LE VAGABOND
Depuis quarante jours, il marchait, cherchant
partout du travail. Il avait quitté
son pays, Ville-Avaray, dans la Manche,
parce que l'ouvrage manquait. Compagnon
charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon sujet,
vaillant, il était resté pendant deux
mois à la charge de sa famille, lui, fils
aîné, n'ayant plus qu'à croiser ses bras
vigoureux, dans le chômage général. Le
pain devint rare dans la maison ; les deux
sœurs allaient en journée, mais gagnaient
peu ; et lui, Jacques Randel, le plus fort,
ne faisait rien parce qu'il n'avait rien à
faire, et mangeait la soupe des autres.
Alors, il s'était informé à la mairie ; et
le secrétaire avait répondu qu'on trouvait
à s'occuper dans le Centre.
Il était donc parti, muni de papiers et
de certificats, avec sept francs dans sa poche
et portant sur l'épaule, dans un mouchoir
bleu attaché au bout de son bâton,
une paire de souliers de rechange, une
culotte et une chemise.
Et il avait marché sans repos, pendant
les jours et les nuits, par les interminables
routes, sous le soleil et sous les pluies,
sans arriver jamais à ce pays mystérieux
où les ouvriers trouvent de l'ouvrage.
Il s'entêta d'abord à cette idée qu'il ne
devait travailler qu'à la charpente, puisqu'il
était charpentier. Mais, dans tous les
chantiers où il se présenta, on répondit
qu'on venait de congédier des hommes,
faute de commandes, et il se résolut,
se trouvant à bout de ressources, à accomplir
toutes les besognes qu'il rencontrerait
sur son chemin.
Donc, il fut tour à tour terrassier, valet
d'écurie, scieur de pierres ; il cassa du bois,
ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla
du mortier, lia des fagots, garda des chèvres
sur une montagne, tout cela moyennant
quelques sous, car il n'obtenait, de
temps en temps, deux ou trois jours de
travail qu'en se proposant à vil prix, pour
tenter l'avarice des patrons et des paysans.
Et maintenant, depuis une semaine, il
ne trouvait plus rien, il n'avait plus rien et
il mangeait un peu de pain, grâce à la charité
des femmes qu'il implorait sur le seuil
des portes, en passant le long des routes.
Le soir tombait, Jacques Randel harassé,
les jambes brisées, le ventre vide,
l'âme en détresse, marchait nu-pieds sur
l'herbe au bord du chemin, car il ménageait
sa dernière paire de souliers, l'autre
n'existant plus depuis longtemps déjà.
C'était un samedi, vers la fin de l'automne.
Les nuages gris roulaient dans le
ciel, lourds et rapides, sous les poussées
du vent qui sifflait dans les arbres. On sentait
qu'il pleuvrait bientôt. La campagne
était déserte, à cette tombée de jour, la
veille d'un dimanche. De place en place,
dans les champs, s'élevaient, pareilles à
des champignons jaunes, monstrueux, des
meules de paille égrenées ; et les terres
semblaient nues, étant ensemencées déjà
pour l'autre année.
Randel avait faim, une faim de bête,
une de ces faims qui jettent les loups sur
les hommes. Exténué, il allongeait les
jambes pour faire moins de pas, et, la tête
pesante, le sang bourdonnant aux tempes,
les yeux rouges, la bouche sèche, il serrait
son bâton dans sa main avec l'envie
vague de frapper à tour de bras sur le premier
passant qu'il rencontrerait rentrant
chez lui manger la soupe.
Il regardait les bords de la route avec
l'image, dans les yeux, de pommes de terre
défouies, restées sur le sol retourné. S'il
en avait trouvé quelques-unes, il eût ramassé
du bois mort, fait un petit feu dans
le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume
chaud et rond, qu'il eût tenu d'abord,
brûlant, dans ses mains froides.
Mais la saison était passée, et il devrait,
comme la veille, ronger une betterave crue,
arrachée dans un sillon.
Depuis deux jours il parlait haut en allongeant
le pas sous l'obsession de ses
idées. Il n'avait guère pensé, jusque-là, appliquant
tout son esprit, toutes ses simples
facultés, à sa besogne professionnelle.
Mais voilà que la fatigue, cette poursuite
acharnée d'un travail introuvable, les refus,
les rebuffades, les nuits passées sur l'herbe,
le jeûne, le mépris qu'il sentait chez les
sédentaires pour le vagabond, cette question
posée chaque jour : « Pourquoi ne
restez-vous pas chez vous ? » le chagrin de
ne pouvoir occuper ses bras vaillants qu'il
sentait pleins de force, le souvenir des
parents demeurés à la maison et qui n'avaient
guère de sous, non plus, l'emplissaient,
peu à peu d'une colère lente, amassée
chaque jour, chaque heure, chaque minute,
et qui s'échappait de sa bouche, malgré
lui, en phrases courtes et grondantes.
Tout en trébuchant sur les pierres qui
roulaient sous ses pieds nus, il grognait :
« Misère... misère... tas de cochons...
laisser crever de faim un homme... un
charpentier... tas de cochons... pas quatre
sous... pas quatre sous... v'là qu'il pleut...
tas de cochons !... »
Il s'indignait de l'injustice du sort et s'en
prenait aux hommes, à tous les hommes,
de ce que la nature, la grande mère aveugle,
est inéquitable, féroce et perfide.
Il répétait, les dents serrées : « Tas de
cochons ! » en regardant la mince fumée
grise qui sortait des toits, à cette heure
du dîner. Et, sans réfléchir à cette autre
injustice, humaine celle-là, qui se nomme
violence et vol, il avait envie d'entrer dans
une de ces demeures, d'assommer les habitants
et de se mettre à table, à leur place.
Il disait : « J'ai pas le droit de vivre,
maintenant... puisqu'on me laisse crever
de faim... je ne demande qu'à travailler,
pourtant... tas de cochons ! » Et la souffrance
de ses membres, la souffrance de
son ventre, la souffrance de son cœur lui
montaient à la tête comme une ivresse
redoutable, et faisaient naître, en son cerveau,
cette idée simple : « J'ai le droit de
vivre, puisque je respire, puisque l'air est
à tout le monde. Alors, donc, on n'a pas
le droit de me laisser sans pain ! »
La pluie tombait, fine, serrée, glacée.
Il s'arrêta et murmura : « Misère... encore
un mois de route avant de rentrer à la
maison... » Il revenait en effet chez lui
maintenant, comprenant qu'il trouverait
plutôt à s'occuper dans sa ville natale, où
il était connu, en faisant n'importe quoi,
que sur les grands chemins où tout le
monde le suspectait.
Puisque la charpente n'allait pas, il deviendrait
manœuvre, gâcheur de plâtre,
terrassier, casseur de cailloux. Quand il
ne gagnerait que vingt sous par jour, ce
serait toujours de quoi manger.
Il noua autour de son cou ce qui restait
de son dernier mouchoir, afin d'empêcher
l'eau froide de lui couler dans le dos et
sur la poitrine. Mais il sentit bientôt
qu'elle traversait déjà la mince toile de
ses vêtements et il jeta autour de lui un
regard d'angoisse, d'être perdu qui ne
sait plus où cacher son corps, où reposer
sa tête, qui n'a pas un abri par le monde.
La nuit venait, couvrant d'ombre les
champs. Il aperçut, au loin, dans un pré,
une tache sombre sur l'herbe, une vache.
Il enjamba le fossé de la route et alla
vers elle, sans trop savoir ce qu'il faisait.
Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa
grosse tête, et il pensa : « Si seulement j'avais
un pot, je pourrais boire un peu de lait. »
Il regardait la vache ; et la vache le regardait ;
puis, soudain, lui lançant dans
le flanc un grand coup de pied : « Debout ! »
dit-il.
La bête se dressa lentement, laissant
pendre sous elle sa lourde mamelle ; alors
l'homme se coucha sur le dos, entre les
pattes de l'animal, et il but, longtemps,
longtemps, pressant de ses deux mains le
pis gonflé, chaud, et qui sentait l'étable.
Il but tant qu'il resta du lait dans cette
source vivante.
Mais la pluie glacée tombait plus serrée,
et toute la plaine était nue sans lui montrer
un refuge. Il avait froid ; et il regardait
une lumière qui brillait entre les arbres,
à la fenêtre d'une maison.
La vache s'était recouchée, lourdement.
Il s'assit à côté d'elle, en lui flattant la
tête, reconnaissant d'avoir été nourri. Le
souffle épais et fort de la bête, sortant de
ses naseaux comme deux jets de vapeur
dans l'air du soir, passait sur la face de
l'ouvrier qui se mit à dire : « Tu n'as pas
froid là-dedans, toi. »
Maintenant, il promenait ses mains sur
le poitrail, sous les pattes, pour y trouver
de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle
de se coucher et de passer la nuit contre
ce gros ventre tiède. Il chercha donc une
place, pour être bien, et posa juste son
front contre la mamelle puissante qui l'avait
abreuvé tout à l'heure. Puis, comme il était
brisé de fatigue, il s'endormit tout à coup.
Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos
ou le ventre glacé, selon qu'il appliquait
l'un ou l'autre sur le flanc de l'animal ;
alors il se retournait pour réchauffer et
sécher la partie de son corps qui était
restée à l'air de la nuit ; et il se rendormait
bientôt de son sommeil accablé.
Un coq chantant le mit debout. L'aube
allait paraître ; il ne pleuvait plus ; le ciel
était pur.
La vache se reposait, le mufle sur le sol ; il
se baissa en s'appuyant sur ses mains, pour
baiser cette large narine de chair humide,
et il dit : « Adieu, ma belle... à une autre
fois... t'es une bonne bête... Adieu... »
Puis il mit ses souliers, et s'en alla.
Pendant deux heures, il marcha devant
lui, suivant toujours la même route ; puis
une lassitude l'envahit si grande, qu'il
s'assit dans l'herbe.
Le jour était venu ; les cloches des églises
sonnaient, des hommes en blouse
bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à
pied, soit montés en des charrettes, commençaient
à passer sur les chemins, allant
aux villages voisins fêter le dimanche chez
des amis, chez des parents.
Un gros paysan parut, poussant devant lui
une vingtaine de moutons inquiets et bêlants
qu'un chien rapide maintenait en troupeau.
Randel se leva, salua : « Vous n'auriez
pas du travail pour un ouvrier qui meurt
de faim ? » dit-il.
L'autre répondit en jetant au vagabond
un regard méchant :
— Je n'ai point de travail pour les gens
que je rencontre sur les routes.
Et le charpentier retourna s'asseoir sur
le fossé.
Il attendit longtemps ; regardant défiler
devant lui les campagnards, et cherchant
une bonne figure, un visage compatissant
pour recommencer sa prière.
Il choisit une sorte de bourgeois en redingote,
dont une chaîne d'or ornait le ventre.
— Je cherche du travail depuis deux
mois, dit-il. Je ne trouve rien ; et je n'ai
plus un sou dans ma poche.
Le demi-monsieur répliqua : « Vous
auriez dû lire l'avis affiché à l'entrée du
pays. — La mendicité est interdite sur le
territoire de la commune. — Sachez que
je suis le maire, et, si vous ne filez pas
bien vite, je vais vous faire ramasser. »
Randel, que la colère gagnait, murmura :
« Faites-moi ramasser si vous
voulez, j'aime mieux cela, je ne mourrai
pas de faim, au moins. »
Et il retourna s'asseoir sur son fossé.
Au bout d'un quart d'heure, en effet,
deux gendarmes apparurent sur la route.
Ils marchaient lentement, côte à côte, bien
en vue, brillants au soleil avec leurs chapeaux
cirés, leurs buffleteries jaunes et
leurs boutons de métal, comme pour effrayer
les malfaiteurs et les mettre en fuite
de loin, de très loin.
Le charpentier comprit bien qu'ils venaient
pour lui ; mais il ne remua pas,
saisi soudain d'une envie sourde de les
braver, d'être pris par eux, et de se venger,
plus tard.
Ils approchaient sans paraître l'avoir vu,
allant de leur pas militaire, lourd et balancé
comme la marche des oies. Puis tout
à coup, en passant devant lui, ils eurent
l'air de le découvrir, s'arrêtèrent et se mirent
à le dévisager d'un œil menaçant et furieux.
Et le brigadier s'avança en demandant :
— Qu'est-ce que vous faites ici ?
L'homme répliqua tranquillement :
— Je me repose.
— D'où venez-vous ?
— S'il fallait vous dire tous les pays où
j'ai passé, j'en aurais pour plus d'une heure.
— Où allez-vous ?
— A Ville-Avaray.
— Où c'est-il ça ?
— Dans la Manche.
— C'est votre pays ?
— C'est mon pays.
— Pourquoi en êtes-vous parti ?
— Pour chercher du travail.
Le brigadier se retourna vers son gendarme,
et, du ton colère d'un homme que
la même supercherie finit par exaspérer :
— Ils disent tous ça, ces bougres-là.
Mais je la connais, moi.
Puis il reprit :
— Vous avez des papiers ?
— Oui, j'en ai.
— Donnez-les.
Randel prit dans sa poche ses papiers,
ses certificats, de pauvres papiers usés et
sales qui s'en allaient en morceaux, et les
tendit au soldat.
L'autre les épelait en ânonnant, puis
constatant qu'ils étaient en règle, il les
rendit avec l'air mécontent d'un homme
qu'un plus malin vient de jouer.
Après quelques moments de réflexion,
il demanda de nouveau :
— Vous avez de l'argent sur vous ?
— Non.
— Rien ?
— Rien.
— Pas un sou seulement ?
— Pas un sou seulement !
— De quoi vivez-vous, alors ?
— De ce qu'on me donne.
— Vous mendiez, alors ?
Randel répondit résolument :
— Oui, quand je peux.
Mais le gendarme déclara : « Je vous
prends en flagrant délit de vagabondage et
de mendicité, sans ressource et sans profession,
sur la route, et je vous enjoins de
me suivre. »
Le charpentier se leva.
— Ousque vous voudrez, dit-il.
Et se plaçant entre les deux militaires
avant même d'en recevoir l'ordre, il ajouta :
— Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un
toit sur la tête quand il pleut.
Et ils partirent vers le village dont on
apercevait les tuiles, à travers des arbres
dépouillés de feuilles, à un quart de lieue
de distance.
C'était l'heure de la messe, quand ils
traversèrent le pays. La place était pleine
de monde, et deux haies se formèrent aussitôt
pour voir passer le malfaiteur qu'une
troupe d'enfants excités suivait. Paysans
et paysannes le regardaient, cet homme
arrêté, entre deux gendarmes, avec une
haine allumée dans les yeux, et une envie
de lui jeter des pierres, de lui arracher la
peau avec les ongles, de l'écraser sous
leurs pieds. On se demandait s'il avait volé
et s'il avait tué. Le boucher, ancien spahi,
affirma : « C'est un déserteur. » Le débitant
de tabac crut le reconnaître pour un
homme qui lui avait passé une pièce fausse
de cinquante centimes, le matin même, et le
quincailler vit en lui indubitablement l'introuvable
assassin de la veuve Malet que
la police cherchait depuis six mois.
Dans la salle du conseil municipal, où
ses gardiens le firent entrer, Randel
retrouva le maire, assis devant la table
des délibérations et flanqué de l'instituteur.
— Ah ! ah ! s'écria le magistrat, vous
revoilà, mon gaillard. Je vous avais bien
dit que je vous ferais coffrer. Eh bien,
brigadier, qu'est-ce que c'est ? »
Le brigadier répondit : « Un vagabond
sans feu ni lieu, monsieur le maire, sans
ressources et sans argent sur lui, à ce
qu'il affirme, arrêté en état de mendicité
et de vagabondage, muni de bons certificats
et de papiers bien en règle. »
— Montrez-moi ces papiers, dit le
maire. Il les prit, les lut, les relut, les
rendit, puis ordonna : « Fouillez-le. » On
fouilla Randel ; on ne trouva rien.
Le maire semblait perplexe. Il demanda
à l'ouvrier :
— Que faisiez-vous, ce matin, sur la route ?
— Je cherchais de l'ouvrage.
— De l'ouvrage ?... Sur la grand'route ?
— Comment voulez-vous que j'en trouve
si je me cache dans les bois ?
Ils se dévisageaient tous les deux avec
une haine de bêtes appartenant à des races
ennemies. Le magistrat reprit : « Je vais
vous faire mettre en liberté, mais que je
ne vous y reprenne pas ! »
Le charpentier répondit : « J'aime
mieux que vous me gardiez. J'en ai assez
de courir les chemins. »
Le maire prit un air sévère :
— Taisez-vous.
Puis il ordonna aux gendarmes :
— Vous conduirez cet homme à deux
cents mètres du village, et vous le laisserez
continuer son chemin.
L'ouvrier dit : « Faites-moi donner à
manger, au moins. »
L'autre fut indigné : « Il ne manquerait
plus que de vous nourrir ! Ah ! ah ! ah !
elle est forte celle-là ! »
Mais Randel reprit avec fermeté : « Si
vous me laissez encore crever de faim,
vous me forcerez à faire un mauvais coup.
Tant pis pour vous autres, les gros. »
Le maire s'était levé, et il répéta :
« Emmenez-le vite, parce que je finirais
par me fâcher. »
Les deux gendarmes saisirent donc le
charpentier par les bras et l'entraînèrent.
Il se laissa faire, retraversa le village, se
retrouva sur la route ; et les hommes
l'ayant conduit à deux cents mètres de la
borne kilométrique, le brigadier déclara :
— Voilà, filez et que je ne vous revoie
point dans le pays, ou bien vous aurez de
mes nouvelles.
Et Randel se mit en route sans rien répondre,
et sans savoir où il allait. Il marcha devant
lui un quart d'heure ou vingt minutes,
tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien.
Mais soudain, en passant devant une petite
maison dont la fenêtre était entr'ouverte
une odeur de pot-au-feu lui entra dans la
poitrine et l'arrêta net, devant ce logis.
Et, tout à coup, la faim, une faim féroce,
dévorante, affolante, le souleva, faillit le
jeter comme une brute contre les murs de
cette demeure.
Il dit, tout haut, d'une voix grondante :
« Nom de Dieu ! faut qu'on m'en donne, cette
fois. » Et il se mit à heurter la porte à grands
coups de son bâton. Personne ne répondit ;
il frappa plus fort, criant : « Hé ! hé !
hé ! là dedans, les gens ! hé ! ouvrez ! »
Rien ne remua ; alors, s'approchant de
la fenêtre, il la poussa avec sa main, et l'air
enfermé de la cuisine, l'air tiède plein de
senteurs de bouillon chaud, de viande
cuite et de choux s'échappa vers l'air froid
du dehors.
D'un saut, le charpentier fut dans la
pièce. Deux couverts étaient mis sur une
table. Les propriétaires, partis sans doute
à la messe, avaient laissé sur le feu leur
dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la
soupe grasse aux légumes.
Un pain frais attendait sur la cheminée,
entre deux bouteilles qui semblaient pleines.
Randel d'abord se jeta sur le pain, le
cassa avec autant de violence que s'il eût
étranglé un homme, puis il se mit à le
manger voracement, par grandes bouchées
vite avalées. Mais l'odeur de la
viande, presque aussitôt, l'attira vers la
cheminée, et, ayant ôté le couvercle du
pot, il y plongea une fourchette et fit sortir
un gros morceau de bœuf, lié d'une
ficelle. Puis il prit encore des choux, des
carottes, des oignons, jusqu'à ce que son
assiette fût pleine, et, l'ayant posée sur la
table, il s'assit devant, coupa le bouilli en
quatre parts et dîna comme s'il eût été chez
lui. Quand il eut dévoré le morceau presque
entier, plus une quantité de légumes, il
s'aperçut qu'il avait soif et il alla chercher
une des bouteilles posées sur la cheminée.
A peine vit-il le liquide en son verre
qu'il reconnut de l'eau-de-vie. Tant pis,
c'était chaud, cela lui mettrait du feu dans
les veines, ce serait bon, après avoir eu si
froid ; et il but.
Il trouva cela bon en effet, car il en avait
perdu l'habitude ; il s'en versa de nouveau
un plein verre, qu'il avala en deux
gorgées. Et, presque aussitôt, il se sentit
gai, réjoui par l'alcool comme si un grand
bonheur lui avait coulé dans le ventre.
Il continuait à manger, moins vite, en
mâchant lentement et trempant son pain
dans le bouillon. Toute la peau de son
corps était devenue brûlante, le front surtout
où le sang battait.
Mais, soudain, une cloche tinta au loin.
C'était la messe qui finissait ; et un instinct
plutôt qu'une peur, l'instinct de prudence
qui guide et rend perspicaces tous
les êtres en danger, fit se dresser le charpentier,
qui mit dans une poche le reste
du pain, dans l'autre la bouteille d'eau-de-vie,
et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et
regarda la route.
Elle était encore toute vide. Il sauta
et se remit en marche ; mais, au lieu
de suivre le grand chemin, il fuit à travers
champs vers un bois qu'il apercevait.
Il se sentait alerte, fort, joyeux, content
de ce qu'il avait fait et tellement souple
qu'il sautait les clôtures des champs, à
pieds joints, d'un seul bond.
Dès qu'il fut sous les arbres, il tira de
nouveau la bouteille de sa poche, et se remit
à boire, par grandes lampées, tout en
marchant. Alors ses idées se brouillèrent,
ses yeux devinrent troubles, ses jambes
élastiques comme des ressorts.
Il chantait la vieille chanson populaire :
Ah ! qu'il fait donc bon
Qu'il fait donc bon
Cueillir la fraise.
Il marchait maintenant sur une mousse
épaisse, humide et fraîche, et ce tapis
doux sous les pieds lui donna des envies
folles de faire la culbute, comme un enfant.
Il prit son élan, cabriola ; se releva, recommença.
Et, entre chaque pirouette, il
se remettait à chanter :
Ah ! qu'il fait donc bon
Qu'il fait donc bon
Cueillir la fraise.
Tout à coup, il se trouva au bord d'un
chemin creux et il aperçut, dans le fond,
une grande fille, une servante qui rentrait
au village, portant aux mains deux seaux de
lait, écartés d'elle par un cercle de barrique.
Il la guettait, penché, les yeux allumés
comme ceux d'un chien qui voit une caille.
Elle le découvrit, leva la tête, se mit à
rire et lui cria :
— C'est-il vous qui chantiez comme ça ?
Il ne répondit point et sauta dans le ravin,
bien que le talus fût haut de six pieds
au moins.
Elle dit, le voyant soudain debout devant
elle : « Cristi, vous m'avez fait peur ! »
Mais il ne l'entendait pas, il était ivre,
il était fou, soulevé par une autre rage
plus dévorante que la faim, enfiévré par
l'alcool, par l'irrésistible furie d'un homme
qui manque de tout, depuis deux mois, et
qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé
par tous les appétits que la nature a semés
dans la chair vigoureuse des mâles.
La fille reculait devant lui, effrayée de
son visage, de ses yeux, de sa bouche entr'ouverte,
de ses mains tendues.
Il la saisit par les épaules, et, sans dire
un mot, la culbuta sur le chemin.
Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent
à grand bruit en répandant leur lait,
puis elle cria, puis, comprenant que rien
ne servirait d'appeler dans ce désert, et
voyant bien à présent qu'il n'en voulait pas
à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas
très fâchée, car il était fort, le gars, mais
par trop brutal vraiment.
Quand elle se fut relevée, l'idée de ses
seaux répandus l'emplit tout à coup de fureur,
et, ôtant son sabot d'un pied, elle se
jeta, à son tour, sur l'homme, pour lui
casser la tête s'il ne payait pas son lait.
Mais lui, se méprenant à cette attaque
violente, un peu dégrisé, éperdu, épouvanté
de ce qu'il avait fait, se sauva de
toute la vitesse de ses jarrets, tandis qu'elle
lui jetait des pierres, dont quelques-unes
l'atteignirent dans le dos.
Il courut longtemps, longtemps, puis il
se sentit las comme il ne l'avait jamais
été. Ses jambes devenaient molles à ne le
plus porter ; toutes ses idées étaient brouillées,
il perdait souvenir de tout, ne pouvait
plus réfléchir à rien.
Et il s'assit au pied d'un arbre.
Au bout de cinq minutes il dormait.
Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant
les yeux, il aperçut deux tricornes
de cuir verni penchés sur lui, et les deux
gendarmes du matin qui lui tenaient et lui
liaient les bras.
— Je savais bien que je te repincerais,
dit le brigadier goguenard.
Randel se leva sans répondre un mot.
Les hommes le secouaient, prêts à le rudoyer,
s'il faisait un geste, car il était
leur proie à présent, il était devenu du
gibier de prison, capturé par ces chasseurs
de criminels qui ne le lâcheraient plus.
— En route ! commanda le gendarme.
Ils partirent. Le soir venait, étendant
sur la terre un crépuscule d'automne, lourd
et sinistre.
Au bout d'une demi-heure, ils atteignirent
le village.
Toutes les portes étaient ouvertes, car
on savait les événements. Paysans et
paysannes, soulevés de colère, comme si
chacun eût été volé, comme si chacune eût
été violée, voulaient voir rentrer le misérable
pour lui jeter des injures.
Ce fut une huée qui commença à la première
maison pour finir à la mairie, où le
maire attendait aussi, vengé lui-même de
ce vagabond.
Dès qu'il l'aperçut, il cria de loin :
— Ah ! mon gaillard ! nous y sommes.
Et il se frottait les mains, content
comme il l'était rarement.
Il reprit : « Je l'avais dit, je l'avais dit,
rien qu'en le voyant sur la route. »
Puis, avec un redoublement de joie :
— Ah ! gredin, ah ! sale gredin, tu tiens
tes vingt ans, mon gaillard !
FIN