Le Horla
LE SIGNE
La petite marquise de Rennedon dormait encore, dans sa chambre close et parfumée, dans son grand lit doux et bas, dans ses draps de batiste légère, fine comme une dentelle, caressants comme un baiser ; elle dormait seule, tranquille, de l'heureux et profond sommeil des divorcées.
Des voix la réveillèrent qui parlaient vivement dans le petit salon bleu. Elle reconnut son amie chère, la petite baronne de Grangerie, se disputant pour entrer avec la femme de chambre qui défendait la porte de sa maîtresse.
Alors la petite marquise se leva, tira les verrous, tourna la serrure, souleva la portière et montra sa tête, rien que sa tête blonde, cachée sous un nuage de cheveux.
— Qu'est-ce que tu as, dit-elle, à venir si tôt ? Il n'est pas encore neuf heures.
La petite baronne, très pâle, nerveuse, fiévreuse, répondit :
— Il faut que je te parle. Il m'arrive une chose horrible.
— Entre, ma chérie.
Elle entra, elles s'embrassèrent ; et la petite marquise se recoucha pendant que la femme de chambre ouvrait les fenêtres, donnait de l'air et du jour. Puis, quand la domestique fut partie, Mme de Rennedon reprit : « Allons, raconte. »
Mme de Grangerie se mit à pleurer, versant ces jolies larmes claires qui rendent plus charmantes les femmes, et elle balbutiait sans s'essuyer les yeux, pour ne point les rougir : « Oh, ma chère, c'est abominable, abominable, ce qui m'arrive. Je n'ai pas dormi de la nuit, mais pas une minute ; tu entends, pas une minute. Tiens, tâte mon cœur, comme il bat. »
Et, prenant la main de son amie, elle la posa sur sa poitrine, sur cette ronde et ferme enveloppe du cœur des femmes, qui suffit souvent aux hommes et les empêche de rien chercher dessous. Son cœur battait fort, en effet.
Elle continua :
« Ça m'est arrivé hier dans la journée... vers quatre heures... ou quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui où je me tiens toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier ; et que j'ai la manie de me mettre à la fenêtre pour regarder passer les gens. C'est si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant... Enfin, j'aime ça ! Donc hier, j'étais assise sur la chaise basse que je me suis fait installer dans l'embrasure de ma fenêtre ; elle était ouverte, cette fenêtre, et je ne pensais à rien ; je respirais l'air bleu. Tu te rappelles comme il faisait beau, hier !
« Tout à coup je remarque que, de l'autre côté de la rue, il y a aussi une femme à la fenêtre, une femme en rouge ; moi j'étais en mauve, tu sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme, une nouvelle locataire, installée depuis un mois ; et comme il pleut depuis un mois, je ne l'avais point vue encore. Mais je m'aperçus tout de suite que c'était une vilaine fille. D'abord je fus très dégoûtée et très choquée qu'elle fût à la fenêtre comme moi ; et puis, peu à peu, ça m'amusa de l'examiner. Elle était accoudée, et elle guettait les hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On aurait dit qu'ils étaient prévenus par quelque chose en approchant de la maison, qu'ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier, car ils levaient soudain la tête et échangeaient bien vite un regard avec elle, un regard de franc-maçon. Le sien disait : « Voulez-vous ? »
« Le leur répondait : « Pas le temps », ou bien : « Une autre fois », ou bien : « Pas le sou », ou bien : « Veux-tu te cacher, misérable ! » C'étaient les yeux des pères de famille qui disaient cette dernière phrase.
« Tu ne te figures pas comme c'était drôle de la voir faire son manège ou plutôt son métier. »
« Quelquefois elle fermait brusquement la fenêtre et je voyais un monsieur tourner sous la porte. Elle l'avait pris, celui-là, comme un pêcheur à la ligne prend un goujon. Alors je commençais à regarder ma montre. Ils restaient de douze à vingt minutes, jamais plus. Vraiment, elle me passionnait, à la fin, cette araignée. Et puis elle n'était pas laide, cette fille.
« Je me demandais : Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si vite, complètement. Ajoute-t-elle à son regard un signe de tête ou un mouvement de main ? »
« Et je pris ma lunette de théâtre pour me rendre compte de son procédé. Oh ! il était bien simple : un coup d'œil d'abord, puis un sourire, puis un tout petit geste de tête qui voulait dire « Montez-vous ? » Mais si léger, si vague, si discret, qu'il fallait vraiment beaucoup de chic pour le réussir comme elle.
« Et je me demandais : Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce petit coup de bas en haut, hardi et gentil ; car il était très gentil, son geste.
« Et j'allai l'essayer devant la glace. Ma chère, je le faisais mieux qu'elle, beaucoup mieux ! J'étais enchantée ; et je revins me mettre à la fenêtre.
« Elle ne prenait plus personne, à présent, la pauvre fille, plus personne. Vraiment elle n'avait pas de chance. Comme ça doit être terrible tout de même de gagner son pain de cette façon-là, terrible et amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces hommes qu'on rencontre dans la rue.
« Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur le sien. Le soleil avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière les autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des blancs.
« J'en voyais de très gentils, mais très gentils, ma chère, bien mieux que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcée. Maintenant tu peux choisir.
« Je me disais : Si je leur faisais le signe, est-ce qu'ils me comprendraient, moi, moi qui suis une honnête femme ? Et voilà que je suis prise d'une envie folle de le leur faire ce signe, mais d'une envie, d'une envie de femme grosse... d'une envie épouvantable, tu sais, de ces envies... auxquelles on ne peut pas résister ! J'en ai quelquefois comme ça, moi. Est-ce bête, dis, ces choses-là ! Je crois que nous avons des âmes de singes, nous autres femmes. On m'a affirmé du reste (c'est un médecin qui m'a dit ça) que le cerveau du singe ressemblait beaucoup au nôtre. Il faut toujours que nous imitions quelqu'un. Nous imitons nos maris, quand nous les aimons, dans le premier mois des noces, et puis nos amants ensuite, nos amies, nos confesseurs quand ils sont bien. Nous prenons leurs manières de penser, leurs manières de dire, leurs mots, leurs gestes, tout. C'est stupide.
« Enfin, moi quand je suis trop tentée de faire une chose, je la fais toujours.
« Je me dis donc : Voyons, je vais essayer sur un, sur un seul, pour voir. Qu'est-ce qui peut m'arriver ? Rien ! Nous échangerons un sourire, et voilà tout, et je ne le reverrai jamais ; et si je le vois il ne me reconnaîtra pas ; et s'il me reconnaît je nierai, parbleu.
« Je commence donc à choisir. J'en voulais un qui fût bien, très bien. Tout à coup je vois venir un grand blond, très joli garçon. J'aime les blonds, tu sais.
« Je le regarde. Il me regarde. Je souris, il sourit ; je fais le geste ; oh ! à peine, à peine ; il répond « oui » de la tête et le voilà qui entre, ma chérie ! Il entre par la grande porte de la maison. »
« Tu ne te figures pas ce qui s'est passé en moi à ce moment-là ! J'ai cru que j'allais devenir folle. Oh ! quelle peur ! Songe, il allait parler aux domestiques ! A Joseph qui est tout dévoué à mon mari ! Joseph aurait cru certainement que je connaissais ce monsieur depuis longtemps. »
« Que faire ? dis ? Que faire ? Et il allait sonner, tout à l'heure, dans une seconde, Que faire, dis ? J'ai pensé que le mieux était de courir à sa rencontre, de lui dire qu'il se trompait, de le supplier de s'en aller. Il aurait pitié d'une femme, d'une pauvre femme ! Je me précipite donc à la porte et je l'ouvre juste au moment où il posait la main sur le timbre. »
« Je balbutiai, tout à fait folle : « Allez-vous-en, Monsieur, allez-vous-en, vous vous trompez, je suis une honnête femme, une femme mariée. C'est une erreur, une affreuse erreur ; je vous ai pris pour un de mes amis à qui vous ressemblez beaucoup. Ayez pitié de moi, Monsieur. »
« Et voilà qu'il se met à rire, ma chère, et il répond : « Bonjour, ma chatte. Tu sais, je la connais, ton histoire. Tu es mariée, c'est deux louis au lieu d'un. Tu les auras. Allons montre-moi la route. »
« Et il me pousse ; il referme la porte, et comme je demeurais, épouvantée, en face de lui, il m'embrasse, me prend par la taille et me fait rentrer dans le salon qui était resté ouvert. »
« Et puis, il se met à regarder tout comme un commissaire-priseur ; et il reprend : « Bigre, c'est gentil, chez toi, c'est très chic. Faut que tu sois rudement dans la dèche en ce moment-ci pour faire la fenêtre ! »
« Alors, moi, je recommence à le supplier : « Oh ! Monsieur, allez-vous-en ! allez-vous-en ! Mon mari va rentrer ! Il va rentrer dans un instant, c'est son heure ! Je vous jure que vous vous trompez ! »
« Et il me répond tranquillement : « Allons, ma belle, assez de manières comme ça. Si ton mari rentre, je lui donnerai cent sous pour aller prendre quelque chose en face. »
« Comme il aperçoit sur la cheminée la photographie de Raoul, il me demande :
« — C'est ça, ton... ton mari ?
« — Oui, c'est lui.
« — Il a l'air d'un joli mufle. Et ça, qu'est-ce que c'est ? Une de tes amies ?
« C'était ta photographie, ma chère, tu sais celle en toilette de bal. Je ne savais plus ce que disais, je balbutiai :
« — Oui c'est une de mes amies.
« — Elle est très gentille. Tu me la feras connaître.
« Et voilà la pendule qui se met à sonner cinq heures ; et Raoul rentre tous les jours à cinq heures et demie ! S'il revenait avant que l'autre fût parti, songe donc ! Alors... alors... j'ai perdu la tête... tout à fait... j'ai pensé... j'ai pensé... que... que le mieux... était de... de... de... me débarrasser de cet homme le... le plus vite possible... Plus tôt ce serait fini... tu comprends... et... et voilà... voilà... puisqu'il le fallait... et il le fallait, ma chère... il ne serait pas parti sans ça... Donc j'ai... j'ai... j'ai mis le verrou à la porte du salon... Voilà. »
La petite marquise de Rennedon s'était mise à rire, mais à rire follement, la tête dans l'oreiller, secouant son lit tout entier.
Quand elle se fut un peu calmée, elle demanda :
— Et... et... il était joli garçon...
— Mais oui.
— Et tu te plains ?
— Mais... mais... vois-tu, ma chère, c'est que... il a dit... qu'il reviendrait demain... à la même heure... et j'ai... j'ai une peur atroce... Tu n'as pas idée comme il est tenace... et volontaire... Que faire... dis... que faire ?
La petite marquise s'assit dans son lit pour réfléchir ; puis elle déclara brusquement :
— Fais-le arrêter.
La petite baronne fut stupéfaite. Elle balbutia :
— Comment ? Tu dis ? A quoi penses-tu ? Le faire arrêter ? Sous quel prétexte ?
— Oh ! c'est bien simple. Tu vas aller chez le commissaire ; tu lui diras qu'un monsieur te suit depuis trois mois ; qu'il a eu l'insolence de monter chez toi hier ; qu'il t'a menacée d'une nouvelle visite pour demain, et que tu demandes protection à la loi. On te donnera deux agents qui l'arrêteront.
— Mais, ma chère, s'il raconte...
— Mais on ne le croira pas, sotte, du moment que tu auras bien arrangé ton histoire au commissaire. Et on te croira, toi, qui es une femme du monde irréprochable.
— Oh ! je n'oserai jamais.
— Il faut oser, ma chère, ou bien tu es perdue.
— Songe qu'il va... qu'il va m'insulter... quand on l'arrêtera.
— Eh bien, tu auras des témoins et tu le feras condamner.
— Condamner à quoi ?
— A des dommages. Dans ce cas, il faut être impitoyable !
— Ah ! à propos de dommages... il y a une chose qui me gêne beaucoup... mais beaucoup... Il m'a laissé... deux louis... sur la cheminée.
— Deux louis ?
— Oui.
— Pas plus ?
— Non.
— C'est peu. Ça m'aurait humiliée, moi. Eh bien ?
— Eh bien ! qu'est-ce qu'il faut faire de cet argent ?
La petite marquise hésita quelques secondes, puis répondit d'une voix sérieuse :
— Ma chère... Il faut faire... il faut faire... un petit cadeau à ton mari... ça n'est que justice.
LE DIABLE
Le paysan restait debout en face du médecin, devant le lit de la mourante. La vieille, calme, résignée, lucide, regardait les deux hommes et les écoutait causer. Elle allait mourir ; elle ne se révoltait pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans.
Par la fenêtre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait à flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux et battu par les sabots de quatre générations de rustres. Les odeurs des champs venaient aussi, poussées par la brise cuisante, odeurs des herbes, des blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur, de midi. Les sauterelles s'égosillaient, emplissaient la campagne d'un crépitement clair, pareil au bruit des criquets de bois qu'on vend aux enfants dans les foires.
Le médecin, élevant la voix, disait :
— Honoré, vous ne pouvez pas laisser votre mère toute seule dans cet état-là. Elle passera d'un moment à l'autre !
Et le paysan, désolé, répétait :
— Faut pourtant que j'rentre mon blé ; v'là trop longtemps qu'il est à terre. L'temps est bon, justement. Que qu' t'en dis, ma mé ?
Et la vieille mourante, tenaillée encore par l'avarice normande, faisait « oui » de l'œil et du front, engageait son fils à rentrer son blé et à la laisser mourir toute seule.
Mais le médecin se fâcha et, tapant du pied :
— Vous n'êtes qu'une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas de faire ça, entendez-vous ! Et, si vous êtes forcé de rentrer votre blé aujourd'hui même, allez chercher la Rapet, parbleu ! et faites-lui garder votre mère. Je le veux, entendez-vous ! Et si vous ne m'obéissez pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à votre tour, entendez-vous ?
Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, torturé par l'indécision, par la peur du médecin et par l'amour féroce de l'épargne, hésitait, calculait, balbutiait :
— Comben qu'é prend, la Rapet, pour une garde ?
Le médecin criait :
— Est-ce que je sais, moi ? Ça dépend du temps que vous lui demanderez. Arrangez-vous avec elle, morbleu ! Mais je veux qu'elle soit ici dans une heure, entendez-vous ?
L'homme se décida :
— J'y vas, j'y vas ; vous fâchez point, m'sieu l'médecin.
Et le docteur s'en alla, en appelant :
— Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je me fâche, moi !
Dès qu'il fut seul, le paysan se tourna vers sa mère, et, d'une voix résignée :
— J'vas quéri la Rapet, pisqu'il veut, c't homme. T'éluge point tant qu'je r'vienne.
Et il sortit à son tour.
La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de la commune et des environs. Puis, dès qu'elle avait cousu ses clients dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridée comme une pomme de l'autre année, méchante, jalouse, avare d'une avarice tenant du phénomène, courbée en deux comme si elle eût été cassée aux reins par l'éternel mouvement du fer promené sur les toiles, on eût dit qu'elle avait pour l'agonie une sorte d'amour monstrueux et cynique. Elle ne parlait jamais que des gens qu'elle avait vus mourir, de toutes les variétés de trépas auxquelles elle avait assisté ; et elle les racontait avec une grande minutie de détails toujours pareils, comme un chasseur raconte ses coups de fusil.
Quand Honoré Bontemps entra chez elle, il la trouva préparant de l'eau bleue pour les collerettes des villageoises.
Il dit :
— Allons, bonsoir ; ça va-t-il comme vous voulez, la mé Rapet ?
Elle tourna vers lui la tête :
— Tout d'même, tout d'même. Et d'vot' part ?
— Oh ! d'ma part, ça va-t-à volonté, mais c'est ma mé qui n'va point.
— Vot'mé ?
— Oui, ma mé.
— Qué qu'alle a votre mé ?
— All'a qu'a va tourner d'l'œil !
La vieille femme retira ses mains de l'eau, dont les gouttes, bleuâtres et transparentes, lui glissaient jusqu'au bout des doigts, pour retomber dans le baquet.
Elle demanda, avec une sympathie subite :
— All'est si bas qu'ça ?
— L'médecin dit qu'all' n'passera point la r'levée.
— Pour sûr qu'all'est bas alors !
Honoré hésita. Il lui fallait quelques préambules pour la proposition qu'il préparait. Mais, comme il ne trouvait rien, il se décida tout d'un coup :
— Comben qu'vous m'prendrez pour la garder jusqu'au bout ? Vô savez que j'sommes point riche. J'peux seulement point m'payer une servante. C'est ben ça qui l'a mise là, ma pauv'mé, trop d'élugement, trop d'fatigue ! A travaillait comme dix, nonobstant ses quatre-vingt-douze. On n'en fait pu de c'te graine-là !...
La Rapet répliqua gravement :
— Y a deux prix : quarante sous l'jour, et trois francs la nuit pour les riches. Vingt sous l'jour et quarante la nuit pour l'zautres. Vô m'donnerez vingt et quarante.
Mais le paysan réfléchissait. Il la connaissait bien, sa mère. Il savait comme elle était tenace, vigoureuse, résistante. Ça pouvait durer huit jours, malgré l'avis du médecin.
Il dit résolument :
— Non. J'aime ben qu'vô me fassiez un prix, là, un prix pour jusqu'au bout. J'courrons la chance d'part et d'autre. L'médecin dit qu'alle passera tantôt. Si ça s'fait tant mieux pour vous, tant pis pour mé. Ma si all' tient jusqu'à demain ou pu longtemps tant mieux pour mé, tant pis pour vous !
La garde, surprise, regardait l'homme. Elle n'avait jamais traité un trépas à forfait. Elle hésitait, tentée par l'idée d'une chance à courir. Puis elle soupçonna qu'on voulait la jouer.
— J'peux rien dire tant qu'j'aurai point vu vot' mé, répondit-elle.
— V'nez-y, la vé.
Elle essuya ses mains et le suivit aussitôt.
En route, ils ne parlèrent point. Elle allait d'un pied pressé, tandis qu'il allongeait ses grandes jambes comme s'il devait, à chaque pas, traverser un ruisseau.
Les vaches couchées dans les champs, accablées par la chaleur, levaient lourdement la tête et poussaient un faible meuglement vers ces deux gens qui passaient, pour leur demander de l'herbe fraîche.
En approchant de sa maison, Honoré Bontemps murmura :
— -Si c'était fini, tout d'même ?
Et le désir inconscient qu'il en avait se manifesta dans le son de sa voix.
Mais la vieille n'était point morte. Elle demeurait sur le dos, en son grabat, les mains sur la couverture d'indienne violette, des mains affreusement maigres, nouées, pareilles à des bêtes étranges, à des crabes, et fermées par les rhumatismes, les fatigues, les besognes presque séculaires qu'elles avaient accomplies.
La Rapet s'approcha du lit et considéra la mourante. Elle lui tâta le pouls, lui palpa la poitrine, l'écouta respirer, la questionna pour l'entendre parler ; puis l'ayant encore longtemps contemplée, elle sortit suivie d'Honoré. Son opinion était assise. La vieille n'irait pas à la nuit. Il demanda :
— Hé ben ?
La garde répondit :
— Hé ben, ça durera deux jours, p'têt trois. Vous me donnerez six francs, tout compris.
Il s'écria :
— Six francs ! six francs ! Avez-vous perdu le sens ? Mé, je vous dis qu'elle en a pour cinq ou six heures, pas plus !
Et ils discutèrent longtemps, acharnés tous deux. Comme la garde allait se retirer, comme le temps passait, comme son blé ne se rentrerait pas tout seul, à la fin, il consentit :
— Eh ben, c'est dit, six francs, tout compris, jusqu'à la l'vée du corps.
— C'est dit, six francs.
Et il s'en alla, à longs pas, vers son blé couché sur le sol, sous le lourd soleil qui mûrit les moissons.
La garde rentra dans la maison.
Elle avait apporté de l'ouvrage ; car auprès des mourants et des morts elle travaillait sans relâche, tantôt pour elle, tantôt pour la famille qui l'employait à cette double besogne moyennant un supplément de salaire.
Tout à coup, elle demanda :
— Vous a-t-on administrée au moins, la mé Bontemps ?
La paysanne fit « non » de la tête ; et la Rapet, qui était dévote, se leva avec vivacité.
— Seigneur Dieu, c'est-il possible ? J'vas quérir m'sieur l'curé.
Et elle se précipita vers le presbytère, si vite, que les gamins, sur la place, la voyant trotter ainsi, crurent un malheur arrivé.
Le prêtre s'en vint aussitôt, en surplis, précédé de l'enfant de chœur qui sonnait une clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la campagne brûlante et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin, ôtaient leurs grands chapeaux et demeuraient immobiles en attendant que le blanc vêtement eût disparu derrière une ferme ; les femmes qui ramassaient les gerbes se redressaient pour faire le signe de la croix, des poules noires, effrayées, fuyaient le long des fossés en se balançant sur leurs pattes jusqu'au trou, bien connu d'elles, où elles disparaissaient brusquement ; un poulain, attaché dans un pré, prit peur à la vue du surplis et se mit à tourner en rond, au bout de sa corde, en lançant des ruades. L'enfant de chœur, en jupe rouge, allait vite ; et le prêtre, la tête inclinée sur une épaule et coiffé de sa barrette carrée, le suivait en murmurant des prières ; et la Rapet venait derrière, toute penchée, pliée en deux, comme pour se prosterner en marchant, et les mains jointes, comme à l'église.
Honoré, de loin, les vit passer. Il demanda :
— Ousqu'i va, not'curé ?
Son valet, plus subtil, répondit :
— I porte l'bon Dieu à ta mé, pardi !
Le paysan ne s'étonna pas :
— Ça s'peut ben, tout d'même !
Et il se remit au travail.
La mère Bontemps se confessa, reçut l'absolution, communia ; et le prêtre s'en revint, laissant seules les deux femmes dans la chaumière étouffante.
Alors la Rapet commença à considérer la mourante, en se demandant si cela durerait longtemps.
Le jour baissait ; l'air plus frais entrait par souffles plus vifs, faisait voltiger contre le mur une image d'Épinal tenue par deux épingles ; les petits rideaux de la fenêtre, jadis blancs, jaunes maintenant et couverts de taches de mouche, avaient l'air de s'envoler, de se débattre, de vouloir partir, comme l'âme de la vieille.
Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait attendre avec indifférence la mort si proche qui tardait à venir. Son haleine, courte, sifflait un peu dans sa gorge serrée. Elle s'arrêterait tout à l'heure, et il y aurait sur la terre une femme de moins, que personne ne regretterait.
A la nuit tombante, Honoré rentra. S'étant approché du lit, il vit que sa mère vivait encore, et il demanda :
— Ça va-t-il ?
Comme il faisait autrefois quand elle était indisposée.
Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant :
— D'main, cinq heures, sans faute. Elle répondit :
— D'main, cinq heures.
Elle arriva, en effet, au jour levant.
Honoré, avant de se rendre aux terres, mangeait sa soupe, qu'il avait faite lui-même.
La garde demanda :
— Eh ben, vot'mé a-t-all' passé ?
Il répondit, avec un pli malin au coin des yeux :
— All'va plutôt mieux.
Et il s'en alla.
La Rapet, saisie d'inquiétude, s'approcha de l'agonisante, qui demeurait dans le même état, oppressée et impassible, l'œil ouvert et les mains crispées sur sa couverture.
Et la garde comprit que cela pouvait durer deux jours, quatre jours, huit jours ainsi ; et une épouvante étreignit son cœur d'avare, tandis qu'une colère furieuse la soulevait contre ce finaud qui l'avait jouée et contre cette femme qui ne mourait pas.
Elle se mit au travail néanmoins et attendit, le regard fixé sur la face ridée de la mère Bontemps.
Honoré revint pour déjeuner ; il semblait content, presque goguenard ; puis il repartit. Il rentrait son blé, décidément, dans des conditions excellentes.
La Rapet s'exaspérait ; chaque minute écoulée lui semblait, maintenant, du temps volé, de l'argent volé. Elle avait envie, une envie folle de prendre par le cou cette vieille bourrique, cette vielle têtue, cette vieille obstinée, et d'arrêter, en serrant un peu, ce petit souffle rapide qui lui volait son temps et son argent.
Puis elle réfléchit au danger ; et, d'autres idées lui passant par la tête, elle se rapprocha du lit.
Elle demanda :
— Vos avez-t-il déjà vu l'Diable ?
La mère Bontemps murmura :
— Non.
Alors la garde se mit à causer, à lui conter des histoires pour terroriser son âme débile de mourante.
Quelques minutes avant qu'on expirât, le Diable apparaissait, disait-elle, à tous les agonisants. Il avait un balai à la main, une marmite sur la tête, et il poussait de grands cris. Quand on l'avait vu, c'était fini, on n'en avait plus que pour peu d'instants. Et elle énumérait tous ceux à qui le Diable était apparu devant elle, cette année-là : Joséphin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie Padagnau, Séraphine Grospied.
La mère Bontemps, émue enfin, s'agitait, remuait les mains, essayait de tourner la tête pour regarder au fond de la chambre.
Soudain la Rapet disparut au pied du lit. Dans l'armoire, elle prit un drap et s'enveloppa dedans ; elle se coiffa de la marmite, dont les trois pieds courts et courbés se dressaient ainsi que trois cornes ; elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main gauche, un seau de fer-blanc, qu'elle jeta brusquement en l'air pour qu'il retombât avec bruit.
Il fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable ; alors, grimpée sur une chaise, la garde souleva le rideau qui pendait au bout du lit, et elle apparut, gesticulant, poussant des clameurs aiguës au fond du pot de fer qui lui cachait la face, et menaçant de son balai, comme un diable de guignol, la vieille paysanne à bout de vie.
Eperdue, le regard fou, la mourante fit un effort surhumain pour se soulever et s'enfuir ; elle sortit même de sa couche ses épaules et sa poitrine ; puis elle retomba avec un grand soupir. C'était fini.
Et la Rapet, tranquillement, remit en place tous les objets, le balai au coin de l'armoire, le drap dedans, la marmite sur le foyer, le seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec les gestes professionnels, elle ferma les yeux énormes de la morte, posa sur le lit une assiette, versa dedans l'eau du bénitier, y trempa le buis cloué sur la commode et, s'agenouillant, se mit à réciter avec ferveur les prières des trépassés qu'elle savait par cœur, par métier.
Et quand Honoré rentra, le soir venu, il la trouva priant, et il calcula tout de suite qu'elle gagnait encore vingt sous sur lui, car elle n'avait passé que trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout cinq francs, au lieu de six qu'il lui devait.
LES ROIS
— Ah ! dit le capitaine comte de Garens, je crois bien que je me le rappelle, ce souper des Rois, pendant la guerre !
J'étais alors maréchal des logis de hussards, et depuis quinze jours rôdant en éclaireur en face d'une avant-garde allemande. La veille, nous avions sabré quelques uhlans et perdu trois hommes, dont ce pauvre petit Raudeville. Vous vous rappelez bien, Joseph de Raudeville.
Or, ce jour-là, mon capitaine m'ordonna de prendre dix cavaliers et d'aller occuper et de garder toute la nuit le village de Porterin, où l'on s'était battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas vingt maisons debout ni douze habitants dans ce guêpier.
Je pris donc dix cavaliers et je partis vers quatre heures. A cinq heures, en pleine nuit, nous atteignîmes les premiers murs de Porterin. Je fis halte et j'ordonnai à Marchas, vous savez bien, Pierre de Marchas, qui a épousé depuis la petite Martel-Auvelin, la fille du marquis de Martel-Auvelin, d'entrer tout seul dans le village et de m'apporter des nouvelles.
Je n'avais choisi que des volontaires, tous de bonne famille. Ça fait plaisir, dans le service, de ne pas tutoyer des mufles. Ce Marchas était dégourdi comme pas un, fin comme un renard et souple comme un serpent. Il savait éventer des Prussiens ainsi qu'un chien évente un lièvre, trouver des vivres là où nous serions morts de faim sans lui, et il obtenait des renseignements de tout le monde, des renseignements toujours sûrs, avec une adresse inimaginable.
Il revint au bout de dix minutes :
— Ça va bien, dit-il ; aucun Prussien n'a passé par ici depuis trois jours. Il est sinistre, ce village. J'ai causé avec une bonne sœur qui garde quatre ou cinq malades dans un couvent abandonné.
J'ordonnai d'aller de l'avant, et nous pénétrâmes dans la rue principale. On apercevait vaguement à droite, à gauche, des murs sans toit, à peine visibles dans la nuit profonde. De place en place, une lumière brillait derrière une vitre : une famille était restée pour garder sa demeure à peu près debout, une famille de braves ou de pauvres. La pluie commençait à tomber, une pluie menue, glacée, qui nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien qu'en touchant les manteaux. Les chevaux trébuchaient sur des pierres, sur des poutres, sur des meubles. Marchas nous guidait, à pied, devant nous, et traînant sa bête par la bride.
— Où nous mènes-tu ? lui demandai-je.
Il répondit :
— J'ai un gîte, un bon.
Et il s'arrêta bientôt devant une petite maison bourgeoise demeurée entière, bien close, bâtie sur la rue, avec un jardin derrière.
Au moyen d'un gros caillou ramassé près de la grille, Marchas fit sauter la serrure, puis il gravit le perron, défonça la porte d'entrée à coups de pied et à coups d'épaule, alluma un bout de bougie qu'il avait toujours en poche, et nous précéda dans un bon et confortable logis de particulier riche, en nous guidant avec assurance, avec une assurance admirable, comme s'il avait vécu dans cette maison qu'il voyait pour la première fois.
Deux hommes restés dehors gardaient nos chevaux.
Marchas dit au gros Ponderel, qui le suivait :
— Les écuries doivent être à gauche ; j'ai vu ça en entrant ; va donc y loger les bêtes, dont nous n'avons pas besoin.
Puis, se tournant vers moi :
— Donne des ordres, sacrebleu !
Il m'étonnait toujours, ce gaillard-là. Je répondis en riant :
— Je vais placer mes sentinelles aux abords du pays. Je te retrouverai ici.
Il demanda :
— Combien prends-tu d'hommes ?
— Cinq. Les autres les relèveront à dix heures du soir.
— Bon. Tu m'en laisses quatre pour faire les provisions, la cuisine, et mettre la table. Moi, je trouverai la cachette au vin.
Et je m'en allai reconnaître les rues désertes jusqu'à la sortie sur la plaine, pour y placer mes factionnaires.
Une demi-heure plus tard, j'étais de retour. Je trouvai Marchas étendu dans un grand fauteuil Voltaire, dont il avait ôté la housse, par amour du luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en fumant un cigare excellent dont le parfum emplissait la pièce. Il était seul, les coudes sur les bras du siège, la tête entre les épaules, les joues roses, l'œil brillant, l'air enchanté.
Dans la pièce voisine, j'entendais un bruit de vaisselle. Marchas me dit en souriant d'une façon béate :
— Ça va, j'ai trouvé le bordeaux dans le poulailler, le champagne sous les marches du perron, l'eau-de-vie, — cinquante bouteilles de vraie fine — dans le potager, sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne m'a pas semblé droit. Comme solide, nous avons deux poules, une oie, un canard, trois pigeons et un merle cueilli dans une cage, rien que de la plume, comme tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce pays est excellent.
Je m'étais assis en face de lui. La flamme de la cheminée me grillait le nez et les joues :
— Où as-tu trouvé ce bois-là ? demandai-je.
Il murmura :
— Bois magnifique, voiture de maître, coupé. C'est la peinture qui donne cette flambée, un punch d'essence et de vernis. Bonne maison !
Je riais, tant je le trouvais drôle, l'animal. Il reprit :
— Dire que c'est jour de Rois ! J'ai fait mettre une fève dans l'oie ; mais pas de reine, c'est embêtant, ça !
Je répétai, comme un écho :
— C'est embêtant ; mais que veux-tu que j'y fasse, moi ?
— Que tu en trouves, parbleu !
— De quoi ?
— Des femmes.
— Des femmes ?... Tu es fou !
— J'ai bien trouvé l'eau-de-vie sous un poirier, moi, et le champagne sous les marches du perron ; et rien ne pouvait me guider encore. — Tandis que, pour toi, une jupe c'est un indice certain. Cherche, mon vieux.
Il avait l'air si grave, si sérieux, si convaincu que je ne savais plus s'il plaisantait.
Je répondis :
— Voyons, Marchas, tu blagues ?
— Je ne blague jamais dans le service.
— Mais où diable veux-tu que j'en trouve, des femmes ?
— Où tu voudras. Il doit en rester deux ou trois dans le pays. Déniche et apporte.
Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu. Marchas reprit :
— Veux-tu une idée ?
— Oui.
— Va trouver le curé.
— Le curé ? Pourquoi faire ?
— Invite-le à souper et prie-le d'amener une femme.
— Le curé ! Une femme ! Ah ! ah ! ah !
Marchas reprit avec une extraordinaire gravité :
— Je ne ris pas. Va trouver le curé, raconte-lui notre situation. Il doit s'embêter affreusement, il viendra. Mais dis-lui qu'il nous faut une femme au minimum, une femme comme il faut, bien entendu, puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il doit connaître ses paroissiennes sur le bout du doigt. S'il y en a une possible pour nous, et si tu t'y prends bien, il te l'indiquera.
— Voyons, Marchas ? A quoi penses-tu ?
— Mon cher Garens, tu peux faire ça très bien. Ce serait même très drôle. Nous savons vivre, parbleu ! et nous serons d'une distinction parfaite, d'un chic extrême. Nomme-nous à l'abbé, fais-le rire, attendris-le, séduis-le et décide-le !
— Non, c'est impossible.
Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait mes côtés faibles, le gredin reprit :
— Songe donc comme ce serait crâne à faire et amusant à raconter. On en parlerait dans toute l'armée. Ça te ferait une rude réputation.
J'hésitais, tenté par l'aventure. Il insista :
— Allons, mon petit Garens. Tu es chef de détachement, toi seul peux aller trouver le chef de l'Eglise en ce pays. Je t'en prie, vas-y. Je raconterai la chose en vers, dans la Revue des Deux-Mondes, après la guerre, je te le promets. Tu dois bien ça à tes hommes. Tu les fais assez marcher depuis un mois.
Je me levai en demandant :
— Où est le presbytère ?
— Tu prends la seconde rue à gauche. Au bout, tu trouveras une avenue ; et, au bout de l'avenue, l'église. Le presbytère est à côté.
Je sortais ; il me cria :
— Dis-lui le menu pour lui donner faim !
Je découvris sans peine la petite maison de l'ecclésiastique, à côté d'une grande vilaine église de briques. Je frappai à coups de poing dans la porte, qui n'avait ni sonnette ni marteau, et une voix forte demanda de l'intérieur :
— Qui va là ?
Je répondis :
— Maréchal des logis de hussards.
J'entendis un bruit de verrous et de clef tournée, et je me trouvai en face d'un grand prêtre à gros ventre, avec une poitrine de lutteur, des mains formidables sortant de manches retroussées, un teint rouge et un air brave homme.
Je fis le salut militaire.
— Bonjour, monsieur le curé.
Il avait craint une surprise, une embûche de rôdeurs, et il sourit en répondant :
— Bonjour, mon ami ; entrez.
Je le suivis dans une petite chambre à pavés rouges, où brûlait un maigre feu, bien différent du brasier de Marchas.
Il me montra une chaise, et puis me dit :
— Qu'y a-t-il pour votre service ?
— Monsieur l'abbé, permettez-moi d'abord de me présenter.
Et je lui tendis ma carte.
Il la reçut et lut à mi-voix :
« Le comte de Garens. »
Je repris :
— Nous sommes ici onze, monsieur l'abbé, cinq en grand'garde et six installés chez un habitant inconnu. Ces six-là se nomment Garens, ici présent, Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron d'Etreillis, Karl Massouligny, le fils du peintre, et Joseph Herbon, un jeune musicien. Je viens, en leur nom et au mien, vous prier de nous faire l'honneur de souper avec nous. C'est un souper des Rois, monsieur le curé, et nous voudrions le rendre un peu gai.
Le prêtre souriait. Il murmura :
— Il me semble que ce n'est guère l'occasion de s'amuser.
Je répondis :
— Nous nous battons tous les jours, Monsieur. Quatorze de nos camarades sont morts depuis un mois, et trois sont restés par terre, hier encore. C'est la guerre. Nous jouons notre vie à tout instant, n'avons-nous pas le droit de la jouer gaiement ? Nous sommes Français, nous aimons rire, nous savons rire partout. Nos pères riaient bien sur l'échafaud ! Ce soir, nous voudrions nous dégourdir un peu, en gens comme il faut, et non pas en soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort ?
Il répondit vivement :
— Vous avez raison, mon ami, et j'accepte avec grand plaisir votre invitation.
Il cria :
— Hermance !
Une vieille paysanne, tordue, ridée, horrible, apparut et demanda :
— Qué qui a ?
— Je ne dîne pas ici, ma fille.
— Où que vous dînez donc ?
— Avec MM. les hussards.
J'eus envie de dire : « Amenez votre bonne, pour voir la tête de Marchas », mais je n'osai point.
Je repris :
— Parmi vos paroissiens restés dans le village, en voyez-vous quelqu'un ou quelqu'une que je puisse inviter aussi ?
Il hésita, chercha et déclara :
— Non, personne !
J'insistai :
— Personne !... Voyons, monsieur le curé, cherchez. Ce serait très galant d'avoir des dames. Je m'entends, des ménages ! Est-ce que je sais, moi ? Le boulanger avec sa femme, l'épicier, le... le... le... l'horloger... le... le cordonnier... le... le pharmacien avec la pharmacienne... Nous avons un bon repas, du vin, et serions enchantés de laisser un bon souvenir aux gens d'ici.
Le curé médita longtemps encore, puis prononça avec résolution :
— Non, personne.
Je me mis à rire :
— Sacristi ! monsieur le curé, c'est ennuyeux de n'avoir pas une reine, car nous avons une fève. Voyons, cherchez. Il n'y a pas un maire marié, un adjoint marié, un conseiller municipal marié, un instituteur marié ?...
— Non, toutes les dames sont parties.
— Quoi, il n'y a pas dans tout le pays une brave bourgeoise avec son bourgeois de mari, à qui nous pourrions faire ce plaisir, car ce serait un plaisir pour eux, un grand, dans les circonstances présentes ?
Mais tout à coup le curé se mit à rire, d'un rire violent qui le secouait tout entier, et il criait :
— Ah ! ah ! ah ! j'ai votre affaire, Jésus, Marie, j'ai votre affaire ! Ah ! ah ! ah ! nous allons rire, mes enfants, nous allons rire. Et elles seront bien contentes, allez, bien contentes, ah ! ah !... Où gîtez-vous ?
J'expliquai la maison en la décrivant. Il comprit :
— Très bien. C'est la propriété de M. Bertin-Lavaille. J'y serai dans une demi-heure avec quatre dames !! !... Ah ! ah ! ah ! quatre dames !! !...
Il sortit avec moi, riant toujours, et me quitta, en répétant :
— Ça va ; dans une demi-heure, maison Bertin-Lavaille.
Je rentrai vite, très étonné, très intrigué.
— Combien de couverts ? demanda Marchas en m'apercevant.
— Onze. Nous sommes six hussards, plus M. le curé et quatre dames.
Il fut stupéfait. Je triomphais.
Il répétait :
— Quatre dames ! Tu dis : quatre dames ?
— Je dis : quatre dames.
— De vraies femmes ?
— De vraies femmes.
— Bigre ! Mes compliments !
— Je les accepte. Je les mérite.
Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et j'aperçus une belle nappe blanche jetée sur une longue table autour de laquelle trois hussards en tablier bleu disposaient des assiettes et des verres.
— Il y aura des femmes ! cria Marchas.
Et les trois hommes se mirent à danser en applaudissant de toute leur force.
Tout était prêt. Nous attendions. Nous attendîmes près d'une heure. Une odeur délicieuse de volailles rôties flottait dans toute la maison.
Un coup frappé contre le volet nous souleva tous en même temps. Le gros Ponderel courut ouvrir, et, au bout d'une minute à peine, une petite bonne Sœur apparut dans l'encadrement de la porte. Elle était maigre, ridée, timide, et saluait coup sur coup les quatre hussards effarés qui la regardaient entrer. Derrière elle, un bruit de bâtons martelait le pavé du vestibule, et dès qu'elle eut pénétré dans le salon, j'aperçus, l'une suivant l'autre, trois vieilles têtes en bonnet blanc, qui s'en venaient en se balançant avec des mouvements différents, l'une chavirant à droite, tandis que l'autre chavirait à gauche. Et, trois bonnes femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe, estropiées par les maladies et déformées par la vieillesse, trois infirmes hors de service, les trois seules pensionnaires capables de marcher encore de l'établissement hospitalier que dirigeait la Sœur Saint-Benoît.
Elle s'était retournée vers ses invalides, pleine de sollicitude pour elles ; puis, voyant mes galons de maréchal des logis, elle me dit :
— Je vous remercie bien, monsieur l'officier, d'avoir pensé à ces pauvres femmes. Elles ont bien peu de plaisir dans la vie, et c'est pour elles en même temps un grand bonheur et un grand honneur que vous leur faites.
J'aperçus le curé, resté dans l'ombre du couloir et qui riait de tout son cœur. A mon tour, je me mis à rire, en regardant surtout la tête de Marchas. Puis montrant des sièges à la religieuse :
— Asseyez-vous, ma Sœur ; nous sommes très fiers et très heureux que vous ayez accepté notre modeste invitation.
Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna devant le feu, y conduisit ses trois bonnes femmes, les plaça dessus, leur ôta leurs cannes et leurs châles qu'elle alla déposer dans un coin ; puis, désignant la première, une maigre à ventre énorme, une hydropique assurément :
— Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari s'est tué en tombant d'un toit, et dont le fils est mort en Afrique. Elle a soixante-deux ans.
Puis elle désigna la seconde, une grande dont la tête tremblait sans cesse :
— Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée de soixante-sept ans. Elle n'y voit plus guère, ayant eu la figure flambée dans un incendie et la jambe droite brûlée à moitié.
Elle nous montra, enfin, la troisième, une espèce de naine, avec des yeux saillants, qui roulaient de tous les côtés, ronds et stupides.
— C'est la Putois, une innocente. Elle est âgée de quarante-quatre ans seulement.
J'avais salué les trois femmes comme si on m'eût présenté à des Altesses Royales, et, me tournant vers le curé :
— Vous êtes, monsieur l'abbé, un homme précieux, à qui nous devrons tous ici de la reconnaissance.
Tout le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui semblait furieux.
— Notre Sœur Saint-Benoît est servie ! cria tout à coup Karl Massouligny.
Je la fis passer devant avec le curé, puis je soulevai la mère Paumelle, dont je pris le bras et que je traînai dans la pièce voisine, non sans peine, car son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer.
Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui gémissait pour avoir sa béquille ; et le petit Joseph Herbon dirigea l'idiote, la Putois, vers la salle à manger, pleine d'odeur de viandes.
Dès que nous fûmes en face de nos assiettes, la Sœur tapa trois coups dans ses mains, et les femmes firent, avec la précision de soldats qui présentent les armes, un grand signe de croix rapide. Puis le prêtre prononça, lentement, les paroles latines du Benedicite.
On s'assit, et les deux poules parurent, apportées par Marchas, qui voulait servir pour ne point assister en convive à ce repas ridicule.
Mais je criai : « Vite le champagne ! » Un bouchon sauta avec un bruit de pistolet qu'on décharge, et, malgré la résistance du curé et de la bonne Sœur, les trois hussards assis à côté des trois infirmes leur versèrent de force dans la bouche leurs trois verres pleins.
Massouligny, qui avait la faculté d'être chez lui partout et à l'aise avec tout le monde, faisait la cour à la mère Paumelle de la façon la plus drôle. L'hydropique, dont l'humeur était restée gaie, malgré ses malheurs, lui répondait en badinant avec une voix de fausset qui semblait factice, et elle riait si fort des plaisanteries de son voisin que son gros ventre semblait prêt à monter et à rouler sur la table. Le petit Herbon avait entrepris sérieusement de griser l'idiote et le baron d'Etreillis, qui n'avait pas l'esprit alerte, interrogeait la Jean-Jean sur la vie, les habitudes et le règlement de l'hospice.
La religieuse, effarée, criait à Massouligny :
— Oh ! oh ! vous allez la rendre malade ; ne la faites pas rire comme ça, je vous en prie, Monsieur. Oh ! Monsieur...
Puis elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui arracher des mains un verre plein qu'il vidait prestement, entre les lèvres de la Putois.
Et le curé riait à se tordre, répétait à la Sœur :
— Laissez donc, pour une fois, ça ne leur fait pas de mal. Laissez donc.
Après les deux poules, on avait mangé le canard, flanqué des trois pigeons et du merle ; et l'oie parut, fumante, dorée, répandant une odeur chaude de viande rissolée et grasse.
La Paumelle, qui s'animait, battit des mains ; la Jean-Jean cessa de répondre aux questions nombreuses du baron, et la Putois poussa des grognements de joie, moitié cris et moitié soupirs, comme font les petits enfants à qui on montre des bonbons.
— Permettez-vous, dit le curé, que je me charge de cet animal. Je m'entends comme personne à ces opérations-là.
— Mais certainement, monsieur l'abbé.
Et la Sœur dit :
— Si on ouvrait un peu la fenêtre ? Elles ont trop chaud. Je suis sûre qu'elles seront malades.
Je me tournai vers Marchas :
— Ouvre la fenêtre une minute.
Il l'ouvrit, et l'air froid du dehors entra, fit vaciller les flammes des bougies et tournoyer la fumée de l'oie, dont le prêtre, une serviette au cou, soulevait les ailes avec science.
Nous le regardions faire, sans parler maintenant, intéressés par le travail alléchant de ses mains, saisis d'un renouveau d'appétit à la vue de cette grosse bête dorée, dont les membres tombaient l'un après l'autre dans la sauce brune, au fond du plat.
Et tout à coup, au milieu de ce silence gourmand qui nous tenait attentifs, entra, par la fenêtre ouverte, le bruit lointain d'un coup de feu.
Je fus debout si vite, que ma chaise roula derrière moi ; et je criai :
— Tout le monde à cheval ! Toi, Marchas, tu vas prendre deux hommes et aller aux nouvelles. Je t'attends ici dans cinq minutes.
Et pendant que les trois cavaliers s'éloignaient au galop dans la nuit, je me mis en selle avec mes deux autres hussards, devant le perron de la villa, tandis que le curé, la Sœur et les trois bonnes femmes montraient aux fenêtres leurs têtes effarées.
On n'entendait plus rien, qu'un aboiement de chien dans la campagne. La pluie avait cessé ; il faisait froid, très froid. Et bientôt, je distinguai de nouveau le galop d'un cheval, d'un seul cheval qui revenait.
C'était Marchas. Je lui criai :
— Eh bien ?
Il répondit :
— Rien du tout, François a blessé un vieux paysan, qui refusait de répondre au : « Qui vive ? » et qui continuait d'avancer, malgré l'ordre de passer au large. On l'apporte, d'ailleurs. Nous verrons ce que c'est.
J'ordonnai de remettre les chevaux à l'écurie et j'envoyai mes deux soldats au devant des autres, puis je rentrai dans la maison.
Alors le curé, Marchas et moi, nous descendîmes un matelas dans le salon pour y déposer le blessé ; la Sœur, déchirant une serviette, se mit à faire de la charpie, tandis que les trois femmes éperdues restaient assises dans un coin.
Bientôt, je distinguai un bruit de sabres, traînés sur la route ; je pris une bougie pour éclairer les hommes qui revenaient ; et ils parurent, portant cette chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient un corps humain quand la vie ne le soutient plus.
On déposa le blessé sur le matelas préparé pour lui ; et je vis du premier coup d'œil que c'était un moribond.
Il râlait et crachait du sang qui coulait des coins de ses lèvres, chassé de sa bouche à chacun de ses hoquets. L'homme en était couvert ! Ses joues, sa barbe, ses cheveux, son cou, ses vêtements, semblaient en avoir été frottés, avoir été baignés dans une cuve rouge. Et ce sang s'était figé sur lui, était devenu terne, mêlé de boue, horrible à voir.
Le vieillard, enveloppé dans une grande limousine de berger, entr'ouvrait par moments ses yeux mornes, éteints, sans pensée, qui paraissaient stupides d'étonnement, comme ceux des bêtes que le chasseur tue et qui le regardent, tombées à ses pieds, aux trois quarts mortes déjà, abruties par la surprise et par l'épouvante.
Le curé s'écria :
— Ah ! c'est le père Placide, le vieux pasteur des Moulins. Il est sourd, le pauvre, et n'a rien entendu. Ah ! mon Dieu ! vous avez tué ce malheureux !
La Sœur avait écarté la blouse et la chemise, et regardait au milieu de la poitrine un petit trou violet qui ne saignait plus.
— Il n'y a rien à faire, dit-elle.
Le berger, haletant affreusement, crachait toujours du sang avec chacun de ses derniers souffles, et on entendait dans sa gorge, jusqu'au fond de ses poumons, un gargouillement sinistre et continu.
Le curé, debout au-dessus de lui, leva sa main droite, décrivit le signe de la croix et prononça, d'une voix lente et solennelle, les paroles latines qui lavent les âmes.
Avant qu'il les eût achevées, le vieillard fut agité d'une courte secousse, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Il ne respirait plus. Il était mort.
M'étant retourné, je vis un spectacle plus effrayant que l'agonie de ce misérable : les trois vieilles, debout, serrées l'une contre l'autre, hideuses, grimaçaient d'angoisse et d'horreur.
Je m'approchai d'elles, et elles se mirent à pousser des cris aigus, en essayant de se sauver, comme si j'allais les tuer aussi.
La Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne portait plus, tomba tout de son long par terre.
La Sœur Saint-Benoît, abandonnant le mort, courut vers ses infirmes, et sans un mot pour moi, sans un regard, les couvrit de leurs châles, leur donna leurs béquilles, les poussa vers la porte, les fit sortir et disparut avec elles dans la nuit profonde, si noire.
Je compris que je ne pouvais même les faire accompagner par un hussard, car le seul bruit du sabre les eût affolées.
Le curé regardait toujours le mort.
S'étant enfin retourné vers moi :
— Ah ! quelle vilaine chose, dit-il.
AU BOIS
Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers.
Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de bourgeois mûrs.
L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait accablé ; tandis que la femme, une petite mère endimanchée, très ronde, très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un œil de défi l'agent de l'autorité qui les avait captivés.
Le maire demanda :
— Qu'est-ce que c'est, père Hochedur ?
Le garde champêtre fit sa déposition.
Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il n'avait rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa vigne, avait crié :
— Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, vous y trouverez une couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à eux deux.
Il était parti dans la direction indiquée ; il était entré dans le fourré et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer un flagrant délit de mauvaises mœurs.
Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il s'abandonnait à son instinct.
Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.
Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.
— Votre nom.
— Nicolas Beaurain.
— Votre profession.
— Mercier, rue des Martyrs, à Paris.
— Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois ?
Le mercier demeura muet, les yeux baissés sur son gros ventre, les mains à plat sur ses cuisses.
Le maire reprit :
— Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale ?
— Non, Monsieur.
— Alors, vous avouez ?
— Oui, Monsieur.
— Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
— Rien, Monsieur.
— Où avez-vous rencontré votre complice ?
— C'est ma femme, Monsieur.
— Votre femme ?
— Oui, Monsieur.
— Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris ?
— Pardon, Monsieur, nous vivons ensemble !
— Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher Monsieur, de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.
Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura :
— C'est elle qui a voulu ça ! Je lui disais bien que c'était stupide. Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle ne l'a pas ailleurs.
Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua :
— Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête.
Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme :
— Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie ? Hein, y sommes-nous ? Et nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat aux mœurs ! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et changer de quartier ! Y sommes-nous ?
Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.
— Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux comme une pauvre femme ; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.
« Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de mercerie ; moi j'étais demoiselle dans un magasin de confections. Je me rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui j'habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m'annonça, en riant, qu'il amènerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait ; mais je répondis que c'était inutile. J'étais sage, Monsieur.
« Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer Monsieur Beaurain. Il était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais décidée à ne pas céder, et je ne cédai pas non plus.
« Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi bien maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle ! C'est comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude !
« Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes ! Ça me faisait quelque chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé. Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère ; vous comprenez bien que je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils recommencent à s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions pas là ; et puis ils se sont parlé tout bas ; et puis ils se sont levés et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du courage ; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu'il faisait ; il était commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout à l'heure. Nous causâmes donc quelques instants ; ça l'enhardit, lui, et il voulut prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain ? »
M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.
Elle reprit : « Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il s'est mis à me faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup ! c'était un beau garçon, autrefois.
« Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des Martyrs.
« Ce fut dur pendant des années, Monsieur. Les affaires n'allaient pas ; et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête ; on pense à la caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent plus guère à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas que ça vous manque.
« Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés sur l'avenir ! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas !
« Voilà que je me suis remise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait les larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur ! Alors je me levais et je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l'air d'une rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant ; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est bête comme tout, ces choses-là, à mon âge ! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit qu'on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh ! oui, on regrette ! Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en aimant quelqu'un ! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits ! Je rêvais de clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer.
« Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon fil et mes aiguilles ! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait plus grand chose ; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi !
« Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici arrivés, ce matin, vers les neuf heures.
« Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça ne vieillit pas, le cœur des femmes ! Et, vrai, je ne voyais plus mon mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois ! Ça, je vous le jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser ; il en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me répétait : « Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu'est-ce qui te prend ?... » Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que mon cœur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà !... J'ai dit la vérité, monsieur le maire, toute la vérité. »
Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit : « Allez en paix, Madame, et ne péchez plus... sous les feuilles. »
UNE FAMILLE
J'allais revoir mon ami Simon Radevin que je n'avais point aperçu depuis quinze ans.
Autrefois c'était mon meilleur ami, l'ami de ma pensée, celui avec qui on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit les choses intimes du cœur, pour qui on trouve, en causant doucement, les idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie même qui excite l'esprit et le met à l'aise.
Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions vécu, voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les mêmes choses d'un même amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes œuvres, frémi des mêmes sensations, et si souvent ri des mêmes êtres que nous nous comprenions complètement, rien qu'en échangeant un coup d'œil.
Puis il s'était marié. Il avait épousé tout à coup une fillette de province venue à Paris pour chercher un fiancé. Comment cette petite blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à la voix fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à marier, avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin ? Peut-on comprendre ces choses-là ? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur simple, doux et long entre les bras d'une femme bonne, tendre et fidèle ; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de cette gamine aux cheveux pâles.
Il n'avait pas songé que l'homme actif, vivant et vibrant, se fatigue de tout dès qu'il a saisi la stupide réalité, à moins qu'il ne s'abrutisse au point de ne plus rien comprendre.
Comment allais-je le retrouver ? Toujours vif, spirituel, rieur et enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale ? Un homme peut changer en quinze ans !
Le train s'arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon, un gros, très gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s'élança vers moi, les bras ouverts, en criant : « Georges. » Je l'embrassai, mais je ne l'avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait : « Cristi, tu n'as pas maigri. » Il répondit en riant : « Que veux-tu ? La bonne vie ! la bonne table ! les bonnes nuits ! Manger et dormir voilà mon existence ! »
Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés. L'œil seul n'avait point changé ; mais je ne retrouvais plus le regard et je me disais : « S'il est vrai que le regard est le reflet de la pensée, la pensée de cette tête-là n'est plus celle d'autrefois, celle que je connaissais si bien. »
L'œil brillait pourtant, plein de joie et d'amitié ; mais il n'avait plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la valeur d'un esprit.
Tout à coup, Simon me dit :
— Tiens, voici mes deux aînés.
Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garçon de treize ans, vêtu en collégien, s'avancèrent d'un air timide et gauche.
Je murmurai : « C'est à toi ? »
Il répondit en riant : « Mais, oui.
— Combien en as-tu donc ?
— Cinq ! Encore trois restés à la maison !
Il avait répondu cela d'un air fier, content, presque triomphant ; et moi je me sentais saisi d'une pitié profonde, mêlée d'un vague mépris, pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un lapin dans une cage.
Je montai dans une voiture qu'il conduisait lui-même et nous voici partis à travers la ville, triste ville, somnolente et terne où rien ne remuait par les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes. De temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, ôtait son chapeau ; Simon rendait le salut et nommait l'homme pour me prouver sans doute qu'il connaissait tous les habitants par leur nom. La pensée me vint qu'il songeait à la députation, ce rêve de tous les enterrés de province.
On eut vite traversé la cité, et la voiture entra dans un jardin qui avait des prétentions de parc, puis s'arrêta devant une maison à tourelles qui cherchait à passer pour château.
— Voilà mon trou, disait Simon, pour obtenir un compliment.
Je répondis :
— C'est délicieux.
Sur le perron, une dame apparut, parée pour la visite, coiffée pour la visite, avec des phrases prêtes pour la visite. Ce n'était plus la fillette blonde et fade que j'avais vue à l'église quinze ans plus tôt, mais une grosse dame à falbalas et à frisons, une de ces dames sans âge, sans caractère, sans élégance, sans esprit, sans rien de ce qui constitue une femme. C'était une mère, enfin, une grosse mère banale, la pondeuse, la poulinière humaine, la machine de chair qui procrée sans autre préoccupation dans l'âme que ses enfants et son livre de cuisine.
Elle me souhaita la bienvenue et j'entrai dans le vestibule où trois mioches alignés par rang de taille semblaient placés là pour une revue comme des pompiers devant un maire.
Je dis :
— Ah ! ah ! voici les autres ?
Simon, radieux les nomma « Jean, Sophie et Gontran ».
La porte du salon était ouverte. J'y pénétrai et j'aperçus au fond d'un fauteuil quelque chose qui tremblotait, un homme, un vieux homme paralysé.
Madame Radevin s'avança :
— C'est mon grand-père, monsieur. Il a quatre-vingt-sept ans.
Puis elle cria dans l'oreille du vieillard trépidant : « C'est un ami de Simon, papa. » L'ancêtre fit un effort pour me dire bonjour et il vagit : « Oua, oua, oua » en agitant sa main. Je répondis : « Vous êtes trop aimable, Monsieur, » et je tombai sur un siège.
Simon venait d'entrer ; il riait :
— Ah ! ah ! tu as fait la connaissance de bon papa. Il est impayable, ce vieux ; c'est la distraction des enfants. Il est gourmand, mon cher, à se faire mourir à tous les repas. Tu ne te figures point ce qu'il mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu verras. Il fait de l'œil aux plats sucrés comme si c'étaient des demoiselles. Tu n'as jamais rien rencontré de plus drôle, tu verras tout à l'heure.
Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire ma toilette, car l'heure du dîner approchait. J'entendais dans l'escalier un grand piétinement et je me retournai. Tous les enfants me suivaient en procession, derrière leur père, sans doute pour me faire honneur.
Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans fin, toute nue, un océan d'herbes, de blés et d'avoine, sans un bouquet d'arbres ni un coteau, image saisissante et triste de la vie qu'on devait mener dans cette maison.
Une cloche sonna. C'était pour le dîner. Je descendis.
Mme Radevin prit mon bras d'un air cérémonieux et on passa dans la salle à manger. Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, à peine placé devant son assiette, promena sur le dessert un regard avide et curieux en tournant avec peine, d'un plat vers l'autre, sa tête branlante.
Alors Simon se frotta les mains : « Tu vas t'amuser, » me dit-il. Et tous les enfants, comprenant qu'on allait me donner le spectacle de grand-papa gourmand, se mirent à rire en même temps, tandis que leur mère souriait seulement en haussant les épaules.
Radevin se mit à hurler vers le vieillard en formant porte-voix de ses mains.
— Nous avons ce soir de la crème au riz sucré.
La face ridée de l'aïeul s'illumina et il trembla plus fort de haut en bas, pour indiquer qu'il avait compris et qu'il était content.
Et on commença à dîner.
« Regarde, » murmura Simon. Le grand-père n'aimait pas la soupe et refusait d'en manger. On l'y forçait, pour sa santé ; et le domestique lui enfonçait de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu'il soufflait avec énergie, pour ne pas avaler le bouillon rejeté ainsi en jet d'eau sur la table et sur ses voisins.
Les petits enfants se tordaient de joie tandis que leur père, très content, répétait : « Est-il drôle, ce vieux ? »
Et tout le long du repas on ne s'occupa que de lui. Il dévorait du regard les plats posés sur la table ; et de sa main follement agitée essayait de les saisir et de les attirer à lui. On les posait presque à portée pour voir ses efforts éperdus, son élan tremblotant vers eux, l'appel désolé de tout son être, de son œil, de sa bouche, de son nez qui les flairait. Et il bavait d'envie sur sa serviette en poussant des grognements inarticulés. Et toute la famille se réjouissait de ce supplice odieux et grotesque.
Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu'il mangeait avec une gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus vite autre chose.
Quand arriva le riz sucré, il eut presque une convulsion. Il gémissait de désir.
Gontran lui cria : « Vous avez trop mangé, vous n'en aurez pas. » Et on fit semblant de ne lui en point donner.
Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis que tous les enfants riaient.
On lui apporta enfin sa part, une toute petite part ; et il fit, en mangeant la première bouchée de l'entremets, un bruit de gorge comique et glouton, et un mouvement du cou pareil à celui des canards qui avalent un morceau trop gros.
Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en obtenir encore.
Pris de pitié devant la torture de ce Tantale attendrissant et ridicule, j'implorai pour lui : « Voyons, donne-lui encore un peu de riz ? »
Simon répondit : « Oh ! non, mon cher, s'il mangeait trop, à son âge, ça pourrait lui faire mal. »
Je me tus, rêvant sur cette parole. O morale, ô logique, ô sagesse ! A son âge ! Donc, on le privait du seul plaisir qu'il pouvait encore goûter, par souci de sa santé ! Sa santé ! qu'en ferait-il, ce débris inerte et tremblotant ? On ménageait ses jours, comme on dit ? Ses jours ? Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent ? Pourquoi ? Pour lui ? ou pour conserver plus longtemps à la famille le spectacle de sa gourmandise impuissante ?
Il n'avait plus rien à faire en cette vie, plus rien. Un seul désir lui restait, une seule joie ; pourquoi ne pas lui donner entièrement cette joie dernière, la lui donner jusqu'à ce qu'il en mourût.
Puis, après une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour me coucher : j'étais triste, triste, triste !
Et je me mis à ma fenêtre. On n'entendait rien au dehors qu'un très léger, très doux, très joli gazouillement d'oiseau dans un arbre, quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses œufs.
Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler maintenant aux côtés de sa vilaine femme.
JOSEPH
Elles étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens.
Elles avaient dîné en tête-à-tête, dans le salon vitré qui regardait la mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d'un soir d'été entrait, tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d'océan. Les deux jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes, et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres.
Leurs maris étaient retournés à Paris dans l'après-midi, les laissant seules sur cette petite plage déserte qu'ils avaient choisie pour éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur l'herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît dans le désœuvrement des villes d'eaux. Dieppe, Etretat, Trouville leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp, et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l'été.
Elles étaient grises. Ne sachant qu'inventer pour se distraire, la petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin, au champagne. Elles s'étaient d'abord beaucoup amusées à cuisiner elles-mêmes ce dîner ; puis elles l'avaient mangé avec gaieté en buvant ferme pour calmer la soif qu'avait éveillée dans leur gorge la chaleur des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à l'unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu'elles disaient.
La comtesse, les jambes en l'air sur le dossier d'une chaise, était plus partie encore que son amie.
— Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle, il nous faudrait des amoureux. Si j'avais prévu ça tantôt, j'en aurais fait venir deux de Paris et je t'en aurais cédé un...
— Moi, reprit l'autre, j'en trouve toujours ; même ce soir, si j'en voulais un, je l'aurais.
— Allons donc ! A Roqueville, ma chère ? un paysan, alors.
— Non, pas tout à fait.
— Alors, raconte-moi.
— Qu'est-ce que tu veux que je te raconte ?
— Ton amoureux ?
— Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je n'étais pas aimée, je me croirais morte.
— Moi aussi.
— N'est-ce pas ?
— Oui. Les hommes ne comprennent pas ça ! nos maris surtout !
— Non, pas du tout. Comment veux-tu qu'il en soit autrement ? L'amour qu'il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries. C'est la nourriture de notre cœur, ça. C'est indispensable à notre vie, indispensable, indispensable...
— Indispensable.
— Il faut que je sente que quelqu'un pense à moi, toujours, partout. Quand je m'endors, quand je m'éveille, il faut que je sache qu'on m'aime quelque part, qu'on rêve de moi, qu'on me désire. Sans cela je serais malheureuse, malheureuse. Oh ! mais malheureuse à pleurer tout le temps.
— Moi aussi.
— Songe donc que c'est impossible autrement. Quand un mari a été gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément une brute, oui, une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se montre tel qu'il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes les notes. On ne peut pas aimer quelqu'un avec qui on vit toujours.
— Ça, c'est bien vrai.
— N'est-ce pas ?... Où donc en étais-je ? Je ne me rappelle plus du tout.
— Tu disais que tous les maris sont des brutes !
— Oui, des brutes... tous.
— C'est vrai.
— Et après ?...
— Quoi, après ?
— Qu'est-ce que je disais après ?
— Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l'as pas dit ?
— J'avais pourtant quelque chose à te raconter.
— Oui, c'est vrai, attends ?...
— Ah ! j'y suis...
— Je t'écoute.
— Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux.
— Comment fais-tu ?
— Voilà. Suis-moi bien. Quand j'arrive dans un pays nouveau, je prends des notes et je fais mon choix.
— Tu fais ton choix ?
— Oui, parbleu. Je prends des notes d'abord. Je m'informe. Il faut avant tout qu'un homme soit discret, riche et généreux, n'est-ce pas ?
— C'est vrai ?
— Et puis, il faut qu'il me plaise comme homme.
— Nécessairement.
— Alors je l'amorce.
— Tu l'amorces ?
— Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n'as jamais pêché à la ligne ?
— Non, jamais.
— Tu as eu tort. C'est très amusant. Et puis c'est instructif. Donc, je l'amorce...
— Comment fais-tu ?
— Bête, va. Est-ce qu'on ne prend pas les hommes qu'on veut prendre, comme s'ils avaient le choix ! Et ils croient choisir encore... ces imbéciles... mais c'est nous qui choisissons... toujours... Songe donc, quand on n'est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les hommes sont des prétendants, tous, sans exception. Nous, nous les passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous l'amorçons...
— Ça ne me dit pas comment tu fais ?
— Comment je fais ?... mais je ne fais rien. Je me laisse regarder, voilà tout.
— Tu te laisses regarder ?...
— Mais oui. Ça suffit. Quand on s'est laissé regarder plusieurs fois de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la cour. Moi je lui laisse comprendre qu'il n'est pas mal, sans rien dire bien entendu ; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça dure plus ou moins, selon ses qualités.
— Tu prends comme ça tous ceux que tu veux ?
— Presque tous.
— Alors, il y en a qui résistent ?
— Quelquefois.
— Pourquoi ?
— Oh ! pourquoi ? On est Joseph pour trois raisons. Parce qu'on est très amoureux d'une autre. Parce qu'on est d'une timidité excessive et parce qu'on est... comment dirai-je ?... incapable de mener jusqu'au bout la conquête d'une femme...
— Oh ! ma chère !... Tu crois ?...
— Oui... oui... J'en suis sûre... il y en a beaucoup de cette dernière espèce, beaucoup, beaucoup... beaucoup plus qu'on ne croit. Oh ! ils ont l'air de tout le monde... ils sont habillés comme les autres... ils font les paons... Quand je dis les paons... je me trompe, ils ne pourraient pas se déployer.
— Oh ! ma chère...
— Quand aux timides, ils sont quelquefois d'une sottise imprenable. Ce sont des hommes qui ne doivent pas savoir se déshabiller, même pour se coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec ceux-là, il faut être énergique, user du regard et de la poignée de main. C'est même quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni par où commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier moyen... ils vous soignent... Et pour peu qu'on tarde à reprendre ses sens... ils vont chercher du secours.
Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je les enlève d'assaut, à... à... à... à la bayonnette, ma chère !
— C'est bon, tout ça, mais quand il n'y a pas d'hommes, comme ici, par exemple.
— J'en trouve.
— Tu en trouves. Où ça ?
— Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire.
« Voilà deux ans, cette année, que mon mari m'a fait passer l'été dans sa terre de Bougrolles. Là, rien... mais tu entends, rien de rien, de rien, de rien ! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des châteaux sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par là-dessus, et qu'il serait impossible de corriger, parce qu'ils ont des principes d'existence malpropres.
« Devine ce que j'ai fait ?
— Je ne devine pas !
— Ah ! ah ! ah ! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour l'exaltation de l'homme du peuple, des romans où les ouvriers sont sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que j'avais vu Ruy-Blas l'hiver précédent et que ça m'avait beaucoup frappée. Eh bien ! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le séminaire par dégoût. Eh bien, je l'ai pris comme domestique !
— Oh !... Et après !...
— Après... après, ma chère, je l'ai traité de très haut, en lui montrant beaucoup de ma personne. Je ne l'ai pas amorcé, celui-là, ce rustre, je l'ai allumé !...
— Oh ! Andrée !
— Oui, ça m'amusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne compte pas ! Eh bien il ne comptait point. Je le sonnais pour les ordres chaque matin quand ma femme de chambre m'habillait, et aussi chaque soir quand elle me déshabillait.
— Oh ! Andrée ?
— Ma chère, il a flambé comme un toit de paille. Alors, à table, pendant les repas, je n'ai plus parlé que de propreté, de soins du corps, de douches, de bains. Si bien qu'au bout de quinze jours il se trempait matin et soir dans la rivière, puis se parfumait à empoisonner le château. J'ai même été obligée de lui interdire les parfums, en lui disant, d'un air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer que l'eau de Cologne.
— Oh ! Andrée !
— Alors, j'ai eu l'idée d'organiser une bibliothèque de campagne. J'ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais à tous nos paysans et à mes domestiques. Il s'était glissé dans ma collection quelques livres... quelques livres... poétiques... de ceux qui troublent les âmes... des pensionnaires et des collégiens... Je les ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une drôle de vie.
— Oh... Andrée !
— Alors je suis devenue familière avec lui, je me suis mise à le tutoyer. Je l'avais nommé Joseph. Ma chère, il était dans un état... dans un état effrayant... Il devenait maigre comme... comme un coq... et il roulait des yeux de fou. Moi je m'amusais énormément. C'est un de mes meilleurs étés...
— Et après ?...
— Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari était absent, je lui ai dit d'atteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait très chaud, très chaud... Voilà !
— Oh ! Andrée, dis-moi tout... Ça m'amuse tant.
— Tiens, bois un verre de Chartreuse, sans ça je finirais le carafon toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route.
— Comment ça ?
— Que tu es bête. Je lui ai dit que j'allais me trouver mal et qu'il fallait me porter sur l'herbe. Et puis quand j'ai été sur l'herbe j'ai suffoqué et je lui ai dit de me délacer. Et puis, quand j'ai été délacée, j'ai perdu connaissance.
— Tout à fait.
— Oh non, pas du tout.
— Eh bien ?
— Eh bien ! j'ai été obligée de rester près d'une heure sans connaissance. Il ne trouvait pas de remède. Mais j'ai été patiente, et je n'ai rouvert les yeux qu'après sa chute.
— Oh ! Andrée !... Et qu'est-ce que tu lui as dit ?
— Moi rien ! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j'étais sans connaissance ? Je l'ai remercié. Je lui ai dit de me remettre en voiture ; et il m'a ramenée au château. Mais il a failli verser en tournant la barrière !
— Oh ! Andrée ! Et c'est tout ?...
— C'est tout...
— Tu n'as perdu connaissance qu'une fois ?
— Rien qu'une fois, parbleu ! Je ne voulais pas faire mon amant de ce goujat.
— L'as-tu gardé longtemps après ça ?
— Mais oui. Je l'ai encore. Pourquoi est-ce que je l'aurais renvoyé. Je n'avais pas à m'en plaindre.
— Oh ! Andrée ! Et il t'aime toujours ?
— Parbleu.
— Où est-il ?
La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre électrique. La porte s'ouvrit presque aussitôt, et un grand valet entra qui répandait autour de lui une forte senteur d'eau de Cologne.
La baronne lui dit : « Joseph, mon garçon, j'ai peur de me trouver mal, va me chercher ma femme de chambre. »
L'homme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et fixait un regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit : « Mais va donc vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourd'hui, et Rosalie me soignera mieux que toi. »
Il tourna sur ses talons et sortit.
La petite comtesse, effarée, demanda :
— Et qu'est-ce que tu diras à ta femme de chambre ?
— Je lui dirai que c'est passé ! Non, je me ferai tout de même délacer. Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis grise... ma chère... mais grise à tomber si je me levais.
L'AUBERGE
Pareille à toutes les hôtelleries de bois plantées dans les Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus qui coupent les sommets blancs des montagnes, l'auberge de Schwarenbach sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi.
Pendant 6 mois elle reste ouverte, habitée par la famille de Jean Hauser ; puis, dès que les neiges s'amoncellent, emplissant le vallon et rendant impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le père et les trois fils s'en vont, et laissent pour garder la maison le vieux guide Gaspard Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et Sam le gros chien de montagne.
Les deux hommes et la bête demeurent jusqu'au printemps dans cette prison de neige, n'ayant devant les yeux que la pente immense et blanche du Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants, enfermés, bloqués, ensevelis sous la neige qui monte autour d'eux, enveloppe, étreint, écrase la petite maison, s'amoncelle sur le toit, atteint les fenêtres et mure la porte.
C'était le jour où la famille Hauser allait retourner à Loëche, l'hiver approchant et la descente devenant périlleuse.
Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes et de bagages et conduits par les trois fils. Puis la mère, Jeanne Hauser, et sa fille Louise montèrent sur un quatrième mulet, et se mirent en route à leur tour.
Le père les suivait accompagné des deux gardiens qui devaient escorter la famille jusqu'au sommet de la descente.
Ils contournèrent d'abord le petit lac, gelé maintenant au fond du grand trou de rochers qui s'étend devant l'auberge, puis ils suivirent le vallon clair comme un drap et dominé de tous côtés par des sommets de neige.
Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc éclatant et glacé, l'allumait d'une flamme aveuglante et froide ; aucune vie n'apparaissait dans cet océan des monts ; aucun mouvement dans cette solitude démesurée ; aucun bruit n'en troublait le profond silence.
Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand suisse aux longues jambes, laissa derrière lui le père Hauser et le vieux Gaspard Hari, pour rejoindre le mulet qui portait les deux femmes.
La plus jeune le regardait venir, semblait l'appeler d'un œil triste. C'était une petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses et les cheveux pâles paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu des glaces.
Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la main sur la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser se mit à lui parler, énumérant avec des détails infinis toutes les recommandations de l'hivernage. C'était la première fois qu'il restait là-haut, tandis que le vieux Hari avait déjà passé quatorze hivers sous la neige dans l'auberge de Schwarenbach.
Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l'air de comprendre, et regardait sans cesse la jeune fille. De temps en temps il répondait : « Oui, madame Hauser. » Mais sa pensée semblait loin et sa figure calme demeurait impassible.
Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelée s'étendait, toute plate, au fond du val. A droite, le Daubenhorn montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès des énormes moraines du glacier de Lœmmern que dominait le Wildstrubel.
Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où commence la descente sur Loëche, ils découvrirent tout à coup l'immense horizon des Alpes du Valais dont les séparait la profonde et large vallée du Rhône.
C'était, au loin, un peuple de sommets blancs, inégaux, écrasés ou pointus et luisants sous le soleil : le Mischabel avec ses deux cornes, le puissant massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la haute et redoutable pyramide du Cervin, ce tueur d'hommes, et la Dent-Blanche, cette monstrueuse coquette.
Puis, au-dessous d'eux, dans un trou démesuré, au fond d'un abîme effrayant, ils aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient des grains de sable jetés dans cette crevasse énorme que finit et que ferme la Gemmi, et qui s'ouvre, là-bas, sur le Rhône.
Le mulet s'arrêta au bord du sentier qui va, serpentant, tournant sans cesse et revenant, fantastique et merveilleux, le long de la montagne droite, jusqu'à ce petit village presque invisible, à son pied. Les femmes sautèrent dans la neige.
Les deux vieux les avaient rejoints.
— Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage, à l'an prochain, les amis.
Le père Hari répéta : « A l'an prochain. »
Ils s'embrassèrent. Puis Mme Hauser, à son tour, tendit ses joues ; et la jeune fille en fit autant.
Quand ce fut le tour d'Ulrich Kunsi, il murmura dans l'oreille de Louise : « N'oubliez point ceux d'en-haut. » Elle répondit « non » si bas, qu'il devina sans l'entendre.
— Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne santé.
Et, passant devant les femmes, il commença à descendre.
Ils disparurent bientôt tous les trois au premier détour du chemin.
Et les deux hommes s'en retournèrent vers l'auberge de Schwarenbach.
Ils allaient lentement, côte à côte, sans parler. C'était fini, ils resteraient seuls, face à face, quatre ou cinq mois.
Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de l'autre hiver. Il était demeuré avec Michel Canol, trop âgé maintenant pour recommencer ; car un accident peut arriver pendant cette longue solitude. Ils ne s'étaient pas ennuyés, d'ailleurs ; le tout était d'en prendre son parti dès le premier jour ; et on finissait par se créer des distractions, des jeux, beaucoup de passe-temps.
Ulrich Kunsi l'écoutait, les yeux baissés, suivant en pensée ceux qui descendaient vers le village par tous les festons de la Gemmi.
Bientôt ils aperçurent l'auberge, à peine visible, si petite, un point noir au pied de la monstrueuse vague de neige.
Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se mit à gambader autour d'eux.
— Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n'avons plus de femme maintenant, il faut préparer le dîner, tu vas éplucher les pommes de terre.
Et tous deux, s'asseyant sur des escabeaux de bois, commencèrent à tremper la soupe.
La matinée du lendemain sembla longue à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari fumait et crachait dans l'âtre, tandis que le jeune homme regardait par la fenêtre l'éclatante montagne en face de la maison.
Il sortit dans l'après-midi, et refaisant le trajet de la veille, il cherchait sur le sol les traces des sabots du mulet qui avait porté les deux femmes. Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le ventre au bord de l'abîme, et regarda Loëche.
Le village dans son puits de rocher n'était pas encore noyé sous la neige, bien qu'elle vint tout près de lui, arrêtée net par les forêts de sapins qui protégeaient ses environs. Ses maisons basses ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une prairie.
La petite Hauser était là, maintenant, dans une de ces demeures grises. Dans laquelle ? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer séparément. Comme il aurait voulu descendre, pendant qu'il le pouvait encore !
Mais le soleil avait disparu derrière la grande cime de Wildstrubel ; et le jeune homme rentra. Le père Hari fumait. En voyant revenir son compagnon, il lui proposa une partie de cartes ; et ils s'assirent en face l'un de l'autre des deux côtés de la table.
Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu'on nomme la brisque, puis, ayant soupé, ils se couchèrent.
Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids, sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses après-midi à guetter les aigles et les rares oiseaux qui s'aventurent sur ces sommets glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au col de la Gemmi pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux dés, aux dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour intéresser leur partie.
Un matin, Hari, levé le premier, appela son compagnon. Un nuage mouvant, profond et léger, d'écume blanche s'abattait sur eux, autour d'eux, sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais et sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il fallut dégager la porte et les fenêtres, creuser un couloir et tailler des marches pour s'élever sur cette poudre de glace que douze heures de gelée avaient rendue plus dure que le granit des moraines.
Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne s'aventurant plus guère en dehors de leur demeure. Ils s'étaient partagé les besognes qu'ils accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se chargeait des nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de propreté. C'était lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages, réguliers et monotones, étaient interrompus par de longues parties de cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux calmes et placides. Jamais même ils n'avaient d'impatiences, de mauvaise humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de résignation pour cet hivernage sur les sommets.
Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et s'en allait à la recherche des chamois ; il en tuait de temps en temps. C'était alors fête dans l'auberge de Schwarenbach et grand festin de chair fraîche.
Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du dehors marquait dix-huit au-dessous de glace. Le soleil n'étant pas encore levé, le chasseur espérait surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.
Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu'à dix heures. Il était d'un naturel dormeur ; mais il n'eût point osé s'abandonner ainsi à son penchant en présence du vieux guide toujours ardent et matinal.
Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuits à dormir devant le feu ; puis il se sentit triste, effrayé même de la solitude, et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne, comme on l'est par le désir d'une habitude invincible.
Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait rentrer à quatre heures.
La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses, effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers ; ne faisant plus, entre les sommets immenses, qu'une immense cuve blanche régulière, aveuglante et glacée.
Depuis trois semaines, Ulrich n'était plus revenu au bord de l'abîme d'où il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir les pentes qui conduisaient à Wildstrubel. Loëche maintenant était aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère, ensevelies sous ce manteau pâle.
Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de Lœmmern. Il allait de son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son œil perçant le petit point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée.
Quand il fut au bord du glacier, il s'arrêta, se demandant si le vieux avait bien pris ce chemin ; puis il se mit à longer les moraines d'un pas plus rapide et plus inquiet.
Le jour baissait ; les neiges devenaient roses ; un vent sec et gelé courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich poussa un cri d'appel aigu, vibrant, prolongé. La voix s'envola dans le silence de mort où dormaient les montagnes ; elle courut au loin, sur les vagues immobiles et profondes d'écume glaciale, comme un cri d'oiseau sur les vagues de la mer ; puis elle s'éteignit et rien ne lui répondit.
Il se remit à marcher. Le soleil s'était enfoncé, là-bas, derrière les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore ; mais les profondeurs de la vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la solitude, la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arrêter et geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un être immobile et glacé. Et il se mit à courir, s'enfuyant vers sa demeure. Le vieux, pensait-il, était rentré pendant son absence. Il avait pris un autre chemin ; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort à ses pieds.
Bientôt il aperçut l'auberge. Aucune fumée n'en sortait. Ulrich courut plus vite, ouvrit la porte. Sam s'élança pour le fêter, mais Gaspard Hari n'était point revenu.
Effaré, Kunsi tournait sur lui-même, comme s'il se fût attendu à découvrir son compagnon caché dans un coin. Puis il ralluma le feu et fit la soupe, espérant toujours voir revenir le vieillard.
De temps en temps, il sortait pour regarder s'il n'apparaissait pas. La nuit était tombée, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pâle, la nuit livide qu'éclairait, au bord de l'horizon, un croissant jaune et fin prêt à tomber derrière les sommets.
Puis le jeune homme rentrait, s'asseyait, se chauffait les pieds et les mains en rêvant aux accidents possibles.
Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un faux pas qui lui avait tordu la cheville. Et il restait étendu dans la neige, saisi, raidi par le froid, l'âme en détresse, perdu, criant peut-être au secours, appelant de toute la force de sa gorge dans le silence de la nuit.
Mais où ? La montagne était si vaste, si rude, si périlleuse aux environs, surtout en cette saison, qu'il aurait fallu être dix ou vingt guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un homme en cette immensité.
Ulrich Kunsi, cependant, se résolut à partir avec Sam si Gaspard Hari n'était point revenu entre minuit et une heure du matin.
Et il fit ses préparatifs.
Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses crampons d'acier, roula autour de sa taille une corde longue, mince et forte, vérifia l'état de son bâton ferré et de la hachette qui sert à tailler des degrés dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la cheminée ; le gros chien ronflait sous la clarté de la flamme ; l'horloge battait comme un cœur ses coups réguliers dans sa gaine de bois sonore.
Il attendait, l'oreille éveillée aux bruits lointains, frissonnant quand le vent léger frôlait le toit et les murs.
Minuit sonna ; il tressaillit. Puis, comme il se sentait frémissant et apeuré, il posa de l'eau sur le feu, afin de boire du café bien chaud avant de se mettre en route.
Quand l'horloge fit tinter une heure, il se dressa, réveilla Sam, ouvrit la porte et s'en alla dans la direction du Wildstrubel. Pendant cinq heures, il monta, escaladant des rochers au moyen de ses crampons, taillant la glace, avançant toujours et parfois hâlant, au bout de sa corde, le chien resté au bas d'un escarpement trop rapide. Il était six heures environ, quand il atteignit un des sommets où le vieux Gaspard venait souvent à la recherche des chamois.
Et il attendit que le jour se levât.
Le ciel pâlissait sur sa tête ; et soudain une lueur bizarre, née on ne sait d'où, éclaira brusquement l'immense océan des cimes pâles qui s'étendaient à cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté vague sortait de la neige elle-même pour se répandre dans l'espace. Peu à peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d'un rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derrière les lourds géants des Alpes bernoises.
Ulrich Kunsi se remit en route. Il allait comme un chasseur, courbé, épiant des traces, disant au chien : « Cherche, mon gros, cherche. »
Il redescendait la montagne à présent, fouillant de l'œil les gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite dans l'immensité muette. Alors, il collait à terre l'oreille, pour écouter ; il croyait distinguer une voix, se mettait à courir, appelait de nouveau, n'entendait plus rien et s'asseyait, épuisé, désespéré. Vers midi, il déjeuna et fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il recommença ses recherches.
Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante kilomètres de montagne. Comme il se trouvait trop loin de sa maison pour y rentrer, et trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il creusa un trou dans la neige et s'y blottit avec son chien, sous une couverture qu'il avait apportée. Et ils se couchèrent l'un contre l'autre, l'homme, et la bête, chauffant leurs corps l'un à l'autre et gelés jusqu'aux moëlles cependant.
Ulrich ne dormit guère, l'esprit hanté de visions, les membres secoués de frissons.
Le jour allait paraître quand il se releva. Ses jambes étaient raides comme des barres de fer, son âme faible à le faire crier d'angoisse, son cœur palpitant à le laisser choir d'émotion dès qu'il croyait entendre un bruit quelconque.
Il pensa soudain qu'il allait aussi mourir de froid dans cette solitude, et l'épouvante de cette mort, fouettant son énergie, réveilla sa vigueur.
Il descendait maintenant vers l'auberge, tombant, se relevant, suivi de loin par Sam, qui boitait sur trois pattes.
Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de l'après-midi. La maison était vide. Le jeune homme fit du feu, mangea et s'endormit, tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien.
Il dormit longtemps, très longtemps, d'un sommeil invincible. Mais soudain, une voix, un cri, un nom : « Ulrich », secoua son engourdissement profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé ? Était-ce un de ces appels bizarres qui traversent les rêves des âmes inquiètes ? Non, il l'entendait encore, ce cri vibrant, entré dans son oreille et resté dans sa chair jusqu'au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait crié ; on avait appelé : « Ulrich ! » Quelqu'un était là, près de la maison. Il n'en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla : « C'est toi, Gaspard ! » de toute la puissance de sa gorge.
Rien ne répondit ; aucun son, aucun murmure, aucun gémissement, rien. Il faisait nuit. La neige était blême.
Le vent s'était levé, le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse rien de vivant sur ces hauteurs abandonnées. Il passait par souffles brusques plus desséchants et plus mortels que le vent de feu du désert. Ulrich, de nouveau, cria : « Gaspard ! — Gaspard ! — Gaspard ! »
Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne ! Alors, une épouvante le secoua jusqu'aux os. D'un bond il rentra dans l'auberge, ferma la porte et poussa les verrous ; puis il tomba grelottant sur une chaise, certain qu'il venait d'être appelé par son camarade au moment où il rendait l'esprit.
De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou de manger du pain. Le vieux Gaspard Hari avait agonisé pendant deux jours et trois nuits quelque part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins immaculés dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des souterrains. Il avait agonisé pendant deux jours et trois nuits, et il venait de mourir tout à l'heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine libre, s'était envolée vers l'auberge où dormait Ulrich, et elle l'avait appelé de par la vertu mystérieuse et terrible qu'ont les âmes des morts de hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans voix, dans l'âme accablée du dormeur ; elle avait crié son adieu dernier, ou son reproche, ou sa malédiction sur l'homme qui n'avait point assez cherché.
Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur, derrière la porte qu'il venait de refermer. Elle rôdait, comme un oiseau de nuit qui frôle de ses plumes une fenêtre éclairée ; et le jeune homme éperdu était prêt à hurler d'horreur. Il voulait s'enfuir et n'osait point sortir ; il n'osait point et n'oserait plus désormais, car le fantôme resterait là, jour et nuit, autour de l'auberge, tant que le corps du vieux guide n'aurait pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite d'un cimetière.
Le jour vint et Kunsi reprit un peu d'assurance au retour brillant du soleil. Il prépara son repas, fit la soupe de son chien, puis il demeura sur une chaise, immobile, le cœur torturé, pensant au vieux couché sur la neige.
Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des terreurs nouvelles l'assaillirent. Il marchait maintenant dans la cuisine noire, éclairée à peine par la flamme d'une chandelle, il marchait d'un bout à l'autre de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant si le cri effrayant de l'autre nuit n'allait pas encore traverser le silence morne du dehors. Et il se sentait seul, le misérable, comme aucun homme n'avait jamais été seul ! Il était seul dans cet immense désert de neige, seul à deux mille mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus des maisons humaines, au-dessus de la vie qui s'agite, bruit et palpite, seul dans le ciel glacé ! Une envie folle le tenaillait de se sauver n'importe où, n'importe comment, de descendre à Loëche en se jetant dans l'abîme ; mais il n'osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que l'autre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non plus là-haut.
Vers minuit, las de marcher, accablé d'angoisse et de peur, il s'assoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on redoute un lieu hanté.
Et soudain le cri strident de l'autre soir lui déchira les oreilles, si suraigu qu'Ulrich étendit les bras pour repousser le revenant, et il tomba sur le dos avec son siège.
Sam, réveillé par le bruit, se mit à hurler comme hurlent les chiens effrayés, et il tournait autour du logis cherchant d'où venait le danger. Parvenu près de la porte, il flaira dessous, soufflant et reniflant avec force, le poil hérissé, la queue droite et grognant.
Kunsi, éperdu, s'était levé et, tenant par un pied sa chaise, il cria : « N'entre pas, n'entre pas, n'entre pas ou je te tue. » Et le chien, excité par cette menace, aboyait avec fureur contre l'invisible ennemi que défiait la voix de son maître.
Sam, peu à peu, se calma et revint s'étendre auprès du foyer, mais il demeurait inquiet, la tête levée, les yeux brillants et grondant entre ses crocs.
Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait défaillir de terreur, il alla chercher une bouteille d'eau-de-vie dans le buffet, et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient vagues ; son courage s'affermissait ; une fièvre de feu glissait dans ses veines.
Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à boire de l'alcool. Et pendant plusieurs jours de suite il vécut, saoul comme une brute. Dès que la pensée de Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire jusqu'à l'instant où il tombait sur le sol, abattu par l'ivresse. Et il restait là, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant, le front par terre. Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant et brûlant, que le cri toujours le même « Ulrich ! » le réveillait comme une balle qui lui aurait percé le crâne ; et il se dressait chancelant encore, étendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam à son secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maître, se précipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renversé, la tête en l'air, avalait à pleines gorgées, comme de l'eau fraîche après une course, l'eau-de-vie qui tout à l'heure endormirait de nouveau sa pensée, et son souvenir, et sa terreur éperdue.
En trois semaines, il absorba toute sa provision d'alcool. Mais cette saoulerie continue ne faisait qu'assoupir son épouvante qui se réveilla plus furieuse dès qu'il lui fut impossible de la calmer. L'idée fixe alors, exaspérée par un mois d'ivresse, et grandissant sans cesse dans l'absolue solitude, s'enfonçait en lui à la façon d'une vrille. Il marchait maintenant dans sa demeure ainsi qu'une bête en cage, collant son oreille à la porte pour écouter si l'autre était là, et le défiant, à travers le mur.
Puis, dès qu'il sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la voix qui le faisait bondir sur ses pieds.
Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur la porte et l'ouvrît pour voir celui qui l'appelait et pour le forcer à se taire.
Il reçut en plein visage un souffle d'air froid qui le glaça jusqu'aux os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que Sam s'était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, et s'assit devant pour se chauffer ; mais soudain il tressaillit, quelqu'un grattait le mur en pleurant.
Il cria éperdu : « Va-t-en. » Une plainte lui répondit, longue et douloureuse.
Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il répétait « Va-t-en » en tournant sur lui-même pour trouver un coin où se cacher. L'autre, pleurant toujours, passait le long de la maison en se frottant contre le mur. Ulrich s'élança vers le buffet de chêne plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force surhumaine, il le traîna jusqu'à la porte, pour s'appuyer d'une barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la fenêtre comme on fait lorsqu'un ennemi vous assiège.
Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements pareils.
Et des jours et des nuits se passèrent sans qu'ils cessassent de hurler l'un et l'autre. L'un tournait sans cesse autour de la maison et fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu'il semblait vouloir la démolir ; l'autre, au dedans, suivait tous ses mouvements, courbé, l'oreille collée contre la pierre, et il répondait à tous ses appels par d'épouvantables cris.
Un soir, Ulrich n'entendit plus rien ; et il s'assit, tellement brisé de fatigue qu'il s'endormit aussitôt.
Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.
L'hiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable ; et la famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge.
Dès qu'elles eurent atteint le haut de la montée les femmes grimpèrent sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes qu'elles allaient retrouver tout à l'heure.
Elles s'étonnaient que l'un deux ne fût pas descendu quelques jours plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des nouvelles de leur long hivernage.
On aperçut enfin l'auberge encore couverte et capitonnée de neige. La porte et la fenêtre étaient closes ; un peu de fumée sortait du toit, ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il aperçut, sur le seuil, un squelette d'animal dépecé par les aigles, un grand squelette couché sur le flanc.
Tous l'examinèrent. « Ça doit être Sam, » dit la mère. Et elle appela : « Hé, Gaspard. » Un cri répondit à l'intérieur, un cri aigu, qu'on eût dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta : « Hé, Gaspard. » Un autre cri pareil au premier se fit entendre.
Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent d'ouvrir la porte. Elle résista. Ils prirent dans l'étable vide une longue poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria, céda, les planches volèrent en morceaux ; puis un grand bruit ébranla la maison et ils aperçurent, dedans, derrière le buffet écroulé un homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux d'étoffe sur le corps.
Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s'écria : « C'est Ulrich, maman. » Et la mère constata que c'était Ulrich, bien que ses cheveux fussent blancs.
Il les laissa venir ; il se laissa toucher ; mais il ne répondit point aux questions qu'on lui posa ; et il fallut le conduire à Loëche où les médecins constatèrent qu'il était fou.
Et personne ne sut jamais ce qu'était devenu son compagnon.
La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, d'une maladie de langueur qu'on attribua au froid de la montagne.