Le Guaranis
[1] Traduction littérale: Mon frère, le Grand-Sarigue a-t-il vu les blancs?
[2] Non.
[3] C'est bon, viens.
[4] Pirogues de guerre.
[5] Couteau.
VIII
È-CANAN-PAYAGOAI[1].
LE VILLAGE.
Les Guaycurus et leurs alliés les Payagoas sont essentiellement pasteurs, ce qui a beaucoup retardé leurs progrès dans l'art de bâtir; cependant, depuis quelques années, ils semblent avoir une tendance à devenir plus sédentaires, et même ils commencent à s'occuper d'agriculture.
Alliés ensemble depuis nombre d'années, les Guaycurus et les Payagoas paraissent s'être partagé le désert.
Les premiers, si essentiellement cavaliers qu'ils sont nommés Indios cavalheiros par les Brésiliens, passent pour ainsi dire leur vie à cheval, gardant, dans les vastes plaines qu'ils parcourent, ces innombrables troupeaux de taureaux sauvages qui forment leur principale richesse.
Les Payagoas, au contraire, sont sédentaires; ils établissent leurs demeures sur les bords des fleuves, des rivières ou des lacs, s'occupant principalement à pêcher, et vivant plutôt sur l'eau que sur terre. Aussi ont-ils acquis une expérience assez grande de la navigation et possèdent-ils une science assez avancée de l'astronomie maritime.
Quant aux mœurs et aux coutumes, les Guaycurus et les Payagoas diffèrent fort peu entre eux; parler de l'une de ces deux nations est faire connaître l'autre.
Nous avons dit plus haut que c'est ordinairement le bord des rivières que choisissent ces nations pour s'y établir durant quelques mois, c'est-à-dire pendant tout le temps que d'un côté on trouve du poisson et de l'autre des pâturages pour les animaux.
Cependant le sort de ces demeures éphémères dépend beaucoup, soit du caprice d'un chef, de l'avertissement mystérieux du sorcier de la tribu ou de la présence imprévue de quelque oiseau prophétique qui vient par hasard se percher sur une cabane; de sorte qu'il arrive souvent que des guerriers, partis depuis quelques semaines en expédition, sont tout étonnés de voir que, lorsqu'ils se croyaient rendus chez eux, leur village a disparu, et qu'il faut le chercher dans le coin reculé d'un autre désert.
Ces villages sont cependant construits d'après certains principes et ne manquent pas de régularité: les rues sont, en général, fort larges, très droites, et les maisons conservent un certain alignement entre elles.
Les maisons, avons-nous dit, ces habitations, comme du reste celles de tous les peuples nomades, méritent à peine ce nom, ce sont des espèces de granges faites en troncs de palmier ou d'autres arbres, dont les cloisons sont composées de feuilles superposées; des espèces de nattes de jonc, posées horizontalement pendant le temps sec et sur un plan incliné dans la saison des pluies, forment le toit; l'eau pénètre facilement ce frêle rempart pendant les orages, et alors les femmes et les enfants sont obligés de l'éponger ou de la vider avec des couïs et des paniers tressés.
Seules les cabanes des chefs sont exemptes de ce désagrément et abritent aussi bien leurs propriétaires de l'eau que de la chaleur, à cause des nombreuses nattes superposées à différents intervalles, et qui, par ce moyen, deviennent impénétrables.
Chaque village possède une large place, au centre de laquelle s'élève l'arbre dédié au Nunigogigo, ou esprit de vie, auprès duquel les sorciers ou pîaejes viinagegitos, gens qui jouissent d'un immense crédit chez ce peuple crédule et superstitieux, sont sans cesse occupés à faire de bizarres cérémonies et à invoquer l'oiseau prophétique, le messager des âmes, nommé Makauhan, que, bien que demeurant invisible au vulgaire, ils écoutent pendant des journées entières, l'évoquant au moyen d'une espèce d'instrument appelé maraca; puis ils supplient le grand génie de leur expliquer le sens mystérieux des chants qu'ils ont entendus.
C'est au pied de cet arbre que se réunissent les chefs pour délibérer et que se tiennent les grands conseils de la nation, conseils dans lesquels ne se traitent que les questions d'intérêt général.
Contrairement à tous les autres Indiens de l'Amérique méridionale qui ont l'habitude d'enterrer les morts dans les cabanes que ceux-ci ont jadis habitées, les Guaycurus ont, à l'entrée de chaque village, un cimetière général, espèce de grand hangar recouvert de nattes où chaque famille choisit le lieu de sa sépulture.
Les Indiens évitent de passer la nuit auprès de ce cimetière, à cause de la persuasion dans laquelle ils sont que les simples guerriers et les esclaves, étant exclus du paradis, sont destinés à devenir après leur mort des ombres errantes, contraintes à demeurer dans l'enceinte funèbre du cimetière.
Diogo ne savait trop quelle route suivre pour se rendre au village des Payagoas, dont il ignorait, non seulement la position, mais même l'existence.
Comme souvent déjà il s'était trouvé en rapport avec eux et qu'il connaissait leurs usages, il s'était lancé à tout hasard dans la direction que le chef lui avait indiquée, s'attachant à suivre le plus possible le bord de la rivière, convaincu que là seulement il trouverait leur village, si ce village existait réellement, ce dont il n'avait aucune raison de douter après l'assurance que lui en avait donnée Tarou-Niom.
Il galopa ainsi toute la nuit sans s'arrêter, ne sachant trop où il allait et appelant de tous ses vœux le lever du soleil, afin de pouvoir s'orienter.
Enfin le jour parut. Diogo gravit un monticule assez élevé, et de là il interrogea l'horizon.
A trois ou quatre lieues de l'endroit où il s'était arrêté, sur la rive même du fleuve, le capitão aperçut, d'une façon un peu brouillée, il est vrai, mais cependant distincte pour son regard perçant, un amas confus et assez considérable de cabanes, au-dessus desquelles planait un nuage épais de fumée.
Diogo descendit le monticule et reprit sa course, piquant droit au village; lorsqu'il en approcha, il reconnut qu'il était beaucoup plus important qu'il ne l'avait supposé d'abord et fortifié au moyen d'une enceinte formée par un fossé large et profond, derrière lequel on avait élevé une rangée de pieux reliés et attachés entre eux par des lianes.
Le capitão appela à lui toute son audace et, après un instant d'hésitation, il s'avança bravement vers le village, dans lequel il entra au galop de son cheval, qu'il se plaisait à faire piaffer et caracoler.
Comme c'était le matin, l'œil plongeait facilement dans les cabanes ouvertes.
Les guerriers dormaient encore pour la plupart, couchés sur des cuirs étendus à terre,—car ils ignorent l'usage du hamac,—le corps couvert par des vêtements de femme et la tête posée sur les petites bottes de foin dont leurs compagnes se servent pour monter à cheval.
Dans les rues que traversait le capitão, il ne rencontrait que des enfants ou bien quelques femmes allant chercher leur provision de bois; d'autres préparaient la farine de manioc; quelques-unes, accroupies devant leurs cabanes, fabriquaient, soit des poteries, soit des corbeilles, mais le plus grand nombre étaient occupées à tisser les étoffes de coton dont elles se servent pour se vêtir.
Du reste, malgré l'heure matinale, une grande activité régnait dans le village, qui paraissait être fort peuplé: le capitão jetait, au passage, un regard curieux sur tout ce qui s'offrait à sa vue, et s'étonnait intérieurement de l'existence sérieuse et laborieuse de ces pauvres Indiens qu'on se plaît à représenter comme tellement indolents, que le moindre; travail leur répugne, et comme aimant mieux passer; la journée entière à fumer ou à dormir qu'à vaquer aux soins que réclament si impérieusement les besoins de la vie.
Cependant, malgré la curiosité qui le dévorait et l'admiration que lui causait ce spectacle, la prudence lui ordonnait impérieusement de ne rien laisser paraître sur son visage et de feindre l'indifférence la plus complète, de crainte d'attirer trop l'attention sur lui et d'éveiller les soupçons.
Bien qu'il eût heureusement pénétré dans l'intérieur du village, Diogo cependant ne laissait pas que d'être assez embarrassé pour trouver la case habitée par le capitão des Payagoas, indication qu'il ne lui était pas permis de demander sous peine de se rendre immédiatement suspect, par la raison toute simple que l'alliance entre les deux nations était tellement étroite, que de continuelles relations devaient exister entre elles et rendre impossible l'ignorance dont il ferait preuve.
Diogo cherchait vainement dans son esprit, tout en continuant à faire galoper son cheval, le moyen de sortir d'embarras, lorsque le hasard, qui semblait définitivement le protéger, vint encore une fois à son aide dans cette circonstance. Au moment où il passait devant une cabane de belle apparence formant l'angle de la place, son cheval, effrayé par un pécari apprivoisé, qui vint tout à coup avec d'affreux hurlements se jeter dans ses jambes, commença à se cabrer et à lancer des ruades qui, en un instant, réunirent autour de lui une vingtaine de ces oisifs qui foisonnent toujours dans les centres de population, qu'ils soient indiens ou civilisés.
Ces oisifs, dont le nombre croissait de minute en minute, se pressaient de plus en plus autour du cheval que le capitão avait une peine extrême à retenir et à empêcher d'écraser quelques-uns des imprudents dont les cris commençaient à effrayer sérieusement l'animal.
Au même instant, un homme de haute taille sortit de la hutte dont nous avons parlé et, attiré par le bruit, fendit la foule, qui s'écarta respectueusement sur son passage, et se trouva bientôt en face du capitão.
Celui-ci qui, deux jours auparavant, lorsqu'il avait été à la recherche du guide, s'était rencontré avec le chef des Payagoas, le reconnut aussitôt.
Le saluant alors à l'indienne, et du même coup arrêtant son cheval par un prodige d'adresse et de force, il s'élança à terre.
«Aï! s'écria le chef, un guerrier guaycurus! Que se passe-t-il donc ici?
—A l'instant où j'allais arrêter mon cheval devant la case du capitão, pour lequel j'ai un message, répondit Diogo sans se déconcerter, un pécari l'a effrayé.
—Epoï! Mon frère est bien un Guaycurus cavalheiros, dit gracieusement Emavidi; l'animal est dompté et n'a garde de remuer à présent. Comment se nomme mon frère?
—Le Grand-Sarigue, dit Diogo en s'inclinant et se souvenant à propos du nom que lui avait donné Tarou-Niom.
—Aï! Je connais le nom de mon frère. C'est un guerrier renommé, j'en ai souvent entendu parler avec éloge; je suis heureux de le voir.»
Le capitão jugea nécessaire de s'incliner de nouveau à ce compliment flatteur.
Emavidi continua:
«Mon frère a fait une longue traite pour arriver ici; il acceptera l'hospitalité du chef; les Payagoas aiment les Guaycurus, ils sont frères.
—J'accepte l'offre gracieuse du chef,» répondit le capitão.
Emavidi-Chaimè frappa dans ses mains; un esclave accourut. Le chef lui ordonna de prendre soin du cheval de Diogo. Il congédia d'un geste la foule arrêtée devant sa porte et introduisit son hôte dans la maison dont il ferma l'entrée avec une claie, recouverte d'un cuir de bœuf, pour éviter les regards curieux des oisifs rassemblés dans la rue et qui s'obstinaient, malgré son ordre, à ne pas s'éloigner.
La cabane du chef était spacieuse, bien aérée, propre et disposée intérieurement avec une intelligence peu commune; quelques meubles grossiers, tels que tables, bancs et tabourets, la garnissaient seuls.
Dans un angle éloigné de la pièce, les esclaves se livraient à certains travaux sous la direction de la femme du chef.
Sur un signe d'Emavidi, elle vint avec empressement souhaiter la bienvenue à l'étranger et lui offrir tous les rafraîchissements dont elle supposait qu'il devait avoir besoin.
L'hospitalité est parmi les Indiens la loi la plus sacrée et la plus inviolable.
Cette femme se nommait Pinia-Paï (l'étoile blanche). Elle était grande, bien faite; ses traits étaient fins et intelligents, sans être complètement beaux; l'expression de sa physionomie était douce; elle paraissait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans au plus.
Son costume se composait d'une pièce d'étoffe rayée de plusieurs couleurs, qui l'enveloppait assez étroitement depuis la poitrine jusqu'au pieds, serrée aux hanches par une ceinture fort large nommée ayulate, d'un rouge cramoisi. Cette ceinture est blanche chez les jeunes filles, et elles ne doivent la quitter que lorsqu'elles se marient. Pinia-Paï n'était ni peinte ni tatouée; ses longs cheveux noirs, tressés à la mode brésilienne, tombaient presque jusqu'à terre; de petits cylindres d'argent, enfilés au bout les uns des autres et formant une espèce de chapelet, entouraient son cou; des plaques de métal, attachées sur sa poitrine, voilaient à demi les seins, et de larges demi-cercles en or étaient suspendus à ses oreilles.
Sous ce costume pittoresque, cette jeune femme ne manquait pas d'une certaine grâce piquante et devait, ce qui arriva en effet, paraître charmante au capitão, Indien lui-même, et qui prisait surtout le genre de beauté qui distingue les femmes de sa race.
Avec une célérité pleine d'égard, l'Étoile-Blanche eut, en un instant, fait garnir la table de mets dont l'abondance faisait excuser la frugalité, car ils ne se composaient que de laitage, de fruits, de poisson bouilli et de viande séchée au soleil et rôtie sur les charbons ardents.
Diogo, sur l'invitation du chef, se mit en devoir de faire honneur à ce repas improvisé dont il commençait à sentir intérieurement la nécessité après la longue nuit qu'il avait passée à galoper à travers la plaine.
Le chef, bien que lui-même ne prît aucune part au repas, excitait son hôte à manger, et le capitão, dont l'appétit semblait croître en raison de ce qu'il engloutissait, ne se faisait pas prier pour attaquer vigoureusement tous les plats.
D'ailleurs, à part la faim qu'éprouvait Diogo, il savait que ne pas manger beaucoup lorsqu'on est invité à la table d'un chef est considéré par celui-ci comme une impolitesse et presque une marque de mépris; aussi, comme il lui importait de gagner les bonnes grâces du capitão et de s'en faire un ami, faisait-il des efforts réellement prodigieux pour absorber le plus possible de victuailles.
Cependant, il arriva un moment où, malgré toute sa bonne volonté, force lui fut de s'arrêter.
Emavidi-Chaimè, qui avait suivi avec intérêt les prouesses accomplies par son hôte, semblait charmé; il lui offrit alors, en guise de digestif, du tabac contenu dans un long tuyau de feuilles de palmier roulées, et les deux hommes se mirent à fumer et à s'envoyer réciproquement, dans le plus grand silence, des bouffées de fumée au visage.
Dès que sa présence n'avait plus été nécessaire auprès de son hôte, l'Étoile-Blanche s'était discrètement retirée dans un autre compartiment de la case, en faisant signe à ses esclaves de la suivre, afin de laisser aux deux hommes liberté complète de causer entre eux.
Cependant un laps de temps assez long s'écoula avant qu'une seule parole fût échangée; la nature des Indiens est contemplative et a beaucoup de rapport avec celle des Orientaux. Le tabac produit sur eux l'effet d'un narcotique, et s'il ne les endort pas complètement, du moins il les plonge pour un temps assez long dans une espèce d'extase somnolente pleine de douces et voluptueuses rêveries, qui a de grands rapports avec le kief des Turcs et des Arabes.
Ce fut Emavidi-Chaimè qui, le premier, rompit le silence.
«Mon frère, le Grand-Sarigue, est porteur pour moi d'un message de Tarou-Niom? dit-il.
—Oui, répondit Diogo rentrant immédiatement dans son rôle.
—Ce message m'est-il personnel ou s'adresse-t-il aux autres capitães de la nation et au grand conseil.
—Il n'est que pour mon frère Emavidi-Chaimè.
—Epoï, mon frère juge-t-il convenable de me le communiquer en ce moment, ou préfère-t-il attendre et prendre quelques heures d'un repos qui, peut-être, lui est nécessaire?
—Les guerriers guaycurus ne sont pas des femmes débiles, répondit Diogo; une course de quelques heures à cheval ne saurait rien ôter à leur vigueur.
—Mon frère a bien parlé; ce qu'il dit est vrai; mes oreilles sont ouvertes, les paroles de Tarou-Niom réjouissent toujours le cœur de son ami. Le capitão des Guaycurus a, sans doute, remis à mon frère un objet quelconque qui me fasse reconnaître la vérité de son message.
—Tarou-Niom est prudent, répondit Diogo; il sait que les chiens Paï foulent maintenant la terre sacrée des Guaycurus et des Payagoas, la trahison est venue avec eux.»
Ôtant alors de la ceinture, où il l'avait placé, le couteau que lui avait remis le chef, il le présenta au Payagoas.
«Voici, dit-il, le keaio de Tarou-Niom, le capitão Emavidi-Chaimè le reconnaît-il?»
Le chef le prit dans ses mains, le considéra un instant avec attention et le replaçant sur la table:
«Je le reconnais, dit-il; mon frère peut parler, j'ai foi en lui.»
Diogo s'inclina en signe de remercîment, passa de nouveau le couteau à sa ceinture et répondit:
«Voici les paroles de Tarou-Niom; elles sont gravées dans le cœur du Grand-Sarigue; il n'y changera pas un mot. Tarou-Niom rappelle au capitão des Payagoas sa promesse; il lui demande s'il a réellement l'intention de la tenir.
—Oui, je tiendrai la promesse faite à mon frère, le capitão des Guaycurus; aujourd'hui même le grand conseil s'assemblera, et demain les pirogues de guerre remonteront la rivière; moi-même les dirigerai.»
Diogo fit un geste d'étonnement.
«Que veut donc dire mon frère? fit-il, je ne le comprends pas; ne dit-il point que les pirogues de guerre remonteront la rivière?
—Je l'ai dit, en effet, répondit le chef
—Pour quelle raison mon frère prendra-t-il cette direction?
—Mais pour aider, ainsi que cela a été convenu entre nous, Tarou-Niom à vaincre les chiens Paï, n'est-ce pas l'accomplissement de cette promesse que réclame de moi le capitão?
—Écoutez les paroles du chef; les Paï sont enveloppés par mes guerriers; la fuite leur est impossible; déjà découragés et à demi mourants de faim, dans deux ou trois soleils au plus tard ils tomberont entre mes mains, que mon frère Emavidi-Chaimè se souvienne de sa promesse.
—Eh bien? interrompit le chef.
—D'autres ennemis plus sérieux, continua imperturbablement Diogo, nous menacent en ce moment et réclament notre attention.
—C'est donc vrai ce que m'a, ce matin même, annoncé un de mes éclaireurs? s'écria le chef avec une émotion mal contenue.
—Ce n'est malheureusement que trop vrai, répondit froidement Diogo, qui ne soupçonnait pas le moins du monde à quoi le Payagoas faisait allusion, mais qui brûlait de le savoir; c'est spécialement dans le but de vous confirmer cette nouvelle et de prendre avec vous les dispositions nécessaires, c'est-à-dire, fit-il avec un sourire gracieux, concerter seulement les mesures de sûreté qu'il vous plaira d'adopter dans l'intérêt général et les reporter immédiatement à Tarou-Niom, afin qu'il puisse vous appuyer efficacement, qu'il m'a envoyé près de son frère.
—Ainsi, les blancs entrent par tous les côtés à la fois sur notre territoire?
—Oui.
—Le capitão Joachim Ferreira serait donc réellement parti de Villa-Bella, à la tête d'une expédition nombreuse?
—Il ne peut y avoir le moindre doute à cet égard, répondit résolument Diogo, qui, pour la première fois, entendait parler de cette expédition.
—Et Tarou-Niom, reprit le chef, pense que je dois disputer le passage aux Paï?
—Six mille guerriers se joindront à ceux du chef payagoa.
—Mais c'est surtout le passage de la rivière qu'il est important de défendre.
—Cette opinion est aussi celle de Tarou-Niom.
—Epoï, mes guerriers, aidés par ceux de mon frère Tarou-Niom, garderont le gué de Camato (cheval), tandis que les grandes pirogues de guerre intercepteront les communications et inquiéteront les Paï le long de la rivière. Est-ce cela que désire le capitão guaycurus?
—Mon frère a parfaitement saisi sa pensée et compris ses intentions.
—A combien fait-on monter le nombre des Paï qui viennent de Villa-Bella?
—On a assuré à Tarou-Niom qu'ils étaient au moins deux mille.
—Aï! Voilà qui est extraordinaire, s'écria le chef; on m'avait certifié, à moi, que leur nombre ne dépassait pas cinq cents.»
Diogo se mordit les lèvres, mais se remettant aussitôt:
«Ils sont plus nombreux que les feuilles balayées par le vent d'orage, dit-il; seulement, ils se sont divisés en petits détachements de guerre, afin de tromper l'œil clairvoyant des Payagoas.
—Eha! s'écria le chef avec stupeur, voilà qui est terrible!
—De plus, ajouta Diogo qui connaissait la répulsion que les Indiens éprouvent pour les nègres et la profonde terreur que leur vue leur inspire, chaque détachement de guerre est suivi d'une quantité considérable de Coatas—nègres,—qui ont fait le redoutable serment de massacrer tous les guerriers payagoas et d'enlever leurs femmes et leurs filles dont ils prétendent faire leurs esclaves.
—Oh! Oh! fit le chef avec un sentiment d'épouvante mal dissimulé, les Coatas ne sont pas des hommes, ils ressemblent au génie du mal. L'avertissement de mon frère ne sera pas perdu; ce soir même les femmes et les enfants abandonneront le village pour se retirer dans le Llano de Manso, et les guerriers se mettront en marche pour le gué de Camato, suivis de toutes les pirogues de guerre. Il n'y a pas un instant à perdre.»
Diogo se leva.
«Le Grand-Sarigue part-il donc déjà? demanda le chef en se levant aussi.
—Il le faut, chef; Tarou-Niom m'a recommandé de faire la plus grande diligence.
—Epoï! Mon frère remerciera le grand capitão des Guaycurus: son avis sauve la nation des Payagoas d'un massacre complet.»
Les deux hommes sortirent. Sur l'ordre d'Emavidi-Chaimè, un esclave amena le cheval de Diogo; celui-ci sauta en selle, échangea quelques paroles encore avec le chef, puis ils se séparèrent.
Le capitão était radieux; jusque-là tout lui avait réussi au delà de ses espérances; non seulement il connaissait les projets de l'ennemi, mais encore il avait appris que les Paulistas, entrés tout à coup en campagne, pourraient, à un moment donné, leur venir en aide si, toutefois, il parvenait à persuader au marquis de renoncer à s'opiniâtrer davantage dans l'exécution d'un voyage que tout rendait impossible; de plus, il avait empêché la jonction des deux nations indiennes, ce qui, en conservant libre le passage des fleuves, offrait une chance de salut à la caravane, chance bien faible, il est vrai, mais qui n'en était pas moins positive.
Diogo sortit au petit pas du village, plongé dans ces réflexions couleur de rose et ne désirant plus qu'une chose: rejoindre le plus vite possible ses compagnons afin d'apprendre au marquis ce qu'il avait à craindre et à espérer.
Lorsque le soldat vit se dérouler devant lui la plaine déserte, il se pencha sur le cou de son cheval, rafraîchi et reposé par deux heures de repos, lui fit sentir l'éperon et commença à filer avec la rapidité du vent, piquant droit à la colline où campait le marquis.
Soudain, au détour d'un sentier, il se croisa avec un cavalier qui arrivait sur lui avec une rapidité égale à la sienne; les deux hommes échangèrent un regard au passage.
Diogo ne put retenir une exclamation de surprise et presque de crainte. Dans ce cavalier il avait reconnu Malco Díaz!
«Voilà la chance qui tourne!» grommela-t-il entre ses dents, tout en excitant encore son cheval, qui semblait dévorer l'espace.
[1] Textuellement: Beaucoup de monde. (Note de l'auteur.)
IX
LA CHASSE.
La rencontre imprévue du mamaluco avait subitement bouleversé le cours des idées de don Diogo, si joyeux de la façon dont il s'était tiré de la scabreuse expédition dans laquelle il s'était engagé un peu à l'aventure.
Le regard inquisiteur que lui avait jeté l'ex-guide au passage, le cri que lui-même avait, dans l'explosion de la surprise, laissé échapper, toutes ces circonstances, frivoles en apparence, lui donnaient fort à penser et l'inquiétaient sérieusement.
L'œil de la haine est clairvoyant; l'Indien ne se dissimulait pas que le métis devait lui conserver au fond du cœur une rude rancune, non seulement pour la façon dont il l'avait poursuivi après son départ du camp, mais parce que lui, Diogo, avait en quelque sorte pris sa place auprès du marquis, et pouvait réussir, grâce à sa connaissance approfondie du désert, à le faire échapper au piège si adroitement tendu par le métis et depuis si longtemps préparé.
Ce qui donnait un peu d'espoir à l'Indien, c'est que la rencontre avait été si fortuite et si rapide en même temps que, grâce à son déguisement, dont la perfection avait trompé Emavidi-Chaimè lui-même, c'était chose presque impossible de le reconnaître ainsi sans examen.
Diogo commettait une erreur; il en eut bientôt la preuve.
Son déguisement même l'avait fait, non pas reconnaître, mais deviner par son ennemi; la raison en est simple; en deux mots nous l'expliquerons au lecteur.
Malco Díaz, habitant depuis longues années le sertão, faisant un peu, selon que l'y obligeait son intérêt, tous les métiers plus ou moins honnêtes exploités sur la frontière, avait eu de fréquents et intimes rapports avec les Indiens bravos, ses voisins, que pour beaucoup de raisons il était contraint de ménager et de traiter en amis; la plupart de leurs guerriers renommés étaient connus assez particulièrement de lui pour que, les apercevant même de loin, il pût à première vue, à ces ornements distinctifs que chacun d'eux adopte et affectionne, les nommer sans craindre de se tromper.
Or, le matin même du jour où nous le retrouvons, deux heures environ avant le lever du soleil, Malco Díaz avait eu avec Tarou-Niom une assez longue conversation relative aux derniers arrangements convenus entre eux, et dont le métis venait réclamer l'exécution immédiate, aussitôt que les Brésiliens seraient tombés aux mains des Guaycurus.
Pendant le cours de cet entretien, comme Malco Díaz insistait pour que le chef attaquât les blancs sans plus de retard, celui-ci lui avait répondu qu'il ne pouvait livrer l'assaut avant l'arrivée de ses alliés les Payagoas; qu'il ne voulait pas, par une précipitation dont rien ne justifiait l'urgence, compromettre le succès d'une entreprise si bien conduite jusque-là; que, du reste, le retard était insignifiant et ne se prolongerait pas au delà de quelques heures, puisqu'il avait expédié à Emavidi-Chaimè un de ses plus fidèles guerriers, le Grand-Sarigue, afin de l'engager à se presser de le rejoindre; que, du reste, si cela ne le satisfaisait pas, il était libre de se rendre lui-même au village des Payagoas, et de s'assurer auprès du chef de la façon dont le guerrier s'était acquitté de la mission qui lui avait été confiée.
Malco Díaz n'en demanda pas davantage; il prit congé du capitão guaycurus, et, montant immédiatement à cheval, il se dirigea vers le village, les yeux incessamment fixés sur la rivière, espérant à chaque instant découvrir la flottille.
Il n'avait garde d'apercevoir les pirogues, nous en connaissons les motifs; seulement arrivé à un certain endroit, il lui sembla distinguer une masse, dont l'apparence lui parut tout de suite suspecte, embarrassée dans les roseaux.
Malco Díaz était curieux, il aimait surtout à se rendre compte des choses et à trouver l'explication de ce qu'il ne comprenait pas.
Il s'approcha donc du rivage dans le but de s'assurer de ce qu'était cette masse suspecte, dans laquelle il reconnut bientôt un cadavre.
Le mamaluco mit pied à terre, jeta le lasso, attira à lui le cadavre, et le regarda. Son étonnement fut grand, lorsque, dans ce corps mutilé, à demi dévoré déjà par les caïmans, il reconnut le Grand-Sarigue, ce même guerrier que Tarou-Niom avait quelques heures auparavant, expédié aux Payagoas.
Le doute n'était pas possible sur la cause de la mort de l'Indien; une large plaie béante derrière le cou montrait assez qu'il avait été assassiné par surprise.
Le métis laissa là le cadavre sans s'en occuper davantage, remonta à cheval et reprit sa course, course d'autant plus rapide, que, puisque le messager était mort, il n'avait pu remplir son message, lacune involontaire qu'il était important de réparer.
Seulement, qui avait tué le Grand-Sarigue, dans quel but ce meurtre avait-il été commis? Voilà ce que le métis ne réussissait pas à s'expliquer, et ce qui le tourmentait fort.
Sur ces entrefaites, il croisa un cavalier venant du village des Payagoas où lui-même se rendait, et dont il n'était éloigné que d'une lieue à peine; et, chose extraordinaire, ce cavalier était l'homme qu'il avait trouvé mort et à demi dévoré quelques instants auparavant!
L'affaire prenait des proportions inquiétantes; le métis ne savait plus que penser, il se demandait s'il ne s'était pas trompé, si le cadavre qu'il avait découvert était bien celui du Grand-Sarigue, ou si ses yeux ne l'avait pas induit en erreur.
Tout à coup une idée lumineuse lui traversa l'esprit. Il y avait trahison évidemment: l'homme qu'il avait rencontré portait un déguisement. Alors une lueur jaillit de son cerveau et tout fut aussi clair pour lui que s'il avait assisté à ce qui s'était passé.
Un homme seul pouvait parvenir à une aussi rare perfection de costume et d'allure, cet homme était Diogo.
Aussitôt que cette pensée fut venue au métis, elle se changea en certitude dans son esprit. Écumant de rage d'avoir été ainsi pris pour dupe et brûlant de se venger, il fit brusquement tourner bride à son cheval et se lança éperdument à la poursuite de son ennemi.
Mais pendant que Malco faisait ces réflexions tout en galopant, et de déduction en déduction arrivait enfin à la vérité, un temps assez long s'était écoulé, temps que l'Indien avait mis à profit pour prendre de l'avance et préparer une ruse qui l'aidât à échapper si, comme il en avait le pressentiment, le métis le poursuivait.
Les personnes qui ne connaissent pas cette noble et intelligente race des chevaux des déserts américains se feront difficilement une idée, même lointaine, des proportions grandioses qu'une poursuite arrive à prendre dans la prairie.
Il vient un moment où le cheval sans cesse excité, subissant pour ainsi dire l'influence magnétique de son cavalier, semble s'identifier avec lui, comprendre sa pensée, et entrer réellement dans la lutte pour son compte particulier.
Beau de fureur et d'énergie, les yeux pleins de feu, les naseaux sanglants, la bouche écumante, ne sentant plus ni le mors, ni la bride, il dévore l'espace, sautant les ravins, escaladant les collines, traversant les rivières, franchissant tous les obstacles avec une dextérité, une adresse, une vélocité qui passent toute croyance, s'animant à la course et arrivant par degré à une espèce de folie orgueilleuse et superbe, d'autant plus belle qu'il paraît comprendre qu'il mourra dans la bataille insensée qu'il livre; mais que lui importe s'il atteint le but et si son maître est sauvé?
C'était une course semblable à celle que nous venons de décrire que soutenaient en ce moment, nous dirons les deux chevaux, car leurs cavaliers, tout à leur haine implacable, ne voyaient plus, ne pensaient plus et les laissaient libres de se diriger à leur guise.
Malco Díaz redoublait d'efforts afin de regagner l'espace qu'il avait perdu; mais en vain interrogeait-il le désert dans toutes les directions, rien n'apparaissait, il était seul, seul toujours, et cependant son cheval avait atteint l'extrême limite de la vélocité.
Les bois succédaient aux bois, les collines aux collines. Diogo demeurait toujours invisible; il semblait avoir été subitement englouti, tant cette disparition tenait du prodige.
C'est que si le métis était bien monté, le capitão avait, lui aussi, un excellent coursier, et, comme la haine ne l'aveuglait pas, tout en fuyant, il calculait froidement les chances qui lui restaient d'échapper, et il les employait toutes.
Enfin, après trois heures d'une course insensée, Malco Díaz, arrivé au sommet d'un monticule élevé qu'il avait gravi au galop, aperçut bien loin devant lui un nuage de poussière qui semblait s'enfuir emporté par un ouragan.
Il devina son ennemi et excita de nouveau son cheval, dont les efforts étaient déjà prodigieux.
Peu à peu, soit que le cheval que montait Diogo fût plus fatigué que celui du métis à cause de sa longue course de la nuit, soit que celui de Malco Díaz, fût plus vite, il s'aperçut qu'il gagnait son ennemi et que la distance diminuait sensiblement. Le mamaluco poussa un cri de joie semblable à un rugissement de bête fauve et saisit sa carabine, prêt à s'en servir dès qu'il serait à portée.
Cependant la course continuait toujours, on apercevait au loin, au dernier plan de l'horizon, la colline au sommet de laquelle les Brésiliens avaient assis leur camp. Évidemment, les sentinelles des blancs postées sur les arbres devaient distinguer, bien que vaguement encore, les péripéties singulières de cette lutte étrange, sans en comprendre les motifs.
Il fallait en finir, d'autant plus que, chose extraordinaire, les Guaycurus demeuraient invisibles et laissaient ainsi supposer qu'ils avaient reconnu l'inutilité d'un plus long blocus et avaient renoncé au siège de la forteresse improvisée.
Cette solitude et cet abandon, qu'il ne s'expliquait pas de la part de ses alliés et dont les motifs lui échappaient, inquiétaient le métis.
Enfin, la distance entre les deux cavaliers devint si minime, qu'ils ne se trouvèrent bientôt qu'à portée de pistolet l'un de l'autre.
Malco Díaz arma sa carabine, l'épaula, et, sans ralentir l'allure de son cheval, il lâcha la détente.
Le cheval de Diogo, frappé en plein corps, fit un bond prodigieux en avant, se leva convulsivement sur ses pieds de derrière, poussa un hennissement de douleur et se renversa en arrière, en entraînant son cavalier dans sa chute.
Malco jeta sa carabine et arriva comme la foudre, avec un rugissement de triomphe, sur son ennemi gisant immobile sur le sol.
Sautant immédiatement à terre, il s'élança vers lui par un bond de tigre et leva son poignard pour l'achever, au cas où il ne serait pas tout à fait mort.
Mais son bras retomba inerte à son côté, et il se redressa avec un hurlement de désappointement et de rage.
Au même instant, il fut vigoureusement saisi à bras le corps par derrière et renversé sur l'herbe, avant qu'il eût seulement eu le temps d'essayer de résister.
«Eh! Eh! Compagnon, lui dit alors la voix railleuse de Diogo, car c'était lui qui le tenait cloué au sol et lui appliquait le pied sur la poitrine. Comment trouvez-vous celui-là? C'est bien joué, n'est-ce pas?»
Voici ce qui était arrivé:
Diogo avait promptement reconnu que s'il continuait à fuir en ligne droite, son ennemi, monté sur un cheval frais ne tarderait pas à l'atteindre et que même, au cas où il lui échapperait, il tomberait inévitablement aux mains des Guaycurus.
Il avait donc calculé sa fuite de façon à biaiser peu à peu d'une manière insensible d'abord, afin d'éviter l'endroit où il supposait que ses ennemis avaient établi leur camp et à tourner complètement la forteresse.
Ce premier stratagème avait parfaitement réussi; Malco Díaz, aveuglé par le désir d'atteindre son ennemi, l'avait suivi dans les détours qu'il lui plaisait de faire, sans songer à se rendre compte du chemin qu'il prenait; cela expliquait l'absence, incompréhensible pour Malco, de ses alliés.
Puis l'Indien, arrivé à l'angle d'un bois, s'était jeté à terre et avec cette dextérité si remarquable que possèdent ceux de sa race, il avait, en quelques minutes, confectionné un mannequin avec des herbes, l'avait recouvert des vêtements qu'il portait lui-même; puis, après l'avoir solidement attaché sur le dos du cheval, sous la selle et aux flancs duquel il avait placé des épines tranchantes, il avait lancé l'animal dans la direction qu'il devait suivre; quant à lui, il avait continué sa route en courant, tout en ayant grand soin de demeurer toujours hors de vue.
C'était quelques instants après sa sortie du bois que, pour la première fois, Malco Díaz avait aperçu le cheval qui détalait d'autant plus rapidement devant lui que le poids qu'il portait maintenant était beaucoup moins lourd.
Cette explication que Diogo, d'un air narquois, donna en quelques mots au métis augmenta encore la fureur de celui-ci.
«Vous avez tué un cheval que j'aimais, ajouta l'Indien, une noble bête que je remplacerai difficilement, je devrais vous tuer, Malco, mais nous avons dormi longtemps côte à côte, nous avons partagé la même nourriture; je ne rougirai pas mon couteau de votre sang.
—Vous aurez tort, Diogo, répondit sourdement le métis, car, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel, je vous jure qu'à la première occasion je vous tuerai, moi.
—Vous agirez selon vos instincts, Malco, je sais que vous êtes un méchant homme et que vous n'hésiterez pas à le faire.
—Oui, je vous tuerai, je vous le jure sur ma part de paradis, mille diables!
—Votre part de paradis me paraît bien compromise, mon pauvre ami; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit en ce moment, je ne veux pas que vos alliés me surprennent, ce qu'ils feront si je perds mon temps à causer avec vous, si agréable que soit votre conversation. Je vais donc, en conséquence, terminer au plus vite.
—Que prétendez-vous faire? Puisque, dites-vous, vous ne voulez pas me tuer.
—Chose promise, chose due, Malco; non je ne vous tuerai pas, mais je vous mettrai dans l'impossibilité de me nuire, du moins pendant quelque temps; cela est juste, n'est-ce pas?»
Le métis ne répondit pas, il écumait de fureur et se tordait comme un serpent sur le sol.
«Tenez-vous donc un instant tranquille, Malco, lui dit paisiblement le capitão; vous êtes réellement insupportable, si vous continuez, je ne finirai jamais de vous attacher.»
Et, de fait, tout en parlant ainsi, il l'attachait bel et bien avec son lasso, malgré les efforts prodigieux du métis pour lui échapper.
«Là, voilà qui est fait, reprit-il dès que le dernier nœud fut serré; maintenant, je n'ai plus qu'à vous bâillonner, et tout sera fini.
—Me bâillonner, s'écria le métis, me bâillonner, moi, et pourquoi?
—Dame, mon ami, je vous trouve naïf; permettez-moi de vous le dire, si je vous bâillonne, c'est probablement pour vous empêcher de crier et d'appeler à votre aide vos amis qui, sans doute, ne sont pas très loin?»
Il y eut un instant de silence; le métis réfléchissait, Diogo confectionnait un bâillon avec le soin et l'attention qu'il apportait à tout ce qu'il faisait.
«Combien de temps vous faut-il pour vous mettre en sûreté? demanda enfin le métis.
—Pourquoi m'adressez-vous cette question? répondit le capitão en s'agenouillant auprès de lui et se préparant à lui attacher un tampon d'herbe sur la bouche.
—Que vous importe? Répondez-moi franchement.
—Si cela peut vous faire plaisir, je le veux bien, Malco; deux heures me suffiront.
—Deux heures?
—Oui.
—Eh bien! Si je vous promettais de demeurer tranquille et sans crier où je suis, me bâillonneriez-vous?
—Hum! fit le capitão; une promesse, c'est bien vague, Malco; lorsqu'il s'agit de vie ou de mort.
—C'est vrai; mais si je vous la faisais, cette promesse?»
Diogo se gratta la tête d'un air embarrassé.
«Répondez, voyons, reprit le métis.
—Eh bien! Non, je ne pourrais l'accepter, dit Diogo; là, je vous le certifie, ce serait trop dangereux pour moi.»
Et il se prépara à attacher le bâillon.
«Attendez,» s'écria vivement le métis.
Diogo s'arrêta.
«Eh bien! Maintenant, reprit Malco, si au lieu de cette promesse que je vous faisais, je vous donnais ma parole d'honneur de cavalheiro, que feriez-vous?
—Hum! répondit l'autre, vous m'en direz tant; mais vous ne me la donneriez pas.
—Pourquoi donc cela?
—Parce que vous la tiendriez, et que vous ne voulez pas vous engager envers moi.
—Ainsi, vous croyez à ma parole?
—Certes.
—Eh bien! Ne me bâillonnez pas, Diogo, je vous la donne.
—Allons donc, vous voulez rire.
—Nullement, je vous donne ma parole d'honneur de demeurer ainsi que je suis, non pas deux heures mais trois, sans bouger et sans pousser un cri.
—Oh! Oh! fit le capitão en le regardant bien en face, c'est sérieux alors?
—Très sérieux, est-ce convenu?
—C'est convenu,» répondit Diogo, et il jeta le bâillon.
Étrange anomalie du caractère de certains hommes et qui se rencontre fréquemment, surtout chez les métis brésiliens; pour eux la parole est tout, rien ne saurait les contraindre à y manquer. Malco Díaz, bien que ce fût un bandit de la pire espèce, obéissant sans le moindre remords aux instincts les plus sanguinaires, se serait sérieusement cru déshonoré, lui, voleur et assassin à l'occasion, si, une fois sa parole engagée, il l'avait faussée.
Diogo savait si bien qu'il pouvait se fier à cette parole, qu'il l'accepta sans hésiter ou même sans faire la moindre objection.
«Je vous quitte, Malco, lui dit-il, ne vous impatientez pas trop. Ah! à propos, j'emmène votre cheval qui vous est inutile en ce moment, et dont moi j'ai le plus grand besoin, mais soyez tranquille, vous le retrouverez au pied de la colline. Je ne veux pas vous en priver. Allons, adieu.
—Allez au diable, mais souvenez-vous que je vous ai promis de vous tuer.
—Bah! Bah! répondit l'autre avec sa railleuse bonhomie, vous dites cela maintenant parce que vous êtes furieux; je le conçois, vous n'avez pas eu de chance avec moi aujourd'hui, vous serez plus heureux une autre fois.
—Je l'espère,» fit le métis en grinçant des dents.
Diogo, sans s'occuper davantage de lui, rattrapa facilement le cheval qui ne s'était pas beaucoup éloigné et partit aussitôt.
Avant de rentrer au camp, le capitão, qui était un homme d'ordre et qui, surtout, se souciait médiocrement de s'exposer à être tué par ses amis à cause de son déguisement, se dirigea par un chemin oblique vers la rivière.
Dès qu'il eut atteint le rivage, il abandonna le cheval, entra dans l'eau et se mit à la nage.
Bien que cette rivière fourmillât littéralement de caïmans, le capitão n'avait pas hésité à entrer dedans; il savait par expérience que les caïmans attaquent rarement l'homme et que le plus léger mouvement suffit pour les effrayer et les éloigner.
La seule chose qu'il redoutât, c'était d'être aperçu par les sentinelles indiennes qui sans doute étaient embusquées dans les buissons environnants, car, pour retrouver ses habits, il lui avait fallu aller du côté où les Guaycurus avaient établi leur invisible blocus.
Mais le hasard, qui jusqu'à ce moment avait favorisé le capitão, ne l'abandonna pas à cette suprême et dernière épreuve.
Arrivé à quelque distance du buisson qu'il voulait atteindre. Diogo se coula entre deux eaux. Du reste, cette précaution était, hâtons-nous de le dire, presque inutile; ce n'était pas la rivière, sur laquelle ils n'avaient rien à redouter, que surveillaient les Guaycurus, mais seulement la colline où se trouvaient leurs ennemis.
Diogo se glissa donc sans encombre dans le buisson, ouvrit la cachette qu'il avait pratiquée pour cacher ses habits, et les en retira avec un vif sentiment de plaisir; mais, au lieu de s'en couvrir, il en fît un paquet, ainsi que de ses armes, et de nouveau il descendit dans la rivière.
Ce chemin lui paraissait plus court et plus sûr, et de plus il n'était pas fâché de se débarrasser complètement des quelques peintures qui lui restaient sur le corps.
Afin de ne pas attirer l'attention sur lui, le capitão avait enveloppé son paquet dans des feuilles de palmier et avait attaché le tout sur sa tête.
Or, comme il nageait juste au niveau de l'eau, ce paquet semblait dériver doucement en suivant le fil du courant; de la rive, il avait complètement l'apparence d'un amas de feuilles et de branches, et il aurait été impossible à l'œil le plus perçant d'apercevoir la tête du nageur, cachée par les herbes qui la recouvraient.
Il atteignit bientôt le pied de la colline.
Là il était sauvé et ne pouvait être vu que par les personnes que le hasard aurait conduites sur l'autre rive; mais, grâce à la largeur de la nappe d'eau et aux armes dont usent les Indiens, il ne songea pas à se cacher.
Après avoir calculé du regard la hauteur qu'il lui fallait gravir, hauteur assez considérable, disons-le tout de suite, et s'élevant presque à pic au-dessus de la rivière, le capitão prit d'une main son poignard, de l'autre le couteau que lui avait confié Tarou-Niom comme signe de reconnaissance, et il commença avec une facilité et une dextérité extrêmes à escalader cette espèce de muraille, en plantant tour à tour ses armes dans les anfractuosités des rochers, et s'élevant ensuite à la force du poignet, exercice gymnastique, soit dit en passant, très fatigant et surtout très périlleux.
L'ascension du capitão fut longue; un instant il demeura suspendu entre ciel et terre, sans pouvoir ni monter ni descendre; mais Diogo était un homme doué de trop de sang-froid et de courage pour se désespérer; une seconde de réflexion lui fit apercevoir une pente moins roide que celle qu'il suivait; il obliqua légèrement, redoubla d'efforts, et bientôt mit le pied sur la plate-forme de la colline.
Arrivé là, il fit halte un instant pour reprendre haleine et remettre un peu d'ordre dans ses idées; sa difficile expédition était, contre toutes probabilités, terminée heureusement; les renseignements qu'il avait obtenus ne manquaient pas d'importance; tout était donc pour le mieux, et il se félicitait intérieurement, non pas de la façon dont il avait conduit cette scabreuse affaire, mais du plaisir que son retour allait causer à ses compagnons, surtout au marquis.
Il se redressa au bout d'un instant et se remit à marcher d'un pas aussi libre et aussi relevé que s'il n'avait pas, pendant les quelques heures de son absence, supporté des fatigues surhumaines.
Le soleil se couchait au moment où le capitão atteignait le sommet de la colline; la nuit était donc sombre déjà lorsqu'il entra dans le camp.
Dès que son retour fut connu, tous ses compagnons se pressèrent autour de lui avec des cris de joie, qui donnèrent l'éveil au marquis et le firent accourir.
Le capitão poussa une exclamation de surprise et de douleur à la vue du spectacle qui s'offrit à ses yeux, lorsqu'il se trouva dans l'enceinte du camp.
Les tentes et les chariots avaient été réduits en cendres; la plupart des mules et la plus grande partie des chevaux avaient été tués, sept ou huit cadavres de chasseurs et de nègres jonchaient çà et là le sol; les arbres, à demi brûlés et tordus convulsivement, renversés les uns sur les autres, ajoutaient encore à l'horreur de ce spectacle.
Doña Laura Antonia, réfugiée tant bien que mal sous une enramada[1] ouverte à tous les vents, et accroupie tristement devant un feu mourant, préparait, aidée par son esclave Phoebé, son repas du soir.
Enfin, tout présentait l'aspect de la ruine et de la désolation dans ce camp que, la veille, le capitão avait quitté si formidablement établi.
«Qu'est-ce que cela signifie, mon Dieu? s'écria-t-il avec douleur.
—Cela signifie, répondit amèrement le marquis, que vous ne vous étiez point trompé, Diogo, et que les Guaycurus sont de rudes adversaires.
—Mais il y a donc eu combat pendant mon absence?
—Non, il y a eu surprise; mais venez, Diogo, un instant à l'écart, je vous expliquerai ce qui s'est passé, puis vous me rendrez compte de ce que vous avez fait.»
Le capitão le suivit.
Lorsqu'ils furent hors des regards des Brésiliens, le marquis commença son récit, récit fort court, mais terrible.
Deux heures après le départ de Diogo, sans que les sentinelles eussent aperçu un seul ennemi, une nuée de flèches enflammées avaient plu tout à coup sur le camp de tous les côtés à la fois, et cela d'une façon si inopinée que d'abord les Brésiliens ne surent où courir ni de quelle manière se défendre; le feu s'était presque aussitôt déclaré avec une intensité telle, qu'il avait été impossible de l'éteindre; puis, pour ajouter encore à l'horreur de la situation, une flèche étant malheureusement tombée sur le chariot qui contenait les poudres, le chariot avait sauté en tuant et blessant plusieurs hommes.
Les Guaycurus avaient profité de la stupeur des Brésiliens pour tenter un assaut furieux, assaut qui avait été repoussé, il est vrai, après un combat acharné corps à corps, mais pendant lequel le reste des munitions avait presque complètement été épuisé.
Diogo hocha tristement la tête à ce sombre récit; puis sur la prière du marquis, il commença le sien, que son interlocuteur écouta avec la plus sérieuse attention. Lorsqu'il eut terminé, il se fit un instant de silence.
«Que me conseillez-vous? dit enfin le marquis.
—La situation est presque désespérée, répondit nettement le capitão. Le plus prudent, à mon avis, serait de tenter une sortie, d'essayer de s'ouvrir un passage et de regagner au plus vite les habitations.
—Oui, murmura à part lui le marquis, peut-être cela vaudrait-il mieux; mais je veux attendre encore; j'ai expédié un batteur d'estrade au dehors pour prendre des nouvelles de l'ennemi; qui sait ce qu'il nous dira?
—Vous êtes le seul maître, répondit Diogo qui l'avait entendu; mais chaque minute qui s'écoule nous enlève, croyez-le bien, plusieurs jours d'existence.
—Peut-être! s'écria violemment le marquis en frappant du pied avec colère, mais, vive Dieu! Tout n'est pas dit encore; non, quoi qu'il arrive, je ne reculerai pas lâchement devant ces barbares; ne puis-je donc pas essayer de joindre don Joachim Ferreira?
—Certes, vous le pouvez, Excellence.
—Eh bien? s'écria-t-il avec joie.
—Eh bien! Vous ne réussirez qu'à nous faire tous massacrer plus vite, voilà tout.»
Après avoir prononcé ces paroles, le capitão tourna le dos au marquis et rejoignit ses compagnons, ne voulant pas continuer plus longtemps un entretien inutile et dédaignant de discuter contre un parti si opiniâtrement pris.
[1] Espèce de hangar fait de branches.
X
DÉSASTRE.
La nuit fut tranquille.
Les Brésiliens la passèrent plongés dans un profond sommeil; Diogo, seul, dont l'organisation de fer semblait ne pas connaître la fatigue, veilla sur le salut commun.
Deux heures environ avant le lever du soleil, le batteur d'estrade, expédié par le marquis, rentra au camp.
Il était porteur d'étranges nouvelles: les Indiens avaient disparu sans laisser de traces.
Diogo écouta attentivement le rapport de cet homme; puis, se tournant vers le marquis qui, lui aussi, avait passé la nuit sans que le sommeil vînt clore ses paupières:
«Eh bien? lui demanda-t-il.
—Mais il me semble ... répondit le marquis.
—Attendez, interrompit Diogo. Mon ami, dit-il en s'adressant au batteur d'estrade, allez vous reposer, vous devez avoir besoin de réparer vos forces.»
Le Brésilien salua et se retira aussitôt.
«Il est inutile, reprit Diogo, que cet homme entende ce que nous avons à nous dire. Maintenant que nous sommes seuls, parlez, Excellence, je vous écoute.
—Je crois que si ces nouvelles sont vraies, elles sont excellentes.
—Vraies ou fausses, moi, je les trouve exécrables.
—Ah!
—Comprenez-moi bien, Excellence, et persuadez-vous que je possède des Indiens et de leurs mœurs une connaissance trop approfondie pour me tromper.
—Je le reconnais, mon ami, parlez donc, je vous prie.
—Je croirais, Excellence, manquer à tous mes devoirs, si, au point de vue où nous en sommes arrivés, je ne vous parlais pas avec la plus grande franchise; or, il est évident pour moi que les Indiens vous tendent un piège, les Guaycurus vous ont loyalement averti de vous retirer, ils vous ont laissé la liberté de le faire; à tort ou à raison vous avez méprisé leurs avis et vous vous êtes obstiné à pousser en avant. Je ne discute pas avec vous, remarquez-le bien, Excellence, l'opportunité de cette détermination, je constate un fait, voilà tout.
—Continuez, mon ami.
—Ils ont si peu l'intention de se retirer, qu'ils m'ont expédié, moi, sans savoir naturellement à qui ils s'adressaient, demander des secours à leurs alliés les Payagoas; puis ils vous ont attaqué avec fureur, non pas dans le but de s'emparer de votre camp, ils savaient d'avance qu'ils ne réussiraient pas, mais pour vous réduire dans l'état où vous êtes, c'est-à-dire aux abois, et à cela, vous en conviendrez vous-même, ils ont complètement réussi.
—Concluez, concluez, interrompit le marquis avec violence.
—La conclusion est des plus simples, Excellence, reprit le capitão avec ce ton de bonhomie qui lui était naturel: les Guaycurus ont feint de se retirer afin de vous attirer en plaine et avoir meilleur marché de vous, à cause des armes à feu que vous possédez, et dont la supériorité disparaîtra lorsque vous serez accablé par le nombre.
—Auriez-vous peur, Diogo? lui demanda ironiquement le marquis.
—Certes, Excellence, grand'peur même.
—Vous?
—Pardon, ceci demande une explication. J'ai peur, non pas de mourir, dès l'instant où vous m'avez fait connaître votre formelle intention, j'ai fait le sacrifice de ma vie.
—Alors, que me dites-vous donc?
—Je vous dis, Excellence, que je ne crains pas de mourir, mais que j'ai horriblement peur de me faire tuer bêtement, ce qui n'est pas du tout la même chose. J'ai une réputation à soutenir, Excellence.»
Malgré la gravité de la situation, le marquis éclata de rire.
«Bah! Bah! fit-il, les choses, j'en suis convaincu, tourneront mieux que vous ne le supposez.
—Je le souhaite sans l'espérer, Excellence.
—Voyons, vous croyez-vous en état de nous guider vers l'endroit où le chef des Paulistas se trouve en ce moment?
—Pour vous mettre sur la route, cela est on ne peut plus facile, Excellence; quant à vous conduire jusqu'à l'armée paulista, je ne m'en charge pas.
—Pourquoi donc?
—Dame! Parce que nous serons tous massacrés auparavant.
—Hum, Diogo, vous devenez monotone, mon ami, vous vous répétez.
—La fin me donnera raison, Excellence.
—Taisez-vous, prophète de mauvais augure; à quelle distance croyez-vous que nous soyons des Paulistas?
—Oh! La distance n'est pas longue.
—Mais encore?
—Trente lieues au plus.
—Comment, trente lieues, pas davantage? Allons, vous êtes fou avec vos craintes puériles, il est impossible que nous n'opérions pas notre jonction, y eût-il dix mille sauvages sur notre route.
—Vous verrez, Excellence, vous verrez, je ne vous dis que cela.
—Eh bien! Soit; le sort en est jeté, j'essayerai, quoi qu'il en arrive; au point du jour nous partirons.»
Diogo hocha la tête.
—Avec votre permission, Excellence, dit-il je crois que puisque vous voulez absolument faire une folie, encore serait-il convenable de la faire d'une façon logique.
—Ce qui signifie?...
—Que demain il sera trop tard.
—Ainsi, à votre avis, il faudrait?...
—Partir à l'instant, Excellence.
—Allons, soit, partons; vous voyez que je fais tout ce que vous voulez.
—Oui, lorsque cela cadre avec vos idées,» grommela la capitão en allant donner les ordres du départ.
Dans cette circonstance, comme dans toutes les précédentes, Diogo ne négligea aucune précaution pour assurer la retraite; cette fois même, il se surpassa, tant il fit preuve, non seulement de prudence, mais encore de présence d'esprit.
Quatre de ses soldats, hommes éprouvés et surtout expérimentés, furent par lui tout d'abord expédiés en avant pour éclairer la route et dépister les Indiens.
Dans l'assaut précédent, les chariots et les bagages avaient été brûlés, la plupart des mules de charge tuées; de sorte que la caravane, débarrassée de ses convois, se trouvait en mesure d'accélérer sa marche, ce que ne laissait pas, dans le cas présent, d'être un précieux avantage.
Diogo fit garnir les pieds des chevaux de sacs de peau de mouton remplis de sable, afin d'étouffer le bruit de leurs pas; de plus, il ordonna de serrer, au moyen de lasso, la bouche de chaque animal pour l'empêcher de hennir.
Lorsque chacun fut en selle:
«Compagnons, dit-il, pas un cri, pas un soupir; nous tenons en ce moment une expédition dont dépend le salut général. Si nous étions découverts, nous serions perdus; ayez constamment les yeux et les oreilles au guet, et surtout soyez prêts à toute éventualité.
—Un mot, Diogo, lui dit le marquis; pourquoi avez-vous exigé que nous partions si subitement?
—Parce que, Excellence, les Indigos bravos se gardent ordinairement fort mal et qu'ils passent la nuit à dormir, au lieu de surveiller leurs ennemis ou de chercher à les attaquer.
—Merci; maintenant partons.
—Un instant, Excellence; et s'adressant à tous les aventuriers: Je vais marcher le premier, dit-il; vous me suivrez un à un, en tenant vos chevaux en bride pour les empêcher de trébucher et de donner l'éveil à l'ennemi; vous tâcherez de marcher dans mes pas, afin de laisser une piste moins large: maintenant, faites bien attention de vous souvenir de ceci: le cri de l'alligator vous avertira de faire halte, le même cri répété deux fois voudra dire de se mettre en selle, le cri de la chouette commandera au galop; vous m'avez bien entendu, bien compris?
—Oui, répondirent à voix basse les Brésiliens.
—Alors, en route.»
La descente commença.
C'était un étrange spectacle que celui qu'offrait cette longue ligne de spectres noirs qui glissaient silencieux dans la nuit et semblaient ramper sur les flancs de cette colline.
Il faut avoir fait une marche semblable pour en bien comprendre toutes les terreurs secrètes.
Le bruit d'une branche fouettée par le vent, le froissement d'une feuille, le vol inattendu d'un oiseau nocturne, tout est sujet de crainte, tout fait tressaillir; l'homme le plus brave sent malgré lui le sang se glacer dans ses veines, car derrière chaque tronc d'arbre, chaque angle de rocher, il redoute de voir tout à coup surgir devant lui l'ennemi qu'il essaye d'éviter.
La descente fut longue, on ne marchait que lentement. Diogo qui semblait voir dans la nuit comme en plein jour, choisissait son terrain avec le plus grand soin et n'avançait que lorsqu'il était bien sûr que le sol sur lequel il posait le pied était solide.
Parfois on s'arrêtait pendant quelques secondes, alors un frémissement d'épouvante parcourait comme un courant électrique toute la ligne et faisait battre le cœur le plus ferme.
Enfin au bout d'une heure, dont chaque minute parut durer un siècle aux Brésiliens, on atteignit la plaine.
Le cri de l'alligator qui s'éleva dans le silence avertit les Brésiliens qu'ils devaient faire halte.
Deux minutes plus tard le même cri répété deux fois les fit se mettre en selle, puis enfin, au cri de la chouette, ils s'élancèrent au galop et partirent avec une rapidité doublée par la frayeur instinctive qu'ils éprouvaient d'un danger terrible qu'ils sentaient être suspendu au-dessus de leur tête.
Le marquis avait ordonné à doña Laura de monter à cheval; la jeune fille avait obéi passivement sans prononcer une parole, et sur l'injonction de don Roque, elle s'était placée ainsi que son esclave au milieu de la ligne des cavaliers.
Le marquis l'avait voulu ainsi parce que cette place lui paraissait la moins dangereuse et qu'il lui était ainsi plus facile de surveiller sa captive.
Pendant toute la nuit, les Brésiliens, penchés sur le cou de leurs chevaux, galopèrent à la suite du capitão.
Au lever du soleil, ils avaient fait dix-huit ou dix-neuf lieues, ce qui était énorme, mais les pauvres chevaux étaient rendus et ne pouvaient plus, se tenir.
A une lieue devant eux les fugitifs apercevaient un large cours d'eau.
C'était le Pilcomayo, un des affluents les plus considérables du rio Paraguay.
Le marquis s'approcha du capitão.
«Vous avez fait merveille, Diogo, lui dit-il; grâce à vos intelligentes dispositions, nous sommes sauvés.
—Ne me remerciez pas encore, Excellence, répondit l'Indien avec un sourire railleur, tout n'est pas fini encore.
—Oh! Oh! Nous avons maintenant une avance sur nos ennemis qui nous met hors de leur portée.
—Il n'y a pas d'avance avec les Guaycurus, Excellence; notre seule chance de salut était d'atteindre la rivière et de la traverser.
—Eh bien! Qui nous en empêche?
—Regardez les chevaux; avant que nous soyons arrivés à la moitié de la distance qui nous sépare du Pilcomayo, car cette rivière que vous voyez là-bas se nomme ainsi, les ennemis seront sur nous.
—C'est trop d'entêtement à la fin, voyez vous-même, la plaine est déserte.
—Vous croyez, Excellence?
—Dame, j'ai beau regarder dans toutes les directions, je ne vois rien.
—C'est que vous n'avez pas l'habitude de la prairie, voilà tout. Tenez, ajouta-t-il, en allongeant le bras dans la direction du nord-est, remarquez-vous cette ondulation convulsive des hautes herbes.
—En effet, mais qu'est-ce que cela prouve!
—Voyez-vous encore, continua l'impassible capitão, ces compagnies de ñandus et de seriemas qui courent éperdus dans toutes les directions, ces volées de guaros et de kamichis qui s'élèvent subitement en poussant des cris discordants?
—Oui, oui, je vois tout cela; après?
—Après, eh bien, Excellence, l'ondulation des herbes, sans cause apparente, puisqu'il n'y a pas un souffle de vent dans l'air; la course éperdue des ñandus et des seriemas, et le vol effaré des guaros et des kamichis signifient simplement que les Guaycurus sont à notre poursuite, et qu'avant une heure, ils nous auront atteints.
—Mais dans une heure nous aurons franchi la rivière.
—Avec nos chevaux, c'est impossible; c'est à peine s'ils parviennent à mettre un pied devant l'autre: regardez, ils trébuchent et s'abattent à chaque pas.
—C'est vrai, murmura le marquis; mais alors que faire?
—Nous préparer à mourir.
—Oh! Ce n'est pas vrai, ce que vous dites là, Diogo!
—Dans une heure, aucun de nous n'existera, répondit froidement le capitão.
—Mais nous ne nous laisserons pas assassiner sans nous défendre!
—Ceci est une autre question, Excellence; voulez-vous combattre jusqu'au dernier souffle?
—Certes.
—Très bien; laissez-moi faire alors. Nous serons tués, je le sais bien; mais la victoire coûtera cher à nos ennemis.»
Sans perdre un instant, le capitão prit ses dispositions pour le combat; elles furent d'une simplicité que les circonstances exigeaient impérieusement.
Les Brésiliens mirent pied à terre, égorgèrent leurs chevaux, et, avec les cadavres des malheureux animaux, ils formèrent un cercle assez grand pour les contenir tous.
Le marquis occupé en ce moment à parler avec animation à doña Laura ne s'aperçut de cette boucherie que lorsqu'il fut trop tard pour s'y opposer.
«Que faites-vous? s'écria-t-il.
—Des retranchements, répondit impassiblement Diogo. Derrière ces cadavres nous tirerons à l'abri jusqu'à ce que nos munitions soient épuisées.
—Mais comment fuirons-nous après le combat?»
L'Indien éclata d'un rire nerveux et strident.
«Nous ne fuirons pas puisque nous serons morts!»
Le marquis ne trouva rien à répondre, il baissa la tête et retourna auprès de la jeune fille.
Doña Laura s'était laissée tomber à terre en proie à un profond désespoir; son cheval était le seul qu'on n'eût pas tué, il se tenait auprès d'elle, la tête basse et frissonnant de terreur.
«Vous allez mourir, dit don Roque à la jeune fille.
—Je l'espère, répondit-elle d'une voix basse et entrecoupée.
—Vous me haïssez donc bien.
—Il n'y a pas dans mon cœur place pour la haine, je vous méprise.»
Il fit un mouvement de colère.
«Doña Laura, reprit-il, il en est temps encore, révélez-moi votre secret.
—Pourquoi faire? lui dit-elle en le regardant en face, puisque nous allons mourir.
—Malédiction! s'écria-t-il en frappant du pied avec rage; cette femme est un démon.»
Doña Laura sourit tristement.
«Rien ne saurait-il donc vous convaincre? A quoi vous servirait maintenant la possession de ce secret?
—Et à vous? répondit-elle froidement.
—Dites-le-moi, dites-le-moi, et, je vous le jure, je vous sauverai; quand je devrais pour cela marcher dans le sang jusqu'aux genoux. Oh! Si j'étais possesseur de ce secret précieux, je sens que je réussirais à échapper au danger terrible qui nous menace. Dites-le-moi, doña Laura, je vous en supplie.
—Non! Je préfère mourir que d'être sauvée par vous.»
Le marquis eut un moment de fureur folle.
«Meurs donc! Et sois maudite!» s'écria-t-il en saisissant un pistolet à sa ceinture.
Une main arrêta son bras.
Il se retourna en lançant un regard farouche à celui qui avait osé le toucher.
«Excusez-moi, Excellence, lui dit Diogo toujours impassible, si j'interromps votre intéressante conversation avec la señorita.»
Doña Laura n'avait pas fait un mouvement pour se soustraire à la mort; ses yeux ne s'étaient pas baissés, ses joues n'avaient pas pâli; la mort, pour elle, c'était la délivrance.
«Que me voulez-vous encore? s'écria le marquis.
—Vous annoncer, Excellence, que le moment est proche où il va falloir faire preuve d'adresse. Voyez.»
Le marquis regarda.
«Mais, misérable! s'écria-t-il au bout d'un instant, si vous n'êtes pas un traître, vous vous êtes grossièrement trompé.
—Plaît-il, Excellence.
—Par le saint nom de Dieu, c'est une manada de chevaux sauvages que vous avez prise pour nos ennemis.
—Définitivement, Excellence, répondit le capitão avec un sourire de dédain, vous n'avez pas la moindre expérience de la façon de combattre des Guaycurus, ni de la vie du désert; voici probablement la dernière chose que je vous apprendrai; mais il est toujours bon que vous le sachiez. Les Guaycurus sont les premiers jinetes du monde. Voici la tactique qu'ils emploient pour surprendre l'ennemi: ils lancent en avant une troupe de chevaux sauvages afin de dérober leur nombre, puis derrière ils se tiennent couchés de côté sur leurs chevaux, la main gauche à la crinière et le pied droit appuyé sur l'étrier; de cette façon, il est facile de se tromper et de supposer, ainsi que vous-même l'avez fait, que tous les chevaux sont libres; mais vous allez bientôt voir les cavaliers se redresser et vous les entendrez pousser leur cri de guerre.
Nous avons dit que tous les Brésiliens étaient étendus derrière les cadavres de leurs chevaux, prêts à faire feu au commandement.
Au-dessus d'eux, les vautours et les urubus, attirés par l'odeur du sang, volaient en longs cercles en poussant des cris rauques et discordants.
A une demi-lieue dans la plaine, une manada de chevaux accourait avec une extrême rapidité, en soulevant d'épais nuages de poussière.
Les Brésiliens étaient mornes et silencieux; ils se sentaient perdus.
Seul, Diogo avait conservé sa physionomie calme et son expression insouciante.
«Enfants! cria-t-il, ménagez vos munitions et ne tirez qu'à coup sûr; vous savez qu'il ne nous reste plus de poudre.»
Tout à coup, les chevaux sauvages arrivèrent comme la foudre sur les retranchements, et, malgré une décharge meurtrière faite à bout portant, les franchirent d'un élan irrésistible.
Les guerriers Guaycurus se mirent en selle en poussant d'affreux hurlements, et le massacre, car ce ne fut pas un combat, commença avec un acharnement incroyable.
Au premier rang, auprès de Tarou-Niom, se tenait Malco Díaz.
Les yeux du métis lançaient des éclairs, il se ruait avec une furie extraordinaire au plus épais de la mêlée, et faisait des efforts inouïs pour se rapprocher de doña Laura.
Par un mouvement plutôt instinctif que calculé, les Brésiliens, dès que leur retranchement improvisé avait été forcé, s'étaient groupés autour d'elle.
La jeune fille, agenouillée sur le sol, les mains jointes et les yeux au ciel, priait avec ferveur.
La pauvre Phoebé, la poitrine traversée par une lance, se tordait à ses pieds dans les dernières convulsions de l'agonie.
Il y avait quelque chose de réellement beau dans le spectacle offert par ces vingt et quelques hommes immobiles, silencieux, serrés les uns contre les autres, et luttant désespérément contre une multitude d'ennemis, ayant fait le sacrifice de leur vie, mais résolus à combattre jusqu'au dernier soupir, et ne tombant que morts.
Diogo et le marquis faisaient des prodiges de valeur; l'Indien, avec un mépris superbe de la mort; le blanc, avec la rage du désespoir.
«Hein! Excellence, dit le capitão, d'une voix railleuse, commencez-vous à croire que nous y resterons?»
Cependant les rangs des Brésiliens s'éclaircissaient de plus en plus, mais ils ne tombaient pas sans vengeance; les Guaycurus, décimés par les balles, éprouvaient des pertes énormes.
Soudain, Malco Díaz bondit en avant, renversa le marquis en le frappant du poitrail de son cheval, et, saisissant doña Laura par les cheveux, il l'enleva, la jeta en travers sur le cou de son cheval et s'élança à travers la plaine.
La jeune fille jeta un cri terrible et s'évanouit.
Ce cri, Diogo l'avait entendu; le capitão sauta par-dessus le corps du marquis étendu sans connaissance et, renversant tout sur son passage, il se précipita à la poursuite du métis.
Mais que pouvait un homme à pied contre un cavalier lancé à toute bride?
Le métis s'arrêta, un éclair jaillit de sa fauve prunelle, et il épaula son fusil.
Diogo le prévint.
«C'est ma dernière charge, murmura-t-il; elle sera pour elle.»
Et il lâcha la détente.
Malco Díaz chancela tout à coup; ses bras s'ouvrirent convulsivement, et il roula sur le sol en entraînant la jeune fille dans sa chute.
Il était mort.
Diogo s'élança vers lui, mais tout à coup il fit un bond de côté, et, prenant son arme par le canon, il la leva au-dessus de sa tête: un Indien venait sur lui; mais changeant presque aussitôt de position, il bondit comme un jaguar, enlaça de ses bras nerveux l'Indien qui le poursuivait, le renversa, et du même coup se mit en selle à sa place. Ce prodige d'adresse et d'agilité accompli, il vola au secours de la jeune fille.
A peine la soulevait-il dans ses bras pour la mettre sur le cheval qu'il s'était si miraculeusement approprié, que des guerriers Guaycurus l'enveloppèrent dans un cercle infranchissable.
Diogo jeta un regard douloureux à la jeune fille qu'il posa à terre, et, retirant de sa ceinture ses pistolets, seules armes qui lui restaient:
«Pauvre enfant! murmura-t-il, j'ai fait ce que j'ai pu; la fatalité était contre moi!»
Il arma froidement ses pistolets.
«J'en tuerai bien deux encore avant de mourir,» dit-il.
Tout à coup les rangs des guerriers s'ouvrirent. Tarou-Niom parut.
«Que nul ne touche à cet homme et à cette femme, dit-il, ils m'appartiennent.
—Allons, ce sera pour une autre fois, dit le capitão en replaçant ses pistolets à sa ceinture.
—Tu es brave, je t'aime, reprit Tarou-Niom; prends cette gni-maak (plume), elle te servira de sauvegarde. Reste ici jusqu'à ce que je revienne, et veille sur l'etlatoum (femme) que tu as si bien défendue.»
Diogo prit la plume et s'assit tristement auprès de la jeune fille.
Une heure plus tard le capitão et doña Laura accompagnaient les guerriers Guaycurus qui retournaient à leur village.
La jeune fille était toujours évanouie et ne connaissait pas encore toute l'étendue du nouveau malheur qui était venu fondre sur elle.
Diogo la portait sur le cou de son cheval et la soutenait avec précaution; le brave capitão paraissait déjà, non pas résigné, mais complètement consolé de sa défaite, et causait amicalement avec le capitão Tarou-Niom, qui lui témoignait beaucoup d'égards.
Le combat avait fini ainsi qu'il devait finir, c'est-à-dire par la mort de tous les Brésiliens.
Ils avaient été impitoyablement massacrés.
Seuls, Diogo et la jeune fille avaient survécu, par un miracle incompréhensible, qui avait fait jaillir un éclair de pitié dans le cœur féroce du chef guaycurus.
Quant au marquis de Castelmelhor, nul ne savait ce qu'il était devenu; malgré les recherches les plus actives, il avait été impossible de retrouver son corps.
Était-il mort? Était-il vivant et avait-il contre toute probabilité réussi à s'échapper?
Son sort demeurait enveloppé d'un impénétrable mystère.
Bientôt les Indiens disparurent, la plaine où s'était passée cette effroyable tragédie redevint solitaire, et les vautours, s'abattant sur les cadavres, commencèrent une horrible curée de chair humaine.
FIN DU PROLOGUE.
LE GUARANIS
I
EL VADO DEL CABESTRO.
Le 23 décembre 1815, entre deux et trois heures de l'après-midi, c'est-à-dire au moment le plus chaud de la journée, deux voyageurs, venant l'un du nord, l'autre du sud, se rencontrèrent face à face, sur les bords d'une petite rivière, affluent du rio Dulce, à un endroit nommé el Vado del Cabestro, c'est-à-dire le gué du Licol, situé à égale distance des villes de Santiago et de San Miguel de Tucumán.
En arrivant au bord de l'eau, comme d'un commun accord, les deux voyageurs retinrent la bride et s'examinèrent attentivement pendant quelques instants.
La rivière que tous deux se préparaient à traverser en sens contraire, grossie par les pluies d'orage, était assez large en ce moment, ce qui empêchait les deux voyageurs de se distinguer réciproquement assez complètement pour se former l'un de l'autre une opinion rassurante.
Tout étranger qu'on rencontre au désert est sinon un ennemi, du moins, jusqu'à plus ample renseignement, un individu dont la prudence exige qu'on se méfie.
Après une hésitation courte, mais bien marquée, chaque voyageur ramena à sa portée le long fusil qu'il avait jeté en bandoulière, l'arma en faisant craquer avec bruit la détente, et, semblant prendre une résolution suprême, chatouilla légèrement de l'éperon les flancs de son cheval et entra dans l'eau.
Le gué était large et peu profond; l'eau arrivait à peine au ventre des chevaux, ce qui laissait aux cavaliers liberté entière de se diriger à leur guise.
Cependant ils s'avançaient l'un vers l'autre en continuant à s'observer attentivement, prêts à faire feu au moindre mouvement suspect. La distance diminuait rapidement entre eux; bientôt ils ne se trouvèrent plus qu'à deux pas à peine l'un de l'autre.
Tout à coup ils poussèrent une exclamation joyeuse et s'arrêtèrent en riant à gorge déployée.
A plusieurs reprises ils essayèrent de parler; mais le rire, plus fort que leur volonté, les en empêcha, et ils éclatèrent de plus belle.
Cependant, ils avaient subitement désarmé leurs fusils, qui avaient aussitôt repris leur position inoffensive en bandoulière, ce qui témoignait que la sécurité la plus complète avait succédé dans leur esprit à l'inquiétude qui d'abord les agitait.
Enfin, l'un d'eux parvint à reprendre assez son sang-froid pour que les paroles se fissent jour à travers sa gorge et parvinssent jusqu'à ses lèvres.
«Pardieu! s'écria-t-il en français, en tendant la main droite à son singulier interlocuteur, qui riait toujours, la rencontre est précieuse et j'en garderai longtemps le souvenir; je n'ose encore en croire mes yeux: êtes-vous un homme ou un fantôme? Est-ce bien vous, cher monsieur, vous que j'ai vu, il y a deux ans à peine, postulant à Paris auprès du gouvernement, pour je ne sais plus quel emploi, que je retrouve aujourd'hui au fond de ce désert, portant poncho et sombrero, et ressemblant à s'y méprendre, par votre singulier accoutrement, à un gaucho de la bande orientale.
—Oui, répondit l'autre, en jetant un regard de satisfaction sur sa personne; le costume est assez bien réussi; mais, ajouta-t-il entré deux éclats de rire, je suis en droit, il me semble, de vous retourner la question; comment se fait-il que je vous rencontre ici, vous dont la haute position?...
—Chut! interrompit le premier interlocuteur en devenant subitement sérieux, rien n'est stable en ce monde, vous le savez, monsieur Gagnepain.
—Hélas! Qui plus que moi a été à même de l'apprendre? fit tristement le premier voyageur.
—Vous soupirez! Seriez-vous devenu comme moi le jouet de la fortune?
—La fortune et moi, nous nous sommes trop peu connus jusqu'à présent, fit-il avec un sourire, pour qu'elle ait songé à moi d'une façon ou d'une autre; je ne me plains au contraire que de son indifférence à mon égard. Quant à vous, monsieur, je croyais que les derniers événements, dont notre malheureux pays a été le théâtre, événements dans lesquels, si je ne me trompe, vous avez joué un rôle assez, important, ne pouvaient qu'avoir influé avantageusement sur votre fortune.»
Le second voyageur sourit amèrement.
«L'ingratitude et la proscription sont la monnaie courante des cours, dit-il. C'est en vain que l'homme se croit habile et un en ce monde, il s'agite et Dieu le mène.
—Sans compter les passions qui le conduisent, interrompit le premier interlocuteur avec un léger accent de raillerie. Mais se reprenant aussitôt et changeant de conversation: Où allez-vous donc ainsi?
—A San Miguel de Tucumán, puis de là au Chili.
—Seul?
—Oh! Non, mes gens viennent derrière moi; je les ai seulement un peu devancés, afin de me livrer en toute liberté à mes réflexions. Et vous?
—Oh! Moi, c'est différent; je suis presque sur mes terres, ici.
—En vérité?
—Ma foi, oui; seulement, entendons-nous, je ne compte pas habiter éternellement ce pays; cependant, si vous le désirez et que vous ne soyez pas trop pressé de continuer votre voyage, je serai heureux de vous faire visiter ma maison, dont nous ne sommes guères éloignés que d'une vingtaine de milles, et de vous y offrir l'hospitalité.
—Comment! Votre maison? Vous avez une maison ici?
—Mon Dieu! Oui; il fallait que je vinsse en Amérique pour accomplir ce miracle d'être propriétaire. C'est piquant, n'est-ce pas? fit-il en riant. Mais il me semble que, depuis bien longtemps déjà, nous sommes arrêtés au milieu de l'eau. Que dites-vous de ma proposition? Vous sourit-elle? Rebroussez-vous votre route?»
L'autre hésita un instant.
«Décidez-vous, monsieur, le hasard, ou si vous le préférez, la Providence, qui nous a fait nous rencontrer ainsi inopinément, a peut-être de secrets desseins sur nous; ne la contrarions pas. Ces paroles furent prononcées d'un ton semi-sérieux, semi-railleur.
—Pourquoi plaisanter sur ce sujet, monsieur Gagnepain, répondit l'autre avec un léger accent de reproche, bien que vous soyez artiste, et par conséquent esprit fort, ce que vous dites est plus vrai que vous ne voulez sans doute vous l'avouer à vous-même.
—Pardon, j'avais oublié que vous êtes un ancien oratorien, mettons que je n'ai rien dit; ainsi vous rebroussez chemin avec moi?
—Certes, rien ne me presse, j'arriverai toujours assez tôt là où je vais; j'aurai le plus grand plaisir à passer quelques heures en votre compagnie; les occasions de ne point parler cette affreuse langue espagnole et de causer avec un compatriote ne sont pas assez fréquentes dans cet abominable pays, pour qu'on les laisse échapper quand on a le bonheur de les rencontrer.
—Venez donc, alors; nous nous étendrons sur l'herbe, à l'ombre de ces magnifiques palmiers, et, pendant que nos chevaux se délasseront, nous laisserons passer la grande chaleur du jour en causant et en attendant vos gens.
—Votre offre est si cordiale que je ne veux pas la refuser.
—Parfaitement parlé, mon cher duc.
—Silence, interrompit vivement celui auquel on venait de donner ce titre; je me nomme Dubois, et je suis naturaliste; souvenez-vous de cela, je vous en supplie.
—Ah! fit l'autre avec un léger étonnement, comme vous voudrez; va pour Dubois, c'est un nom aussi bon qu'un autre.
—Meilleur pour moi en ce moment. Allons donc sans plus de retard.»
Les deux voyageurs regagnèrent alors le bord de la rivière où, suivant le programme convenu entre eux, ils enlevèrent la bride à leurs chevaux, tout en ayant soin de les attacher par la longe, de peur qu'ils ne s'écartassent; et, après avoir battu les buissons du canon de leurs fusils pour chasser les reptiles, ils s'étendirent sur l'herbe verte et touffue, sous l'ombre protectrice d'un palmier gigantesque, en poussant un soupir de voluptueuse satisfaction.
Le pays au centre duquel s'étaient rencontrés nos personnages étaient loin sous tous les rapports de mériter l'épithète dont l'un deux l'avait flétri; c'était, au contraire, une admirable contrée, dont les paysages grandioses et accidentés ont toujours fait l'admiration des explorateurs, bien rares à la vérité, que l'amour de la science a poussés à les visiter sous tous leurs aspects.
Le Tucumán où se passent en ce moment les événements de notre histoire, est une des contrées les plus heureusement situées de l'Amérique du Sud.
Placée au nord de la province de Catamarca, cette contrée, traversée par une branche des Andes, jouit d'un climat tempéré en été et presque froid en hiver; une grande partie de son territoire se compose d'immenses plateaux ou llanos, couverts d'une luxuriante végétation, entretenue par de nombreux cours d'eau et des rivières considérables qui, ne trouvant pas de débouché, à cause du peu de pente du terrain, y forment de nombreux lacs sans écoulement.
Cette région est aujourd'hui une des plus vastes, des plus peuplées et des plus riches de la Confédération Buenos-airienne.
De l'endroit où les voyageurs s'étaient arrêtés, ils jouissaient d'un coup d'œil enchanteur et voyaient se dérouler devant eux un paysage ravissant: à leurs pieds, une rivière large et profonde serpentait comme un ruban d'argent à travers les plaines couvertes de hautes herbes d'un vert d'émeraude, du milieu desquelles bondissaient à chaque instant des cerfs, des vigognes, jouant par troupes, tandis que les taureaux sauvages levaient leurs larges têtes armées de cornes formidables, et jetaient autour d'eux des regards empreints d'une pensive tristesse; des volées de pigeons et de perdrix volaient dans tous les sens en jetant dans l'air les notes stridentes ou douces de leurs chants, tandis que de magnifiques cygnes noirs s'ébattaient sur la rivière et se laissaient nonchalamment emporter au courant, défilant devant les flamants roses et les hérons, occupés à pêcher sur la rive; d'immenses forêts tenaient tout l'arrière-plan du paysage et s'élevaient, de gradin en gradin, sur les versants lointains des Cordillières, dont les cimes dentelées et couvertes de neiges éternelles se confondaient avec les nuages.
Le soleil répandait avec profusion ses rayons éblouissants sur cette nature primitive et faisait scintiller, comme des millions de diamants, les sables incessamment mouillés des plages de la rivière.
Un calme profond régnait dans ce désert, si vivant et si animé cependant, et du sein duquel s'élevaient, comme un hymne solennel vers Dieu, les chants des innombrables oiseaux blottis sous la feuillée.
Avant que d'aller plus loin et de rapporter la conversation de nos personnages, nous les ferons plus intimement connaître au lecteur en traçant leur portrait en quelques lignes.
Le premier, celui qui ne voulait pas qu'on lui donnât le titre de duc et qui prétendait se nommer Dubois et exercer la profession de naturaliste, était un homme d'environ cinquante-deux ans, mais qui en paraissait plus de soixante; son corps, long et maigre, était légèrement courbé; ses membres grêles se perdaient pour ainsi dire dans les larges plis de ses vêtements, ses traits, fatigués par les veilles et les travaux intellectuels, sans doute, devaient avoir été admirablement beaux: son front était large, mais sillonné de rides profondes; ses yeux noirs bien ouverts, surmontés d'épais sourcils, avaient un regard fixe pénétrant, qui, lorsqu'il s'animait, devenait impossible à supporter; son nez était droit, sa bouche un peu grande, mais garnie de dents magnifiques; ses lèvres un peu minces, sur lesquelles un sourire froid et railleur semblait stéréotypé, son menton carré lui complétait, avec l'absence complète de barbe, une physionomie imposante, un peu dure, mais que, lorsque cela lui plaisait, il savait rendre extrêmement bienveillante. Toute sa personne respirait cette grâce aristocratique, onctueuse et un peu féline qui distingue les diplomates et les hauts dignitaires de l'Église; elle formait, avec la noblesse de ses gestes, le contraste le plus complet, non seulement avec le costume qu'il avait cru devoir adopter, mais encore avec les façons plébéiennes qu'il affectait, et que, comme un rôle mal appris, il oubliait à chaque instant.
L'autre voyageur se nommait Émile Gagnepain; il avait de trente à trente-deux ans; sa taille était ordinaire, mais bien prise et fortement charpentée; ses épaules larges, sa poitrine bombée; la santé semblait lui sortir par tous les pores: ses bras sur lesquels saillaient des muscles gros comme des cordes et durs comme du fer, témoignaient d'une vigueur corporelle peu commune; son visage respirait la franchise et la bonne humeur; ses traits réguliers, ses yeux bruns pleins de finesse, sa bouche rieuse, ses cheveux d'un blond fauve, frisés comme ceux d'un nègre; sa moustache, cirée avec soin et coquettement relevée; son menton rasé et ses favoris touffus qui atteignaient presque les coins de sa bouche, lui formaient une physionomie pleine de franchise et d'énergie qui, au premier coup d'œil, attirait la sympathie. La liberté un peu brusque de ses mouvements, sa parole vive et colorée le faisaient reconnaître facilement pour un de ces êtres privilégiés, dit-on, malheureux, disons-nous, qu'on est convenu de nommer artistes. En effet, il était peintre; du reste, particularité que nous avons oublié de mentionner, il avait attaché solidement à la croupe de son cheval, une boîte à couleurs, un large parapluie, un chevalet et un appuie-main, appareil indispensable à tous les peintres et qui, dans un pays moins sauvage que celui dans lequel il se trouvait, l'aurait immédiatement dénoncé pour ce qu'il était, malgré son costume de gaucho.
Ce fut lui qui, le premier, prit la parole. A peine s'était-il laissé aller sur l'herbe que, se redressant brusquement et traçant un cercle dans l'espace avec son bras droit étendu devant lui:
«Quelle admirable chose que la nature, s'écriât-il, et comme les hommes sont coupables de la gâter ainsi qu'ils le font sans cesse, sous prétexte d'amélioration, comme si la Providence n'était pas plus habile qu'eux!
—Bravo! répondit l'autre personnage, auquel nous conserverons, jusqu'à nouvel ordre, le nom de Dubois, sous lequel il s'est fait connaître à nous; bravo! Monsieur Émile, je vois que vous êtes toujours aussi enthousiaste qu'à l'époque où j'ai eu le plaisir de vous rencontrer.
—Eh! Monseigneur ... monsieur, veux-je dire, pardon de ce lapsus involontaire, ne nous enviez pas l'enthousiasme, à nous autres pauvres diables d'artistes; l'enthousiasme, c'est la foi, c'est la jeunesse, c'est l'espérance peut-être!
—Dieu me garde d'avoir une telle pensée; je vous admire, au contraire, moi qui, de la vie, ne puis plus aujourd'hui boire que l'absinthe.
—Bah! fit gaiement le peintre, demain n'existe pas, c'est un mythe; vive aujourd'hui! Voyez quel éblouissant soleil, quelle magnifique campagne; est-ce que tout cela ne vous raccommode pas un peu avec l'humanité?»
M. Dubois soupira.
«Que la jeunesse est heureuse, dit-il; tout lui sourit, jusqu'au désert où elle court le risque flagrant de mourir de faim.
—Laissez donc, monsieur, l'homme qui est parvenu à vivre à Paris n'ayant rien ne doit redouter aucun désert.
—Cela nous ramène à une question que je voulais vous adresser, répondit M. Dubois en riant de la boutade paradoxale de l'artiste.
—Voyons la question? fit celui-ci d'un ton de bonne humeur.
—Veuillez d'abord ne pas attribuer à une indiscrétion indigne de moi, mais seulement, je vous prie, au vif intérêt que je vous porte, la question que je me propose de vous adresser.
—De l'indiscrétion avec moi, monsieur; vous voulez rire, sans doute. Allez, ne craignez pas de m'adresser cette question. Quelle qu'elle soit, je me fais fort d'y répondre de façon à vous satisfaire.
—Depuis notre singulière rencontre, je me creuse vainement la tête pour deviner le motif qui vous a décidé à émigrer ainsi dans ces régions inconnues.
—Émigrer, fi! Monsieur! Le vilain mot; voyager, vous voulez dire, sans doute?
—Voyager, soit, mon jeune ami; je ne chicanerai pas avec vous sur une expression que vous avez le droit de trouver malsonnante.
—Pourquoi ne pas me dire franchement que c'est mon histoire que vous me demandez, monsieur le duc?
—Chut! Chut! Cher monsieur, ne vous ai-je pas prié d'oublier ce titre.
—Au diable la recommandation! Je l'oublierai toujours.
—J'espère que non, lorsque je vous aurai affirmé qu'il est pour moi de la dernière importance que ce titre malencontreux soit ignoré de tous en ce pays.
—Cela suffit, monsieur, je ne me le rappellerai plus.
—Je vous remercie; maintenant, si ce n'est pas abuser de votre complaisance, racontez-moi cette histoire que je désire si fort connaître, car, à Paris, nous nous sommes rencontrés dans des circonstances trop peu sérieuses pour que je me sois informé jamais de vos antécédents qui, je ne sais pourquoi, m'intéressent aujourd'hui plus que je ne pourrais vous l'exprimer.
—Cela est facile à comprendre, monsieur, les distances qui nous séparaient l'un de l'autre, les barrières infranchissables qui, à Paris, s'élevaient entre nous n'existent plus ici; nous sommes deux hommes, face à face dans le désert, se valant l'un l'autre, et je me hâte d'ajouter deux compatriotes, c'est-à-dire deux amis; naturellement, nous devons faire cause commune envers et contre tous, nous intéresser l'un à l'autre et nous aimer comme protestation en haine des étrangers au milieu desquels le sort nous a jetés et qui sont et doivent être nos ennemis naturels.
—Peut-être avez-vous raison, mais, quelle qu'en soit la cause, cette sympathie existe, et je serai heureux, s'il vous plaît, de me dire votre histoire.
—Cette histoire est bien simple, monsieur; en deux mots, je vous la raconterai; seulement, je doute fort qu'elle vous intéresse.
—Dites toujours, mon jeune ami.
—M'y voici. Mon nom, vous le connaissez, je me nomme Émile Gagnepain, nom plébéien s'il en fût, n'est-ce pas?
—Le nom ne fait rien à l'affaire.
—Sans doute. En 1792, lorsque la patrie fut en danger, mon père, pauvre diable de premier clerc de procureur, marié depuis quelques années à peine, abandonna sa femme et son enfant, alors âgé de sept à huit ans, pour s'engager comme volontaire et voler à la défense de la République. Lorsque mon père annonça à sa femme la détermination qu'il avait prise, celle-ci lui répondit avec un laconisme tout spartiate: Va défendre la patrie, elle doit passer avant les affections de famille. Mon père parti, notre pauvre foyer, déjà bien misérable, le devint davantage encore; heureusement, j'eus le bonheur d'être recommandé à David, dans l'atelier duquel j'entrai. Ma mère, débarrassée de moi, put, à force de travail et d'économie, attendre des temps meilleurs. Cependant les années s'écoulaient les unes après les autres, mon père ne revenait pas, les nouvelles que nous recevions de lui étaient rares, nous avions appris qu'il avait été nommé capitaine dans la vingt-cinquième demi-brigade, après plusieurs actions d'éclat, voilà tout. Quelquefois, rarement, un petit secours d'argent arrivait à ma mère; au camp de Boulogne, mon père avait refusé la croix de la Légion d'honneur, sous prétexte que la République n'avait pas de distinctions à donner à ceux de ses enfants qui ne faisaient que leur devoir le plus strict en la servant bien. Quelques mois plus tard il tombait criblé de balles à Austerlitz, au milieu d'un carré autrichien qu'il avait enfoncé, à la tête de sa compagnie, en criant, malgré le nouvel ordre de choses: Vive la République! L'Empereur ne garda pas rancune au soldat de 92; il donna une pension de 800 fr. à sa veuve; c'était bien, mais, pas assez pour vivre. Heureusement j'avais grandi, j'étais maintenant en mesure de venir en aide à ma mère. Grâce à la toute-puissante protection de mon maître, bien que fort jeune encore, je gagnais assez d'argent, non seulement pour m'entretenir convenablement, mais encore pour donner à ma mère un peu de ce bien-être dont elle avait tant besoin. Ce fut alors, je ne sais à quelle occasion, que me vint le désir de voyager en Amérique, afin d'étudier cette nature dont, quoi qu'on en dise, nous n'avons en Europe que des contrefaçons plus ou moins bien réussies.
—Vous êtes sévère, monsieur, interrompit son interlocuteur.
—Non, je suis juste; la nature n'existe plus chez nous, l'art seul se prélasse à sa place. Aucun paysage européen ne soutiendra jamais la comparaison avec un décor d'opéra, au point de vue de la vérité des détails. Mais je reprends. Je redoublai donc d'efforts; je voulais partir, mais pas avant d'avoir assuré à ma mère une position qui la mît à jamais, quelque chose qui m'arrivât pendant mon absence, à l'abri du besoin. A force de travail et de persévérance, je parvins à résoudre ce problème presque insoluble. Les efforts qu'il me fallut faire, je ne vous les dirai pas, monsieur, cela dépasse toute croyance; mais ma détermination était prise: je voulais voir cette Amérique, dont les voyageurs font de si magnifiques descriptions. Enfin, après dix ans d'une lutte incessante, je réussis à réunir une somme de trente-cinq mille francs, c'était bien peu, n'est-ce pas? Cependant cela me suffit, je gardai cinq mille francs pour moi, je plaçai le reste au nom de ma mère, et, certain que désormais elle pourrait se passer de moi, je partis; voilà huit mois que je suis débarqué en Amérique. Je suis heureux comme le premier jour: tout me sourit, l'avenir est à moi! Je vis comme les oiseaux, sans souci du lendemain; j'ai acheté, moyennant la somme comparativement énorme de 250 francs, un rancho à de pauvres Indiens guaranis, qui, effrayés par la guerre des colonies contre la métropole, se sont réfugiés au grand Chaco, parmi leurs congénères. Voilà comment je suis propriétaire. Continuellement en course de çà et de là, j'étudie le pays et je choisis les études que plus tard je ferai. Cela durera autant que cela pourra: l'avenir est à Dieu; il est inutile que je m'en préoccupe à l'avance. Voilà mon histoire, monsieur, vous voyez qu'elle est simple.
—Oui, répondit son interlocuteur d'un air pensif, trop simple même; le bonheur complet n'existe pas au monde où nous sommes; pourquoi ne pas songer un peu à l'adversité qui tout à coup peut vous surprendre?
—Dame! fit en riant l'artiste, c'est que, plus malheureux ou plus pauvre que Polycrate, tyran de Samos, je n'ai même pas un anneau à jeter à la mer; d'ailleurs vous savez la fin de l'histoire: un poisson quelconque me le rapporterait; je préfère attendre.
—Cette philosophie est bonne; je n'y trouve rien à redire. Heureux ceux qui peuvent la pratiquer. Malheureusement je ne suis pas du nombre, dit-il en étouffant un soupir.
—Si je ne craignais pas de vous déplaire, je vous adresserais une question à mon tour? reprit en hésitant le peintre.
—Je sais ce que vous me voulez demander. Vous ne comprenez point, n'est-ce pas, comment il se fait que moi, dont la position élevée semblait me mettre pour toujours à l'abri des tempêtes, je me trouve aujourd'hui près de vous dans ce désert?
—Pardon, monsieur, si ce que je vous demande doit le moins du monde vous chagriner, ne me dites pas un mot, je vous en prie.»
Le vieillard sourit avec amertume.
«Non, reprit-il, il est bon parfois de verser le trop plein de son cœur dans une âme pure et indulgente. Je ne vous dirai que deux mots qui vous apprendront tout. Les sommets élevés attirent fatalement la foudre, cela est un axiome généralement reconnu. Malgré l'appui tout-puissant que je prêtai aux Bourbons pour rentrer en France, mon dévouement de fraîche date ne put les convaincre de ma fidélité; sous le duc de Napoléon, ils retrouvèrent le conventionnel qui avait jadis voté la mort du roi Louis XVI; des amis m'avertirent; je partis, me condamnant moi-même à l'exil pour éviter la mort suspendue sans doute sur ma tête. J'abandonnai tout, parents, amis, fortune, jusqu'à un nom sans tache et honoré jusqu'alors, pour aller dans un autre hémisphère cacher ma tête proscrite. Pendant que, par un côté, jeune et insouciant, vous abordiez en Amérique, j'y arrivais, moi, par un autre côté, vieux, désillusionné, maudissant le coup qui me frappait; croyez-le bien, quelque soit leur nom, les dynasties sont toutes ingrates, parce qu'elles se sentent impuissantes; seul le peuple est juste, parce que, lui, il sait qu'il est fort.
—Je vous plains doublement, répondit en lui tendant la main le jeune homme; d'abord parce que votre proscription est inique; ensuite parce que vous arrivez dans un pays bouleversé par les partis et qui, en ce moment, est en pleine révolution.
—Je le sais, répondit-il en souriant; c'est sur cette révolution que je compte, peut-être elle me sauvera.
—Je le souhaite pour vous, bien que vos paroles soient tellement obscures pour moi, que je ne saurais les comprendre; il est vrai que, jusqu'à ce jour, jamais je n'ai songé à la politique.
—Qui sait si bientôt elle n'absorbera pas toutes vos pensées?
—Dieu m'en garde! Monsieur, s'écria-t-il avec un bond d'indignation; je suis peintre et l'art est tout pour moi.
—Voici mes gens qui arrivent, dit M. Dubois en changeant de ton.
—Où cela?
Mais ici, devant nous.
—Diable! Mais alors quels sont donc les cavaliers qui nous arrivent de ce côté, reprit le peintre en indiquant du bout du doigt un point diamétralement opposé à celui dans lequel apparaissait effectivement un groupe composé d'une quinzaine d'individus.
—Hum! fit son interlocuteur avec une nuance d'inquiétude, que peuvent être ces gens?
—Bah! fit insoucieusement le jeune homme, nous le saurons bientôt.
—Trop tôt, peut-être,» répondit le vieillard en hochant pensivement la tête.
Deux troupes se dirigeaient en effet au galop vers la rivière.
Toutes deux se trouvaient à peu près à égale distance des voyageurs.
II
AMIS ET ENNEMIS.
Disons, en quelques mots, quelle était la situation politique de l'ancienne vice-royauté de Buenos Aires au moment où recommence notre histoire.
Malgré le décret royal du 22 janvier 1809, déclarant les provinces de l'Amérique espagnole partie intégrante de la monarchie avec des droits égaux à ceux des autres provinces de la métropole, cependant don Baltasar de Cisneros, nommé vice-roi, arrivait avec le titre de comte de Buenos Aires et avec l'assignation d'une rente annuelle de cent mille réaux.
L'indignation longtemps contenue éclata enfin.
Une commission, à la tête de laquelle figuraient deux patriotes dévoués nommés don Juan José Castelli et don Manuel Belgrano, fut instituée.
Le 14 mai 1810, une députation composée de près de six cents notables de Buenos Aires se rendit auprès du vice-roi pour l'inviter à se démettre pacifiquement d'une autorité désormais ridicule et illégale, puisqu'elle émanait d'un pouvoir qui n'existait plus de fait en Europe.
Une junte fut formée qui, après avoir proclamé l'abolition de la cour des comptes, le traitement du vice-roi et l'impôt sur le tabac, expédia une force imposante à Córdoba contre le général Liniers, Français d'origine, mais dévoué à la monarchie espagnole, que depuis longtemps déjà il servait avec éclat en Amérique.
Liniers avait réussi à réunir une armée assez forte, soutenue par une escadrille qui, partie de Montevideo, était venue bloquer Buenos Aires.
Malheureusement, cet événement qui devait sauver la cause royale, la compromit de la façon la plus grave.
L'armée de Liniers se débanda, la plupart des soldats tombèrent aux mains des indépendants; Moreno, Concha et Liniers lui-même eurent le même sort.
La junte, en apprenant ce résultat inespéré d'une campagne dont elle appréhendait si fort les suites, résolut de frapper un coup décisif afin d'intimider les partisans de la cause royale.
Le général Liniers était fort aimé du peuple, auquel il avait rendu de grands services; il pouvait être sauvé et délivré par lui; il fallait éviter ce malheur.
Don Juan José Castelli reçut, en conséquence, l'ordre d'aller au-devant des captifs. Il obéit et les rencontra aux environs du mont Papagallo.
Alors il se passa une scène horrible que l'histoire a justement flétrie. Sans forme de procès, de sang-froid, tous les prisonniers furent égorgés. Seul, l'évêque de Córdoba fut épargné, non par respect pour son caractère sacré, mais seulement afin de ménager les préjugés populaires.
Ainsi mourut lâchement assassiné le général Liniers, homme auquel la France se glorifie, à juste titre, d'avoir donné le jour, qui avait rendu de si grands services à sa patrie adoptive et dont le nom vivra éternellement sur les rives américaines, à cause de ses nobles et belles qualités.
Cependant un nouvel orage s'éleva contre les indépendants.
Le vice-roi du Pérou envoya sous le commandement du colonel Cordova un corps d'armée contre les Buenos-Airiens.
Le 7 novembre, les deux partis se rencontrèrent à Hupacha; après une lutte acharnée, tes royalistes furent vaincus et la plupart faits prisonniers.
Castelli, que nous avons vu massacrer Liniers et ses compagnons, avait suivi les troupes royales dans leur marche; il ne voulut pas laisser son œuvre incomplète: les prisonniers furent tous fusillés sur le champ de bataille.
Le vice-roi du Pérou, effrayé par ce désastre, fit demander une trêve que la junte consentit à lui accorder.
Mais la lutte était loin d'être finie. L'Espagne n'était nullement disposée à abandonner, sans y être contrainte par la force des armes, les magnifiques contrées où, pendant si longtemps, son drapeau avait paisiblement flotté, et d'où découlaient ses immenses richesses; et, au moment où recommence notre histoire, l'indépendance des provinces buenos-airiennes, loin d'être assurée, était de nouveau remise sérieusement en question.
Les dépositaires du nouveau pouvoir n'avaient pas tardé à entrer en lutte les uns contre les autres, et à sacrifier à leurs misérables visées ambitieuses les intérêts les plus sacrés de leur patrie, en inaugurant cette ère de guerres fratricides, non fermée encore et qui conduit à une ruine inévitable ces régions si belles et si riches. Au moment où nous reprenons notre récit, le parti espagnol un instant abattu avait relevé la tête; jamais les colonies, à peine émancipées, ne s'étaient trouvées en si grand danger de périr.
Le général espagnol Pezuela, à la tête de troupes aguerries, faisait de grands progrès dans le haut Pérou. Le 25 novembre, il avait remporté une victoire signalée à Viluma, repris possession de Ghuquisaca, Potosí, Tunca; ses grands'gardes atteignaient Cinti, et des cuadrillas, ou guérillas de corps francs, partisans de l'Espagne, ravageaient presque impunément la frontière de la province de Tucumán.
La situation était donc des plus critiques. La guerre n'avait rien perdu de sa première férocité; chaque parti semblait bien plutôt être composé de brigands altérés de sang et de pillage, que de braves soldats ou de loyaux patriotes; les routes étaient infestées de gens sans aveu qui changeaient de casaque selon les circonstances et, en résumé, faisaient la guerre aux deux partis selon les exigences du moment. Les Indiens, profitant de ces désordres, pêchaient en eau trouble et faisaient la chasse aux blancs, royalistes ou insurgés.
Puis, pour mettre le comble à tant de malheurs, une armée brésilienne, forte de dix mille hommes et commandée par le général Lesort, avait envahi la province de Montevideo, depuis déjà fort longtemps convoitée par le Brésil et dont il espérait, à la faveur des dissensions intestines des Buenos-Airiens, s'emparer presque sans coup férir.
On comprend parfaitement combien devait être précaire la situation de voyageurs européens forcément isolés dans cette contrée, ne connaissant ni les mœurs ni même la langue des gens auxquels ils se trouvaient mêlés, et jetés ainsi à l'improviste au milieu de ce tourbillon révolutionnaire qui, semblable au simoun africain, dévorait impitoyablement tout ce qu'il rencontrait sur son passage.
Nous reviendrons maintenant aux deux Français que nous avons laissés nonchalamment étendus sur l'herbe au bord de la rivière et devisant entre eux de choses indifférentes.
La vue de la seconde troupe signalée par le peintre avait excité au plus haut degré l'inquiétude de son interlocuteur. Hâtons-nous de constater que cette inquiétude était plus que justifiée par l'apparence excessivement suspecte des cavaliers qui la composaient.
Ils étaient cinquante environ, bien montés et armés jusqu'aux dents, de longues lances, de sabres, de poignards et de mousquetons.
Ces cavaliers étaient évidemment des Espagnol. Leurs traits hâlés par l'air du désert et bronzés par le soleil, respiraient l'intelligence et la bravoure;, il y avait en eux quelque chose de l'allure fière et déterminée des premiers conquérants espagnols, dont ils descendaient en droite ligne, sans avoir dégénéré. Maîtres encore d'une grande partie du territoire américain, ils n'admettaient pas qu'ils pussent en être jamais chassés par les indépendants, malgré les victoires remportées par ceux-ci.
Bien que lancés au galop, ils s'avançaient en bon ordre, la poitrine couverte de la cuirasse de buffle destinée à repousser les flèches indiennes, la lance fichée dans l'étrier, le mousqueton à l'arçon et le sabre recourbé à fourreau de fer battant l'éperon avec un bruit métallique.
A dix pas en avant de la troupe venait un jeune homme de haute mine, aux traits fiers et nobles, à l'œil noir et bien ouvert, à la bouche railleuse, ombragée par une fine moustache noire coquettement cirée et relevée en croc.
Ce jeune homme portait les insignes de capitaine et commandait la troupe qu'il précédait; il avait environ vingt-cinq ans. Tout en galopant, il jouait avec une désinvolture charmante avec son cheval, magnifique spécimen des coursiers indomptés de la pampa, auquel, tout en lui parlant et en le flattant d'une main de femme, délicate et nerveuse, il se plaisait à faire exécuter des courbettes, des sauts de côté et des changements de pieds qui parfois, amenaient un froncement de sourcil et une grimace de mauvaise humeur sur le visage cuivré et balafré d'un vieux sergent maigre et efflanqué, qui galopait en serre-file à la droite de la compagnie.
Cependant, la distance diminuait rapidement entre les deux troupes, dont les voyageurs se trouvaient être pour ainsi dire le centre commun.
Ceux-ci, sans se dire un mot, mais comme d'un commun accord, s'étaient mis en selle, et au milieu du chemin, ils attendaient, calmes et dignes, mais la main sur leurs armes, et intérieurement sans doute fort inquiets, bien qu'ils ne voulussent pas le paraître.
La seconde troupe, dont nous n'avons pas encore parlé, se composait d'une trentaine de cavaliers au plus, portant tous le costume caractéristique et pittoresque des gauchos de la pampa; ils conduisaient au milieu d'eux une dizaine de mules chargées de bagages.
Arrivée à une quinzaine de pas des voyageurs, les deux troupes firent halte, semblant se mesurer de l'œil et se préparer mutuellement au combat.
Pour un spectateur indifférent, certes c'eût été un étrange spectacle que celui offert par ces trois groupes d'hommes, aussi fièrement campés au milieu d'une plaine déserte, se lançant des regards de défi, et cependant immobiles et comme hésitant à se charger.
Quelques minutes, longues comme un siècle, dans une situation aussi tendue, s'écoulèrent.
Le jeune officier, voulant sans doute en finir et ennuyé de cette hésitation qu'il ne paraissait pas partager, s'avança en faisant caracoler son cheval et en se frisant nonchalamment la moustache.
Arrivé à quelque cinq ou six pas des voyageurs:
«Holà! Bonnes gens, dit-il d'une voix narquoise, que faites-vous là, plantés, l'air effaré comme des ñandus à la couvée? Vous n'avez pas, je suppose, la prétention de nous barrer le passage, ce qui serait par trop réjouissant.
—Nous n'avons aucune prétention, señor capitan, répondit M. Dubois dans le meilleur castillan qu'il put imaginer, castillan qui, malgré ses efforts était déplorable, nous sommes des voyageurs paisibles.
—Caray! s'écria l'officier en se retournant en riant vers ses soldats, qu'avons-nous ici, des Anglais, je suppose?
—Non, señor, des Français, reprit M. Dubois d'un air piqué.
—Bah! Anglais ou Français qu'importe, reprit l'officier raillant, ce sont toujours des hérétiques.»
A cette preuve manifeste d'ignorance, les deux voyageurs haussèrent les épaules avec mépris; l'officier s'en aperçut.
«Qu'est-ce à dire? fit-il avec hauteur.
—Parbleu, répondit le peintre, c'est-à-dire que vous vous trompez grossièrement, voilà tout; nous sommes aussi bons catholiques que vous, si ce n'est davantage.
—Eh! Eh! Vous chantez bien haut, mon jeune coq.
—Jeune! fit en ricanant l'artiste, vous vous trompez encore, j'ai au moins deux ans de plus que vous; quant à chanter, il est bien facile de faire le fanfaron et le mangeur de petits enfants lorsqu'on est cinquante contre deux.
—Ces gens qui sont là-bas, reprit l'officier, ne sont-ils donc pas à vous?
—Si, ils sont à nous, mais qu'importe cela? D'abord ils vous sont inférieurs en nombre, et ce ne sont pas des soldats.
—D'accord, répondit le capitaine en se frisant la moustache avec un sourire railleur, je vous accorde cela, qu'en voulez-vous conclure?
—Simplement ceci, mon capitaine, c'est que nous autres, Français, nous ne supportons que difficilement les injures, n'importe d'où elles viennent et que si nous étions seulement à nombre égal, cela ne se passerait pas ainsi.
—Ah! Ah! Vous êtes brave?
—Pardieu, la belle malice, puisque je suis Français.
—Fanfaron aussi, il me semble?
—Fanfaron d'honneur, oui.»
Le capitaine sembla réfléchir.
«Écoutez, dit-il au bout d'un instant avec une exquise politesse, je crains de m'être trompé sur votre compte et je vous en fais sincèrement mes excuses. Je consens à livrer libre passage à vous et à ceux qui vous accompagnent, mais à une condition.
—Voyons la condition.
—Vous m'avez dit tout à l'heure que je ne vous parlais, ainsi que je le faisais, que parce que je me sentais soutenu.
—Je vous l'ai dit, parce que je le pensais.
—Et vous le pensez encore, sans doute?
—Pardieu!
—Eh bien! Voici ce que je vous propose; tous deux nous sommes armés; mettons pied à terre; dégainons nos sabres, et celui de nous qui abattra l'autre, sera libre d'agir comme bon lui semblera, c'est-à-dire que, si c'est vous, vous pourrez passer votre chemin sans crainte d'être inquiété, et, si c'est moi, eh bien bataille générale; cela vous convient-il ainsi?
—Je le crois bien, répondit en riant le peintre en se levant de selle.
—Qu'allez-vous faire monsieur Émile? s'écria vivement le vieillard, songez que vous vous exposez à un grand péril pour une cause qui, au fond, vous est indifférente et me regarde seul.
—Allons donc! fit-il en haussant les épaules, ne sommes-nous pas compatriotes? Votre cause est la mienne. Vive Dieu! Laissez-moi donner une leçon à cet Espagnol fanfaron qui s'imagine que les Français sont des poltrons.»
Et, sans vouloir rien entendre davantage, il dégagea son pied de l'étrier, sauta à terre, dégaina son sabre et en piqua la pointe en terre en attendant le bon plaisir de son adversaire.
«Mais savez-vous vous battre au moins? s'écria M. Dubois, en proie à la plus vive inquiétude.
—Plaisantez-vous, répondit-il en riant; à quoi auraient servi les vingt-cinq ans de guerre de la France, si ses fils n'avaient pas appris à se battre; mais, rassurez-vous, ajouta-t-il sérieusement, j'ai dix-huit mois de salle à l'épée et je manie le sabre comme un hussard; d'ailleurs, nous autres artistes, nous savons ces choses-là d'instinct.»
Cependant, le capitaine avait lui aussi mis pied à terre après avoir ordonné à sa troupe de demeurer spectatrice du combat; les cavaliers avaient hoché la tête d'un air de mauvaise humeur: pourtant ils n'avaient pas fait d'observation; mais le vieux sergent dont nous avons parlé et qui, sans doute, jouissait de certaines privautés auprès de son chef, fit quelques pas en avant et crut devoir hasarder une respectueuse protestation contre ce combat qui lui semblait une folie.
Le capitaine, sans lui répondre autrement, lui fit un geste muet d'une expression tellement nette et impérieuse que le digne soldat rétrograda tout penaud et alla reprendre son rang sans oser risquer une seconde remontrance.
«C'est égal, grommela-t-il entre ses dents en retroussant ses moustaches d'un air furieux, si cet hérétique a le dessus, quoi que puisse dire don Lucio, je sais bien ce que je ferai.»
Le jeune capitaine sauta légèrement à terre et s'avança vers son adversaire qu'il salua poliment.
«Je suis heureux, lui dit-il gracieusement, de l'occasion qui se présente de recevoir d'un Français une leçon d'escrime, car vous avez la réputation d'être passés maîtres en fait d'armes.
—Eh! Peut-être dites-vous plus vrai que vous ne le croyez, señor, répondit le peintre avec un sourire railleur; mais, en supposant que la science nous manque quelquefois, le cœur ne nous fait jamais défaut.
—J'en suis convaincu, monsieur.
—Quand il vous plaira de commencer, capitaine, je suis à vos ordres.
—Et moi aux vôtres, señor.»
Les deux adversaires se saluèrent du sabre et tombèrent en garde à la fois avec une grâce parfaite.
Le sabre est, à notre avis, une arme beaucoup trop dédaignée et qui devrait, au contraire, avoir dans les duels la préférence sur l'épée, comme elle l'a lorsqu'il s'agit de bataille.
Le sabre est l'arme véritable du militaire, officier ou soldat; l'épée n'est, au contraire, qu'une arme de parade des gentilshommes, devenue aujourd'hui celle des partisans qui, pour la plupart, la portent au côté sans savoir s'en servir.
L'épée est un serpent, sa piqûre est mortelle, on s'expose, en en usant pour une cause futile dans un duel, à tuer un galant homme; le sabre, au contraire, ne fait que de larges blessures dont il est facile de guérir et que presque toujours il est possible de graduer suivant la gravité de l'offense reçue, sans risquer de mettre en danger la vie de son adversaire.
Les deux hommes étaient, ainsi que nous l'avons dit, tombés en garde. Après un nouveau salut, le combat commença et ils échangèrent quelques passes en se tâtant mutuellement et en ne se poussant qu'avec une extrême prudence.
L'officier espagnol était ce qu'on est convenu de nommer un beau tireur. Sous ses formes un peu efféminées, il avait un poignet de fer et des muscles d'acier; son jeu était large, élégant; il semblait manier son arme, assez lourde cependant, comme s'il n'eût eu qu'un simple roseau dans la main.
Le jeu du peintre français était plus serré, plus nerveux, ses coups plus imprévus et surtout plus rapides.
Pourtant le combat se continuait depuis assez longtemps sans qu'il fût possible de voir à qui resterait l'avantage, lorsque soudain le sabre du capitaine sauta en l'air enlevé comme par une fronde, et alla retomber à une assez grande distance.
Le Français s'élança aussitôt, ramassa l'arme de son adversaire et, la lui présentant par la poignée:
«Pardonnez-moi, señor, lui dit-il en s'inclinant, et veuillez, je vous en prie, reprendre une arme dont vous vous servez si bien; je ne vous l'ai enlevée que par surprise et je demeure à vos ordres.
—Señor, répondit le capitaine en remettant son sabre au fourreau, j'ai mérité la leçon que vous m'avez donnée; dix fois vous avez eu ma vie entre vos mains sans vouloir user de votre avantage. Notre combat est fini; je me reconnais vaincu, plus encore par votre courtoisie que par votre habileté dans le maniement des armes.
—Je n'accepte, caballero, reprit le peintre, que la part très minime qui m'en revient pour l'avantage que seul le hasard m'a donné sur vous.
—Allez en paix où bon vous semblera ainsi que vos compagnons, señor: vous n'avez de nous aucune insulte à redouter; seulement je ne me considère pas quitte envers vous; je me nomme don Lucio Ortega; souvenez-vous de ce nom; dans quelque circonstance que vous vous trouviez, si vous avez besoin de moi, serait-ce dans vingt ans, réclamez-vous hardiment de votre ancien adversaire et ami.
—Je ne sais réellement comment vous remercier, señor, je ne suis qu'un pauvre peintre français nommé Emilio Gagnepain, mais si l'occasion s'en présente jamais, je serai heureux de vous prouver combien je suis sensible aux sentiments de bienveillance que vous me témoignez.»
Après cet échange mutuel de courtoisie, les deux hommes montèrent à cheval.
Les Espagnols demeurèrent immobiles à la place où ils s'étaient arrêtés d'abord, et ils laissèrent défiler devant eux, sans faire le moindre mouvement hostile, la petite troupe devant laquelle marchaient côte à côte les deux Français. Lorsqu'ils passèrent devant lui, le capitaine échangea un salut courtois avec eux, puis il donna l'ordre du départ à sa troupe, qui s'élança au galop et ne tarda pas à disparaître dans les méandres du chemin.
«Vous avez été plus heureux que sage, dit M. Dubois à son jeune compagnon dès qu'ils eurent franchi la rivière et mis un assez grand espace entre eux et les Espagnols.
—Pourquoi donc? répondit le peintre avec surprise.
—Mais parce que vous avez risqué d'être tué.
—Cher monsieur, dans le pays où nous nous trouvons, on risque continuellement d'être tué. En quittant la France, j'ai fait abnégation complète de ma vie, persuadé que je ne reverrai jamais mon pays; je considère donc chaque instant qui s'écoule sans qu'il m'arrive malheur comme une grâce que me fait la Providence, de sorte que, mon parti étant arrêté, je n'attache pas le moindre prix à une existence qui, d'un moment à l'autre, me peut être enlevée sous le premier prétexte venu et même, au besoin, sous le plus léger prétexte.
—Vous avez une assez singulière philosophie.
—Que voulez-vous? Avec les patriotes, les royalistes, les bandits, les Indiens et les bêtes fauves, qui infestent ce pays béni du ciel, ce serait à mon sens de la folie que de compter sur vingt-quatre heures d'existence et de former des projets d'avenir.»
M. Dubois se mit à rire.
«Cependant, dit-il, il nous faut un peu songer à l'avenir en ce moment, quand ce ne serait que pour choisir le lieu où nous camperons pour la nuit.
—Que cela ne vous inquiète pas; ne vous ai-je pas dit que je vous conduisais chez moi?
—Vous me l'avez proposé, c'est vrai, mais je ne sais si je dois accepter votre hospitalité.
—Elle sera modeste, car je ne suis pas riche, tant s'en faut, mais croyez qu'elle sera cordiale.
—J'en suis convaincu; cependant l'embarras que vous occasionnera un si grand nombre d'hôtes ...
—Vous plaisantez, monsieur, ou vous connaissez bien peu les coutumes espagnoles; vos gens ne me causeront aucun embarras.
—Puisqu'il en est ainsi, j'accepte sans plus de cérémonie, afin de passer quelques heures de plus dans votre charmante compagnie.
—A la bonne heure, voilà qui est convenu, dit gaiement le jeune homme; maintenant, si vous me le permettez, je vous servirai de guide; car, sans moi, il vous serait assez difficile de trouver mon habitation.»
Le peintre prit effectivement la direction de la caravane, et, la faisant obliquer sur la gauche, il la conduisit par des sentiers de bêtes fauves à peine tracés dans l'herbe, jusqu'au sommet d'une légère éminence, qui dominait au loin la plaine; elle était couronnée par plusieurs bâtiments, dont l'obscurité empêcha les voyageurs de juger l'étendue et l'importance.
M. Dubois n'avait été rejoint qu'à une heure déjà assez avancée par ses peones et son escorte; la querelle soulevée si à l'improviste par le capitaine espagnol avait causé une perte de temps assez considérable, de sorte que la journée était fort avancée quand les voyageurs purent enfin reprendre leur route; aussi la nuit était-elle complètement close lorsqu'ils atteignirent enfin l'habitation du jeune Français.
Ils arrivaient au pied du monticule, lorsqu'ils virent plusieurs lumières se mouvoir rapidement et deux ou trois hommes armés de torches accourir au-devant d'eux.
Ces deux ou trois hommes étaient les serviteurs indiens du peintre, qui surveillaient depuis longtemps déjà l'arrivée de leur maître et qui, au bruit des chevaux, venaient lui offrir leurs services.
L'installation des voyageurs ne fut ni longue ni difficile; les mules déchargées et les bagages déposés sous un hangar, les animaux furent dessellés et entravés; les peones leur donnèrent la provende; puis ils allumèrent de grands feux pour cuire leur souper et se préparèrent gaiement à passer la nuit en plein air.
Seuls, M. Dubois et son jeune compagnon étaient entrés dans la maison ou plutôt dans le rancho, car cette modeste habitation bâtie en roseaux et en torchis et recouverte de feuilles, laissait pénétrer de tous les côtés le vent et la pluie et méritait à peine le nom de chaumière.
Cependant l'intérieur était propre, entretenu avec un certain soin et garni de meubles simples, mais en bon état.
«Voici le salon et la salle à manger, que nous transformerons plus tard en chambre à coucher à votre usage, dit en riant l'artiste; quant à présent, nous lui laisserons sa qualification de salle à manger, car nous allons souper, s'il vous plaît.
—Je ne demande pas mieux, répondit gaiement M. Dubois; je vous avoue même que je ferai honneur au souper; je me sens un appétit féroce.
—Tant mieux alors, parce que la quantité des mets vous fera passer sur la qualité.»
Le jeune homme frappa dans ses mains. Presque aussitôt une femme indienne parut et prépara la table, qui, en un instant, fut couverte de mets simples, mais proprement apprêtés; M. Dubois avait fait ouvrir sa cantine de voyage et en avait retiré plusieurs bouteilles, qui produisaient un excellent effet au milieu de la vaisselle primitive étalée sur la table.
Sur l'invitation de son hôte, le vieillard s'assit et le repas commença.
Après une longue journée de voyage dans le désert, exposé à l'ardeur du soleil et à la poussière, on n'est pas difficile sur la qualité des mets; l'appétit fait trouver bons ceux même que dans d'autres circonstances on ne voudrait pas toucher du bout du doigt. Aussi l'aristocrate convive du peintre, prenant bravement son parti, commença-t-il résolument l'attaque sur ce qu'on avait placé devant lui; mais, contre ses prévisions, tout se trouva être, sinon excellent, nous n'oserions l'affirmer, mais du moins mangeable.
Lorsque le repas fut terminé, la vaisselle enlevée, le peintre, après quelques minutes de conversation, souhaita un bonsoir cordial à son hôte et se retira.
Celui-ci, dès qu'il fut seul, changea son manteau en matelas, c'est-à-dire qu'il l'étendit sur la table, se coucha dessus, s'en enveloppa avec soin, ferma les yeux et s'endormit.
Il n'aurait su dire depuis combien de temps il dormait, lorsque tout à coup il fut brusquement tiré de son sommeil par des cris de frayeur et de colère poussés à peu de distance de lui, et auxquels se mêlèrent presque aussitôt plusieurs coups de feu.
M. Dubois se leva en proie à la plus vive inquiétude et se précipita au dehors, afin de découvrir la cause de ce tumulte extraordinaire.
III
LES PEONES.
Un spectacle étrange et auquel il était certes loin de s'attendre, s'offrit alors à ses regards étonnés.
La plate-forme, ou pour mieux dire la cour située devant le rancho, était occupée par une vingtaine d'individus qui criaient et gesticulaient avec fureur, et au milieu desquels se trouvait le peintre, la tête nue, les cheveux au vent, le pied droit posé sur son fusil jeté à terre devant lui et un pistolet de chaque main.
Derrière le jeune homme, cinq ou six Indiens, ses serviteurs, probablement, se tenaient immobiles, le fusil épaulé, prêts à faire feu.
A l'entrée du hangar, les mules chargées et les chevaux sellés étaient maintenus par deux ou trois Indiens armés aussi de fusils et de sabres.
A la lueur des torches, dont la flamme rouge l'éclairait de reflets sinistres, cette scène prenait une apparence fantastique d'un effet saisissant, tranchant brusquement avec les ténèbres profondes qui régnaient dans la plaine, et que la lumière changeante des torches rayait de taches sanglantes à chaque souffle de la brise nocturne.
Le vieillard, sans chercher l'explication de ce drame lugubre, mais comprenant instinctivement qu'il se passait quelque chose de terrible auquel il était personnellement intéressé, s'élança résolument aux côtés de son jeune compatriote.
«Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il en armant son fusil. Sommes-nous attaqués?
—Oui, répondit brièvement le jeune homme; oui, nous sommes attaqués, mais par vos peones.
—Par mes peones! exclama M. Dubois avec stupeur.
—Il paraît que ces dignes gauchos ont trouvé vos bagages à leur convenance et que l'idée leur est venue de se les approprier, voilà tout, c'est très simple, comme vous voyez; mais laissez-moi faire; ils n'en sont pas encore où ils le supposent.
—Peut-être que si je leur parlais, hasarda le vieillard.
—Pas un mot, pas un geste, cela me regarde seul; vous êtes mon hôte, mon devoir est de vous défendre, et, vive Dieu! Tant que vous serez sous mon toit, je vous défendrai, quoi qu'il advienne, envers et contre tous.
Le vieillard n'essaya pas d'insister; d'ailleurs, il n'en aurait pas eu le temps; les peones, un instant étonnés de son apparition imprévue au milieu d'eux, recommençaient leurs cris et leurs gestes frénétiques en brandissant leurs armes d'un air menaçant, et en rétrécissant d'instant en instant le cercle dans lequel M. Dubois et ses quelques défenseurs étaient resserrés.
La lutte qui allait s'engager entre les deux partis était des plus inégales et dans les proportions à peu près d'un contre quatre, puisque, à part les deux Français, six Indiens seulement, dont trois maintenaient les chevaux et les mules, se préparaient à combattre les vingt et quelques bandits si insolemment révoltés.
Cependant, malgré leur petit nombre, les Français et leurs serviteurs résolurent de faire bravement face au péril et de soutenir le combat jusqu'au dernier soupir, trouvant indigne d'eux d'accepter les conditions que ces misérables prétendaient leur imposer.
Le peintre arma froidement ses pistolets, jeta son fusil en bandoulière, et au lieu d'attendre l'attaque des peones, il s'avança résolument vers eux après avoir enjoint d'un geste à ses compagnons de demeurer où ils étaient, mais d'être prêts à le défendre.
Une action hardie impose toujours aux masses.
Les peones, au lieu de continuer à marcher en avant, hésitèrent, s'arrêtèrent, et finirent par reculer jusqu'à la muraille du hangar contre laquelle ils s'adossèrent.
Ils ne comprenaient rien à l'étrange témérité de cet homme qui osait ainsi venir seul les braver, et malgré eux, par un sentiment instinctif, ils éprouvaient pour lui un respect mêlé de crainte; d'ailleurs le combat qui avait eu lieu quelques heures auparavant entre le jeune homme et le capitaine espagnol, en leur prouvant la force et la bravoure incontestables de l'étranger avait excité leur admiration, circonstance qui pesait d'un grand poids, en ce moment, dans leur pensée, ajoutait encore au respect qu'ils éprouvaient et redoublait leur hésitation.
L'artiste avait jugé la situation d'un coup d'œil, il avait compris qu'il ne pouvait sortir du mauvais pas dans lequel il se trouvait qu'à force d'audace et de témérité. Sa résolution avait été prise en un instant, et, au lieu d'attendre le danger, il avait été bravement au-devant de lui, convaincu que ce moyen était seul praticable pour sauver sa vie et celle de ses compagnons, qui, en ce moment, semblaient être fort aventurées et dépendre plutôt du hasard que de la plus habile conception.
«Voyons, finissons-en, dit-il d'une voix sèche et rude, en s'arrêtant à deux pas des peones qui se tenaient pressés les uns contre les autres devant lui, que demandez-vous?»
A cette question, nulle réponse ne fut faite.
Émile les examina un instant, les sourcils froncés et la lèvre railleuse.
«Voulez-vous, oui ou non, répondre, reprit-il, que réclamez-vous? Sans doute, vous n'aurez pas la prétention de vous approprier purement et simplement les bagages de la personne au service de laquelle vous êtes; cela serait le fait de voleurs de grands chemins, et, si bas que vous soyez descendus dans mon estime, je ne vous crois pas encore à ce degré infime.
—Et voilà justement où vous vous trompez, señor,» dit un péon en faisant deux pas en avant, en se dandinant sur les hanches et en riant d'un air moqueur.
Le peintre n'hésita pas; le moment était critique, il ajusta le péon et lui déchargea son pistolet en pleine poitrine en disant:
«Je ne vous parle pas à vous, je m'adresse à ces honorables caballeros et non à un drôle de votre espèce.»
Le pauvre diable roula sur le sol sans jeter un soupir; il avait été tué roide.
L'effet produit par cette action d'une témérité folle fut électrique; les peones, charmés non seulement d'être traités d'honorables caballeros, mais encore de sortir de la position délicate dans laquelle ils s'étaient placés un peu à la légère, applaudirent avec enthousiasme et poussèrent de frénétiques cris de joie à cet acte inqualifiable.
«Je disais donc, reprit le peintre d'une voix douce en rechargeant froidement son pistolet, que vous êtes des honnêtes gens; cela est entendu et convenu entre nous. Maintenant que nous, nous comprenons, expliquez-moi les motifs qui vous ont fait vous révolter ainsi et pousser si loin les choses, que, si je ne fusse pas arrivé, vous seriez partis avec les mules, les chevaux et les bagages.»
Une protestation unanime s'éleva à cette accusation.
«Bien, continua le jeune homme; les mules et les chevaux ont été sellés et chargés par inadvertance, je l'admets; sans songer à mal vous vous prépariez à les emmener avec vous, toujours par suite d'un regrettable malentendu; tout cela, à la rigueur, peut être sinon logique, du moins possible. Mais enfin, en vous révoltant contre un homme qui vous a payé certaines avances et que vous vous êtes engagé à servir loyalement pendant la durée de son voyage, vous aviez des motifs; ce sont ces motifs que je veux connaître. Quels sont-ils? Dites-le moi.»
Une réaction s'était opérée dans l'esprit de tous ces hommes primitifs. Le courage si franc et si vrai du jeune homme les avait séduits malgré eux. A peine eut-il fini de parler que tous protestèrent énergiquement de leur loyauté et de leur dévouement, se pressant autour de lui et l'étouffant presque à force de le serrer au milieu d'eux.
Mais lui, sans rien perdre de son sang-froid et voulant que la leçon fût complète, les éloigna doucement de la main et leur faisant signe de se taire.
«Un instant, leur dit-il en souriant, il ne faut pas qu'un second malentendu vienne nous brouiller de nouveau au moment où nous sommes sur le point de nous entendre; mes amis, qui sont assez éloignés de nous et ne savent pas ce qui se passe, pourraient me supposer en danger et venir à mon aide: laissez-moi donc leur prouver que tout est fini et que je me considère comme parfaitement en sûreté au milieu de véritables caballeros.»
Et prenant ses pistolets par le canon, il les jeta par-dessus sa tête, déboucla son sabre, lui fit prendre le même chemin, puis croisant nonchalamment ses bras sur sa poitrine.
«Maintenant, causons, dit-il, l'œil calme et la lèvre souriante.»
Cette dernière action, d'une témérité inouïe, terrassa littéralement les mutins; ils se reconnurent vaincus et, sans vouloir entrer dans de nouvelles explications, ils s'inclinèrent humblement devant le fier jeune homme, lui baisèrent les mains en lui jurant un dévouement à toute épreuve et se retirèrent aussitôt avec une rapidité qui prouvait leur repentir.
Quelques minutes plus tard, les mules étaient déchargées, les chevaux dessellés et les peones, enveloppés dans leurs ponchos, dormaient étendus devant les feux de veille.
Émile rejoignit ses compagnons, toujours inquiets et immobiles à la place où il les avait laissés, en tordant nonchalamment une cigarette de paille de maïs entre ses doigts nerveux.
Seulement son visage était pâle et ses yeux éclairés d'un feu sombre. Sur son chemin il retrouva ses armes et les ramassa.
«Vous avez fait des prodiges, lui dit M. Dubois en lui serrant la main avec reconnaissance.
—Non, répondit-il avec un doux et calme sourire; seulement je me suis souvenu du mot de Danton.
—Lequel?
—De l'audace; c'est avec de l'audace qu'on dompte les fauves, et que sont ces hommes, sinon des bêtes féroces?
—Mais vous risquiez votre vie!
—Ne vous ai-je pas dit que depuis longtemps déjà j'en ai fait le sacrifice. Mais n'attachez pas, je vous prie, plus d'importance à cette affaire qu'elle n'en a réellement; tout dépendait d'une résolution ferme et prompte, ces hommes étaient préparés au vol, non à l'assassinat. Voilà tout le secret de la chose.
—Ne cherchez pas, mon ami, à rabaisser une action, dont je vous garderai une reconnaissance éternelle.
—Bah! Ce que j'ai fait pour vous aujourd'hui, demain vous le ferez pour moi, et nous serons quittes.
—J'en doute, je ne suis pas l'homme de la bataille, moi, je n'ai que le courage civil: devant l'émeute, j'ai peur.
—Pardieu, moi aussi; seulement je ne le laisse pas voir. Mais ne parlons plus de cela, nous avons à causer de choses plus importantes, à moins que vous ne préfériez reprendre votre sommeil si malencontreusement interrompu.
—Il me serait impossible de dormir maintenant; je suis donc entièrement à votre disposition.
—Puisqu'il en est ainsi, rentrons dans le rancho, les nuits sont froides, la rosée glacée; il est inutile que nous demeurions plus longtemps en plein air; vous voyez que nos féroces révoltés ont pris bravement leur parti de leur défaite et dorment à poings fermés; ne laissons pas supposer à ceux qui peut-être veillent encore que nous conservons des inquiétudes sur leur compte. Venez.»
Ils rentrèrent dans le rancho, dont le peintre ferma avec affectation la porte derrière lui.
Lorsqu'ils furent assis, le jeune homme déboucha une bouteille de rhum, s'en versa un verre et, après l'avoir goûté, il aspira trois ou quatre bouffées de fumée; puis posant son verre sur la table:
«La situation est grave, dit-il en se renversant sur le dossier de son siège; voulez-vous que nous parlions à cœur ouvert?
—Je ne demande pas mieux, répondit le vieillard en lui jetant un regard voilé sous ses paupières demi-closes.
—D'abord, et avant tout, entendons-nous bien, reprit Émile en souriant; ici nous ne faisons pas de diplomatie, n'est-ce pas?
—Pourquoi faire? dit en souriant son interlocuteur.
—Dame, la force de l'habitude pouvait vous y entraîner, et croyez-moi, en ce moment ce serait un tort de vous y laisser aller.
—Ne craignez rien, je serais vis-à-vis de vous de la plus entière franchise.
—Hum! fit le jeune homme d'un air peu convaincu; enfin c'est égal, je me risque; tant pis pour vous si vous ne tenez pas votre promesse, car je n'ai d'autre intérêt que le vôtre.
—J'en suis convaincu, parlez donc sans crainte.
—D'abord une question: vous allez à Tucumán, n'est-ce pas?
—Ne vous l'ai-je pas dit.
—En effet, une partie des hommes qui vous accompagnent sont des soldats déguisés que le gouvernement de Buenos Aires vous a donnés pour vous servir d'escorte.
—Comment le savez-vous?
—Avec cela que c'est difficile à deviner; ainsi, vous êtes chargé d'une mission politique?
—Moi!
—Parbleu! Cela va de soi; seulement, je vous ferai observer que cela m'est complètement indifférent et que je n'y attache pas la plus minime importance.
—Mais....
—Laissez-moi continuer; d'après ce qui s'est passé cette nuit, il est évident pour moi qu'une partie de votre escorte vous trahit et a l'intention de vous livrer aux Espagnols.
—Le croyez-vous?
—J'en suis sûr.
—C'est sérieux, alors?
—Vous avez donc une mission?
—Supposez ce qu'il vous plaira, mais aidez-moi à me tirer d'embarras.
—Bien, je comprends; vous n'avez pas besoin d'en dire davantage. Maintenant, voici mon avis: seul, vous n'arriverez jamais à Tucumán.
—Eh! Savez-vous que votre avis est aussi le mien?
—Pardieu! Je le sais bien. Maintenant que ces drôles sont matés, voici ce que je vous propose.
—Voyons.
—Remarquez bien que ce n'est que dans votre seul intérêt.
—J'en suis convaincu.
—Si cela vous convient, comme à tort ou à raison ces bandits professent un certain respect pour ma personne, je vous offre de vous accompagner jusqu'à Tucumán.
—Mon cher compatriote, cette proposition m'est on ne peut plus agréable sous tous les rapports; je vous en remercie du fond du cœur; vous me sauvez littéralement la vie.
—Pardon, mais à une condition.
—Ah! Et quelle est cette condition? fit le vieillard avec une certaine réserve.
—Elle est simple; je crois que vous l'accepterez avec enthousiasme, répondit en riant le jeune homme.
—Dites, dites, je suis toutes oreilles.
—Il faut que je vous avoue que, sans jamais m'être bien rendu compte de la raison qui me faisait agir ainsi, j'ai toujours professé pour la politique et pour tout ce qui s'en rapproche une répulsion profonde.
—Ce n'est pas un mal, fit le vieillard en hochant la tête d'un air pensif.
—N'est-ce pas? De sorte que si je consens à vous escorter jusqu'à Tucumán et à vous y conduire sain et sauf, c'est à la condition expresse qu'il ne sera pas question de politique entre nous pendant tout le temps que nous demeurerons ensemble. Dame! que voulez-vous? Je suis venu en Amérique pour faire de l'art, moi; restons chacun dans notre spécialité.
—Je ne demande pas mieux et je souscris avec joie à cette condition.
—Et puis....
—Ah! Il y a encore quelque chose.
—Moins que rien; par suite de la crainte que je vous ai précédemment témoignée, je veux vous quitter en vue de Tucumán, c'est-à-dire, entendons-nous bien, avant d'y entrer, et si quelque jour le hasard nous fait nous rencontrer, vous ne direz jamais à qui que ce soit le service que je vous aurai rendu; cela vous convient-il ainsi? A cette condition seulement je puis vous accompagner.»
M. Dubois se recueillit un instant.
«Mon cher compatriote, dit-il enfin, je comprends et j'apprécie, croyez-le bien, toute la délicatesse de votre procédé envers moi; je m'engage de grand cœur à ne pas troubler votre belle insouciance d'artiste, en venant vous ennuyer par des questions politiques que, heureusement pour vous, vous ne sauriez comprendre; mais votre dernière condition est trop dure. Quelque grand que soit le danger qui me menace en ce moment, je m'y exposerai sans hésiter, plutôt que de consentir à oublier la reconnaissance que je vous dois et à feindre envers vous une indifférence contre laquelle se révolterait tout mon être. Nous sommes Français tous deux, jetés loin de notre pays sur une terre où tout nous est hostile; nous sommes par conséquent frères, c'est-à-dire solidaires l'un de l'autre; et vous le comprenez si bien ainsi, que tout ce que vous avez fait depuis notre rencontre ne l'a été que par cette raison. Ne vous en défendez pas, je vous connais mieux peut-être que vous ne vous connaissez vous-même; mais, permettez-moi de vous le dire, votre exquise délicatesse vous fait en ce moment dépasser le but. Ce n'est pas pour vous, mais pour moi seul que vous craignez dans tout ceci; je ne puis accepter ce sacrifice et cette abnégation. Bien que, comme vous, je ne sois pas homme d'action, cependant je ne consentirai dans aucune circonstance à transiger avec mes devoirs, et c'en est un pour moi, un devoir sacré même, de ne pas oublier ce que je vous dois et de me reconnaître hautement votre obligé.»
Ces paroles furent prononcées avec tant de franchise et de simplicité, que le jeune homme se sentit ému; il tendit la main au vieillard dont la pâle et sévère figure avait pris, sous l'impression qui l'agitait, une expression imposante. Il lui répondit d'une voix qu'il essayait vainement de rendre indifférente:
«Soit, puisque vous l'exigez, monsieur, je me rends; insister plus longtemps serait inconvenant de ma part; au point du jour nous nous mettrons en route, à moins que vous ne préfériez passer un jour ou deux à vous reposer ici.
—Des affaires urgentes m'appellent à Tucumán; il n'en serait pas ainsi que la révolte de cette nuit suffirait pour m'engager à presser mon départ.
—Elle ne se renouvellera pas, je vous en donne l'assurance; maintenant ces bêtes féroces sont muselées et changées en agneaux. Mieux que vous je connais cette race métisse, puisque depuis plusieurs mois déjà j'habite et je vis au milieu d'elle; mais on ne saurait user de trop de prudence: il est donc préférable que vous partiez le plus tôt possible.
Il y a encore trois heures de nuit, profitez-en pour prendre un peu de repos; je vous éveillerai lorsque l'heure du départ sera venue. Bonsoir.»
Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main. Le peintre se retira et le vieillard demeura seul.
—Quel dommage, murmura-t-il à part lui en s'installant le plus confortablement que cela lui fut possible dans son manteau et en s'étendant sur la table, qu'un homme aussi heureusement doué, un si brave cœur, laisse ainsi aller sa vie au vent de la fantaisie et ne consente pas à se jeter dans une carrière sérieuse! Il y a en lui, j'en suis convaincu, l'étoffe d'un diplomate.»
Tout en faisant ces réflexions, il s'endormit. Quant au jeune homme, comme malgré l'assurance qu'il affectait, il conservait intérieurement une vague inquiétude, au lieu de se coucher dans la chambre qu'il habitait d'ordinaire, il s'étendit à la belle étoile sur l'esplanade même, en travers de la porte du rancho, et après avoir jeté autour de lui un regard interrogateur afin de s'assurer que tout était bien réellement en ordre, il s'endormit d'un sommeil paisible.
A peine les étoiles commençaient-elles à pâlir au ciel et l'horizon à s'iriser de larges bandes d'opale que le peintre était debout et surveillait les apprêts du départ.
Les peones, complètement rentrés dans le devoir, obéissaient à ses ordres avec la plus entière docilité, semblant avoir tout à fait oublié la tentative de rébellion si heureusement avortée.
Lorsque les mules furent chargées, les cavaliers en selle, le jeune homme réveilla son hôte et l'on se mit en marche.
De l'habitation d'Émile Gagnepain à la ville de Tucumán, la course était assez longue; le voyage dura cinq jours, pendant lesquels il ne se passa rien qui mérite d'être mentionné. On campait chaque soir tantôt dans un rancho de Guaranis abandonné à cause de la guerre, tantôt en rase campagne, et on repartait un peu avant le lever du soleil.
Les peones ne démentirent pas la bonne opinion que le jeune peintre avait conçue d'eux, leur conduite fut exemplaire, et, pendant tout le cours du voyage, ils ne laissèrent voir aucune velléité de se révolter de nouveau.
Le sixième jour, après avoir quitté l'habitation, à environ dix heures du matin, les maisons blanches et les hauts clochers de San Miguel de Tucumán, pour lui restituer le nom que lui donnent les géographes, surgirent à l'horizon.
L'aspect de cette ville est enchanteur, elle semble en quelque sorte s'élancer du milieu de massifs touffus de grenadiers, de figuiers et d'orangers.
Bâtie au confluent du río Dulce et du río Tucumán, dans une position comme les Espagnols seuls savaient en choisir à l'époque de la conquête, la ville est traversée par des rues droites et larges, munies de trottoirs, et coupée d'espace en espace par de belles places garnies de somptueux édifices; la population de Tucumán est d'environ douze mille âmes; elle possède un collège et une université assez renommée; son commerce en fait une des villes les plus importantes de la Banda Oriental.
A l'époque où nous y conduisons le lecteur, cette importance était accrue encore par la guerre; on l'avait fortifiée au moyen d'un fossé profond et de remparts en terre, suffisants pour la mettre à l'abri d'un coup de main.
Depuis quelque temps de forts détachements de troupes avaient été dirigés sur cette ville à cause des événements survenus dans le haut Pérou et de l'approche des troupes espagnoles.
Ces différents corps étaient campés autour de la ville, et leurs bivouacs offraient l'aspect le plus singulier surtout aux yeux d'un Européen habitué à cet ordre, à cette symétrie et surtout à cette discipline qui caractérisent les armées du vieux monde.
Dans ces camps, tout était pêle-mêle et sans ordre; les soldats, étendus ou assis sur le sol, jouaient, dormaient, fumaient ou mangeaient, tandis que leurs femmes, car dans toute l'armée hispano-américaine, chaque soldat est suivi constamment de sa femme, tandis que les femmes, disons-nous, conduisaient les chevaux à l'abreuvoir, préparaient le repas ou nettoyaient les armes avec cette obéissance passive qui est le propre des Indiennes et rend sous certains rapports ces malheureuses créatures si intéressantes et si dignes de pitié.
Les voyageurs, contraints de traverser les bivouacs pour entrer dans la ville, ne le firent pas sans une certaine appréhension; cependant, contre toute prévision, ils n'eurent à subir aucune insulte et pénétrèrent sans encombre dans San Miguel de Tucumán.
La ville paraissait en fête, les cloches des couvents et des églises sonnaient à toute volée, les rues étaient encombrées d'hommes et de femmes dans leurs plus beaux et plus frais atours.
«Avez-vous un endroit désigné où vous arrêter? demanda le peintre à son hôte.
—Oui, répondit celui-ci, je me rends aux portales de la plaza Mayor.
—Mais auxquels? Toute la place est garnie de portales.
—A ceux qui font face à la cathédrale; un appartement a été retenu pour moi dans la maison portant le numéro 3.
—Bien; je vois cela d'ici; venez, je vous conduirai jusqu'à la porte.»
La caravane s'engagea alors dans un dédale de rues en apparence inextricable, mais, au bout d'un quart d'heure à peine, elle déboucha sur la place Mayor.
«Nous voici arrivés, dit le peintre; permettez-moi maintenant de prendre congé de vous.
—Non pas avant que vous ayez consenti à accepter de moi l'hospitalité que j'ai reçue de vous.
—Pourquoi ne pas me laisser partir?
—Qui sait, peut-être ai-je encore besoin de votre assistance.
—S'il en est ainsi, je ne résiste plus et je vous suis.
—Entrons donc alors, car je crois que voici la maison.»
Ils se trouvaient en effet en face du n° 3.
IV
SAN MIGUEL DE TUCUMÁN.
San Miguel de Tucumán, la ville studieuse et calme, dont les larges rues étaient d'ordinaire presque désertes et dont les places ressemblaient aux cloîtres d'un couvent immense, avait subitement changé d'aspect; on aurait dit une vaste caserne, tant des soldats de toutes armes l'encombraient. La vie tranquille de ses habitants s'était métamorphosée en une existence fiévreuse, ardente, toute de bruits et d'excitations; hommes, femmes, enfants, soldats, confondus pêle-mêle à l'angle de chaque rue, au coin de chaque place, criaient, péroraient à qui mieux mieux, gesticulant avec cette vivacité et cette animation particulières aux races méridionales, brandissant des bannières aux couleurs de la nation et tirant dans tous les carrefours et jusque sur les plates-formes des maisons des boîtes et des cohetes, cette suprême manifestation de la joie dans l'Amérique espagnole.
Une fête sans cohetes ou pétards, sans feu d'artifice, faisant beaucoup de bruit ou de fumée, est une fête manquée dans ces pays; la quantité de poudre qui se consomme de cette façon atteint des proportions fabuleuses.
Nous nous plaisons, à rendre cette justice aux Hispano-américains, qu'ils ne mettent aucune prétention dans leur feu d'artifice, et qu'ils les tirent naïvement, pour leur plus grand contentement et satisfaction personnelle, aussi bien de jour par le plus éblouissant soleil que de nuit au milieu des ténèbres; nous avons même cru remarquer qu'ils préfèrent, par un raffinement sans doute exagéré de jouissance égoïste, les tirer en plein jour, au nez de la foule ébahie qui se sauve à demi-brûlée, hurlant et maugréant après les mauvais plaisants qui rient à se tordre du bon tour qu'ils se figurent avoir joué à leurs admirateurs.
Ce jour-là, ainsi que l'apprirent au passage les voyageurs, les habitants de San Miguel célébraient une grande victoire remportée par un chef de montoneros Buenos-airiens sur les Espagnols.
Dans les anciennes colonies espagnoles, et en général dans toute l'Amérique, celle du Sud comme celle du Nord, il ne faut pas trop prendre à la lettre ces bulletins de victoire qui, la plupart du temps, ne sont que des escarmouches sans importance, où il n'y a eu ni morts ni blessés, et même cachent souvent des défaites ou des fuites honteuses. Depuis quelques années déjà, les Européens sont édifiés sur le compte des habitants d'outre-mer; leur vanterie et leur hâblerie sont passées en proverbe; chacun sait que le puff est d'origine américaine, que les plus magnifiques vols de canards nous arrivent à tire d'ailes de l'autre côté de l'Atlantique, et que, bien que beaucoup viennent des républiques espagnoles, les plus nombreux s'élancent en troupes innombrables de tous les ports des États-Unis d'Amérique, qui ont conquis à juste titre pour l'élève de ces intéressants volatiles une supériorité telle, que nul désormais ne se hasardera à leur disputer la palme du puff, de la réclame et du mensonge officiel.
Une maison tout entière avait été mise à la disposition de M. Dubois par le nouveau pouvoir républicain; le gouverneur de la province et le général commandant les troupes campées autour de la ville, prévenus de son arrivée, l'attendaient à la porte même de la maison, à la tête d'un nombreux et brillant état-major.
Le peintre serra la main de son compatriote, le laissa jouir à sa guise des honneurs dont on le comblait, et curieux comme un véritable artiste qu'il était, il se mit un album sous le bras, se glissa à travers la foule rassemblée sur la place Mayor, et s'en alla le nez au vent et les mains dans ses poches courir la ville, en quête d'études à faire ou de types à croquer, préférant chercher l'imprévu que de s'astreindre aux ennuis d'une réception officielle.
Cependant il avait laissé ses chevaux et ses peones avec ceux de M. Dubois, qui n'avait consenti à son éloignement temporaire qu'après lui avoir fait promettre de ne pas choisir une habitation autre que la sienne pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester à San Miguel de Tucumán.
L'artiste portait le costume complet des habitants du pays et n'avait rien qui attirât l'attention; aussi lui fut-il facile de circuler à travers les groupes sans être incommodé par la curiosité indiscrète des badauds pour lesquels, surtout à cette époque, un étranger, un Européen particulièrement, était un être extraordinaire qu'ils se figuraient appartenir à une espèce différente de la leur, et auquel ils témoignaient plus de pitié que de bienveillance, à cause de la croyance dans laquelle ils étaient; la plupart croient encore aujourd'hui que les Européens sont des hérétiques demi-hommes et demi-démons, damnés dès le moment de leur naissance.
Rien à notre avis n'est aussi agréable que de s'en aller ainsi, sans préoccupation d'aucune sorte, vaguant à travers la foule, s'isolant au milieu de la multitude, se laissant nonchalamment emporter aux caprices imprévus de la folle du logis, se mêlant parfois indirectement à la joie générale, puis reprenant le cours de ses pensées et redevenant seul au milieu de tous, ne se rattachant que par un invisible chaînon, sans cesse brisé et de nouveau soudé par le hasard, aux événements qui, comme dans un kaléidoscope immense, défilent sous vos yeux; acteur et spectateur à la fois, indifférent ou intéressé à ce qui frappe le regard, coudoyant et effleurant tout sans être soi-même mêlé aux faits qui s'accomplissent.
Le jeune homme, heureux comme un écolier en vacances de s'être si à propos débarrassé de son sérieux compagnon, s'en allait ainsi, admirant les monuments publics, les places, les promenades, lorgnant les femmes qui passaient près de lui avec un doux froufrou soyeux et provocateur, fumant nonchalamment sa cigarette, marchant tout droit devant lui sans savoir où il allait et s'en souciant fort peu, puisqu'il était à la recherche de l'imprévu.
Il atteignit ainsi, sans trop savoir comment, l'Alameda ou promenade de la ville, charmant jardin aux épais ombrages, garnis de massifs de grenadiers et d'orangers en fleurs dont les suaves émanations embaumaient l'atmosphère. Par un singulier hasard, l'Alameda était déserte, toute la population s'était portée dans le centre de la ville et pour un jour avait abandonné cette délicieuse promenade.
Le peintre se réjouit de cette solitude dans laquelle il se trouvait après le bruit, le tohu-bohu auquel il était depuis si longtemps mêlé et qui commençait à lui serrer les tempes et à lui faire éprouver une certaine lassitude morale.
Il chercha de l'œil un banc qu'il découvrit bientôt à demi-caché dans un bosquet d'orangers et s'assit avec un indicible sentiment de bien-être.
Il était environ cinq heures du soir, la brise nocturne se levait et rafraîchissait l'atmosphère embrasée; le soleil, presque au niveau du sol, allongeait démesurément l'ombre des arbres; une foule d'oiseaux cachés dans le feuillage chantaient à pleine gorge, et des milliers de diptères aux ailes transparentes voletaient autour des fleurs dont elles pompaient les sucs en bourdonnant.
Les bruits de la fête n'arrivaient que comme un écho lointain et presque indistinct dans cette solitude qui respirait le calme le plus complet.
Séduit malgré lui par tout ce qui l'entourait et subissant l'influence énervante des parfums exhalés par les fleurs, le jeune homme se laissa aller en arrière, croisa les bras sur la poitrine et, fermant à demi les yeux, il se plongea dans une douce rêverie qui bientôt absorba tout son être et lui fit complètement oublier la réalité pour l'entraîner à sa suite dans le fantastique pays des rêves.
Depuis combien de temps était-il en proie à cette délicieuse somnolence sans nom dans notre langue? Il n'aurait su le dire, lorsque tout à coup il se redressa avec un geste brusque de mauvaise humeur, en prêtant l'oreille et jetant autour de lui un regard mécontent.
Le bruit d'une conversation était arrivé jusqu'à lui.
Cependant, il eut beau sonder l'obscurité du regard, car la nuit était venue, il n'aperçut personne. Il était toujours seul dans le bosquet au fond duquel il s'était retiré.
Il redoubla d'attention; alors il reconnut que les voix qu'il avait entendues étaient celles de deux hommes arrêtés à quelques pas derrière lui et que le massif d'orangers, au milieu duquel il se trouvait, l'empêchait seul d'apercevoir.
Ces deux hommes, quels qu'ils fussent, paraissaient désirer de ne pas être entendus, car ils parlaient à demi-voix, bien qu'avec une certaine animation. Malheureusement, le Français se trouvait si près d'eux, que, malgré lui et quoi qu'il fît pour s'en défendre, il entendait tout ce qu'ils disaient.
«Le diable emporte ces drôles-là! murmura à part lui le jeune homme, de s'aviser de venir parler politique ici; j'étais si bien. Comment m'en aller maintenant?»
Mais de même qu'il entendait ce que disaient ses voisins et jusqu'à leurs plus légers mouvements, ceux-ci probablement l'auraient entendu s'il avait essayé de quitter la place. Force lui fut donc, bien qu'en maugréant, de se tenir coït et de continuer à entendre la conversation des deux hommes, conversation nullement faite pour le rassurer et qui d'instant en instant prenait des proportions fort inquiétantes pour un tiers appelé à en être, malgré lui, le confident.
Nous avons dit quelle horreur profonde le peintre professait pour la politique; le lecteur comprendra facilement quelle devait être son anxiété, en entendant des choses telles que celles que nous allons rapporter.
«Ces nouvelles sont certaines? disait un des interlocuteurs à l'autre.
—Je les tiens d'un témoin oculaire, répondit le second.
—¡Caramba! fit le premier en élevant un peu la voix, ainsi nous pouvons espérer de voir bientôt le général dans ces parages.»
Le peintre tressaillit; il lui sembla reconnaître cette voix, sans qu'il lui fût possible de se souvenir où il l'avait entendue précédemment.
«Ainsi les insurgés ont été battus, continua le même interlocuteur.
—A plate couture, capitaine; je vous le répète, à la bataille de Villuma, le général Pezuela les a poursuivis plus de six lieues, l'épée dans les reins.
—Bravo! Et que fait-il maintenant?
—¡Caray! Il marche en avant donc! Et en doublant les étapes afin d'arriver plus vite; malheureusement, selon toutes les prévisions, il ne pourra être ici que dans deux mois.
—C'est bien tard.
—Oui; mais cela vous laisse toute latitude pour préparer vos batteries.
—C'est vrai; toutefois la mission dont me charge le général est hérissée de difficultés. Les insurgés sont en nombre autour de la ville, ils font bonne garde; s'il ne s'agissait que d'enlever deux ou trois et même dix députés, peut être pourrais-je répondre de la réussite; mais songez donc, mon cher comte, qu'il ne s'agit de rien moins que de faire disparaître soixante ou quatre-vingts personnes.
—Je ne vous comprends pas.
—C'est juste, reprit le capitaine; arrivé aujourd'hui même dans la ville et ne vous étant encore abouché qu'avec moi, vous ignorez ce qui se passe.
—Entièrement, reprit celui auquel on avait donné le titre de comte.
—Voici le fait en deux mots: les insurgés veulent frapper un grand coup; à cet effet ils réunissent ici à Tucumán un congrès composé des députés de chaque district révolté; ce congrès a pour mission de proclamer l'indépendance de Buenos Aires et de toute la Banda Oriental.
—¡Sangre de Dios! Êtes-vous sûr de cela? s'écria le comte avec stupeur.
—D'autant plus sûr que je le sais par un de mes cousins qui est lui-même un de ces députés et qui n'a pas de secret pour moi.
—¡Cuerpo de Cristo! Voilà qui est fâcheux! Le général sera furieux lorsque je le lui apprendrai.
—J'en suis convaincu, mais que faire?
—L'empêcher par tous les moyens.
—C'est impossible, les moyens nous manquent complètement; je ne dispose que d'une centaine d'hommes avec lesquels je ne puis rien tenter, d'autant plus que nous jouons de malheur en ce moment: la population est fanatisée par le succès que le chef des montoneros, Zèno Cabral a remporté, il y a deux jours, sur les troupes royales commandées par le colonel Acevedo.
—Ce succès est tout ce qu'il y a de plus apocryphe, mon cher capitaine, je vous en donne ma parole d'honneur; tout s'est borné à une escarmouche sans conséquence entre fourrageurs.
—Je l'admets; il est même certain qu'il en est ainsi, mais nul ne le croira dans la ville; donc, l'échec doit être considéré comme réel.
—Eh bien! Qu'importe! Laissons ces gens dans leur erreur et profitons-en pour agir: maintenant qu'ils se croient invincibles et qu'ils s'amusent à tirer leur poudre en cohetes, nous pourrons peut-être tenter un coup de main hardi sur la ville.
—Votre idée n'est pas mauvaise, je vous avoue même qu'elle me sourit assez, seulement elle demande à être mûrie. Il faudrait éloigner adroitement les troupes campées aux environs et profiter de leur absence pour essayer une surprise.
—Alors il serait on ne peut plus facile de s'emparer des députés.
—N'allons pas si vite en besogne; voyons d'abord quelles sont les forces dont nous disposons pour cette expédition, qui ne laisse pas que d'être fort périlleuse et qui offre, je ne vous le cache pas, très peu de chance de succès.
—Discutons, soit, je ne demande pas mieux.»
Le peintre, mis de plus en plus mal à son aise par ces confidences qui prenaient pour lui une tournure des plus graves, et voulant à tout prix sortir de la position perplexe dans laquelle il se trouvait, car il comprenait instinctivement qu'il avait affaire à des conspirateurs et qu'il y allait de sa vie s'il était découvert, prit une résolution qui lui parut une inspiration du ciel. Ne voulant pas continuer à être plus longtemps en tiers dans des secrets de cette importance, il résolut de se découvrir lui-même. Il ne se dissimula pas que les premiers moments seraient, pour lui, difficiles à passer, lorsque les deux hommes sauraient que leur conversation avait été entendue d'un bout à l'autre; mais il préféra risquer cette chance incertaine de sauver sa vie que de se fier plus longtemps au hasard.
Émile était d'une témérité folle, qui ne faisait jamais de concessions au danger; au contraire, il allait toujours tête baissée en avant; le lecteur a déjà été à même de s'en apercevoir, mais cette fois, contrairement à ses habitudes, il usa d'une certaine prudence avant de révéler sa présence aux inconnus.
Il arma doucement, sous son poncho, ses pistolets qu'il tint à la main, prêt à s'en servir si besoin était, puis, se levant du banc sur lequel jusqu'à ce moment il était demeuré assis:
«¡Hola! caballeros, dit-il d'une voix haute bien que contenue pour ne pas être entendu d'autres personnes, si par hasard il s'en trouvait aux environs, que de celles auxquelles il s'adressait: prenez garde! Il y a ici des oreilles qui vous entendent.»
Les deux hommes poussèrent une exclamation de surprise et de terreur, puis il y eut un craquement formidable dans le bosquet, et ils apparurent en face du jeune homme, tenant chacun un sabre d'une main et un pistolet de l'autre, le visage bouleversé par la colère et l'épouvante.
Mais ils s'arrêtèrent soudain.
Le jeune homme se tenait immobile devant eux, les pistolets aux poings.
«Halte! Et parlementons,» dit-il froidement.
Cette scène avait quelque chose d'étrange et de saisissant.
Dans ce bosquet d'orangers en fleur, aux reflets argentés de la lune, au milieu de cette tranquillité profonde, au sein de cette nature calme à laquelle le silence imposant de la nuit imprimait un certain cachet de majesté, ces trois hommes posés ainsi face à face, se mesurant de l'œil et prêts à en venir aux mains, formaient un contraste des plus tranchés avec ce qui les entourait.
«Parlementer, dit le comte, à quoi bon?
—A ne pas se tuer comme des brutes, sans savoir pourquoi, répondit le peintre.
—Un traître mérite la mort!
—Je vous l'accorde, mais je ne suis pas un traître, moi, puisque je vous préviens, lorsqu'il m'aurait été si facile de rester silencieux jusqu'à ce que j'eusse pénétré tous vos secrets.»
Cette observation, fort logique du reste, parut produire une certaine impression sur les deux hommes.
«Alors pourquoi ces armes? reprit le comte d'un ton évidemment plus radouci.
—Pour éviter ce qui serait incontestablement arrivé, si je n'avais pas eu la précaution de m'en munir.
—Vous nous espionniez donc?
—Nullement, j'étais ici bien avant vous, au contraire; le bruit de votre conversation m'a réveillé de l'espèce de somnolence dans laquelle j'étais tombé, et, ne me souciant nullement d'être, contre votre volonté, en tiers dans vos secrets, j'ai pris le parti de vous avertir. Voilà la vérité tout entière.
—Qui nous le prouve? reprit durement le comte.
—Je crois, Dieu me pardonne, caballero, répondit avec hauteur le jeune homme, que vous vous permettez de douter de mes paroles?
—Qui donc êtes-vous, señor, pour qu'on doive vous croire ainsi au premier mot?
—Moi! fit en riant le jeune homme, bien peu de chose auprès de vous, un pauvre peintre français, mais honnête, vive Dieu! Jusqu'au bout des ongles.
—Ah! Voilà mon homme, s'écria le second étranger, qui jusque-là était demeuré muet; je le reconnais maintenant! Rengainez votre sabre et quittez votre pistolet, mon cher comte; des armes sont de trop ici.
—Je le veux bien, si telle est votre opinion, capitaine, répondit le comte avec hésitation; cependant, il me semble que dans une circonstance aussi sérieuse....
—Bas les armes! Vous dis-je, interrompit le capitaine, qui déjà avait fait disparaître les siennes, je réponds corps pour corps de ce cavalier.
—Soit, dit le comte, mais la prudence exigerait....
—Quoi? Puisque ce caballero vous donne sa parole et que cette parole est corroborée par la mienne; cela est suffisant, il me semble,» reprit le capitaine avec un commencement d'impatience.
Le jeune homme voyant que ses adversaires n'avaient plus, en apparence, d'intentions hostiles, désarma tranquillement ses pistolets et, les repassant à sa ceinture, il se tourna vers celui des deux étrangers qui était si à l'improviste venu à son secours.
«Je vous remercie, señor, dit-il, de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi; bien que votre voix ne me soit pas inconnue, cependant je serai heureux qu'il vous plût de rafraîchir mes souvenirs, en m'apprenant, si cela vous est possible, où j'ai eu l'avantage de vous rencontrer précédemment.
—¡Vive Dios! señor don Emilio, reprit-il d'un ton de bonne humeur, vous avez la mémoire courte.
—Comment vous savez mon nom?
—Et vous-même savez le mien, à moins que vous ne l'ayez oublié aussi; ce qui ne m'étonnerait pas, d'après ce que je vois.
—Je suis réellement confus, señor, mais je vous jure que je ne me rappelle pas le moins du monde où nous nous sommes vus déjà.
—Allons, puisqu'il faut absolument que je vous redise mon nom, je m'exécute; je suis don Lucio Ortega.
—Le capitaine espagnol avec lequel je me suis battu! s'écria-t-il avec surprise.
—Et que vous avez si dextrement désarmé. C'est moi-même, oui, caballero.
—Oh! Comment ai-je pu oublier cette rencontre qui m'a laissé un si charmant souvenir, dit-il en lui tendant la main.
—Ainsi, ce señor est de vos amis? reprit le comte.
—Oui, mon cher comte, et des plus intimes même.
—Pardonnez-moi d'insister; mais vous savez quelles seraient les conséquences d'une indiscrétion?
—Elles seraient terribles; continuez.
—Et vous vous croyez toujours autorisé à répondre de la discrétion de ce caballero?
—Comme de la mienne, je vous le répète.
—C'est bien; agissez à votre guise alors, reprit-il d'un ton bourru.
—Écoutez, fit le capitaine, je comprends combien, vous qui ne connaissez pas ce señor, vous devez conserver d'inquiétude au fond du cœur; nous ne jouons pas un jeu d'enfant, en ce moment; nous engageons notre tête dans une partie désespérée; chacun de nous a le droit de demander à ses associés des comptes sévères de leur conduite.
—En effet, il doit, il me semble, en être ainsi.
—Fort bien! Ces comptes, je vais vous les rendre. Malgré lui, et sans l'avoir désiré, don Emilio a surpris des secrets de la plus haute gravité; ces secrets, je suis convaincu qu'il les conservera au fond de son cœur, mais cette certitude que j'ai, moi, vous ne la partagez pas; cela est votre droit, je n'ai rien à y objecter, sinon que, dans le but seul de vous rassurer, je prendrai, vis-à-vis de mon ami, toutes les précautions que vous exigerez. Bien entendu que ces précautions n'auront rien de blessant pour l'honneur, ni même pour l'amour-propre de don Emilio, que je tiens, avant tout, pour mon ami et que je veux ménager quand même.
—Je me joins au capitaine, dit vivement le jeune homme, et je me mets complètement à votre disposition pour tout ce qu'il vous plaira d'exiger de moi; je vous confesse humblement que la politique me cause une peur atroce, et que j'éprouve le regret le plus vif et le plus sincère de m'être si malencontreusement trouvé ici lorsqu'il m'aurait été si facile d'être autre part, où, sans contredit, j'aurais été beaucoup mieux.»
La gravité du comte ne tint pas contre cette boutade prononcée avec une désespérante naïveté; il éclata de rire.
«Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, et bien que notre liaison ait commencé sous des auspices assez hostiles, j'espère qu'elle sera durable; que bientôt vous deviendrez de mes amis et que je serai des vôtres.
—Ce sera un grand honneur pour moi, monsieur le comte, répondit-il en s'inclinant.
—Maintenant que vous avez mis un pied dans nos secrets, il faut que vous y entriez tout à fait.
—Est-ce donc bien obligatoire?
—C'est de toute nécessité.
—J'admire comme depuis quelques jours le hasard se plaît à me poursuivre et s'obstine à faire de moi un homme politique, quand je serais si heureux de ne peindre que des tableaux, moi qui ne suis venu que pour cela en Amérique; j'ai eu là une triomphante idée par exemple, et j'ai bien choisi mon temps!
—Il faut provisoirement en prendre votre parti.
—Je le sais bien, et voilà justement pourquoi j'enrage, mais dès qu'il me sera possible de faire autrement, je ne me le ferai pas répéter deux fois, je vous le certifie.
—Jusqu'à nouvel ordre, il est indispensable que vous demeuriez avec nous, que vous soyez en quelque sorte notre prisonnier; mais rassurez-vous, votre captivité ne sera pas bien dure, nous vous la rendrons, ou du moins nous nous efforcerons de vous la rendre aussi agréable que possible.
—Ainsi vous m'enlevez jusqu'à mon libre arbitre, dit le peintre avec un accent tragi-comique.
—Il le faut provisoirement.
—Hum! Allons, j'y consens, diable soit de la politique! Qu'avais-je besoin aussi de venir à San Miguel accompagner ce vieux Dubois.»
Les deux hommes tressaillirent à ce nom.
«Vous connaissez le duc de Mantoue? s'écrièrent-ils.
—Ah! Ah! Vous savez de qui je veux parler, il paraît? fît-il avec surprise.
—Le duc de Mantoue, l'ancien conventionnel, sénateur sous l'Empereur Napoléon, venu en Amérique sous le nom de Louis Dubois, dit le comte.
—C'est bien cela. Pourquoi donc me recommandait-il si fort de ne pas lui donner son titre?
—Parce qu'il espérait ne pas être connu; il vient, chassé par les Bourbons pour avoir voté la mort du roi Louis XVI, chercher un refuge en ce pays et prêter aux insurgés l'appui de son expérience en matière de révolution.
—Le fait est qu'il doit en savoir long sur ce chapitre, dit le peintre en riant.
—Mais que disiez-vous donc sur lui; se trouve-t-il réellement à San Miguel?
—Je l'ai aidé moi-même à y entrer aujourd'hui.
—Vous?
—Parbleu! Un compatriote ... et tenez, capitaine, nous étions ensemble quand j'ai eu l'honneur de vous rencontrer.
—Comment, ce grand vieillard à la mine si altière et aux traits si imposants, qui se tenait si droit à cheval à vos côtés?...
—C'était lui-même.
—Oh! Si je l'avais su! s'écria le capitaine d'un air de dépit.
—Qu'auriez-vous donc fait?
—Je l'aurais enlevé, ¡vive Dios!
—Alors, il est heureux que vous l'ayez ignoré, parce que, probablement, il y aurait eu une chaude escarmouche entre nous.»
Le capitaine ne releva pas cette parole.
«Venez, dit-il.
—Où me conduisez-vous?
—Au Cabildo.
—Au Cabildo! Pourquoi faire?
—Le gouverneur donne aujourd'hui un grand bal; nous y passerons quelques instants.
—Hum! Je crains bien que cela cache quelque manoeuvre politique?
—Peut-être.
—Pourvu que je ne m'y trouve pas encore mêlé malgré moi.
—Je tâcherai de vous laisser ignorer ce qui se passera.
—Je vous en aurai une grande reconnaissance. Enfin, à la grâce de Dieu.»
Les trois hommes, désormais réconciliés, quittèrent le bosquet, sortirent de l'Alameda et se dirigèrent vers le Cabildo en causant amicalement entre eux.
Les rues étaient illuminées et la population se divertissait de plus en plus à tirer des cohetes.
V
LA MONTONERA.
Montonero dont le féminin est montonera, est un mot essentiellement américain, bien que sa racine soit incontestablement espagnole. Il signifie littéralement, monceau, amas, ramassis; pris dans la mauvaise acception du mot, une montonera veut dire une réunion de gens de sac et de corde, de bandits sans foi ni loi, de voleurs de grand chemin.
Mais telle n'était pas la signification qu'on lui donnait dans le principe.
On entendait par montonera une cuadrilla, une guérilla composée de bannis politiques, d'insurgés qui faisaient la guerre en partisans à leurs risques et périls, mais braves et honnêtes.
Les Espagnols leur imposèrent au commencement du soulèvement des colonies contre la métropole, afin de les flétrir dans l'opinion publique, ce nom dont ils se glorifièrent et qu'ils tinrent à honneur de porter.
Mais lorsque la guerre civile dégénéra en lutte fratricide des citoyens entre eux; que les Espagnols furent vaincus et contraints d'abandonner le Nouveau Monde, les montoneras dégénérèrent, les hommes véreux de tous les partis vinrent s'abriter sous leurs bannières et y chercher l'impunité de leurs crimes. Elles ne furent plus alors qu'un ramassis de bandits sinistres, ressemblant à s'y méprendre à ces bandes d'écorcheurs et de routiers du moyen âge qui désolèrent l'Europe pendant si longtemps, et que les gouvernements furent, pendant plus de deux siècles, impuissants à détruire ou seulement à réprimer.
Semblant avoir recueilli les traditions de leurs devanciers du vieux monde, les montoneros commencèrent à désoler les campagnes, à piller les haciendas, à mettre à rançon les villes trop faibles pour leur opposer une résistance énergique; et, servant toutes les causes moyennant finance, ils adoptèrent tour à tour tous les partis, les trahissant sans remords les uns après les autres, et ne voyant dans la guerre civile qu'un but: le pillage.
A l'époque où se passe notre histoire, bien que les montoneros fussent déjà dégénérés de leur première loyauté, et que nombre de gens sans aveu fussent parvenus à se glisser dans leurs rangs, cependant ils conservaient encore, du moins en apparence, les principes de patriotisme chevaleresque qui avaient présidé à leur création, et leur nom n'inspirait pas, ainsi que cela arriva plus tard, la terreur aux honnêtes gens et aux citoyens paisibles qu'ils s'étaient donné la mission de protéger et de défendre.
Dans une verte vallée, au pied d'une colline boisée d'une médiocre hauteur, sur le bord même du río Tucumán, à environ une quinzaine de lieues de la ville de San Miguel, une troupe de cavaliers dont le nombre pouvait monter à trois cents environ était arrêtée, ou, pour mieux dire, campée dans une position délicieuse.
Les soldats, tous revêtus du costume des gauchos de la pampa, les traits énergiques et le visage hâlé par le soleil, mais d'une apparence sauvage et farouche, étaient pour la plupart armés non seulement de sabres et de fusils, mais encore d'une longue et forte lance dont le fer était garni d'une banderole d'un rouge vif.
Couchés ou assis au pied des figuiers et des orangers, ils avaient planté leurs lances en terre et jouaient, causaient ou dormaient, tandis que leurs chevaux erraient à l'aventure, paissant l'herbe verte de la plaine.
Quelques sentinelles, disséminées sur des hauteurs assez éloignées, immobiles comme des statues de bronze florentin dont elles avaient les tons chauds et cuivrés, veillaient à la sûreté commune.
Ces hommes, dont la réputation de bravoure était célèbre dans toute la Banda Oriental, composaient la montonera du célèbre Zèno Cabral, celui-là même qui avait, disait-on, eu quelques jours auparavant maille à partir avec les troupes royales, et dont la ville de San Miguel célébrait la victoire à grand renfort de cris et de pétards.
Ce campement sauvage et primitif, qui ressemblait plutôt à une halte de bandits qu'à toute autre chose, avait une apparence des plus pittoresques, et qui aurait fait l'admiration d'un peintre à la manière dé Salvator Rosa.
Presque au centre du campement, au sommet d'un monticule d'une pente presque insensible, plusieurs hommes dont les vêtements et les armes étaient en meilleur état et les traits moins farouches que ceux de leurs compagnons, étaient assis sur l'herbe et causaient tout en fumant leur cigarette.
Ces hommes étaient les officiers de la montonera.
Au milieu d'eux se trouvait leur chef, ou le général, ainsi qu'ils le nommaient.
Ce chef était un tout jeune homme paraissant au plus vingt-deux ans, aux traits fins et délicats, aux manières douces et gracieuses qui, aux yeux d'un indifférent, aurait paru peu en état de commander à des hommes comme ceux qui s'étaient volontairement rangés sous sa bannière; mais un observateur ne se serait pas trompé à l'expression énergique répandue sur son beau et calme visage, à l'ampleur peu commune de son front pur et bien dessiné, et au regard d'aigle qui s'échappait de ses yeux noirs et bien ouverts. Une sombre mélancolie semblait répandue sur ses traits, et ce n'était qu'avec des difficultés extrêmes que ses compagnons, jeunes gens de son âge pour la plupart et appartenant aux premières familles du pays, réussissaient à de longs intervalles à amener un sourire triste sur ses lèvres.
La tête appuyée sur la main droite, frisant sans y songer de la main gauche ses longues et soyeuses moustaches noires, il laissait errer, sans but apparent, ses regards sur l'immense et magnifique panorama qui se déroulait devant lui, ne répondant que par des monosyllabes aux questions qu'on lui adressait et semblant s'absorber dans une pensée intime.
Ses officiers, voyant toutes leurs avances repoussées par leur chef, avaient pris le parti de l'abandonner à ses réflexions quelles qu'elles fussent, puisqu'il paraissait s'y complaire, et s'étaient mis à causer et à rire entre eux, lorsque tout à coup une quarantaine de cavaliers apparurent à l'horizon se dirigeant à toute bride vers l'endroit où la montonera était campée.
«Eh! dit un des officiers en plaçant sa main en abat-jour sur ses yeux, qui peuvent être ces cavaliers?
—Ce sont des nôtres, sans doute, puisque les sentinelles les ont laissé passer sans donner l'alarme, répondit un autre officier.
—Avons-nous donc des batteurs d'estrade aux environs?
—Je ne l'assurerais pas, mais comme le général avait parlé de détacher le capitaine Quiroga avec une vingtaine de soldats pour surveiller les défilés de la Sierra, et que je ne le vois pas parmi nous, c'est que probablement le général a donné suite à son projet.
—Ce serait alors sa troupe qui nous rejoindrait?
—Je le crois; du reste, nous ne tarderons pas à savoir à quoi nous en tenir.»
Les cavaliers arrivaient toujours grand train: ils se trouvèrent bientôt assez rapprochés pour qu'il fût possible de les reconnaître.
«Vous ne vous étiez pas trompé, don Juan Armero, reprit le premier officier, c'est effectivement le capitaine Quiroga; je distingue d'ici son long corps maigre qui semble jouer dans ses habits, et sa face anguleuse et bourrue qui le fait ressembler à un oiseau de nuit.
—Le fait est, répondit don Juan, que le digne capitaine est facile à reconnaître; mais vous devriez plus le ménager, don Estevan; vous savez que le général l'aime beaucoup et peut-être lui déplairait-il d'en entendre parler ainsi.
—Au diable! Si j'en dis du mal; le capitaine Quiroga est un brave et digne soldat que j'aime et que j'apprécie fort moi-même; mais cela ne va pas jusqu'à lui trouver la tournure d'un Adonis.
—Ce dont il se soucie fort peu sans doute, señores, dit Zèno Cabral en se mêlant tout à coup à la conversation; il se contente d'être un de nos officiers les plus braves et les plus expérimentés, et cela suffit.
—¡Caramba! Général, et nous aussi nous l'aimons tous, ce vieux brave, qui pourrait être notre père, et qui nous conte, pendant les nuits de bivouac, de si bonnes histoires de l'ancien temps.»
Le chef des partisans sourit sans répondre.
«Mais que nous amène-t-il ici? s'écria tout à coup don Estevan Albino, l'officier qui le premier avait parlé, Dieu me pardonne si je n'aperçois pas les plis d'une robe et si je ne vois pas flotter une mantille.
—Deux robes et deux mantilles, s'il vous plaît, don Estevan, et même davantage, si je ne me trompe, répondit plus posément don Juan Armero.
—¡Válgame Dios! dit en riant le jeune officier, le vieux reître nous amène toute une volée de cotillons.»
Les officiers se levèrent; quelques-uns ouvrirent des lorgnettes et se mirent à examiner attentivement la troupe qui arrivait, se perdant en commentaires sur la prise faite par le vieil officier, et qu'il amenait avec lui.
Zèno Cabral était retombé dans son mutisme, indifférent en apparence à ce qui se passait autour de lui, mais la rougeur fébrile qui colorait son visage et le froncement de ses sourcils démentaient ce calme affecté et dénotaient qu'il était en proie à une vive émotion intérieure.
Cependant, les cavaliers traversaient rapidement la plaine et s'approchaient de plus en plus, se dirigeant vers le groupe d'officiers, reconnaissable au drapeau buenos-airien, dont la hampe était fichée en terre auprès du général et qui flottait en longs plis au caprice de la brise.
Sur le passage des cavaliers, les montoneros se relevaient, les regardaient curieusement; puis ils les suivaient en riant et en ricanant entre eux, si bien que lorsqu'ils atteignirent le pied du monticule où les attendaient les officiers, ils se trouvèrent littéralement enveloppés d'une foule compacte que le capitaine Quiroga se vit contraint d'écarter à coups de bois de lance, ce dont, du reste, il s'acquitta avec un flegme et un sang-froid imperturbables.
Les officiers n'avaient point calomnié le digne capitaine. A part la différence du costume, il ressemblait trait pour trait à don Quichotte, lors de sa deuxième sortie.
C'était le même corps long et efflanqué, le même visage maigre et anguleux, au front déprimé, aux yeux caves, au nez recourbé en bec d'oiseau, aux mâchoires larges, à peine garnies de quelques dents gâtées, aux longues moustaches grises et aux pommettes saillantes et violacées.
Et, pourtant, cet ensemble excentrique, ainsi qu'on dirait aujourd'hui, n'avait rien de ridicule; cette singulière physionomie était éclairée par une telle expression de bravoure, de franchise et de bonté, qu'à première vue on se sentait malgré soi entraîné vers ce vieil officier, car il avait au moins cinquante ans, et tout disposé à l'aimer.
Les soldats riaient à se tordre en recevant les coups de bois de lance que leur distribuait généreusement le capitaine, et ce fut à grand-peine qu'il parvint à s'en débarrasser.
«Diable soit des curieux! dit le bon capitaine, en mettant lestement pied à terre, ils ne me laisseront pas approcher du général.»
Et, suivi d'une partie de ses soldats, qui ainsi que lui avaient quitté la selle, il gravit le monticule où les officiers étaient réunis.
Les soldats conduisaient plusieurs prisonniers au milieu d'eux; parmi ces prisonniers se trouvaient des femmes, dont deux paraissaient, par leur costume, leurs manières, appartenir à la haute société.
Les montoneros, malgré l'indiscrète curiosité qui les animait, n'avaient pas osé, par respect pour leur chef, dépasser la limite naturelle tracée par le pied du monticule. Groupés en désordre autour des soldats demeurés à la garde des chevaux, ils fixaient des regards ardents sur les officiers.
Ceux-ci s'étaient rangés à droite et à gauche de Zèno Cabral et avaient livré un libre passage au capitaine Quiroga et à ceux qu'il amenait avec lui. Zèno Cabral s'était levé lentement, et la main appuyée sur la poignée de son sabre, le visage froid et impassible, les sourcils froncés, il attendait que son subordonné prît la parole.
Le capitaine, après avoir d'un geste ordonné de s'arrêter à ceux qui le suivaient, fit quelques pas en avant et, après avoir salué militairement, il demeura immobile sans prononcer un mot. Parmi toutes ces qualités, le digne capitaine comptait celle de ne pas être orateur; son mutisme était passé en proverbe dans la cuadrilla.
Don Zèno comprit que, s'il n'interrogeait pas le capitaine, celui-ci ne se résoudrait jamais à parler le premier; il fit un effort sur lui-même et affectant une indifférence fort loin sans doute de sa pensée:
«Vous voici donc de retour, capitaine Quiroga? dit-il.
—Oui, général, répondit laconiquement l'officier.
—Et avez-vous complètement rempli la mission délicate que je vous avais confiée?
—Je le crois, général.
—Vous avez surpris les ennemis de la patrie?
—Ceux-là ou d'autres, général, je me suis emparé des gens que vous m'aviez désignés lorsqu'ils ont débouché du ravin; maintenant, s'ils sont ennemis de la patrie ou non, je l'ignore, cela ne me regarde pas.
—C'est juste,» fit don Zèno Cabral, qui traînait évidemment la conversation en longueur et hésitait à en attaquer le point réellement intéressant pour lui.
Le capitaine ne répondit pas.
Don Zèno reprit au bout d'un instant, en tourmentant, avec une colère contenue, la dragonne de son sabre:
«Mais enfin qu'avez-vous fait?»
En ce moment, une des prisonnières écarta par un geste brusque le capitaine, et faisant un pas en avant:
«Ne le savez-vous pas, don Zèno Cabral,» dit-elle d'une voix ironique et hautaine en rejetant, d'un geste plein de noblesse, sur ses épaules le rebozo de dentelles noires qui voilait son visage.
Les officiers étouffèrent un cri d'admiration à la vue de la beauté souveraine de cette femme.
Don Zèno Cabral fit un pas en arrière en se mordant les lèvres avec dépit, tandis que son visage se couvrait d'une pâleur mortelle.
«Madame, dit-il, les dents serrées, vous êtes prisonnière, et ne devez parler, ne l'oubliez pas, que si on vous interroge.»
Un sourire de mépris crispa les lèvres de la dame: elle haussa légèrement les épaules et fixa sur le partisan un regard d'une expression telle que, malgré lui, il détourna les yeux.
Cette femme, dans toute la force et la plénitude de sa beauté, paraissait âgée de vingt-sept à vingt-huit ans, bien qu'en réalité elle en eût environ trente-trois. Ses traits, d'une régularité de lignes extrême, réalisaient l'idéal de la beauté romaine; ses yeux noirs, pleins de feu et de passion, son front pur, sa bouche mignonne, sa peau fine et veloutée, son teint légèrement doré par le soleil, et, plus que tout, l'expression hautaine et railleusement cruelle de sa physionomie saisissait et inspirait pour elle une répulsion dont il était impossible de se rendre compte au premier abord; sa taille majestueuse, ses gestes pleins de noblesse, tout en cette femme, par un contraste inexplicable, effrayait au lieu d'attirer. On devinait les rugissements de la bête fauve dans les modulations harmonieuses de sa voix, et les griffes du tigre apparaissaient sous ses ongles roses.
«Prenez garde à ce que vous faites, caballero, reprit-elle; je suis étrangère, moi; je voyage paisiblement; nul n'aie droit de m'arrêter, ou seulement d'entraver ma course.
—Peut-être, madame, répondit froidement le partisan; mais, je vous le répète, lorsque je vous interrogerai, alors, mais alors seulement, je vous permettrai de me répondre.
—Suis-je donc tombée entre les mains de bandits sans foi ni loi? reprit-elle avec mépris. Suis-je au pouvoir d'écumeurs du désert? Du reste, la façon dont jusqu'à présent j'ai été traitée, et la vue de l'homme devant lequel on m'a conduite, me le feraient supposer.»
Un murmure de colère, réprimé aussitôt par un geste de Zèno Cabral, s'éleva parmi les officiers à cette imprudente provocation.
«Où est le guide que nous soupçonnions de trahison! dit le partisan en se retournant vers le capitaine.
—Je m'en suis emparé, répondit celui-ci.
—Fort bien. Avez-vous acquis des preuves de sa trahison?
—D'irrécusables, mon général.
—Qu'on l'amène.»
Il se fit un mouvement parmi les soldats; quelques-uns se détachèrent du groupe qui entourait les prisonniers et amenèrent, en le rudoyant, devant leur chef un métis à la mine chafouine, aux yeux louches et aux membres trapus, que, pour plus de sûreté sans doute, ils avaient solidement garrotté avec un lasso.
Don Zèno Cabral considéra un instant cet homme, qui se tenait humble et tremblant devant lui, avec un singulier mélange de pitié et de dégoût.
«Vous êtes convaincu de trahison, lui dit-il enfin. J'ai le droit de vous faire pendre; je vous accorde cinq minutes pour recommander votre âme à Dieu.
—Je suis innocent, noble général, murmura le misérable en tombant à genoux et en courbant craintivement la tête.»
Le partisan haussa les épaules et se retourna vers les officiers avec lesquels il commença à causer à voix basse, d'un air indifférent, sans paraître écouter les prières que le prisonnier continuait à lui adresser d'un ton pleurard.
Trois ou quatre minutes s'écoulèrent. Un silence funèbre planait sur la foule attentive des montoneros.
C'est toujours une chose grave qu'une condamnation à mort, prononcée froidement, résolument et sans appel, même pour des hommes habitués à jouer leur vie sur un coup de dé, comme ceux qui assistaient à cette scène; aussi, malgré eux, se sentaient-ils saisis d'un secret effroi, augmenté encore par les notes dolentes de la voix du misérable qui se tordait de peur au milieu d'eux et implorait en sanglotant la pitié de leur chef.
Celui-ci se retourna et, faisant un signe au capitaine Quiroga:
«Il est temps, dit-il.
—Caray, dit le capitaine, il y a assez longtemps que le pícaro cherche la potence, il ne l'aura pas volée; ce sera au moins une satisfaction pour lui à son dernier moment.»
Cette singulière boutade de la part d'un homme qui parlait si peu d'habitude, étonna tout le monde et, changeant subitement le cours des idées des partisans, les fit éclater en rires moqueurs et en quolibets à l'adresse du condamné, qui dès lors perdit tout espoir.
Un soldat était monté sur un arbre situé à quelques pas seulement, et avait attaché son lasso à la maîtresse branche. Le capitaine ordonna que l'espion fût amené sous l'arbre, et un nœud coulant fut immédiatement jeté autour de son cou.
«Arrêtez! s'écria la prisonnière en s'interposant vivement, cet homme est à moi; prenez garde à ce que vous allez faire.»
Il y eut un instant d'hésitation; le misérable respira, il se crut sauvé.
«Prenez garde vous-même, señora, répondit durement Zèno Cabral, moi seul commande ici.
—Je suis la marquise de Castelmelhor, reprit-elle, l'épouse du général de Castelmelhor; chaque goutte du sang de cet homme coûtera la vie à des milliers de vos compatriotes.
—Vous êtes étrangère, madame, femme, vous l'avez dit vous-même, d'un général Portugais qui est entré il y a quelques jours à peine sur notre territoire pour le ravager; songez à vous, et n'intercédez pas davantage pour ce misérable.
—Mais, fit-elle avec une ironie cruelle, n'êtes-vous pas Portugais vous-même, señor, Portugais d'origine, du moins?
—Assez, madame; par respect pour vous-même, n'insistez pas; cet homme est coupable, il est condamné, il doit mourir, il mourra.»
En ce moment, une seconde femme qui jusqu'à ce moment était demeurée confondue au milieu des prisonniers, s'élança vivement en avant, et saisissant par un geste fébrile le bras du partisan, tandis que des larmes inondaient son visage pâli par l'émotion:
«Et à moi, don Zèno, s'écria-t-elle avec une expression navrante, et à moi! Si je vous demandais la grâce de cet homme, me la refuseriez-vous?
—Oh! s'écria le partisan avec désespoir, vous ici, vous doña Eva!
—Oui, moi, moi, don Zèno, qui vous supplie par ce que vous avez de plus cher, de pardonner.»
Le partisan la considéra pendant quelques secondes avec une expression d'amour, de colère et de douleur impossible à rendre, tandis que, haletante, désolée, les yeux pleins de larmes et les mains jointes, presque agenouillée devant lui, elle lui adressait une prière muette; puis, tout à coup, faisant un effort suprême sur lui-même et reprenant son masque froid et impassible, il se redressa et, croisant les bras sur la poitrine:
«C'est impossible, dit-il; obéissez, capitaine.»
Celui-ci ne se fit pas répéter l'ordre. Le misérable espion, saisi par des mains de fer, fut enlevé dans l'espace et lancé dans l'éternité avant d'avoir eu même une parfaite perception de ce dénoûment imprévu.
La jeune fille, car la personne qui avait essayé vainement de s'interposer entre la justice et la clémence du partisan, était une jeune fille, presque une enfant, âgée de quinze ans à peine, saisie d'effroi à la vue de ce hideux spectacle, terrifiée par les cris d'une joie brutale proférés par les soldats, s'était affaissée sur elle-même, les bras pendants, la tête penchée sur la poitrine, à demi évanouie, son beau et doux visage était couvert d'une pâleur mortelle; les longues tresses de ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules, et ses yeux si doux et si tendres, dont l'azur semblait refléter le bleu du ciel, étaient voilés et éteints par la douleur, tandis qu'un mouvement nerveux agitait tout son corps.