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Le Guaranis

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[1] En botocoudo, tarou, soleil; niom, venir: soleil levant.

[2] Nom donné à Rio de Janeiro par les Indiens Tupinambas, et qui signifie littéralement eau cachée. Le nom de Rio de Janeiro, c'est-à-dire Rivière de Janvier, a une origine toute religieuse. Nous citons ce fait, parce qu'il consacre une grave et sérieuse erreur géographique. D'après Rocha Pitta, lorsque les Portugais commandés par Mem de Sâ, repoussèrent les Français de Villegagnon de la baie de Gambara, où ils s'étaient établis, ils virent soudain apparaître un jeune homme, éclatant de lumière, qui combattit avec l'armée portugaise et lui donna la victoire; ils crurent si bien reconnaître en lui saint Sébastien dont le nom avait été imposé à l'héritier présomptif de la couronne de Portugal qu'ils le donnèrent à la ville nouvelle dont les murs ne tardèrent pas à s'élever et qu'ils appelèrent en conséquence São Sebastião; quant au nom de Rio de Janeiro plus généralement usité, il vient simplement de ce que cette baie magnifique fut découverte le 15 du mois de janvier; malheureusement, ainsi que nous l'avons dit déjà, cette dénomination consacre une grave erreur, par la raison toute simple que la baie de Rio de Janeiro n'est pas formée par un fleuve, et les Indiens avaient raison en lui donnant le nom de Nelherohy, c'est-à-dire eau cachée.


III

LE MARQUIS DE CASTELMELHOR.

L'homme que le marquis avait appelé immédiatement après son entrevue avec le mamaluco, et qu'il avait aussitôt fait entrer dans sa tente, était petit, trapu, mais bien fait et nerveux; âgé d'une quarantaine d'années au plus, il avait atteint le point culminant du développement des forces humaines.

Indien de pure race, il portait sur son visage intelligent, que ne défiguraient ni tatouages ni peinture, les traits distinctifs, bien qu'un peu effacés, de la race mogole; ses yeux noirs, vifs et bien ouverts, son nez droit, sa bouche grande, ses pommettes un peu saillantes, lui formaient une physionomie qui, sans être belle, ne manquait pas d'un certain charme sympathique, tant elle respirait l'audace et la franchise, mêlées à la finesse inhérente à sa race. Ainsi que nous l'avons dit, il commandait les quelques soldados da conquista attachés à la caravane.

Le capitão, car tel est le titre qu'il portait, salua respectueusement le marquis et attendit qu'il lui plût de lui adresser la parole.

«Asseyez-vous, Diogo, lui dit avec bonté le marquis, nous avons à causer longuement ensemble.»

L'Indien s'inclina et s'assit modestement sur l'extrême bord d'un siège.

«Vous avez vu l'homme qui est sorti de cette tente il n'y a qu'un instant, n'est-ce pas? reprit le marquis en entrant du premier coup dans le cœur de la question.

—Oui, Excellence, répondit le capitão.

—Et sans doute vous l'avez reconnu?»

L'Indien sourit sans autrement répondre.

«Bien; que pensez-vous de lui?»

Le capitão fit tourner avec embarras son feutre entre ses mains, en baissant les yeux pour éviter le regard que le marquis fixait sur lui.

«De qui, Excellence? dit-il.

—De l'homme dont je vous parle et que vous connaissez bien.

—Dame! Excellence, reprit-il, j'en pense ce que vous en pensez vous-même probablement.

—Je vous demande votre opinion, senhor don Diogo, afin de juger si elle se rapporte à la mienne.

—Eh! Eh! fit l'Indien en hochant la tête.

—Ce qui signifie....

—Que cet individu est un traître, puisque vous exigez absolument que je le dise, Excellence.

—Ainsi, vous aussi vous croyez à une trahison de sa part?

—Dame! Excellence, pour parler franchement, car c'est une explication franche que vous me demandez, n'est-ce pas?

—Certes!

—Eh bien! Je suis convaincu que ce mamaluco maudit nous mène tout doucement à quelque traquenard qu'il a préparé de longue main sous nos pas, et dans lequel il nous fera tomber au moment où nous y penserons le moins.

—Ceci est fort sérieux, savez-vous? répondit le marquis d'un air rêveur.

—Très sérieux, en effet, Seigneurie; Malco est un Sertanejo, et, dans la langue du désert, sertão est le synonyme de trahison.

—Eh bien! Je vous l'avoue, capitão, les soupçons que vous émettez en ce moment sur notre guide ne m'étonnent pas: ils m'étaient, depuis quelques jours, venus à moi-même.

—Je suis heureux, Excellence, de vous voir partager mon opinion; seulement, permettez-moi de vous dire que je n'ai pas de soupçons.

—Comment, vous n'avez pas de soupçons? s'écria le marquis avec surprise.

—Non, j'ai une certitude.

—Une certitude! Et vous ne m'en avez rien dit jusqu'à présent.

—Excellence, c'est toujours une chose fort sérieuse que de dénoncer un homme et de l'accuser, lorsque surtout on n'a à l'appui de cette accusation à montrer aucune preuve matérielle; j'ai une certitude morale, oui, mais il me serait impossible de prouver ce que j'avance en ce moment devant vous.»

Le marquis laissa tomber sa tête sur la poitrine et demeura silencieux pendant quelques instants.

«Mais, reprit-il, cette certitude morale dont vous me parlez se base sur des indices quelconques?

—Oh! Les indices ne manquent pas, Excellence; malheureusement, ces indices paraîtraient bien futiles si je les révélais à des personnes qui ne fussent pas prévenues; voilà pourquoi je me suis abstenu de vous rien dire avant que vous m'interrogeassiez.

—Peut-être avez-vous eu raison d'agir ainsi, don Diogo, mais maintenant la position est changée; c'est moi qui de mon propre mouvement vous ai demandé cet entretien; la situation dans laquelle nous nous trouvons est critique, elle peut le devenir davantage encore, ne craignez donc pas de vous expliquer nettement avec moi.

—Je le ferai, puisque vous le désirez, Seigneurie; d'ailleurs, quoi qu'il arrive, j'ai pour moi la conviction de faire mon devoir, et cela me suffit, quand même Malco parviendrait à prouver à Votre Excellence que je ne lui ai pas dit la vérité.

—Vous n'avez rien à redouter du senhor Malco.

—Tout violent et tout méchant qu'il est, Seigneurie, répondit le capitão avec une certaine animation, je ne le crains pas, et il le sait bien; cette fois-ci n'est pas la première où nous avons eu maille à partir ensemble; déjà à diverses reprises nous nous sommes mesurés et nos griffes se sont trouvées de même longueur.

—Je n'attachais pas à mes paroles le sens que vous leur prêtez, senhor, vous n'avez rien à redouter de Malco Diaz, par la raison toute simple qu'il n'est plus à mon service et qu'il a quitté le camp pour ne plus y revenir, sans doute.

—Comment, Seigneurie, s'écria l'Indien avec étonnement, vous l'avez congédié?

—Non pas, c'est lui-même, de son plein gré qui nous a abandonnés à nous-mêmes.»

Le capitão fronça les sourcils en hochant la tête à plusieurs reprises.

«Votre Excellence a eu tort de le laisser partir; lorsqu'on tient en son pouvoir un coquin de cette trempe, on ne le lâche pas.

—Que pouvais-je faire? Son engagement était terminé, il a refusé de le renouveler ou seulement de le prolonger de quelques jours, j'ai été contraint de consentir à son départ.

—C'est juste, Excellence, pardonnez-moi; cet homme était libre, vous ne pouviez pas le retenir; c'est égal, en pareil cas, moi je n'aurais pas agi ainsi, surtout après les soupçons que vous m'avez dit avoir sur lui.

—Je sais bien que j'ai eu tort; malheureusement je n'avais aucun prétexte à lui donner, aucune raison plausible à faire valoir pour l'arrêter, cela aurait produit un scandale que j'ai voulu éviter; si j'avais échoué cela aurait probablement précipité la catastrophe qui sans doute nous menace.

—Oui, oui, tout cela est vrai; mais, croyez-moi, Seigneurie, si Malco nous a aussi brusquement quittés, c'est qu'il avait de fortes raisons pour cela, qu'il nous a sans doute conduits juste au point où il voulait nous faire arriver, et qu'il a près d'ici des affidés avec lesquels il prépare notre perte.

—Je le crois comme vous, don Diogo; mais quels sont ces affidés? Où sont-ils embusqués? Voilà ce que je ne saurais dire, et cependant ce qu'il serait fort important pour nous de savoir, et cela le plus tôt possible.»

Le capitão sourit avec finesse.

«Seuls les oiseaux et les poissons ne laissent pas de traces de leur passage, dit-il; si adroit que soit un homme, on peut toujours, en s'en donnant la peine, découvrir sa piste.

—Ainsi, vous vous feriez fort de savoir où cet homme s'est retiré?

—Parfaitement, Excellence; malgré les précautions dont il a entouré sa fuite et le soin qu'il a pris pour cacher sa piste, je suis certain de la découvrir en moins d'une heure, et cela d'autant plus facilement que depuis longtemps déjà je le surveille et que j'ai étudié ses habitudes.

—Malheureusement, avant de rien entreprendre, il nous faut attendre le lever du soleil, et la nuit lui suffira pour se mettre à l'abri de notre atteinte.

—Pourquoi attendrions-nous jusqu'à demain, Excellence? Je vous prie de me pardonner d'oser vous interroger.

—Dame, il me semble que pour découvrir une piste, serait-elle même très bien indiquée, la première condition est d'y voir clair, et en ce moment nous sommes enveloppés de ténèbres d'autant plus épaisses que la nuit est sans lune.

—Ceci est de peu d'importance, Seigneurie, répondit en souriant le capitão; pour un homme accoutumé, ainsi que je le suis, à parcourir le désert à toute heure et dans tous les sens, les ténèbres n'existent pas.

—Ainsi, s'écria le marquis avec un vif mouvement de satisfaction, si je vous ordonnais de monter à cheval?...

—J'y monterais à l'instant, Seigneurie.

—Et vous me rapporteriez des nouvelles?

—Cela ne fait pas de doute, ne suis-je pas un Indien moi-même, Excellence, un Indien civilisé, il est vrai, mais cependant j'ai conservé assez de la sagacité qui distingue la race à laquelle j'appartiens, pour ne pas craindre d'échouer dans une démarche qui, quoiqu'elle vous semble très difficile à mener à bien, n'est pourtant pour moi qu'un jeu d'enfant.

—Puisqu'il en est ainsi, don Diogo, mettez-vous donc en selle le plus tôt possible, et allez, au nom du ciel; j'attends votre retour avec la plus vive impatience.

—Avant le lever du soleil, je reviendrai, soyez sans inquiétude, Excellence, et avec de bonnes nouvelles; mais j'ai besoin que vous me laissiez conduire cette affaire à ma guise.

—Agissez comme vous le voudrez, capitão, je m'en rapporte à votre finesse et à votre loyauté.

—Je ne tromperai pas votre attente, Seigneurie,» répondit le capitão en se levant.

Le marquis l'accompagna jusqu'au rideau de la tente, puis il revint s'asseoir; mais, après quelques minutes de réflexion, il se leva brusquement, sortit et se dirigea à grands pas vers la tente mystérieuse dont nous avons déjà eu occasion de dire quelques mots, et dans laquelle il entra après s'être fait reconnaître par les sentinelles qui avaient été, sur son ordre exprès, chargées de veiller sur elle.

Cette tente, beaucoup plus vaste que celle dressée pour le marquis, était divisée en plusieurs compartiments par des murailles de toile ingénieusement adaptées, et ressemblait plutôt, pour le luxe et le confort, à une habitation disposée pour durer plusieurs mois, qu'à un campement éphémère de quelques heures.

Le compartiment dans lequel s'était introduit le marquis était garni de sofas: un tapis recouvrait le sol, et une lampe d'argent curieusement ciselée, posée sur un meuble, répandait une lumière douce et mystérieuse.

Une jeune négresse d'une vingtaine d'années, à la mine éveillée et à la tournure friponne, s'occupait, à l'entrée du marquis, à agacer un magnifique ara posé sur un perchoir de bois de rose, où il était retenu par une chaîne d'or attachée à l'une de ses pattes.

La négresse, sans interrompre l'occupation dans laquelle elle semblait se complaire, et tout en faisant pousser à l'oiseau des cris discordants, se pencha nonchalamment vers le marquis, en se tournant à demi de son côté par un mouvement rempli d'une suprême insolence, laissa filtrer un regard railleur entre ses longs cils et attendit qu'il lui adressât la parole.

Le marquis, sans paraître remarquer l'attitude hostile arborée par l'esclave, fit quelques pas vers elle et, la touchant légèrement du doigt:

«Phœbé, lui dit-il en espagnol, vous plairait-il de remarquer ma présence?

—Que me fait votre présence à moi, señor marqués, répondit-elle en haussant légèrement les épaules.

—A vous, rien, Phœbé, c'est vrai, aussi n'est-ce pas pour vous que je suis venu, mais pour votre maîtresse, à laquelle je vous prie d'annoncer sans plus de retard ma présence.

—A cette heure?

—Pourquoi pas?

—Parce que doña Laura, fatiguée à ce qu'il paraît par le long trajet qu'il lui a fallu faire aujourd'hui, s'est retirée en m'ordonnant de ne laisser personne parvenir jusqu'à elle, et que, selon toute probabilité, elle s'est immédiatement livrée au repos.»

Une rougeur fébrile envahit le visage du marquis, ses sourcils se froncèrent à se joindre; il fît un geste de colère, mais, comprenant sans doute le ridicule d'une scène avec une esclave qui accomplissait un ordre donné, il se maîtrisa aussitôt et, s'inclinant avec un sourire:

«C'est bien, dit-il en haussant avec intention légèrement la voix, votre maîtresse est libre chez elle d'agir à sa guise; je ne me permettrai pas d'insister davantage, seulement cet entretien que depuis quelques jours elle me refuse avec une si grande obstination, je saurai là contraindre à me l'accorder.»

A peine avait-il prononcé ces paroles qu'un rideau fut soulevé, et doña Laura entra dans le salon:

«Vous me menacez, je crois, don Roque de Castelmelhor,» dit-elle d'une voix incisive et fière.

Et s'adressant à la jeune esclave:

«Retire-toi, Phœbé, ajouta-t-elle; mais ne t'éloigne pas assez pour que, si j'avais besoin de toi, tu ne pusses accourir aussitôt.»

Phœbé baissa la tête, jeta un dernier regard au marquis et sortit du salon.

«Maintenant, señor caballero, reprit doña Laura dès que l'esclave eut disparu, parlez, je vous écoute.»

Le marquis s'inclina respectueusement devant elle.

«Pas avant, señorita, que vous ayez daigné prendre un siège.

—A quoi bon? Mais, ajouta-t-elle avec intention, si cette preuve de condescendance de ma part doit abréger cette entrevue, j'aurais mauvaise grâce de ne pas vous obéir.»

Le marquis se mordit les lèvres, mais il ne répondit pas.

Doña Laura alla s'asseoir sur le sofa le plus éloigné, et, croisant d'un air ennuyé les bras sur la poitrine, tout en fixant sur son interlocuteur un regard hautain:

«Parlez donc maintenant, je vous prie, dit-elle, Phœbé ne vous a pas menti, caballero, je suis extrêmement fatiguée, et l'obligation dans laquelle je suis d'obéir à vos ordres a pu seule me contraindre à vous recevoir.»

Ces paroles furent sifflées, si nous pouvons employer l'heureuse expression d'un vieil auteur, du bec le plus affilé qui se puisse imaginer et doña Laura pencha sa tête sur un coussin en dissimulant à demi un bâillement.

Mais la résolution du marquis était prise de ne rien voir et de ne rien comprendre; il s'inclina en signe de remercîment et se prépara à parler.

Doña Laura avait seize ans; elle était toute gracieuse et toute mignonne; sa taille hardiment cambrée avait cette désinvolture que possèdent seules les femmes espagnoles; sa démarche était empreinte de cette nonchalante langueur si remplie de voluptueuses promesses dont les Hispano-Américaines ont dérobé le secret aux Andalouses. Ses longs cheveux châtain foncé tombaient en boucles soyeuses sur ses épaules d'une blancheur éclatante; ses yeux bleus et rêveurs semblaient refléter l'azur du ciel et étaient couronnées par des sourcils noirs dont la ligne pure était tracée comme avec un pinceau; son nez droit aux ailes roses et mobiles, sa bouche petite et charmante, qui laissait en s'entr'ouvrant paraître le double chapelet de ses dents de perles, lui complétaient une beauté rendue plus suave et plus noble encore par la finesse et la transparence de son épiderme, sous lequel on voyait circuler un sang riche et généreux.

Vêtue de gaze et de mousseline de même que toutes les créoles, la jeune fille était ravissante, blottie sur son sofa, comme le beija flor dans le calice d'une fleur; en ce moment surtout qu'une colère contenue et maîtrisée à grand-peine faisait palpiter son sein virginal et couvrait ses joues d'un incarnat fébrile, doña Laura avait en elle quelque chose de séduisant et de majestueux à la fois qui imposait le respect et commandait presque la vénération.

Don Roque de Castelmelhor, malgré le parti pris et l'intention formelle qu'il avait laissé deviner, ne put résister au charme puissant de cette beauté si noble et si pure; son regard se baissa devant celui de la jeune fille tout chargé de haine et presque de mépris, et ce fut d'une voix légèrement émue qu'il entama cet entretien auquel il paraissait attacher tant de prix.

«Nous avons atteint señorita, dit-il, après des fatigues extrêmes, la limite des contrées civilisées du Brésil; car, si je ne me trompe, la route que maintenant il nous faut suivre, s'enfonce dans des déserts où, avant nous, quelques hardis explorateurs seulement ont osé s'aventurer; je crois donc que le moment est venu de nous expliquer franchement et de bien établir notre situation vis-à-vis l'un de l'autre.»

Doña Laura sourit avec dédain, et, l'interrompant du geste:

«Cette situation, caballero, dit-elle avec amertume, est cependant on ne peut plus claire et surtout on ne peut plus nette, je vous éviterai, si vous le désirez, l'embarras d'entrer dans certains détails en vous les rappelant moi-même.... Oh! Ne m'interrompez pas, fit-elle avec vivacité, car le jeune homme essayait de lui couper la parole, voici le fait en deux mots: mon père, Don Zèno Álvarez de Cabral, descendant de l'un des plus illustres conquistadores de ce pays, réfugié aux environs de Buenos Aires pour des motifs que j'ignore, mais qui sans doute vous importent peu, donna l'hospitalité à un voyageur égaré qui, vers le milieu de la nuit, pendant un orage effroyable se présenta à la porte de son hacienda; ce voyageur c'était vous, señor, vous, descendant d'une race non moins illustre que la nôtre, puisqu'un de vos ancêtres a été gouverneur du Brésil pour le roi. Le nom du marquis don Roque de Castelmelhor offrait à mon père toutes les garanties d'honneur et de loyauté qu'il pouvait désirer, vous fûtes donc reçu par l'exilé, non pas comme un étranger, non pas même comme un compatriote, mais comme un ami, comme un frère. Notre famille devint la vôtre; tout cela, n'est-il pas vrai? Répondez-moi, señor.

—Tout cela est vrai, señorita, répondit le marquis, dominé, malgré lui, par l'accent de la jeune fille.

—Je vois avec plaisir que vous avez, à défaut d'autre qualité, la franchise, señor, reprit ironiquement la jeune fille. Je continue: dépouillée de tous ses biens, ma famille, exilée depuis près d'un siècle du pays découvert par un de ses ancêtres, ne vivait que difficilement et ne parvenait à conserver son rang, au milieu de la population étrangère parmi laquelle le sort la contraignait à vivre, qu'en se livrant à l'élève des bestiaux sur une grande échelle et en faisant valoir des terres acquises péniblement sur la limite du désert. Vous vous étiez présenté à mon père comme une victime des intrigues politiques des gens entre les mains desquels le roi de Portugal a délégué ses pouvoirs; cette raison suffisait pour que notre maison devînt la vôtre et que mon père ne conservât pas de secrets pour vous; il en était un cependant dont, malgré toute votre adresse, il vous fut impossible d'obtenir la révélation; c'est que de la découverte de ce secret dépendait la fortune à venir de sa famille, si, ainsi que mon père l'espérait, le roi lui permettait un jour de rentrer au Brésil; ce secret que mon père, mon frère et moi nous savions seuls, par quels moyens étiez-vous arrivé, sinon à le découvrir entièrement, du moins à le pénétrer assez pour que votre convoitise et votre avarice s'éveillassent au point de vous faire trahir vos bienfaiteurs, voilà ce que je ne chercherai pas à expliquer; la bassesse humaine a des replis dans lesquels il ne saurait me convenir de fouiller; bref, vous qui, pendant plusieurs mois, aviez vécu dans notre intimité sans paraître m'honorer de la moindre attention, me traitant plutôt en enfant qu'en jeune fille, et ne m'accordant que cette politesse banale dont l'éducation vous faisait un devoir, je remarquai que tout à coup vos manières avaient complètement changé à mon égard et que vous me faisiez une cour assidue. Folle et rieuse enfant, comme je l'étais alors, cela m'étonna, sans cependant me toucher; vos attentions, loin de me plaire, me fatiguaient. Vous voyez que moi aussi je suis franche, caballero.

—Continuez, señorita, répondit en souriant le marquis, depuis longtemps déjà je connais votre franchise, il me reste à apprendre si vous poussez aussi loin la perspicacité.

—Vous ne tarderez pas à en juger, señor, reprit-elle ironiquement; peut-être vos soins et vos attentions auraient obtenu le résultat que vous en espériez, et en serais-je arrivée, sinon à vous aimer, du moins à m'intéresser à vous, mais malheureusement, ou heureusement pour moi, je ne tardai pas à voir clair, sinon dans votre cœur, du moins dans votre pensée. Emporté par l'insatiable avarice qui vous dévorait, et vous dévore sans doute encore, vous vous étiez, à plusieurs reprises, laissé aller devant moi à me parler de toute autre chose que de votre feint amour.

—Oh! Señorita! exclama le marquis avec un geste de dénégation.

—Oui, reprit-elle avec une amère raillerie, je sais que vous êtes un comédien consommé, et qu'il ne tiendrait qu'à moi, aujourd'hui encore, de croire à cette passion dont vous faites un si grand étalage; malheureusement les faits sont là, péremptoires et sans réplique, pour donner un éclatant démenti à vos paroles.»

La jeune fille fit une pause de quelques secondes comme pour laisser au marquis la facilité de lui répondre, mais celui-ci, loin de le faire, se mordit les lèvres avec dépit et courba la tête.

Doña Laura sourit.

«La façon brutale dont vous m'avez enlevée traîtreusement au mépris de toutes lois divines et humaines, lorsque mes dédains réitérés vous eurent fait acquérir la certitude que je vous avais deviné, est pour moi la preuve la plus évidente de l'odieuse machination dont j'ai été la victime; si vous m'aimiez réellement, rien ne vous était plus facile que de demander ma main à mon père; pourquoi ne l'avez-vous pas fait?

—Vous-même, señorita, n'aviez-vous pas répondu par un refus à la demande que j'avais eu l'honneur de vous adresser, répondit le marquis avec un accent de sarcasme caché.

—Certes, mais je ne suis qu'une jeune fille, répondit-elle avec animation, une enfant, vous-même l'avez dit, qui s'ignore soi-même et qui ne sait encore ni ce qu'elle aime ni ce qu'elle hait. Cette demande en mariage ne devait donc en aucune façon, et surtout au point de vue des convenances, m'être adressée à moi, mais à mon père seul, ou, à son défaut, à mon frère; mais non, vous aviez un autre but: ce mariage n'était qu'un prétexte pour vous emparer des immenses richesses que vous convoitez. En ce moment, vous n'oseriez me soutenir en face le contraire.

—Qui sait? murmura-t-il d'un air railleur.

—Aussi vous avez préféré me faire tomber dans un guet-apens, m'enlever à ma famille, que ma disparition plonge dans le plus profond désespoir, et me forcer à vous suivre, moi, pauvre enfant innocente et sans défense, prisonnière au milieu des bandits dont vous êtes le chef, au fond d'horribles déserts.

—Depuis que, selon votre expression, señorita, je vous ai si brutalement enlevée à votre famille, me suis-je conduit envers vous autrement que doit le faire un gentilhomme de mon nom et de ma race! N'ai-je pas, au contraire, toujours été pour vous l'esclave le plus dévoué et le plus attentif; ne vous ai-je pas, autant que le permettent les circonstances difficiles où je me trouve, entourée des soins les plus assidus et du respect le plus profond.

—C'est vrai, répondit-elle en éclatant d'un rire nerveux, de cela je dois convenir, mais quelle est la cause de ces soins et de ces respects?

—L'amour le plus sincère et le plus ...

—Assez de mensonges, señor, s'écria-t-elle avec violence, votre premier mot, en entrant sous cette tente, vous a trahi malgré vous!

—Señora!

—Vous vous croyez arrivé dans les parages du pays diamantaire découvert par un de mes ancêtres, et vous voulez essayer d'obtenir enfin de moi, par persuasion ou peut-être par violence, car l'avarice vous aveugle, la révélation du secret que vous vous imaginez que je possède! Osez me soutenir le contraire.»


IV

UN NOBLE BANDIT.

Il y eut, après cette accusation si énergiquement formulée par la jeune fille, quelques minutes d'un silence funèbre sous la tente.

Au dehors, le vent fouettait les arbres et faisait s'entrechoquer leurs branches avec des grincements sinistres ressemblant à des plaintes humaines.

Les feuilles tourbillonnaient dans l'air et retombaient en grésillant sur les buissons; à de courts intervalles, la note lugubre de la chouette cachée dans le creux des rochers s'élevait, répétée de loin en loin comme un morne écho; des rumeurs vagues et sans nom passaient, emportées sur l'aile de la brise, mourant pour renaître sans cesse, ajoutant encore à la mystérieuse horreur de cette nuit sombre et sans lune, dont les ténèbres épaisses imprimaient aux objets une apparence fantastiquement funèbre.

Le marquis s'était levé, les bras croisés derrière le dos, la tête penchée sur la poitrine; il marchait à grands pas dans la tente, en proie à une agitation intérieure, qu'il faisait de vains efforts pour dissimuler.

Doña Laura, à demi couchée sur le sofa, la tête rejetée en arrière, le suivait d'un regard fixe et moqueur, attendant avec une inquiétude secrète l'explosion prochaine de cette colère qu'elle n'avait pas craint d'exciter, redoutant, sans nul doute, les conséquences que pourraient avoir pour elle les paroles cruellement vraies qu'elle s'était laissé emporter à prononcer; mais trop fière pour consentir à une rétractation, et ne voulant pas que son visage révélât, à l'ennemi qu'elle avait bravé et au pouvoir duquel elle se trouvait, les terreurs dont elle était en ce moment assaillie.

Enfin, au bout de quelques minutes, qui parurent un siècle à la jeune fille, le marquis s'arrêta en face d'elle et releva la tête.

Son visage était pâle, mais ses traits avaient repris leur apparence insouciante et railleuse; seul, un léger tressaillement nerveux de ses sourcils, indice chez lui d'une colère furieuse maîtrisée à grand-peine, témoignait des efforts qu'il lui avait fallu faire pour se dompter et reprendre sa puissance sur lui-même.

Ce fut d'une voix douce, harmonieuse et exempte d'émotion qu'il reprit l'entretien si brusquement rompu.

«Je vous ai laissée, n'est-ce pas, señorita, dit-il, parler sans vous interrompre; j'ai, dans cette circonstance,—vous me rendrez au moins cette justice,—fait preuve, non seulement de patience, mais encore de bon goût; en effet, ajouta-t-il avec un sourire ironique qui glissa à travers ses lèvres contractées et vint frapper la jeune fille au cœur d'un douloureux pressentiment; à quoi bon discuter un fait accompli? Rien de ce que vous direz ne changera votre position actuelle, vous êtes en mon pouvoir; nulle puissance humaine ne parviendra à modifier mes intentions sur vous; cet entretien que j'aurais désiré laisser se dérouler dans des conditions plus amicales peut-être, vous-même, de votre plein gré, l'avez placé sur le terrain brûlant où il se trouve en ce moment; qu'il soit fait selon votre volonté; j'accepte la lutte aussi franchement que vous me la présentez. Expliquons-nous donc une fois pour toutes, afin de bien nous comprendre et de ne plus revenir sur un sujet qui, sous tant de rapports, doit nous être à tous deux si pénible.»

Il s'arrêta, la jeune fille appuya coquettement sa tête sur sa main droite et, le couvrant d'un regard où le mépris et la raillerie se mêlaient à un degré extrême, elle lui répondit d'une voix nonchalante et ennuyée:

«Vous commettez une grave erreur, caballero, si je dois après ce qui s'est passé entre nous vous donner encore ce titre; cet entretien, auquel vous tenez tant, je m'en soucie fort peu; en vous voyant, mon indignation longtemps contenue a débordé malgré moi, j'ai voulu vous prouver que je n'étais pas votre dupe, et que je connaissais aussi bien que vous les projets chimériques que vous caressez au fond de votre cœur, voilà tout. Maintenant que je me suis expliquée clairement et sans ambages, je vous laisserai parler tout autant que cela vous plaira, puisqu'il m'est impossible de vous imposer silence et que je suis condamnée à vous entendre; seulement, je vous en préviens d'avance, afin de vous éviter des frais d'éloquence inutiles, quoi que vous me disiez, quelles que soient les menaces que vous me fassiez, vous n'obtiendrez pas de moi l'honneur d'une réponse; maintenant, parlez ou retirez-vous, à votre choix, l'un m'est aussi indifférent que l'autre.»

Le marquis se mordit les lèvres avec tant de violence que le sang en jaillit; mais, reprenant son apparente insouciance, il répondit en ricanant:

«En vérité, señorita, cette résolution est bien arrêtée dans votre esprit? Vous ne daignerez pas me répondre? Je serai privé d'entendre résonner à mon oreille l'harmonieuse musique de votre voix si douce? Voilà qui est cruel; mais qui sait, peut-être parviendrai-je à éveiller votre curiosité ou à faire vibrer une des fibres secrètes de votre cœur la sympathie a une si grande puissance, alors, malgré vous, j'en suis convaincu, vous manquerez à votre héroïque serment.

—Essayez, répondit-elle en souriant avec dédain, l'occasion est belle pour me donner un démenti.

—Je n'aurai garde de la laisser échapper, señorita.»

Le marquis approcha une butaca, la plaça à quelques pas, juste en face de la jeune fille, s'assit et, prenant une pose remplie de grâce et de nonchalance, il continua d'un ton aussi paisible que s'il eût entamé une causerie intime:

«Señorita, dit-il, vous avez parfaitement, je dois en convenir, défini notre position respective; ce secret que vous possédez m'a été révélé par hasard par un ancien serviteur de votre famille qui, soit dit entre parenthèse, me l'a vendu fort cher; c'est donc avec l'intention la plus formelle d'obtenir les renseignements indispensables à la réussite de mes plans que je me suis présenté à votre père. Vous voyez que j'imite votre franchise.... Le temps de la dissimulation est passé entre nous.... L'heure est arrivée de nous parler à cœur ouvert. J'ai semblé, il est vrai, pendant les premiers jours ne vous accorder qu'une médiocre attention, ce qui n'est pas un de mes moindres griefs à vos yeux; car, je l'avoue, votre beauté est éclatante, votre intelligence supérieure, et vous êtes une femme désirable sous tous les rapports, comme beaucoup d'hommes seraient heureux d'en rencontrer une pour passer leur vie avec elle; mais je n'avais pas entrepris un aussi long voyage pour en perdre les fruits dans une amourette. Je ne vous aimais pas, et, pour tout vous dire, je ne vous aime pas davantage aujourd'hui. Une femme comme vous, si ravissante que vous soyez, ne saurait me convenir: votre caractère a trop de rapports avec le mien; tous deux nous sommes trop fiers, trop jaloux de notre liberté, trop désireux d'imposer notre volonté, pour qu'il existe entre nous la moindre sympathie et que la vie en commun nous soit possible. J'ai essayé d'abord sur votre père et sur votre frère les moyens de séduction dont je disposais; malheureusement, tous mes efforts ont été inutiles, ma diplomatie perdue, et ce n'est qu'en désespoir de cause que je me suis adressé à vous; je vous aurais épousée probablement si vous aviez consenti à m'accorder votre main: pardonnez-moi cette franchise brutale; mais, résolu à m'emparer du trésor que je convoite, j'aurais, pour m'en assurer la possession, accompli ce que je regarde comme le sacrifice le plus grand, c'est-à-dire l'acte d'aliéner à tout jamais ma liberté en faveur d'une femme que je n'aimais pas. Vous-même, señorita, avez pris soin de me sauver de ce suicide moral en répondant par un refus formel à la demande que je vous adressais, recevez ici, señorita, l'expression de mes remercîments les plus sincères.»

La jeune fille s'inclina avec un sourire moqueur, et elle frappa dans ses mains à deux ou trois reprises. Presque aussitôt le rideau fut soulevé, et l'esclave parut.

«Phoebé, lui dit doña Laura, comme probablement je ne pourrai prendre que fort tard le repos dont j'ai besoin, et que je sens malgré moi s'appesantir mes paupières et le sommeil me gagner, sers-moi le maté, mon enfant, et apporte-moi en même temps quelques papelitos, peut-être que ces deux excitants combinés et pris à forte dose triompheront de la somnolence qui m'accable et me permettront d'écouter les charmants discours du señor marquis aussi longtemps qu'il lui plaira de me les continuer.»

L'esclave sortit en riant, et le marquis demeura un instant atterré devant le sang-froid superbe de la jeune fille et son héroïque indifférence.

Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles les deux interlocuteurs s'observèrent silencieusement, puis le pas léger de la négresse se fit de nouveau entendre, et elle reparut tenant dans ses mains un plateau d'argent sur lequel se trouvaient le maté, des cigarettes en paille de maïs et un braserito d'argent plein de feu.

Phoebé présenta le maté à sa maîtresse, et fit un mouvement pour se retirer.

«Demeure, chica, lui dit doña Laura, ce que le señor marquis a à me dire encore ne doit pas être assez sérieux pour que toi, née sur l'habitation de mon père, tu ne puisses l'entendre.»

La jeune servante posa sur une table le plateau qu'elle tenait, et vint incontinent se coucher aux pieds de sa maîtresse, en échangeant avec elle un sourire moqueur qui redoubla encore, si cela est possible, la rage du marquis; cependant il ne fit pas la moindre observation et ne laissa rien paraître de l'effet produit sur lui par cette nouvelle raillerie.

«Soit, dit-il en s'inclinant, je continuerai devant votre esclave, señorita; peu m'importe qui m'entende et qui m'écoute; d'ailleurs, rassurez-vous, je n'ai plus que quelques mots à dire, puis je vous laisserai libre de vous livrer au repos si tel est votre désir.»

Doña Laura aspirait son maté sans s'occuper en aucune façon des paroles du marquis.

«Tu ne mets jamais assez de sucre dans le maté, chica, dit-elle, celui-ci est amer; mais peut-être n'en vaudra-t-il que mieux pour me tenir éveillée.

—Je vous disais donc, señorita, continua imperturbablement le marquis, que, repoussé par vous, mais ne voulant pas renoncer à des projets depuis longtemps mûris et arrêtés dans mon esprit, j'avais enfin résolu de vous enlever. Chez un homme de mon caractère, une résolution prise est immédiatement exécutée. Je ne vous ennuierai pas du récit des moyens employés par moi pour réussir à tromper l'inquiète vigilance et la sollicitude de votre famille. Puisque vous êtes ici seule, en mon pouvoir, à plusieurs centaines de lieues de la résidence de votre père, c'est que non seulement j'ai réussi à vous faire tomber dans le piège tendu par moi sous vos pas, mais encore à si bien égarer les soupçons de ceux qui s'intéressent à votre sort, qu'ils ne savent même pas encore aujourd'hui quelle direction il leur faudrait prendre pour retrouver vos traces.

—Décidément, Phoebé, ce maté est trop amer, dit la jeune fille en repoussant la tasse; donne-moi une cigarette.»

L'esclave obéit.

«Maintenant, señorita, continua le marquis toujours impassible, j'arrive au but de cet entretien dont tout ce qui a été dit jusqu'à présent n'est en quelque sorte que la préface, préface un peu longue peut-être, mais que vous me pardonnerez, car elle était indispensable pour que je fusse bien compris de vous. Je vous ai enlevée, cela est vrai, mais rassurez-vous: tant que vous demeurerez sous ma garde, votre honneur sera sauvegardé, je vous en donne ma foi de gentilhomme. Vous souriez, vous avez tort. Je suis honnête à ma manière. Jamais, quoiqu'il arrive, je n'abuserai de votre position, autrement que pour obtenir de vous la révélation du secret que vous vous obstinez sans raison à garder. Que vous importe la connaissance de ce riche gisement de diamants, puisque jamais, ni vous, ni aucun des membres de votre famille vous ne serez en position de l'exploiter; il est donc inutile entre vos mains. Pourquoi moi que tout favorise, qui en ce moment peux ce que je veux, n'en profiterais-je pas? Dieu n'a pas créé de telles richesses pour qu'elles demeurent éternellement enfouies. À l'or et au diamant il faut le soleil, comme à l'homme il faut l'air. Réfléchissez; toute dénégation de votre part serait inutile. Donnez-moi les indications exactes que j'attends de vous, et immédiatement je vous rends, non seulement la liberté, mais encore je m'engage à vous faire remettre saine et sauve, sans que votre honneur puisse être suspecté, aux mains de votre famille, si longue que soit la distance qui nous sépare d'elle actuellement. Si bizarre que vous paraisse cette proposition, elle est sérieuse pourtant, et mérite, il me semble, d'être par vous prise en considération. Réfléchissez-y bien, il s'agit, pour vous de tout votre bonheur à venir que vous jouez en ce moment par un point d'honneur mal compris. Votre père ou votre frère seraient ici qu'ils vous ordonneraient eux-mêmes de parler, j'en suis convaincu, et, de retour près d'eux, ils vous absoudront avec joie, en vous revoyant, d'avoir manqué à votre parole; répondez-moi un mot, un seul: «Oui,» et à l'instant vous êtes libre.»

Le marquis fit une pause. Doña Laura demeura muette, elle semblait ne pas avoir entendu.

Don Roque fit un geste de dépit.

«Vous vous obstinez, señorita, reprit-il avec une certaine animation, vous avez tort; vous jouez, je vous le répète, votre avenir et votre bonheur futur en ce moment, mais je veux être de bonne composition avec vous. Faites bien attention à ce que je vais vous dire, señorita, je vous laisse jusqu'à demain, à l'heure du départ, pour me donner une réponse catégorique.

—Une autre cigarette, Phoebé, interrompit doña Laura en haussant les épaules.

—Prenez-y garde, s'écria don Roque avec une irritation mal contenue. Prenez-y garde, señorita, il faut en finir une fois pour toutes avec ces continuelles dénégations.»

La jeune fille se leva, fit un pas vers le marquis, le toisa un instant de la tête aux pieds en le couvrant pour ainsi dire d'un regard chargé de tout le mépris qu'elle éprouvait pour lui, et, se tournant vers Phoebé immobile et muette à ses côtés:

«Viens, chica, lui dit-elle en appuyant la main sur son épaule, la nuit est fort avancée, il est temps de nous retirer et de nous livrer au sommeil; le sommeil fait oublier.»

Et sans accorder un regard de plus au marquis, muet et stupéfié de cette audacieuse initiative, la jeune fille quitta le salon.

Malgré lui, le marquis demeura un instant immobile à la place qu'il occupait, les yeux opiniâtrement fixés sur le rideau dont les plis conservaient encore une dernière et presque insensible vibration. Tout à coup, il se redressa, passa sa main sur son front moite de sueur, et, lançant un regard de haine du côté où doña Laura avait disparu:

«Oh! s'écria-t-il d'une voix étouffée par la fureur, de combien de tortures payerai-je tant d'insultes.»

Il quitta la tente en chancelant comme un homme ivre.

L'air froid de la nuit en frappant son visage lui fît éprouver un indicible soulagement; peu à peu ses traits se rassérénèrent, le calme rentra dans son esprit; un ironique sourire plissa ses lèvres minces, et il murmura à demi-voix, tout en se dirigeant à grands pas vers sa tente:

«Insensé que je suis de m'emporter ainsi contre une folle enfant; que me font en réalité, ses insultes et ses mépris? Ne suis-je pas le maître de briser son orgueil! Patience! Patience! Ma vengeance, pour être longue à arriver, ne la frappera que plus cruellement et ne sera que plus terrible.»

Le plus profond silence régnait dans le campement. Sauf les sentinelles qui veillaient sur la sûreté commune, tous les Brésiliens dormaient du sommeil le plus calme, étendus çà et là autour des feux à demi éteints, on n'entendait d'autre bruit que celui de la brise sifflant à travers les arbres et la note plaintive de la chouette qui parfois se mariait aux hurlements lointains des bêtes fauves en quête d'une proie.

Le marquis rentra dans sa tente. Après avoir relevé la mèche d'une lampe dont la lueur tremblotante éclairait faiblement les objets environnants, don Roque approcha un escabeau d'un ballot qui lui servait de table, et sortant de sa poitrine, un papier jauni et maculé, sur lequel était grossièrement dessiné, par une main inhabile, une espèce de plan informe, il se mit à l'étudier avec le plus grand soin et ne tarda pas à être complètement absorbé par les réflexions que sans doute ce plan suggérait.

La nuit tout entière s'écoula ainsi, sans que le marquis quittât la position qu'il avait prise et sans que ses yeux se fermassent un seul instant.

C'est que ce plan, tout informe et incomplet qu'il paraissait être, était celui du pays diamantaire qui recélait les incalculables richesses si ardemment convoitées par le jeune homme, et que, commençant à pressentir la possibilité d'un refus de la part de la jeune fille, refus contre lequel viendraient se briser, comme sur un roc, toutes les combinaisons élaborées avec tant de soin par lui, il cherchait, en redoublant de soin dans l'étude de ce plan, à éluder cette difficulté et à trouver, sans secours étranger, cette riche proie qui menaçait de lui échapper et dont la pensée seule lui brûlait le cœur.

Mais ce plan fait de mémoire longtemps après avoir vu le pays, et ce, d'une façon superficielle, par un homme ignorant, ne pouvait malheureusement être que d'un faible secours au marquis; il le sentait malgré lui, et cette certitude redoublait sa fureur.

Mais que faire à une femme plus qu'il avait fait à doña Laura? Comment vaincre sa résistance et la contraindre à parler? Si profondément corrompu, si complètement vicieux que fût le marquis, cependant il était gentilhomme de haute race, il restait encore en lui quelque chose de sa noble origine, et quels que fussent les projets de vengeance qu'il recélât dans sa pensée contre cette frêle créature qui s'obstinait à lui tenir tête, il y avait des moyens dont la seule idée le faisait frémir et devant lesquels il reculait avec horreur, tant il lui répugnait d'en arriver à des violences matérielles, lâchetés honteuses, indignes de lui.

Depuis plus de trois heures déjà le soleil était levé; le marquis, toujours plongé dans ses réflexions, n'avait pas semblé s'apercevoir du retour de la lumière, lorsque le galop d'un cheval, qui se rapprochait rapidement, lui fit subitement relever la tête.

Au même instant, le rideau de la tente fut soulevé et le capitão entra.

L'Indien était couvert de poussière, ses traits enflammés et son front inondé de sueur témoignaient de la vélocité de la course qu'il venait d'accomplir.

«Ah! C'est vous, Diogo, s'écria le marquis en l'apercevant, soyez le bienvenu. Quoi de nouveau?

—Rien, Excellence, répondit le capitão.

—Comment rien, est-ce que vous n'auriez pu parvenir à découvrir la piste de ce Malco?

—Pardonnez-moi, Excellence, j'ai suivi au contraire cette piste pendant plus de trois heures.

—Alors, vous devez avoir des nouvelles?

—J'en ai, oui Excellence, mais non pas, sans doute, celles que vous attendez.

—Expliquez-vous, mon ami, j'ai la tête un peu fatiguée, et je ne suis nullement en train de deviner des énigmes.

—Voici le fait en deux mots, Excellence. Après avoir, ainsi que je vous l'ai dit, suivi pendant environ trois heures sans dévier d'une ligne la piste de Malco, piste, soit dit à son honneur, parfaitement embrouillée et à laquelle tout autre que moi se serait inévitablement laissé tromper, tant elle était habilement faite, je suis arrivé sur la lisière d'une forêt où je n'hésitai pas à entrer; absorbé par le soin que je prenais de ne pas m'écarter de cette piste endiablée, je ne songeai pas à veiller autour de moi, de sorte que j'allai tout droit donner dans un campement indien.

—Un campement d'Indiens si près de nous! s'écria le marquis avec surprise.

—Mon Dieu oui, Excellence.

—Mais d'Indiens mansos, sans doute.

—Non pas, Excellence; d'Indiens bravos, au contraire, et des plus bravos de cette contrée encore.

—Hum! Déjà.

—Oui; je me trouvai donc subitement face à face avec trois Indiens, dont l'un était un Guaycurus, l'autre un Payagoas; quant au troisième c'était tout simplement un esclave Mondurucu.

—Oh! Oh! Voilà qui est sérieux pour nous.

—On ne peut plus sérieux, Excellence.

—Et comment vous êtes-vous sorti de ce guêpier?

—De la manière la plus simple du monde, Excellence; ces sauvages ont de l'honneur, à leur façon s'entend; bien que mon uniforme leur révélât à l'instant qui je suis, c'est-à-dire un de leurs ennemis les plus acharnés, cependant ils m'accueillirent amicalement, et m'invitèrent à m'asseoir près de leur feu.

—Cela est étrange, murmura le marquis.

—Pas autant que cela doit sembler aux personnes qui ne connaissent pas les mœurs de ces barbares, Excellence. Voyant qu'ils me recevaient ainsi, j'acceptai franchement leur invitation et je m'assis près d'eux; mon but était de les faire causer, ce à quoi je réussis complètement.

—Ah! Ah! Et que vous dirent-ils?

—Ils m'apprirent que Malco les était venu trouver quelques heures avant moi, qu'il s'était longuement entretenu avec eux et qu'il leur avait appris votre présence, le nombre d'hommes dont vous disposiez et jusqu'à l'endroit juste où vous aviez assis votre camp pour la nuit.

—Le misérable! Le double traître! s'écria le marquis avec colère.

—Je partage entièrement votre opinion, Excellence; cette révélation, je vous l'avoue, me donna fort à réfléchir, et me mit dans un grand embarras dont je ne savais comment sortir, lorsque les Indiens eux-mêmes me fournirent les moyens de faire une retraite honorable.

—Comment cela?

—Le chef Guaycurus m'annonça avec courtoisie que la trêve conclue avec les blancs était rompue depuis deux jours.

—Oh! exclama le marquis, quelle fatalité! Echouer si près du but.

—Permettez-moi d'achever, Excellence.

—Parlez, parlez.

—Le chef ajouta que probablement, comme depuis longtemps déjà vous aviez quitté les plantations, vous ignoriez cette rupture; en conséquence, il n'était pas juste d'abuser de votre bonne foi en vous attaquant.

—Ah! fit le marquis, en respirant avec force, et alors?

—Alors, comme ils ne veulent pas manquer aux lois sacrées de l'hospitalité, ils vous accordent deux jours pour sortir de leur territoire.

—Hein! s'écria le marquis, que ces dernières paroles replongeaient plus profondément dans la perplexité dont un instant il avait cru sortir, que me dites-vous donc là, Diogo?

—La vérité la plus stricte, Excellence, sur mon honneur!

—Je vous crois, mon ami, je vous crois; mais achevez, de grâce.

—Oh! Je n'ai plus grand-chose à ajouter, sinon qu'ils m'ont averti que dans le cas où vous refuseriez d'accepter cette condition, vous seriez inévitablement attaqué au bout des quarante-huit heures convenues.

—Et de Malco, ils ne vous ont rien dit de plus?

—Pas un mot, Excellence.

—De sorte que vous ignorez complètement où se cache ce misérable?

—Absolument, Excellence; j'ai cru que ce que m'avait appris le chef Guaycurus était d'une assez grande importance pour que vous désiriez en être instruit le plus tôt possible; aussi je suis revenu à franc étrier.

—Vous avez bien fait, mon ami, je vous remercie.»

Le marquis fît quelques pas dans la tente en marchant avec agitation; puis, revenant vers le capitão:

«Dans une circonstance semblable, lui demanda-t-il, comment agiriez-vous?

—Moi, Excellence?

—Oui, mon ami, que feriez-vous?

—Je n'hésiterais pas, Excellence.

—Ah!

—Je battrais en retraite.

—Battre en retraite, jamais! Devant de tels barbares, ce serait une honte.»

Le capitão hocha la tête.

«Alors nous serons massacrés jusqu'au dernier.

—Vous le croyez?

—J'en suis convaincu, Excellence; vous ne savez pas ce que sont les Guaycurus; moi je les connais depuis longtemps déjà.

—N'importe, je pousserai en avant! Vous ne m'abandonnerez pas.

—Moi, Excellence, mon devoir est de vous suivre; partout où vous irez, je vous suivrai. Qu'est-ce que cela me fait d'être tué, cela ne doit-il pas m'arriver tôt ou tard?

—Répondez-vous de vos hommes?

—De ceux-là, oui; mais non pas des vôtres.

—Je suis sûr des miens,

—Alors, nous partons?

—Dans une heure.

—Et nous poussons en avant?

—Oui, quand même il nous faudrait passer sur le ventre de tous ces bandits.

—Alors, à la grâce de Dieu! Excellence, j'ai bien peur que nous ne revenions pas.»

Et après avoir salué respectueusement le jeune homme, le capitão se retira d'un pas aussi tranquille et aussi insouciant que s'il n'était pas certain d'avance que l'ordre qui lui était donné équivalait à une condamnation à mort.

Lorsqu'il fut seul, le marquis demeura un instant immobile; puis, frappant du pied avec rage et lançant au ciel un regard de défi:

«Oh! s'écria-t-il d'une voix étranglée, ces diamants maudits, je les aurai, dussé-je pour m'en emparer marcher dans le sang jusqu'à la ceinture!»


V

A TRAVERS LE DÉSERT.

Pendant que, d'après ses ordres, le capitão dos soldados da conquista faisait lever le camp et charger les mules, préparant tout pour un départ immédiat, le marquis, en proie à une agitation terrible, marchait à grands pas dans sa tente, maudissant la fatalité qui semblait s'attacher à ses pas et s'obstiner à détruire ses plus adroites combinaisons, éloignant constamment de lui, lorsque déjà il croyait le tenir, le riche trésor qu'il convoitait; trésor qui, depuis qu'il s'était mis à sa recherche, lui avait coûté tant de fatigues et d'ennuis de toutes sortes, et pour lequel il avait, pendant un laps de temps si long, bravé des périls immenses et presque perdu son honneur.

Soudain, il s'arrêta en se frappant le front: une idée subite avait traversé son cerveau en l'illuminant d'un radieux éclair; il déchira une page de ses tablettes, écrivit quelques mots à la hâte, plia le papier et le remit à un esclave en lui ordonnant de le porter de sa part à doña Laura Antonia de Cabral.

Comptant probablement beaucoup sur le résultat que produirait sa missive sur l'esprit de la jeune fille, le marquis, entièrement rasséréné, s'occupa avec ardeur à hâter les préparatifs du départ.

La journée était splendidement belle, le soleil s'était levé radieux à l'horizon dans des flots de pourpre et d'or, la brise matinale rafraîchissait doucement l'atmosphère et les oiseaux craintivement blottis sous la feuillée chantaient à pleine gorge leur joyeuse chanson.

Au loin s'étendait, encadré dans de hautes montagnes couvertes d'impénétrables forêts, le sertão que les Brésiliens se préparaient à traverser et qui, vu du point où ils avaient campé, leur apparaissait comme un immense tapis de verdure, coupé dans tous les sens par d'innombrables cours d'eaux, qui miroitaient aux rayons du soleil et semblaient des fleuves de diamants.

Tout était joie et bonheur dans cette nature si calme et si majestueuse, que la main de l'homme n'avait pas encore déformée et qui était demeurée telle qu'elle était sortie des mains du Créateur.

Les esclaves noirs, les chasseurs métis et les soldats indiens qui composaient la caravane subissaient, malgré eux, l'influence magnétique de cette délicieuse matinée et semblaient avoir oublié leurs fatigues et leurs périls passés pour ne plus songer qu'à l'avenir qui leur apparaissait si doux et si rempli de séduisantes promesses; c'était en riant, en chantant et en causant gaiement entre eux qu'ils s'acquittaient de la rude tâche de lever le camp.

Seul, malgré tous ses efforts pour feindre, sinon la joie, du moins l'insouciance, le marquis restait sombre et pensif; c'est que, brûlé par la honteuse passion de l'or, son cœur recélait de terribles tempêtes et demeurait insensible aux magnifiques harmonies de la nature, qui agissaient si puissamment sur les organisations abruptes mais honnêtes des Indiens et des nègres.

Cependant, les chevaux étaient sellés, les mules avaient repris leur charge, les tentes roulées étaient placées sur une charrette traînée par plusieurs bœufs. Doña Laura était montée dans son palanquin, qui s'était immédiatement refermé sur elle; on n'attendait pour se remettre en route que l'ordre du marquis.

Don Roque se promenait à l'écart, absorbé dans ses pensées; il semblait avoir oublié que tout était prêt pour le départ et que le moment était venu d'effectuer la descente de la montagne pour entrer dans le désert.

Depuis quelques minutes, le capitão qui avait présidé avec activité et intelligence à la levée du camp, tournait d'un air embarrassé autour de son chef, dont il cherchait à attirer l'attention; mais tous ses efforts étaient en pure perte, le marquis ne prenait aucunement garde à lui, enfin le capitão se hasarda à lui toucher légèrement le bras.

Don Roque tressaillit à cet attouchement et fixant un regard interrogateur sur le capitão:

«Que me voulez-vous, don Diogo? lui demanda-t-il sèchement.

—Excellence, répondit-il, on n'attend plus que votre bon plaisir pour se mettre en marche.

—S'il en est ainsi, partons à l'instant, répondit-il en faisant un mouvement pour aller prendre son cheval, qu'un esclave tenait en bride à quelques pas.

—Pardon, Excellence, reprit l'Indien en l'arrêtant respectueusement; mais, avant que vous donniez l'ordre de la marche, j'aurais, si vous le permettez, quelques importantes observations à vous soumettre.

—A moi? s'écria le marquis en le regardant bien en face.

—A vous, oui, Excellence, répondit froidement l'Indien.

—Est-ce une nouvelle trahison dont je suis menacé, reprit-il avec un sourire amer, et me voulez-vous abandonner vous aussi, don Diogo, comme votre camarade Malco.

—Vous êtes doublement injuste à mon endroit, Excellence, répondit nettement l'Indien, je n'ai pas l'intention de vous abandonner, et Malco n'a jamais été ni mon ami, ni mon camarade.

—Si j'ai tort, ce qui est possible, excusez-moi, don Diogo, et venez au fait, je vous prie; le temps se passe, nous devrions être partis depuis longtemps déjà.

—Quelques minutes de plus ou de moins ne signifient rien, Excellence, nous arriverons toujours assez vite où nous allons, soyez tranquille.

—Que voulez-vous dire? Expliquez-vous.

—Ce que déjà j'ai eu l'honneur de vous dire ce matin, Seigneurie, que pas un de nous ne reviendra de cette expédition, et que tous nous y laisserons nos os.»

Le marquis fit un geste d'impatience.

«Est-ce donc pour me répéter ces sinistres prédictions que vous m'arrêtez ainsi? s'écria-t-il en frappant du pied.

—Nullement, Excellence, je ne me reconnais le droit ni de contrôler vos actes, ni de contrarier vos projets, je vous ai averti, voilà tout; malgré l'avertissement que j'ai cru devoir vous donner, vous voulez pousser en avant, soit, cela ne me regarde plus, je suis à vos ordres, je vous obéis.

—Vous n'avez pas, je l'espère, soufflé mot à qui que ce soit des lubies absurdes qui vous trottent dans la cervelle.

—A quoi bon, Seigneurie, révéler sans votre autorisation ce que vous nommez des lubies et que moi j'appelle des certitudes? Les soldats placés sous mes ordres et les chasseurs métis savent aussi bien que moi ce qui les attend dans le désert qui se déroule à nos pieds, je n'avais donc rien à leur apprendre; quant à vos esclaves, à quoi bon les effrayer d'avance? Ne vaut-il pas mieux les laisser dans la plus complète ignorance? Peut-être à l'heure du danger, lorsqu'ils se verront en face de la mort, puiseront-ils dans cette ignorance même la force de se faire bravement tuer? Car, je le répète, pour échapper, cela nous est impossible.»

Le marquis fronça les sourcils et se croisant les bras avec colère:

«Voyons, reprit-il d'une voix contenue, mais que l'émotion faisait légèrement trembler, finissons-en, Diogo.

—Je ne demande pas mieux, Excellence.

—Parlez, mais soyez bref; je vous répète que le temps s'écoule et que déjà, depuis une heure, nous devrions être en route.»

Le capitão se gratta le front d'un air embarrassé, mais semblant tout à coup prendre un parti décisif:

«Voici ce dont il s'agit, Excellence, dit-il: jusqu'à présent nous avons traversé des pays civilisés ou à peu près, où nous ne courrions d'autres dangers que ceux ordinaires, c'est-à-dire les morsures des bêtes fauves ou celles des reptiles, mais aujourd'hui, ce n'est plus la même chose.

—Eh bien?

—Dame, vous comprenez, Excellence, nous allons dans quelques minutes entrer sur le territoire des peaux-rouges, les Indiens bravos ne sont pas tendre pour les blancs et les gens civilisés, il va nous falloir user de la plus grande prudence pour nous défendre des pièges et des embuscades qui nous attendent à chaque pas, car nous serons en pays ennemi. Je sais bien, ajouta-t-il avec une naïveté pleine de bonhomie d'autant plus terrible qu'elle provenait d'une intime conviction, que toutes ces précautions ne serviront à rien et n'aboutiront qu'à prolonger notre existence de quelques jours seulement; mais enfin nous aurons en mourant cette satisfaction d'avoir tout fait pour tirer le meilleur parti d'une position désespérée.

—Où voulez-vous en venir avec ces interminables préambules? répondit le marquis auquel l'abnégation si franche de ce pauvre diable arracha, malgré sa colère et ses préoccupations personnelles, un pâle sourire.

—A ceci, Excellence; vous êtes un grand seigneur, vous, expert dans toutes les choses de la vie des villes, mais, pardonnez-moi de vous le dire, d'une complète ignorance de l'existence du désert, des embûches, des dangers qu'il recèle et des moyens à employer pour se défendre des uns et éviter les autres. Je crois, donc, avec tout le respect que je vous dois, Excellence, qu'il serait bon que vous me permissiez d'assumer sur moi seul, à partir d'aujourd'hui, la responsabilité de la marche de la caravane, que vous me la laissassiez diriger à ma guise; en un mot, que vous me remissiez le commandement. Voilà, Excellence, ce que je désirais vous dire et pourquoi j'ai pris la liberté de vous arrêter.»

Le marquis demeura quelques instants silencieux, les yeux fixés sur le visage calme et loyal du capitão indien, comme s'il eût voulu lire jusqu'au fond de son cœur ses plus secrètes pensées.

Celui-ci supporta sans se troubler le regard qui pesait sur lui.

«Ce que vous me demandez est fort grave, don Diogo, répondit enfin le marquis d'un air pensif; la trahison m'entoure de toutes parts; les hommes sur lesquels je me croyais le plus en droit de compter ont été les premiers à m'abandonner; vous-même, vous considérez cette marche en avant comme une folie et semblez assiégé des plus sombres pressentiments; qui me prouve, pardonnez-moi à mon tour de vous parler aussi franchement; qui me prouve que vous ne voulez pas me tromper et que votre feint dévouement à ma personne ne cache pas un piège.

—Excellence, je ne vous en veux pas des soupçons qui s'élèvent contre moi dans votre esprit, je les trouve, au contraire, tout naturels. Vous êtes un Portugais d'Europe, et à cause de cela vous ignorez bien des choses de ce pays, celle-ci entre autres que les soldados da conquista sont tous des hommes éprouvés, choisis avec le plus grand soin, et que, depuis la formation de ce corps, il ne s'y est pas rencontré un traître, je ne vous dis pas cela pour moi, vous me connaissez à peine depuis quelques jours, et vous n'avez pas encore été en situation de me mettre à l'épreuve, mais la manière loyale dont je vous ai parlé, les choses que je vous ai dites auraient dû provoquer, sinon votre entière confiance en moi, du moins le commencement de cette confiance.

—Oui, je sais que depuis hier toutes vos démarches ont été loyales, toutes vos actions franches; vous voyez que je vous rends justice.

—Pas assez encore, Excellence; vous me jugez avec vos connaissances acquises au point de vue de la vie civilisée et non à celui du désert; donc, vous commettez, malgré vous, de graves erreurs; permettez-moi de vous faire une simple observation, qui, je le crois, vous semblera juste.

—Parlez.

—Nous sommes à cinquante lieues au moins de la ville la plus prochaine, à quelques lieues seulement d'Indiens ennemis qui nous guettent et n'attendent qu'une occasion pour nous assaillir.

—C'est vrai, murmura le marquis tout pensif.

—Bien, vous me comprenez, Excellence; maintenant, supposons que je sois un traître.

—Je n'ai pas dit cela.

—Pas positivement, c'est vrai; mais vous m'avez donné à entendre que je pouvais en être un. Eh bien! Je l'admets pour un instant: rien ne me serait plus facile que de vous abandonner à vous-même ici où nous sommes; de partir avec mes soldats, et, croyez-le, Excellence, vous seriez aussi irrémissiblement perdu que si je vous livrais demain ou un autre jour aux Indiens; car il vous serait matériellement impossible de retourner aux habitations et d'échapper au moindre des mille dangers qui vous enveloppent et dont, sans vous en douter, vous formez le centre.»

Le marquis pâlit et laissa tomber avec découragement sa tête sur la poitrine; la logique du raisonnement du capitão l'avait frappé en plein cœur, en lui prouvant son impuissance et la grandeur du dévouement de cet homme qu'il accusait, et qui faisait si noblement le sacrifice de sa vie pour le servir.

Il lui tendit la main et, s'inclinant devant lui:

«Pardonnez-moi mes injustes soupçons, don Diogo, lui dit-il, mes doutes sont dissipés pour toujours; j'ai foi en vous, agissez à votre guise, sans même me consulter, si vous le jugez nécessaire; je vous jure, sur ma parole d'honneur de gentilhomme, que je ne vous gênerai en rien et que, en toute circonstance, je serai le premier à vous donner l'exemple de l'obéissance. Êtes-vous satisfait de moi? Croyez-vous que je répare assez largement la faute que j'ai commise en vous accusant?»

Le capitão serra avec émotion la main qui lui était tendue.

«Je regrette de n'avoir qu'une vie à vous sacrifier, Excellence, répondit-il.

—Ne parlons donc plus de cela, mon ami, et faites pour le mieux.

—J'y tâcherai, Excellence. D'abord, veuillez m'apprendre vers quel lieu vous comptez vous diriger.

—Il nous faut atteindre les bords d'un petit lac qui se trouve, dit-on,—car, vous le comprenez, je ne connais nullement l'endroit et je n'y suis jamais allé,—aux environs du Rio Bermejo, non loin du pays des Indiens Frentones.»

L'Indien fronça le sourcil.

«Oh! Oh! répondit-il, la route est longue. Nous avons à traverser, avant que d'y arriver, tout le pays des Guaycurus et des Payagoas; puis nous passerons le Rio Pilcomayo pour entrer dans le Llano de Manso; c'est un rude chemin que celui-là, Excellence, et celui que nous avons fait jusqu'à présent n'est rien en comparaison.

—J'ai toujours pensé que Malco Díaz nous avait fait prendre une mauvaise direction, et qu'il nous a fait errer à plaisir dans ces déserts sans bornes.

—Vous avez eu tort, Excellence; Malco vous a au contraire guidé par la route la meilleure et la plus courte. Du reste, la façon dont il vous a abandonné montre qu'il avait le plus grand intérêt à vous mettre dans le plus bref délai sur le territoire indien.

—C'est juste.

—Maintenant, Seigneurie, s'il vous plaît de monter à cheval, nous partirons quand vous voudrez.

—Tout de suite, répondit le marquis; et, faisant signe à l'esclave qui tenait son cheval en bride de le lui amener, il se mit en selle.

—Je vous laisse donner les ordres que vous jugerez nécessaires, dit-il.

—C'est convenu, Excellence.»

Le jeune homme se dirigea vers le palanquin, dans lequel doña Laura était renfermée, tandis que le capitão rejoignait ses soldats et préparait tout pour le départ.

Le marquis rangea son cheval au côté droit du palanquin, et, s'inclinant légèrement sur sa selle:

«Doña Laura, dit-il, m'entendez-vous?

—Je vous entends, répondit la jeune fille, bien que malgré une légère agitation des rideaux elle demeurât invisible.

—Voulez-vous m'écouter pendant quelques minutes? reprit le marquis.

—Il m'est impossible de faire autrement murmura-t-elle.

—Vous avez reçu ma lettre, ce matin?

—Je l'ai reçue, oui.

—L'avez-vous lue?»

La jeune fille hésita.

«L'avez-vous lue? insista le marquis.

—Je l'ai lue.

—Je vous en remercie, señorita.

—Je n'accepte pas ce remercîment que je ne mérite pas.

—Pour quelle raison?

—Parce que cette lettre n'a en rien influé sur mon immuable détermination.»

Le marquis fit un geste de dépit.

«Vous n'acceptez pas mes conditions?

—Non.

—Songez qu'un danger terrible vous menace.

—Il sera le bienvenu, quel qu'il soit, s'il me délivre de l'esclavage dans lequel vous me tenez, et de l'horreur que m'inspire votre continuelle présence à mes côtés.

—C'est votre dernier mot, señorita?

—Le dernier.

—Mais une telle obstination est de la folie.

—Peut-être; dans tous les cas elle me venge de vous et c'est tout ce que je puis désirer dans le malheureux état où je suis réduite par votre coupable conduite.

—C'est à la mort que vous marchez.

—Je l'espère, mais vous ne m'avez demandé que quelques minutes d'entretien, elles sont presque écoulées, dispensez-vous donc, señor, de me parler davantage, car je ne vous répondrai plus; d'ailleurs, je sens, au mouvement du palanquin, que vos bandits reprennent leur route.»

En effet, la caravane commençait à descendre le versant de la montagne; le sentier se rétrécissait de plus en plus, et une plus longue conversation devenait matériellement impossible.

«Oh! Malheur sur vous!» s'écria le marquis avec rage.

La jeune fille ne lui répondit que par un éclat de rire moqueur.

Don Roque lui fit un dernier geste de menace, enfonça les éperons dans les flancs de son cheval, le fit bondir en avant et alla se placer au centre de la petite troupe.

Le capitão avait pris pour la marche ses dispositions en soldat aguerri et en coureur des bois expérimenté.

Les soldados da conquista, habitués de longue date à guerroyer avec les Indiens, dont ils connaissaient toutes les ruses, avaient été par lui disséminés en avant et sur les flancs de la caravane, avec ordre d'éclairer la route et de fouiller avec soin les buissons à droite et à gauche.

Les chasseurs métis, formés en une seule troupe compacte, s'avançaient, le fusil sur la cuisse, le doigt sur la détente, l'œil et l'oreille au guet, prêts à faire feu au premier signal.

Les nègres esclaves, dans lesquels, bien qu'ils fussent armés, le capitão, avec raison, n'avait pas grande confiance, formaient l'arrière-garde.

La caravane ainsi disposée ne laissait pas que de présenter une ligne assez étendue et surtout imposante; elle se composait de cinquante-cinq hommes en tout, dont quarante-cinq environ étaient des gens résolus, habitués depuis longtemps à parcourir le désert, et sur lesquels, avec raison, on pouvait compter le cas échéant. Quant aux dix qui restaient, c'étaient des esclaves nègres ou mulâtres qui n'avaient jamais vu le feu, avaient une horreur instinctive des Indiens, et au cas d'une attaque devaient, selon toutes les probabilités, lâcher pied à la première décharge.

Le marquis, malgré les sombres prévisions du capitão, ne pouvait se persuader que les Indiens osassent attaquer une troupe aussi nombreuse et aussi bien armée que la sienne de fusils et de pistolets; il taxait intérieurement don Diogo de lui avoir exagéré le danger, afin de capter sa confiance et de faire valoir à ses yeux les services qu'il serait censé lui rendre pendant l'expédition.

Cependant, comme, à part cette exagération qu'il supposait exister dans les renseignements que lui avait fournis le capitão, il ne se dissimulait pas que la position dans laquelle il se trouvait, sans être désespérée, était cependant difficile; que la trahison, ou du moins l'abandon de son guide le laissait dans une situation assez embarrassante, il n'était pas fâché que de son propre mouvement le capitão eût assumé sur lui la responsabilité du commandement et se fût ainsi chargé de le tirer d'affaire, ce à quoi il convenait que lui n'aurait jamais réussi. Le marquis commettait une grave erreur; erreur pardonnable en ce sens que, depuis un an à peine en Amérique, il n'avait jamais été mis à même par les circonstances de porter un jugement sain sur ce qui se passait autour de lui, ni sur les hommes avec lesquels le hasard le mettait en rapport.

Élevé en Europe, membre de la plus haute et de la plus orgueilleuse noblesse du vieux monde, dont il avait dès l'enfance adopté tous les préjugés; habitué à la vie facile et sans arrière-pensée des castes riches, il ignorait ces natures fortes, ces organisations vigoureusement trempées, qui ne se rencontrent que dans les pays placés sur la limite de la barbarie, et pour lesquelles le dévouement et l'abnégation sont une des conditions vitales de l'existence. Aussi ne pouvait-il les comprendre, et malgré ce que lui avait presque prouvé Diogo pendant le court entretien qu'il avait eu avec lui, conservait-il au fond du cœur une secrète arrière-pensée qu'il ne s'avouait peut-être pas à lui-même, mais qui lui faisait, à son insu, chercher dans le dévouement si loyalement vrai et naïf de cet homme un calcul d'intérêt ou d'ambition.

Cependant la caravane descendait lentement la montagne, éclairée à droite et à gauche par les soldats envoyés par le capitão en batteurs d'estrade.

Au fur et à mesure que les voyageurs s'approchaient du désert, le paysage changeait et prenait un aspect plus imposant et plus grandiose. Quelques minutes encore, et la descente serait terminée.

Don Roque s'approcha de don Diogo, et, lui touchant légèrement l'épaule:

«Eh bien! lui dit-il en souriant, nous voici bientôt dans la plaine, et nous n'avons vu âme qui vive; croyez-moi, capitão, les menaces faites par les Indiens ne sont que des rodomontades, ils ont essayé de nous effrayer, voilà tout.»

L'Indien regarda le marquis avec une stupéfaction profonde.

«Parlez-vous sérieusement, Excellence, répondit-il, croyez-vous réellement ce que vous dites?

—Certes, cher don Diogo, et tout me donne raison, il me semble.

—Alors il vous semble mal, Excellence, car je vous certifie, moi, que les Guaycurus n'ont rien avancé qu'ils n'aient l'intention de tenir, et avant peu vous en aurez la preuve.

—Redouteriez-vous une attaque? fit le marquis avec un commencement d'inquiétude.

—Une attaque, non peut-être pas tout de suite, mais au moins une sommation.

—Une sommation! De la part de qui?

—Mais de la part des Guaycurus, probablement.

—Allons donc, vous voulez rire. Sur quoi basez-vous une telle supposition?

—Je ne suppose pas, Excellence; je vois, voilà tout.

—Comment, vous voyez?

—Oui, et il vous est facile d'en faire autant, car, avant un quart d'heure, l'homme que je vous annonce sera devant vous.

—Oh! Oh! Voilà qui est fort.

—Tenez, Excellence, reprit-il en étendant le bras dans une certaine direction, voyez-vous ces herbes qui frissonnent et se courbent par un mouvement régulier.

—Oui, je les vois; après?

—Vous remarquez, n'est-ce pas, que ce mouvement n'est que partiel et se rapproche incessamment de nous?

—En effet, mais qu'est-ce que cela prouve?

—Cela prouve, Excellence, qu'un Indien arrive sur nous au galop, et probablement cet Indien est porteur de quelque important message qu'il est chargé de nous communiquer.

—Allons donc! Vous plaisantez, capitão.

—Pas le moins du monde, Excellence, bientôt vous en aurez la preuve.

—Je ne le croirai que lorsque je le verrai.

—S'il en est ainsi, reprit le capitão en dissimulant un sourire, croyez donc alors, Excellence, car le voici!»

Le marquis regarda.

En ce moment, un Indien guaycurus, armé en guerre et monté sur un magnifique cheval, émergea tout à coup des hautes herbes et s'arrêta fièrement, en travers du sentier, à portée de pistolet des Brésiliens, en agitant entre ses mains une peau de tapir qu'il faisait flotter comme un étendard.

«Feu sur ce bribon! s'écria le marquis en épaulant sa carabine.»

Le capitão l'arrêta vivement:

«Gardez-vous en bien! lui dit-il.

—Comment! N'est-ce pas un ennemi? reprit le marquis.

—Cela peut être, Excellence; mais, en ce moment, il vient en parlementaire.

—En parlementaire, ce sauvage! Vous vous moquez de moi sans doute, s'écria le marquis en haussant les épaules.

—Nullement, Excellence, écoutons ce que cet homme a à nous dire.

—A quoi bon? fit-il avec mépris.

—Quand ce ne serait que pour connaître les projets de ceux qui nous l'envoient, il me semble que ce serait déjà assez important pour nous.»

Le marquis hésita un instant, puis rejetant sa carabine en bandoulière.

«Au fait, c'est possible, murmura-t-il, mieux vaut le laisser s'expliquer; qui sait ce que ces Indiens peuvent avoir résolu entre eux, peut-être désirent-ils traiter avec nous?

—Ce n'est pas probable, répondit en riant le capitão; mais, dans tous les cas, si vous me le permettez, Excellence, je le vais interroger.

—Faites, faites, don Diogo, je suis curieux de connaître ce message.»

Le capitão s'inclina; puis, après avoir jeté à terre son tromblon, son sabre et son couteau, il se dirigea au trot de son cheval vers l'Indien, toujours immobile comme une statue équestre en travers du chemin.

«Vous êtes fou, s'écria don Roque en s'élançant vers lui; comment, vous abandonnez vos armes; vous voulez donc vous faire assassiner?»

Don Diogo sourit en haussant les épaules avec dédain, et, retenant le cheval du marquis par la bride pour l'empêcher d'avancer davantage:

«Ne voyez-vous donc pas que cet homme est sans armes?» dit-il.

Le marquis fit un geste de stupéfaction et s'arrêta; il n'avait pas remarqué cette particularité.

Le capitão profita de la liberté qui lui était laissée pour se remettre en route.


VIb

LES GUAYCURUS.

Le vaste territoire du Brésil est habité aujourd'hui encore par de nombreuses tribus indiennes répandues dans les sombres forêts et les vastes déserts qui couvrent ce pays.

Si on croyait ces tribus toutes issues d'une même nation ou offrant les mêmes caractères de sociabilité, on commettrait une grave erreur; rien au contraire n'est plus différent que leurs mœurs, leurs usages, leurs langues et leur organisation particulière. On ne connaît guère en Europe, et ce à peine de nom, que les Botocudos ou Botocudis, qui doivent cette pseudo-renommée à leur voisinage des établissements brésiliens et à la férocité qu'ils déploient dans leurs guerres contre les blancs. Ces Indiens, qui n'ont d'autre qualité qu'une haine poussée au plus haut degré pour le joug tyrannique de l'étranger, ne sont à part cela nullement intéressants. Sales, plongés dans la plus complète barbarie, anthropophages même, ils ont, dans leur aspect farouche, quelque chose de répugnant à cause de l'horrible botoque, ou rondelle de bois d'une largeur de plusieurs pouces, qu'ils s'introduisent dans la lèvre inférieure et qui les défigure d'une telle façon, qu'ils ressemblent plutôt à de hideux orangs-outangs qu'à des hommes.

Mais si l'on s'enfonce dans l'intérieur des terres, et si on se dirige vers le sud, on rencontre de puissantes nations indiennes qui peuvent, au besoin, mettre jusqu'à quinze mille guerriers sous les armes, et jouissent d'une civilisation relative fort curieuse et surtout fort intéressante à étudier.

De ces nations, deux surtout tiennent une place fort importante dans l'histoire des races aborigènes du Brésil, ce sont les Payagoas et les Guaycurus.

Ces derniers doivent plus particulièrement nous occuper ici.

Les Guaycurus, ou Indios cavalheiros, ainsi que les nomment les Brésiliens, paraissent, de temps immémorial, avoir occupé sur une étendue d'au moins cent lieues les bords du Rio Paraguay.

Aujourd'hui, forcés de reculer peu à peu devant la civilisation qui les circonscrit de plus en plus, leur position a un peu varié; cependant, on les y rencontre encore, mais ils se tiennent surtout entre les Rios São Lourenço et Embotateu ou Mondego.

Les Guaycurus ne sauraient être sans injustice rangés parmi les races purement sauvages. Ils tiennent à notre avis,—avis, soit dit entre parenthèse, partagé par beaucoup de voyageurs,—dans la hiérarchie sociale des peuples du nouveau monde à peu près le rang qu'y tiennent aujourd'hui les Araucanos du Chili, dont nous avons, dans un précédent ouvrage, décrit les mœurs et presque révélé l'existence aux lecteurs européens[1].

Cependant, hâtons-nous de constater que les mœurs de cette nation n'ont qu'un rapport fort indirect avec celles des Guaycurus.

Ceux-ci offrent trois divisions complètement distinctes:

Ceux qui occupent encore le Paraguay, où ils étaient connus sous le nom de Lingoas; les habitants des rives orientales du grand fleuve, et, enfin, ceux qui demeurent sur les possessions brésiliennes.

Nous ne nous occuperons, quant à présent, que de ces derniers.

Les Guaycurus brésiliens se partagent en sept hordes différentes, presque toujours en guerre entre elles, et qui parcourent en liberté d'immenses plaines couvertes de magnifiques pâturages, situées entre les Rios Ipany et Tocoary.

Cette race est essentiellement belliqueuse; elle n'entreprend une guerre que dans le but de faire des prisonniers qui sont réduits en esclavage.

L'incontestable supériorité des Guaycurus a contraint plusieurs tribus voisines de se soumettre vis-à-vis d'eux à une espèce de vasselage, librement consenti du reste.

Ces tribus, cependant assez puissantes, sont au nombre de seize. Nous citerons parmi elles les Xiquitos, les Guatos, les Lodeos et les Chagoteos, c'est-à-dire les plus redoutables nations du Sud.

Les Guaycurus maintiennent parmi eux une sorte de hiérarchie sociale bien marquée, dont les exemples sont fort rares parmi les peuplades du Nouveau Monde; ils se partagent en chefs, guerriers et esclaves. Cette organisation intérieure est d'autant plus facilement maintenue, que les descendants des prisonniers ne peuvent, sous aucun prétexte, s'allier aux personnes libres; une union semblable déshonorerait celui qui l'aurait contractée; il n'y a pas d'exemple qu'un esclave ait jamais été émancipé; d'ailleurs leur religion exclut les esclaves du paradis.

On voit, par ce qui précède, que si la caste des chefs se conserve dans toute sa pureté primitive, peu de nations présentent dans la classe inférieure des éléments aussi hétérogènes et n'ont soumis les esclaves à un plus complet nivellement.

Au fur et à mesure que nous avancerons dans notre récit, nous ferons plus particulièrement connaître ce peuple si singulièrement placé sur les limites extrêmes de la barbarie et de la civilisation, et tenant, en quelque sorte, la balance égale entre les deux. Nous reprendrons maintenant notre histoire au point où nous l'avons abandonnée en terminant le précédent chapitre.

Après avoir échangé avec le marquis les quelques paroles que nous avons rapportées, don Diogo s'était avancé seul et sans armes vers l'Indien fièrement campé en travers du sentier, et qui le regardait s'approcher sans faire le plus léger mouvement.

Ces deux hommes, bien qu'ils eussent une commune origine et descendissent tous deux de la race aborigène et des premiers propriétaires du sol qu'ils foulaient, offraient cependant deux types bien distincts et formaient entre eux le plus complet contraste.

Le Guaycurus, peint en guerre, fièrement drapé dans son poncho, hardiment posé sur son cheval aussi indompté que lui-même, l'œil bien ouvert et franchement fixé sur l'homme qui s'avançait vers lui, tandis qu'un sourire de dédain orgueilleux errait sur ses lèvres, représentait bien aux yeux d'un observateur, le type de cette race puissante, confiante en son droit et en sa force, qui, depuis le premier jour de la découverte, a juré une haine implacable aux blancs, s'est reculée pas à pas devant eux sans jamais leur tourner le dos, et qui a résolu de périr plutôt que de subir un joug odieux et une servitude déshonorante.

Le capitão, au contraire, moins vigoureusement charpenté, gêné dans ses étroits vêtements d'emprunt, portant sur ses traits la marque indélébile du servage consenti par lui; embarrassé de sa contenance, remplaçant la fierté par de l'effronterie et ne fixant qu'à la dérobée un regard sournois sur son adversaire, représentait, lui, le type abâtardi de cette race à laquelle il avait cessé d'appartenir et dont il avait répudié les coutumes pour adopter, sans les comprendre, celles de ses vainqueurs, sentant instinctivement son infériorité et subissant peut-être à son insu l'influence magnétique de cette nature forte parce qu'elle était libre.

Lorsque les deux hommes ne furent plus qu'à quelques pas l'un de l'autre, le capitão s'arrêta.

«Qui es-tu, chien? lui dit durement le Guaycurus en lui jetant un regard de mépris, toi qui portes des vêtements d'esclave, et qui pourtant sembles appartenir à la race des enfants de mon père.

—Je suis comme toi un fils de cette terre, répondit le capitão d'un ton bourru; seulement, plus heureux que toi, mes yeux se sont ouverts à la vraie foi, et je suis entré dans la famille des blancs que j'aime et que je respecte.

—N'emploie pas ta langue menteuse à faire ton éloge, tu serais mal venu près de moi, répondit le guerrier, à me vanter les douceurs de l'esclavage. Les Guaycurus sont des hommes, et non pas des chiens poltrons qui lèchent la main qui les fouette.

—Es-tu donc venu te placer sur ma route pour m'insulter? dit le capitão avec un accent de colère mal contenue. Mon bras est long et ma patience courte; prends garde que je ne réponde par des coups à tes insultes.»

Le guerrier fit un geste de dédain.

«Qui oserait se flatter d'effrayer Tarou-Niom, dit-il.

—Je te connais, je sais que tu es renommé dans ta nation par ton courage dans les combats et ta sagesse dans les conseils; cesse donc de vaines forfanteries et laisse aux femmes débiles le soin de se servir de leur langue envers un homme qui, pas plus que toi, ne peut être effrayé.

—Un fou donne parfois un bon conseil, repartit le guerrier; ce que tu dis est juste; arrivons donc au sujet réel de cet entretien.

—J'attends que tu t'expliques. Ce n'est pas moi qui me place sur ta route.

—Pourquoi n'as-tu pas rapporté aux visages pâles dont tu es l'esclave, le message dont je t'avais chargé pour eux.

—Je ne suis pas plus l'esclave des blancs que tu ne l'es toi-même; je leur ai textuellement rapporté tes paroles.

—Et, malgré cet avertissement, ils ont continué à marcher en avant?

—Tu le vois.

—Ces hommes sont fous; ne savent-ils donc pas que tu les conduis à une mort certaine?

—Ils ne partagent nullement cette opinion; plus sensés que vous, sans vous craindre, ils ne vous méprisent pas et n'ont nullement l'intention de vous offenser.

—N'est-ce pas la plus grande insulte qu'ils puissent nous faire que d'oser, malgré nos ordres, envahir notre territoire?

—Ils n'envahissent pas votre territoire, ils suivent leur route, pas autre chose.

—Tu es un chien à langue fourchue, les visages pâles n'ont pas de chemin qui traverse notre pays.

—Vous n'avez pas le droit d'empêcher le passage sur vos terres à des citoyens paisibles.

—Si nous n'avons pas ce droit, nous le prenons; les Guaycurus sont les seuls maîtres de ces contrées, qui jamais ne seront souillées par le pied d'un blanc.»

Diogo réfléchit un instant.

«Écoutez-moi, dit-il, ouvrez vos oreilles, afin que la vérité pénètre jusqu'à votre cœur.

—Parle, ne suis-je pas ici pour t'écouter?

—Nous n'avons pas l'intention de pénétrer plus avant dans votre pays; tout le temps que nous serons forcés d'y demeurer, nous nous tiendrons près de la frontière le plus possible, nous ne faisons que passer pour aller plus loin.

—Ah! Ah! Et comment nommez-vous ce pays où vous vous rendez? reprit le chef d'un air sardonique.

—Le pays des Frentones.

—Les Frentones sont les alliés de ma nation; nos intérêts sont communs: entrer sur leur territoire, c'est entrer sur le nôtre; nous ne souffrirons pas cette violation. Va rejoindre celui qui t'envoie et dis-lui que Tarou-Niom consent à le laisser fuir, à la condition qu'il tournera immédiatement la tête de son cheval vers le nord.»

Le capitão demeura immobile.

«Ne m'as-tu pas entendu, reprit le guerrier avec violence; à cette condition seule, vous pouvez espérer d'échapper tous autant que vous êtes à la mort ou à l'esclavage. Va donc, sans plus tarder.

—C'est inutile, répondit le capitão en haussant les épaules, le chef blanc ne consentira pas à retourner d'où il vient, avant d'avoir accompli jusqu'au bout son voyage.

—Quel intérêt pousse donc cet homme à jouer ainsi sa vie dans une partie désespérée?

—Je l'ignore, cela n'est pas mon affaire, j'ai pour habitude de ne jamais me mêler de ce qui ne me regarde pas.

—Bon. Ainsi, malgré tour ce que je lui dirai il continuera à s'avancer.

—J'en suis convaincu.

—C'est bien, il mourra. Que son destin s'accomplisse.

—C'est donc la guerre que vous voulez?

—Non, c'est la vengeance; les blancs ne sont pas pour nous des ennemis, ce sont des bêtes fauves que nous tuons, des reptiles venimeux que nous écrasons chaque fois que l'occasion s'en présente.

—Prenez-y garde, chef, la lutte sera sérieuse entre nous; nous sommes des hommes braves, nous ne vous attaquerons pas les premiers, mais si vous essayez de nous barrer le passage, nous résisterons vigoureusement, je vous en avertis.

—Tant mieux! Voilà longtemps que mes fils n'ont rencontré d'ennemis dignes de leur courage.

—Cet entretien est maintenant sans objet, laissez-moi retourner vers les miens.

—Va donc, je n'ai plus, en effet, rien à te dire, souviens-toi que c'est l'entêtement de ton maître qui aura appelé sur sa tête les malheurs qui, bientôt, fondront sur elle. Marchez sans craindre de vous égarer, ajoutât-il avec un sourire sinistre, je me charge de si bien marquer la route que vous suivrez qu'il vous sera impossible de ne pas la reconnaître.

—Je vous remercie de ce renseignement, chef, je le mettrai à profit, soyez-en certain,» fit-il avec ironie.

Le Guaycurus sourit sans répondre, mais, enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture, il lui fit exécuter un saut énorme et disparut presque instantanément dans les hautes herbes.

Le capitão rejoignit au petit trot la caravane.

Le marquis attendait avec impatience le résultat de cette entrevue.

«Eh bien?» s'écria-t-il dès que don Diogo fut auprès de lui.

L'Indien hocha tristement la tête.

«Ce que j'avais prévu est arrivé, répondit-il.

—Ce qui signifie?...

—Que les Guaycurus ne veulent, sous aucun prétexte, nous laisser mettre le pied sur leur territoire.

—Ainsi?

—Ils nous ordonnent de rebrousser chemin, nous avertissant qu'au cas où nous n'y consentirions pas, ils sont résolus à ne pas nous livrer passage.

—Nous nous en frayerons un en passant sur leurs cadavres, s'écria fièrement le marquis.

—J'en doute, Excellence; si braves que soient les hommes qui vous accompagnent, aucun d'eux, pris individuellement, n'est capable de lutter avec avantage contre dix ennemis.

—Les croyez-vous donc si nombreux?

—Je me suis trompé; ce n'est pas dix, mais cent que j'aurais dû dire.

—Vous cherchez à m'effrayer, Diogo.

—A quoi bon, Excellence; je sais que rien de ce que je pourrais vous dire ne réussirait à vous persuader; que votre résolution est irrévocable, et que vous pousserez en avant quand même. Ce serait donc gaspiller en pure perte un temps précieux.

—Alors, c'est vous qui avez peur,» s'écria le marquis avec colère.

L'Indien, à cette insulte si peu méritée, pâlit à la façon des hommes de sa race, c'est-à-dire que son visage prit subitement une teinte d'un blanc sale, ses yeux s'injectèrent de sang, et un tremblement convulsif agita tous ses membres.

«Ce que vous faites, non seulement n'est pas généreux, Excellence, répondit-il, d'une voix sourde, mais est maladroit en ce moment. Pourquoi insulter un homme qui pendant une heure, par dévouement pour vous, a supporté sans se plaindre, de la part de votre ennemi, de mortelles injures. Voulez-vous donc me faire repentir de vous avoir sacrifié ma vie?

—Mais enfin, reprit d'une voix plus douce don Roque, qui déjà se repentait de s'être laissé emporter à prononcer ces paroles, notre position est intolérable, nous ne pouvons rester ainsi; comment sortir de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons?

—Voilà, Excellence, ce à quoi je songe; une attaque immédiate des Guaycurus n'est pas ce qui me préoccupe le plus en ce moment; le pays est trop boisé, le terrain trop inégal et trop coupé par les cours d'eaux pour qu'ils essayent de nous surprendre; je connais leur manière de combattre; ils doivent avoir en ce moment intérêt à nous ménager, pourquoi? Je ne saurais le deviner encore, mais je le saurai bientôt.

—Qui vous fait supposer cela?

—Mon Dieu, l'opiniâtreté qu'ils mettent à essayer de nous faire retourner sur nos pas, au lieu de nous assaillir à l'improviste; après cela, ces démarches peut-être sont-elles un stratagème pour nous inspirer de la confiance.

—Que comptez-vous faire?

—D'abord étudier les plans de l'ennemi, Excellence, et, si Dieu me vient en aide, si fins que soient les Guaycurus, je parviendrai, je vous le jure, à les percer à jour.

—Soyez assuré que, si nous réussissons à déjouer leurs projets et à leur échapper, la récompense que je vous réserve équivaudra au service que vous m'aurez rendu.»

Le capitão haussa les épaules.

«Il est inutile de parler de récompense à un homme mort, et je me considère comme tel, répondit-il d'une voix brève.

—Toujours cette pensée, fit le jeune homme avec impatience.

—Toujours, oui, Excellence; mais soyez tranquille, cette certitude qui, avec tout autre, aurait sans doute des conséquences désastreuses, me donne, au contraire, la liberté de mes actions et, au lieu de paralyser ma pensée, la rend plus claire et plus lucide. Sachant que je ne puis échapper au sort qui me menace, je tenterai tout ce qu'il sera humainement possible de faire pour éloigner la catastrophe inévitable; cela doit vous rassurer.

—Pas trop, répondit le marquis avec un pâle sourire.

—Seulement, Excellence, je vous le répète, j'ai besoin de toute ma liberté d'action, il ne faut pas que, soit par paroles, soit d'une autre façon, vous entraviez les projets que je médite et les moyens que je compte employer.

—Je vous ai donné ma parole de gentilhomme.

—Et je l'ai reçue, Excellence; la guerre que nous commençons aujourd'hui n'a rien de commun avec celles que, m'a-t-on dit, vous êtes accoutumé à faire en Europe. Nous avons en face de nous des ennemis dont l'arme principale est la ruse. Ce n'est donc qu'en nous montrant plus fins et plus rusés qu'eux que nous parviendrons à les vaincre, s'il nous est, ce que je ne crois pas, possible d'obtenir ce résultat. Les observations que vous penseriez devoir me faire n'aboutiraient qu'à consommer plus promptement notre perte si j'étais contraint de m'y conformer.

—Une fois pour toutes, je vous promets de vous laisser la liberté la plus entière, si bizarres et si singulières que me paraissent les dispositions que vous jugerez nécessaire de prendre dans l'intérêt général.

—Voilà qui est parlé en homme sage, Excellence; espérez. Qui sait, peut-être Dieu daignera-t-il faire un miracle en notre faveur; du moins y aiderons-nous de tout notre pouvoir.

—Je vous remercie de me donner enfin un peu d'espoir, Diogo, et cela avec d'autant plus de joie, fit le marquis en souriant, que c'est une marchandise dont vous n'êtes pas prodigue à mon égard.

—Nous sommes des hommes auxquels il faut parler franchement pour qu'ils se mettent sur leurs gardes, Excellence, et non des enfants peureux qui ont besoin d'être trompés. Maintenant, ajouta-t-il en étendant le bras vers un léger monticule situé à environ une lieue en avant et un peu sur la droite du chemin suivi par la caravane, si vous n'y trouvez pas d'inconvénient, voilà où nous allons placer notre campement pour la nuit.

—Comment! Déjà nous arrêter! se récria le jeune homme, et la journée est à peine à la moitié.

—Quel dommage! s'écria l'Indien avec un accent de railleuse pitié, que cette expédition soit condamnée à finir si mal, je vous aurais donné certaines leçons, Excellence, qui auraient fait de vous, j'en suis convaincu, avec le temps, un des plus fins et des plus expérimentés coureurs des bois du Brésil.»

Malgré la situation critique dans laquelle il se trouvait, le marquis ne put s'empêcher de rire à cette naïve boutade du digne capitão.

«C'est égal, don Diogo, lui répondit-il, ne m'épargnez pas vos leçons, on ne sait pas ce qui peut arriver, peut-être me profiteront-elles.

—A la grâce de Dieu, Excellence. Écoutez-moi bien, voici ce que nous allons faire.

—Je suis tout oreilles.

—Nous ne devons pas nous enfoncer davantage dans le désert avant d'avoir, sur les mouvements de nos ennemis, des renseignements positifs; ces renseignements, moi seul puis les obtenir, en me faufilant parmi eux et en m'introduisant jusque dans leurs villages; d'un autre côté, lorsque leurs éclaireurs qui nous surveillent derrière chaque buisson et épient nos moindres gestes, nous verront nous arrêter et camper aussi hardiment, ils ne sauront que penser de cette façon d'agir; l'inquiétude leur viendra, ils chercheront les motifs de notre conduite, hésiteront et nous donneront ainsi le temps de préparer une vigoureuse résistance. Me comprenez-vous, Excellence?

—A peu près, une seule chose demeure obscure pour moi dans ce que vous m'avez dit.

—Laquelle?

—Vous avez l'intention d'aller vous-même chercher des nouvelles et de vous introduire dans les villages indiens?

—En effet, telle est mon intention.

—Ne croyez-vous pas que ce soit là une grande imprudence? Vous risquez d'être découvert.

—C'est vrai, et si cela arrive, mon sort est décidé d'avance; que voulez-vous, Excellence? C'est une chance à courir, mais il n'y a pas moyen de faire autrement. Cependant, si périlleuse que soit une telle expédition, elle ne l'est pas autant que vous le supposez, pour un homme qui, ainsi que moi, appartient à la race indienne et connaît naturellement les coutumes des hommes qu'il veut tromper; d'ailleurs je n'ai pas besoin d'ajouter, Excellence, que je prendrai toutes les précautions nécessaires pour ne pas être surpris.»

Pendant que le marquis et le capitão causaient ainsi entre eux, la caravane continuait à s'avancer lentement à travers les méandres inextricables d'un étroit sentier, tracé avec peine par le passage des bêtes fauves et presque perdu dans les hautes herbes.

Le silence le plus complet, le calme le plus profond régnaient dans ce désert, que le pas de l'homme semblait n'avoir jamais foulé depuis l'époque de la découverte.

Cependant, les chasseurs métis et les soldados da conquista, mis en éveil par la présence inattendue devant eux du chef guaycurus, et inquiets du long entretien qu'il avait eu avec le capitão, se tenaient sur leurs gardes. Ils n'avançaient, selon l'expression espagnole, que la barbe sur l'épaule, l'œil et l'oreille au guet, le doigt sur la détente du fusil, et prêts à faire feu à la moindre alerte.

La caravane atteignit ainsi la colline sur laquelle don Diogo se proposait de camper.

L'Indien, avec ce coup d'œil infaillible que donne une longue expérience et que possèdent seuls les hommes rompus depuis des années à la vie si accidentée et si pleine de péripéties imprévues du désert, avait choisi admirablement le seul endroit où il fût possible d'établir un camp facile à être promptement mis en état de résister à une attaque subite des ennemis.

Cette colline formait un accore avancé de l'une des plus larges rivières de la plaine, ses flancs escarpés étaient dépourvus de verdure, son sommet seul était recouvert d'un bois épais; du côté de la rivière, la colline, taillée à pic était inabordable; seulement elle était accessible par le désert, sur un espace de dix mètres tout au plus.

Le marquis félicita don Diogo sur la sagacité avec laquelle il avait choisi cette position.

«Cependant, ajouta-t-il, je me demande s'il était nécessaire, pour une seule nuit, de nous établir au sommet d'une telle forteresse.

—Si nous ne devions y rester qu'une seule nuit, répondit l'Indien, je ne me serais pas donné la peine de vous indiquer ce lieu, mais les renseignements que nous avons à prendre seront peut-être longs à obtenir, et il est bon, si nous sommes contraints de demeurer quelques jours ici, de ne pas avoir à redouter une surprise.

—Demeurer quelques jours ici, reprit le marquis avec une nuance de mécontentement.

—Dame! Je ne saurais positivement vous dire ce qui arrivera. Peut-être repartirons-nous demain, peut-être non; cela dépendra des circonstances. Bien que notre position ne soit pas bonne, encore dépend-il un peu de nous, Excellence, de ne pas la rendre pire.

—Vous avez toujours raison, mon ami, répondit le jeune homme; campons donc, puisque vous le voulez.»

Le capitão quitta alors le marquis et alla donner les ordres nécessaires pour que le campement fût établi ainsi qu'il l'avait arrêté dans son esprit.

Les Brésiliens s'occupèrent d'abord à mettre en sûreté leurs choses les plus précieuses, c'est-à-dire les provisions de bouche et les munitions de guerre; puis, ce soin pris, on installa le camp sur le bord même de la plate-forme de la colline; on forma un rempart de troncs d'arbres enlacés les uns dans les autres; derrière ce premier rempart, les wagons et les charrettes furent enchaînés et placés en croix de Saint-André.

D'après l'ordre exprès du capitão, les arbres strictement nécessaires aux fortifications avaient été abattus; les autres, demeurés debout, devaient, non seulement donner de l'ombre aux Brésiliens, mais encore leur servir de défense en cas d'assaut, et, de plus, empêcher les Indiens, s'ils ne l'avaient fait déjà, ce qui n'était guère probable, de les compter et de connaître ainsi le nombre des ennemis qu'ils attaquaient.

Un peu avant le coucher du soleil, le camp se trouva complètement en état de résister à un coup de main.

Diogo, pour plus de sûreté, ordonna qu'une sentinelle demeurerait nuit et jour au sommet de l'arbre le plus élevé de la colline, afin de surveiller le désert et d'avertir les aventuriers des mouvements des Indiens.

Cette dernière précaution, la plus importante de toutes, assurait en quelque sorte la sûreté du camp; aussi Diogo ne voulut-il confier le soin de veiller sur le salut commun qu'à un homme expérimenté et ordonna-t-il que la sentinelle, placée ainsi en vedette, serait toujours un de ses soldats.

Indiens eux-mêmes, ils étaient plus que tous autres en état de déjouer les ruses des Guaycurus et de ne pas laisser surprendre leurs compagnons.

[1] Voir le Grand chef des Aucas,2 vol. in-12. Amyot, éditeur.


VII

ASSAUT DE RUSES.

Lorsque la nuit fut venue et que l'obscurité eut complètement noyé le paysage, don Diogo entra dans la tente où le marquis se promenait tout pensif, marchant de long en large, la tête basse et les bras croisés sur la poitrine.

«Ah! C'est vous, capitão, dit le jeune homme en s'arrêtant, quelles nouvelles?

—Rien que je sache, Excellence, répondit l'Indien; tout est calme, les sentinelles veillent; la nuit, je le crois, sera tranquille.

—Cependant, vous aviez, si je ne me trompe, quelque chose à me dire?

—En effet, Excellence, je venais vous annoncer que je quitte le camp.

—Vous quittez le camp?

—Ne faut-il pas que j'aille à la découverte?

—C'est vrai. Combien de temps comptez-vous rester dans cette excursion?

—Qui saurait le dire, Excellence? Peut-être un jour, peut-être deux, peut-être quelques heures, tout dépendra des circonstances; il est possible aussi que je sois découvert, et alors je ne reviendrai pas.»

Le marquis demeura un instant les yeux fixés avec une expression étrange sur le capitão.

«Don Diogo, lui dit-il enfin en lui posant amicalement la main sur l'épaule, avant de me quitter, laissez-moi vous adresser une question.

—Faites, Excellence.

—Quelle est la raison qui vous engage à me témoigner un dévouement si grand, une abnégation si complète?

—A quoi bon vous le dire, Excellence? Vous ne me comprendriez pas.

—Voilà plusieurs fois que je m'interroge à ce sujet sans pouvoir me répondre. Nous ne nous connaissons que depuis deux mois; avant la trahison de Malco, à peine avais-je échangé quelques banales paroles avec vous; vous n'avez, que je sache, aucun motif plausible pour vous intéresser à mon sort?

—Mon Dieu! Excellence, répondit insouciamment l'Indien, je ne m'intéresse nullement à vous, croyez-le bien.

—Mais alors, s'écria le marquis au comble de la surprise, pourquoi risquer ainsi votre vie pour moi?

—Je vous ai dit, Excellence, que vous ne me comprendriez pas.

—C'est égal, mon ami, répondez, je vous prie, à ma question; si dures que soient à entendre les vérités qui sortiront de votre bouche, j'ai cependant besoin que vous me les disiez.

—Vous le voulez, Excellence?

—Je l'exige, autant qu'il m'est permis de manifester ma volonté sur un tel sujet.

—Soit! Écoutez-moi donc, Excellence; seulement je doute que vous me compreniez bien, je vous le répète encore.

—Parlez! Parlez!

—Ne vous fâchez donc pas, je vous prie, Excellence, si ce que vous allez entendre vous semble un peu dur; à une question franchement posée, je dois faire une réponse franche. Vous, personnellement, vous ne m'intéressez nullement, vous l'avez dit vous-même; à peine est-ce si je vous connais. Dans toute autre circonstance il est probable que, si vous réclamiez mon aide, je vous la refuserais, car, je vous l'avoue, vous ne m'inspirez aucune sympathie et je n'ai naturellement aucune raison pour vous aimer. Seulement il arrive ceci, que vous êtes en quelque sorte sous ma garde; que, lorsqu'on m'a placé sous vos ordres j'ai juré de vous défendre envers et contre tous pendant le temps que nous voyagerions ensemble; lorsque ce misérable Malco vous a trahi, j'ai compris la responsabilité que cette trahison faisait peser sur moi; j'ai immédiatement, sans hésiter, accepté cette responsabilité avec toutes ses conséquences.

—Mais, interrompit le marquis, cela ne va pas jusqu'à faire le sacrifice de la vie, surtout pour un homme envers lequel on n'éprouve aucune sympathie.

—Ce n'est pas à vous, Excellence, c'est à moi que je fais ce sacrifice, à mon honneur, qui serait flétri si je ne tombais pas à vos côtés en essayant jusqu'au dernier moment de vous protéger et de vous faire un bouclier de mon corps; que vous, Excellence, gentilhomme d'Europe, aussi noble que le roi de Portugal, vous entendiez autrement certaines exigences de la vie civilisée, cela ne m'étonne pas et n'a rien qui me doive surprendre; mais nous autres, pauvres Indiens, nous ne possédons d'autre bien que notre honneur et nous ne consentons jamais à en faire bon marché; j'appartiens à un corps de soldats qui, depuis sa création, a continuellement donné des marques d'une fidélité à toute épreuve, sans que jamais un traître se soit rencontré dans ses rangs. Ce que je fais pour vous, tout autre à ma place le ferait; mais, ajouta-t-il avec un sourire triste, à quoi bon nous appesantir davantage sur ce sujet, Excellence? Mieux vaut nous arrêter là; profitez de mon dévouement sans vous inquiéter d'autre chose; d'ailleurs, il n'est pas aussi grand que vous le pensez.

—Comment cela?

—Eh! Mon Dieu, Excellence, par une raison toute simple: nous autres soldados da conquista qui sans cesse guerroyons contre les Indiens bravos, nous jouons continuellement notre vie et nous finissons toujours par être tués dans quelque embuscade; eh bien, je ne fais qu'avancer de quelques jours ou peut-être seulement de quelques heures le moment où il me faudra rendre mes comptes au Créateur; vous voyez que le sacrifice que je vous fais est minime et ne mérite en aucune façon que j'essaye de m'en prévaloir.»

Don Roque se sentit ému malgré lui par la naïve loyauté de cet homme à demi civilisé qui, à lui homme du monde, lui donnait, sans paraître s'en apercevoir ou même le soupçonner, une si haute leçon de morale.

«Vous valez mieux que moi, Diogo, lui dit-il en lui tendant la main.

—Eh! Non, Excellence, je suis moins civilisé, voilà tout; et il continua, après lui avoir, avec une bonhomie extrême, décoché ce dernier trait: Maintenant que j'ai répondu à votre question, nous reviendrons s'il vous plaît, Excellence, à notre affaire.

—Je ne demande pas mieux, capitão. Vous me disiez, je crois, que vous aviez l'intention de quitter le camp?

—Oui, Excellence, pour aller à la découverte.

—Fort bien; quand comptez-vous partir?

—Mais tout de suite, Excellence.

—Comment, si tôt?

—Nous n'avons pas un instant à perdre pour essayer de nous renseigner; nous avons affaire, ne l'oubliez pas, Excellence, aux Indiens bravos les plus fins et les plus braves du désert. D'ailleurs vous les verrez bientôt à l'œuvre, ce sont de rudes adversaires, allez.

—Je commence à le croire.

—Bientôt vous en aurez la certitude.

—Que dois-je faire pendant votre absence?

—Rien, Excellence.

—Cependant, il me semble....

—Rien, je vous le répète. Demeurer sans sortir, dans le camp, faire bonne garde, et vous assurer par vous-même que les sentinelles ne s'endorment pas à leur poste.

—Rapportez-vous en à moi pour cela.

—J'oubliais une chose fort importante, Excellence; si, ce que je ne suppose pas, vous étiez attaqué par les Indiens pendant mon absence, et serré de près, faites attacher une faja rouge à la plus haute branche de l'arbre de la vigie, cette faja, je la verrai quel que soit le lieu ou je me trouve; je comprendrai ce qu'elle voudra dire, et je me précautionnerai en conséquence, à mon retour au camp.

—Cela sera fait. Avez-vous d'autres recommandations?

—Aucune, Excellence; il ne me reste plus qu'à prendre congé de vous. Souvenez-vous de ne pas sortir avant mon arrivée; vous seriez perdu.

—Je ne bougerai pas d'une ligne; c'est convenu; vous me retrouverez, je l'espère, dans une situation aussi bonne que celle dans laquelle vous me laissez:

—Je l'espère, Excellence; au revoir.

—Au revoir et bonne chance!

—Je tâcherai.»

Diogo s'inclina une seconde fois et quitta la tente.

Le capitão sortit du camp à pied.

Les soldados da conquista se servent rarement du cheval, ils ne l'emploient que lorsqu'ils ont à faire un long trajet en plaine, car les forêts brésiliennes sont tellement épaisses et encombrées de lianes et de plantes grimpantes, qu'il est littéralement impossible de les traverser autrement que la hache à la main, ce qui rend le cheval non seulement inutile, mais en quelque sorte nuisible par l'embarras qu'il cause sans cesse à son maître.

Aussi les soldados da conquista sont-ils généralement d'excellents piétons. Ces hommes ont un jarret de fer; rien ne les arrête ou ne les retarde: ils marchent avec une vélocité et une sûreté qui feraient pâlir de jalousie nos chasseurs à pied, qui cependant jouissent à juste titre d'une réputation bien établie de marcheurs émérites.

Les distances que franchissent en quelques heures ces Indiens, dans des chemins impraticables, sont quelque chose de prodigieux et qui surpasse tout ce qu'on saurait imaginer.

Trente et même quarante lieues dans une journée ne sont rien pour eux; ils courent toujours; bien que chargés de leurs armes et de leur lourd bagage: ils suivent, sans se gêner, un cheval lancé au grand trot, et pourtant, pendant ces courses rapides, rien ne leur échappe, le plus petit indice est observé par eux; l'empreinte la plus fugitive laissée par mégarde sur le sol est aperçue et relevée avec soin; pas un bruit du désert qu'ils ne saisissent et ne commentent aussitôt: le bris d'une branche dans les taillis, le vol subit d'un oiseau, l'élan rapide d'un fauve quittant son repaire à leur approche; ils entendent et comprennent tout, et sont continuellement sur leurs gardes, prêts à faire face à l'ennemi, quel qu'il soit, qui surgit souvent tout à coup devant eux, et dont ils ont, avec leur infaillible expérience, deviné ou pressenti l'approche bien avant qu'il apparaisse.

Le capitão Diogo, nous n'avons pas besoin de le dire, le lecteur a déjà été à même de le reconnaître, jouissait parmi ses compagnons, bons appréciateurs en pareille matière, d'une réputation de finesse peu commune; il avait en plusieurs circonstances donné des preuves d'adresse et de sagacité admirables, mais jamais il ne s'était trouvé dans des circonstances aussi difficiles.

Les Indiens bravos dont il était l'implacable ennemi et auxquels il avait causé d'irréparables pertes, avaient pour lui une haine mêlée d'une superstitieuse terreur. Diogo avait si souvent et avec tant de bonheur évité les pièges tendus sous ses pas, si souvent échappé à une mort presque certaine, que les Indiens en étaient arrivés à supposer que cet homme était protégé par quelque charme inconnu et qu'il disposait d'une puissance surnaturelle qui l'aidait à surmonter les plus grandes difficultés et à sortir sain et sauf des plus affreux dangers.

Le capitão connaissait parfaitement l'opinion que les Indiens avaient de lui; il savait que, s'il tombait jamais entre leurs mains, non seulement il n'avait pas de quartier à espérer, mais encore il devait s'attendre à endurer les plus effroyables supplices. Pourtant, cette certitude n'avait aucune influence sur son esprit; son audace n'en était pas abattue, et, loin de prendre des précautions pendant le cours de ses diverses expéditions, c'était avec un plaisir indicible qu'il bravait en face ses adversaires, luttait de ruse avec eux et déjouait toutes leurs combinaisons pour s'emparer de sa personne.

L'expédition qu'il faisait en ce moment était la plus téméraire et la plus difficile de toutes celles que, jusque-là, il avait tentées.

Il ne s'agissait de rien moins que de s'introduire dans un village des Guaycurus, d'assister à leurs réunions et de parvenir ainsi à surprendre leurs secrets.

Diogo se considérait comme perdu, il avait la conviction que lui et tous les hommes qui composaient la caravane à laquelle il appartenait, tomberaient dans le désert massacrés par les Indiens; aussi, croyant n'avoir rien à ménager, agissait-il en conséquence, jouant, ainsi qu'on le dit vulgairement, le tout pour le tout, résolu à disputer jusqu'au bout la terrible partie dont sa vie était l'enjeu, et voulant, avant de succomber, prouver à ses ennemis ce dont il était capable, leur donner, en un mot, la mesure de ses forces.

Après être sorti du camp, le capitão descendit rapidement la colline, se dirigeant, malgré les ténèbres épaisses qui l'enveloppaient, avec autant, de certitude qu'en plein jour, et marchant avec une légèreté si grande, que le bruit de ses pas aurait, à quelques mètres seulement, été imperceptible à l'oreille la plus exercée et à l'ouïe la plus fine.

Lorsqu'il eut atteint le bord de la rivière, il s'orienta un instant, puis il se coucha sur le ventre et commença à ramper doucement dans la direction d'un buisson voisin, dont une partie baignait dans l'eau de la rive.

Arrivé à deux ou trois pas du buisson, l'Indien s'immobilisa subitement, et demeura l'espace de plusieurs minutes sans que le bruit même de sa respiration le pût dénoncer.

Puis, après avoir d'un regard circulaire sondé les ténèbres, il se ramassa et se pelotonna sur lui-même comme une bête fauve, prête à prendre son élan; saisissant son couteau de la main droite, il leva légèrement la tête et imita avec une rare perfection le sifflement du giboya ou boa constrictor, cet hôte redoutable des grands déserts brésiliens.

A peine ce sifflement se fut-il fait entendre que les branches du buisson s'agitèrent; elles s'écartèrent avec violence, et un Indien guaycurus bondit épouvanté sur la rive. Au même instant, le capitão surgit derrière lui, lui enfonça son couteau dans la nuque et le renversa mort à ses pieds, sans que le malheureux sauvage, surpris à l'improviste, eût eu le temps de pousser un cri d'agonie.

Ce meurtre avait été commis en moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour le raconter; quelques secondes à peine s'étaient écoulées, et le guerrier gisait sans vie devant son implacable ennemi.

Don Diogo essuya froidement son couteau à une touffe d'herbe, le replaça à sa ceinture et, se penchant sur sa victime chaude encore, il la considéra attentivement pendant assez longtemps.

«Allons, murmura-t-il enfin, le hasard m'a favorisé, ce misérable était un guerrier d'élite, son costume me conviendra parfaitement.»

Après cet aparté qui expliquait le motif secret du meurtre qu'il venait de commettre d'une façon si brusque, et cependant si sûre, le capitão chargea sur ses épaules le corps du Guaycurus et se cacha avec lui dans le buisson, dont il l'avait si adroitement obligé à sortir.

Si on concluait, de ce que nous venons de raconter, que le capitão était un homme féroce et sanguinaire, on serait dans une grave erreur; don Diogo jouissait, dans la vie privée, d'une réputation justifiée de bonté et d'humanité, mais les circonstances dans lesquelles il se trouvait en ce moment étaient exceptionnelles: il se considérait avec raison dans le cas de légitime défense; il était évident que, si l'espion guaycurus qu'il avait surpris et si impitoyablement tué, l'eût aperçu le premier, il l'aurait poignardé sans hésitation, puisqu'il était en quelque sorte embusqué pour cela. Du reste, le capitão avait eu le soin de le dire lui même au marquis: la guerre qui commençait était toute de ruse et d'embûche, malheur à celui qui se laissait surprendre!

Aussi, le capitão n'éprouvait-il aucun remords de son action; bien au contraire, il en était fort satisfait, puisqu'il se trouvait propriétaire du costume qu'il convoitait pour se glisser inaperçu au milieu des ennemis.

Les moments étaient précieux; il se hâta donc de dépouiller sa victime, dont il revêtait au fur et à mesure les vêtements; par une heureuse coïncidence, les deux hommes étaient à peu près de la même taille, ce qui rendait l'échange encore plus facile.

Les Indiens possèdent un talent particulier non seulement pour se grimer, mais encore pour se mettre, dirons-nous, dans la peau de ceux dont ils veulent emprunter les traits.

A très peu de différences près, les peintures des chefs guaycurus sont toutes les mêmes; leurs allures ne diffèrent que fort peu, et lorsque c'est un Indien de pure race qui prend un de leurs costumes, il atteint facilement une rare perfection de déguisement.

En quelques instants, le mort fut complètement dépouillé; seulement, le capitão eut soin de placer sous son poncho ses pistolets et son couteau, armes dans lesquelles il avait plus de confiance que dans la lance, le carquois et les flèches du sauvage.

Après avoir caché avec soin ses propres vêtements dans un trou qu'il creusa à cet effet, le capitão s'assura que le silence le plus profond régnait aux environs; puis, rassuré ou à peu près, il chargea de nouveau le cadavre sur ses épaules, lui attacha une grosse pierre au cou pour l'empêcher de surnager, et, entr'ouvrant avec soin les branches du buisson dont les racines trempaient dans l'eau, il fit glisser doucement, et sans produire le moindre bruit, le corps dans la rivière.

Cette opération délicate terminée, le capitão se glissa de nouveau dans le buisson avec un sourire de satisfaction, et attendit patiemment l'occasion, que le hasard ne pouvait manquer de lui fournir, de sortir avec honneur de sa cachette.

Deux heures s'écoulèrent pendant lesquelles le calme mystérieux du désert ne fut troublé par aucun bruit.

Diogo commençait à se fatiguer de la longueur de sa faction; déjà il cherchait dans sa tête un moyen de la faire cesser et de joindre les Guaycurus, qui ne devaient pas, selon toute probabilité, être fort éloignés, lorsqu'un léger froissement de feuilles sèches éveilla son attention et lui fit tout à coup dresser les oreilles.

Il distingua bientôt le pas d'un homme qui s'approchait de lui; cet homme, bien que marchant avec prudence, ne croyait point cependant la situation assez périlleuse pour qu'il fût nécessaire d'user de grandes précautions; de là ce léger froissement qui, bien que léger, n'avait cependant pas échappé à l'ouïe fine et exercée du capitão.

Mais quel était cet homme? Que voulait-il?

Ces questions que s'adressait Diogo, et auxquelles il lui était impossible de répondre, ne laissaient pas que de l'inquiéter sérieusement pour sa sûreté personnelle.

Ce visiteur était-il seul ou suivi d'autres guerriers?

A tout hasard, le capitão se tint sur ses gardes; le moment suprême était arrivé de lutter de finesse avec ceux qu'il voulait tromper; il se tint prêt à soutenir bravement le choc, quel qu'il fût, dont il était menacé. Il fit appel, non seulement à tout son courage, mais encore à toute sa présence d'esprit, car il savait fort bien que de cette première rencontre dépendait le succès de sa périlleuse expédition.

Arrivé à quatre pas environ du buisson au fond duquel le capitão se tenait immobile et silencieux comme un bloc de granit, le rôdeur inconnu s'arrêta.

Pendant quelques secondes, il y eut un silence suprême, durant lequel on aurait presque entendu battre dans sa poitrine le cœur du brave soldat.

Il ne pouvait, à cause de l'obscurité, voir son ennemi; mais il devinait sa présence et s'inquiétait intérieurement de son immobilité et de son silence de mauvais augure; il redoutait instinctivement un piège semblable à celui qu'il avait employé; un pressentiment secret l'avertissait qu'il se trouvait en face d'un adversaire redoutable, et qu'il ne parviendrait peut-être pas à tromper.

Soudain le cri de la chouette s'éleva dans l'air à deux reprises différentes.

Si parfaitement modulée que fût l'imitation, l'oreille d'un Indien ne pouvait s'y tromper.

Le capitão comprit que ce cri était un signal de son visiteur inconnu.

Mais à qui s'adressait ce signal, était-ce à lui? Était-ce à des guerriers blottis dans les halliers environnants?

Peut-être les précautions de Diogo n'avaient-elles pas été bien prises: le nœud qui serrait la corde autour du cou du guerrier qu'il avait tué avait pu se défaire, le corps surnager, et les Guaycurus, en apercevant le cadavre, avoir découvert la trahison et venir en ce moment pour venger leur frère en tuant son assassin.

Ces diverses pensées traversèrent comme un éclair l'esprit du soldat; cependant il fallait répondre, toute hésitation le perdait; se recommandant au hasard, le capitão fit un effort suprême et imita à son tour, à deux reprises, le cri de la chouette.

Puis il attendit avec anxiété le résultat de cette tentative désespérée, n'osant croire à sa réussite.

Cette attente fut courte; presque au même instant, l'homme quel qu'il fût, qui se tenait auprès du buisson, fit entendre sa voix; il parlait en langue guaycurus que Diogo, non seulement comprenait, mais parlait avec une rare perfection.

«Ato ingote canchè Kjick piep, Paï[1], demanda-t-il.

Mochi[2], répondit aussitôt le capitão à voix basse.

Epoï, aboui[3],» reprit le Guaycurus.

Après avoir échangé ces quelques mots, que nous avons mis en guaycurus pour donner au lecteur un spécimen de cette langue, don Diogo obéit à l'injonction qui lui était faite et sortit hardiment du buisson, bien que, malgré le succès de son stratagème, il ne se sentit cependant pas complètement rassuré.

L'Indien, qu'il reconnut au premier coup d'œil pour être Tarou-Niom lui-même, était si convaincu d'avoir affaire à un de ses guerriers, qu'il ne se donna même pas la peine de l'examiner, se contentant de jeter sur lui un regard distrait; d'ailleurs le chef paraissait fort préoccupé.

Il reprit presque aussitôt l'entretien que cette fois nous traduirons en français.

«Ces chiens n'ont donc pas essayé de battre la plaine pendant l'obscurité? demanda-t-il.

—Non, répondit Diogo, ils sont serrés comme des chiens poltrons, ils n'osent bouger.

Epoï! Je les croyais plus braves et plus rusés; ils ont avec eux un homme qui connaît bien le désert, un traître de notre race auquel je me réserve de mettre des charbons ardents dans les yeux et de couper sa langue menteuse.»

Le capitão frémit intérieurement à ces menaces qui s'adressaient à lui; cependant, il fit bonne contenance.

«Ce chien mourra, dit-il.

—Lui et ceux qu'il conduit, répondit le chef; j'ai besoin de mon frère.

—Je suis aux ordres de Tarou-Niom.

—Les oreilles de mon frère sont ouvertes?

—Elles le sont.

Epoï, je parle. Pour la réussite de mes projets, il me faut l'assistance des Payagoas; sans leurs hoïnaka[4], je ne puis rien tenter. Émavidi-Chaimè m'a promis de m'en envoyer cinquante, montées chacune par dix guerriers, aussitôt que j'en témoignerai le désir. Mon frère le Grand-Sarigue ira demander les pirogues.

—J'irai.

—J'ai moi-même amené ici près le cheval de mon frère afin qu'il ne perde pas de temps à l'aller chercher. Voici mon keaio[5]. Mon frère le montrera à Émavidi-Chaimè, le chef des Payagoas, de la part de son ami Tarou-Niom, le capitão des Guaycurus, et il lui dira: «Tarou-Niom réclame l'accomplissement de la promesse faite.»

—Je le dirai, fit Diogo, qui répondait aussi laconiquement que possible.

—C'est bon; mon frère est un grand guerrier; je l'aime, qu'il me suive.»

Les deux hommes commencèrent alors à marcher rapidement, sans parler, l'un derrière l'autre.

Don Diogo bénissait intérieurement le hasard qui s'était plu à arranger si bien les choses; car il redoutait l'œil clairvoyant du chef guaycurus, et ce n'avait été qu'avec une appréhension secrète qu'il avait pensé au moment où tous deux seraient arrivés au camp, où la lueur des brasiers de veille aurait pu dénoncer son déguisement aux yeux si difficiles à tromper des Guaycurus, et qui, d'ailleurs connaissaient sans doute trop bien l'homme dont il avait pris la place pour espérer de leur donner le change.

Mais, maintenant, la position était changée; car, si par un malheureux hasard, le chef des Payagoas connaissait le guerrier mort, ce ne devait être que très superficiellement et sans avoir jamais eu avec lui des rapports assez intimes pour qu'il en eût gardé un souvenir bien net.

Cependant, les deux hommes atteignirent une clairière où se trouvaient deux chevaux tenus en bride par un esclave.

«Voici le cheval de mon frère, qu'il parte, dit Tarou-Niom, j'attends son retour avec impatience; il se dirige vers le midi, moi, je retourne au camp, à bientôt.»

Diogo ignorait lequel des deux chevaux était le sien; craignant de se tromper et de prendre l'un pour l'autre, il feignit de trébucher afin de laisser au chef le temps de se mettre en selle, ce que celui-ci, dont la méfiance n'était pas éveillée, fit immédiatement; Diogo imita son exemple.

Les deux hommes enfoncèrent leurs éperons dans les flancs de leur monture et s'éloignèrent à toute bride dans des directions différentes.

Lorsqu'il fut enfin seul, le capitão ne put retenir un soupir de soulagement.

«Ouf! dit-il à part lui, l'épreuve a été rude, mais je crois m'en être assez bien tiré jusqu'à présent: cependant il ne faut pas encore chanter victoire, attendons que nous sachions la fin de tout cela, pourvu que ce démon de chef Payagoas, que l'on dit si rusé, ne devine pas mon stratagème. A la grâce de Dieu! Lui seul me peut sauver à présent.»

Il hocha deux ou trois fois la tête d'un air de doute.

«C'est un miracle que je lui demande, ajouta-t-il, mais voudra-t-il le faire?»

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