uns les autres, & s'entresecourir & assister au besoin; & peux dire avec verité, que j'ay trouvé plus de bien en eux, que je ne m'estois imaginé, & que l'exemple de leur patience estoit cause que je m'esforçois d'avantage à supporter joyeusement & constamment tout ce qui m'arrivoit de fascheux, pour l'amour de mon Dieu, & l'edification de mon prochain.

Estans donc par les champs, l'heure de se cabaner menue, ils cherchoient à se mettre en quelque endroict commode sur le bord de la riviere, ou autre part, où se pût aysement trouver du bois sec à faire du feu, puis un avoit soin d'en chercher & amasser, un autre de dresser la Cabane, & le bois à pendre la chaudiere au feu, un autre de chercher deux pierres plattes pour concasser le bled d'Inde sur une peau estenduë contre terre, & apres le verser & faire bouillir dans la chaudiere; estant cuit fort clair, on dressoit le tout dans les escuelles d'escorces, que pour cet effect nous portions quant & nous avec des grande cuiliers, comme petits plats, desquelles on se sert à manger cette Menestre & Sagamite soir & matin, qui sont les deux fois seulement que l'on fait chaudiere par jour, sçavoir quand on est cabané au soir, & au matin avant que partir, & encore quelquesfois ne la faisions-nous point, de haste que nous avions de partir, & par-fois la faisions-nous avant-jour: que si nous nous rencontrions deux mesnages en une mesme Cabane, chacun faisoit sa chaudiere à part, puis tous ensemblement les mangions l'une apres l'autre, sans aucun debat ny contention, & chacun participoit & à l'une & à l'autre: mais pour moy je me contentois, pour l'ordinaire, de la Sagamite des deux qui m'agreoit d'avantage, bien qu'à l'une & à l'autre il y eust tousjours des salletez & ordures, à couse, en partie, qu'on servoit tous les jours de nouvelles pierres, & assez mal nettes, pour concasser le bled, joint que les escuelles ne pouvoient sentir gueres bon: car ayans necessité de faire de l'eau en leur Canot, ils s'en servoient ordinairement en cette action mais sur terre ils s'accroupissoit en quelque lieu à l'escart avec de l'honnesteté & de la modestie qui n'avoit rien de sauvage.

Ils faisoient par-fois chaudiere de bled d'Inde non concassé, & bien qu'il fust toujours fort dur, pour la difficulté qu'il y a à le faire cuire, il m'agreoit d'avantage au commencement, pour ce que je le prenois grain à grain, & par ainsi je le mangeois nettement & à loisir en marchant, & dans notre Canot. Aux endroits de la riviere & des lacs où ils pensoient avoir du poisson, ils y laissoient traisner apres-eux une ligne, à l'ain de laquelle ils avoient accommodé & lié de la peau de quelque grenouille qu'ils avoient escorchee, & par fois ils y prenoient du poisson, qui servoit à donner goust à la chaudiere: mais quand le temps ne les pressoit point, comme lors qu'ils descendoient pour la traicte, le soir ayans cabané, une partie d'eux alloient tendre leurs rets dans la rivieres, en laquelle ils prenoient souvent de bons poissons comme Bricgets, Esturgeons & des Carpes, qui ne sont neantmoins belles, ni si bonnes, ni si grosses que les nostres, puis plusieurs autres especes de poissons que nous n'avons pas par deçà.

Le bled d'Inde que nous mangions en chemin, ils l'alloient chercher de deux en deux jours en de certains lieux escartez où ils l'avoient caché en descendans, dans de petits sacs d'escorces de Bouleau: car autrement ce leur seroit trop de peine de porter toujours quant & eux tut le bled qui leur est necessaire en leur voyage, & m'estonnois grandement comme ils pouvoient si bien remarquer tous les endroicts où ils l'avoient caché, sans se mesprendre aucunement, bien qu'il fust par-fois fort esloigné du chemin, & bien avant dans les bois, ou enterré dans le sable.

La maniere & l'invention qu'ils avoient à tirer du feu, & laquelle est pratiquee par tous les peuples Sauvages, est telle. Ils prenoient deux bastons de bois de saulx, tillet, ou d'autre espece, secs & legers, puis en accommodoient un d'environ la longueur d'une coudee, ou peu moins, & espaix d'un doigt ou environ, & ayans sur le bord de la largeur un peu cavé de la pointe d'un cousteau, ou de la dent d'un Castor, une petite fossette avec un petit cran de costé, pour faire tomber à bas sur quelque bout de meiche, ou chose propre à prendre feu, la poudre réduite en feu, qui devoit tomber du trou: ils mettoient la poincte d'un autre baston du mesme bois, gros comme le petit doigt, ou peu moins, dans ce trou ainsi commencé, & estans contre terre le genouil sur le bout du baston large, ils tournoient l'autre entre les deux mains si soudainement & si longtemps, que les deux bois estans bien ci-chauffés, la poudre qui en sortoit à cause ce cette continuelle agitation se convertissoit en feu, duquel ils allumoient un bout de leur corde seiche, qui conserve le feu come meiche d'arquebuze: puis aprés avec un peu de menu bois sec ils faisoient du feu pour faire chaudiere. Mais il faut noter que tout bois n'est propre à en tirer du feu, ains de particulier que les Sauvages sçavent choisir. Or quand ils avoient de la difficulté d'en tirer, ils deminçoient dans ce trou un peu de charbon, ou un peu de bois sec en poudre, qu'ils prenoient à quelque souche, s'ils n'avoient un baston large, comme j'ay dict, ils en prenoient deux ronds, & les lioient ensemble par les deux bouts, & estans couchez le genouil dessus pour les tenir, mettoient entre-deux la poincte d'un autre baston de ce bois, faict de la façon d'une navette de tisser, & le tournoient par l'autre bout entre deux mains, comme j'ay dit.

Pour revenir donc à nostre voyage, nous ne faisions chaudiere que deux fois le jour, & n'en pouvant gueres manger à la fois, pour n'y estre encor' accoustumé, il me faut demander si je patissois grandement de necessité plus que mes Sauvages, qui estoient accoustumez à cette maniere de vivre, joint que petunant assez souvent durant le jour, cela leur amortissoit la faim.

L'humanité de mon hoste estoit remarquable, en ce que n'ayant pour toute couverture qu'une peau d'Ours à se couvrir, encor' m'en faisoit-il part quand il pleuvoit la nuict sans que je l'en priasse, & mesme me disposoit la place le soir, où je devois reposer la nuict, y accommodant quelques petits rameaux, & une petite natte de jonc qu'ils ont accoustumé de porter quant & eux en de longs voyages, & compatissant à ma peine & foiblesse, il m'exemptoit de nager & de tenir l'aviron, qui n'estoit pas me descharger d'une petite peine, outre le service qu'il me faisoit de porter mes hardes & mon pacquet aux Saults, bien qu'il fust desja assez chargé de sa marchandise, & du Canot qu'il portoit sur son espaule parmy de si fascheux & penibles chemins.

Un jour ayant pris le devant, comme je faisois ordinairement, pendant que mes Sauvages deschargeoient le Canot, pource qu'ils alloient (bien que chargez) d'un pas beaucoup plus viste que moy, & m'approchant d'un lac, je sentis la terre bransler sous moy, comme une Isle flotante sur les eauës; & de faict, je m'en retiray bien doucement, & allay attendre mes gens sur un grand Rocher là aupres, de peur que quelque inconvenient ne m'arrivast: il nous falloit aussi par-fois passer sur de fascheux bourbiers, desquels à toute peint pouvions nous retirer, & particulierement en un certain marest joignant un lac, où l'on pourroit facilement enfoncer jusques par-dessus la teste, comme il arriva à un François qui s'enfonça tellement, que s'il n'eust eu les jambes escaqrquillees au large, il eust esté en grand danger, encor enfonça-il jusque aux reins. On a aussi quelques-fois bien de la peine à se faire passage avec la teste & les mains parmi les bois touffus, où il s'y en rencontre aussi grand nombre de pourris & tombez les uns sur les autres, qu'il faut enjamber, puis des rochers, pierres & autres incommoditez qui augmentent le travail du chemin, outre le nombre infiny de Mousquites qui nous faisoient incessamment une tres-cruelle & fascheuse guerre, & n'eust esté le soin que je portois à me conserver les yeux, par le moyen d'une estamine que j'avois sur la face, ces meschans animaux m'auroient rendu aveugle beaucoup de fois, comme on m'avoit adverty, & ainsi en estoit il arrivé à d'autres, qui en perdirent la veue par plusieurs jours, tant leur picqueure & morsure est venimeuse à l'endroict de ceux qui n'ont encor'pris l'air du pays. Neantmoins pour toute diligence que je pûs apporter à m'en deffendre, je ne laissay pas d'en avoir le visage, les mains & les jambes offencees. Aux Hurons, à cause que le pays est descouvert & habité, il n'y en a pas si grand nombre, sinon aux forest & lieux où les vents ne donnent point pendant les grandes chaleurs de l'Esté.

Nous passasmes par plusieurs Nations Sauvages; mais nous n'arrestions qu'une nuict à chacune, pour tousjours advancer chemin, excepté aux Epicerinys & Sorciers, où nous sejournasmes deux jours, tant pour nous reposer de la fatigue du chemin, que pour traiter quelque chose avec cette Nation. Ce fut là où je trouvay le Pere Nicolas proche le lac, où il m'attendoit. Cette heureuse rencontre & entre-veue nous resjouyt grandement, & nous nous consolasmes avec quelques François, pendant le peu de sejour que nos gens firent là. Nostre festin fut d'un peu de poisson que nous avions & des Citrouilles cuittes dans l'eau, que je trouvay meilleures que viande que j'aye jamais mangee, tant j'estois abbatu & attenué de necessité, & puis fallut partir chacun separément à l'ordinaire avec ses gens. Ce peuple Epicerinyen est aussi surnommé Sorcier, pour le grand nombre qu'il y en a entr'eux, & des Magiciens que font profession de parler au Diable en de petites tours rondes & separees à l'escart, qu'ils font à dessein, pour y recevoir les Oracles, & predire ou apprendre quelque chose de leur Maistre. Ils sont aussi coustumiers à donner des sorts & de certaines maladies, qui ne se guerissent que par autre sort & remede extraordinaire, dont il y en a, du corps desquels sortent des serpents & des longs boyaux, & quelquefois seulement à demy, puis rentrent, qui sont toutes choses diaboliques, & inventees par ces malheureux Sorciers: & hors ces sorts magiques, & la communication qu'ils ont avec les Demons, je les trouvois fort humains & courtois.

Ce fut en ce village, où par m'esgard, je perdis, à mon tres-grand regret, tous mes memoires que j'avois faits, des pays, chemins, rencontres & choses remarquables que nous avions veufs depuis Dieppe en Normandie, jusques-là, & ne m'en apperceuz qu'à la rencontre de deux Canots de Sauvages, de la Nation du Bois: cette Nation est fort esloignee & dependante des Cheveux Relevez, qui ne couvrent point du tout leur honte & nudité, sinon pour cause de grand froid & de longs voyages, qui les obligent à se servir d'une couverture de peau. Ils avoient à leur col de petites fraises de plumme, & leurs cheveux accommodez de mesme parure. Leur visage estoit peint de diverses couleurs en huile, fort jolivement, les uns estoient d'un costé tout vert, & de l'autre rouge: autres sembloient avoir tout le visage couvert de passements naturels, & autres tout autrement. Ils ont aussi accoustumé de se peindre & matacher, particulierement quend ils doivent arriver, ou passer par quelqu'autre Nation, comme avoient faict mes Sauvages arrivans au Squekaneronons: c'est pour ce suject qu'ils portent de ces peintures & de l'huile avec eux en voyageans, & aussi à cause des festins, dances, ou autres assemblees, afin de sembler plus beaux, & attirer les yeux des regardans sur eux.

Une journee, apres avoir trouvé ces Sauvages, nous nous arrestames quelque temps en un village d'Algoumequins, & y entendant un grand bruit, je fus curieux de regarder par la fente d'une Cabane, pour sçavoir que c'estoit, là où je vis au dedans (ainsi que j'ay veu du depuis par plusieurs fois aux Hurons, pour semblables occasions) une quantité d'hommes, mi-partis en deux bandes, assis contre terre, & arrangez des deux costez de la Cabane, chaque bande avoit devant soy une longue perche platte, large de trois ou quatre doigts, & tous les hommes ayans chacun un baston en main, en frappoient continuellement ces perches plattes, à la cadence du son des Tortuës, & de plusieurs chansons qu'ils chantoient de toute la force de leur voix. Le Loki ou Medecin, qui estoit au haut bout avec sa grande Tortuë en main, commençoit, & les autres À pleine teste poursuyvoient, & sembloit un sabat & une vraye confusion & harmonie de Demons. Deux femmes cependant tenoient l'enfant tout nud, le ventre en haut proche d'eux, vis-à-vis de Loki, à quelque temps de là le Loki à quatre pattes, s'approchoit de l'enfant, avec des cris & hurlemens comme d'un furieux Taureau, puis souffloit environ les parties naturelles, & apres recommençoient leur tintamarre & leur ceremonie, qui finit par un festin qui se disposoit au but de la Cabane: de sçavoir que devint l'enfant, & s'il fut guery ou non, ou si on y adjousta encore quelqu'autre ceremonie, je n'en ay rien sceu depuis, pour ce qu'il nous fallut partir incontinent, apres avoir repeu & un peu reposé.

De cette Nation nous allasmes cabaner en un village d'Andarahouats, que nous disons Cheveux ou Poil levé, qui s'estoient venus poser proche la mer douce, à dessein de traicter avec les Hurons & autres qui retournoient dans la traite de Kebec, & fusmes deux jours à traitter & negotier avec eux. Ces Sauvages sont une certaine Nation qui portent leurs cheveux relevez sur le front, plus droicts que les perruques des Dames, & les font tenir ainsi droicts par le moyen d'un fer, ou d'une hache chaude, ce qui n'est point autrement de mauvaise grace; ouy bien de ce que les hommes ne couvrent point du tout leurs parties naturelles, qu'ils tiennent à descouvert, avec tout le reste du corps, sans honte ny vergongne; mais pour les femmes, elles ont un petit cuir à peu prés grand comme une serviette, ceint à l'entour des reins, & descend jusques sur le milieu des cuisses, à la façon des Huronnes. Il y a un grand peuple en cette Nation, & la pluspart des hommes sont grands guerriers, chasseurs & pescheurs. Je vis là beaucoup de femmes & filles qui faisoient des nattes de joncs, grandement bien tissuës, & embellies de diverses couleurs, qu'elles traittoient par apres pour d'autres marchandises, des Sauvages de diverses contrees, qui abordoient en leur village. Ils sont errans, sinon que quelques villages d'entr'eux sement des bleds d'Inde, & font la guerre à une autre Nation nommée Assicagueronon, qui veut dire gens de feu: car en langue Huronne, Assista signifie feu, & Eronon signifie Nation. Ils sont esloignez d'eux d'environ deux cens lieuës & plus; ils vont par trouppes en plusieurs regions & contrees, esloignees de plus de quatre cens lieuës (à ce qu'ils m'ont dit) où ils trafiquent de leurs marchandises, & eschangent pour des pelleteries, peintures, pourceleines, & autres fatras.

Les femmes vivent fort bien avec leurs marys, & ont cette coustumes avec toutes les autres femmes des peuples errans, que lors qu'elles ont leurs mois, elles se retirent d'avec leurs marys, & la fille d'avec ses pere & mere, & autres parens, & s'en vont en de certaines Cabanes escartees & esloignees de leur village, où elles sejournent & demeurent tout le temps de ces incommoditez, sans avoir aucune compagnie d'hommes, lesquels leur portent des vivres & ce qui leur est necessaire, jusqu'à leur retour, si elles mesmes n'emportent suffisamment pour leur provision, comme elles font ordinairement. Entre les Hurons, & autres peuples sedentaires, les femmes ny les filles ne sortent point de leur maison ou village, pour semblables incommoditez; mais elles font leur manger en de petits pots à part pendant ce temps-là, & ne permettent à personne de manger de leurs viandes & menestres: de sorte qu'elles semblent imiter les Juisves, lesquelles s'estimoient immondes pendant le temps de leurs fleurs. Je n'ay peu apprendre d'où leur estoit arrivé cette coustume de se separer ainsi quoy que je l'estime pleine d'honnesteté.




De nostre arrivee au pays des Hurons,
quels estoient nos exercices, & de
nostre maniere de vivre &
gouvernement dans le pays.

CHAPITRE V.

UIS, qu'avec la grace du bon Dieu, nous sommes arrivez jusques-là, que d'avoisiner le pays de nos Hurons, il est maintenant temps que je commence à en traicter plus amplement, & de la façon de faire de ses habitans, non à la maniere de certaines personnes, lesquelles descrivans leurs Histoires, ne disent ordinairement que les choses principales, & les enrichissent encore tellement, que quand on en vient à l'experience, on n'y voit plus la face de l'Autheur: car j'escrit non seulement les choses principales, comme elles sont; mais aussi les moindres & plus petites, avec la mesme naïfveté & simplicité que j'ai accoustumé.

C'est pourquoy je prie le Lecteur d'avoir pour agreable ma maniere de proceder, & d'excuser si pour mieux faire comprendre l'humeur de nos Sauvages, j'ay esté contrainct inserer icy plusieurs chose inciviles & extravagantes; d'autant que l'on ne peut pas donner une entiere cognoissance d'un pays estranger, ny ce qui est de son gouvernement, qu'en faisant voir avec le bien, le mal & l'imperfection qui s'y retrouve: autrement il ne m'eust fallu descrire les moeurs des Sauvages, s'il ne s'y trouvoit rien de sauvage, mais des moeurs polies & civiles, comme les peuples qui sont cultivez par la religion & pieté, ou par des Magistrats & sages, qui par leurs bonnes lois eussent donné quelque forme aux moeurs si difformes de ces peuples barbares, dans lesquels on void bien peu reluire la lumiere de la raison, & la pureté d'une nature espuree.

Deux jours avant nostre arrivée aux Hurons, nous trouvasmes la mer douce, sur laquelle ayans traversé d'Isle en Isle, & pris terre au pays tant desiré, par un jour de Dimanche, feste sainct Bernard, environ midy, que le Soleil donnoit à plomb: mes Sauvages ayans serré leur Canot en un bois là auprés me chargerent de mes hardes & pacquets, qu'ils avoient auparavant tousjours portez par le chemin: la cause fut la grande distance qu'il y avoit de là au Bourg, & qu'ils estoient desja plus que suffisamment chargez de leurs marchandises. Je portai donc mon pacquet avec une tres grande peine, tant pour sa pesanteur, & de l'excessive chaleur qu'il faisoit, que pour une foiblesse & debilité grande que je ressentois en tous mes membres depuis un long temps, joinct que pour m'avoir fait prendre le devant comme ils avoient accoustumé (à cause que je ne pouvois les suyvre qu'à toute peine) je me perdis du droict chemin, & me trouvay longtemps seul, sans sçavoir où j'allois. A la fin, apres avoir bien marché & traversé pays, je trouvay deux femmes Huronnes proche d'un chemin croisé & leur demanday par où il falloit aller au Bourg où je me devois rendre, je n'en sçavois pas le nom, & moins lequel je devois prendre des deux chemins, ces pauvres femmes se peinoient assez pour se faire entendre, mais il n'y avoit encore moyen. Enfin, inspiré de Dieu, je pris le bon chemin, & au bout de quelque temps je trouvay mes Sauvages assis à l'ombre sous un arbre, en une belle grande prairie, où ils m'attendoient, bien en peine que j'estois devenu: ils me firent seoir auprés d'eux, & me donnerent des cannes de bled d'Inde à succer, qu'ils avoient cueillies en un champ tout proche de là. Je pris garde comme ils en usoient, & les trouvay d'un assez bon suc: apres, passant par un autre champ plein de Fezolles, j'en cueillay un plein plat, que je fis par apres cuire dans nostre Cabane avec de l'eau quoyque l'escorce en fust desja assez dure: cela nous servit pour un second festin apres nostre arrivee.

A mesme temps que je fus apperceu de nostre ville de Quieuindahian, autrement nommee Téquemonkiayé, lieu assez bien fortifié à leur mode, & qui pouvoit contenir deux ou trois cens mesnages, en trente ou quarante Cabanes qu'il y avoit, il s'esleva un si grand bruit par toute la ville, que tous sortirent presque de leurs Cabanes pour me venir voir, & fus ainsi conduit avec grande acclamation jusques dans la Cabane de mon Sauvage, & pour ce que la presse y estoit fort grande, je fus contrainct de gaigner le haut de l'establie, & me desrober de leur presse. Les pere & mere de mon Sauvage me firent un fort bon accueil à leur mode & par des caresses extraordinaires me tesmoignoient l'ayse & le contentement qu'ils avoient de ma venuë, ils me traiterent aussi doucement que leur propre enfant & me donnerent tout sujet de louer Dieu, voyant l'humanité & fidelité de ces pauvres gens, privez de la cognoissance. Ils prirent soin que rien ne se perdist de mes petites hardes, & m'advertirent de me donner garde des larrons & trompeurs, particulierement des Quiennoncateronons, qui me venoient souvent voir, pour tirer quelque chose de moy: car entre les Nations Sauvages celle-cy est l'une des plus subtile de toutes, en faict de tromperie & de vol.

Mon Sauvage, qui me tenoit en qualité de frere, me donna advis d'appeller sa mere Senaoué, c'est à dire ma mere, puis luy ses freres Ataquen mon frere, & le refit de ses parents en suitte, selon les degrez de consanguinité, & eux de mesme m'appelloient leur parent. La bonne femme disoit Ayein, mon fils, & les autres Ataquen, mon frere, Earassé, mon cousin, Hineittan, non nepveu, Houatinoron, mon oncle, Ayatan, mon pere: selon l'aage des personnes j'estois ainsi appellé oncle ou nepveu, &c. & des autres qui ne me tenoit en qualité de parent, Yatayo, mon compagnon, mon camarade, & de ceux qui m'estimoient d'avantage: Garithouanne, grand Capitaine. Voyla comme ce peuple n'est pas tant dans la rudesse & la rusticité qu'on l'estime.

Le festin qui nous fut faict à nostre arrivee, fut de bled d'Inde pilé, qu'ils appellent Ottet, avec un petit morceau de poisson boucanné à chacun, cuit en l'eau, car c'est toute la saulce du pays, & mes Fezolles me servirent pour le lendemain: dés lors je trouvay bonne la Sagamite qui estoit faicte dans nostre Cabane, pour estre assez nettement accommodee, je n'en pouvois seulement manger lors qu'il y avoit du poisson puant demincé parmy, ou d'autres petits, qu'ils appellent Auhaitsique, ny aussi de Leindohy, qui est un bled qu'ils font pourrir dans les fanges & eauës croupies & marescageuses, trois ou quatre mois durant, duquel ils font neantmoins grand estat: nous mangions par-fois des Citrouilles du pays, cuittes dans l'eau, ou bien sous la cendre chaude, que je trouvois fort bonnes, comme semblablement des espics de bled d'Inde, que nous faisions rostir devant le feu, & d'autres esgrené, grillé comme pois dans les cendres: pour des Meures champestres nostre Sauvagesse m'en apportoit souvent au matin pour mon desjeuner, du hien de Cannes d'Honneha à succer, & autre chose qu'elle pouvoit, & avoit ce soin de faire dresser ma Sagamite la premiere, dans l'escuelle de bois ou d'escorce la plus nette, large comme un plat-bassin, & la cuillier avec laquelle je mangeois, grande comme un petit plat ou sauciere. Pour mon département & quartier, ils me donnerent à moy seul, autant de place qu'en pouvoit occuper un petit mesnage, qu'ils firent sortir à mon occasion, dés le lendemain de mon arrivee: en quoy je remarquay particulierement leur bonne affection, & comme ils desiroient de me contenter, & m'assister & servir avec toute l'honnesteté & respect deu à un grand Capitaine & chef de guerre, tel qu'ils me tenoient. Et pour ce qu'ils n'ont point accoustumé de se servir de chevet, je me servois la nuid d'un billot de bois, ou d'une pierre, que je mettois sous ma teste, & au reste couché simplement sur la natte comme eux, sans couverture ny forme de couche, & en lieu tellement dur, que le matin me levant, je me trouvois tout rompu & brisé de la teste & du corps.

Le matin, apres estre esveillé, & prié un peu Dieu, je desjeunois de ce peu que nostre Sauvagesse m'avoit apporté, puis ayant pris mon Cadran solaire, je sortois de la ville en quelque lieu escarté, pour pouvoir dire mon service en pais, & faire mes prieres & meditations ordinaires: estant environ midy ou une heure, je retournois è nostre Cabane, pour disner d'un peu de Sagamite, ou de quelque Citrouille cuitte; apres disner je lisois dans quelque petit livre que j'avois apporté, ou bien j'escrivois, & observant soigneusement les mots de la langue, que j'apprenois, j'en dressois des memoires que j'estudiois, & repetois devant mes Sauvages, lesquels y prenoient plaisir, & m'aydoient à me perfectionner avec une assez bonne methode, m'y disant souvent, Auiel, au lieu de Gabriel, qu'ils ne pouvoient prononcer, à cause de la lettre B, qui ne se trouve point en toute leur langue, non plus que les autres lettres labiales, asséhona, agnonra, & Séaconqua: Gabriel, prends ta plume & escris, puis ils m'expliquoient au mieux qu'ils pouvoient ce que je desirois sçavoir d'eux.

Et comme ils ne pouvoient par fois me faire entendre leurs conceptions, ils me les demonstroient par figures, similitudes & demonstrations exterieures, par-fois par discours, & quelquesfois avec un baston, traçant la chose sur la terre, au mieux qu'ils pouvoient, ou par le mouvement du corps, n'estans pas honteux d'en faire de bien indecents, pour se pouvoir mieux donner à entendre par ces comparaisons, plustost que par longs discours & raisons qu'ils eussent pû alleguer, pour estre leur langue assez pauvre en disetteuze de mots en plusieurs choses, & particulierement en ce qui est des mysteres de nostre saincte Religion, lesquels nous ne leur pouvions expliquer, ny mesme le Pater noster, sinon par periphrase, c'est à dire, que pour un de nos mots, il en falloit user de plusieurs des leurs: car entr'eux ils ne sçavent que c'est de Sanctification, de Regne celeste, du tres-sainct Sacrement, ny d'induire en tentation. Les mots de Gloire, Trinité, sainct Esprit, Anges, Resurrection, Paradis, Enfer, Eglise, Foy, Esperance & Charité, & autres infinis, ne sont pas en usage chez-eux. De sorte qu'il n'y a pas besoin de gens bien sçavans pour le commencement, mais bien de personnes craignans Dieu, patiens, & pleins de charité: & voilà enquoy il faut principalement exceller pour convertir ce pauvre peuple, & le tirer hors du peché & de son aveuglement.

Je sortois aussi fort souvent par le Bourg, & les visitois en leurs Cabanes & ménages, ce qu'ils trouvoient tres-bon, & m'en aymoient d'avantage, voyans que je traitois doucement & affablement avec eux, autrement ils ne m'eussent point veu de bon oeil, & m'eussent creu superbe & desdaigneux, ce qui n'eust pas esté le moyen de rien gaigner sur eux, mais plustost d'acquerir la disgrace d'un chacun, & se faire hayr de tous: car à mesme temps qu'un Estranger a donné à l'un d'eux quelque petit sujet ou ombrage de mescontentement ou fascherie, il est aussi-tost sceu par toute la ville de l'un à l'autre: & comme le mal est plustost creu que le bien, ils vous estiment tel pour un temps, que le mescontent vous a depeint.

Nostre Bourg estoit de ce costé là le plus proche voysin des Yroquois, leurs ennemis mortels, c'est pourquoy n m'advertissoit souvent de me tenir sur mes gardes, de peur de quelque surprise pendant que j'allois au bois pour prier Dieu, ou aux champs cueillir des Meures champestres: mais je n'y rencontray jamais aucun danger ny hazard (Dieu mercy) il y eut seulement un Huron qui bandit son arc contre moy, pensant que je fusse ennemy: mais ayant parlé il se rasseura, & me salua à la mode du pays, Quoye, puis il passa outre son chemin, & moy le mien.

Je visitois aussi par fois leur Cimetiere, qu'ils appellent Agosayé, admirant le soin que ces pauvres gens ont des corps morts De leurs parents & amis deffuncts, & trouvois qu'en cela ils surpassoient le pieté des Chrestiens puis qu'ils n'espargnent rien pour le soulagement de leurs ames, qu'ils croyent immortelles, & avoit besoin du secours des vivans. Que si par fois j'avois quelque petit ennuy, je me recreois & consolois en Dieu par la priere, ou en chantant des Hymnes & Cantiques spirituels, à la louange de sa divine Majesté, lesquels les Sauvages escoutoient avec attention & contentement, & me prioyent de chanter souvent, principalement apres que je leur eûs dict, que ces chants & Cantiques spirituels estoient des prieres que je faisois & addresois à Dieu nostre seigneur, pour leur salut & conversion.

Pendant la nuict j'entendois aussi parfois la mere de mon Sauvage pleurer, & s'affliger grandement, à cause des illusions du Diable. J'interrogeay mon Sauvage pour en sçavoir le sujet, il me fit response que c'estoit le Diable qui la travailloit & affligeoit, par des songes & representations fascheuses de la mort de ses parens, & autres imaginations. Cela est particulierement commun aux femmes plustots qu'aux hommes, à qui cela arrive plus rarement, bien qu'il s'y en trouve par-fois quelques-uns qui en deviennent fols & furieux, selon leur forte imagination, & la foiblesse de leur esprit, qui leur fait adjouter foy à ces ruseries diaboliques.

Il se passa un assez long temps apres mon arrivee, avant que j'eusse aucune cognoissance ny nouvelle du lieu où estoient arrivez mes Confreres, jusques à un certain jour que le Pere Nicolas accompagné d'un Sauvage me vint trouver de son village, qui n'estoit qu'à cinq lieuës du nostre, je fus fort resjouy de le voir en bonne santé & disposition, nonobstant les penibles travaux & disettes qu'il avoit souffertes depuis nostre departement de la traicte; mes Sauvages le receurent aussi volontiers à coucher en nostre Cabane, & luy firent festin de ce qu'ils pûrent, à cause qu'il estoit mon Frere, & à nos autres François, pour estre mes bons amys. Apres donc nous estre congratulez de nostre heureuse arrivee, & un peu discouru de ce qui nous estoit arrivé pendant un si long & penible chemin, nous advisasme d'aller trouver le Pere Joseph, qui estoit demeurant en un autre village, ç quatre ou cinq lieuës de nous; car ainsi Dieu nous avoit-il faict la grace, que sans l'avoir premedité, nous nous mismes à la conduite de personnes qui demeurassent si proches les uns des autres: mais pource que j'estois fort aymé de Oouchiarey mon Sauvage, & de la pluspart de ses parens, je ne sçavois comment l'advertir de nostre dessein, sans le mescontenter grandement. Nous trouvasmes enfin moyen de luy persuader que j'avois quelque affaire à communiquer à nostre Frere Joseph, & qu'allant vers luy il falloit necessairement que j'y portasse tout ce que j'avois, qui estoit autant à luy comme à moy, afin de prendre chacun ce qui luy appartenoit, ce qu'ayant dict, je pris congé d'eux leur donnant esperance de revenir en bref, ainsi je partis avec le bon Pere Nicolas, & fusmes trouver le Pere Joseph, qui demeuroit à Quieunonascaran, où je ne vous sçaurois expliquer la joye & le contentement que nous eusmes de nous revoir tous trois ensemble, qui ne fut pas sans en rendre graces à Dieu, le priant de benir nostre entreprise pour sa gloire, & conversion de ces pauvres infideles: en faitte, nous fismes bastir une Cabane pour nous loger où à grand-peine eusmes-nous le loisir de nous entre caresser, que je vis mes Sauvages (ennuyez de mon absence) nous venir visiter, ce qu'ils reitererent plusieurs fois, & nous nous estudions à les recevoir & traicter si humainement & civilement, que nous les gaignasmes, en sorte, qu'ils sembloient debattre de courtoisie à recevoir les François En leur Cabane, lors que la necessité de leurs affaires les jettoit à la mercy de ces Sauvages, que nous experimentasmes avoir esté utils à ceux qui doivent traiter avec eux, esperant par ce moyen de nous insinuer au principal dessein de leur conversion, seul motif d'un si long & fascheux voyage.

Or nous voyans parmy eux nous nous resolusmes d'y bastir un logement, pour prendre possession, au nom de Jesus Christ de ce pays, afin d'y faire les fonctions & exercer les ministere de nostre Mission ce qui fut cause que nous priames le Chef qu'ils nomment Garihoüa Androntia c'est à dire, Capitaine & Chef de la police, de nous le permettre, ce qu'il fit, apres avoir assemblé le Conseil des plus notables, & ouy leur advis: & apres qu'ils se furent efforcez de nous dissuader ce dessein, nous persuadans de prendre plustost logement en leurs Cabanes pour y estre mieux traitez. Nous obtinmes ce que nous desirions, leur ayans faict entendre qu'il estoit ainsi necessaire pour leur bien; car estans venus de si long pays pour leur faire entendre ce qui concernoit le salut de leurs ames, & le bien de la felicité eternelle, avec la cognoissance d'un vray Dieu, par la predication de l'Evangile, il n'estoit pas possible d'estre assez illuminez du Ciel pour les instruire parmy le tracas de la mesnagerie de leurs Cabanes, joint que desirans leur conserver l'amitié des François qui traitoient avec eux, nous aurions plus de credit à les conserver ainsi à part, que non pas quand nous serions cabanez parmy-eux. De sorte que s'estans laissez persuader par ces discours & autres semblable, ils nous dirent que nous fissions cesser les pluyes (qui pour lors estoient fort grandes & importunes) en priant ce grand Dieu, que nous appellions Pere, & nous disions ses serviteurs, afin qu'il les fist cesser, pour pouvoir nous accommoder la Cabane que nous desirions: si bien que Dieu favorisant nos prieres (apres avoir passé la nuict suyvante à le solliciter) il nous exauça, & les fit cesser si parfaictement, que nous eusmes un temps fort serain; dequoy ils furent si estonnez & ravis, qu'ils le publierent pour miracle, dont nos rendismes graces à Dieu. Et ce qui les confirma d'avantage, ce fut qu'apres avoir employé quelques jours à ce pieux travail, & apres l'avoir mis à sa perfection, les pluyes recommencerent: de sorte qu'ils publierent par tout la grandeur de nostre Dieu.

Je ne puis obmettre un gentil debat qui arrive entr'eux, à raison de nostre bastiment, d'un jeune garçon lequel n'y travaillant pas de bonne volonté, se plaignoit aux autres de la peine & du soin qu'ils se donnoient de bastir une Cabane à des gens qui ne leurs estoient point parens, & eust volontiers desiré qu'on eust delaissé la chose imparfaite, & nous en peine de loger avec eux dans leurs Cabanes, ou d'estre exposez à l'injure de l'air, & incommodité du temps: mais les autres Sauvages portez de meilleure volonté, ne luy voulurent point acquiescer, & le reprirent de sa paresse, & du peu d'amitié qu'il tesmoignoit à des personnes si recommandables, qu'ils devoient cherir comme parens & amys bien qu'estrangers, puis qu'ils n'estoient venus que pour leur propre bien & profit.

Ces bons Sauvages ont cette louable coustume entr'eux; que quand quelques-uns de leurs Concitoyens n'ont point de Cabane è se loger, tous unanimement prestent la main, & luy en font une, & ne l'abondonnent point que la chose ne soit mise en sa perfection, ou du moins que celuy ou ceux pour qui elle est destinée, ne la puisse aysement parachever: & pour obliger un chacun à un si pieux & charitable office, quand il est question d'y travailler, la chose se decide toujours en plein conseil, puis le cry s'en faict tous les jours par le Bourg, afin qu'un chacun s'y trouve à l'heure ordonnée, ce qui est un tres-bel ordre, & fort admirable pour des personnes sauvages, que nous croyons, & sont en effect, moins policées que nous. Mais pour nous, qui leur estions estranger, & arrivez de nouveau, c'estoit beaucoup, de se monstrer si humains que de nous en bastir avec une si commune & universelle affection, veu qu'ils ne donnent ordinairement rien pour rien aux estrangers, si ce n'est à des personnes qui le meritent, ou qui les ayent bien obligez, quoy qu'ils demandent tousjours, particulierement aux François, qu'ils appellent Agnouha, c'est à dire gens de fer, en leur lange, & les Canadiens & Montagnars nous sur-nomment Mistigoche, qui signifie en leur langue Canot ou Basteau de bois: ils nous appellent ainsi, à cause que nos Navires & Basteaux sont faicts de bois, & non d'escorces comme les leurs: mais pour le nom que nous donnent les Hurons, il vient de ce qu'auparavant nous, ils ne sçavoient que c'estoit de fer, & n'en avoient aucun usage, non plus que de tout autre metal ou mineral.

Pour revenir au parachevement de nostre Cabane, ils la dresserent environ à deux portées de flesches lin du Bourg, en un lieu que nous-mesmes avions choisi pour le plus commode, sur le costeau d'un fond, où passoit un beau & agreable ruisseau, de l'eau duquel nous nous servions à boire, & à faire nostre Sagamité, excepté pendant les grandes neiges de l'hyver, que pour cause du fascheux chemin; nous prenions de la neige proche de nous pour faire nostre manger, & ne nous en trouvasmes pont mal, Dieu mercy. Il est vray qu'on passe d'ordinaire les sepmaines & les mois entiers sans boire: car ne mangeant jamais rien de sallé ny espicé, & son manger quotidien n'estant que de ce bled d'Inde bouilly en eau, cela sert de boisson & de mangeaille, & nous nous trouvons fort bien de ne point manger de sel: aussi restons-nous pres de trois cens lieuës loin de toute eau sallée, de laquelle eussions pû esperer du sel. Et à mon retour en Canada, je me trouvois mal au commencement d'en manger; pour l'avoir discontinué trop longtemps; ce qui me faict croire que le sel n'est pas necessaire à la conservation de la vie, ny à la santé de l'homme.

Nostre pauvre Cabane pouvoit avoir environ vingt pieds de longueur, & dix ou douze de large, faicte en forme d'un berceau de jardin, couverte d'escorces par tout, excepté au faiste, où on avoit laissé une fente & ouverture exprez pour sortir la fumée; estoit ainsi achevée de nous-mesmes au mieux qu'il nous fut possible, & avec quelques haches que nous avions apportées, nous fismes une cloison de pieces de bois, separant nostre Cabane en deux: du costé de la porte estoit le lieu où nous faisions nostre mesnage, & prenions nostre repos, & la chambre intérieure nous servoit de Chappelle, car nous y avons dressé un Autel pour dire la saincte Messe; & y serrions encores nos ornements & autres petites commoditez, ce de peur de la main larronnesse des Sauvages nous tenions la petite porte d'escorce, qui estoit à la cloison, fermee & attachee, avec une cordelette. A l'entour de nostre petit logis nous Y accommodasme un petit jardin, fermé d'une petite pallissade, pour en oster le libre accez aux petits enfans Sauvages, qui ne cherchent qu'à mal faire pour la pluspart: les pois, herbes & autres petites choses que avions semees en ce petit jardin; y profiterent assez bien, encore que la terre en fust fort maigre, comme l'un des pires & moindres endroicts du pays.

Mais pour avoir faict nostre Cabane hors saison, elle fut couvere de tres mauvaise escorce, qui se décreva & fendit toute, de sorte qu'elle nous garentissoit peu ou point des pluyes qui nous tomboient partout, & ne nous en pouvions deffendre ny le jour ny la nuict, non plus que des neiges pendant l'hyver, de laquelle nous nous trouvions par-fois couverts le matin en nous levant. Si la pluye estoit aspre, elle esteignoit nostre feu, nous privoit du disner, & nous causoit tant d'autres incommoditez, que je puis dire avec verité, que jusqu'à ce que nous y eussions un peu remedié, qu'il n'y avoit pas un seul petit coin en nostre Cabane, où il ne pleust comme dehors, ce qui nous contraignoit d'y passer les nuicts entieres sas dormir, cherchans à nous tenir & ranger debouts ou assis en quelque petit coin pendant ces orages.

La Terre nue où nos genouils, nous servoient de table à prendre nostre repas ains comme les Sauvages, & n'avions non plus de nappes ny serviettes à essuyer nos doigts, ny de cousteau à couper nostre pain ou nos viandes: car le pain nous estoit interdict, & la viande nous estoit si rare, que nous avons passé des 6 sepmaines, & deux & trois mois entiers sans en manger, encor' n'estoit-ce que quelque petits morceau de Chien, d'Ours ou de Renard, qu'on nous donnoit en festin, excepté vers Pasques & en l'Automne, que quelques François nous firent part de leur chasse & gibier. La chandelle de quoy nous nous servions la nuict, n'estoit que de petits cornets d'escorce de Bouleau, qui estoient de peu de duree, & la clairté du feu nous servoit pour lire, escrire, & faire autres petites choses pendant les longues nuicts de l'hyver, ce qui n'estoit une petite incommodité.

Nostre vie & nourriture ordinaire estoit des mesmes mets & viandes que celles que les Sauvages usent ordinairement sinon que celle de nos Sagamites estoient un peu plus nettement accommodées, & que nous y mettions encore par fois de petites herbes, comme de la Marjolaine sauvage, & autres, pour y donner goust & saveur, au lieu de sel & d'espice; mais les Sauvages s'appercevans qu'il y en avoit, ils n'en voulurent nullement gouster, disans que cela sentoit mauvais, & par ainsi ils nous la laissoient manger en paix, sans nous en demander, comme ils avoient accoustumé de faire lors qu'il n'y en avoit point, aussi ne nous en refusoient-ils point en leurs Cabanes quand nous leur en demandions, & eux-mesmes nous en offroient souvent.

Au temps que les bois estoient en seve, nous faisions par-fois une fente dans l'escorce de quelque gros Bouleau, & tenans au dessous une escuelle, nous recevions le jus & la liqueur qui en distilloit, laquelle nous servoit pour nous fortifier le coeur lors que nous nous en sentions incommodez; mais c'est neantmoins un remede bien simple & de peu d'effect, & qui assadist plustost qu'il ne fortifie, & si nous nous en servions, c'estoit faute d'autre chose plus propre & meilleure.

Avant que de partir pour aller à la mer douce, le vin des Messes, que nous avions porté en un petit baril de deux pots, estant failly, nous en fismes d'autre avec des raisins du pays, qui estoit tres-bon & bouillit en nostre petit baril, & en deux autres bouteilles que nous avions, de mesmes qu'il eust pû faire en des plus grands vaisseaux, & si nous en eussions encore en d'autres, il y avoit moyen d'en faire une assez bonne provision, pour la grande quantité de vignes & de raisins qui sont en ce pays-là. Les Sauvages en mangent bien le raisin, mais ils ne les cultivent ny n'en font aucun vin, pour n'en avoir l'invention, ny les instrumens propres: Nostre mortier de bois, & une serviette de nostre Chappelle nous servirent de pressoir, & un Anderoqua, ou sceau d'escorces, nous servit de contenans nos petits vaisseaux n'estans capables de contenir tout nostre vin nouveau, nous fusmes contraincts, pour ne point perdre le res, d'en faire du raisiné, qui fut aussi bon que celuy que l'on faict en France, lequel nous servit aux jours de recreation & bonne feste de l'annee, à en prendre un petit sur la poincte d'un cousteau.

Pendant les neiges nous estions contraincts de nous attacher des raquettes sous les pieds, aussi bien que les Sauvages, pour aller querir du bois pour nous chauffer, qui est une tres-bonne invention: car avec icelles on n'enfonce point dans les neiges, & si on faict bien du chemin en peu de temps. Ces raquettes que nos Sauvages Hurons appellent Agnonia, sont deux ou trois fois grandes comme les nostres. Les Montagnars, Canadiens, & Algoumequins, hommes, femmes, filles & enfans avec icelles, suyvent la piste des animaux & la beste estant trouvee, & abatue à coups de flesches, & espees emmanchee au bout d'une demye picque, qu'ils sçavent dextrement darder ils se cabanent, & là se consolent, jouissent du fruict de leur travail, & sans ces raquettes ils ne pourroient courir l'Eslan ny le Cerfs, & par consequent il faudroit qu'ils mourussent de faim en temps d'hyver.

Pendant le jour nous estions continuellement visitez d'un bon nombre de Sauvages, & à diverses intentions; car les uns venoient pour l'amitié qu'ils nous portoient, & pour s'instruire & entretenir de discours avec nous: d'autres pour voir s'ils nous pourroient rien desrober, ce qui arrivoit assez souvent, jusqu'à prendre de nos cousteaux, cueilliers, escuelles d'escorce ou de bois, & autres choses qui nous faisoient besoin: & d'autres plus charitables nous apportoient de petits presens, comme du bled d'Inde, des Citrouilles, des Fezolles, & quelquesfois des petits Poissons boucanez, & en recompense nous lur donnions aussi d'autres petits presens, comme quelques aleines, fer à flesches, ou un peu de rassade à pendre à leur col, ou à leurs oreilles; & comme ils sont pauvres en meubles, empruntant quelqu'un de nos chaudrons, ils nous le rendoient tousjours avec quelque reste de Sagamité dedans, & quand il arrivoit de faire festin pour un deffunct, plusieurs de ceux qui nous aymoient nous en envoyoient, comme ils faisoient au reste de leurs parens & amys selon leur coustume. Ils nous venoient aussi souvent prier de festin; mais nous n'y allions que le plus rarement qu'il nous estoit possible, pour ne nous obliger à leur en rendre, & pour plusieurs autres bonnes raisons.

Quand quelque particulier Sauvage de nos amys nous venoit visiter, entrant chez-nous, la salutation estoit ho, ho, ho, qui est une salutation de joye, & la seule voix ho, ho, ne se peut faire que ce ne soit quasi en riant, tesmognans par là la joye & le contentement qu'ils avoient de nous voir; car leur autre salutation Quoye, qui est comme si on disoit: Qu'est-ce, que dites-vous, se peut prendre en divers sens, aussi est-elle commune envers les amys, comme envers les ennemis, qui respondent en la mesme maniere Quoye, ou bien plus gracieusement Yatoyo, qui est à dire mon amy, mon compagnon, mon camarade, ou disent Ataquen, mon frere, & aux filles Eadié, ma bonne amie, ma compagne, & quelquefois aux vieillards Yastan, mon pere, Honratinoyon, oncle, mon oncle, &c.

Ils nous demandoient aussi à petuner, & plus souvent pour espargner le petun qu'ils avoient dans leur sac, car ils n'en sont jamais desgarnis: mais comme la foule y estoit souvent si grande qu'à peine avions-nous place en nostre Cabane, nous ne pouvions pas leur en fournir à tous, & nous en excusions, en ce qu'eux-mesmes nous traictoient ce peu que nous en avions, & cette raison les rendoit contens. Une grande invention du Diable, qui fait su singe par tout est, que comme entre nous on salue de quelque devote priere celuy ou celle qui esternue, eux au contraire, poussez de Sathan, & d'un esprit de vengeance, entendans esternuer quelqu'un, leur salut ordinaire n'est que des imprécations, des injures, & la mort mesme qu'ils souhaittent & desirent aux Yroquois, & à tous leurs ennemis, dequoy nous les reprenions, mais il n'estoit pas encore entré en leur esprit que ce fust ma faict, d'autant que la vengeance leur est tellement coustumiere & ordinaire, qu'ils la tiennent comme vertu à l'endroict de l'ennemy estranger, & non toutefois envers ceux de leur propre Nation, desquels ils sçavent assez bien dissimuler et supporte un tort ou injure quand il faut. Et à ce propos, de la vengeance je diray que comme le General de la flotte assisté des autres Capitaines de navire, eussent par certaine ceremonie, jetté une espee dans la riviere sainct Laurens au temps de la traicte, en la presence de tous les Sauvages, pour asseurance aux meurtriers Canadiens qui avoient tué deux François, que leur faute leur estoit entierement pardonnee, & ensevelie dans l'oubly, en la mesme sorte que cette espee estoit perdue & ensevelie au fond des eauës. Nos Hurons, qui sçavent bien dissimuler, & qui tiennent bonne mine en cette action, estans de retour dans leur pays, tournerent toute cette ceremonie en risee, & s'en mocquerent, disans que toute la colere des François avoit esté noyee en cette espée, & que pour tuer un François on en seroit dores-navant quitte pour une douzaine de castors.

Pendant l'hyver, que les Epicerinys se vindrent cabaner au pays de nos Hurons, à trois lieuës de nous, ils venoient souvent nous visiter en nostre Cabane pour nous voir, & pour s'entretenir de discours avec nous: car comme j'ay dict ailleurs, ils sont assez bonnes gens, & sçavent les deux langues, la Huronne & la leur, ce que n'ont pas les Hurons, lesquels ne sçavent ny n'apprennent autre langue que la leur, soit par negligence ou pour ce qu'ils ont moins affaire de leurs voysins, que leurs voysins n'ont affaire d'eux. Ils nous parlerent par plusieurs fois d'une certaine Nation à laquelle ils vont tous les ans une fois à la traite, n'en estans esloignez qu'environ une Lune & demye, qui est un mois ou six sepmaines de chemin, tant par terre que par eau & riviere. A laquelle vient aussi trafiquer un certain peuple qui y aborde par mer, avec des grands basteaux ou navires de bois, chargez de diverses marchandises, comme haches, faictes en queuë de perdrix, des bas de chausses, avec les souliers attachez ensemble, souples néantmoins comme un gand, & plusieurs autres choses qu'ils eschangent pour des pelleteries. Ils nous dirent aussi que ces personnes-là ne portoient point de poil, ny à la barbe ny à la teste, (& pour ce par nous sur-nommez Teste pelles) & nous asseurerent que ce peuple leur avoit dict qu'il seroit fort ayse de nous voir, pour la façon de laquelle on nous avoit dépeinct en son endroit, ce qui nous fit conjecturer que ce pouvoit estre quelque peuple & nation policee & habituee vers la mer de la Chine, qui borne ce pays vers l'Occident comme ils aussi borné de la mer Oceane, environ les 40 degrez vers l'Orient, & esperions y faire un voyage à la premiere commodité avec ces Epicerinys, comme ils nous en donnoient quelques esperance, moyennant quelque petit present; si l'obedience ne m'eust r'appellé trop-tost en France: tant bien que ces Epicerinys ne veulent pas mener de François seculiers en leur voyage, non plus que les Montagnars & Hurons n'en veulent point mener au Saguenay, de peur de descouvrir leur bonne & meilleure traitte, & le pays où ils vont amasser quantité de pelleteries: ils ne sont pas si reserrez en nostre endroict, sçachans desja par experience, que nous ne nous meslons d'aucun autre trafic que de celuy des ames, que nous nous efforçons de gaigner à Jesus-Christ.

Quand nous allions voir & visiter nos Sauvages en leurs Cabanes, ils en estoient pour la pluspart bien ayse, & le tenoient à honneur & faveur, se plaignans de ne nous y voir pas assez souvent, & nous faisoient par-fois comme font ordinairement les Merciers & Marchands du Palais de Paris, nous appellans chacun à son foyer, & peut-estre sous esperance de quelque aleine, ou d'un petit bot de rassade, de laquelle ils sont fort curieux à se parer. Ils nous faisoient aussi bonne place sur la natte auprés d'eux au plus bel endroict, puis nous offroient à manger de leur Sagamité, y en ayant souvent quelque reste de leur pot: mais pour mon particulier j'en prenois fort rarement, tant à cause qu'il sentoit pour l'ordinaire trop le poisson puant, que pour ce que les chiens y mettoient souvent leur nez, & les enfans leur reste. Nous avions aussi fort à dégoust & à contre-coeur de voir les Sauvagesses manger les pouls d'elles & de leurs enfans; car elles les mangent comme si c'estoit chose fort excellente & de bon goust. Puis comme par-deça que l'on boit l'un à l'autre, en presentant le ver à celuy à qui on a beu, ainsi les Sauvages qui n'ont que de l'eau à boire, pour toute boisson, voulans festoyer quelqu'un, & lui mon digne d'amitié, aprés avoir petuné luy presentent le petunoir tout allumé, & nous tenans en cette qualité d'amis & de parens, ils nous en offroient & presentoient de fort bonne grace: Mais comme je ne me suis jamais voulu habituer au petun; je les en remerciois, & n'en prenois nullement, dequoy ils estoient au commencement tous estonnez, pour n'y avoir personne en tous ces pays-là, qui n'en prenne & use, pour à faute de vin & d'espices eschauffer cet estomach, & aucunement corrompre tant de cruditez provenant de leur mauvaise nourriture.

Lorsque pour quelque necessité ou affaire, il nous falloit aller d'un village à un autre, nous allions librement loger & manger en leurs Cabanes, ausquelles s'ils nous recevoient & traittoient fort humainement; bien qu'ils ne nous eussent aucune obligation, car ils ont cela de propre d'assister les passans, & recevoir courtoisement entr'eux toute personne qui ne leur est point ennemie: & à plus forte raison, ceux de leur propre Nation, qui se rendent l'hospitalité reciproque, & assistent tellement l'un l'autre, qu'ils pourvoyent à la necessité d'un chacun, sans qu'il y ait aucun pauvre mendiant parmy leurs villes & villages, & trouvoient fort mauvais entendant dire qu'il y avoit en France grand nombre de ces necessiteux & mendians, & pensoient que cela fust faute de charité qui fust en nous, & nous en blasmoient grandement.

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