Le Guaranis
The Project Gutenberg eBook of Le Guaranis
Title: Le Guaranis
Author: Gustave Aimard
Release date: January 20, 2014 [eBook #44715]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Camille Bernard & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive, scanned by Google Books Project)
LE GUARANIS
par
GUSTAVE AIMARD
PARIS
AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX
MDCCCLXIV
UNE PAGE DE MA VIE
I
LA PREMIÈRE CAMPAGNE.
Descendu à terre pour chasser aux environs de la baie de Barbara, près le cap Horn, j'avais été surpris avec deux de mes compagnons, enlevé, fait prisonnier par les Patagons, et j'avais eu la douleur d'assister, du haut d'une falaise assez élevée, au départ du baleinier à bord duquel je m'étais embarqué, au Havre, en qualité de harponneur, et qui, après des recherches infructueuses pour nous retrouver, s'était enfin décidé à remettre à la voile et à fuir au plus vite ces plages inhospitalières où il était contraint d'abandonner trois hommes de son équipage.
Ce fut avec un serrement de cœur inexprimable et les yeux baignés de larmes que je vis se confondre avec l'horizon les voiles blanches du navire sur lequel j'avais, pendant deux ans, été si heureux, au milieu d'hommes que j'aimais et auxquels me rattachaient les liens indissolubles de la patrie.
Lorsque, comme une aile d'alcyon, le navire se fut effacé au loin, que la mer fût redevenue solitaire, je me laissai tomber sur le sol en proie à un sombre désespoir, accusant le ciel de mon malheur et résolu à mourir plutôt que de rester esclave des barbares aux mains desquels j'étais tombé.
Chose étrange! Ce navire, dont je pleurais d'être séparé, était condamné à subir un sort plus horrible encore que celui qui m'attendait parmi les sauvages, et sa fin devait être enveloppée d'un mystère impénétrable. Ainsi que je l'appris plus tard, à mon retour en France, on ne reçut jamais aucunes nouvelles de lui ni des hommes qui le montaient.
Sans doute, comme tant d'autres, hélas! Surpris par le brouillard, il aura heurté une banquise, et son vaillant équipage aura été enseveli sous les flots glacés de la mer Polaire!
Dieu, dont les desseins sont impénétrables à la raison humaine, voulait donc, en me séparant ainsi brusquement de mes compagnons, me sauver de la mort terrible à laquelle il les avait condamnés!
Mais alors tout entier à ma douleur, ne songeant qu'à l'affreuse position dans laquelle je me trouvais tout à coup jeté, et à celle plus affreuse encore, sans doute, à laquelle me réservaient les sauvages féroces dont j'étais si fatalement devenu l'esclave, je me tordais sur le sable de la plage avec des cris de douleur impuissante et des hurlements de bête fauve.
Deux heures plus tard, dépouillés de tous nos vêtements et attachés par les poignets à la queue des chevaux des Patagons, nous étions entraînés à coups de fouet dans l'intérieur des terres.
Les Patagons, sur le compte desquels on s'est plu à raconter tant de fables, ne sont ni aussi grands de taille ni aussi méchants de caractère qu'on les représente.
Comme tous les peuples nomades et imprévoyants, ils mènent une existence précaire et misérable, ne demeurant stationnaires au même endroit qu'autant que leurs chevaux trouvent à paître une herbe rare et à demi gelée, et souffrant sans se plaindre les plus effroyables privations.
Ces sauvages, qui croupissent dans la plus abjecte barbarie, n'ont conservé des instincts nobles de l'homme qu'un amour de l'indépendance poussé à la plus extrême limite. Le moindre joug leur pèse; plutôt que de consentir à se courber sous la volonté d'un chef quelconque, ils préfèrent s'exposer aux plus dures alternatives d'un exil cruel loin des membres de leur tribu.
Bien que mes compagnons et moi nous fussions traités avec une douceur relative par ces hommes incultes, cependant la vie que nous menions avec eux était horrible, tellement horrible que, six mois à peine après notre capture, un de mes compagnons était devenu fou furieux, et l'autre avait été poussé au suicide par le désespoir, et s'était pendu pour mettre un terme à ses maux.
Je restai donc seul, privé de la dernière consolation que j'avais eue jusqu'alors, celle de causer avec mes compagnons, de leur parler de la patrie perdue, de les encourager, et d'être à mon tour encouragé par eux à souffrir avec patience cette affreuse captivité, dont je ne pouvais prévoir la fin.
Cependant, une réaction singulière s'était opérée dans mon esprit: presque à mon insu, l'espoir de la délivrance s'était glissé dans mon cœur.
J'avais vingt ans, une santé de fer, dans l'esprit un fonds d'insouciance, d'audace et de fermeté qui, après quelques jours à peine de captivité, me sauvèrent de moi-même, en me permettant de réfléchir et d'envisager ma position sous son véritable jour; si cruelle qu'elle fût, elle était loin d'être désespérée; du moins, je la jugeai telle et j'agis en conséquence.
Mon premier soin fut, par une gaieté inaltérable et une complaisance à toute épreuve, de capter la bienveillance des sauvages, ce à quoi je réussis assez facilement, plus facilement même que je n'aurais osé l'espérer; ma situation se trouva ainsi améliorée autant que le permettraient les malheureuses circonstances dans lesquelles je me trouvais.
Cependant, lorsque le soir après une course de toute une journée dans les steppes sans fin de la Patagonie, je me laissais tomber accablé de fatigue devant le feu du bivouac, tandis que les sauvages riaient et chantaient entre eux, souvent je sentais ma poitrine sur le point de se briser à cause des efforts que je faisais pour étouffer mes sanglots, et je laissais mes larmes couler de mes yeux brûlés de fièvre et inonder mes mains que je plaçais devant mon visage pour cacher ma douleur.
Combien de fois ai-je senti faiblir mon courage. Combien de fois la pensée du suicide a-t-elle, comme un jet de flammes, traversé ma pensée! Mais toujours, à l'instant le plus critique, l'espoir de la délivrance surgissait plus vivant dans mon cœur; ma souffrance se calmait peu à peu, mes artères cessaient de battre, et je m'endormais en murmurant à demi-voix un de ces refrains du pays, qui sont pour l'exilé comme un doux et lointain écho de la patrie absente.
Quatorze mois, quatorze siècles s'écoulèrent ainsi, heure par heure, seconde à seconde, dans une incessante et affreuse torture, dont tout langage humain serait impuissant à exprimer l'horreur.
Toujours aux aguets afin de saisir l'occasion de m'échapper, mais ne voulant rien laisser au hasard, j'avais eu le plus grand soin de ne pas éveiller, pas des tentatives maladroites, l'ombrageuse méfiance des Patagons; j'avais toujours affecté, au contraire de ne pas trop m'éloigner de la tribu pendant les chasses ou les marches; aussi les Indiens avaient-ils fini par me laisser jouir d'une liberté relative parmi eux, et, au lieu de me contraindre à les suivre à pied, ils avaient consenti de leur propre mouvement, sans que jamais je leur en eusse témoigné le désir, à me permettre de monter à cheval.
C'était à cheval seulement que je pouvais songer à m'échapper.
Les Patagons sont les premiers cavaliers du monde; à leur école mes progrès furent rapides, selon l'expression espagnole, je devins en peu de temps un jinete consommé et un véritable hombre de a caballo; c'est-à-dire que, si sauvage et si méchant que fût le cheval qu'on me donnait, en quelques minutes je le domptais et m'en rendais complètement le maître.
Nos courses vagabondes et sans but nous conduisent enfin à une dizaine de lieues environ du Carmen de Patagonnes, le fort le plus avancé construit par les Espagnols sur le río Negro, à l'extrême frontière de leurs anciennes possessions.
La horde dont je faisais partie campa, pour la nuit, à peu de distance du fleuve, aux environs d'une chacra (ferme) abandonnée.
L'occasion que j'attendais vainement depuis si longtemps était enfin venue. Je me préparai à en profiter, comprenant que, si je ne m'échappais pas cette fois-là, tout serait fini pour moi, et je mourrais esclave.
Je ne fatiguerai pas le lecteur des détails de ma fuite; je me bornerai à dire seulement qu'après une course affolée qui dura sept heures, et pendant laquelle je sentis constamment les naseaux fumants des chevaux, lancés à ma poursuite, sur la croupe de celui que je montais; après avoir échappé vingt fois par miracle aux bolas que me jetaient les Patagons, et à la pointe acérée de leurs longues lances, je vins donner en aveugle dans une patrouille de cavaliers Buenos-airiens, au milieu desquels je tombai évanoui, brisé par la fatigue et l'émotion.
Les Patagons, surpris à l'improviste par l'apparition des blancs que les hautes herbes leur avaient dérobés jusque-là, tournèrent bride avec épouvante et s'enfuirent en poussant des hurlements de fureur.
J'étais sauvé!
A mon singulier accoutrement,—je ne portais pour tout vêtement qu'une frazada (couverture) en guenilles attachée autour du corps par une lanière de cuir,—les soldats me prirent d'abord pour un Indien, erreur rendue plus probable encore par mon teint hâlé, par les intempéries des saisons auxquelles j'avais été si longtemps exposé et qui avait contracté presque la couleur du cuivre. Aussitôt que je repris connaissance, je me hâtai de les désabuser aussi bien que je le pus, car, à cette époque, je ne parlais que fort imparfaitement la langue espagnole ou, pour mieux dire, je ne la parlais pas du tout.
Les braves Buenos-airiens écoutèrent avec les marques de la plus vive sympathie le récit de mes souffrances et me prodiguèrent les soins les plus touchants.
Mon entrée dans le Carmen, au milieu de mes sauveurs, fut un véritable triomphe.
J'étais comme fou de joie, je délirais, je riais et pleurais à la fois, tant je me trouvais heureux d'avoir enfin reconquis ma liberté.
Cependant, il me fallut près d'un mois pour me remettre complètement des longues souffrances que j'avais endurées et des privations de toutes sortes auxquelles j'avais, pendant un si grand laps de temps, été condamné; mais, grâce aux soins dont j'étais entouré et surtout grâce à ma jeunesse et à la force de ma constitution, je parvins enfin à me rétablir et à sentir succéder à la surexcitation nerveuse à laquelle j'étais en proie le calme et la raison.
Le gouverneur du Carmen, qui s'était vivement intéressé à moi, consentit, sur ma prière, à me faire donner mon passage à bord d'un petit brick Buenos-airien, alors mouillé devant le fort, et je partis pour Buenos Aires dans la ferme intention de retourner en France le plus tôt possible, tant le rude apprentissage que j'avais fait de la vie américaine m'avait dégoûté des voyages et m'avait donné le désir de revoir mon pays.
Mais il ne devait pas en être ainsi, et avant de rentrer en France,—je n'ose pas encore dire pour ne plus la quitter,—je devais errer pendant vingt ans à l'aventure dans toutes les contrées du monde, du cap Horn à la baie d'Hudson, de la Chine en Océanie, et de l'Inde au Spitzberg.
A mon arrivée à Buenos Aires, mon premier soin fut de me présenter au consul de France, afin de lui demander les moyens de retourner en Europe.
Je fus parfaitement reçu par le consul qui, sur les preuves que je lui donnai de mon identité, m'annonça tout d'abord qu'il n'y avait aucun navire français en rade, mais que cela ne devait pas m'inquiéter, parce que ma famille, ne recevant pas de nouvelles de moi, et craignant que je me trouvasse dans une position difficile par le manque d'argent, si un malheur m'était arrivé pendant mon voyage, avait écrit à tous nos agents à l'étranger, afin que celui devant lequel je me présenterais me donnât, sur ma demande, une somme nécessaire pour subvenir à mes besoins et me mettre à même, si j'en témoignais le désir, de tenter la fortune dans le pays où le hasard m'aurait conduit; il termina en ajoutant qu'il tenait à ma disposition une somme de vingt-cinq mille francs, et qu'il était prêt à me la compter sur l'heure.
Je le remerciai et n'acceptai que trois cents piastres, somme que je jugeai suffisante pour attendre le moment de m'embarquer.
Quelques mois se passèrent pendant lesquels je fis plusieurs connaissances agréables parmi les membres de la bonne société Buenos-airienne et je me perfectionnai dans l'étude de la langue espagnole.
A plusieurs reprises, le consul avait eu l'obligeance de me faire prévenir que, si je voulais partir pour la France, cela dépendait entièrement de ma volonté, mais chaque fois, sous un prétexte ou sous un autre, je déclinais ses offres, ne pouvant me résoudre à quitter pour toujours cette terre où j'avais tant souffert et à laquelle, pour cela même, je m'étais attaché.
C'est que ce n'est pas impunément qu'on a une fois goûté les âcres saveurs de la vie indépendante du nomade et qu'on a respiré en liberté l'air embaumé des hautes savanes! J'avais senti se révéler en moi mes instincts aventuriers. J'éprouvais un secret effroi à la pensée de recommencer l'existence décolorée, compassée et mesquine à laquelle m'obligerait la civilisation européenne. Ces intérêts étroits, ces jalousies basses et sournoises de nos villes du vieux monde me répugnaient; j'aspirais secrètement à me lancer de nouveau dans le désert, malgré les périls sans nombre et les cruelles privations qui m'y attendaient, plutôt que de retourner végéter au sein de nos cités si magnifiquement alignées, où tout se paye au poids de l'or, jusqu'à l'air vicié qu'on y respire.
Et puis je m'étais lié d'amitié avec des gauchos; j'avais, avec eux, fait des excursions dans la pampa, couché dans leurs ranchos, chassé avec eux les taureaux et les chevaux sauvages; toute cette poésie du désert m'était montée à la tête, je n'aspirais plus qu'à retourner dans les savanes et les forêts vierges, quelles que dussent être pour moi les conséquences d'une telle détermination.
Bref, un jour, au lieu de m'embarquer, ainsi que je l'avais presque promis au consul, pour retourner en France, j'allai le trouver et je lui expliquai franchement mes intentions.
Le consul ne me blâma ni ne m'approuva; il se contenta de hocher la tête avec ce sourire mélancolique de l'homme chez lequel l'expérience a tué une à une toutes les illusions, de la jeunesse, me compta la somme que je lui demandai, me serra la main avec un soupir de regret et de pitié, sans doute, pour ma folie, et tout fut dit, je ne le revis plus.
Quatre jours plus tard, monté sur un excellent cheval sauvage, armé jusqu'aux dents et accompagné d'un Indien guaranis que j'avais engagé pour me servir de guide, je sortis de Buenos Aires dans l'intention de me rendre par terre au Brésil.
Qu'allais-je faire au Brésil?
Je ne le savais pas moi-même.
J'obéissais, sans m'en rendre compte, à un besoin d'émotions, à un désir de l'imprévu que je n'aurais su m'expliquer, mais qui me poussait en avant avec une force irrésistible et devait, pendant vingt ans, sans motifs sérieux et sans la moindre cause logique aux yeux des hommes habitués aux joies et aux douceurs de la vie européenne, si bien réglée par toises, pouces et mètres, me faire laisser les empreintes de mes pas au fond des déserts les plus inexplorés, en me procurant des bonheurs ineffables, des voluptés étranges et sans nom, et, en résumé, de cruelles douleurs.
Mais ce n'est ni mon histoire ni celle de mes sensations que je raconte ici; tout ce qui précède, trop long peut-être au gré du lecteur, n'a d'autre but que celui de préparer le récit, malheureusement trop véridique, que j'entreprends aujourd'hui, et qui, sans cela, n'aurait peut-être pas été aussi clairement expliqué qu'il faut qu'il le soit pour être bien compris. Sautant donc d'un seul bond par-dessus quelques aventures de chasses trop peu importantes pour être mentionnées, je me transporterai sur les bords de l'Uruguay, un peu au-dessus du Salto quatre mois environ après mon départ de Buenos Aires, et j'entrerai immédiatement en matière.
L'Uruguay[1] prend sa source vers le vingt-huitième degré de latitude australe, dans la Serra do Mar, au Brésil, assez près de l'île Santa Catarina. Son cours est rapide, obstrué par des récifs et des cataractes; son embouchure est entre la petite île du Juncal et le hameau de las Higueritas, à la hauteur de la Punta Gorda, un peu au-dessus de Buenos Aires.
A partir du Salto jusqu'à Itaquy, l'Uruguay ne présente sur ses deux rives qu'une bordure, peu étendue en largeur, d'arbres assez variés, mais dont les espèces sont les mêmes dans tout le cours du fleuve: ce sont des espinillos, des saules, des laureles, des seïbos, des ñantu baïs, des timbos, des talas, des zapuchos, des palmiers et beaucoup de buissons épineux, dont quelques-uns, entre autres les mimosas, portent de charmantes fleurs; des lianes nombreuses, des plantes parasites, des fleurs de l'air,—flores del aire,—qui s'entrelacent de toutes parts en semant des fleurs de toutes couleurs, jusqu'aux sommets des arbres les plus touffus. Ce spectacle charmant, offert par les rives du fleuve, forme un complet contraste avec les savanes qui s'étendent à droite et à gauche jusqu'à l'horizon, en plaines basses faiblement ondulées, dépouillées d'arbres, n'offrant à l'œil fatigué qu'une herbe épaisse, plus haute qu'un homme, mais rôtie par les rayons ardents du soleil, bien qu'à l'époque des débordements périodiques de l'Uruguay, elle soit baignée jusqu'à de grandes distances. Çà et là apparaissent sur la pente de quelques coteaux boisés, dominés toujours par d'élégants palmiers aux touffes globuleuses des estancias et des chacras, dont les riches propriétaires se livrent en grand à l'élève des bestiaux.
Après une journée assez fatigante, je m'étais arrêté pour la nuit dans un pagonal, à demi inondé à cause de la crue subite du fleuve, et où il m'avait fallu entrer dans l'eau presque jusqu'au ventre de mon cheval, afin de gagner un endroit sec. Depuis quelques jours, le Guaranis que j'avais engagé à Buenos Aires ne semblait plus m'obéir qu'avec une certaine répugnance; il était triste, morose, et le plus souvent ne répondait que par des monosyllabes aux questions que parfois j'étais dans la nécessité de lui adresser; cette disposition d'esprit de mon guide m'inquiétait d'autant plus que, connaissant assez bien le caractère des Indiens, je craignais qu'il ne machinât quelque trahison contre moi; aussi, tout en feignant de ne pas m'apercevoir de son changement d'humeur, je me tenais sur mes gardes, résolu à lui casser la tête à la moindre démonstration hostile de sa part.
Dès que nous fûmes campés, le guide, malgré les préventions que j'avais conçues contre lui, s'occupa, avec une activité dont je lui sus gré intérieurement, à ramasser du bois sec pour allumer le feu de veille et préparer notre modeste repas.
Le souper terminé, chacun s'enveloppa dans ses couvertures et se livra au repos.
Au milieu de la nuit, je fus réveillé en sursaut par un bruit assez fort dont je ne pus tout d'abord m'expliquer la nature; mon premier mouvement fut de saisir mon fusil et de regarder autour de moi.
J'étais seul: mon guide avait disparu; c'était le galop du cheval sur lequel il s'était enfui qui m'avait éveillé.
La nuit était noire, le feu éteint; pour comble de disgrâce, mon bivouac venait d'être envahi par les eaux du fleuve, dont la crue continuait avec une rapidité extrême.
Je n'avais pas un instant à perdre pour échapper au danger qui me menaçait. Je me levai à la hâte, et, me jetant en selle, je m'élançai à toute bride dans la direction d'une colline assez rapprochée, dont la noire silhouette se détachait en vigueur sur le fond sombre du ciel.
Là j'étais relativement en sûreté; je passai le reste de la nuit éveillé, tant pour surveiller les bêtes fauves dont j'entendais les hurlements aux environs du lieu où j'avais cherché un refuge, que parce que ma position présente devenait assez critique, seul, abandonné dans un pays désert et complètement ignorant de la route qu'il me fallait suivre pour atteindre soit un village, soit une ferme où je me renseignerais.
Au lever du soleil, j'interrogeai l'horizon autour de moi; aussi loin que ma vue pouvait s'étendre régnait la solitude la plus complète, rien ne me laissait l'espoir, tant le paysage affectait une apparence sauvage et désolée, qu'il se trouvât une habitation quelconque dans un périmètre d'au moins vingt lieues.
Cette quasi certitude était assez triste pour moi; pourtant, par une singulière disposition de mon esprit, elle ne m'affecta que médiocrement; ma position, sans être fort gaie, n'avait cependant rien de positivement triste en elle-même. Je possédais un bon cheval, des armes, des munitions en abondance, que pouvais-je désirer de plus, moi qui depuis si longtemps aspirais après la vie aventureuse du gaucho et du coureur des bois? Mes souhaits se trouvaient ainsi accomplis un peu brusquement peut-être, mais pourtant dans des conditions aussi bonnes que je l'aurais désiré.
En conséquence, je pris assez facilement mon parti de l'abandon de mon guide, et je me préparai, moitié riant, moitié pestant contre l'ingratitude du Guaranis, à commencer mon apprentissage de la vie du désert.
Mon premier soin fut d'allumer du feu, je préparai un maté cimarron, c'est-à-dire sans sucre, et, réconforté par cette chaude boisson, je montai à cheval dans le but de chercher mon déjeuner en tuant une ou deux pièces de gibier, chose facile dans les parages où je me trouvais; puis je repris insoucieusement ma route à l'aventure, ne sachant à la vérité où j'allais, mais cependant poussant hardiment en avant, et me dirigeant tant bien que mal sur le cours du fleuve dont j'avais soin de ne pas trop m'écarter.
Quelques jours se passèrent ainsi. Un matin, au moment où je me préparais à allumer, ou plutôt à raviver mon feu de bivouac pour cuire mon déjeuner, je vis tout à coup, sans cause apparente, plusieurs venados se lever du milieu des hautes herbes, et, après avoir senti le vent, détaler avec une rapidité extrême en passant à portée de pistolet du fourré où je m'étais établi pour la nuit; au même instant, un vol d'urubus (vautours) passa au-dessus de ma tête en poussant des cris discordants.
Tout est matière à réflexion au désert, tout y a sa raison d'être. Bien que novice encore dans mon nouveau métier, je compris instinctivement que quelque chose d'extraordinaire se passait non loin de moi.
Je fis coucher mon cheval, lui serrai avec ma ceinture les naseaux afin de l'empêcher de hennir, et, m'étendant moi-même sur le sol, j'attendis le doigt sur la détente de mon fusil, le cœur palpitant, l'œil et l'oreille au guet, interrogeant du regard les ondulations des hautes herbes de la plaine qui se déroulait devant moi, et prêt à tout événement.
J'étais tapi au milieu d'un fourré presque impénétrable, sur la lisière d'un bois qui formait une espèce d'oasis au milieu de ce désert morne et désolé; je me trouvais donc dans une excellente embuscade et parfaitement à l'abri du danger dont je pressentais l'approche.
Je ne me trompais pas. A peine un quart d'heure s'était-il écoulé depuis que les venados et les urubus m'avaient donné l'éveil, que le bruit d'une course précipitée arriva distinctement à mon oreille; bientôt j'aperçus un cavalier couché sur le cou de son cheval, fuyant avec une rapidité vertigineuse et se dirigeant en droite ligne vers le bois où moi-même j'étais caché.
Ce cavalier, arrivé à vingt pas de moi au plus, arrêta subitement son cheval, sauta à terre, et, se faisant un abri d'un quartier de roche masqué par un bouquet d'arbres, il arma son fusil, et, penchant le corps en avant, il sembla interroger avec inquiétude les bruits du désert.
Cet homme, autant qu'il me fut possible de m'en assurer par un coup d'œil jeté à la hâte sur lui, paraissait appartenir à la race blanche; il avait de trente-cinq à quarante ans; ses traits énergiques, animés par la course qu'il avait faite et sans doute par l'émotion, étaient beaux, réguliers, empreints d'une certaine noblesse, et respiraient une audace peu commune; sa taille était un peu au-dessous de la moyenne, mais bien prise; ses épaules larges dénotaient une grande vigueur; il portait le costume des gauchos de la Banda Oriental, costume que j'avais moi-même adopté: la jaquette marron, gilet blanc, chiripa bleu de ciel, calzoncillos blanc, avec franges, au dessous d'un pantalon de drap bleu, le poncho jeté sur l'épaule gauche, le couteau passé dans la ceinture du chiripa derrière le dos, le bonnet phrygien rouge enfoncé sur le front et laissant échapper les boucles d'une épaisse chevelure noire qui lui descendait en désordre sur les épaules.
Ainsi vêtu, cet homme que le danger qui le menaçait entourait d'une mystérieuse auréole, avait quelque chose de grand, de fier et de résolu qui éveillait l'intérêt et attirait la sympathie.
Tout à coup il se rejeta vivement en arrière, mit un genou en terre et épaula son fusil.
Une dizaine de cavaliers venaient de surgir comme par enchantement, émergeant avec une rapidité extrême des herbes qui jusqu'alors les avaient dérobés à ma vue, et se précipitaient en brandissant leurs longues lances, faisant tournoyer leurs terribles bolas au-dessus de leur tête et poussant des hurlements de fureur vers l'endroit où le gaucho s'était embusqué.
Ces cavaliers étaient des Indios bravos.
Je ne pus retenir un tressaillement de frayeur en les reconnaissant; j'allais, selon toute probabilité, assister, témoin invisible et ignoré des deux partis, à cette lutte insensée d'un homme seul contre dix, car le gaucho, bien que, sans doute, il ne conservât aucun doute sur l'issue funeste de cet assaut, demeurait froid et calme en apparence, les sourcils froncés, le regard fixe, le front pâle, mais résolu à combattre jusqu'à la dernière goutte de son sang et à ne tomber que mort entre les mains de ses féroces ennemis.
[1] Uruguay se compose de deux mots guaranis, urugua, limaçon d'eau, et y, eau; littéralement rivière des limaçons d'eau.
II
LE GAUCHO.
Cependant, les Indiens s'étaient arrêtés à portée de fusil de l'endroit où le gaucho et moi nous étions cachés; ils semblaient se consulter entre eux avant de commencer l'attaque.
Ces Indiens, ainsi groupés, formaient au milieu de ce désert aride dont ils étaient les véritables rois, le plus singulier et en même temps le plus pittoresque tableau avec leurs gestes nobles et animés, leur taille haute, élégante, leurs membres bien proportionnés et leur apparence féroce.
A demi vêtus de ponchos en lambeaux et de morceaux de frazadas retenus par des courroies autour de leur corps, ils brandissaient fièrement leurs longues lances garnies d'un fer tranchant et ornées, près de la pointe, d'une touffe de plumes d'autruche.
Leur chef, fort jeune encore, avait de grands yeux noirs voilés par de longs cils; ses joues, aux pommettes saillantes, encadrées dans une masse de cheveux noirs lisses et flottants, retenus sur le front par un étroit ruban de laine rouge; sa bouche, grande, meublée de dents d'une éclatante blancheur, qui contrastait avec la couleur rouge de sa peau, imprimaient à sa physionomie un cachet de vigueur et d'intelligence remarquables. Bien qu'il connût à peu près l'endroit où le gaucho était embusqué et que, par conséquent, il se sût exposé au danger d'être frappé par une balle, cependant, s'exposant à découvert aux coups de son ennemi, il affectait une insouciance et un mépris du péril dont il était menacé, qui ne manquaient pas d'une certaine grandeur, que malgré moi je ne pouvais m'empêcher d'admirer.
Après une discussion assez longue, le chef fouetta son cheval, tandis que ses compagnons demeuraient immobiles, et il s'avança sans hésiter vers le rocher derrière lequel se tenait le gaucho.
Arrivé à dix pas de lui tout au plus, il s'arrêta, et, s'appuyant nonchalamment sur sa longue lance qu'il avait conservée à la main:
«Pourquoi le chasseur blanc se terre-t-il comme une viscacha timide?» dit-il en élevant la voix et en s'adressant au gaucho; «Les guerriers Aucas sont devant lui, qu'il sorte de son embuscade, et qu'il montre qu'il n'est pas une vieille femme peureuse et bavarde, mais un homme brave.»
Le gaucho ne répondit pas.
Le chef attendit un instant, puis il reprit d'une voix railleuse:
«Allons, mes guerriers se trompaient; ils croyaient avoir débusqué un hardi jaguar, et ce n'est qu'un lâche chien revenant de la pampa qu'ils vont être contraints de forcer.»
L'œil du gaucho étincela à cette insulte, il appuya le doigt sur la détente et le coup partit.
Mais, si brusque et si inattendu qu'avait été son mouvement, le rusé Indien l'avait pressenti, ou pour mieux dire deviné; il s'était brusquement jeté de côté, puis bondissant en avant avec l'élasticité et la justesse d'une bête fauve, il retomba en face du gaucho avec lequel il se prit corps à corps.
Les deux hommes roulèrent sur le sol en se débattant avec fureur.
Cependant, au bruit du coup de feu, les Indiens avaient poussé leur cri de guerre et s'étaient élancés en avant dans le but de soutenir leur chef qu'ils ne pouvaient voir, mais qu'ils supposaient aux prises avec leur ennemi.
C'en était fait du gaucho; quand même il serait parvenu à vaincre le chef contre lequel il combattait, il devait évidemment succomber sous les coups des dix Indiens qui se préparaient à l'assaillir tous à la fois.
En ce moment, je ne sais quelle révolution s'opéra en moi, j'oubliai le danger auquel je m'exposais moi-même en découvrant ma retraite pour ne songer qu'à celui que courait cet homme que je ne connaissais pas et qui soutenait si vaillamment une lutte insensée à quelques pas de moi; épaulant instinctivement mon fusil, je lâchai mes deux coups de feu, suivis immédiatement de l'explosion de deux pistolets, et, m'élançant de ma retraite, mes deux autres pistolets au poing, je les déchargeai à bout portant sur les cavaliers qui arrivaient sur moi comme la foudre.
Le succès de cette intervention à laquelle ni l'un ni l'autre parti ne s'attendait fut immense et instantané.
Les Indiens, surpris et épouvantés par cette fusillade qu'ils ne pouvaient prévoir puisqu'ils croyaient n'avoir qu'un seul adversaire à combattre, tournoyèrent sur eux-mêmes et s'échappèrent dans toutes les directions en poussant des hurlements de frayeur, abandonnant, non seulement leur chef occupé à se défendre contre le gaucho, mais encore les cadavres de quatre des leurs frappés par mes balles; pendant que je rechargeais mes armes, je vis deux autres Indiens tomber de cheval sans que leurs compagnons s'arrêtassent pour leur porter secours tant leur frayeur était grande.
Certain de ne plus avoir rien à redouter de ce côté, je courus vers le gaucho afin de lui porter secours si cela était nécessaire, mais, au moment où j'arrivai près de lui, la lame de son couteau disparaissait tout entière dans la gorge du chef indien.
Celui-ci expira, le regard fixé sur son ennemi, sans pousser un cri, sans essayer même de détourner le coup qui le menaçait et de prolonger une lutte désormais sans espoir.
Le gaucho retira son couteau de la blessure, enfonça à plusieurs reprises la lame dans la terre pour essuyer le sang dont elle était souillée, puis, repassant tranquillement son couteau dans son chiripa, il se leva, considéra pendant quelques secondes son ennemi étendu à ses pieds; enfin il se tourna vers moi.
Son visage n'avait pas changé, malgré le combat corps à corps qu'il venait de soutenir; il avait conservé cette expression de froide impassibilité et d'implacable courage que je lui avais vu d'abord; seulement son front était plus pâle et quelques gouttelettes de sueur perlaient à ses tempes.
«Merci, caballero, me dit-il en me tendant la main par un mouvement rempli de noblesse et de franchise; à charge de revanche. ¡Vive Dios! Il était temps que vous arrivassiez; sans votre brave assistance, j'avoue que j'étais un homme mort!»
Ces paroles avaient été prononcées en espagnol, mais avec un accent qui dénotait une origine étrangère.
«J'étais arrivé avant vous, répondis-je dans la même langue, ou pour mieux dire, j'avais passé la nuit à quelques pas seulement de l'endroit où le hasard vous a si heureusement fait chercher un refuge.
—Le hasard, reprit-il d'une voix austère en hochant doucement la tête, le hasard est un mot inventé par les soi-disant esprits forts des villes; nous l'ignorons nous autres au désert, c'est Dieu, Dieu seul qui a voulu me sauver et m'a conduit près de vous.»
Je m'inclinai affirmativement, cet homme me semblait encore plus grand en ce moment avec sa foi naïve et son humilité sincère et sans emphase, que lorsque seul il se préparait à combattre dix ennemis.
«D'ailleurs, ajouta-t-il en se parlant à lui-même et répondant à sa propre pensée plutôt que m'adressant la parole, je savais que Dieu ne voudrait pas que je succombasse aujourd'hui; chaque homme a en ce monde une tâche qu'il doit remplir; je n'ai pas encore accompli la mienne. Mais, pardon, me dit-il en changeant de ton et en essayant de sourire, je vous dis là des paroles qui doivent vous sembler sans doute fort étranges, surtout en ce moment, où nous avons à songer à des choses bien autrement importantes qu'à entamer une discussion philosophique qui ne doit avoir pour vous, étranger et Européen, qu'un intérêt très secondaire. Voyons ce que sont devenus nos ennemis; bien que nous soyons deux hommes résolus maintenant, si l'envie leur prenait de revenir, nous serions fort empêchés de nous en débarrasser.»
Et, sans attendre ma réponse, il quitta le bois, en prenant toutefois la précaution de recharger son fusil en marchant.
Je le suivis silencieusement, ne sachant que penser de l'étrange compagnon que j'avais si singulièrement trouvé et me demandant quel pouvait être cet homme, qui, par ses manières, son langage et la tournure de son esprit, paraissait si fort au-dessus de la position que semblaient lui assigner les vêtements qu'il portait et le lieu où il se trouvait.
Qu'il s'aperçût ou non de mon étonnement, mon nouveau camarade n'en laissa rien paraître.
Le gaucho, après s'être assuré que les Indiens restés sur le champ de bataille étaient bien morts, monta sur un tertre assez élevé, interrogea l'horizon de tous les côtés pendant un assez long espace de temps, puis revint vers moi en tordant nonchalamment une cigarette entre ses doigts.
«Nous n'avons rien à craindre quant à présent, me dit-il; cependant je crois que nous agirons prudemment en ne demeurant pas davantage ici; de quel côté allez-vous?
—Ma foi! lui répondis-je franchement, je vous avoue que je ne le sais pas.»
Malgré sa froideur apparente, il laissa échapper un geste de surprise, et, me considérant avec la plus sérieuse attention:
«Comment! fit-il, vous ne le savez pas?
—Mon Dieu non! Si bizarre que cela vous paraisse, c'est ainsi; je ne sais ni en quel lieu je me trouve, ni où je vais.
—Voyons, voyons, c'est une plaisanterie, n'est-ce pas? Pour un motif ou pour un autre, vous ne voulez pas, ce qui montre votre prudence, puisque vous ignorez qui je suis, me faire connaître le but de votre voyage; mais il est impossible que vous ne sachiez réellement pas en quel endroit vous vous trouvez et le lieu où vous vous rendez.
—Je vous répète, caballero, que je ne plaisante pas; ce que je vous ai dit est vrai, je n'ai aucun motif pour cacher le but de mon voyage; j'ajouterai même que je vous serai très obligé de me laisser vous accompagner jusqu'au rancho le plus prochain où je pourrai me procurer les renseignements nécessaires pour me diriger dans ce désert que je ne connais pas, et dans lequel je me suis égaré par suite de l'infidélité d'un guide que j'avais engagé, et qui m'a abandonné, il y a quelques jours, pendant mon sommeil.»
Il réfléchit un instant, puis me serrant cordialement la main:
«Pardonnez-moi des soupçons absurdes dont j'ai honte, me dit-il, mais que la situation dans laquelle je me trouve excuse suffisamment à mes yeux. Montons à cheval et éloignons-nous d'ici; chemin faisant nous causerons; j'espère que bientôt vous me connaîtrez davantage, et qu'alors nous nous entendrons à demi-mot.
—Je n'ai pas besoin de vous connaître davantage pour vous estimer, lui répondis-je, dès le premier moment que je vous ai vu, je me suis senti entraîné vers vous.
—Merci, dit-il en souriant. A cheval, à cheval! nous avons une longue traite à faire avant que d'atteindre le rancho où j'ai l'intention de vous conduire pour la nuit.»
Cinq minutes plus tard, nous nous éloignions au galop, abandonnant aux urubus qui déjà tournaient en longs cercles au-dessus de nos têtes, avec des cris rauques et discordants, les cadavres des Indiens tués pendant le combat.
Tout en cheminant, je racontai au gaucho, de ma vie et de mésaventures, ce que je jugeai nécessaire de lui en apprendre. Ce récit l'égaya par sa singularité; je crus même remarquer que le goût que je lui laissai voir pour la vie du désert lui donna pour moi une certaine considération, que probablement je n'aurais pas obtenue de lui par un étalage déplacé de titres ou de richesses. Cet étrange personnage ne semblait estimer l'homme que pour l'homme lui-même et professer un profond mépris pour toutes les distinctions sociales inventées par la civilisation, et qui, le plus souvent, ne servent qu'à cacher, sous des mots sonores et des apparences pompeuses, des nullités ridicules et de profondes incapacités.
Cependant, il était facile de reconnaître que, malgré les dehors brusques et parfois durs qu'il affectait, cet homme possédait une science profonde du cœur humain et une grande connaissance pratique de la vie des villes, et qu'il devait avoir longtemps fréquenté, non seulement la haute société américaine, mais encore visité l'Europe avec profit et vu le monde sous ses faces les plus disparates. Ses pensées élevées, nobles presque toujours, son sens droit, sa conversation vive, colorée, attachante, m'intéressaient de plus en plus à lui, et bien qu'il eût gardé le plus complet silence sur ce qui le regardait personnellement et ne m'eût même pas dit son nom, cependant je me laissais de plus en plus dominer par le sentiment de sympathie qu'il m'avait inspiré tout d'abord, et, sans chercher à combattre cette influence que je subissais, j'éprouvais un vif désir que ma liaison avec lui, bien que due à une circonstance fortuite, ne fût pas brusquement brisée, mais devînt au contraire intime et de longue durée.
Peut-être entrait-il à mon insu un léger calcul d'égoïsme dans ma pensée, au point de vue des services que je serais en droit, moi voyageur novice, d'attendre d'un homme pour lequel le désert n'avait pas conservé de secrets, et qui, s'il le voulait, pourrait en peu de temps m'aplanir les difficultés du rude apprentissage que j'avais à faire pour devenir, selon sa propre expression, un véritable coureur des bois.
Mais si cette pensée existait réellement en moi, elle était si bien cachée au fond de mon cœur, que je l'ignorais moi-même et que je croyais naïvement n'obéir qu'à ce sentiment de sympathie qu'inspirent toujours les natures fortes, énergiques et élevées, aux caractères expansifs et loyaux.
Nous passâmes ainsi la journée entière, en riant et en causant entre nous, tout en avançant rapidement vers le rancho où nous devions passer la nuit.
«Tenez, me dit le gaucho en me désignant du doigt une légère colonne de fumée qui, aux premières heures du soir, montait en spirale vers le ciel où elle ne tardait pas à se confondre avec les nuages, voilà où nous allons, dans un quart d'heure nous serons rendus.
—Dieu soit loué, répondis-je, car je commence à me sentir fatigué.
—Oui, me dit-il, vous n'avez pas encore l'habitude des longues courses, vos membres ne sont pas rompus comme les miens à la fatigue; mais patience, dans quelques jours vous n'y penserez plus.
—Je l'espère.
—A propos, fit-il comme si ce souvenir lui venait subitement, vous ne m'avez pas dit le nom du pícaro qui vous a abandonné, en vous volant, je crois?
—Oh! Peu de choses, un fusil, un sabre et un cheval, objets dont j'ai fait mon deuil.
—Pourquoi donc cela?
—Dame, parce qu'il est probable que le bribon ne me les rapportera pas et que, par conséquent, je ne les reverrai jamais.
—Vous avez tort de supposer cela; bien que le désert soit grand, un coquin ne s'y cache pas aussi facilement que vous le croyez, lorsqu'un homme comme moi a intérêt à le retrouver.
—Vous, c'est possible, mais moi, c'est autre chose, vous en conviendrez.
—C'est vrai, fit-il en hochant la tête; c'est égal, dites-moi toujours son nom.
—A quoi bon?
—On ne sait pas ce qui peut arriver, peut-être un jour me trouverai-je en rapports avec lui, et, le connaissant, je m'en méfierai.
—C'est juste; on l'appelait, à Buenos Aires, Pigacha, mais son véritable nom parmi les siens est le Venado; il est borgne de l'œil droit; j'espère que voilà des renseignements détaillés, ajoutai-je en riant.
—Je le crois bien, répondit-il de même, et je vous promets que si je le rencontre quelque jour, je le reconnaîtrai; mais nous voici arrivés.»
En effet, à vingt pas devant nous apparaissait un rancho dont les premières ombres de la nuit m'empêchaient de saisir complètement l'ensemble, mais dont la vue, après une journée de fatigue et surtout l'abandon auquel j'avais longtemps été condamné, était faite pour me réjouir le cœur en me laissant espérer cette franche et cordiale hospitalité, qui non seulement ne se refuse jamais dans la pampa, mais encore s'exerce dans de si larges proportions envers les voyageurs.
Déjà les chiens saluaient notre arrivée par des cris assourdissants et venaient sauter avec fureur autour de nos chevaux; nous fûmes contraints de cingler quelques coups de fouet à ces hôtes incommodes qui s'enfuirent en hurlant, et bientôt nos montures s'arrêtèrent devant l'entrée même du rancho où un homme se tenait, une torche allumée d'une main et un fusil de l'autre, pour nous recevoir.
Cet homme, d'une taille élevée, aux traits énergiques et au teint bronzé, éclairé par les reflets rougeâtres de la torche qu'il élevait au-dessus de sa tête, me représentait bien avec ses formes athlétiques et son apparence farouche le type du véritable gaucho des pampas de la Banda Oriental; en apercevant mon compagnon, il fit un geste de respectueuse surprise, et s'inclina avec déférence devant lui.
«¡Ave Maria purísima! dit celui-ci.
—Sin pecado concebida, répondit le ranchero.
—¿Se puede entrar, don Torribio? demanda mon compagnon.
—Pase V. adelante, señor don Zèno Cabral, reprit poliment le ranchero, esa casa y todo lo que contiene es de V.[1]»
Nous mîmes pied à terre sans nous faire prier davantage, et après qu'un jeune homme de dix-huit à vingt ans, à demi nu, qui était accouru à l'appel de son maître ou de son père, je ne savais encore lequel des deux, eut pris la bride de nos chevaux et les eut emmenés, nous entrâmes, suivis pas à pas par les chiens qui avaient si bruyamment annoncé notre arrivée et qui maintenant, au lieu de nous être hostiles, sautaient joyeusement autour de nous avec des cris de plaisir, supposant sans doute qu'en faveur de notre arrivée il leur serait permis de dormir auprès du feu, au lieu de passer la nuit au dehors.
Cette habitation, comme toutes celles des gauchos, était une hutte de terre entremêlée de roseaux, couverte en paille coupante, construite, enfin, avec toute la simplicité primitive du désert.
Elle était composée de deux pièces: la chambre à coucher et l'appartement de réception, servant aussi de cuisine.
Un lit formé de quatre piquets plantés en terre, supportant une claie en roseaux ou des courroies de cuir entrelacées, sur lequel se place, en guise du matelas européen, inconnu dans ces contrées, une peau de bœuf non tannée; quelques autres cuirs étendus à terre, près de la muraille pour coucher les enfants, des bolas, des laços, armes indispensables des gauchos, des harnais de chevaux suspendus à des piquets de bois fichés dans les parois du rancho formaient l'unique ameublement de la chambre intérieure.
Quant à la première, cet ameublement était plus simple encore, si cela est possible; il se composait d'une claie en roseaux supportée par six piquets et servant de sofa, deux têtes de bœufs en guise de fauteuil, un petit baril d'eau, une marmite en fonte, quelques calebasses servant de vases, une jatte en bois et une broche en fer, piquée verticalement devant le foyer, placé au milieu même de la pièce.
Nous avons décrit ce rancho ainsi minutieusement, parce que tous se ressemblent dans la pampa, et sont pour ainsi dire construits sur le même modèle.
Seulement, comme celui dans lequel nous nous trouvions alors appartenait à un homme relativement riche, à part du corps de logis principal, à une vingtaine de mètres à peu près, il s'en trouvait un autre servant de magasin pour les cuirs et les viandes destinées à être séchées, et entouré d'une haie assez étendue et d'une hauteur de trois mètres formant le corral, et derrière laquelle les chevaux s'abritaient des bêtes fauves pendant les nuits.
Les honneurs du rancho nous furent faits par deux dames, que le gaucho nous présenta comme étant, l'une sa femme et l'autre sa fille.
Celle-ci, âgée d'une quinzaine d'années, était grande, bien faite et douée d'une beauté peu commune; elle se nommait Éva, ainsi que je l'appris plus tard; sa mère, bien que fort jeune encore,—elle avait au plus trente ans,—n'avait plus que quelques restes fugitifs d'une beauté qui avait dû être fort remarquable, mais qui s'était promptement fanée au contact de la vie misérable à laquelle la condamnait le désert au milieu duquel s'était écoulée son existence.
Mon compagnon paraissait être un ami intime du ranchero et de sa famille, par lesquels il fut reçu avec les témoignages de la joie la moins équivoque, bien que tempérés par une nuance presque insaisissable de respect et presque de crainte.
De son côté, don Zèno Cabral, car je savais enfin son nom, agissait avec eux avec un sans-façon protecteur qui témoignait de rapports sérieux entre lui et le gaucho.
La réception fut ce qu'elle devait être, c'est-à-dire des plus franches et des plus cordiales; ces braves gens ne savaient que faire pour nous être agréables, le moindre remercîment de notre part les comblait de joie.
Notre repas, que nous mangeâmes de bon appétit, se composa, comme toujours, de l'asado ou rôti de bœuf, du queso ou fromage de Goya, et de harina ou farine de mandioca, le tout arrosé de quelques libations de caña ou eau-de-vie de sucre qui, sous le nom de traguitos,—petits coups—circulèrent libéralement et achevèrent de nous mettre en joie et de nous faire oublier nos fatigues de la journée.
Comme complément à ce repas, beaucoup plus confortable que ne le supposera sans doute le lecteur européen, lorsque nos cigarettes furent allumées, doña Éva décrocha une guitare, et, après l'avoir présentée à son père qui, tout en fumant, commença à préluder avec les quatre doigts réunis, elle dansa devant nous, avec cette grâce et cette désinvolture qui n'appartiennent qu'aux femmes de l'Amérique du Sud, un cielito suivi immédiatement d'une montonera; puis, le jeune garçon dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui était non pas le serviteur mais le fils du ranchero, chanta d'une voix fraîche, bien timbrée, et avec un accent qui nous alla à l'âme, quelques tristes et quelques cielitos nationaux.
Il se passa alors un incident bizarre et dont je ne pus m'expliquer le motif. Don Quino, le jeune homme, chantait avec une passion indicible ces vers charmants de Quintana:
Feliz aquel que junto a ti suspira
Que el dulce nectar de tu risa bebe
Que a demandarte compasión se atreve
Y blandamente palpitar te mira![2]
Tout à coup don Zèno devint d'une pâleur cadavéreuse, un tressaillement nerveux agita tout son corps, et deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux, cependant il garda le plus profond silence; mais le jeune homme s'aperçut de l'effet produit sur l'hôte de son père par les vers qu'il chantait, et immédiatement il entonna une joyeuse jarana, qui bientôt ramena le sourire sur les lèvres pâlies du gaucho.
La tertulia se prolongea ainsi gaiement assez avant dans la nuit; au dehors, le vent soufflait avec fureur, et les hurlements des bêtes fauves qui s'élevaient par intervalles formaient un étrange contraste avec notre insouciante gaieté, cependant, vers onze heures, les dames se retirèrent, don Torribio et son fils, après avoir fait un dernier tour dans le rancho, afin de s'assurer que tout était en ordre, prirent congé de nous pour la nuit et nous laissèrent, mon compagnon et moi, libres de nous étendre sur le lit préparé pour nous et où la fatigue ne tarda pas à nous faire trouver le sommeil.
[1] Ces paroles sont la formule consacrée pour toute demande d'hospitalité dans la pampa. Voici leur traduction:
«Je vous salue, Marie très pure.
—Conçue sans péché.
—Peut-on entrer, don Torribio?
—Entrez, señor don Zèno Cabral; cette maison et tout ce qu'elle renferme vous appartient.»
[2] Heureux celui qui soupire près de toi, qui boit le doux nectar de ton sourire, qui ose te demander pitié, et doucement te voit palpiter.
III
LE RANCHO.
Le lendemain, au lever du soleil, j'étais debout, mais si matinal que j'eusse été, mon compagnon m'avait précédé, sa place auprès de moi était vide.
Je sortis espérant le rencontrer entrain de fumer sa cigarette au dehors.
Je ne le vis pas; la campagne autour de moi était déserte et calme comme au jour de la création, les chiens, sentinelles vigilantes, qui pendant la nuit avaient veillé sur notre repos, se levèrent en m'apercevant et vinrent me caresser avec des grognements joyeux.
L'aspect de la pampa[1] est des plus pittoresques au lever du soleil. Un silence profond plane sur le désert; il semblerait que la nature se recueille et reprend ses forces à l'aurore du jour qui commence. La fraîche brise matinale frissonne doucement à travers les hautes herbes qu'elle incline par des mouvements légers et cadencés; çà et là les venados lèvent leur tête effarée et jettent autour d'eux des regards craintifs. Les oiseaux, blottis frileusement sous la feuillée, préludent par quelques notes timides à leur hymne du matin; sur les monticules de sables formés par les tanières des vizcachas, de petites chouettes attardées, immobiles comme des sentinelles, et à demi endormies, clignent de l'œil aux rayons de l'astre du jour, en enfonçant leurs têtes rondes dans les plumes de leur cou, tandis qu'au plus haut des airs, les urubus et les caracaras planent en longs cercles, se balançant nonchalamment au gré du vent et cherchant la proie sur laquelle ils se laisseront tout à coup tomber avec la rapidité de la foudre.
La pampa, en ce moment, ressemble à une mer aux eaux vertes et calmes, dont les rivages se cachent derrière les plis de l'horizon.
Je m'assis sur un tertre de verdure; tout en fumant une cigarette, je me pris à réfléchir, et bientôt je fus complètement absorbé par mes pensées.
En effet, ma position était singulière; jamais je ne l'avais envisagée sous le jour où elle m'apparaissait en ce moment.
Perdu dans un désert, à plusieurs milliers de lieues de mon pays; ayant volontairement rompu tous ces liens de famille et d'amitié qui rattachent l'homme à sa patrie, je n'avais devant moi d'autre avenir que celui réservé aux coureurs des bois, c'est-à-dire une lutte incessante de chaque jour, de chaque heure, sans trêve ni merci, contre la nature entière: hommes et animaux, pour finir dans quelque embuscade, misérablement tué sur le rebord d'un fossé par une flèche ou une balle inconnue. Cette perspective, surtout à l'âge que j'avais, vingt ans à peine, lorsque par la surabondance de sève, l'âme dans le naïf enthousiasme de la jeunesse se sent entraînée vers les grandes choses, n'avait rien de fort gai, au contraire; mais si j'errais maintenant dans des savanes sans fin, en compagnie d'un homme rencontré par hasard, qui demeurait une énigme pour moi et m'imposait presque sa volonté, pour m'abandonner au premier caprice, ou peut-être à la première pression de la nécessité, cette loi de fer de la vie du désert, je ne pouvais me plaindre; je ne devais accuser que moi, car moi seul, contre tous, m'étais obstiné à mépriser les sages conseils et les exhortations pleines de sens que l'expérience et l'intérêt avaient engagé mes amis à me prodiguer à tant de reprises, pour me lancer comme un fou dans cette existence vagabonde, que je commençais à peine depuis quelques jours et qui déjà me paraissait si dure et si décolorée.
Lorsque plus tard je me rappelai ces premières impressions si navrantes faites au moment où j'entrais à peine dans cette vie aventureuse, qui devait pendant de si longues années être la mienne, je me pris en pitié; c'est que le désert ne se révèle que peu à peu aux yeux de celui qui le parcourt il faut l'étudier longtemps avant de comprendre les beautés qu'il recèle dans son sein et d'éprouver les joies inexprimables et les voluptés pleines d'une âcre saveur qu'il réserve à ses adeptes seuls.
Mais, je le répète, lorsque ces idées tristes que plus haut j'ai cherché à rendre, envahissaient mon cœur et le noyaient dans les flots d'une navrante tristesse qui me conduisait presque au découragement, c'est que je me sentais seul, isolé de tout homme de ma race, de tout ami avec lequel je pusse laisser déborder le flot des pensées qui montaient incessamment de mon cœur à mes lèvres, et que j'étais contraint de renfermer au dedans de moi.
C'est que j'ignorais, alors que le seul ami d'un homme, c'est lui-même, et que, dans les situations difficiles de la vie comme dans les plus indifférentes, il ne doit se fier qu'à lui, et ne compter que sur lui-même s'il ne veut être exposé aux trahisons de l'égoïsme, de l'envie et de la peur, ces trois féroces ennemis qui rôdent sans cesse autour de toute amitié pour la briser et la changer en haine.
Mais ma tâche a été rude en ce monde; Dieu en soit béni! J'ai beaucoup souffert, par conséquent, beaucoup appris, et j'en suis arrivé aujourd'hui à l'indifférence la plus sceptique pour les beaux sentiments que parfois on cherche vainement à étaler devant moi. Je ne demande pas à la nature humaine plus qu'elle ne peut donner, et mes amis sont d'avance absous par moi du bien comme du mal qu'ils essayent de me faire; aussi ne demandant rien et n'attendant rien de personne, je suis parvenu à être sinon heureux, le bonheur, je le sais par expérience, n'est pas fait pour l'homme, du moins tranquille, ce qui pour moi est le point culminant où puisse atteindre l'ambition humaine dans des conditions sociales où nous place la civilisation, qui n'est et ne peut être que le résultat de notre organisation vicieuse et incomplète.
Je fus tout à coup tiré de mes réflexions par une voix qui m'interpellait d'un ton de bonne humeur.
Je me retournai vivement.
Don Torribio était près de moi, bien qu'il fût à cheval, je ne l'avais pas entendu venir.
«Holà, caballero, me dit-il d'un ton joyeux, la pampa est belle au lever du soleil, n'est-ce pas?
—En effet, répondis-je sans trop savoir ce que je disais.
—La nuit a-t-elle été bonne?
—Excellente, grâce à votre généreuse hospitalité.
—Bah! Ne parlons pas de cela, j'ai fait ce que j'ai pu, malheureusement la réception a été assez mesquine; dame, les temps sont durs, il y a seulement quatre ou cinq ans c'eût été autre chose, mais vous le savez, à la guerre comme à la guerre; à celui qui fait tout le possible, on ne doit pas demander davantage.
—Je suis loin de me plaindre, au contraire; mais vous revenez de route, il me semble?
—Oui, j'ai été donner un coup d'œil à mes taureaux qui sont au pasto; mais, ajouta-t-il, en levant les yeux au ciel et en calculant mentalement la hauteur du soleil, il est temps de déjeuner; la señora doit avoir tout préparé, et, sauf respect, ma course du matin m'a singulièrement aiguisé l'appétit. Rentrez-vous avec moi?
—Je ne demande pas mieux; seulement, je ne; vois pas mon compagnon; il me semble qu'il serait peu convenable à moi de ne pas l'attendre pour déjeuner.»
Le gaucho se prit à rire.
«S'il n'y a que cela qui vous arrête, me dit-il, vous pouvez vous mettre à table sans crainte.
—Il va revenir? demandai-je.
—Au contraire, il ne reviendra pas.
—Comment cela, m'écriai-je avec une surprise mêlée d'inquiétude, il est parti?
—Depuis plus de trois heures déjà; mais remarquant combien ma physionomie s'assombrissait à cette nouvelle, il ajouta aussitôt:
—Mais nous le reverrons bientôt, soyez tranquille.
—Vous l'avez donc vu, ce matin?
—Certes, nous sommes sortis ensemble.
—Ah! Il est à la chasse, sans doute?
—Probablement; seulement, qui sait quelle espèce de gibier il se propose d'atteindre.
—Cette absence me contrarie beaucoup.
—Il voulait vous en parler avant que de monter à cheval; mais en y réfléchissant, vous paraissiez si fatigué hier soir, qu'il a préféré vous laisser dormir. C'est si bon le sommeil.
—Il reviendra sans doute bientôt?
—Je ne saurais le dire. Don Zèno Cabral est un homme qui n'a pas l'habitude de raconter ses affaires au premier venu. Dans tous les cas, il ne tardera pas beaucoup, nous le reverrons ce soir ou demain.
—Diable! Comment vais-je faire, moi qui comptais sur lui?
—Pourquoi donc?
—Mais pour m'enseigner la route que je dois suivre.
—Si ce n'est que cela, ce n'est pas un motif pour vous tourmenter; il m'a recommandé de vous prier de ne pas quitter le rancho avant son retour.
—Je ne puis cependant pas demeurer ainsi chez vous.
—Parce que?
—Dame, parce que je crains de vous gêner; vous n'êtes pas riche, vous-même me l'avez dit; un étranger ne doit que vous causer de l'embarras.
—Señor, répondit avec dignité le gaucho, les étrangers sont les envoyés de Dieu; malheur à l'homme qui n'a pas pour eux les attentions qu'ils méritent; quand même il vous plairait de demeurer un mois dans mon humble rancho, je me trouverais heureux et fier de votre présence dans ma famille. N'insistez donc pas davantage, je vous prie, et acceptez mon hospitalité aussi franchement qu'elle vous est offerte.»
Que pouvais-je objecter de plus? Rien. Je me résignai donc à patienter jusqu'au retour de don Zèno, et je retournai au rancho en compagnie du gaucho.
Le déjeuner fut assez gai; les dames s'efforcèrent de réveiller ma bonne humeur en me comblant de soins et d'attentions.
Aussitôt après le repas, comme don Torribio se préparait à monter à cheval, car la vie d'un gaucho se passe à galoper de çà et de là pour surveiller ses nombreux troupeaux, je lui demandai à l'accompagner; il accepta. Je sellai mon cheval et nous partîmes au galop à travers la pampa.
Mon but, en accompagnant le gaucho, n'était pas de faire une promenade plus ou moins agréable, mais de profiter de notre isolement pour le sonder adroitement et le faire causer sur mon compagnon, qu'il paraissait fort bien connaître, de façon à obtenir certains renseignements qui me permissent de me former une opinion sur cet homme singulier, qui avait pour moi l'attrait d'une énigme indéchiffrable.
Mais tous mes efforts furent vains, toutes mes finesses en pure perte, le gaucho ne savait rien, ou, ce qui est plus probable, ne voulait rien me dire; cet homme si communicatif et si enclin à raconter, d'une façon souvent trop prolixe ses propres affaires, devenait d'une discrétion à toute épreuve et d'un mutisme désespérant aussitôt que, par une transition adroite, je mettais la conversation sur le compte de don Zèno Cabral.
Il ne me répondait plus alors que par monosyllabes ou par cette exclamation: ¿Quién sabe?—qui sait,—à toutes les questions que je lui adressais.
De guerre lasse, je renonçai à le presser davantage, et je me mis à lui parler de ses troupeaux.
Sur ce point, je trouvai le gaucho disposé à me répondre, plus même que je ne l'aurais désiré, car il entra avec moi dans des détails techniques sur l'élève des bestiaux, détails que je fus contraint d'écouter avec un apparent intérêt, et qui me firent trouver la journée d'une interminable longueur.
Cependant, vers trois heures de l'après-midi, don Torribio m'annonça, ce qui me causa une vive joie, que notre tournée était terminée, et que nous allions reprendre le chemin du rancho, dont nous étions alors éloignés de quatre ou cinq lieues.
Un trajet de cinq lieues, après une journée passée à galoper à l'aventure, n'est qu'une promenade pour les gauchos montés sur les infatigables chevaux de la pampa.
Les nôtres nous mirent en moins de deux heures en vue du rancho, sans mouiller un poil de leur robe.
Un cavalier arrivait à toute bride à notre rencontre.
Ce cavalier, je le reconnus aussitôt avec un vif sentiment de joie, était don Zèno Cabral; il nous eut bientôt rejoints.
«Vous voilà donc, nous dit-il en faisant ranger son cheval auprès des nôtres; je vous attends depuis plus d'une heure. Puis, s'adressant à moi: Je vous ménage une surprise qui, je le crois, vous sera agréable, ajouta-il.
—Une surprise! m'écriai-je, laquelle donc?
—Vous verrez, je suis convaincu que vous me remercierez.
—Je vous remercie d'avance, répondis-je, sans chercher à deviner de quel genre est cette surprise.
—Regardez, reprit-il en étendant le bras dans la direction du rancho dont nous n'étions plus qu'à une centaine de pas.
—Mon guide! m'écriai-je en reconnaissant mon coquin d'Indien attaché solidement à un arbre.
—Lui-même; que pensez-vous de cela?
—Ma foi! Cela me semble tenir du prodige; je ne comprends pas comment vous avez pu le rencontrer aussi vite.
—Oh! Cela n'était pas si difficile que vous le supposez, surtout avec les renseignements que vous m'aviez donnés; tous ces bribones sont de la famille des bêtes fauves, ils ont des repaires dont ils ne s'éloignent jamais et où, tôt ou tard, ils reviennent toujours; pour un homme habitué à la pampa, rien n'est plus facile que de mettre la main dessus; celui-ci surtout, se fiant à votre qualité de forastero et à votre ignorance du désert, ne se donnait pas la peine de se cacher; il voyageait tranquillement et à découvert, persuadé que vous ne songeriez pas à le poursuivre; cette confiance l'a perdu, je vous laisse à penser quelle a été sa frayeur, lorsque je l'ai surpris à l'improviste et que je lui ai signifié péremptoirement qu'il m'accompagnât auprès de vous.
—Tout cela est fort bien, señor, répondis-je, je vous remercie de la peine que vous avez prise; mais que voulez-vous que je fasse de ce pícaro, à présent?
—Comment, s'écria-t-il avec étonnement, ce que je veux que vous en fassiez, je veux que vous le corrigiez d'abord, et cela d'une façon exemplaire dont il garde le souvenir; puis, comme vous l'avez engagé pour vous servir de guide jusqu'au Brésil et qu'il a reçu d'avance une partie du prix convenu, il faut qu'il remplisse son engagement loyalement, ainsi qu'il a été fait.
—Je vous avoue que je n'ai pas grande confiance dans sa loyauté future.
—Vous êtes dans l'erreur à cet égard, vous ne connaissez pas les Indiens mansos—soumis;—celui-ci, une fois qu'il aura été corrigé, vous servira fidèlement, rapportez-vous en à moi là-dessus.
—Je le veux bien; mais cette correction, quelle qu'elle soit, je vous confesse que je me sens incapable de la lui administrer.
—Qu'à cela ne tienne! Voici notre ami don Torribio, qui n'a pas le cœur aussi tendre que vous et qui se chargera de ce soin.
—Je ne demande pas mieux pour vous être agréable,» appuya don Torribio.
Nous arrivions en ce moment en face du prisonnier. Le pauvre diable, qui savait sans doute ce qui le menaçait, avait l'air fort penaud et fort mal à son aise; du reste, il était solidement attaché, le visage tourné vers l'arbre.
Nous mîmes pied à terre.
Don Zèno s'approcha du prisonnier, pendant qu'avec un imperturbable sang-froid don Torribio s'occupait à plier son laço en plusieurs doubles dans sa main droite.
«Écoute, pícaro, dit don Zèno à l'Indien attentif, ce caballero t'a engagé à Buenos Aires; non seulement tu l'as lâchement abandonné dans la pampa, mais encore tu l'as volé; tu mérites un châtiment, ce châtiment, tu vas le recevoir. Don Torribio, mon cher seigneur, veuillez, je vous prie, appliquer cinquante coups de laço sur les épaules de ce bribon, et cela de façon à ce qu'il les sente.»
L'Indien ne répondit pas un mot, le gaucho s'approcha alors et avec la conscience qu'il mettait à tout ce qu'il faisait, il leva son laço qui retomba en sifflant sur les épaules du pauvre diable, où il traça un sillon bleuâtre.
L'Indien ne fit pas un mouvement, il ne poussa pas un cri; on l'aurait cru changé en statue de bronze tant il était immobile et indifférent à force de volonté ou de stoïcisme.
Quant à moi, je souffrais intérieurement, mais je n'osais intervenir convaincu de la justice de cette exécution sommaire.
Don Zèno Cabral comptait impassiblement les coups au fur et à mesure qu'ils tombaient.
Au onzième le sang jaillit.
Le gaucho ne s'arrêta pas.
L'Indien, bien que ses chairs frissonnassent sous les coups de plus en plus pressés, conservait son impassibilité de marbre. Malgré moi, j'admirais le courage de cet homme, qui réussissait si complètement à dompter la douleur et à retenir même le plus léger signe de souffrance, bien qu'il dût en éprouver une atroce.
Les cinquante coups auxquels le guide avait été condamné par l'implacable don Zèno lui furent administrés par le gaucho, sans qu'il en manquât un seul; au trente-deuxième, malgré tout son courage, l'Indien avait perdu connaissance; mais cela n'avait pas, malgré ma prière, interrompu l'exécution.
«Arrêtez, dit enfin don Zèno, lorsque le nombre fut complet, détachez-le.»
Les liens furent coupés, le corps du pauvre diable, que les cordes seules soutenaient, tomba inerte sur le sable.
Le fils du gaucho s'approcha alors, frotta avec de la graisse de bœuf, de l'eau et du vinaigre les plaies saignantes de l'Indien, lui rejeta son poncho sur les épaules, puis il le laissa là.
«Mais cet homme est évanoui! m'écriai-je.
—Bah! Bah! fit don Zèno, ne vous en occupez pas, ces démons ont le cuir dur; dans un quart d'heure, il n'y pensera plus; allons dîner.»
Cette froide cruauté me révolta. Cependant, je m'abstins de toute observation et j'entrai dans le rancho; j'étais bien novice encore; j'étais réservé à assister plus tard à des scènes près desquelles celle-là n'était qu'un jeu d'enfant.
Après le dîner qui, contre l'habitude, se prolongea assez longtemps, don Zèno ordonna au fils de don Torribio d'amener le guide.
Au bout d'un instant, il entra; don Zèno le fixa quelques secondes avec attention, puis il lui adressa la parole en ces termes:
«Reconnais-tu avoir mérité le châtiment que je t'ai infligé?
—Je le reconnais, répondit l'Indien d'une voix sourde, mais sans la moindre hésitation.
—Tu n'ignores pas que je sais où te trouver, quel que soit l'endroit où tu te caches.
—Je le sais.
—Si, sur ma prière, ce caballero consent à te pardonner et à te reprendre à son service, lui seras-tu fidèle?
—Oui, mais à une condition.
—Je ne veux pas de conditions de ta part, bribon, reprit durement don Zèno, tu mérites le garrotte.»
L'Indien baissa la tête.
«Réponds à ma question.
—Laquelle?
—Seras-tu fidèle?
—Oui.
—Je le saurai; châtiment ou récompense, je me charge de régler ton compte, tu entends?
—J'entends.
—Maintenant, écoute-moi, ton maître et toi vous partirez d'ici demain au lever du soleil; il faut que dans neuf jours il soit à la fazenda do rio d'Ouro. Tu la connais?
—Je la connais.
—Y sera-t-il?
—Il y sera.
—Pas d'équivoque entre nous, tu me comprends bien, je veux que ce caballero soit rendu dans neuf jours à la fazenda do rio d'Ouro, en bonne santé, libre, et sans qu'il manque rien à son bagage.
—J'ai promis, répondit froidement l'Indien.
—C'est bien, bois ce trago de caña pour te remettre des coups que tu as reçus et va dormir.»
Le guide saisit la calebasse que lui tendait don Zèno, la vida d'un trait avec une satisfaction visible et se retira sans ajouter une parole.
Lorsqu'il fut sorti, je m'adressai à don Zèno, de l'air le plus indifférent que je pus affecter.
«Tout cela est bel et bon, lui dis-je, mais je vous certifie, señor, que malgré ses promesses, je n'ai pas la moindre confiance dans ce drôle.
—Vous avez tort, señor, me répondit-il, il vous servira fidèlement, non pas par affection, peut-être ce serait trop lui demander après ce qui s'est passé, mais par crainte, ce qui vaut mieux encore; il sait fort bien que s'il vous arrivait quelque chose, il aurait un compte sévère à me rendre de sa conduite.
—Hum! murmurai-je, cela ne me rassure que médiocrement; mais pourquoi, si, ainsi que vous me l'avez laissé entrevoir, vous vous rapprochez des frontières brésiliennes, ne me permettez-vous pas de vous accompagner?
—C'était mon intention; malheureusement certaines raisons, inutiles à vous faire connaître, rendent impossible l'exécution de ce projet; cependant je compte vous voir à la fazenda do rio d'Ouro, où probablement j'arriverai avant vous. Dans tous les cas, veuillez y demeurer jusqu'à ce que je vous aie vu, et alors, peut-être, me sera-t-il permis de reconnaître, ainsi que j'en ai le vif désir, l'éminent service que vous m'avez rendu.
—Je vous attendrai, puisque vous le désirez, señor, répondis-je, prenant bravement mon parti de ce nouveau contre-temps, non pas pour vous rappeler l'événement auquel vous faites allusion, mais parce que je serais heureux de faire avec vous une connaissance plus intime.»
Don Zèno me tendit la main, et la conversation devint générale.
Le lendemain au lever du soleil, je me levai, et, après avoir pris affectueusement congé des hôtes qui m'avaient si bien reçus et que je croyais ne jamais revoir, je quittai le rancho sans avoir pu dire adieu à don Zèno Cabra, qui s'était éloigné bien avant mon réveil.
Malgré les assurances réitérées de don Torribio et celles de don Zèno, je ne me fiai que médiocrement à mon guide, et je lui ordonnai de marcher devant moi, résolu à lui brûler la cervelle au premier geste suspect de sa part.
[1] Le mot pampa appartient à la langue Quichua (langue des Incas); il signifie textuellement place, terrain plat, savane ou grande plaine.
IV
LA FAZENDA DO RIO D'OURO.
Mon voyage se continuait ainsi dans des conditions assez singulières, livré dans un pays inconnu, loin de tout secours humain, à la merci d'un Indien dont la perfidie m'avait été déjà surabondamment prouvée et duquel je ne devais rien avoir de bon à attendre.
Cependant, j'étais bien armé, vigoureux, résolu; je partis dans d'assez bonnes dispositions, convaincu que mon guide ne se hasarderait jamais à m'attaquer en face et qu'en le surveillant avec soin je parviendrais toujours à en avoir bon marché.
Du reste, je me hâte de constater que j'avais tort de supposer de mauvaises intentions au pauvre Indien et que mes précautions furent inutiles; don Torribio et don Zèno Cabral avaient dit vrai. La rude correction infligée à mon Guaranis avait eu la plus salutaire influence sur lui et avait entièrement modifié ses intentions à mon égard; nos relations ne tardèrent donc pas à devenir des plus cordiales, et, fort satisfait du résultat obtenu par les coups de fouet du gaucho, je me réservai in petto, le cas échéant, de ne pas hésiter à employer le même moyen pour rappeler au devoir les Indiens mansos avec lesquels le hasard me mettrait en rapport.
Mon guide était devenu plus gai, plus aimable, et surtout plus causeur; je profitai de cette modification, fort agréable pour moi, dans son caractère, pour essayer de le sonder et lui adresser plusieurs questions sur le compte de don Zèno Cabral.
Cette fois encore j'échouai complètement, non pas que l'Indien refusât de me répondre, au contraire, mais par ignorance.
En résumé, voici tout ce que je parvins à apprendre après des questions sans nombre et tournées de toutes les façons.
Don Zèno Cabral était fort connu et surtout fort redouté par tous les Indiens qui vivent au désert et le parcourent incessamment dans tous les sens; c'était pour eux un être étrange, mystérieux, incompréhensible, dont le pouvoir était fort grand; nul ne connaissait son habitation habituelle; il possédait presque le talent d'ubiquité, car on l'avait souvent rencontré à des distances fort éloignées les unes des autres presque à la même heure; les Indiens lui avaient souvent tendu des pièges pour le tuer, sans jamais réussir à lui faire la plus légère blessure; il avait su prendre une influence telle sur leur esprit qu'ils le croyaient invulnérable et le regardaient comme un être d'une essence beaucoup supérieure à la leur.
Souvent il disparaissait pendant des mois entiers sans qu'on sût ce qu'il était devenu, puis, tout à coup on le voyait subitement campé au milieu des tribus indiennes, sans qu'on comprit comment il était arrivé là.
Au total, les Indiens, à part la crainte respectueuse qu'il leur inspirait, lui avaient pour la plupart de grandes obligations. Nul mieux que lui ne savait guérir les maladies réputées incurables par leurs sorciers; instruit de tout ce qui se passait au désert, souvent il avait sauvé de la mort des familles entières, perdues dans les forêts sans vivres et sans armes; «aussi, ajouta mon guide, en terminant, cet homme est-il pour nous un de ces génies puissants pour le bien comme pour le mal, dont il vaut mieux ne pas s'entretenir de peur de le voir subitement paraître et d'encourir sa colère.»
Ces renseignements, si je puis donner ce nom aux divagations craintives et superstitieuses de mon guide, me laissèrent plus perplexe que je ne l'étais auparavant sur le compte de cet homme, que tout semblait conspirer à entourer à mes yeux d'une auréole mystérieuse.
Un mot prononcé, par hasard peut-être, par l'Indien éveilla davantage encore si cela est possible la curiosité dévorante qui s'était emparés de moi.
«C'est un Paulista,» m'avait-il dit à demi-voix en jetant autour de lui des regards effarés, comme s'il redoutait que cette parole ne tombât dans une oreille indiscrète et fût répétée à celui qu'elle intéressait.
A plusieurs reprises, pendant mon séjour à Buenos Aires, j'avais entendu parler des Paulistas; les renseignements qu'on m'avait donnés sur eux, bien que très incomplets et erronés pour la plupart, avaient cependant excité ma curiosité à un tel point, qu'ils entraient pour beaucoup dans ma résolution de me rendre au Brésil.
Les Paulistas ou Vicentistas, car ces deux noms leur sont indistinctement appliqués par les historiens, fondèrent leur premier établissement dans les vastes et magnifiques plaines de Piratininga.
Alors là, sous la direction intelligente et paternelle des deux jésuites Anchieta et Nobrega, s'organisa une colonie à part dans la colonie, une sorte de métropole demi barbare, qui dut à son courage une prospérité et une influence toujours croissante, et dont les exploits, si quelques jours on les raconte, formeront, j'en suis convaincu, la partie la plus intéressante de l'histoire du Brésil.
Dans le Nouveau Monde, dès qu'on veut parler de progrès, d'abnégation et de civilisation, il faut remonter aux jésuites dont les conquêtes pacifiques, ont plus fait pour l'extinction de la barbarie que tous les efforts réunis des aventuriers de génie, qui allèrent au seizième siècle fonder en Amérique les puissances espagnole et portugaise.
Grâce à l'intervention des jésuites au Brésil, les Européens ne dédaignèrent pas de s'allier avec ces fortes et belliqueuses races indiennes, qui tinrent si longtemps en échec les Portugais et firent parfois reculer la conquête.
De ces unions, il résulta une race guerrière, brave, endurcie à toutes les fatigues, audacieuse surtout, qui, bien dirigée, produisit les Paulistas, ces hommes auxquels on doit presque toutes les découvertes qui se firent dans l'intérieur du Brésil et dont les prodigieuses excursions et les téméraires exploits sont passés aujourd'hui à l'état de légendes fantastiques dans les contrées mêmes qui en furent le théâtre.
On a adressé plusieurs reproches sérieux aux Paulistas: on les a accusés d'avoir, dès l'origine de leur colonie, montré un caractère indomptable et indépendant, un dédain affecté pour les lois de la métropole, un orgueil inouï vis-à-vis des autres colons; on a prétendu que, sortis des rangs les plus turbulents et les plus corrompus des aventuriers européens, ils avaient puisé dans leur origine et leurs alliances indiennes un principe de cruauté et de mépris pour la vie des autres hommes qui en faisait, non seulement des hôtes et des voisins dangereux, mais encore des natures essentiellement insociables et ingouvernables.
A ces accusations, les Paulistas ont donné le plus complet démenti.
La province de Saint-Paul, habitée et peuplée par eux seuls, est aujourd'hui la plus civilisée, la plus industrieuse et la plus riche du Brésil.
D'ailleurs notre avis, avis partagé du reste par beaucoup d'historiens, est qu'à une nature indomptée il faut des hommes indomptables, et que sur ce sol vierge que foulaient les Paulistas au milieu de ces nations farouches, impatientes de toute sujétion, et qui préféraient mourir que se soumettre à une domination étrangère qu'ils ne pouvaient et ne voulaient pas comprendre, il fallait des organisations d'élite, insensibles à toutes les faiblesses comme à tous les égoïsmes des conventions sociales de la civilisation, et, pour cette raison, capables d'accomplir de grandes choses.
En entendant à Buenos Aires parler ainsi des Paulistas avec un enthousiasme d'autant plus vrai que les Espagnols sont de temps immémorial les implacables ennemis des Portugais, et que cette haine, née en Europe, se poursuit en Amérique avec une force décuplée par la rivalité; je me sentais, malgré moi, entraîné vers ces hommes étranges, à la puissante organisation, aux instincts aventuriers, qui avaient conquis un monde à leur patrie et dont, malgré les modifications apportées par le temps et la civilisation, j'espérais être assez heureux pour retrouver debout quelque type attardé.
Aussi, à cette désignation de Paulista appliqué à l'homme qui m'était apparu dans des circonstances si singulières et qui, pendant le peu de temps que j'étais demeuré près de lui, s'était révélé à moi sous des aspects si bizarres, si heurtés et si insaisissables, je sentis se réveiller toute mon ardeur et je n'aspirai plus qu'à me rencontrer de nouveau avec ce personnage pour lequel j'avais, dès le premier moment, éprouvé une si vive sympathie.
Je pressai donc mon voyage le plus possible, d'autant plus que mon guide m'avait appris que la fazenda do rio d'Ouro, où don Zèno Cabral m'avait assigné rendez-vous, était située sur la frontière de la province de Saint-Paul, dont elle était une des plus riches et des plus vastes exploitations.
Afin d'atteindre plus vite le but de notre longue course, mon guide m'avait, malgré les difficultés du chemin, fait suivre les rives inondées du rio Uruguay.
Le quatrième jour, après notre départ du rancho, nous atteignîmes l'aldéa de Santa Ana, première garde brésilienne en remontant le fleuve.
La crue excessive du fleuve avait causé des ravages terribles dans ce misérable village composé d'une douzaine de ranchos à peine; plusieurs avaient été emportés par les eaux, le reste était menacé d'être prochainement envahi; les pauvres habitants, réduits à la plus affreuse détresse, campaient sur un monticule en attendant le retrait des eaux.
Cependant ces pauvres gens, malgré leur misère, nous reçurent de la façon la plus amicalement hospitalière, se mettant à notre disposition pour tout ce qu'ils pouvaient nous fournir et se désespérant de n'avoir presque rien à nous donner.
Ce fut avec un indicible serrement de cœur et une profonde reconnaissance que le lendemain, au lever du soleil, je quittai ces bonnes gens qui nous comblèrent, à notre départ, de souhaits pour la réussite de notre voyage.
Du reste, j'avais accompli le plus dur du trajet que j'avais à faire.
Je continuai d'avancer à travers un paysage charmant et accidenté; trois jours après ma halte à Santa Ana, vers deux heures de l'après-midi, à un angle de la route, je tournai subitement la tête, et, malgré moi, je m'arrêtai en poussant un cri d'admiration à l'aspect inattendu de la plus délicieuse campagne que jamais j'aie contemplée.
Mon Guaranis, désormais complètement réconcilié avec moi, sourit avec joie à cette manifestation enthousiaste. C'était à lui que je devais cette splendide surprise qu'il me préparait depuis quelques heures en m'obligeant à prendre, sous prétexte de raccourcir la route, des sentiers perdus à travers des bois à peu près infranchissables.
Devant moi, presque à mes pieds, car je me trouvais arrêté sur le sommet d'une colline assez élevée, s'étendait, encadrée dans un horizon de verdure, formé par une ceinture de forêts vierges, une campagne d'un périmètre d'une dizaine de lieues environ, dont, grâce à ma position, mes regards saisissaient les moindres détails. Au centre à peu près de cette campagne, sur une étendue de deux lieues, se trouvait un lac aux eaux transparentes d'un vert d'émeraude; les montagnes boisées et très pittoresques qui l'entouraient, étaient couvertes de plantations aux places où des brûlis avaient été ménagés.
Nous étions à l'endroit où le Curitiba ou Guazu, fleuve assez important, affluent du Parana que nous avions atteint, après avoir traversé le Paso de los infieles, entre dans le lac. Ses bords étaient garnis de grands buissons de savacous[1], de cocoboïs[2] et d'amingas, sur les branches desquels étaient en ce moment perchées des troupes de petits hérons. Ces oiseaux se tenaient suspendus au-dessus de la surface de l'eau pour faire la chasse aux poissons, aux insectes ou à leurs larves.
A l'entrée du Guazu, j'aperçus une île que mon guide m'assura avoir été autrefois flottante; mais elle s'est peu à peu rapprochée de la rive où elle s'est fixée. Formée primitivement par des plantes aquatiques, la terre végétale s'y est amoncelée, et maintenant elle est couverte de bois assez épais; puis au loin, au milieu d'une échappée entre deux collines couvertes de forêts, j'aperçus un nombre considérable de bâtiments s'élevant en amphithéâtre et dominés par un clocher aigu.
Au-dessous du flanc escarpé de la hauteur sur laquelle s'élevaient ces bâtiments, le Guazu s'élançait en grondant par-dessus les obstacles que lui opposaient des rochers abrupts et couverts d'un lichen verdâtre; puis, se partageant en plusieurs bras, il allait se perdre après des méandres sans nombre dans les sombres vallées qui s'étendaient à droite et à gauche. Je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle de cette nature grande, sauvage et réellement imposante; je demeurais là comme fasciné, ne songeant ni à avancer ni à reculer, tout à l'émotion intérieure que j'éprouvais et oubliant tout pour regarder encore, sans me rassasier jamais de cette vue splendide à laquelle rien ne peut être comparé.
«Que c'est beau! m'écriai-je emporté malgré moi par l'admiration.
—N'est-ce pas? me répondit comme un écho le guide qui s'était tout doucement rapproché.
—Comment nommez-vous ce magnifique pays?»
L'Indien me regarda avec étonnement.
«Ne le savez-vous pas, mi amo, me dit-il.
—Comment le saurais-je, puisque je viens ici aujourd'hui pour la première fois.
—Oh! C'est que ce pays est bien connu, mi amo, reprit-il, de bien loin on vient pour le voir.
—Je n'en doute pas, cependant je désirerais savoir son nom.
—Eh! Mais c'est l'endroit où nous nous rendons, mi amo; vous voyez devant vous la fazenda do rio d'Ouro, il paraît que dans les anciens jours toutes ces montagnes que vous voyez étaient remplies d'or et de pierres précieuses.
—Et maintenant? demandai-je intéressé malgré moi.
—Oh! Maintenant, on ne travaille plus aux mines, le maître ne le veut pas; elles sont comblées ou envahies par l'eau; le maître prétend qu'il vaut mieux travailler la terre, et que c'est là le véritable moyen de se procurer la richesse.
—Il n'a pas tort; comment se nomme l'homme bon qui raisonne d'une façon aussi juste?
—Je ne sais pas, mi amo; on prétend que la fazenda et toutes les terres qui en dépendent appartiennent à don Zèno Cabral; mais je n'oserais l'assurer; du reste, cela ne m'étonnerait pas, car on raconte de singulières choses sur ce qui se passe dans les caldeiras que vous voyez là-bas, ajouta-t-il en me désignant du doigt des trous ronds en forme d'entonnoir, percés dans les rochers, lorsque le Viraçao s'élève sur la surface du lac et en agite les eaux avec tant de violence que les pirogues sont en danger de périr.
—Que raconte-t-on donc de si extraordinaire?
—Oh! Des choses effrayantes, mi amo, et que moi, qui suis un pauvre Indien, je n'oserais jamais répéter à un señor comme vous.»
J'eus beau presser mon guide pour l'obliger à s'expliquer, je ne pus en tirer que des interjections de frayeur accompagnées d'innombrables signes de croix. De guerre lasse, je renonçai à l'interroger davantage sur un sujet qui paraissait lui déplaire tant, et je changeai de conversation.
«Dans combien de temps arriverons-nous à la fazenda? lui demandai-je.
—Dans quatre heures, mi amo.
—Croyez-vous que don Zèno sera déjà arrivé et que nous le rencontrerons?
—Qui sait, mi amo; si le señor don Zèno veut être arrivé, il le sera; sinon, non.»
Battu sur ce point comme sur le premier, je renonçai définitivement à adresser à mon guide des questions auxquelles, comme à plaisir, il faisait de si ridicules réponses, je me bornai à lui donner l'ordre du départ.
Au fur et à mesure que nous descendions dans la vallée, le paysage changeait et prenait des aspects d'un effet saisissant; je parcourus, ainsi, sans m'en apercevoir, l'espace assez étendu qui me séparait de la fazenda.
Au moment où nous commencions à gravir un sentier assez large et bien entretenu qui conduisait aux premiers bâtiments, j'aperçus un cavalier qui accourait vers moi à toute bride.
Mon guide me toucha légèrement le bras avec un frémissement de crainte.
«Le voyez-vous, mi amo? me dit-il.
—Qui? lui répondis-je.
—Le cavalier?
—Eh bien?
—Ne le reconnaissez-vous pas, c'est le seigneur don Zèno Cabral.
—Impossible!» m'écriais-je.
L'indien hocha la tête à plusieurs reprises.
«Rien n'est impossible au señor Zèno,» murmura-t-il à demi-voix.
Je regardai plus attentivement; je reconnus en effet don Zèno Cabral, mon ancien compagnon de la pampa, il portait le même costume que lors de notre rencontre.
Au bout d'un instant il fut près de moi.
«Soyez le bienvenu à la fazenda do rio d'Ouro, me dit-il joyeusement en me tendant la main droite que je serrai cordialement; avez-vous fait un bon voyage.
—Excellent, je vous remercie, quoique très fatigant; mais, ajoutai-je en remarquant un léger sourire sur ses lèvres, bien que je ne me donne pas encore pour un voyageur de votre force, je commence à parfaitement m'habituer; d'ailleurs, l'aspect de votre admirable pays m'a complètement fait oublier ma fatigue.
—N'est-ce pas qu'il est beau, me dit-il avec orgueil et qu'il mérite d'être vu et apprécié même après les plus beaux paysages européens.
—Certes, d'autant plus qu'entre eux et lui toute comparaison est impossible.
—Vous avez été satisfait de ce bribon, je suppose, dit-il en se tournant vers le guide qui se tenait modestement et craintivement en arrière.
—Fort satisfait; il a complètement racheté sa faute.
—Je le savais déjà, mais je suis content de l'entendre dire par vous, cela me raccommode avec lui. Cours en avant, pícaro, et annonce notre arrivée.»
L'Indien ne se fit pas répéter l'ordre qui lui était donné, il pressa les flancs de son cheval et partit au galop.
«Ces Indiens sont de singulières natures, reprit don Zèno en le suivant du regard, on ne peut les dompter qu'en les menaçant avec rudesse, mais, somme toute, ils ont du bon, et avec de la volonté on parvient toujours à en faire quelque chose.
—Vous exceptez sans doute, répondis-je en souriant, ceux qui voulaient vous faire un si mauvais parti lorsque j'eus le plaisir de vous rencontrer.
—Pourquoi donc cela? Les pauvres diables agissaient dans de bonnes intentions au point de vue de leurs idées étroites, en cherchant à se débarrasser d'un homme qu'ils redoutent et qu'ils croient leur ennemi, je ne puis pas leur garder rancune pour cela.
—Vous ne craignez pas, en vous aventurant ainsi, d'être un jour victime de leur perfidie?
—Il en sera ce qu'il plaira à Dieu! Quant à moi, j'accomplirai jusqu'au bout la mission que je me suis imposée. Mais laissons cela; vous resterez quelque temps avec nous, n'est-ce pas don Gustavio?
—Deux ou trois jours seulement,» répondis-je. Le visage de mon hôte se rembrunit subitement à cette déclaration.
«Vous êtes bien pressé? me dit-il.
—Nullement; je suis, au contraire, absolument maître de mon temps.
—Alors pourquoi vouloir nous quitter si vite?
—Dame, répondis-je, ne sachant trop que dire, je crains de vous gêner.»
Don Zèno Cabral me posa amicalement la main sur l'épaule, et me regardant attentivement pendant une minute ou deux:
«Don Gustavio, me dit-il, quittez une fois pour toutes ces façons européennes qui ne sont pas de mise ici; on ne gêne pas un homme comme moi, dont la fortune s'élève à plusieurs millions de piastres, qui est maître après Dieu d'un territoire de plus de trente lieues carrées et qui commande à plus de deux mille individus blancs, rouges et noirs; en acceptant franchement l'hospitalité que cet homme vous offre loyalement comme à un ami et à un frère, on lui fait honneur.
—Ma foi, répondis-je, mon cher hôte, vous avez une façon de prendre les choses qui rend un refus tellement impossible, que je me mets complètement à votre discrétion; faites de moi ce que bon vous semblera.
—A la bonne heure, voilà qui est parler à la française, sans ambages et sans réticences; mais rassurez-vous, je n'abuserai pas de la latitude que vous me donnez en vous conservant malgré vous auprès de moi; peut-être même, si vos idées vagabondes vous tiennent toujours au cœur, vous ferai-je d'ici quelques jours une proposition qui vous sourira.
—Laquelle? m'écriai-je vivement.
—Je vous le dirai; mais, chut! Nous voici arrivés.»
En effet, cinq minutes plus tard nous entrâmes dans la fazenda entre une double haie de domestiques rangés pour nous recevoir et nous faire honneur.
Je ne m'étendrai pas sur la façon dont l'hospitalité me fut offerte dans cette demeure réellement princière.
Quelques jours s'écoulèrent pendant lesquels mon hôte chercha par tous les moyens à me distraire et à me faire agréablement passer le temps.
Cependant, malgré tous ses efforts pour paraître gai, je remarquai qu'une pensée sérieuse le préoccupait; je n'osais l'interroger craignant de lui paraître indiscret, seulement j'attendais avec impatience qu'il me fît une ouverture qui me permît de satisfaire ma curiosité en lui adressant quelques questions que j'avais incessamment sur les lèvres et que je retenais à grand-peine.
Enfin, un soir, il entra dans ma chambre; un domestique dont il était accompagné portait plusieurs liasses énormes de papiers.
Après avoir fait déposer ces papiers sur une table et renvoyé le domestique, dont Zèno s'assit près de moi, et après un instant de réflexion:
«Don Gustavio, me dit-il, je vous ai parlé d'une expédition à laquelle j'avais l'intention de vous associer, n'est-ce pas?
—En effet, répondis-je, et je suis prêt à vous suivre, don Zèno.
—Je vous remercie, mon ami; mais avant que d'accepter votre consentement, laissez-moi vous donner quelques mots d'explication.
—Faites.
—L'expédition dont il s'agit est des plus sérieuses; elle est dirigée vers des contrées inconnues qui n'ont été que rarement et à de longs intervalles foulées par les pieds des blancs; nous aurons des obstacles presque infranchissables à surmonter, des dangers terribles à courir; malgré les précautions prises par moi pour assurer notre sûreté, je dois vous avouer que nous risquons de trouver la mort au milieu des hordes de sauvages qu'il nous faudra combattre; moi, mon sacrifice est fait, j'ai mûrement réfléchi et pesé avec soin dans mon esprit toutes les chances de réussite ou d'insuccès que nous devons rencontrer.
—Et vous partez?
—Je pars, oui, parce que j'ai les plus sérieux motifs pour le faire; mais vous, votre position n'est pas la même, je ne me reconnais pas le droit de vous entraîner à ma suite dans une tentative désespérée, dernier coup d'une partie commencée depuis longues années et dont le résultat doit, à part votre amitié pour moi, vous demeurer indifférent.
—Je partirai avec vous, don Zèno, quoi qu'il advienne, mon parti est pris, ma résolution ne changera pas.»
Il garda un instant le silence.
«C'est bien, me dit-il enfin d'une voix émue, je n'insisterai pas davantage; plusieurs fois nous avons, entre nous, parlé des Paulistas, vous m'avez demandé des renseignements sur eux, ces renseignements vous les trouverez dans ces notes que je vous laisse; lisez-les attentivement, elles vous apprendront les motifs de l'expédition que je tente aujourd'hui; si lorsque vous aurez lu ces notes, la cause que je défends vous paraît encore juste et que vous consentiez toujours à m'accorder votre concours, je l'accepterai avec joie. Adieu, vous avez trois jours devant vous pour apprendre ce qu'il vous faut savoir; dans trois jours nous nous séparerons pour ne plus nous revoir, ou nous partirons ensemble.»
Don Zèno Cabral se leva alors, me serra la main et quitta la chambre.
Trois jours après je partis avec lui.
Ce sont ces notes, mises en ordre par moi, suivies de l'expédition à laquelle je pris part, que le lecteur va lire aujourd'hui; je n'ai usé que de la précaution de changer certains noms et certaines dates, afin de ne pas blesser la juste susceptibilité de personnes encore existantes et dignes, sous tous les rapports, de la considération dont elles sont entourées au Brésil; mais, à part ces légères modifications, les faits sont de la plus rigoureuse exactitude, je pourrais, au besoin, fournir des preuves à l'appui de leur véracité.
J'ai aussi jugé nécessaire de complètement m'effacer dans la dernière partie du récit pour laisser à cette histoire, dont je fais à son tour juge le lecteur, toute sa couleur et tout son cachet de sauvage et naïve grandeur. Puisse-je avoir réussi à intéresser ceux qui me liront, en leur faisant connaître des mœurs si différentes des nôtres, qui s'effacent tous les jours sous la pression incessante de la civilisation et bientôt n'existeront plus que dans le souvenir de quelques vieillards, tant le flot du progrès monte rapidement, même dans les contrées les plus éloignées.
[1] Cancroma cochlearia.
[2] Ardea virescens.
PROLOGUE
EL DORADO
I
O SERTÃO.
Le 25 juin 1790, vers sept heures du soir, une troupe assez nombreuse de cavaliers déboucha subitement d'une étroite ravine et commença à gravir un sentier assez roide tracé, ou plutôt à peine indiqué, sur le flanc d'une montagne formant l'extrême limite de la sierra de Ibatucata, située dans la province de São Paulo.
Ces cavaliers, après avoir traversé le rio Parana-Pane, se préparaient sans doute à franchir le rio Tieti, si, ainsi que semblait l'indiquer la direction qu'ils suivaient, ils se rendaient dans le gouvernement de Minas Gerais.
Bien vêtus pour la plupart, ils portaient le pittoresque costume de Sertanejos et étaient armés de sabres, pistolets, couteaux et carabines; leur lasso pendait roulé, attaché par un anneau au côté droit de leur selle.
Nous ferons remarquer que les bolas, cette arme terrible du gaucho des pampas de la Banda Oriental, sont complètement inusitées dans l'intérieur du Brésil.
Ces hommes, au teint hâlé, à la mine hautaine, fièrement campés sur leurs chevaux, la main reposant sur leurs armes, prêts à s'en servir, et leurs regards incessamment fixés sûr les taillis et les buissons afin d'éclairer la route et d'éventer les embuscades, offraient aux rayons obliques et sans chaleur du soleil couchant, au milieu de cette nature majestueuse et sauvage, une ressemblance frappante avec ces troupes d'aventuriers paulistas qui, au seizième et au dix-septième siècle, semblaient conduits par le doigt de Dieu pour tenter ces explorations téméraires qui devaient donner de nouvelles contrées à la métropole et finir par refouler dans leurs impénétrables forêts les tribus guerrières et insoumises des premiers habitants du sol.
Cette ressemblance était rendue plus frappante encore, en songeant au territoire que traversaient en ce moment les cavaliers, territoire aujourd'hui habité seulement par des blancs et des métis nomades, chasseurs et pasteurs pour la plupart, mais qui alors était encore parcouru par plusieurs nations indiennes, rendues redoutables par leur haine instinctive pour les blancs et qui, considérant, non sans quelque apparence de raison, cette terre comme leur appartenant, faisaient une guerre sans pitié aux Brésiliens, les attaquant et les massacrant partout où ils les rencontraient.
Les cavaliers dont nous parlons étaient au nombre de trente, en comptant les domestiques affectés à la surveillance d'une dizaine de mules chargées de bagages et qui, en cas d'attaque, devaient se joindre à leurs compagnons dans la défense générale, et pour cette raison étaient armés de fusils et de sabres.
A quelque distance en arrière de cette première troupe en venait une seconde, composée d'une douzaine de cavaliers au milieu desquels se trouvait un palanquin hermétiquement fermé, porté par deux mules.
Ces deux troupes obéissaient évidemment au même chef, car lorsque la première fut parvenue au point culminant de la montagne, elle s'arrêta et un cavalier fut détaché afin de presser l'arrivée de la seconde.
Les hommes de la deuxième troupe affectaient une certaine tournure militaire et portaient le costume des soldados da conquista; ce qui, au premier coup d'œil, pour une personne au fait des mœurs brésiliennes, laissait deviner que le chef de la caravane était non seulement un personnage riche et puissant, mais encore que son voyage avait un but sérieux et hérissé de périls.
Malgré la chaleur du jour qui finissait en ce moment, ces soldats se tenaient droits en selle et portaient, sans en paraître nullement incommodés, l'étrange accoutrement sans lequel ils n'entreprennent jamais une expédition, c'est-à-dire la cuirasse nommée gibao de armas, espèce de casaque rembourrée en coton et piquée, qui descend jusqu'aux genoux, défend aussi les bras et les préserve, mieux que toute autre armure, des longues flèches indiennes.
Comme, lorsqu'ils poursuivent les sauvages dans les forêts, ils sont contraints d'abandonner leurs chevaux avec lesquels ils ne pourraient pénétrer dans les forêts vierges, ils ont au côté une espèce de grande serpe nommée facão, qui leur sert à trancher les lianes et à s'ouvrir un passage; ils ont en outre chacun une espingole ou un fusil sans baïonnette qu'ils ne chargent ordinairement qu'avec du gros plomb à cause de la presque impossibilité de diriger une balle avec certitude dans ces inextricables fouillis de verdure rendus plus épais encore par la disposition bizarre des branches et l'enchevêtrement des lianes.
Ces soldats sont extrêmement redoutés des Indiens et des nègres marron qu'ils ont surtout mission de traquer et de surprendre. Indiens eux-mêmes pour la plupart ou métis, ils connaissent à fond toutes les ruses des sauvages, luttent constamment de finesse avec eux et ne leur font jamais qu'une guerre d'embuscade.
Ils sont fort estimés dans le pays à cause de leur courage, de leur sobriété et de leur fidélité à toute épreuve; aussi la présence d'une douzaine d'entre eux dans la caravane était-elle un indice certain de la position élevée qu'occupait dans la société brésilienne le chef de l'expédition ou du moins de la troupe de voyageurs.
La caravane s'était arrêtée, avons-nous dit, sur le point culminant de la montagne; de cette hauteur la vue planait de tous les côtés à une distance considérable sur un magnifique paysage de forêts, de vallées accidentées traversés par d'innombrables cours d'eaux, mais pas une maison, pas une hutte ne venait animer cette splendide et sauvage nature; c'était bien le sertão, c'est-à-dire le désert dans toute sa majestueuse et abrupte splendeur.
Les voyageurs, peu sensibles aux attraits du magique kaléidoscope qui se déroulait devant eux, et, d'ailleurs, fatigués d'une longue route faite à travers des chemins presque impraticables, tandis qu'un soleil torride déversait à profusion ses rayons incandescents sur leurs têtes, se hâtèrent d'installer leur campement de nuit.
Tandis que quelques-uns d'entre eux déchargeaient les mules et entassaient les ballots, d'autres dressaient une tente au milieu de ce camp improvisé; les plus vigoureux faisaient un abatis d'arbres centenaires destinés à servir de retranchements provisoires, et les derniers allumaient les feux destinés aux apprêts du repas du soir, feux que devaient être entretenus toute la nuit, afin d'éloigner les bêtes fauves.
Lorsque le campement fut complètement installé, un cavalier de haute mine, de vingt-huit à trente ans au plus, dont les manières aristocratiques, le regard fier et la parole brève dénotaient l'habitude du commandement, donna l'ordre de faire approcher le palanquin qui, jusqu'à ce moment, était demeuré arrêté en dehors dès lignes, toujours entouré de son escorte.
Le palanquin s'avança aussitôt jusqu'auprès de la tente et s'ouvrit; le rideau de la tente s'agita, puis il retomba sans qu'il fût possible de savoir à quel sexe appartenait la personne que renfermait le palanquin et qui venait de le quitter; le palanquin s'éloigna aussitôt. Les soldados, qui avaient probablement reçu antérieurement une consigne sévère, entourèrent, à portée de pistolet, la tente de laquelle ils ne laissèrent approcher personne.
Le chef de la caravane, après avoir assisté à l'exécution de l'ordre qu'il avait donné se retira sous une tente un peu plus petite, dressée a quelques pas de la première, et, se laissant tomber sur un siège, il ne tarda pas à se plonger dans de profondes réflexions.
Ce cavalier, ainsi que nous l'avons dit était un homme de vingt-huit à trente ans, aux traits fins et aristocratiques, d'une beauté et d'une délicatesse presque féminines; sa physionomie, douce et affable au premier aspect, perdait cependant cette apparence dès qu'on l'étudiait avec soin, pour prendre une expression de méchanceté railleuse et cruelle qui inspirait la crainte et presque la répulsion; ses grands yeux noirs avaient un regard vague qui ne se fixait que rarement; sa bouche, garnie de dents d'une éclatante blancheur, surmontée d'une fine moustache noire cirée avec soin, ne s'entr'ouvrait que pour laisser filtrer entre ses lèvres un peu minces, un sourire ironique qui en relevait légèrement les coins. Tel qu'il était cependant, pour des yeux superficiels c'était un admirable cavalier rempli de noblesse et de séduisante désinvolture.
A peine était-il depuis une vingtaine de minutes seul sous sa tente, si absorbé en lui-même qu'il semblait avoir non seulement oublié les fatigues d'une longue journée passée tout entière à cheval, mais encore le lieu où il se trouvait, que le rideau de la tente se souleva doucement pour livrer passage à un homme qui, après s'être assuré par un regard circulaire que le cavalier dont nous avons esquissé le portrait était bien seul, fit deux pas dans l'intérieur, ôta son chapeau et attendit respectueusement que celui auquel il se présentait lui adressât la parole.
Ce personnage formait avec le premier le plus complet et le plus brutal contraste; c'était un homme jeune encore, aux formes musculeuses, aux traits anguleux, à la physionomie basse, cruelle et chafouine, empreinte d'une expression de méchanceté sournoise; son front bas et déprimé, ses yeux gris, ronds, profondément enfoncés sous l'orbite et assez éloignés l'un de l'autre, son nez long et recourbé, ses pommettes saillantes, sa bouche grande et sans lèvres lui donnaient une lointaine ressemblance avec un oiseau de proie de l'espèce la moins noble; sa tête monstrueuse, supportée par un cou gros et court, était enfoncée entre deux épaules d'une largeur démesurée; ses bras mal attachés, mais recouverts de muscles énormes, lui donnaient une apparence de force brutale extraordinaire, mais dont l'aspect général avait quelque chose de repoussant. Cet individu, qu'il était facile de reconnaître tout de suite pour un métis mamaluco[1], portait le costume des Sertanejos, mais ce costume cependant fort élégant et surtout fort pittoresque, loin de relever sa tournure et de dissimuler sa laideur, ne servait pour ainsi dire qu'à la rendre plus visible.
Plusieurs minutes s'écoulèrent sans que le jeune homme parût s'apercevoir de la présence de son singulier visiteur; celui-ci, fatigué sans doute de cette longue attente, et désirant la faire cesser au plus vite, ne trouva pas de moyen plus efficace que celui de laisser tomber sur le sol la lourde carabine sur laquelle il s'appuyait. Au bruit retentissant de l'arme sur les pierres, le jeune homme tressaillit et releva brusquement la tête. Reconnaissant alors l'homme qui se tenait devant lui, immobile et roide comme une idole indienne, il passa à plusieurs reprises la main sur son front comme pour en chasser des pensées importunes, dissimula un mouvement de dégoût et, affectant de sourire;
«Ah! C'est vous, Malco Díaz? lui dit-il.
—Oui, monsieur le marquis, c'est moi, répondit le mamaluco d'une voix basse et à demi étouffée.
—Eh bien! Que me voulez-vous encore?
—Eh! fit l'autre avec un ricanement sourd, la réception que me fait Votre Seigneurie n'est guère caressante. Voilà deux jours que je ne vous ai parlé.
—Je n'ai pas besoin, je le suppose, de me gêner avec vous, à quoi bon me gêner? N'êtes-vous pas à ma solde, et par conséquent mon serviteur? reprit le marquis avec une nuance de hauteur, destinée sans doute à rappeler à son interlocuteur la distance que les convenances sociales établissaient entre eux.
—C'est juste, répondit l'autre, un serviteur est un chien et il doit être traité comme tel, cependant, vous connaissez le proverbe: A bom jogo boa volta[2].
—Faites-moi grâce de vos stupides proverbes, je vous prie, et dites-moi sans plus de détours ce qui vous amène,» répondit le jeune homme avec impatience.
Le mamaluco fixa sur le marquis un regard d'une expression sinistré.
«Au fait, reprit-il, votre Seigneurie a raison, mieux vaut en finir tout de suite.
—J'attends!
—Je viens régler mes comptes avec vous, señor; voilà tout en deux mots.
—Hein! fit le jeune homme, régler vos comptes, qu'est-ce à dire, velhaco?
—Velhaco ou non, monsieur le marquis, je désire régler avec vous.
—Je ne vous comprends pas, expliquez-vous, mais soyez bref, je vous prie, je n'ai pas de temps à perdre à écouter vos pataratas.
—Je ne demande pas mieux, monsieur le marquis, bien que ce ne soient pas des patarata, ainsi qu'il vous plaît de le dire.
—Voyons, au fait.
—Eh bien! Le fait, le voici, Seigneurie, je me suis engagé avec vous pour deux mois, à Rio Janeiro, afin de vous servir de guide, moyennant quatre onces espagnoles par mois, ou, si vous le préférez, cent six mille reis[3], n'est-il pas vrai, Seigneurie!
—Parfaitement, seulement vous oubliez, maître Malco Díaz, que vous avez reçu sur votre demande, avant de quitter Rio Janeiro ...
—Un mois d'avance, interrompit le mamaluco, je me le rappelle très bien, au contraire, Seigneurie.
—Que demandez-vous, alors?
—Dame, je demande le reste.
—Comment le reste, pour quelle raison, s'il vous plaît?
—Oh! Pour une raison bien simple, Seigneurie, c'est que notre marché expirant demain à dix heures du matin, je préfère régler avec vous ce soir que de vous causer ce dérangement pendant la marche.
—Comment, y a-t-il déjà si longtemps que nous sommes en route?
—Calculez, Seigneurie.
—En effet, tout autant,» reprit-il tout pensif.
Il y eut un assez long silence, le jeune homme le rompit brusquement et, relevant la tête en même temps qu'il regardait le métis bien en face.
«Ainsi, vous désirez me quitter, Malco Díaz, lui dit-il d'un ton plus amical que celui qu'il avait employé jusqu'alors.
—Mon engagement n'est-il pas terminé, Seigneurie?
—Effectivement, mais vous pouvez le renouveler.»
Le mamaluco hésita, son maître ne le quittait pas du regard; il parut enfin prendre une résolution.
«Tenez, Seigneurie, dit-il, laissez-moi vous parler franchement.
—Parlez.
—Eh bien! Vous êtes un grand seigneur, un marquis, c'est vrai; moi je ne suis qu'un pauvre diable auprès de vous, bien petit et bien infime; cependant, tout misérable que vous me supposez, il est un bien inappréciable pour moi, bien que j'ai commis la sottise d'aliéner une fois.
—Et ce bien, c'est....
—Ma liberté, Seigneurie, mon indépendance, le droit d'aller et de venir, sans rendre à personne compte de mes pas, de parler sans avoir besoin de mesurer mes paroles et de choisir mes expressions; je reconnais humblement que je ne suis pas né pour être domestique. Que voulez-vous, nous autres, nous sommes ainsi faits, que nous préférons la liberté avec la misère à la richesse avec l'esclavage; c'est stupide, je le sais, mais c'est comme cela.
—Avez-vous tout dit.
—Tout, oui, Seigneurie.
—Mais vous n'êtes pas domestique, vous me servez de guide, voilà tout.
—C'est vrai, Seigneurie; mais souvent, malgré vous, vous oubliez le guide pour ne songer qu'au domestique, et moi, je ne puis m'habituer à être, traité de cette façon; mon orgueil se révolte malgré moi, je sens mon sang bouillonner dans mes veines, et je crains que la patience ne m'échappe.»
Un sourire de mépris erra sur les lèvres du jeune homme.
«Ainsi, répondit-il, le motif que vous me donnez est le seul qui vous pousse à me quitter?
—C'est le seul, Seigneurie.
—Mais, si fort satisfait de vos services, je vous proposais cinq quadruples au lieu de quatre, vous accepteriez sans doute?»
Un éclair de convoitise jaillit de l'œil voilé du mamaluco, mais aussitôt il s'éteignit.
«Pardonnez-moi, Seigneurie, dit-il, je refuserais.
—Même si je vous en offrais six?
—Même si vous m'en offriez dix.
—Ah!» fît le marquis en se mordant les lèvres. Il était évident que le jeune homme était en proie à une sourde colère, qu'il ne renfermait qu'avec peine.
«Quand comptez-vous nous quitter? dit-il.
—Lorsque Votre Seigneurie me le permettra.
—Mais si j'exigeais que vous demeurassiez avec nous jusqu'à demain matin dix heures?
—Je resterais, Seigneurie.
—C'est bien, dit le jeune homme d'un ton d'indifférence, je vois que c'est un parti pris de votre part.
—Oh! Complètement, Seigneurie.
—Je vais donc vous payer immédiatement ce que je reste vous devoir; vous serez libre ensuite de vous éloigner à l'instant si bon vous semble.»
Le mamaluco fit un geste ressemblant à un remerciement, mais il ne prononça pas une parole.
Le jeune homme tira plusieurs pièces d'or d'une bourse et les présenta au métis.
«Prenez,» dit-il.
Malco avança la main, mais se ravisant aussitôt:
«Pardon, Seigneurie, dit-il, mais vous vous trompez.
—Moi! Comment cela?
—Dame! Vous ne me devez que quatre onces, il me semble.
—Eh bien?
—Vous m'en donnez huit.
—Je vous donne quatre onces parce que je vous les dois, et j'en ajoute quatre autres parce que, avant de vous quitter, je veux vous donner une preuve de ma satisfaction pour la façon dont vous avez rempli votre devoir pendant le temps que vous êtes demeuré à mon service.»
Une seconde fois le mamaluco hésita, mais faisant un violent effort sur lui-même et reculant d'un pas comme s'il eût voulu échapper à la fascination exercée sur lui par la vue du métal, il posa, bien qu'avec une répugnance visible, quatre des pièces d'or sur un coffre, en répondant d'une voix étranglée par une émotion intérieure:
«Je vous suis fort reconnaissant, Seigneurie, mais je ne saurais accepter un aussi riche cadeau.
—Pourquoi donc, s'il me plaît de vous le faire, Malco, ne suis-je pas le maître de disposer de ce qui m'appartient et de vous témoigner ma satisfaction?
—Oui, Seigneurie, vous êtes libre de faire cela, mais je vous répète que je n'accepterai pas.
—Au moins, vous me donnerez l'explication de cette énigme, car si je ne me trompe pas sur votre compte, vous n'êtes pas autrement organisé que les autres hommes, et vous aimez l'or.
—Oui, Seigneurie, lorsqu'il est loyalement gagné, mais je ne suis pas un mendiant, pour accepter une rémunération à laquelle je reconnais n'avoir aucun droit.
—Ces sentiments vous font honneur, répondit le jeune homme avec une mordante raillerie; je vous en félicite, je retire ma proposition.»
Il reprit alors les quatre pièces d'or, les fit un instant sauter dans sa main, puis il les remit dans sa bourse.
«Maintenant, nous sommes quittes.
—Oui, Seigneurie.
—Et nous nous séparons bons amis?
—Bons amis.
—Passez-vous la nuit au camp?
—Je suis jusqu'à demain aux ordres de Votre Seigneurie.
—A mon tour, je vous remercie, señor Malco, nos affaires sont terminées maintenant à notre satisfaction mutuelle, rien ne vous retient plus près de moi, je vous laisse donc libre de partir quand cela vous plaira.
—Alors, puisque mon cheval est encore sellé, je profiterai de votre permission, Seigneurie.
—Ah! Ah! Il paraît que vous aviez prévu le cas?»
Le mamaluco, malgré son impudence, tressaillit imperceptiblement.
«Maintenant, adieu, reprit le jeune homme; vous êtes libre, grand bien vous fasse; seulement comme, ainsi que vous l'avez dit vous-même, nous nous séparons amis, tâchons de demeurer toujours dans les mêmes termes.
—Je ne vous comprends pas, Seigneurie.
—Souvenez-vous du proverbe que vous m'avez cité au commencement de notre entretien, et faites-en votre profit; sur ce, bon voyage.»
Et il ordonna du geste au mamaluco de se retirer. Celui-ci, fort mal à son aise sous le regard inquisiteur du marquis, ne se fit pas répéter l'invitation; il salua gauchement et sortit de la tente.
Il alla prendre son cheval, qu'il avait attaché à quelques pas à un piquet, se mit en selle et s'éloigna d'un air pensif, descendant au petit trot la montagne dans la direction du sertão, à l'entrée duquel la caravane avait établi son bivouac.
Lorsqu'il fut assez éloigné pour ne pas craindre d'être vu, il fit un brusque crochet sur la droite et retourna sur ses pas, en évitant avec le plus grand soin de donner l'éveil aux sentinelles brésiliennes.
«Diable d'homme! murmurait-il à voix basse, tout en surveillant attentivement les buissons et les halliers de crainte de surprise, il est évident qu'il se doute de quelque chose; je n'ai pas un instant à perdre, car, je le connais, si je me laisse prévenir, je suis un homme perdu; oui, mais je ne me laisserai pas prévenir, l'affaire est trop belle pour que je ne mette pas tous mes soins à la conduire à bonne fin; nous verrons qui l'emportera de moi ou de ce beau seigneur musqué.»
Faisant alors vigoureusement sentir l'éperon à son cheval, le mamaluco lui fit prendre le galop, et il ne tarda pas à disparaître dans l'obscurité; car, pendant son entretien avec son ancien maître, la nuit était tombée et d'épaisses ténèbres couvraient la terre.
Cependant, aussitôt que le mamaluco eut quitté la tente, le marquis se leva avec un geste de colère et de menace, mais, se laissant presque aussitôt retomber sur son siège:
«Non, dit-il d'une voix sourde, donnons-lui le temps de s'éloigner, laissons-lui une sécurité complète; le traître ne me croit pas aussi bien informé. Oh! Je me vengerai cruellement de la contrainte que je me suis imposée devant lui! Une preuve! Une seule! Mais cette preuve il me la faut, je veux l'avoir!»
Il se leva de nouveau, souleva le rideau de la tente, et jeta un regard au dehors; la plus grande tranquillité, le calme le plus complet régnaient dans le camp, le marquis appela alors à deux reprises différentes, d'une voix contenue:
«Diogo! Diogo!»
A cet appel, qu'il semblait attendre, un homme s'approcha presque immédiatement.
«Me voilà, dit-il.
—Entrez vite,» reprit le marquis.
Cet homme était le chef des soldados da conquista, il entra.
Le rideau de la tente retomba derrière lui.
[1] On donne ce nom aux métis nés d'un blanc et d'une Indienne, et vice versa.
[2] A beau jeu, beau retour.
[3] Le reis est une monnaie fictive, cette formidable somme fait, argent de France, environ 340 francs seulement.
II
TAROU-NIOM[1].
De tous les Indiens du Nouveau Monde, les aborigènes du Brésil sont ceux qui ont défendu le plus opiniâtrement leur indépendance et lutté avec le plus d'acharnement contre l'envahissement de leur territoire par les blancs. Aujourd'hui encore cette guerre commencée aux premiers jours de la conquête se continue aussi implacable des deux parts, sans que l'issue s'en puisse prévoir autrement que par l'entière destruction de la race infortunée si déplorablement spoliée par les Européens.
Nous croyons nécessaire, pour l'intelligence de cette histoire, d'entrer dans quelques détails sur les mœurs de ces nations dont beaucoup n'existent plus aujourd'hui et dont les autres ne tarderont pas, à moins d'un miracle, à disparaître à jamais de la surface du globe.
L'histoire des origines américaines est encore aujourd'hui un mystère; une seule chose, à notre avis, est maintenant prouvée, c'est que la population de l'Amérique opérée graduellement et sur plusieurs points l'a été par des races différentes, qui elles-mêmes ont asservi, ainsi que le démontrent d'anciens monuments, ceux de Palenque entre autres, dont la date est plus ancienne que les plus vieux monuments égyptiens, ont asservi, disons-nous, une race autochtone dont il n'est plus possible aujourd'hui de découvrir l'origine, mais qui avait atteint un état de civilisation avancée.
Des grandes nations indiennes qui couvraient le sol du Brésil à l'époque de la conquête, la plupart, telles que les Tapuyas, les Tubaïaras, les Tupinambas, les Tumoyos, les Tupiniquins, les Aymorès, et tant d'autres trop nombreuses pour être citées, sont détruites ou réduites à un trop petit nombre pour continuer à former un corps de nation; elles se sont fondues les unes dans les autres; et, tout en se retirant pas à pas devant les blancs, elles ont formé des confédérations afin de résister plus facilement à l'envahissement de leur territoire, et ont ainsi donné naissance aux tribus qui, aujourd'hui, continuent la guerre.
Les principales nations existant aujourd'hui au Brésil sont les Botocudos ou Botocudis, descendants des Aymorès, dont ils ont conservé presque toutes les coutumes, entre autres celle de s'introduire dans la lèvre inférieure un disque de bois, de jade vert ou de coquillage large souvent de deux ou trois pouces.
Viennent ensuite les Patachos, les Machacelis, les Malalis, les Maconis, les Camacans (ceux-ci sont civilisés), les Mucunis, les Panhames, les Capochos, et beaucoup d'autres encore, mais moins importantes, et qui sont plutôt de simples tribus que des nations. Ces Indiens, indépendants presque tous et menant la vie nomade, se sont réservé dans les déserts et les forêts vierges du Brésil des repaires inexpugnables d'où ils bravent presque avec impunité la puissance portugaise.
Bien que toujours en guerre entre eux, car le plus futile prétexte leur suffit pour, s'entre-détruire, cependant ils oublient leur haine et se liguent ensemble dès qu'il s'agit d'attaquer les blancs; aussi sont-ils tellement redoutés des Portugais que ceux-ci les traquent comme des bêtes fauves et les exterminent sans pitié, lorsque, ce qui est rare à cause de leur finesse et de leur astuce poussées à un degré fabuleux, ils réussissent à les surprendre.
Le principal reproche adressé par les historiens anciens, comme par les modernes, aux Indiens est celui d'anthropophagie.
Malheureusement, malgré les énergiques dénégations des Indiens, cette coutume horrible ne peut pas être mise en doute. Depuis le malheureux Hans Staden, prisonnier au seizième siècle des Tupinambas et auquel son maître, le féroce Koniam-Bèbè, disait avec d'affreuses menaces qu'il avait déjà dévoré cinq Européens, jusqu'à aujourd'hui l'anthropophagie s'est conservée parmi les indigènes du Brésil.
Cette épouvantable coutume n'est pas pour eux le résultat du manque d'aliments; ils mangent par goût, et quelquefois par vengeance, la chair humaine. Souvent, après une bataille, ils dévorent leurs prisonniers, réservant seulement les têtes qu'ils momifient et conservent comme trophées.
Cependant, pour être juste, nous constaterons ici que quelques tribus, sept ou huit, peut-être, ont toujours su se garder de cette affreuse coutume et sont demeurées pures de ce crime.
Au fur et à mesure que nous avancerons dans notre récit, nous donnerons des détails plus circonstanciés sur les mœurs singulières et bizarres des nations brésiliennes, mœurs à peu près ignorées en France. Cependant elles sont d'autant plus intéressantes à connaître, que dans un jour prochain elles n'existeront plus qu'à l'état de légende, à cause des progrès incessants de la civilisation qui amèneront l'extinction complète de la race aborigène dans ces contrées, de même que dans toutes les autres parties du nouveau monde.
A une dizaine de lieues environ du plateau où la caravane dont nous avons précédemment parlé avait campé pour la nuit, le même jour, un peu avant le coucher du soleil, dans une vaste clairière située sur la rive gauche du Rio Paraguay, à l'entrée d'une catinga ou forêt basse assez étendue, trois hommes assis sur des troncs d'arbres morts et renversés sur le sol avaient entre eux une conversation fort animée.
Ces personnages, bien qu'il fût facile au premier coup d'œil de les reconnaître pour Indiens, appartenaient cependant sinon à des races, du moins à des nations complètement distinctes.
Le premier, autant qu'on pouvait le supposer, car l'âge des Indiens est extrêmement difficile à préciser, était un homme qui paraissait avoir atteint le milieu de la vie, c'est-à-dire trente-cinq à quarante ans; sa taille était haute et bien proportionnée, ses membres vigoureux et bien attachés montraient une grande vigueur; ses traits réguliers auraient été beaux s'ils n'eussent été défigurés par des peintures et des tatouages bizarres, incisés à la pointe du diamant; mais, en l'examinant avec soin, on voyait briller dans ses yeux une finesse qui dénotait une intelligence peu commune; la noblesse de ses gestes et sa contenance fière et hautaine donnaient à toute sa personne un cachet de grandeur sauvage parfaitement en harmonie avec le sombre et mystérieux paysage dont il était le centre.
Le costume de cet Indien, quoique fort simple, ne manquait cependant ni de grâce, ni d'élégance; le bandeau d'un rouge vif, dans lequel étaient fichées quelques plumes d'aras et qui lui ceignait la tête dont les cheveux étaient rasés comme ceux des religieux franciscains, dénonçait non seulement sa nationalité de Guaycurus, mais encore sa qualité de chef; un collier en dents de jaguar entourait son cou, un poncho aux couleurs voyantes était jeté sur ses épaules, son large caleçon de cuir tombant au genou était serré aux hanches par une ceinture en peau de tapir dans laquelle était passé un long coutelas; ses jambes étaient protégées contre les morsures des serpents par des bottes faites avec le cuir des jambes de devant d'un cheval, enlevé d'une seule pièce, et tout chaud encore, entré comme un fourreau, de sorte que ce cuir, en se séchant, avait pris la forme des membres qu'il devait préserver.
Outre le couteau pendant à sa ceinture, le chef guaycurus avait posé sur le sol, auprès de lui, un carquois de quatre pieds de long, en peau de tapir, rempli de flèches; un arc de palo d'arco poli et luisant, d'une force et d'une dimension peu communes, gisait près du carquois et à portée de sa main; appuyée contre un palmier, se trouvait une énorme lance, longue d'au moins quinze pieds et armée d'un fer tranchant, garni à son extrémité inférieure d'une touffe de plumes d'autruche.
Le second Indien était à peu près du même âge que son interlocuteur; les traits de son visage, malgré la peinture et les tatouages qui les défiguraient, étaient beaux, et sa physionomie, douée d'une extrême mobilité; il était vêtu et armé comme le premier; seulement, à la coiffure faite avec le cocon fibreux et élastique de la fleur du palmier ubassa, qui lui couvrait le sommet de la tête, il était facile de le reconnaître pour un chef payagoas, nation presque aussi puissante que celle des Guaycurus, et qui a avec elle une origine commune, bien que souvent elles soient en guerre l'une contre l'autre.
Le dernier Indien était un pauvre diable, à demi nu, maigre, courbé, d'une apparence timide et maladive: un esclave, selon toute probabilité; il se tenait craintivement hors de portée de voix des deux chefs, dont il surveillait les chevaux qu'il était chargé de garder. Ces chevaux, peints comme leurs maîtres de différentes couleurs, n'avaient pour tout harnachement qu'une selle grossière, garnie d'étriers de bois, recouverte d'une peau de tapir, et à droite et à gauche de laquelle pendaient un lasso et les redoutables bolas; en guise de bride, ils n'avaient qu'une corde filée avec les fibres de l'ananas sauvage.
Au moment où nous mettons en scène ces trois personnages, le chef guaycurus parlait, tout en fumant une espèce de calumet fait de feuilles de palmier roulé, écouté avec la plus sérieuse déférence par l'autre chef, qui se tenait debout devant lui, appuyé nonchalamment sur sa longue lance.
«L'homme que mon frère Emavidi-Chaimè m'a annoncé ne vient pas, dit-il, le soleil descend rapidement sous la terre; plusieurs heures se sont écoulées depuis que j'attends au rendez-vous; que pense le chef des Payagoas?
—Il faut attendre encore; l'homme viendra; il a promis: bien que dégénéré, ce n'est point une face pâle; il a dans les veines quelques gouttes du sang des Tupis.»
Le Guaycurus hocha à plusieurs reprises la tête d'un air de dédain.
«Quel est le nom de cette homme? reprit-il.
—Tarou-Niom le connaît? Il a Une fois déjà traité avec lui; c'est un mamaluco. Son nom est Malco Díaz.
—Je l'ai vu,» dit laconiquement le chef en penchant d'un air pensif la tête sur sa poitrine.»
Il y eut un silence de quelques instants; ce fut le Guaycurus qui le rompit.
«Mon frère Emavidi-Chaimè a-t-il vu jamais, dit-il d'une voix sourde, les jaguars s'attaquer entre eux et se faire la guerre?
—Jamais, répondit le chef payagoas.
—Alors, pourquoi le chef croit-il à la bonne foi de cet homme? Le sang indien, s'il lui en reste quelques gouttes, est tellement mêlé dans ses veines avec celui des blancs et des noirs, qu'il a perdu toute sa vigueur et n'est plus qu'une eau rougeâtre sans qualité efficace.
—Mon frère parle bien, ses paroles sont justes, aussi n'est-ce pas sur la bonne foi de ce mamaluco que je compte.»
Tarou-Niom leva la tête.
«Sur quoi donc alors? demanda-t-il.
—Sur sa haine, d'abord, et ensuite ...
—Ensuite?...
—Sur son avarice.»
Le chef guaycurus réfléchit un instant.
«Oui, reprit-il enfin, c'est à ces deux sentiments seuls qu'on doit s'adresser lorsqu'on veut s'allier à ces chiens sans foi; mais ce mamaluco n'est-il pas un Paulista?
—Non, c'est au contraire un Sertanejo.
—Les blancs, n'importe à quelle classe ils appartiennent sont toujours mauvais; quelle garantie ce Malco a-t-il donnée au capitão des Payagoas?
—La meilleure que je pusse désirer; son fils, qu'il avait chargé de me porter son message, est venu dans mon village avec deux esclaves noirs; un esclave est reparti, mais l'autre est demeuré avec l'enfant, entre les mains de mes guerriers.
—Bon, répondit Tarou-Niom avec un geste de satisfaction, je reconnais à ce trait la prudence de mon frère Emavidi-Chaimè; si le père est un traître, l'enfant mourra.
—Il mourra.»
Le silence régna de nouveau pendant un laps de temps assez long entre les deux interlocuteurs.
Le soleil avait complètement disparu, l'ombre couvrait la terre, les ténèbres enveloppaient comme d'un linceul funèbre la forêt où se trouvaient les deux hommes; déjà, dans les profondeurs inexplorées du désert, de sourds rugissements commençaient à retentir et annonçaient le réveil des hôtes sinistres de la nuit.
L'esclave qui était un Indien mundrucus, sur l'ordre de son maître Tarou-Niom, le capitão des Guaycurus, car les Indiens de cette nation ont adopté les titres portugais, rassembla du bois sec, en forma une espèce de bûcher entre les deux chefs et y mit le feu, afin que la lueur éloignât les bêtes fauves.
«Il est bien tard, dit encore le Guaycurus.
—La route est longue pour venir ici, répondit laconiquement le Payagoas.
—Le mamaluco a-t-il expliqué à mon frère pour quelle raison il désirait le concours de ses guerriers et des miens.
—Non, Malco est prudent, un esclave peut trahir la confiance de son maître et vendre son secret à un ennemi; le mamaluco se réserve de nous instruire lui-même de l'affaire qu'il nous veut proposer; mais je connais Malco depuis longtemps déjà, et je sais que jusqu'à un certain point nous aurions tort de ne pas nous fier à lui.
—Bon! répondit le chef avec hauteur; à moi, que m'importe cet homme? Je ne suis venu que sur l'invitation de mon frère; je sais que lui ne me trahira pas, cela me suffit.
—Je remercie mon frère Tarou-Niom de son opinion sur moi; depuis longtemps déjà je lui suis dévoué.»
En ce moment, on entendit un bruit éloigné, léger, presque insaisissable d'abord, mais qui se rapprocha rapidement et ressembla bientôt au grondement d'un tonnerre lointain.
Les deux Indiens prêtèrent l'oreille pendant quelques secondes, puis ils échangèrent un sourire.
«C'est le galop d'un cheval, dit Tarou-Niom.
—Dans quelques minutes, il sera ici.»
Les chefs ne s'étaient pas trompés, c'était en effet le galop furieux d'un cheval qui arrivait avec une extrême rapidité.
Bientôt les branches se brisèrent, les buissons s'écartèrent sous l'effort puissant du poitrail d'un cheval lancé à toute course, et un cavalier bondit dans la clairière.
Arrivé à deux pas des guerriers, il arrêta court sa monture, sauta à terre et abandonna la bride à l'esclave, qui s'en empara et conduisit le noble animal auprès des deux autres qu'il surveillait déjà.
Le cavalier, qui n'était autre que le mamaluco que nous avons déjà présenté au lecteur dans la tente du marquis, salua les Indiens et s'assit en face d'eux.
«Mon ami a bien tardé, lui dit au bout d'un instant le Payagoas.
—C'est vrai, capitão, répondit Malco en essuyant du revers de la main droite son front couvert de sueur; depuis longtemps déjà j'aurais dû être ici; mais cela m'a été impossible: mon maître a campé dans un lieu plus éloigné que je ne le supposais, et, malgré mon vif désir d'être exact au rendez-vous que je vous avais assigné, il m'a été impossible de venir plus tôt.
—Bon; ce n'est rien, puisque voilà le Sertanejo. Quelques heures de perdues ne sont rien, si l'affaire qu'il nous veut proposer est bonne.
—Bonne, je la crois telle; d'ailleurs, vous la jugerez; êtes-vous toujours résolus de rompre la trêve que, il y a sept lunes, vous avez conclue avec les blancs?
—Que fait cela au Sertanejo? répondit sèchement le Guaycurus.
—J'ai besoin de le savoir avant de vous expliquer ce qui m'amène.
—Que le guerrier parle, des capitãos l'écoutent; ils jugeront de la franchise de ses paroles.
—Fort bien. Voici pourquoi je vous ai de prime abord adressé cette question: je sais la loyauté que vous apportez dans toutes vos transactions, même avec les blancs, malgré la haine que vous avez pour eux; si vous consentiez, comme on vous en prie, je le sais depuis quelques jours, à prolonger la trêve, je n'aurais rien à vous proposer, par la raison toute simple que vous refuseriez, j'en suis convaincu d'avance, de m'accorder votre concours contre des gens avec lesquels vous seriez en paix et que nulle considération ne vous persuaderait de trahir. Vous voyez que je vous parle loyalement.»
Ces paroles, qui témoignaient du respect des Indiens pour la foi jurée et de l'honnêteté qu'ils apportent dans leurs relations avec leurs mortels ennemis, furent, malgré l'éloge qu'elles renfermaient, écoutées froidement et presque avec indifférence par les deux chefs.
«Deux soleils déjà se sont écoulés, répondit fièrement le Guaycurus depuis que j'ai fait signifier aux Paulistas la rupture de la trêve.»
Malco Díaz, si maître qu'il fût de lui-même, ne put contenir un geste de satisfaction à cette déclaration si nette et si péremptoire.
«Ainsi, vous avez recommencé la guerre? dit-il.
—Oui, répondit simplement l'Indien.
—Alors, tout est bien, fit le métis.
—J'attends, reprit le Guaycurus.
—La nuit s'avance, le Sertanejo n'est pas venu aussi vite au rendez-vous que lui-même a donné, pour parler de choses futiles aux puissants capitãos, ajouta le Payagoas.»
Malco Díaz sembla se recueillir pendant quelques minutes, puis il reprit la parole.
«Je puis compter sur mes frères? dit-il en jetant aux Indiens un regard de vipère sous ses sourcils croisés.
—Nous sommes des guerriers, que le mamaluco s'explique; si ce qu'il veut faire peut être avantageux à la guerre qui recommence, nous le servirons en nous servant nous-mêmes, répondit Tarou-Niom, en éteignant un sourire de mépris entre ses lèvres serrées.»
Le métis connaissait trop bien les Indiens pour ne pas comprendre l'intention ironique des paroles prononcées par le chef guaycurus. Cependant, il sembla ne pas avoir saisi cette intention, et il reprit d'un ton dégagé:
«Je vous amène une caravane nombreuse, d'autant plus facile à surprendre que n'ayant point la moindre méfiance et croyant que la trêve existe toujours, elle marche presque sans se garder.
—Ah! firent les deux Indiens.
—Oui, reprit Malco, je suis d'ailleurs d'autant plus certain de ce que j'avance, que depuis deux lunes, c'est-à-dire depuis le jour où cette caravane a quitté Nelherohy[2], c'est moi qui lui ai servi de guide.
—Bon, ainsi le doute n'est pas possible? dit le Guaycurus.
—En aucune façon.
—Et vers quel pays se dirige cette caravane?
—Elle ne compte s'arrêter que lorsqu'elle aura atteint le rio San Lourenço.»
Malco Díaz comptait beaucoup, pour la réussite de ses projets, sur l'effet produit par cette révélation; en effet, le rio San Lourenço est situé au cœur du pays habité et possédé par les Guaycurus; mais il se trompa: les deux chefs demeurèrent froids et immobiles, et il fut impossible d'apercevoir sur leurs visages impassibles la moindre trace d'émotion.
«Ces hommes sont des Paulistas? demanda Tarou-Niom.
—Non, répondit nettement le métis.»
Les deux chefs échangèrent un regard.
Malco Díaz surprit ce regard.
«Mais, reprit-il, bien qu'ils ne soient pas Paulistas, cependant ce sont pour vous des ennemis.
—Peut-être, fit le Payagoas.
—Est-il ami celui qui entre dans un pays pour s'emparer des richesses qu'il renferme sans l'autorisation des véritables maîtres de ce pays?
—Telle est la pensée du chef de cette caravane? demanda Tarou-Niom.
—Non seulement sa pensée, mais encore son but bien arrêté.
—Que pense de cela le Sertanejo?
—Moi?
—Oui.
—Qu'il faut l'en empêcher,
—Fort bien, mais quelles sont les richesses dont ces hommes prétendent s'emparer?
—L'or et les diamants qui sont dans le pays.
—Ils savent donc qu'il y en a?»
Le métis sourit avec ironie.
«Non seulement ils le savent, dit-il, mais encore ils connaissent si bien tous les gisements, qu'ils peuvent s'y rendre sans guide.
—Ah! firent les deux Indiens en couvrant le métis d'un regard scrutateur.
—C'est comme cela, fit-il, sans se déconcerter.
—Et qui donc les a si bien instruits des richesses de notre pays? demanda le Guaycurus.
—Moi, répondit effrontément Malco.
—Toi! s'écria Tarou-Niom, alors tu es un traître.»
Le mamaluco haussa les épaules.
«Un traître, fit-il avec ironie, suis-je donc un des vôtres, moi? Est-ce que j'appartiens à votre nation? M'avez-vous confié ce secret en me défendant de le révéler? Je l'ai découvert, je l'ai divulgué, c'était mon droit.
—Mais alors, si tu as vendu ton secret à ces hommes, pourquoi nous les dénonces-tu aujourd'hui?
—Cela est mon affaire et me regarde seul; quant à vous, voyez s'il vous convient de laisser des étrangers pénétrer chez vous.
—Écoute, dit sévèrement Tarou-Niom, tu es bien l'homme que désigne ta couleur, c'est-à-dire un faux blanc, tu vends tes frères; nous ne chercherons pas à découvrir quel motif assez sérieux te pousse à cette indigne trahison; c'est un compte à régler entre toi et ton honneur, cette trahison nous est avantageuse, nous en profiterons. Quel prix exiges-tu? Réponds, et sois bref.»
Le métis fronça les sourcils à cette rude apostrophe, mais se remettant aussitôt:
«Peu de chose, dit-il, le droit de prendre le prisonnier qui me conviendra et de le choisir sans que nul s'y puisse opposer.
—Soit, il sera fait ainsi.
—Alors, vous acceptez?
—Certes; seulement, comme d'après ton propre aveu ces gens ignorent la rupture de la trêve, et qu'il ne serait pas loyal de les attaquer à l'improviste, nous les ferons avertir de se tenir sur leurs gardes.»
Un éclair de fureur jaillit des yeux du métis, mais il s'éteignit aussitôt.
«Et si après cet avertissement ils renonçaient à leur projet? demanda-t-il.
—Alors ils seraient libres de se retirer sans craindre d'être inquiétés dans leur retraite, répondit sèchement le Guaycurus.»
Malco Díaz fit un geste de fureur; mais, au bout d'un instant, un sourire railleur plissa ses lèvres.
«Oh! murmura-t-il, ils se feront tuer tous avant de reculer d'un pas.