Le Horla
The Project Gutenberg eBook of Le Horla
Title: Le Horla
Author: Guy de Maupassant
Release date: January 1, 2004 [eBook #10775]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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GUY DE MAUPASSANT
Le Horla
1887
LE HORLA
8 mai. — Quelle journée admirable ! J'ai passé toute la matinée étendu sur l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre, l'abrite et l'ombrage tout entière. J'aime ce pays, et j'aime y vivre parce que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l'air lui-même.
J'aime ma maison où j'ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent.
A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches qui sonnent dans l'air bleu des belles matinées, jetant jusqu'à moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que la brise m'apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant qu'elle s'éveille ou s'assoupit.
Comme il faisait bon ce matin !
Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur, gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila devant ma grille.
Après deux goëlettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois-mats brésilien, tout blanc, admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à voir.
12 mai. — J'ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens souffrant, ou plutôt je me sens triste.
D'où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l'air, l'air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages mystérieux. Je m'éveille plein de gaîté, avec des envies de chanter dans la gorge. — Pourquoi ? — Je descends le long de l'eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m'attendait chez moi. — Pourquoi ? — Est-ce un frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables ?
Comme il est profond, ce mystère de l'Invisible ! Nous ne le pouvons sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, ni les habitants d'une étoile, ni les habitants d'une goutte d'eau... avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l'air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose donnent naissance à la musique, qui rend chantante l'agitation muette de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien... avec notre goût, qui peut à peine discerner l'âge d'un vin !
Ah ! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur d'autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour de nous !
16 mai. — Je suis malade, décidément ! Je me portais si bien le mois dernier ! J'ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps. J'ai sans cesse cette sensation affreuse d'un danger menaçant, cette appréhension d'un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui est sans doute l'atteinte d'un mal encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair.
18 mai. — Je viens d'aller consulter mon médecin, car je ne pouvais plus dormir. Il m'a trouvé le pouls rapide, l'œil dilaté, les nerfs vibrants, mais sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux douches et boire du bromure de potassium.
25 mai. — Aucun changement ! Mon état, vraiment, est bizarre. A mesure qu'approche le soir, une inquiétude incompréhensible m'envahit, comme si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis j'essaye de lire ; mais je ne comprends pas les mots ; je distingue à peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large, sous l'oppression d'une crainte confuse et irrésistible, la crainte du sommeil et la crainte du lit.
Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux tours de clef, et je pousse les verrous ; j'ai peur... de quoi ?... Je ne redoutais rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous mon lit ; j'écoute... j'écoute... quoi ?... Est-ce étrange qu'un simple malaise, un trouble de la circulation peut-être, l'irritation d'un filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation dans le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre machine vivante, puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et un poltron du plus brave ? Puis, je me couche, et j'attends le sommeil comme on attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'épouvante de sa venue ; et mon cœur bat, et mes jambes frémissent ; et tout mon corps tressaille dans la chaleur des draps, jusqu'au moment où je tombe tout à coup dans le repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre d'eau stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil perfide, caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir par la tête, me fermer les yeux, m'anéantir.
Je dors — longtemps — deux ou trois heures — puis un rêve — non — un cauchemar m'étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors,... je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute sa force pour m'étrangler.
Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse dans les songes ; je veux crier, — je ne peux pas ; — je veux remuer, — je ne peux pas ; — j'essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me tourner, de rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe, — je ne peux pas !
Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert de sueur. J'allume une bougie. Je suis seul.
Après cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin, avec calme, jusqu'à l'aurore.
2 juin. — Mon état s'est encore aggravé. Qu'ai-je donc ? Le bromure n'y fait rien ; les douches n'y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps, si las pourtant, j'allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je crus d'abord que l'air frais, léger et doux, plein d'odeur d'herbes et de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au cœur une énergie nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai vers La Bouille, par une allée étroite, entre deux armées d'arbres démesurément hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir, entre le ciel et moi.
Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un étrange frisson d'angoisse.
Je hâtai le pas, inquiet d'être seul dans ce bois, apeuré sans raison, stupidement, par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que j'étais suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout près, tout près, à me toucher.
Je me retournai brusquement. J'étais seul. Je ne vis derrière moi que la droite et large allée, vide, haute, redoutablement vide ; et de l'autre côté elle s'étendait aussi à perte de vue, toute pareille, effrayante.
Je fermai les yeux. Pourquoi ? Et je me mis à tourner sur un talon, très vite, comme une toupie. Je faillis tomber ; je rouvris les yeux ; les arbres dansaient ; la terre flottait ; je dus m'asseoir. Puis, ah ! je ne savais plus par où j'étais venu ! Bizarre idée ! Bizarre ! Bizarre idée ! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté qui se trouvait à ma droite, et je revins dans l'avenue qui m'avait amené au milieu de la forêt.
3 juin. — La nuit a été horrible. Je vais m'absenter pendant quelques semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra.
2 juillet. — Je rentre. Je suis guéri. J'ai fait d'ailleurs une excursion charmante. J'ai visité le mont Saint-Michel que je ne connaissais pas.
Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du jour ! La ville est sur une colline ; et on me conduisit dans le jardin public, au bout de la cité. Je poussai un cri d'étonnement. Une baie démesurée s'étendait devant moi, à perte de vue, entre deux côtes écartées se perdant au loin dans les brumes ; et au milieu de cette immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clarté, s'élevait sombre et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de disparaître, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique monument.
Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au soir, et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j'approchais d'elle, la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche, j'atteignis l'énorme bloc de pierres qui porte la petite cité dominée par la grande église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j'entrai dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous des voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes. J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu'une dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l'un à l'autre par de fines arches ouvragées.
Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait : « Mon père, comme vous devez être bien ici ! »
Il répondit : « Il y a beaucoup de vent, Monsieur » ; et nous nous mîmes à causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le couvrait d'une cuirasse d'acier.
Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce lieu, des légendes, toujours des légendes.
Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont, prétendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on entend bêler deux chèvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec une voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des oiseaux de mer, qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des plaintes humaines ; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré, rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux, un bouc à figure d'homme et une chèvre à figure de femme, tous deux avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute leur force.
Je dis au moine : « Y croyez-vous ? »
Il murmura : « Je ne sais pas. »
Je repris : « S'il existait sur la terre d'autres êtres que nous, comment ne les connaîtrions-nous point depuis longtemps ; comment ne les auriez-vous pas vus, vous ? comment ne les aurais-je pas vus, moi ? »
Il répondit : « Est-ce que nous voyons la cent-millième partie de ce qui existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises, et jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit, — l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir ? Il existe, pourtant. »
Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou peut-être un sot. Je ne l'aurais pu affirmer au juste ; mais je me tus. Ce qu'il disait là, je l'avais pensé souvent.
3 juillet. — J'ai mal dormi ; certes, il y a ici une influence fiévreuse, car mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant hier, j'avais remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai :
— Qu'est-ce que vous avez, Jean ?
— J'ai que je ne peux plus me reposer, Monsieur, ce sont mes nuits qui mangent mes jours. Depuis le départ de Monsieur, cela me tient comme un sort.
Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand peur d'être repris, moi.
4 juillet. — Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s'est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore quelques jours, je repartirai certainement.
5 juillet. — Ai-je perdu la raison ? Ce qui s'est passé, ce que j'ai vu la nuit dernière est tellement étrange, que ma tête s'égare quand j'y songe !
Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais fermé ma porte à clef ; puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par hasard que ma carafe était pleine jusqu'au bouchon de cristal.
Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une secousse plus affreuse encore.
Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille avec un couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas — voilà.
Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau ; j'allumai une bougie et j'allai vers la table où était posée ma carafe. Je la soulevai en la penchant sur mon verre ; rien ne coula. — Elle était vide ! Elle était vide complètement ! D'abord, je n'y compris rien ; puis, tout à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus m'asseoir, ou plutôt, que je tombai sur une chaise ! puis, je me redressai d'un saut pour regarder autour de moi ! puis je me rassis, éperdu d'étonnement et de peur, devant le cristal transparent ! Je le contemplais avec des yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient ! On avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ? Ce ne pouvait être que moi ? Alors, j'étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double vie mystérieuse qui fait douter s'il y a deux êtres en nous, ou si un être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre, comme à nous-mêmes, plus qu'à nous-mêmes.
Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ? Qui comprendra l'émotion d'un homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde épouvanté, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue pendant qu'il a dormi ! Et je restai là jusqu'au jour, sans oser regagner mon lit.
6 juillet. — Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit ; — ou plutôt, je l'ai bue !
Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon Dieu ! Je deviens fou ? Qui me sauvera ?
10 juillet. — Je viens de faire des épreuves surprenantes.
Décidément, je suis fou ! Et pourtant !
Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du lait, de l'eau, du pain et des fraises.
On a bu — j'ai bu — toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au vin, ni au pain, ni aux fraises.
Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même résultat.
Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien.
Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement, en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché.
L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil. Je n'avais point remué ; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je m'élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On avait bu toute l'eau ! on avait bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !...
Je vais partir tout à l'heure pour Paris.
12 juillet. — Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers ! J'ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences constatées, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb.
Hier, après des courses et des visites, qui m'ont fait passer dans l'âme de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au Théâtre-Français. On y jouait une pièce d'Alexandre Dumas fils ; et cet esprit alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut, autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.
Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement de la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes suppositions de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un être invisible habitait sous mon toit. Comme notre tête est faible et s'effare, et s'égare vite, dès qu'un petit fait incompréhensible nous frappe !
Au lieu de conclure par ces simples mots : « Je ne comprends pas parce que la cause m'échappe », nous imaginons aussitôt des mystères effrayants et des puissances surnaturelles.
14 juillet. — Fête de la République. Je me suis promené par les rues. Les pétards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant fort bête d'être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt férocement révolté. On lui dit : « Amuse-toi. » Il s'amuse. On lui dit : « Va te battre avec le voisin. » Il va se battre. On lui dit : « Vote pour l'Empereur. » Il vote pour l'Empereur. Puis, on lui dit : « Vote pour la République. » Et il vote pour la République.
Ceux qui le dirigent sont aussi sots ; mais au lieu d'obéir à des hommes, ils obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que niais, stériles et faux, par cela même qu'ils sont des principes, c'est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où l'on n'est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion.
16 juillet. — J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup troublé.
Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le mari commande le 76e chasseurs à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes, dont l'une a épousé un médecin, le docteur Parent, qui s'occupe beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l'hypnotisme et la suggestion.
Il nous raconta longuement les résultats prodigieux obtenus par des savants anglais et par les médecins de l'école de Nancy.
Les faits qu'il avança me parurent tellement bizarres, que je me déclarai tout à fait incrédule.
« Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus importants secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus importants secrets sur cette terre ; car elle en a certes d'autrement importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l'homme pense, depuis qu'il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l'état rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de l'ouvrier-créateur, de quelque religion qu'elles nous viennent, sont bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus vrai que cette parole de Voltaire. « Dieu a fait l'homme à son image, mais l'homme le lui a bien rendu. »
« Mais, depuis un peu plus d'un siècle, on semble pressentir quelque chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans surtout, à des résultats surprenants. »
Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui dit : — Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, Madame ?
— Oui, je veux bien.
Elle s'assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement en la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le cœur battant, la gorge serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé s'alourdir, sa bouche se crisper, sa poitrine haleter.
Au bout de dix minutes, elle dormait.
— Mettez-vous derrière elle, dit le médecin.
Et je m'assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de visite en lui disant : « Ceci est un miroir ; que voyez-vous dedans ? »
Elle répondit :
— Je vois mon cousin.
— Que fait-il ?
— Il se tord la moustache.
— Et maintenant ?
— Il tire de sa poche une photographie.
— Quelle est cette photographie ?
— La sienne.
C'était vrai ! Et cette photographie venait de m'être livrée, le soir même, à l'hôtel.
— Comment est-il sur ce portrait ?
— Il se tient debout avec son chapeau à la main.
Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût vu dans une glace.
Les jeunes femmes, épouvantées, disaient : « Assez ! Assez ! Assez ! »
Mais le docteur ordonna : « Vous vous lèverez demain à huit heures ; puis vous irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez de vous prêter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu'il vous réclamera à son prochain voyage. »
Puis il la réveilla.
En rentrant à l'hôtel, je songeais à cette curieuse séance et des doutes m'assaillirent, non point sur l'absolue, sur l'insoupçonnable bonne foi de ma cousine, que je connaissais comme une sœur, depuis l'enfance, mais sur une supercherie possible du docteur. Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace qu'il montrait à la jeune femme endormie, en même temps que sa carte de visite ? Les prestidigitateurs de profession font des choses autrement singulières.
Je rentrai donc et je me couchai.
Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet de chambre, qui me dit :
— C'est Mme Sablé qui demande à parler à Monsieur tout de suite.
Je m'habillai à la hâte et je la reçus.
Elle s'assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile, elle me dit :
— Mon cher cousin, j'ai un gros service à vous demander.
— Lequel, ma cousine ?
— Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J'ai besoin, absolument besoin, de cinq mille francs.
— Allons donc, vous ?
— Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver.
J'étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me demandais si vraiment elle ne s'était pas moquée de moi avec le docteur Parent, si ce n'était pas là une simple farce préparée d'avance et fort bien jouée.
Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent. Elle tremblait d'angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse, et je compris qu'elle avait la gorge pleine de sanglots.
Je la savais fort riche et je repris :
— Comment ! votre mari n'a pas cinq mille francs à sa disposition ! Voyons réfléchissez. Êtes-vous sûre qu'il vous a chargée de me les demander ?
Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort pour chercher dans son souvenir, puis elle répondit :
— Oui..., oui... j'en suis sûre.
— Il vous a écrit ?
Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de sa pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait m'emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.
— Oui, il m'a écrit.
— Quand donc ? Vous ne m'avez parlé de rien, hier.
— J'ai reçu sa lettre ce matin.
— Pouvez-vous me la montrer ?
— Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop personnelles... je l'ai... je l'ai brûlée.
— Alors, c'est que votre mari fait des dettes.
Elle hésita encore, puis murmura :
— Je ne sais pas.
Je déclarai brusquement :
— C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma chère cousine.
Elle poussa une sorte de cri de souffrance.
— Oh ! oh ! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les...
Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'eût prié ! J'entendais sa voix changer de ton ; elle pleurait et bégayait, harcelée, dominée par l'ordre irrésistible qu'elle avait reçu.
— Oh ! oh ! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il me les faut aujourd'hui.
J'eus pitié d'elle.
— Vous les aurez tantôt, je vous le jure.
Elle s'écria :
— Oh ! merci ! merci ! Que vous êtes bon.
Je repris : — Vous rappelez-vous ce qui s'est passé hier soir chez vous ?
— Oui.
— Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous a endormie ?
— Oui.
— Eh ! bien, il vous a ordonné de venir m'emprunter ce matin cinq mille francs, et vous obéissez en ce moment à cette suggestion.
Elle réfléchit quelques secondes et répondit :
— Puisque c'est mon mari qui les demande.
Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus parvenir.
Quand elle fui partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir ; et il m'écouta en souriant. Puis il dit :
— Croyez-vous maintenant ?
— Oui, il le faut bien.
— Allons chez votre parente.
Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le médecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée vers ses yeux qu'elle ferma peu à peu sous l'effort insoutenable de cette puissance magnétique.
Quand elle fut endormie :
— Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs ! Vous allez donc oublier que vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s'il vous parle de cela, vous ne comprendrez pas.
Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille :
— Voici, ma chère cousine, ce que vous m'avez demandé ce matin.
Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai cependant de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je me moquais d'elle, et faillit, à la fin, se fâcher.
Voilà ! je viens de rentrer ; et je n'ai pu déjeuner, tant cette expérience m'a bouleversé.
19 juillet. — Beaucoup de personnes à qui j'ai raconté cette aventure se sont moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit : Peut-être ?
21 juillet. — J'ai été dîner à Bougival, puis j'ai passé la soirée au bal des canotiers. Décidément, tout dépend des lieux et des milieux. Croire au surnaturel dans l'île de la Grenouillière, serait le comble de la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel ?... mais dans les Indes ? Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine.
30 juillet. — Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.
2 août. — Rien de nouveau ; il fait un temps superbe. Je passe mes journées à regarder couler la Seine.
4 août. — Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable ? Bien fin qui le dirait ?
6 août. — Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu !... Je ne puis plus douter... j'ai vu !... J'ai encore froid jusque dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai vu !...
Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir.
Comme je m'arrêtais à regarder un géant des batailles, qui portait trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible l'eût tordue, puis se casser comme si cette main l'eût cueillie ! Puis la fleur s'éleva, suivant la courbe qu'aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas de mes yeux.
Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir ! Je ne trouvai rien ; elle avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même ; car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de pareilles hallucinations.
Mais était-ce bien une hallucination ? Je me retournai pour chercher la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement brisée, entre les deux autres roses demeurées à la branche.
Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée ; car je suis certain, maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d'eau, qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué par conséquent d'une nature matérielle, bien qu'imperceptible pour nos sens, et qui habite comme moi, sous mon toit...
7 août. — J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a point troublé mon sommeil.
Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil, le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non point des doutes vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes précis, absolus. J'ai vu des fous ; j'en ai connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée touchant l'écueil de leur folie, s'y déchirait en pièces, s'éparpillait et sombrait dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu'on nomme « la démence ».
Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'étais conscient, si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en l'analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme, qu'un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles qu'essayent de noter et de préciser aujourd'hui les physiologistes ; et ce trouble aurait déterminé dans mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes idées, une crevasse profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans que nous en soyions surpris, parce que l'appareil vérificateur, parce que le sens du contrôle est endormi ; tandis que la faculté imaginative veille et travaille. Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi ? Des hommes, à la suite d'accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de toutes les parcelles de la pensée sont aujourd'hui prouvées. Or, quoi d'étonnant à ce que ma faculté de contrôler l'irréalité de certaines hallucinations, se trouve engourdie chez moi en moment !
Je songeais à tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon regard d'amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilité est une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive, dont le frémissement est un bonheur de mes oreilles.
Peu à peu, cependant un malaise inexplicable me pénétrait. Une force, me semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arrêtait, m'empêchait d'aller plus loin, me rappelait en arrière. J'éprouvais ce besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé au logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d'une aggravation de son mal.
Donc, je revins malgré moi, sûr que j'allais trouver, dans ma maison, une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n'y avait rien ; et je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de nouveau quelque vision fantastique.
8 août. — J'ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste plus, mais je le sens près de moi, m'épiant, me regardant, me pénétrant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que s'il signalait par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et constante.
J'ai dormi, pourtant.
9 août. — Rien, mais j'ai peur.
10 août. — Rien ; qu'arrivera-t-il demain ?
11 août. — Toujours rien ; je ne puis plus rester chez moi avec cette crainte et cette pensée entrées en mon âme ; je vais partir.
12 août, 10 heures du soir. — Tout le jour j'ai voulu m'en aller ; je n'ai pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si simple, — sortir — monter dans ma voiture pour gagner Rouen — je n'ai pas pu. Pourquoi ?
13 août. — Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir ; mais quelqu'un veut pour moi ; et j'obéis.
14 août. — Je suis perdu ! Quelqu'un possède mon âme et la gouverne ! quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave et terrifié de toutes les choses que j'accomplis. Je désire sortir. Je ne peux pas. Il ne veut pas ; et je reste, éperdu, tremblant, dans le fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me soulever, afin de me croire encore maître de moi. Je ne peux pas ! Je suis rivé à mon siège ; et mon siège adhère au sol, de telle sorte qu'aucune force ne nous soulèverait.
Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond de mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je cueille des fraises et je les mange ! Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Est-il un Dieu ? S'il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi ! secourez-moi ! Pardon ! Pitié ! Grâce ! Sauvez-moi ! Oh ! quelle souffrance ! quelle torture ! quelle horreur !
15 août. — Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir ?
Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible ? cet inconnaissable, ce rôdeur d'une race surnaturelle ?
Donc les Invisibles existent ! Alors, comment depuis l'origine du monde ne se sont-ils pas encore manifestés d'une façon précise comme ils le font pour moi ? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est passé dans ma demeure. Oh ! si je pouvais la quitter, si je pouvais m'en aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas.
16 août. — J'ai pu m'échapper aujourd'hui pendant deux heures, comme un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. J'ai senti que j'étais libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai ordonné d'atteler bien vite et j'ai gagné Rouen. Oh ! quelle joie de pouvoir dire à un homme qui obéit : « Allez à Rouen ! »
Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j'ai prié qu'on me prêtât le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants inconnus du monde antique et moderne.
Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j'ai voulu dire : « A la gare ! » et j'ai crié, — je n'ai pas dit, j'ai crié — d'une voix si forte que les passants se sont retournés : « A la maison », et je suis tombé, affolé d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait retrouvé et repris.
17 août. — Ah ! Quelle nuit ! quelle nuit ! Et pourtant il me semble que je devrais me réjouir. Jusqu'à une heure du matin, j'ai lu ! Hermann Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l'histoire et les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de l'homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine, leur puissance. Mais aucun d'eux ne ressemble à celui qui me hante. On dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redouté un être nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, le sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes, fantômes vagues nés de la peur.
Donc, ayant lu jusqu'à une heure du matin, j'ai été m'asseoir ensuite auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au vent calme de l'obscurité.
Il faisait bon, il faisait tiède ! Comme j'aurais aimé cette nuit-là autrefois !
Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des scintillements frémissants. Qui habite ces mondes ? Quelles formes, quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas ? Ceux qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que nous ? Que peuvent-ils plus que nous ? Que voient-ils que nous ne connaissons point ? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant l'espace, n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus faibles.
Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d'eau.
Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.
Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d'air n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente, comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil était vide, semblait vide ; mais je compris qu'il était là, lui, assis à ma place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bête révoltée, qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir, pour l'étreindre, pour le tuer !... Mais mon siège, avant que je l'eusse atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table oscilla, ma lampe tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines mains les battants.
Donc, il s'était sauvé ; il avait eu peur, peur de moi, lui !
Alors,... alors... demain... ou après,... ou un jour quelconque,... je pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'écraser contre le sol ! Est-ce que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'étranglent pas leurs maîtres ?
18 août. — J'ai songé toute la journée. Oh ! oui, je vais lui obéir, suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble, soumis, lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra...
19 août. — Je sais... je sais... je sais tout ! Je viens de lire ceci dans la Revue du Monde Scientifique : « Une nouvelle assez curieuse nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de folie, comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les peuples d'Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis, possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait sans paraître toucher à aucun autre aliment.
« M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants médecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d'étudier sur place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, et de proposer à l'Empereur les mesures qui lui paraîtront le plus propres à rappeler à la raison ces populations en délire. »
Ah ! Ah ! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier ! Je le trouvai si joli, si blanc, si gai ! L'Être était dessus, venant de là-bas, où sa race est née ! Et il m'a vu ! Il a vu ma demeure blanche aussi ; et il a sauté du navire sur la rive. Oh ! mon Dieu !
A présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini.
Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples naïfs, Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de l'épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus clairement. Mesmer l'avait deviné, et les médecins, depuis dix ans déjà, ont découvert, d'une façon précise, la nature de sa puissance avant qu'il l'eut exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneur nouveau, la domination d'un mystérieux vouloir sur l'âme humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion... que sais-je ? Je les ai vus s'amuser comme des enfants imprudents avec cette horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur à l'homme ! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il le crie... J'écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J'ai entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu !...
Ah ! le vautour a mangé la colombe, le loup a mangé le mouton ; le lion a dévoré le buffle aux cornes aiguës ; l'homme a tué le lion avec la flèche, avec le glaive, avec la poudre ; mais le Horla va faire de l'homme ce que nous avons fait du cheval et du bœuf : sa chose, son serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté. Malheur à nous !
Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l'a dompté... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître, le toucher, le voir ! Les savants disent que l'œil de la bête, différent du nôtre, ne distingue point comme le nôtre... Et mon œil à moi ne peut distinguer le nouveau venu qui m'opprime.
Pourquoi ? Oh ! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont Saint-Michel : « Est-ce que nous voyons la cent-millième partie de ce qui existe ? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises et jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir : Il existe pourtant ! »
Et je songeais encore : mon œil est si faible, si imparfait, qu'il ne distingue même point les corps durs, s'ils sont transparents comme le verre !... Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus comme l'oiseau entré dans une chambre se casse la tête aux vitres. Mille choses en outre le trompent et l'égarent ? Quoi d'étonnant, alors, à ce qu'il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la lumière traverse.
Un être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir assurément ! pourquoi serions-nous les derniers ? Nous ne le distinguons point, ainsi que tous les autres créés avant nous ? C'est que sa nature est plus parfaite, son corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si maladroitement conçu, encombré d'organes toujours fatigués, toujours forcés comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui vit comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, aux déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche d'être qui pourrait devenir intelligent et superbe.
Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huître jusqu'à l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses ?
Pourquoi pas un de plus ? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs immenses, éclatantes et parfumant des régions entières ? Pourquoi pas d'autres éléments que le feu, l'air, la terre et l'eau ? — Ils sont quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers des êtres ! Quelle pitié ! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille ! Comme tout est pauvre, mesquin, misérable ! avarement donné, sèchement inventé, lourdement fait ! Ah ! l'éléphant, l'hippopotame, que de grâce ! Le chameau, que d'élégance !
Mais, direz-vous, le papillon ! une fleur qui vole ! J'en rêve un qui serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis même exprimer la forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais je le vois... il va d'étoile en étoile, les rafraîchissant et les embaumant au souffle harmonieux et léger de sa course !... Et les peuples de là-haut le regardent passer, extasiés et ravis !...
Qu'ai-je donc ? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait penser ces folies ! Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai !
19 août. — Je le tuerai. Je l'ai vu ! je me suis assis hier soir, à ma table ; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !... alors, j'aurais la force des désespérés ; j'aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre, le déchirer.
Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir laissée longtemps ouverte, afin de l'attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui me servait chaque jour, pour me raser, pour m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant.
Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh ! bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n'était pas dedans... et j'étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet.
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque, s'éclaircissant peu à peu.
Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant.
Je l'avais vu ! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore frissonner.
20 août. — Le tuer, comment ? puisque je ne peux l'atteindre ? Le poison ? mais il me verrait le mêler à l'eau ; et nos poisons, d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible ? Non... non... sans aucun doute... Alors ?... alors ?...
21 août. — J'ai fait venir un serrurier de Rouen, et lui ai commandé pour ma chambre des persiennes de fer, comme en ont, à Paris, certains hôtels particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron, mais je m'en moque !...
10 septembre. — Rouen, hôtel continental. C'est fait... c'est fait... mais est-il mort ? J'ai l'âme bouleversée de ce que j'ai vu.
Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer, j'ai laissé tout ouvert jusqu'à minuit, bien qu'il commençât à faire froid.
Tout à coup, j'ai senti qu'il était là, et une joie, une joie folle m'a saisi. Je me suis levé lentement, et j'ai marché à droite, à gauche, longtemps pour qu'il ne devinât rien ; puis j'ai ôté mes bottines et mis mes savates avec négligence ; puis j'ai fermé ma persienne de fer, et revenant à pas tranquilles vers la porte, j'ai fermé la porte aussi à double tour. Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.
Tout à coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur à son tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder ; je ne cédai pas, mais m'adossant à la porte, je l'entre-bâillai, tout juste assez pour passer, moi, à reculons ; et comme je suis très grand ma tête touchait au linteau. J'étais sûr qu'il n'avait pu s'échapper et je l'enfermai, tout seul, tout seul ! Quelle joie ! Je le tenais ! Alors, je descendis, en courant ; je pris dans mon salon, sous ma chambre, mes deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les meubles, partout ; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, après avoir bien refermé, à double tour, la grande porte d'entrée.
Et j'allai me cacher au fond de mon jardin, dans un massif de lauriers. Comme ce fut long ! comme ce fut long ! Tout était noir, muet, immobile ; pas un souffle d'air, pas une étoile, des montagnes de nuages qu'on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si lourds.
Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long ! Je croyais déjà que le feu s'était éteint tout seul, ou qu'il l'avait éteint, Lui, quand une des fenêtres d'en bas creva sous la poussée de l'incendie, et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle, caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu'au toit. Une lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et un frisson, un frisson de peur aussi ! Les oiseaux se réveillaient ; un chien se mit à hurler ; il me sembla que le jour se levait ! Deux autres fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma demeure n'était plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible, suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux mansardes s'ouvrirent ! J'avais oublié mes domestiques ! Je vis leurs faces affolées, et leurs bras qui s'agitaient !...
Alors, éperdu d'horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant : « Au secours ! au secours ! au feu ! au feu ! » Je rencontrai des gens qui s'en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir !
La maison, maintenant, n'était plus qu'un bûcher horrible et magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon prisonnier, l'Être nouveau, le nouveau maître, le Horla !
Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs, et un volcan de flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il était là, dans ce four, mort...
— Mort ? Peut-être ?... Son corps ? son corps que le jour traversait n'était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres ?
S'il n'était pas mort ?... seul peut-être le temps a prise sur l'Être Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps inconnaissable, ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les maux, les blessures, les infirmités, la destruction prématurée ?
La destruction prématurée ? toute l'épouvante humaine vient d'elle ! Après l'homme le Horla. — Après celui qui peut mourir tous les jours, à toutes les heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est venu celui qui ne doit mourir qu'à son jour, à son heure, à sa minute, parce qu'il a touché la limite de son existence !
Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue moi !...
AMOUR
TROIS PAGES DU LIVRE D'UN CHASSEUR
... Je viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion. Il l'a tuée, puis il s'est tué, donc il l'aimait. Qu'importent Il et Elle ? Leur amour seul m'importe ; et il ne m'intéresse point parce qu'il m'attendrit ou parce qu'il m'étonne, ou parce qu'il m'émeut ou parce qu'il me fait songer, mais parce qu'il me rappelle un souvenir de ma jeunesse, un étrange souvenir de chasse où m'est apparu l'Amour comme apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel.
Je suis né avec tous les instincts et les sens de l'homme primitif, tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J'aime la chasse avec passion ; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le sang sur mes mains, me crispent le cœur à le faire défaillir.
Cette année-là, vers la fin de l'automne, les froids arrivèrent brusquement, et je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville, pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour.
Mon cousin gaillard, de quarante ans, roux, très fort et très barbu, gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d'un caractère gai, doué de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une sorte de ferme-château dans une vallée large où coulait une rivière. Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où l'on trouvait les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France. On y tuait des aigles quelquefois ; et les oiseaux de passage, ceux qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, s'arrêtaient presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme s'ils eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps demeuré là pour leur servir d'abri en leur courte étape nocturne.
Dans la vallée, c'étaient de grands herbages arrosés par des rigoles et séparés par des haies ; puis, plus loin, la rivière, canalisée jusque-là, s'épandait en un vaste marais. Ce marais, la plus admirable région de chasse que j'aie jamais vue, était tout le souci de mon cousin qui l'entretenait comme un parc. A travers l'immense peuple de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux, on avait tracé d'étroites avenues où les barques plates, conduites et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur l'eau morte, frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue disparaissait brusquement.
J'aime l'eau d'une passion désordonnée : la mer, bien que trop grande, trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies mais qui passent, qui fuient, qui s'en vont, et les marais surtout où palpite toute l'existence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais c'est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien n'est plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant, parfois, qu'un marécage. Pourquoi cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d'eau ? Sont-ce les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien les brumes bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes, ou bien encore l'imperceptible clapotement, si léger, si doux, et plus terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de rêve, à des pays redoutables cachant un secret inconnaissable et dangereux.
Non. Autre chose s'en dégage, un autre mystère, plus profond, plus grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la création peut-être ! Car n'est-ce pas dans l'eau stagnante et fangeuse, dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil, que remua, que vibra, que s'ouvrit au jour le premier germe de vie ?
J'arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres.
Pendant le dîner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le plafond étaient couverts d'oiseaux empaillés, aux ailes étendues, ou perchés sur des branches accrochées par des clous, éperviers, hérons, hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin pareil lui même à un étrange animal des pays froids, vêtu d'une jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions qu'il avait prises pour cette nuit même.
Nous devions partir à trois heures et demie du matin, afin d'arriver vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affût. On avait construit à cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous abriter un peu contre le vent terrible qui précède le jour, ce vent chargé de froid qui déchire la chair comme des scies, la coupe comme des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnés, la tord comme des tenailles, et la brûle comme du feu.
Mon cousin se frottait les mains : « Je n'ai jamais vu une gelée pareille, disait-il, nous avions déjà douze degrés sous zéro à six heures du soir. »
J'allai me jeter sur mon lit aussitôt après le repas, et je m'endormis à la lueur d'une grande flamme flambant dans ma cheminée.
A trois heures sonnantes on me réveilla. J'endossai, à mon tour, une peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d'une fourrure d'ours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de deux verres de fine champagne, nous partîmes accompagnés d'un garde et de nos chiens : Plongeon et Pierrot.
Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusqu'aux os. C'était une de ces nuits où la terre semble morte de froid. L'air gelé devient résistant, palpable tant il fait mal ; aucun souffle ne l'agite ; il est figé, immobile ; il mord, traverse, dessèche, tue les arbres, les plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent des branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous l'étreinte du froid.
La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle, paraissait défaillante au milieu de l'espace, et si faible qu'elle ne pouvait plus s'en aller, qu'elle restait là-haut, saisie aussi, paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu'elle nous jette chaque mois, à la fin de sa résurrection.
Nous allions, côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppées de laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée ne faisaient aucun bruit ; et je regardais la fumée blanche que faisait l'haleine de nos chiens.
Nous fûmes bientôt au bord du marais, et nous nous engageâmes dans une des allées de roseaux secs qui s'avançait à travers cette forêt basse.
Nos coudes, frôlant les longues feuilles en rubans, laissaient derrière nous un léger bruit ; et je me sentis saisi, comme je ne l'avais jamais été, par l'émotion puissante et singulière que font naître en moi les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid, puisque nous marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés.
Tout à coup, au détour d'une des allées, j'aperçus la hutte de glace qu'on avait construite pour nous mettre à l'abri. J'y entrai, et comme nous avions encore près d'une heure à attendre le réveil des oiseaux errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer.
Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder la lune déformée, qui avait quatre cornes à travers les parois vaguement transparentes de cette maison polaire.
Mais le froid du marais gelé, le froid de ces murailles, le froid tombé du firmament me pénétra bientôt d'une façon si terrible, que je me mis à tousser.
Mon cousin Karl fut pris d'inquiétude : « Tant pis si nous ne tuons pas grand'-chose aujourd'hui, dit-il, je ne veux pas que tu t'enrhumes ; nous allons faire du feu. » Et il donna l'ordre au garde de couper des roseaux.
On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour laisser échapper la fumée ; et lorsque la flamme rouge monta le long des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre, doucement, à peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl, resté dehors, me cria : « Viens donc voir ! » Je sortis et je restai éperdu d'étonnement. Notre cabane, en forme de cône, avait l'air d'un monstrueux diamant au cœur de feu poussé soudain sur l'eau gelée du marais. Et dedans, on voyait deux formes fantastiques, celles de nos chiens qui se chauffaient.
Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos têtes. La lueur de notre foyer réveillait les oiseaux sauvages.
Rien ne m'émeut comme cette première clameur de vie qu'on ne voit point et qui court dans l'air sombre, si vite, si loin, avant qu'apparaisse à l'horizon la première clarté des jours d'hiver. Il me semble à cette heure glaciale de l'aube, que ce cri fuyant emporté par les plumes d'une bête est un soupir de l'âme du monde !
Karl disait : « Éteignez le feu. Voici l'aurore. »
Le ciel en effet commençait à pâlir, et les bandes de canards traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament.
Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer ; et les deux chiens s'élancèrent.
Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions vivement dès qu'apparaissait au-dessus des roseaux l'ombre d'une tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous rapportaient des bêtes sanglantes dont l'œil quelquefois nous regardait encore.
Le jour s'était levé, un jour clair et bleu ; le soleil apparaissait au fond de la vallée et nous songions à repartir, quand deux oiseaux, le col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos têtes. Je tirai. Un d'eux tomba presque à mes pieds. C'était une sarcelle au ventre d'argent. Alors, dans l'espace au-dessus de moi, une voix, une voix d'oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante ; et la bête, la petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre mes mains.
Karl, à genoux, le fusil à l'épaule, l'œil ardent, la guettait, attendant qu'elle fût assez proche.
— Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s'en ira pas.
Certes, il ne s'en allait point ; il tournoyait toujours, et pleurait autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le cœur comme l'appel désolé, comme le reproche lamentable de ce pauvre animal perdu dans l'espace.
Parfois, il s'enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol ; il semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais ne s'y pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle.
— Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à l'heure.
Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son amour de bête, pour l'autre bête que j'avais tuée.
Karl tira ; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu l'oiseau. Je vis une chose noire qui tombait ; j'entendis dans les roseaux le bruit d'une chute. Et Pierrot me le rapporta.
Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je repartis, ce jour-là, pour Paris.
LE TROU
Coups et blessures, ayant occasionné la mort. Tel était le chef d'accusation qui faisait comparaître en cour d'assises le sieur Léopold Renard, tapissier.
Autour de lui les principaux témoins, la dame Flamèche, veuve de la victime, les nommés Louis Ladureau, ouvrier ébéniste, et Jean Durdent, plombier.
Près du criminel, sa femme en noir, petite, laide, l'air d'une guenon habillée en dame.
Et voici comment Renard (Léopold) raconte le drame :
— Mon Dieu, c'est un malheur dont je fus tout le temps la première victime, et dont ma volonté n'est pour rien. Les faits se commentent d'eux-mêmes, m'sieu l'président. Je suis un honnête homme, homme de travail, tapissier dans la même rue depuis seize ans, connu, aimé, respecté, considéré de tous, comme en ont attesté les voisins, même la concierge qui n'est pas folâtre tous les jours. J'aime le travail, j'aime l'épargne, j'aime les honnêtes gens et les plaisirs honnêtes. Voilà ce qui m'a perdu, tant pis pour moi ; ma volonté n'y étant pas, je continue à me respecter.
« Donc, tous les dimanches, mon épouse que voilà et moi, depuis cinq ans, nous allons passer la journée à Poissy. Ça nous fait prendre l'air, sans compter que nous aimons la pêche à la ligne, oh ! mais là, nous l'aimons comme des petits oignons. C'est Mélie qui m'a donné cette passion-là, la rosse, et qu'elle y est plus emportée que moi, la teigne, vu que tout le mal vient d'elle en c't'affaire-là, comme vous l'allez voir par la suite.
« Moi, je suis fort et doux, pas méchant pour deux sous. Mais elle ! oh ! là ! là ! ça n'a l'air de rien, c'est petit, c'est maigre ; eh bien ! c'est plus malfaisant qu'une fouine. Je ne nie pas qu'elle ait des qualités ; elle en a, et d'importantes pour un commerçant. Mais son caractère ! Parlez-en aux alentours, et même à la concierge qui m'a déchargé tout à l'heure... elle vous en dira des nouvelles.
« Tous les jours elle me reprochait ma douceur : « C'est moi qui ne me laisserais pas faire ci ! C'est moi qui ne me laisserais pas faire ça. » En l'écoutant, m'sieu l'président, j'aurais eu au moins trois duels au pugilat par mois...
Mme Renard l'interrompit : « Cause toujours ; rira bien qui rira l'dernier. »
Il se tourna vers elle avec candeur :
— Eh bien, j'peux t'charger puisque t'es pas en cause, toi...
Puis, faisant de nouveau face au président :
— Lors je continue. Donc nous allions à Poissy tous les samedis soir pour y pêcher dès l'aurore du lendemain. C'est une habitude pour nous qu'est devenue une seconde nature, comme on dit. J'avais découvert, voilà trois ans cet été, une place, mais une place ! Oh ! là ! là ! à l'ombre, huit pieds d'eau, au moins, p't-être dix, un trou, quoi, avec des retrous sous la berge, une vraie niche à poisson, un paradis pour le pêcheur. Ce trou-là, m'sieu l'président, je pouvais le considérer comme à moi, vu que j'en étais le Christophe Colomb. Tout le monde le savait dans le pays, tout le monde sans opposition. On disait : « Ça, c'est la place à Renard ; » et personne n'y serait venu, pas même M. Plumeau, qu'est connu, soit dit sans l'offenser, pour chiper les places des autres.
« Donc, sûr de mon endroit, j'y revenais comme un propriétaire. A peine arrivé, le samedi, je montais dans Dalila, avec mon épouse. — Dalila c'est ma norvégienne, un bateau que j'ai fait construire chez Fournaise, quéque chose de léger et de sûr. — Je dis que nous montons dans Dalila, et nous allons amorcer. Pour amorcer, il n'y a que moi, et ils le savent bien, les camaraux. — Vous me demanderez avec quoi j'amorce ? Je n'peux pas répondre. Ça ne touche point à l'accident ; je ne peux pas répondre, c'est mon secret. — Ils sont plus de deux cents qui me l'ont demandé. On m'en a offert des petits verres, et des fritures, et des matelotes pour me faire causer !! Mais va voir s'ils viennent, les chevesnes. Ah ! oui, on m'a tapé sur le ventre pour la connaître, ma recette... Il n'y a que ma femme qui la sait... et elle ne la dira pas plus que moi !... Pas vrai, Mélie ?...
Le président l'interrompit.
— Arrivez au fait le plus tôt possible.
Le prévenu reprit : « J'y viens, j'y viens. Donc le samedi 8 juillet, parti par le train de cinq heures vingt-cinq, nous allâmes, dès avant dîner, amorcer comme tous les samedis. Le temps s'annonçait bien. Je disais à Mélie : « Chouette, chouette pour demain ! » Et elle répondait : « Ça promet. » Nous ne causons jamais plus que ça ensemble.
« Et puis, nous revenons dîner. J'étais content, j'avais soif. C'est cause de tout, m'sieu l'président. Je dis à Mélie : « Tiens, Mélie, il fait beau, si je buvais une bouteille de casque à mèche ». C'est un petit vin blanc que nous avons baptisé comme ça, parce que, si on en boit trop, il vous empêche de dormir et il remplace le casque à mèche. Vous comprenez.
« Elle me répond : « Tu peux faire à ton idée, mais tu s'ras encore malade ; et tu ne pourras pas te lever demain. » — Ça, c'était vrai, c'était sage, c'était prudent, c'était perspicace, je le confesse. Néanmoins, je ne sus pas me contenir ; et je la bus ma bouteille. Tout vint de là.
« Donc, je ne pus pas dormir. Cristi ! je l'ai eu jusqu'à deux heures du matin, ce casque à mèche en jus de raisin. Et puis pouf, je m'endors, mais là je dors à n'pas entendre gueuler l'ange du jugement dernier.
« Bref, ma femme me réveille à six heures. Je saute du lit, j'passe vite et vite ma culotte et ma vareuse ; un coup d'eau sur le museau et nous sautons dans Dalila. Trop tard. Quand j'arrive à mon trou, il était pris ! Jamais ça n'était arrivé, m'sieu l'président, jamais depuis trois ans ! Ça m'a fait un effet comme si on me dévalisait sous mes yeux. Je dis : « Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom ! » Et v'là ma femme qui commence à me harceler. « Hein, ton casque à mèche ! Va donc, soûlot ! Es-tu content, grande bête. »
« Je ne disais rien ; c'était vrai, tout ça.
« Je débarque tout de même près de l'endroit pour tâcher de profiter des restes. Et peut-être qu'il ne prendrait rien c't homme ? et qu'il s'en irait.
« C'était un petit maigre, en coutil blanc, avec un grand chapeau de paille. Il avait aussi sa femme, une grosse qui faisait de la tapisserie derrière lui.
« Quand elle nous vit nous installer près du lieu, v'là qu'elle murmure :
« — Il n'y a donc pas d'autre place sur la rivière ? »
« Et la mienne, qui rageait, de répondre :
« — Les gens qu'ont du savoir-vivre s'informent des habitudes d'un pays avant d'occuper les endroits réservés.
« Comme je ne voulais pas d'histoires, je lui dis :
« — Tais-toi, Mélie. Laisse faire, laisse faire. Nous verrons bien.
« Donc, nous avions mis Dalila sous les saules, nous étions descendus, et nous pêchions, coude à coude, Mélie et moi, juste à côté des deux autres.
« Ici, m'sieu l'président, il faut que j'entre dans le détail.
« Y avait pas cinq minutes que nous étions là quand la ligne du voisin s'met à plonger deux fois, trois fois ; et puis voilà qu'il en amène un, de chevesne, gros comme ma cuisse, un peu moins p't-être, mais presque ! Moi, le cœur me bat ; j'ai une sueur aux tempes, et Mélie qui me dit : « Hein, pochard, l'as-tu vu, celui-là ! »
« Sur ces entrefaites, M. Bru, l'épicier de Poissy, un amateur de goujon, lui, passe en barque et me crie : « On vous a pris votre endroit, monsieur Renard ? » Je lui réponds : « Oui, monsieur Bru, il y a dans ce monde des gens pas délicats qui ne savent pas les usages. »
« Le petit coutil d'à côté avait l'air de ne pas entendre, sa femme non plus, sa grosse femme, un veau quoi ! »
Le président interrompit une seconde fois : « Prenez-garde ! Vous insultez Mme veuve Flamèche, ici présente. »
Renard s'excusa : « Pardon, pardon, c'est la passion qui m'emporte. »
« Donc, il ne s'était pas écoulé un quart d'heure que le petit coutil en prit encore un, de chevesne — et un autre presque par-dessus, et encore un cinq minutes plus tard. »
« Moi, j'en avais les larmes aux yeux. Et puis je sentais Mme Renard en ébullition ; elle me lancicotait sans cesse :
« Ah ! misère ! crois-tu qu'il te le vole, ton poisson ? Crois-tu ? Tu ne prendras rien, toi, pas une grenouille, rien de rien, rien. Tiens, j'ai du feu dans la main, rien que d'y penser. »
« Moi, je me disais : — Attendons midi. Il ira déjeuner, ce braconnier-là, et je la reprendrai, ma place. Vu que moi, m'sieu l'président, je déjeune sur les lieux tous les dimanches. Nous apportons les provisions dans Dalila. »
« Ah ! ouiche. Midi sonne ! Il avait un poulet dans un journal, le malfaiteur, et pendant qu'il mange, v'là qu'il en prend encore un, de chevesne ! »
« Mélie et moi nous cassions une croûte aussi, comme ça, sur le pouce, presque rien, le cœur n'y était pas. »
« Alors, pour faire digestion, je prends mon journal. Tous les dimanches, comme ça, je lis le Gil Blas, à l'ombre, au bord de l'eau. C'est le jour de Colombine, vous savez bien, Colombine qu'écrit des articles dans le Gil Blas. J'avais coutume de faire enrager Mme Renard en prétendant la connaître, c'te Colombine. C'est pas vrai, je la connais pas, je ne l'ai jamais vue, n'importe, elle écrit bien ; et puis elle dit des choses rudement d'aplomb pour une femme. Moi, elle me va, y en a pas beaucoup dans son genre. »
« Voilà donc que je commence à asticoter mon épouse, mais elle se fâche tout de suite, et raide, encore. Donc je me tais. »
« C'est à ce moment qu'arrivent de l'autre côté de la rivière nos deux témoins que voilà, M. Ladureau et M. Durdent. Nous nous connaissions de vue. »
« Le petit s'était remis à pêcher. Il en prenait que j'en tremblais, moi. Et sa femme se met à dire : « La place est rudement bonne, nous y reviendrons toujours, Désiré ! »
Moi, je me sens un froid dans le dos. Et Mme Renard répétait : « T'es pas un homme, t'es pas un homme. T'as du sang de poulet dans les veines. »
« Je lui dis soudain : « Tiens, j'aime mieux m'en aller, je ferais quelque bêtise. »
« Et elle me souffle, comme si elle m'eût mis un fer rouge sous le nez : « T'es pas un homme. V'là qu'tu fuis, maintenant, que tu rends la place ! Va donc, Bazaine ! »
« Là, je me suis senti touché. Cependant je ne bronche pas. »
« Mais l'autre, il lève une brème, oh ! jamais je n'en ai vu telle. Jamais ! »
« Et r'voilà ma femme qui se met à parler haut, comme si elle pensait. Vous voyez d'ici la malice. Elle disait : « C'est ça qu'on peut appeler du poisson volé, vu que nous avons amorcé la place nous-mêmes. Il faudrait rendre au moins l'argent dépensé pour l'amorce. »
Alors, la grosse au petit coutil se mit à dire à son tour : « C'est à nous que vous en avez, madame ? »
« — J'en ai aux voleurs de poisson qui profitent de l'argent dépensé par les autres. »
« — C'est nous que vous appelez des voleurs de poisson ? »
« Et voilà qu'elles s'expliquent, et puis qu'elles en viennent aux mots. Cristi, elles en savent, les gueuses, et de tapés. Elles gueulaient si fort que nos deux témoins, qui étaient sur l'autre berge, s'mettent à crier pour rigoler : « Eh ! là-bas, un peu de silence. Vous allez empêcher vos époux de pêcher. »
« Le fait est que le petit coutil et moi, nous ne bougions pas plus que deux souches. Nous restions là, le nez sur l'eau, comme si nous n'avions pas entendu. »
« Cristi de cristi, nous entendions bien pourtant : « Vous n'êtes qu'une menteuse. — Vous n'êtes qu'une traînée. — Vous n'êtes qu'une roulure. — Vous n'êtes qu'une rouchie. » Et va donc, et va donc. Un matelot n'en sait pas plus.
« Soudain, j'entends un bruit derrière moi. Je me r'tourne. C'était l'autre, la grosse, qui tombait sur ma femme à coups d'ombrelle. Pan ! pan ! Mélie en r'çoit deux. Mais elle rage, Mélie, et puis elle tape, quand elle rage. Elle vous attrape la grosse par les cheveux, et puis v'lan, v'lan, v'lan, des gifles qui pleuvaient comme des prunes. »
« Moi, je les aurais laissé faire. Les femmes entre elles, les hommes entre eux. Il ne faut pas mêler les coups. Mais le petit coutil se lève comme un diable et puis il veut sauter sur ma femme. Ah ! mais non ! ah ! mais non ! pas de ça, camarade. Moi je le reçois sur le bout de mon poing, cet oiseau-là. Et gnon, et gnon. Un dans le nez, l'autre dans le ventre. Il lève les bras, il lève la jambe et il tombe sur le dos, en pleine rivière, juste dans l'trou. »
« Je l'aurais repêché pour sûr, m'sieu l'président, si j'avais eu le temps tout de suite. Mais, pour comble, la grosse prenait le dessus, et elle vous tripotait Mélie de la belle façon. Je sais bien que j'aurais pas dû la secourir pendant que l'autre buvait son coup. Mais je ne pensais pas qu'il se serait noyé. Je me disais : « Bah ! ça le rafraîchira ! »
« Je cours donc aux femmes pour les séparer. Et j'en reçois des gnons, des coups d'ongles et des coups de dents. Cristi, quelles rosses ! »
« Bref, il me fallut bien cinq minutes, peut-être dix, pour séparer ces deux crampons-là. »
« J'me r'tourne. Pu rien. L'eau calme comme un lac. Et les autres là-bas qui criaient : « Repêchez-le, repêchez-le. »
« C'est bon à dire, ça, mais je ne sais pas nager moi, et plonger encore moins, pour sûr ! »
« Enfin le barragiste est venu et deux messieurs avec des gaffes, ça avait bien duré un grand quart d'heure. On l'a retrouvé au fond du trou, sous huit pieds d'eau, comme j'avais dit, mais il y était, le petit coutil ! »
« Voilà les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l'honneur. »
Les témoins ayant déposé dans le même sens, le prévenu fut acquitté.
SAUVÉE
Elle entra comme une balle qui crève une vitre, la petite marquise de Rennedon, et elle se mit à rire avant de parler, à rire aux larmes comme elle avait fait un mois plus tôt en annonçant à son amie qu'elle avait trompé le marquis pour se venger, rien que pour se venger, et rien qu'une fois, parce qu'il était vraiment trop bête et trop jaloux.
La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son canapé le livre qu'elle lisait et elle regardait Annette avec curiosité, riant déjà elle-même.
Enfin elle demanda :
— Qu'est-ce que tu as encore fait ?
— Oh !... ma chère... ma chère... C'est trop drôle... trop drôle..., figure-toi... je suis sauvée !... sauvée !... sauvée !...
— Comment sauvée ?
— Oui, sauvée !
— De quoi ?
— De mon mari, ma chère, sauvée ! Délivrée ! libre ! libre ! libre !
— Comment libre ? En quoi ?
— En quoi ! Le divorce ! Oui, le divorce ! Je tiens le divorce !
— Tu es divorcée ?
— Non, pas encore, que tu es sotte ! On ne divorce pas en trois heures ! Mais j'ai des preuves... des preuves... des preuves qu'il me trompe... un flagrant délit... songe... un flagrant délit... je le tiens...
— Oh, dis-moi ça ! Alors il te trompait ?
— Oui... c'est-à-dire non... oui et non... je ne sais pas. Enfin, j'ai des preuves, c'est l'essentiel.
— Comment as-tu fait ?
— Comment j'ai fait ?... Voilà ! Oh ! j'ai été forte, rudement forte. Depuis trois mois il était devenu odieux, tout à fait odieux, brutal, grossier, despote, ignoble enfin. Je me suis dit : Ça ne peut pas durer, il me faut le divorce ! Mais comment ? Ça n'était pas facile. J'ai essayé de me faire battre par lui. Il n'a pas voulu. Il me contrariait du matin au soir, me forçait à sortir quand je ne voulais pas, à rester chez moi quand je désirais dîner en ville ; il me rendait la vie insupportable d'un bout à l'autre de la semaine, mais il ne me battait pas.
« Alors, j'ai tâché de savoir s'il avait une maîtresse. Oui, il en avait une, mais il prenait mille précautions pour aller chez elle. Ils étaient imprenables ensemble. Alors, devine ce que j'ai fait ?
— Je ne devine pas.
— Oh ! tu ne devinerais jamais. J'ai prié mon frère de me procurer une photographie de cette fille.
— De la maîtresse de ton mari ?
— Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix d'un soir, de sept heures à minuit, dîner compris, trois louis l'heure. Il a obtenu la photographie par-dessus le marché.
— Il me semble qu'il aurait pu l'avoir à moins en usant d'une ruse quelconque et sans... sans... sans être obligé de prendre en même temps l'original.
— Oh ! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à Jacques. Et puis moi j'avais besoin de détails sur elle, de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine, sur son teint, sur mille choses enfin.
— Je ne comprends pas.
— Tu vas voir. Quand j'ai connu tout ce que je voulais savoir, je me suis rendue chez un... comment dirais-je... chez un homme d'affaires... tu sais... de ces hommes qui font des affaires de toute sorte... de toute nature... des agents de... de... de publicité et de complicité... de ces hommes... enfin tu comprends.
— Oui, à peu près. Et tu lui as dit ?
— Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de Clarisse (elle s'appelle Clarisse) : « Monsieur, il me faut une femme de chambre qui ressemble à ça. Je la veux jolie, élégante, fine, propre. Je la paierai ce qu'il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis. Je n'en aurai pas besoin plus de trois mois. »
« Il avait l'air très étonné, cet homme. Il demanda : « Madame la veut-elle irréprochable ? »
« Je rougis, et je balbutiai : « Mais oui, comme probité. »
« Il reprit : « ... Et... comme mœurs... » Je n'osai pas répondre. Je fis seulement un signe de tête qui voulait dire : non. Puis, tout à coup, je compris qu'il avait un horrible soupçon, et je m'écriai, perdant l'esprit : « Oh ! Monsieur... c'est pour mon mari... qui me trompe... qui me trompe en ville... et je veux... je veux qu'il me trompe chez moi... vous comprenez... pour le surprendre... »
« Alors, l'homme se mit à rire. Et je compris à son regard qu'il m'avait rendu son estime. Il me trouvait même très forte. J'aurais bien parié qu'à ce moment-là il avait envie de me serrer la main.
« Il me dit : « Dans huit jours, Madame, j'aurai votre affaire. Et nous changerons de sujet s'il le faut. Je réponds du succès. Vous ne me payerez qu'après réussite. Ainsi cette photographie représente la maîtresse de monsieur votre mari ?
« — Oui, Monsieur.
« — Une belle personne, une fausse maigre. Et quel parfum ?
« Je ne comprenais pas ; je répétai : — Comment, quel parfum ?
« Il sourit : « Oui, madame, le parfum est essentiel pour séduire un homme ; car cela lui donne des ressouvenirs inconscients qui le disposent à l'action ; le parfum établit des confusions obscures dans son esprit, le trouble et l'énerve en lui rappelant ses plaisirs. Il faudrait tâcher de savoir aussi ce que monsieur votre mari a l'habitude de manger quand il dîne avec cette dame. Vous pourriez lui servir les mêmes plats le soir où vous le pincerez. Oh ! nous le tenons, Madame, nous le tenons. »
« Je m'en allai enchantée. J'étais tombée là vraiment sur un homme très intelligent.
« Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une grande fille brune, très belle, avec l'air modeste et hardi en même temps, un singulier air de rouée. Elle fut très convenable avec moi. Comme je ne savais trop qui c'était, je l'appelais « mademoiselle » ; alors, elle me dit : « Oh ! Madame peut m'appeler Rose tout court. » Nous commençâmes à causer.
« — Eh bien, Rose, vous savez pourquoi vous venez ici ?
« — Je m'en doute, Madame.
« — Fort bien, ma fille... et cela ne vous... ennuie pas trop ?
« — Oh ! Madame, c'est le huitième divorce que je fais ; j'y suis habituée.
« — Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour réussir ?
« — Oh ! Madame, cela dépend tout à fait du tempérament de Monsieur. Quand j'aurai vu Monsieur cinq minutes en tête-à-tête, je pourrai répondre exactement à Madame.
« — Vous le verrez tout à l'heure, mon enfant. Mais je vous préviens qu'il n'est pas beau.
« — Cela ne me fait rien, Madame. J'en ai séparé déjà de très laids. Mais je demanderai à Madame si elle s'est informée du parfum.
« — Oui, ma bonne Rose, — la verveine.
« — Tant mieux, Madame, j'aime beaucoup cette odeur-là ! Madame peut-elle me dire aussi si la maîtresse de Monsieur porte du linge de soie ?
« — Non, mon enfant : de la batiste avec dentelles.
« — Oh ! alors, c'est une personne comme il faut. Le linge de soie commence à devenir commun.
« — C'est très vrai, ce que vous dites là !
« — Eh bien, Madame, je vais prendre mon service.
« Elle prit son service, en effet, immédiatement, comme si elle n'eût fait que cela toute sa vie.
« Une heure plus tard mon mari rentrait, Rose ne leva même pas les yeux sur lui, mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle sentait déjà la verveine à plein nez. Au bout de cinq minutes elle sortit.
« Il me demanda aussitôt :
« — Qu'est-ce que c'est que cette fille-là ?
« — Mais... ma nouvelle femme de chambre.
« — Où l'avez-vous trouvée ?
« — C'est la baronne de Grangerie qui me l'a donnée, avec les meilleurs renseignements.
« — Ah ! elle est assez jolie !
« — Vous trouvez ?
« — Mais oui... pour une femme de chambre.
« J'étais ravie. Je sentais qu'il mordait déjà.
« Le soir même, Rose me disait : « Je puis maintenant promettre à Madame que ça ne durera pas plus de quinze jours. Monsieur est très facile !
« — Ah ! vous avez déjà essayé ?
« — Non, Madame ; mais ça se voit au premier coup d'œil. Il a déjà envie de m'embrasser en passant à côté de moi.
« — Il ne vous a rien dit ?
« — Non, Madame, il m'a seulement demandé mon nom... pour entendre le son de ma voix.
« — Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite que vous pourrez.
« — Que Madame ne craigne rien. Je ne résisterai que le temps nécessaire pour ne pas me déprécier.
« Au bout de huit jours, mon mari ne sortait presque plus. Je le voyais rôder toute l'après-midi dans la maison ; et ce qu'il y avait de plus significatif dans son affaire, c'est qu'il ne m'empêchait plus de sortir. Et moi j'étais dehors toute la journée... pour... pour le laisser libre.
« Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait, elle me dit d'un air timide :
« — C'est fait, Madame, de ce matin.
« Je fus un peu surprise, un rien émue même, non de la chose, mais plutôt de la manière dont elle me l'avait dite. Je balbutiai : — Et... et... ça c'est bien passé ?...
« — Oh ! très bien, Madame. Depuis trois jours déjà il me pressait, mais je ne voulais pas aller trop vite. Madame me préviendra du moment où elle désire le flagrant délit.
« — Oui, ma fille. Tenez !... prenons jeudi.
« — Va pour jeudi, Madame. Je n'accorderai rien jusque-là pour tenir Monsieur en éveil.
« — Vous êtes sûre de ne pas manquer ?
« — Oh ! oui, Madame, très sûre. Je vais allumer Monsieur dans les grands prix, de façon à le faire donner juste à l'heure que Madame voudra bien me désigner.
« — Prenons cinq heures, ma bonne Rose.
« — Ça va pour cinq heures, Madame ; et à quel endroit ?
« — Mais... dans ma chambre.
« — Soit, dans la chambre de Madame.
« Alors, ma chérie, tu comprends ce que j'ai fait. J'ai été chercher papa et maman d'abord, et puis mon oncle d'Orvelin, le président, et puis M. Raplet, le juge, l'ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus de ce que j'allais leur montrer. Je les ai fait entrer tous sur la pointe des pieds jusqu'à la porte de ma chambre. J'ai attendu cinq heures, cinq heures juste. Oh ! comme mon cœur battait. J'avais fait monter aussi le concierge pour avoir un témoin de plus ! Et puis... et puis, au moment où la pendule commence à sonner, pan, j'ouvre la porte toute grande... Ah ! ah ! ah ! ça y était en plein... en plein... ma chère... Oh ! quelle tête !... si tu avais vu sa tête !... Et il s'est retourné... l'imbécile ? Ah ! qu'il était drôle... Je riais, je riais... Et papa qui s'est fâché, qui voulait battre mon mari... Et le concierge, un bon serviteur, qui l'aidait à se rhabiller... devant nous... devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que c'était farce !... Quant à Rose, parfaite ! absolument parfaite... Elle pleurait... elle pleurait très bien. C'est une fille précieuse... Si tu en as jamais besoin, n'oublie pas !
« Et me voici... Je suis venue tout de suite te raconter la chose... tout de suite. Je suis libre. Vive le divorce !... »
Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis que la petite baronne, songeuse et contrariée, murmurait :
— Pourquoi ne m'as-tu pas invitée à voir ça ?
CLOCHETTE
Sont-ils étranges, ces anciens souvenirs qui vous hantent sans qu'on puisse se défaire d'eux !
Celui-là est si vieux, si vieux que je ne saurais comprendre comment il est resté si vif et si tenace dans mon esprit. J'ai vu depuis tant de choses sinistres, émouvantes ou terribles, que je m'étonne de ne pouvoir passer un jour, un seul jour, sans que la figure de la mère Clochette ne se retrace devant mes yeux, telle que je la connus, autrefois, voilà si longtemps, quand j'avais dix ou douze ans.
C'était une vieille couturière qui venait une fois par semaine, tous les mardis, raccommoder le linge chez mes parents. Mes parents habitaient une de ces demeures de campagne appelées châteaux, et qui sont simplement d'antiques maisons à toit aigu, dont dépendent quatre ou cinq fermes groupées autour.
Le village, un gros village, un bourg, apparaissait à quelques centaines de mètres, serré autour de l'église, une église de briques rouges devenues noires avec le temps.
Donc, tous les mardis, la mère Clochette arrivait entre six heures et demie et sept heures du matin et montait aussitôt dans la lingerie se mettre au travail.
C'était une haute femme maigre, barbue, ou plutôt poilue, car elle avait de la barbe sur toute la figure, une barbe surprenante, inattendue, poussée par bouquets invraisemblables, par touffes frisées qui semblaient semées par un fou à travers ce grand visage de gendarme en jupes. Elle en avait sur le nez, sous le nez, autour du nez, sur le menton, sur les joues ; et ses sourcils d'une épaisseur et d'une longueur extravagantes, tout gris, touffus, hérissés, avaient tout à fait l'air d'une paire de moustaches placées là par erreur.
Elle boitait, non pas comme boitent les estropiés ordinaires, mais comme un navire à l'ancre. Quand elle posait sur sa bonne jambe son grand corps osseux et dévié, elle semblait prendre son élan pour monter sur une vague monstrueuse, puis, tout à coup, elle plongeait comme pour disparaître dans un abîme, elle s'enfonçait dans le sol. Sa marche éveillait bien l'idée d'une tempête, tant elle se balançait en même temps ; et sa tête toujours coiffée d'un énorme bonnet blanc, dont les rubans lui flottaient dans le dos, semblait traverser l'horizon, du nord au sud et du sud au nord, à chacun de ses mouvements.
J'adorais cette mère Clochette. Aussitôt levé je montais dans la lingerie où je la trouvais installée à coudre, une chaufferette sous les pieds. Dès que j'arrivais, elle me forçait à prendre cette chaufferette et à m'asseoir dessus pour ne pas m'enrhumer dans cette vaste pièce froide, placée sous le toit.
— Ça te tire le sang de la gorge, disait-elle.
Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec ses longs doigts crochus, qui étaient vifs ; ses yeux derrière ses lunettes aux verres grossissants, car l'âge avait affaibli sa vue, me paraissaient énormes, étrangement profonds, doubles.
Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu'elle me disait et dont mon cœur d'enfant était remué, une âme magnanime de pauvre femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les événements du bourg, l'histoire d'une vache qui s'était sauvée de l'étable et qu'on avait retrouvée, un matin, devant le moulin de Prosper Malet, regardant tourner les ailes de bois, ou l'histoire d'un œuf de poule découvert dans le clocher de l'église sans qu'on eût jamais compris quelle bête était venue le pondre là, ou l'histoire du chien de Jean-Jean Pilas, qui avait été reprendre à dix lieues du village la culotte de son maître volée par un passant tandis qu'elle séchait devant la porte après une course à la pluie. Elle me contait ces naïves aventures de telle façon qu'elles prenaient en mon esprit des proportions de drames inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux ; et les contes ingénieux inventés par des poètes et que me narrait ma mère, le soir, n'avaient point cette saveur, cette ampleur, cette puissance des récits de la paysanne.
Or, un mardi, comme j'avais passé toute la matinée à écouter la mère Clochette, je voulus remonter près d'elle, dans la journée, après avoir été cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets, derrière la ferme de Noirpré. Je me rappelle tout cela aussi nettement que les choses d'hier.
Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j'aperçus la vieille couturière étendue sur le sol, à côté de sa chaise, la face par terre, les bras allongés, tenant encore son aiguille d'une main, et de l'autre, une de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande sans doute, s'allongeait sous sa chaise ; et les lunettes brillaient au pied de la muraille, ayant roulé loin d'elle.
Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut ; et j'appris au bout de quelques minutes que la mère Clochette était morte.
Je ne saurais dire l'émotion profonde, poignante, terrible, qui crispa mon cœur d'enfant. Je descendis à petits pas dans le salon et j'allai me cacher dans un coin sombre, au fond d'une immense et antique bergère où je me mis à genoux pour pleurer. Je restai là longtemps sans doute, car la nuit vint.
Tout à coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et j'entendis mon père et ma mère causer avec le médecin, dont je reconnus la voix.
On l'avait été chercher bien vite et il expliquait les causes de l'accident. Je n'y compris rien d'ailleurs. Puis il s'assit, et accepta un verre de liqueur avec un biscuit.
Il parlait toujours ; et ce qu'il dit alors me reste et me restera gravé dans l'âme jusqu'à ma mort ! Je crois que je puis reproduire même presque absolument les termes dont il se servit.
— Ah ! disait-il, la pauvre femme ! ce fut ici ma première cliente. Elle se cassa la jambe le jour de mon arrivée et je n'avais pas eu le temps de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me quérir en toute hâte, car c'était grave, très grave.
« Elle avait dix-sept ans, et c'était une très belle fille, très belle, très belle ! L'aurait-on cru ? Quant à son histoire, je ne l'ai jamais dite ; et personne hors moi et un autre qui n'est plus dans le pays ne l'a jamais sue. Maintenant qu'elle est morte, je puis être moins discret.
« A cette époque-là venait de s'installer, dans le bourg, un jeune aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de sous-officier. Toutes les filles lui couraient après, et il faisait le dédaigneux, ayant grand'peur d'ailleurs du maître d'école, son supérieur, le père Grabu, qui n'était pas bien levé tous les jours.
« Le père Grabu employait déjà comme couturière la belle Hortense, qui vient de mourir chez vous et qu'on baptisa plus tard Clochette, après son accident. L'aide instituteur distingua cette belle fillette, qui fut sans doute flattée d'être choisie par cet imprenable conquérant ; toujours est-il qu'elle l'aima, et qu'il obtint un premier rendez-vous, dans le grenier de l'école, à la fin d'un jour de couture, la nuit venue.
« Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre l'escalier en sortant de chez les Grabu, elle le monta, et alla se cacher dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l'y rejoignit bientôt, et il commençait à lui conter fleurette, quand la porte de ce grenier s'ouvrit de nouveau et le maître d'école parut et demanda :
« — Qu'est-ce que vous faites là haut, Sigisbert ?
« Sentant qu'il serait pris, le jeune instituteur, affolé, répondit stupidement :
« — J'étais monté me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu.
« Ce grenier était très grand, très vaste, absolument noir ; et Sigisbert poussait vers le fond la jeune fille effarée, en répétant : Allez là-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous ? »
« Le maître d'école entendant murmurer, reprit : « Vous n'êtes donc pas seul ici ? »
« — Mais oui, monsieur Grabu !
« — Mais non, puisque vous parlez.
« — Je vous jure que oui, monsieur Grabu.
« — C'est ce que je vais savoir, reprit le vieux ; et fermant la porte à double tour, il descendit chercher une chandelle.
« Alors le jeune homme, un lâche comme on en trouve souvent, perdit la tête et il répétait, paraît-il, devenu furieux tout à coup : « Mais cachez-vous, qu'il ne vous trouve pas. Vous allez me mettre sans pain pour toute ma vie. Vous allez briser ma carrière... Cachez-vous donc ! »
« On entendait la clef qui tournait de nouveau dans la serrure.
« Hortense courut à la lucarne qui donnait sur la rue, l'ouvrit brusquement, puis, d'une voix basse et résolue :
« — Vous viendrez me ramasser quand il sera parti, dit-elle.
« Et elle sauta.
« Le père Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris.
« Un quart d'heure plus tard, M. Sigisbert entrait, chez moi et me contait son aventure. La jeune fille était restée au pied du mur incapable de se lever, étant tombée de deux étages. J'allai la chercher avec lui. Il pleuvait à verse, et j'apportai chez moi cette malheureuse dont la jambe droite était brisée à trois places, et dont les os avaient crevé les chairs. Elle ne se plaignait pas et disait seulement avec une admirable résignation. « Je suis punie, bien punie ! »
« Je fis venir du secours et les parents de l'ouvrière, à qui je contai la fable d'une voiture emportée qui l'avait renversée et estropiée devant ma porte.
« On me crut, et la gendarmerie chercha en vain, pendant un mois, l'auteur de cet accident.
« Voilà ! Et je dis que cette femme fut une héroïne, de la race de celles qui accomplissent les plus belles actions historiques.
« Ce fut là son seul amour. Elle est morte vierge. C'est une martyre, une grande âme, une Dévouée sublime ! Et si je ne l'admirais pas absolument je ne vous aurais pas conté cette histoire, que je n'ai jamais voulu dire à personne pendant sa vie, vous comprenez pourquoi. »
Le médecin s'était tu. Maman pleurait. Papa prononça quelques mots que je ne saisis pas bien ; puis ils s'en allèrent.
Et je restai à genoux sur ma bergère, sanglotant, pendant que j'entendais un bruit étrange de pas lourds et de heurts dans l'escalier.
On emportait le corps de Clochette.
LE MARQUIS DE FUMEROL
Roger de Tourneville, au milieu du cercle de ses amis, parlait, à cheval sur une chaise, il tenait un cigare à la main, et, de temps en temps aspirait et soufflait un petit nuage de fumée.
... Nous étions à table quand on apporta une lettre. Papa l'ouvrit. Vous connaissez bien papa qui croit faire l'intérim du Roy, en France. Moi, je l'appelle don Quichotte parce qu'il s'est battu pendant douze ans contre le moulin à vent de la République sans bien savoir si c'était au nom des Bourbons ou bien au nom des Orléans. Aujourd'hui il tient la lance au nom des Orléans seuls, parce qu'il n'y a plus qu'eux. Dans tous les cas, papa se croit le premier gentilhomme de France, le plus connu, le plus influent, le chef du parti ; et comme il est sénateur inamovible il considère les Rois des environs comme ayant des trônes peu sûrs.
Quant à maman, c'est l'âme de papa, c'est l'âme de la royauté et de la religion, le bras droit de Dieu sur terre, et le fléau des mal-pensants.
Donc on apporta une lettre pendant que nous étions à table. Papa l'ouvrit, la lut ; puis il regarda maman et lui dit : « Ton frère est à l'article de la mort. » Maman pâlit. Presque jamais on ne parlait de mon oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais pas du tout. Je savais seulement par la voix publique qu'il avait mené et menait encore une vie de polichinelle. Ayant mangé sa fortune avec un nombre incalculable de femmes, il n'avait conservé que deux maîtresses, avec lesquelles il vivait dans un petit appartement, rue des Martyrs.
Ancien pair de France, ancien colonel de cavalerie, il ne croyait, disait-on, ni à Dieu ni à diable. Doutant donc de la vie future, il avait abusé, de toutes les façons, de la vie présente ; et il était devenu la plaie vive du cœur de maman.
Elle dit : « Donnez-moi cette lettre, Paul. »
Quand elle eut fini de la lire, je la demandai à mon tour. La voici :
« Monsieur le comte, je croi devoir vou faire asavoir que votre bôfrère le marqui de Fumerold, va mourir. Peut être voudré vous prendre des disposition, et ne pas oublié que je vous ai prévenu.
« Votre servante,
« MÉLANI. »
Papa murmura : « Il faut aviser. Dans ma situation, je dois veiller sur les derniers moments de votre frère. »
Maman reprit : « Je vais faire chercher l'abbé Poivron et lui demander conseil. Puis j'irai trouver mon frère avec l'abbé et Roger. Vous, Paul, restez ici. Il ne faut pas vous compromettre. Une femme peut faire et doit faire ces choses-là. Mais pour un homme politique dans votre position, c'est autre chose. Un adversaire aurait beau jeu à se servir contre vous de la plus louable de vos actions.
— Vous avez raison, dit mon père. Faites suivant votre inspiration, ma chère amie.
Un quart d'heure plus tard, l'abbé Poivron entrait dans le salon, et la situation fut exposée, analysée, discutée sous toutes ses faces.
Si le marquis de Fumerol, un des grands noms de France, mourait sans les secours de la religion, le coup assurément serait terrible pour la noblesse en général et pour le comte de Tourneville en particulier. Les libre-penseurs triompheraient. Les mauvais journaux chanteraient victoire pendant six mois ; le nom de ma mère serait traîné dans la boue et dans la prose des feuilles socialistes ; celui de mon père éclaboussé. Il était impossible qu'une pareille chose arrivât.
Donc une croisade fut immédiatement décidée qui serait conduite par l'abbé Poivron, petit prêtre gras et propre, vaguement parfumé, un vrai vicaire de grande église dans un quartier noble et riche.
Un landau fut attelé et nous voici partis tous trois, maman, le curé et moi, pour administrer mon oncle.
Il avait été décidé qu'on verrait d'abord Mme Mélanie, auteur de la lettre et qui devait être la concierge ou la servante de mon oncle.
Je descendis en éclaireur devant une maison à sept étages et j'entrai dans un couloir sombre où j'eus beaucoup de mal à découvrir le trou obscur du portier. Cet homme me toisa avec méfiance.
Je demandai : « Madame Mélanie, s'il vous plaît ?
— Connais pas !
— Mais, j'ai reçu une lettre d'elle.
— C'est possible, mais connais pas. C'est quelque entretenue que vous demandez ?
— Non, une bonne, probablement. Elle m'a écrit pour une place.
— Une bonne ?... Une bonne ?... P't-être la celle au marquis. Allez voir, cintième à gauche.
Du moment que je ne demandais pas une entretenue, il était devenu plus aimable et il vint jusqu'au couloir. C'était un grand maigre avec des favoris blancs, un air bedeau et des gestes majestueux.
Je grimpai en courant un long limaçon poisseux d'escalier dont je n'osais toucher la rampe et je frappai trois coups discrets, à la porte de gauche du cinquième étage.
Elle s'ouvrit aussitôt ; et une femme malpropre, énorme, se trouva devant moi barrant l'entrée de ses bras ouverts qui s'appuyaient aux deux portants.
Elle grogna : « Qu'est-ce que vous demandez ?
— Vous êtes madame Mélanie ?
— Oui.
— Je suis le vicomte de Tourneville.
— Ah bon ! Entrez.
— C'est que... maman est en bas avec un prêtre.
— Ah bon... Allez les chercher. Mais prenez garde au portier.
Je descendis et je remontai avec maman que suivait l'abbé. Il me sembla que j'entendais d'autres pas derrière nous.
Dès que nous fûmes dans la cuisine, Mélanie nous offrit des chaises et nous nous assîmes tous les quatre pour délibérer.
— Il est bien bas ? demanda maman.
— Ah oui, madame, il n'en a pas pour longtemps.
— Est-ce qu'il semble disposé à recevoir la visite d'un prêtre ?
— Oh !... je ne crois pas.
— Puis-je le voir ?
— Mais... oui... madame... seulement... seulement... ces demoiselles sont auprès de lui.
— Quelles demoiselles ?
— Mais... mais... ses bonnes amies donc.
— Ah !
Maman était devenue toute rouge.
L'abbé Poivron avait baissé les yeux.
Cela commençait à m'amuser et je dis :
— Si j'entrais le premier ? Je verrai comment il me recevra et je pourrai peut-être préparer son cœur.
Maman, qui n'y entendait pas malice, répondit :
— Oui, mon enfant.
Mais une porte s'ouvrit quelque part et une voix, une voix de femme cria :
— Mélanie !
La grosse bonne s'élança, répondit :
— Qu'est-ce qu'il faut, mamzelle Claire ?
— L'omelette, bien vite.
— Dans une minute, mamzelle.
Et revenant vers nous, elle expliqua cet appel :
— C'est une omelette au fromage qu'elles m'ont commandée pour deux heures comme collation.
Et tout de suite elle cassa les œufs dans un saladier et se mit à les battre avec ardeur.
Moi, je sortis sur l'escalier et je tirai la sonnette afin d'annoncer mon arrivée officielle.
Mélanie m'ouvrit, me fit asseoir dans une antichambre, alla dire à mon oncle que j'étais là, puis revint me prier d'entrer.
L'abbé se cacha derrière la porte pour paraître au premier signe.
Assurément, je fus surpris en voyant mon oncle. Il était très beau, très solennel, très chic, ce vieux viveur.
Assis, presque couché dans un grand fauteuil, les jambes enveloppées d'une couverture, les mains, de longues mains pâles, pendantes sur les bras du siège, il attendait la mort avec une dignité biblique. Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, et ses cheveux, tout blancs aussi, la rejoignaient sur les joues.
Debout, derrière son fauteuil, comme pour le défendre contre moi, deux jeunes femmes, deux grasses petites femmes, me regardaient avec des yeux hardis de filles. En jupe et en peignoir, bras nus, avec des cheveux noirs à la diable sur la nuque, chaussées de savates orientales à broderies d'or qui montraient les chevilles et les bas de soie, elles avaient l'air, auprès de ce moribond, des figures immorales d'une peinture symbolique. Entre le fauteuil et le lit, une petite table portant une nappe, deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et deux couteaux, attendait l'omelette au fromage commandée tout à l'heure à Mélanie.
Mon oncle dit d'une voix faible, essoufflée, mais nette :
— Bonjour, mon enfant. Il est tard pour me venir voir. Notre connaissance ne sera pas longue.
Je balbutiai : « Mon oncle, ce n'est pas ma faute... »
Il répondit : « Non. Je le sais. C'est la faute de ton père et de ta mère plus que la tienne... Comment vont-ils ? »
— Pas mal, je vous remercie. Quand ils ont appris que vous étiez malade, ils m'ont envoyé prendre de vos nouvelles.
— Ah ! Pourquoi ne sont-ils pas venus eux-mêmes ?
Je levai les yeux sur les deux filles, et je dis doucement : « Ce n'est pas de leur faute s'ils n'ont pu venir, mon oncle. Mais il serait difficile pour mon père, et impossible pour ma mère d'entrer ici... »
Le vieillard ne répondit rien, mais souleva sa main vers la mienne. Je pris cette main pâle et froide et je la gardai.
La porte s'ouvrit : Mélanie entra avec l'omelette et la posa sur la table. Les deux femmes aussitôt s'assirent devant leurs assiettes et se mirent à manger sans détourner les yeux de moi.
Je dis : « Mon oncle, ce serait une grande joie pour ma mère de vous embrasser. »
Il murmura : « Moi aussi... je voudrais... » Il se tut. Je ne trouvais rien à lui proposer, et on n'entendait plus que le bruit des fourchettes sur la porcelaine et ce vague mouvement des bouches qui mâchent.
Or l'abbé, qui écoutait derrière la porte, voyant notre embarras et croyant la partie gagnée, jugea le moment venu d'intervenir, et il se montra.
Mon oncle fut tellement stupéfait de cette apparition qu'il demeura d'abord immobile ; puis il ouvrit la bouche comme s'il voulait avaler le prêtre ; puis il cria d'une voix forte, profonde, furieuse :
— Que venez-vous faire ici ?
L'abbé, accoutumé aux situations difficiles, avançait toujours, murmurant :
— Je viens au nom de votre sœur, monsieur le marquis ; c'est elle qui m'envoie... Elle serait si heureuse, monsieur le marquis...
Mais le marquis n'écoutait pas. Levant une main il indiquait la porte d'un geste tragique et superbe, et il disait exaspéré, haletant :
— Sortez d'ici... sortez d'ici... voleurs d'âmes... Sortez d'ici, violeurs de consciences... Sortez d'ici, crocheteurs de portes des moribonds !
Et l'abbé reculait, et moi aussi, je reculais vers la porte, battant en retraite avec mon clergé ; et, vengées, les deux petites femmes s'étaient levées, laissant leur omelette à demi mangée, et elles s'étaient placées des deux côtés du fauteuil de mon oncle, posant leurs mains sur ses bras pour le calmer, pour le protéger contre les entreprises criminelles de la Famille et de la Religion.
L'abbé et moi nous rejoignîmes maman dans la cuisine. Et Mélanie de nouveau nous offrit des chaises.
— Je savais bien que ça n'irait pas tout seul, disait-elle. Il faut trouver autre chose, autrement il nous échappera.
Et on recommença à délibérer. Maman avait un avis ; l'abbé en soutenait un autre. J'en apportais un troisième.
Nous discutions à voix basse depuis une demi-heure peut-être quand un grand bruit de meubles remués et des cris poussés par mon oncle, plus véhéments et plus terribles encore que les premiers, nous firent nous dresser tous les quatre.
Nous entendions à travers les portes et les cloisons : « Dehors... dehors... manants... cuistres... dehors gredins... dehors... dehors. »
Mélanie se précipita, puis revint aussitôt m'appeler à l'aide. J'accourus. En face de mon oncle soulevé par la colère, presque debout et vociférant, deux hommes, l'un derrière l'autre, semblaient attendre qu'il fût mort de fureur.
A sa longue redingote ridicule, à ses longs souliers anglais, à son air d'instituteur sans place, à son col droit et à sa cravate blanche, à ses cheveux plats, à sa figure humble de faux prêtre d'une religion bâtarde, je reconnus aussitôt le premier pour un pasteur protestant.
Le second était le concierge de la maison qui, appartenant au culte réformé, nous avait suivis, avait vu notre défaite, et avait couru chercher son prêtre à lui, dans l'espoir d'un meilleur sort.
Mon oncle semblait fou de rage ! Si la vue du prêtre catholique, du prêtre de ses ancêtres, avait irrité le marquis de Fumerol devenu libre-penseur, l'aspect du ministre de son portier le mettait tout à fait hors de lui.
Je saisis par les bras les deux hommes et je les jetai dehors si brusquement qu'ils s'embrassèrent avec violence deux fois de suite, au passage des deux portes qui conduisaient à l'escalier.
Puis je disparus à mon tour et je rentrai dans la cuisine, notre quartier général, afin de prendre conseil de ma mère et de l'abbé.
Mais Mélanie, effarée, rentra en gémissant. « Il meurt... il meurt... venez vite... il meurt... »
Ma mère s'élança. Mon oncle était tombé par terre, tout au long sur le parquet, et il ne remuait plus. Je crois bien qu'il était déjà mort.
Maman fut superbe à cet instant-là ! Elle marcha droit sur les deux filles agenouillées auprès du corps et qui cherchaient à le soulever. Et leur montrant la porte avec une autorité, une dignité, une majesté irrésistibles, elle prononça :
— C'est à vous de sortir, maintenant.
Et elles sortirent, sans protester, sans dire un mot. Il faut ajouter que je me disposais à les expulser avec la même vivacité que le pasteur et le concierge.
Alors l'abbé Poivron administra mon oncle avec toutes les prières d'usage et lui remit ses péchés.
Maman sanglotait, prosternée près de son frère.
Tout à coup elle s'écria :
— Il m'a reconnue. Il m'a serré la main. Je suis sûr qu'il m'a reconnue !! !... et qu'il m'a remerciée ! oh, mon Dieu ! quelle joie !
Pauvre maman ! Si elle avait compris ou deviné à qui et à quoi ce remerciement-là devait s'adresser !
On coucha l'oncle sur son lit. Il était bien mort cette fois.
— Madame, dit Mélanie, nous n'avons pas de draps pour l'ensevelir. Tout le linge appartient à ces demoiselles.
Moi je regardais l'omelette qu'elles n'avaient point fini de manger, et j'avais, en même temps, envie de pleurer et de rire. Il y a de drôles d'instants et de drôles de sensations, parfois, dans la vie !
Or, nous avons fait à mon oncle des funérailles magnifiques, avec cinq discours sur la tombe. Le sénateur baron de Croisselles a prouvé, en termes admirables, que Dieu toujours rentre victorieux dans les âmes de race un instant égarées. Tous les membres du parti royaliste et catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme de triomphateurs, en parlant de cette belle mort après cette vie un peu troublée.
Le vicomte Roger s'était tu. On riait autour de lui. Quelqu'un dit : « Bah ! c'est là l'histoire de toutes les conversions in extremis. »