Le Legs de 30.000 dollars et autres contes
The Project Gutenberg eBook of Le Legs de 30.000 dollars et autres contes
Title: Le Legs de 30.000 dollars et autres contes
Author: Mark Twain
Translator: Michel Epuy
Release date: September 24, 2023 [eBook #71715]
Language: French
Original publication: Paris: Mercure de France, 1919
Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
LE LEGS DE 30.000 DOLLARS
DU MÊME AUTEUR
| Contes choisis, traduits par Gabriel de Lautrec et précédés d’une étude sur l’humour | 1 vol. |
| Exploits de Tom Sawyer détective et autres nouvelles, traduits par François de Gail | 1 vol. |
| Un Pari de Milliardaires, et autres nouvelles, traduits par François de Gail | 1 vol. |
| Le Prétendant américain, roman traduit par François de Gail | 1 vol. |
| Plus fort que Sherlock Holmès, traduit par François de Gail | 1 vol. |
| Le Capitaine tempête, et autres contes, traduits par Gabriel de Lautrec | 1 vol. |
| Les Peterkins, et autres contes, traduits par François de Gail | 1 vol. |
MARK TWAIN
Le
Legs de 30.000 dollars
ET AUTRES CONTES
TRADUITS ET PRÉCÉDÉS D’UNE ÉTUDE SUR L’AUTEUR
PAR
MICHEL EPUY
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
MERCURE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
MCMXIX
JUSTIFICATION DU TIRAGE
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
MARK TWAIN
(SAMUEL CLEMENS)
En 1835, toutes les régions situées à l’ouest du Mississipi ne possédaient guère plus de cinq cent mille habitants blancs au lieu des vingt-deux millions qui s’y trouvent aujourd’hui. Dans ces espaces immenses et à peu près inexplorés, les États-Unis ne comptaient que deux «États» organisés et policés, la Louisiane et le Missouri; tout le reste était «territoire» sans limite fixe et sans gouvernement. Deux villes seulement, la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis, groupaient quelques milliers d’habitants, et si l’on excepte la Nouvelle-Orléans, qui est d’ailleurs à l’Orient du fleuve, on peut dire qu’il n’y avait dans ces vastes régions qu’une seule ville, Saint-Louis, qui fut longtemps la Métropole, la reine, le Paris de ces pays... Or Saint-Louis n’avait alors que 10.000 habitants.
C’est dans ces solitudes, en un petit hameau perdu (Florida, du district de Missouri), que naquit Samuel Langhorne Clemens, le 30 novembre 1835. Ses parents s’étaient aventurés jusque-là pour profiter des grandes occasions qui devaient fatalement se produire en ces pays neufs, mais le hasard déjoua tous leurs plans, et, soixante ans après leur séjour à Florida, le hameau ne comptait pas plus de cent vingt-cinq habitants. Quand nous entendons parler de villes qui se fondent et se peuplent de vingt mille habitants en quelques mois, quand nous lisons les récits de ces miraculeuses fortunes réalisées dans ce Far-West en moins de dix ans, il semble que tous ceux qui s’y rendirent autrefois auraient dû arriver inévitablement à quelque résultat... Mais il n’en fut pas ainsi, et les parents de Mark Twain paraissent avoir passé à côté de toutes les merveilleuses occasions qui se multipliaient en vain sous leurs pas. Ils auraient pu acheter tout l’emplacement où s’élève aujourd’hui la ville de Chicago pour une paire de bottes. Ils auraient pu élever une ferme à l’endroit où s’est formé le quartier aristocratique de Saint-Louis... Au lieu de cela, ils vécurent quelque temps à Columbia, dans le Kentucky, dans une petite propriété que cultivaient leurs six esclaves, puis se rendirent à Jamestown, sur un plateau du Tennessee. Quand John Marshall Clemens prit possession de 80.000 acres de terres sur ce plateau, il crut que sa fortune était faite... mais les chemins de fer et les villes semblaient prendre plaisir à éviter les possessions de la famille Clemens. Elle émigra encore, alla d’abord à Florida,—qui semblait appelé à de grandes destinées au temps de la Présidence de Jackson;—puis enfin en un autre hameau qui s’appelait Hannibal.
Si Samuel Clemens naquit dans une famille pauvre, il hérita du moins d’un sang pur. Ses ancêtres étaient établis dans les États du Sud depuis fort longtemps. Son père, John Marshall Clemens, de l’État de Virginie, descendait de Gregory Clemens, un des juges qui condamnèrent Charles Iᵉʳ à mort. Un cousin du père de Twain, Jérémiah Clemens, représenta l’État d’Alabama au Congrès, de 1849 à 1853.
Par sa mère, Jane Lampton (ou mieux Lambton), le jeune Twain descendait des Lambton de Durham (Angleterre), famille qui possède la même propriété depuis le douzième siècle jusqu’aujourd’hui. Quelques représentants de cette famille avaient émigré de bonne heure en Nouvelle-Angleterre, et, leurs descendants s’étant aventurés toujours plus loin dans les terres inexplorées, Jane Lampton était née dans quelque hutte en troncs d’arbres du Kentucky. Cet État passait alors pour une pépinière de jolies filles, et tout porte à penser que la jeune maman de Mark Twain joignit de grandes qualités de cœur et d’esprit à sa remarquable beauté.
John Marshall Clemens avait fait des études de droit en Virginie et il exerça pendant quelque temps les fonctions de juge de comté (juge de paix) de Hannibal. Ce fut le seul maître du jeune Samuel, et lorsqu’il mourut, en mars 1847, Twain cessa d’étudier. Il avait été jusqu’alors assez chétif et son père n’avait pas voulu le surmener, bien qu’il eût été fort désireux de donner une solide instruction à ses enfants. Ce fut assurément une bonne chose pour Twain de ne pas subir l’empreinte uniforme de la culture classique. Ce sont les hommes, les livres, les voyages et tous les incidents d’une vie aventureuse qui ont formé son esprit, et c’est par là sans doute qu’il acquit ce tempérament si unique, personnel et original.
Après la mort de son père, il entra dans une petite imprimerie de village où son frère aîné Orion dirigeait, composait et fabriquait de toutes pièces une petite feuille hebdomadaire. L’enfant de 13 ans fut employé un peu dans tous les «services» et, en l’absence de son frère, il se révéla journaliste de race en illustrant ses articles au moyen de planches de bois grossièrement gravées à l’aide d’une petite hachette. Le numéro où parurent ces illustrations éveilla l’attention de tous les lecteurs du village, mais «n’excita nullement leur admiration», ajouta son frère en racontant l’incident.
Dès son jeune âge, Samuel avait témoigné d’un tempérament fort aventureux. Avant d’entrer à l’imprimerie de son frère, il fut retiré trois fois du Mississipi et six fois de la Rivière de l’Ours, et chaque fois il avait bien manqué y rester: mais sa mère, douée d’une imperturbable confiance en l’avenir, avait simplement dit: «Les gens destinés à être pendus ne se noient jamais!»
Vers dix-huit ans, le jeune Clemens commença à se trouver trop à l’étroit dans ce petit village d’Hannibal. Il partit et alla d’imprimerie en imprimerie à travers tous les États de l’Est. Il vit l’exposition de New-York en 1855, visita Boston et d’autres villes, vivant de rien, travaillant quelques semaines dans les imprimeries où il parvenait à s’embaucher. A la fin, à bout de ressources, il rentra chez lui, travailla dans quelques autres imprimeries à Saint-Louis, Muscatine et Keokuk jusqu’en 1857. Ce fut à ce moment qu’il changea de métier pour la première fois: il obtint de son ami Horace Bixby la faveur de devenir son élève... Horace Bixby était pilote sur le Mississipi. Le charme de cette existence paresseuse sur les eaux tranquilles du fleuve attirait le jeune homme et il en devait garder toute sa vie une empreinte indélébile. Dans Tom Sawyer, Huckleberry Finn, La Vie sur le Mississipi, Twain a abondamment parlé de ce beau métier rendu inutile maintenant par les progrès de la civilisation.
Assurément, les grands traits innés d’un caractère se développent toujours et malgré toutes les circonstances, mais on est en droit de se demander ce que serait devenue la gaieté communicative et gamine de Twain s’il avait été élevé à Ecclefechan au lieu de l’être à Hannibal, et en quoi se serait métamorphosée la gravité de Carlyle s’il avait passé sa jeunesse à Hannibal et non à Ecclefechan...
Il y a cinquante ans, un pilote sur le Mississipi était un grand personnage. D’une habileté consommée, il était maître absolu du bord, et à ce moment-là un vice-président des États-Unis ne gagnait pas plus que lui. C’était une très haute position, mais fort difficile à acquérir; et Samuel Clemens dut s’imposer un incroyable labeur, un travail auprès duquel la préparation au doctorat en philosophie n’est rien. Pour apprécier à sa juste valeur l’éducation d’un pilote, il faut lire toute la Vie sur le Mississipi... mais peut-être ce petit extrait pourra-t-il donner une faible idée d’un des éléments de cette éducation: la culture intensive de la mémoire:
«Il y a une faculté qu’avant tout autre un pilote doit posséder et développer d’une façon intense, c’est la mémoire. Il n’est pas suffisant d’avoir une bonne mémoire, il faut l’avoir parfaite. Le pilote ne saurait avoir la moindre défaillance du souvenir ou le moindre doute sur tel ou tel point du métier, il lui faut toujours savoir clairement et immédiatement. Quel mépris aurait accueilli le pilote d’autrefois s’il avait prononcé un faible «Je crois» ou «Peut-être» au moment où il fallait une décision prompte et une assurance résolue! Il est très difficile de se rendre compte du nombre infini de détails qu’il faut avoir présents à l’esprit quand on conduit un bateau le long du fleuve encombré, à travers des passes instables et par des fonds mouvants. Essayez de suivre une des rues de New-York en observant les détails de chaque maison, la disposition, la couleur, la nature des murs, des portes, des fenêtres, le caractère de chaque magasin, l’emplacement des bouches d’égout, etc., etc. Tâchez de vous souvenir de tous ces détails au point d’être capable de les retrouver immédiatement par la nuit la plus noire... Imaginez maintenant que vous faites la même étude pour une rue de plus de 4.000 kilomètres de longueur, et vous aurez une idée encore très atténuée de tout ce que doit savoir un pilote du Mississipi. De plus, il faut se dire que chacun de ces détails change constamment de place suivant une certaine loi et suivant certaines conditions climatériques... Vous comprendrez peut-être alors ce que peut être la responsabilité d’un homme qui doit connaître tout cela sous peine de mener un bateau et des centaines de vies à la perdition.
«Je crois, continue Mark Twain, que la mémoire d’un pilote est une merveille. J’ai connu des personnes capables de réciter l’Ancien et le Nouveau Testament d’un bout à l’autre, en commençant par l’Apocalypse aussi bien que par la Genèse, mais je proclame que ce tour de force n’est rien relativement au travail que doit déployer à chaque instant un bon pilote.»
Le jeune Clemens s’exerça et étudia longtemps; il reçut enfin son brevet de pilote, eut un emploi régulier et se considérait comme établi lorsque éclata la guerre civile qui brisa cette jeune carrière. La navigation commerciale sur le Mississipi cessa complètement, et les petits bateaux de guerre, les canonnières noires, remplacèrent les grands paquebots blancs dont les pilotes avaient été les maîtres incontestés. Clemens se trouvait à la Nouvelle-Orléans lorsque la Louisiane se sépara des autres États; il partit immédiatement et remonta le fleuve. Chaque jour son bateau fut arrêté par des canonnières, et pendant la dernière nuit du voyage, juste en aval de Saint-Louis, sa cheminée fut coupée en deux par des boulets tirés des baraquements de Jefferson.
Élevé dans le Sud, Mark Twain sympathisait naturellement avec les Esclavagistes. En juin, il rejoignit les Sudistes dans le Missouri et s’enrôla comme second lieutenant sous les ordres du général Tom Harris. Sa carrière militaire ne dura que deux semaines. Après avoir échappé de peu à l’honneur d’être capturé par le colonel Ulysse Grant, il donna sa démission, prétextant une trop grande fatigue. Dans ses œuvres, Twain n’a jamais parlé de cette courte expérience qu’avec ironie et il l’a présentée souvent comme un épisode burlesque, mais si l’on en croit les rapports officiels et la correspondance des généraux Sudistes, il se serait très valeureusement conduit... Ce n’est donc pas le courage qui lui manqua... Il vaut mieux penser que ses sympathies esclavagistes n’étaient que superficielles et qu’en lui se cachaient des sentiments de justice et d’humanité auxquels il se décida à obéir. C’est du reste ce qui lui est arrivé constamment durant tout le reste de sa vie: jamais il ne consentit à avouer les élans de son grand cœur et il cacha constamment ses bonnes actions sous le voile de son ironie, masquant le sanglot par le rire...
Mais revenons à la biographie. Son frère Orion, étant persona grata auprès des ministres du Président Lincoln, réussit à se faire nommer premier secrétaire du territoire de Névada. Il offrit aussitôt à son cadet de l’accompagner en qualité de secrétaire privé, avec «rien à faire, mais sans traitement». Les deux frères partirent ensemble et firent un magnifique voyage à travers la Prairie.
Pendant toute une année, Mark Twain parcourut en explorateur et chasseur les territoires avoisinant les mines d’argent de Humboldt et d’Esmeralda. C’est à ce moment qu’il fit ses premiers débuts d’écrivain. Il envoya quelques lettres au journal de la ville la plus proche, à l’Entreprise Territoriale de Virginia City. Cela attira l’attention du propriétaire du journal, M. J. T. Goodman, qui lui demanda une correspondance régulière. Les lettres du jeune Clemens firent une certaine sensation... Il ne s’agissait alors que de l’organisation de ces contrées incultes et non policées, mais dans ses lettres hebdomadaires, Samuel Clemens disait si rudement leur fait aux législateurs et aux aventuriers que, à chaque séance du Conseil d’État, un nouveau scandale éclatait, chaque député se voyant véhémentement accusé de quelque énormité... Voyant cela, le correspondant de l’Entreprise Territoriale redoubla ses coups et se décida à signer ses chroniques; il adopta comme pseudonyme le cri par lequel on annonçait autrefois la profondeur des eaux en naviguant sur le Mississipi: Mark three! Quarter twain! Half twain! Mark twain![A].
A cette époque le duel était fort répandu, et toujours sérieux. L’arme était le revolver de marine Colt. Les adversaires étaient placés à quinze pas et avaient chacun six coups; ils se blessaient presque toujours mortellement. Or, Mark Twain, dont les articles suscitaient beaucoup de colères, eut une querelle avec M. Laird, directeur du journal l’Union de Virginia City, et une rencontre fut jugée nécessaire. Aucun des deux combattants n’était bien fort au revolver; aussi se mirent-ils tous deux à s’exercer activement. Mark Twain tiraillait dans les bois, sous la direction de son second, lorsqu’on entendit les coups de feu de l’adversaire, qui s’exerçait non loin de là. Le compagnon de Twain lui prit alors son arme et à trente mètres abattit un oiseau... L’adversaire survint alors, vit l’oiseau, demanda qui l’avait tué. Le second de l’humoriste déclara que c’était Twain... et M. Laird, après quelques instants de réflexion, offrit des excuses publiques.
Cet incident eut des conséquences importantes. Les duellistes étaient pourchassés avec rigueur, et, apprenant qu’il était recherché par la police, Twain dut fuir jusqu’en Californie. A San-Francisco, il trouva un poste de rédacteur au Morning Call, mais ce travail routinier ne lui convenait pas et il alla tenter la fortune auprès de mines d’or. Il ne découvrit heureusement aucun filon précieux, et sut échapper à la terrible fascination qui retient tant de milliers d’hommes dans les abominables baraquements des placers. De retour à San-Francisco, trois mois après, il écrivit encore quelques lettres à son ancien journal de Virginie, puis accepta d’aller étudier la question de la culture de la canne à sucre à Hawaï pour le compte du journal l’Union de Sacramento. Ce fut à Honolulu qu’il accomplit son premier exploit de journaliste. Le clipper Hornet avait fait naufrage et arrivait à Honolulu avec quelques survivants qui avaient vécu de quelques boîtes de conserves pendant quarante-trois jours. Mark Twain leur fit raconter leurs aventures, travailla toute le nuit et envoya dès le lendemain à son journal un merveilleux récit du naufragé. Ce récit arrivé le premier à San-Francisco, fit sensation, et l’Union en témoigna sa reconnaissance à Mark Twain en décuplant ses honoraires ordinaires.
Après avoir passé six mois dans les îles Sandwich, Mark Twain revint en Californie et fit sur son voyage quelques conférences qui furent bien accueillies. En 1867, il se rendit dans l’Amérique Centrale, traversa l’isthme de Panama, revint dans les États de l’Est et accepta d’accompagner un pèlerinage de Quakers en Terre-Sainte, en qualité de correspondant de l’Alta California de San-Francisco. Il visita alors les principaux ports Méditerranéens et la Mer Noire. C’est de ce voyage qu’est née la principale inspiration des Innocents à l’Étranger, le livre qui assura la célébrité de Mark Twain. Il avait déjà écrit, il est vrai, la Grenouille Sauteuse, cette histoire d’une bonne farce bien yankee, mais ce fut cette peinture des Innocents à l’Étranger qui éveilla l’attention. Un critique digne de foi affirme que les cent mille exemplaires—auxquels rêve tout romancier—se vendirent en un an.
Les quatre années suivantes furent consacrées à des tournées de conférences: travail désagréable, mais lucratif. Mark Twain a toujours eu horreur de s’exhiber sur une plate-forme quelconque, et cependant c’est à cet exercice qu’il dut de gagner si vite la faveur du public. Il fit partie, avec Henry Ward Beecher, d’un petit groupe d’hommes que chaque municipalité de petite ville recherchait à tout prix et dont le nom seul assurait la réussite d’une série de conférences.
La tournée qui comprenait la Cité des Quakers eut un résultat heureux et important. Par son frère, qui faisait partie de la bande, M. Samuel Clemens fit la connaissance de Miss Olivia L. Langdon, et il en résulta, en février 1870, le plus gentil mariage que l’on puisse rêver. Quatre enfants naquirent de cette union. Le premier ne vécut que deux ans. Le second, une fille, Suzanne-Olivia, douée d’une intelligence remarquable, mourut à l’âge de vingt-quatre ans. Deux autres filles naquirent en 1874 et en 1880. L’une d’elles, qui avait toujours vécu avec son père, est morte dans son bain en 1909, moins d’un an avant Mark Twain lui-même.
Après son mariage, Twain résida d’abord à Buffalo, dans une propriété que M. Langdon avait donnée à sa fille en cadeau de noces. Il acheta une part d’administrateur dans un journal quotidien, l’Express de Buffalo, auquel il collabora activement. Mais ce travail au jour le jour ne lui convenait pas et ce fut là sa dernière incursion dans le domaine du journalisme. Au bout d’une année, il renonça à ses fonctions; désormais assuré de gagner tout l’argent qu’il voudrait en écrivant à sa fantaisie, il se vit libre de choisir le moment et le lieu de ses travaux.
Il y avait alors à Hartford un petit milieu littéraire très intéressant. Cette petite ville, fort pittoresque et très tranquille, avait attiré auprès d’elle quelques hommes d’élite, et son charme captiva le célèbre humoriste. Il s’y établit en octobre 1871 et bientôt après y bâtit une maison dont on parla beaucoup aux États-Unis. C’est qu’elle avait été bâtie selon des plans tout nouveaux et qu’elle devait servir de protestation contre le mauvais goût de l’architecture domestique en Amérique. Pendant plusieurs années, cette maison fut un objet d’étonnement pour le touriste ingénu. Le simple fait que ses chambres fussent disposées pour la commodité de ceux qui devaient les occuper, que ses fenêtres, ses vérandas, ses tourelles fussent construites en vue du confort et de la beauté, eut le don de réveiller l’apathie des critiques et de causer de grandes discussions dans tous les journaux et dans toutes les revues des États-Unis, à propos de ce qu’on appelait «la nouvelle farce de Mark Twain».
Mais avec le travail et le succès, le tempérament littéraire de Mark Twain achevait de se développer. Il publia Roughing It, qu’il avait écrit en 1872 et dont le succès égala presque celui des Innocents. C’était encore un simple récit humoristique des expériences personnelles de l’auteur, mais il y ajoutait cette fois de brillantes descriptions. Avec l’Age d’Or qui parut la même année et qu’il avait écrit en collaboration avec Charles Dudley Warner, l’humoriste commença à se transformer en philosophe. Tom Sawyer, qui parut en 1876, est une piquante étude psychologique, et le roman qui lui fait suite, Huckleberry Finn (publié neuf ans plus tard), est une étude fort émouvante du développement progressif d’une âme inculte et fruste. Le Prince et le Pauvre (1882), Un Yankee à la Cour du Roi Arthur (1890) et Pudd’nhead Wilson (1893) sont tout vibrants de sympathie, de tendresse et de délicate sentimentalité, l’humour y occupe une place inférieure, et c’est ce qu’on ne sait pas assez en France, bien que Mark Twain n’ait jamais écrit un livre d’où l’humour fût totalement absent.
En 1894 et 1895 parut en périodique un livre anonyme intitulé: Souvenirs personnels sur Jeanne d’Arc. La plupart des critiques l’attribuèrent à M. X. ou à M. Y... Aucun ne songea à Mark Twain, et pourtant ce livre était bien caractéristique, à chaque page se manifestait cette tranquille audace du grand homme qui savait si bien parler en riant des choses les plus respectables et les plus tristes sans jamais tomber dans la trivialité. Cette œuvre marque une date dans la vie littéraire de Mark Twain, il y fait preuve d’une puissance d’émotion qu’on n’aurait jamais soupçonnée chez l’auteur de la Grenouille Sauteuse. Dans les Innocents même Twain n’avait que de l’esprit, maintenant il a du cœur, il a de l’âme.
Et à côté de ce développement moral, se manifeste aussi un développement intellectuel. Le Mark Twain des Innocents avait le regard perçant et observateur; il savait trouver des mots drôles et des saillies spirituelles, mais il avouait franchement qu’il ne savait pas «ce que diable pouvait bien être la Renaissance». Après les Souvenirs personnels sur Jeanne d’Arc, l’humoriste bruyant des premières années est devenu un lettré accompli et un écrivain à qui l’Europe ne peut plus guère offrir de surprises.
En 1873, Mark Twain passa plusieurs mois en Écosse et en Angleterre, et fit quelques conférences à Londres. Il revint en Europe en 1878, et y passa un an et demi. A son retour, il publia, presque coup sur coup: Une promenade à l’Étranger, le Prince et le Pauvre, la Vie sur le Mississipi et Huckleberry Finn. Il faut noter que ce dernier livre, qui est d’une très haute portée morale, fut d’abord mal accueilli, sinon par le public, du moins par les libraires, qui le déclarèrent immoral.
Jusqu’alors, la fortune avait constamment souri aux entreprises de Twain. On le citait—avec envie—comme un exemple de littérateur millionnaire qui dédaigne les efforts des débutants pauvres et ne se soucie plus de ce qu’on peut dire ou ne pas dire de lui. Mais, à ce moment commencèrent des spéculations malheureuses, qui finirent par emporter tout le fruit de son pénible labeur et le laissèrent chargé de dettes contractées par d’autres. En 1885, il avait commandité la maison d’édition Charles L. Webster et Cⁱᵉ à New-York. Les affaires de cette maison commencèrent brillamment. Elle édita les Mémoires du Général Grant, dont six cent mille exemplaires se vendirent en peu de temps. Le premier chèque reçu par les héritiers de Grant fut de 150.000 dollars, et quelques mois après, ils en reçurent un autre de 200.000 dollars. C’est, croyons-nous, le chèque le plus considérable qui ait jamais été payé pour un seul ouvrage. Pendant ce temps, M. Clemens dépensait de fortes sommes à la fabrication d’une machine typographique qui devait faire merveille. A l’essai, cette machine fonctionna très bien, mais elle était trop compliquée et coûteuse pour devenir d’un usage courant, et, après avoir dépensé toute une fortune entre 1886 et 1889 à réaliser ce rêve, Mark Twain dut y renoncer. Après cela, la maison Webster, mal dirigée, fit faillite; Twain sacrifia encore 65.000 dollars pour essayer de la sauver. Il n’y réussit pas et se trouva enfin engagé pour 96.000 dollars dans le passif de cette maison.
En 1895 et 1896, il fit le tour du monde, et son récit de voyage, Following the Equator, paya toutes les dettes dont il avait assumé la responsabilité. De 1897 à 1899, il parcourut l’Angleterre, la Suisse et l’Autriche. Il se plut beaucoup à Vienne, où on voulait le retenir. Il y fut témoin de quelques événements intéressants. Il se trouvait au Reichsrath autrichien en cette séance mémorable qui fut violemment interrompue par l’arrivée de soixante agents de police venus pour arrêter seize membres de l’opposition. Il paraît que cet événement, unique dans les annales parlementaires, l’impressionna vivement.
Après être demeuré plusieurs années en Amérique, Mark Twain, septuagénaire, revint encore en Europe: c’était pour être solennellement reçu docteur de l’Université Anglaise, en même temps que Rudyard Kipling. En 1909, la mort de sa fille l’affecta beaucoup, et depuis lors, souffrant d’une maladie de cœur, que l’abus du cigare ne contribuait pas à guérir, Mark Twain languit et s’éteignit enfin, à l’âge de soixante et quinze ans, le 20 avril 1910.
Nous laissons aux critiques autorisés le soin d’apprécier comme il convient l’œuvre littéraire de Mark Twain: nous nous sommes bornés à donner ici une esquisse biographique du célèbre humoriste, mais, pour conclure, nous demandons la permission de protester contre les jugements hâtifs portés par plusieurs auteurs des notices nécrologiques consacrées à Mark Twain: est-il vrai que Mark Twain n’a été qu’une sorte de bouffon grossier et sans art, qu’un pince-sans-rire flegmatique, brutal amateur de lourdes plaisanteries?
Oui, Mark Twain a été cela, au début de sa carrière littéraire, et il faut se rappeler qu’alors il venait d’être pilote sur le Mississipi, et qu’il s’adressait à un public de pionniers et de rudes fermiers. Mais à mesure que les années passaient, le talent de Twain s’affinait, son gros rire s’atténuait, sa sensibilité, plus cultivée, vibrait chaque jour davantage, et le joyeux conteur de bonnes farces était devenu, vers soixante ans, un psychologue averti et un peintre attendri des plus fines nuances du sentiment. Nous pourrions citer ici, à l’appui de ces affirmations, plusieurs nouvelles toutes pénétrées de pitié et de tendresse, telles que Mémoires d’une Chienne, Enfer ou Paradis? etc... Dickens ou Daudet auraient pu signer ces pages émouvantes, mais le génie de Twain s’est élevé plus haut encore, et dans le Journal d’Ève, qui est un recueil des toutes premières impressions d’Ève au paradis terrestre, il a atteint la perfection d’Homère ou de La Fontaine. Ce petit chef-d’œuvre (qui mériterait d’être édité à part avec les suggestives illustrations qui l’accompagnent dans le texte anglais) est une merveille de grâce et d’esprit. Tout y est souple, aisé, souriant, léger et tendre, et nous ne croyons pas exagérer en disant qu’après avoir lu le Journal d’Ève, c’est à Voltaire ou à Anatole France que l’on se sent contraint de comparer le spirituel humoriste américain. Joignons-nous donc de tout cœur à ses compatriotes pour déplorer la perte de ce grand homme.
LE LEGS DE 30.000 DOLLARS
Lakeside était un gentil petit village de trois à quatre mille habitants; on pouvait même le qualifier de joli pour un village du Far-West. Les facilités religieuses eussent été assez nombreuses pour une ville de trente-cinq mille âmes. C’est toujours ainsi dans le Far-West et dans le Midi où tout le monde est religieux et où toutes les sectes protestantes sont représentées par un édifice particulier. A côté de cela, les différentes classes sociales étaient inconnues à Lakeside, inavouées en tout cas; tout le monde connaissait tout le monde et son chien, et la sociabilité la plus aimable y régnait.
Saladin Foster était comptable dans un des principaux magasins et le seul de cette profession à Lakeside qui fût bien salarié. Il avait trente-cinq ans et était dans la même maison depuis quatorze ans. Il avait débuté la semaine après son mariage, à quatre cents dollars par an. Depuis quatre ans, il avait régulièrement obtenu cent dollars de plus chaque année. Après cela, son salaire était resté à huit cents dollars—un joli chiffre vraiment—et tout le monde reconnaissait qu’il en était digne.
Electra, sa femme, était une compagne capable, quoiqu’elle aimât trop (comme lui) à faire de beaux rêves et à bâtir des châteaux au pays des songes. La première chose qu’elle fit après son mariage, tout enfant qu’elle fût, c’est-à-dire à dix-neuf ans à peine, ce fut d’acheter un carré de terrain sur les limites du village et de le payer comptant, vingt-cinq dollars, soit toute sa fortune. (Saladin, lui, n’avait que dix dollars à lui à ce moment-là.) Elle y créa un jardin potager, le fit travailler par le plus proche voisin avec qui elle partagea les bénéfices et cela lui rapporta cent pour un par an. Elle préleva sur la première année le salaire de Saladin, trente dollars qu’elle mit à la Caisse d’épargne, soixante sur la seconde année, cent sur la troisième et cent cinquante sur la quatrième, le traitement de son mari étant alors de huit cents dollars. Deux enfants étaient arrivés qui avaient augmenté les dépenses; néanmoins, depuis ce moment-là, elle mit de côté régulièrement ses cent cinquante dollars par an. Au bout de sept ans, elle fit construire et meubla confortablement une maison de deux mille dollars au milieu de son carré de terrain. Elle paya tout de suite la moitié de cette somme et emménagea. Sept ans plus tard, elle s’était entièrement acquittée de sa dette et elle possédait plusieurs centaines de dollars tous bien placés.
Depuis longtemps elle avait agrandi son terrain et en avait revendu avec profit des lots à des gens de commerce agréable qui désiraient construire. De cette façon elle s’était procuré des voisins sympathiques. Elle avait un revenu indépendant en placements sûrs d’environ cent dollars par an. Ses enfants grandissaient et jouissaient d’une florissante santé. Elle était donc une femme heureuse par ses enfants, comme le mari et les enfants étaient heureux par elle.
C’est à ce moment que cette histoire commence. La plus jeune des enfants, Clytemnestra, appelée familièrement Clytie, avait onze ans; sa sœur, Gwendolen, appelée familièrement Gwen, avait treize ans. C’étaient de gentilles petites filles et assez jolies. Leurs noms trahissaient une teinte romanesque dans l’âme des parents, et les noms des parents indiquaient que cette teinte était héréditaire. C’était une famille affectueuse, d’où vient que ces quatre membres avaient des petits noms. Le petit nom de Saladin était curieux et pas de son sexe, on l’appelait Sally. Il en était de même d’Électra, on l’appelait Aleck. Du matin au soir, Sally était un vaillant comptable et un bon vendeur. Du matin au soir, Aleck était une bonne mère, une incomparable ménagère et une femme adroite et réfléchie. Mais, le soir venu, dans la douce intimité de la chambre commune, ils mettaient tous deux de côté le monde et son trafic pour aller vivre dans un autre monde plus idéal et plus beau. Ils lisaient des romans, ils faisaient des rêves d’or, ils frayaient avec les rois et les princes, avec les grands seigneurs hautains et les dames majestueuses dans le tumulte, la splendeur et l’éblouissement des merveilleux palais et des très vieux châteaux.
II
Alors survint une grande nouvelle, une nouvelle étonnante et joyeuse, en vérité. Elle arriva d’un district voisin où vivait le seul parent que possédaient les Foster. C’était un parent de Sally, une vague espèce d’oncle ou de cousin au second ou au troisième degré. Il s’appelait Tilbury Foster. C’était un célibataire de soixante-dix ans réputé à son aise et par conséquent aigri contre le monde et misanthrope acharné. Autrefois Sally avait essayé de renouer avec lui, par lettres, mais il n’avait pas recommencé. Mais un beau jour, Tilbury écrivit à Sally disant qu’il allait mourir prochainement et qu’il lui laisserait trente mille dollars en espèces. Cela, non pas par affection pour lui, mais parce qu’il devait à l’argent toutes ses peines et tous ses soucis et qu’il désirait le placer là où il avait bon espoir de le voir continuer son œuvre nuisible. L’héritage serait confirmé dans son testament, etc., et lui serait intégralement payé le lendemain de son décès. Cela à condition que Sally puisse prouver aux exécuteurs testamentaires qu’il n’avait parlé du legs à personne, ni de vive voix, ni par lettre, qu’il n’avait fait aucune enquête concernant la marche du moribond vers les régions éternelles et qu’il n’avait pas assisté aux funérailles.
Dès qu’Aleck se fut remise de l’émotion intense causée par la lettre, elle écrivit à la ville où résidait son parent pour s’abonner au journal local. Le mari et la femme prirent ensuite l’un devant l’autre l’engagement solennel de ne jamais divulguer la grande nouvelle à qui que ce fût pendant que leur parent vivrait. Ils craignaient que quelque personne ignorante ne rapportât ces paroles au lit de mort de Tilbury en les dénaturant et en laissant croire qu’ils étaient reconnaissants de l’héritage et que, malgré la défense qui leur en avait été faite, ils le disaient et le publiaient.
Pendant le reste de la journée, Sally ne créa que trouble et confusion dans ses livres et Aleck ne put s’appliquer à ses affaires, elle ne put prendre un pot de fleurs, un livre ou un morceau de bois sans oublier immédiatement ce qu’elle pensait en faire... car ils rêvaient tous deux aux «Tren...te mille dollars!»
Toute la journée, la musique de ces mots inspirateurs chanta dans la tête du joyeux couple. Depuis le jour de son mariage, Aleck avait tenu une main ferme sur la bourse et Sally avait rarement connu le privilège de gaspiller un centime pour des choses inutiles...
«Tren...te mille dollars!»
La chanson continuait toujours. Une énorme somme! Une somme impossible à concevoir. Du matin du soir, Aleck fut absorbée par des projets de placement et Sally fit des plans sur la manière de dépenser cet argent.
On ne lut pas de roman ce soir-là. Les enfants se retirèrent de bonne heure, car les parents étaient silencieux, distraits et étrangement préoccupés. Les baisers du soir furent donnés dans le vide et ne reçurent aucune réponse, les parents ne les avaient même pas sentis et les enfants étaient partis depuis une heure quand les parents s’en aperçurent. Deux crayons avaient travaillé pendant cette heure-là à faire des plans et prendre des notes. Ce fut Sally qui le premier rompit le silence. Il s’écria tout transporté:
—Ah! ce sera magnifique, Aleck! Avec les premiers mille nous aurons cheval et voiture pour l’été et un traîneau avec une couverture en fourrure pour l’hiver.
Aleck répondit avec décision et fermeté:
—Avec le CAPITAL? Pas du tout! Même si c’était un million!
Le désappointement de Sally fut grand et la lumière s’éteignit dans ses yeux.
—Oh! Aleck, dit-il sur un ton de reproche, nous avons toujours tant travaillé et nous avons été si serrés; maintenant que nous sommes riches, il semble bien que...
Il n’acheva pas; il avait vu s’attendrir le regard de sa femme; son air suppliant l’avait touchée. Elle dit sur un ton de douce persuasion:
—Il ne faut pas que nous touchions au capital, mon chéri, ce serait trop imprudent. Avec le revenu...
—Cela suffira, cela suffira, Aleck! Que tu es bonne et généreuse! Nous aurons un beau revenu et si nous pouvons le dépenser...
—Pas tout, mon ami, pas tout, mais seulement une partie, une raisonnable, une petite partie. Mais tout le capital, chaque centime du capital doit être employé en de bons placements. Tu trouves bien cela raisonnable, n’est-ce pas?
—Mais... oui... oui, bien sûr. Mais il nous faudra attendre si longtemps—au moins six mois—avant de toucher les premiers intérêts.
—Oui, même plus, peut-être.
—Attendre plus, Aleck? Pourquoi? Est-ce qu’on ne paie pas les intérêts par semestres?
—A certains placements, oui, mais je ne placerai pas de cette façon-là.
—De quelle façon alors?
—A de gros intérêts.
—Gros? Voilà qui est bien. Continue, Aleck, explique-toi.
—Charbon; les nouvelles mines... Je compte y mettre dix mille.
—Par saint Georges! Voilà qui sonne bien, Aleck! Les actions vaudraient combien alors? Et quand?
—Au bout d’un an environ; elles rapportent dix pour cent, et vaudront trente mille. Je suis toute renseignée. L’annonce est dans le journal de Cincinnati.
—Juste ciel! Trente mille pour dix mille en une année! Mettons-y tout le capital et nous aurons quatre-vingt-dix mille dollars au bout d’un an. Je vais écrire et souscrire tout de suite. Demain il pourrait être trop tard.
Il courait déjà vers sa table à écrire, mais Aleck l’arrêta et le remit sur sa chaise en lui disant:
—Ne perds pas ainsi la tête; nous ne pouvons souscrire avant d’avoir l’argent, ne le sais-tu pas?
Sally se calma un peu, mais à la surface seulement...
—Mais, Aleck, nous l’aurons, tu sais, et bientôt. Ses peines sont probablement terminées à l’heure qu’il est. Je parierais gros qu’en ce moment on creuse sa tombe.
—Comment peux-tu agir ainsi, Sally? Ne parle pas de la sorte; c’est tout à fait scandaleux.
—Ah! bien, mets qu’on prépare son auréole, si tu veux. Je me soucie fort peu de tout l’attirail; je parlais tout simplement. Ne peux-tu pas laisser parler les gens?
—Mais comment peux-tu trouver un plaisir quelconque à parler d’une façon aussi légère? Aimerais-tu qu’on dise cela de toi avant même que tu sois glacé dans la tombe?
—Il n’y a pas de danger, de quelque temps, je pense, surtout si ma dernière action avait été de faire cadeau de ma fortune à des gens dans le seul but de leur faire du mal. Mais ne nous inquiétons pas de Tilbury, Aleck, et parlons de choses plus terre à terre... Il me semble vraiment que cette mine est le meilleur placement pour toute la somme... Quelle est ton objection?
—Tous les œufs dans le même panier, voilà l’objection.
—Très bien, si tu juges ainsi. Et pour les autres vingt mille? Que comptes-tu en faire!
—Rien ne presse. Je vais regarder autour de moi avant d’en rien faire du tout.
—Très bien, si tu es décidée, soupira Sally qui resta quelque temps plongé dans ses méditations.
—Il y aura donc, dit-il enfin, vingt mille de revenu sur les dix mille engagés dès l’année prochaine. Nous pourrons dépenser cela, n’est-ce pas?
Aleck fit un signe négatif:
—Non, non, mon chéri, dit-elle. Cela ne se vendra pas bien jusqu’à ce que nous ayons touché le dividende semestriel. Nous pourrons en dépenser une petite partie...
—Une pacotille, pas davantage? Et toute une année à attendre... Peste! Je...
—Sois patient, je t’en prie! Sais-tu que cela pourrait même être versé au bout de trois mois? C’est tout à fait dans le domaine des choses possibles.
—Oh! bonheur. Oh! merci.
Sally bondit pour aller embrasser sa femme avec reconnaissance.
—Nous toucherions trois mille alors! Pense, trois mille! Et combien pourrons-nous en dépenser, Aleck? Sois généreuse, va, tu seras une si gentille petite femme!
Aleck se trouva flattée, si flattée qu’elle céda et abandonna mille dollars, ce qui, selon elle, était une folie. Sally l’embrassa une bonne douzaine de fois et n’arrivait pas à témoigner toute sa gratitude et toute sa joie. Cette nouvelle marque d’affection fit franchir à Aleck les limites de la prudence et avant qu’elle ait pu se reprendre, elle avait fait une autre concession à son heureux époux en lui accordant deux mille dollars sur les cinquante ou soixante mille qu’elle comptait retirer au bout d’une année des vingt mille restant de l’héritage. Les yeux remplis de larmes de joie, Sally s’écria:
—Oh! je veux te serrer bien fort!
Et il le fit. Il reprit ensuite son bloc-notes et se prit à marquer, pour les premiers achats, les objets qu’il désirait acheter tout d’abord: cheval, voiture, traîneau, couverture de fourrure, souliers vernis, chien, chapeau de soie, dentier...
—Dis-moi, Aleck?
—Eh bien?
—Tu fais des comptes, n’est-ce pas? Voilà qui va bien. As-tu trouvé le placement des vingt mille maintenant?
—Non. Ça ne presse pas. Il me faut chercher et réfléchir encore.
—Mais, je te vois faire des chiffres... Que combines-tu alors?
—Mais il faut bien que je trouve l’emploi des trente mille qui viennent des mines, n’est-ce pas?
—Bonté divine! Quelle tête! Je n’y aurais jamais songé. Comment t’en tires-tu? Où en es-tu arrivée?
—Pas très loin encore. Deux années ou trois. J’ai placé l’argent deux fois, une fois dans les huiles, une fois dans les blés.
—Mais, Aleck, c’est splendide. Et à combien arrives-tu maintenant?
—Je crois... Eh bien, pour être sûre de ne pas me tromper... à environ cent vingt-quatre mille net... mais ce sera probablement plus.
—Grand Dieu, comme c’est beau! La chance a tourné de notre côté après tant de labeur! Aleck?
—Eh bien?
—Je vais compter au moins trois cents dollars pour les œuvres des missions en pays païens. Nous n’avons pas le droit de ne penser qu’à nous-mêmes.
—Tu ne pouvais faire une plus noble chose. Voilà bien ta nature, mon généreux ami!
A cette louange, Sally tressaillit de joie, mais étant juste et honnête, il se dit que le mérite en revenait plus à Aleck, qu’à lui-même, puisque sans elle il n’aurait jamais eu tout cet argent.
Ils montèrent se coucher et, dans leur délirant bonheur, ils laissèrent la bougie allumée au salon. Ils n’y pensèrent que lorsqu’ils furent déshabillés. Sally alors fut d’avis de la laisser brûler; ils pouvaient s’accorder cela maintenant, même s’il y avait eu mille bougies allumées. Tel ne fut pas l’avis d’Aleck: elle descendit pour l’éteindre et ce fut même une excellente chose, car, en route, elle trouva tout à coup une combinaison qui lui permettait de convertir immédiatement ses cent quatre-vingt mille dollars en un demi-million.
III
Le petit journal auquel Aleck s’était abonnée paraissait le jeudi. Il devait faire douze cents kilomètres avant d’arriver du village de Tilbury et on ne pouvait le recevoir que le samedi. La lettre du Tilbury était partie un vendredi, plus d’un jour trop tard pour que le bienfaiteur ait pu mourir et que la nouvelle paraisse dans le numéro de cette semaine-là, mais c’était largement à temps pour que cela ait la possibilité de paraître la semaine suivante. Donc, les Foster furent obligés d’attendre presque une semaine entière avant de savoir s’il leur était arrivé quelque chose de satisfaisant ou non. Ce fut une bien longue semaine et l’attente fut très douloureuse. Ils auraient à peine pu la supporter s’ils n’avaient eu de nombreuses pauses de diversion. Nous avons vu qu’ils savaient en trouver. La femme empilait des fortunes sans discontinuer. Le mari les dépensait ou du moins en dépensait la partie dont sa femme voulait bien lui permettre de disposer.
Enfin arriva le samedi et en même temps le Sagamore hebdomadaire. Mme Eversby se trouvait là. C’était la femme du pasteur presbytérien et elle «travaillait» les Foster pour obtenir d’eux des contributions aux œuvres charitables. A l’arrivée du journal, la conversation s’arrêta net—du côté des Foster. Mme Eversby s’aperçut bientôt que ses hôtes n’écoutaient plus un mot de ce qu’elle disait; elle se leva aussitôt et s’en alla étonnée et indignée au plus haut point. Dès qu’elle fut hors de la maison, Aleck déchira avec impatience le bande du journal et elle parcourut hâtivement des yeux la colonne des décès. Déception! Tilbury n’était nulle part mentionné!
Aleck était chrétienne depuis son berceau. Le devoir et la force de l’habitude lui imposèrent donc une fausse attitude. Elle se raidit et dit avec une pieuse joie forcée:
—Soyons humblement reconnaissants qu’il ait été épargné et...
—Au diable sa sale carcasse! Je voudrais...
—Sally, quelle honte!
—Je m’en moque! repartit l’homme furieux. Tu penses la même chose et si tu n’étais pas si immoralement pieuse, tu serais honnête et tu dirais la même chose.
Sur un ton de dignité blessée, Aleck répondit:
—Je ne sais pas comment tu peux dire des choses si injustes et si blessantes. La piété immorale n’existe pas!
Sally eut un remords. Il voulut le cacher en essayant confusément de se disculper et pour cela il chercha à changer la forme de ses paroles. Il avait le tort de croire qu’il pourrait apaiser son experte moitié en abandonnant la forme pour retenir le fond.
—Je ne voulais pas dire quelque chose de si affreux que cela, Aleck. Je ne voulais pas dire de la piété immorale... Je voulais dire seulement... seulement... eh bien, la piété conventionnelle, tu sais... la piété d’église; le... la... mais tu sais ce que je veux dire, Aleck; le... quand on donne un article plaqué pour du vrai métal, tu sais, sans penser à mal mais par habitude invétérée, manière apprise, coutume pétrifiée, loyauté envers... envers... peste! Je ne trouve pas les bons mots, mais, encore une fois, tu sais ce que j’ai voulu dire, Aleck, et je n’y vois pas de mal en somme. Je vais t’expliquer; tu vois, c’est comme si une personne...
—Tu en as tout à fait assez dit, dit Aleck froidement, laisse tomber le sujet.
—Moi, je veux bien, répondit Sally avec ferveur en s’épongeant le front. Et une grande reconnaissance qu’il ne savait exprimer se lisait en ses yeux.
Vaincu selon toute apparence, il était désormais convenablement maté et soumis, aussi lut-il son pardon dans les yeux d’Aleck.
Le grand sujet, leur intérêt suprême revint immédiatement sur le tapis. Rien ne pouvait le retenir bien longtemps dans l’ombre. Le couple examina ensemble le problème que posait l’absence de l’avis de décès de Tilbury. Ils l’examinèrent dans tous les sens, avec plus ou moins d’espoir, mais ils furent obligés d’en revenir par où ils avaient commencé, c’est-à-dire de reconnaître que la seule explication raisonnable de l’absence de cet avis était décidément que Tilbury n’était pas mort. Il y avait là quelque chose d’un peu triste, même d’un peu injuste peut-être, mais la vérité était là et il fallait l’accepter. Ils furent d’accord là-dessus.
A Sally, la chose parut être une dispensation insondable, plus insondable que de raison, pensait-il. C’était bien là une des choses les plus inutilement insondables qu’il pût se remettre dans l’esprit. Il exprima cette idée avec quelque sentiment, mais s’il espérait par là «faire marcher» Aleck, il n’y réussit point. Si elle avait une opinion, elle la garda pour elle.
Les Foster n’avaient plus qu’à attendre le journal de la semaine suivante. Tilbury avait évidemment mis longtemps à mourir. Telle fut leur pensée commune. Le sujet fut donc abandonné et ils se remirent à travailler d’aussi bon cœur que possible.
Maintenant il faut dire que, sans le savoir, ils avaient tout ce temps fait tort à Tilbury. Tilbury avait tenu sa promesse, il l’avait tenue à la lettre, il était mort comme il l’avait annoncé. Il y avait alors quatre jours qu’il était mort et il avait eu le temps de s’y habituer; il était entièrement mort, parfaitement mort, aussi mort que tous les habitants du cimetière... et son décès s’était produit largement à temps pour être mentionné dans le Sagamore de cette semaine-là. Il n’avait été oublié que par pur accident.
Ce fut un accident qui n’arrive jamais aux journaux des grandes villes, mais qui est fort commun dans les petites feuilles de village. Au moment de mettre sous presse, les confiseurs de l’endroit envoyèrent au journal une garde boîte de bonbons et immédiatement la petite nécrologie du triste Tilbury fut remplacée par les remerciements enthousiastes du directeur.
Mais, dans leur précipitation, les typographes desserrèrent la colonne, et les caractères composant la notice nécrologique se trouvèrent dispersés. Sans cela, elle aurait paru dans un autre numéro, car les textes composés sont immortels dans les imprimeries de ces petits journaux, mais une composition détruite n’est plus jamais reprise et ainsi, quels que pussent être les événements futurs, jamais, dans le cours des siècles, le Sagamore ne devait annoncer le décès de Tilbury!
IV
Cinq semaines s’écoulèrent lentement. Le Sagamore arrivait régulièrement le samedi, mais jamais il ne mentionna Tilbury Foster. La patience de Sally fut alors à bout et il s’écria avec colère:
—Maudites soient ses entrailles! Il est immortel!
Aleck le reprit sévèrement et ajouta d’une voix solennelle et glacée:
—Que dirais-tu si tu étais retiré brusquement de la vie après avoir laissé échapper une telle pensée?
Sally répondit sans avoir suffisamment réfléchi:
—Mais je m’estimerais encore heureux qu’elle se soit échappée.
Il lança cela par orgueil, voulant répondre quelque chose et ne trouvant rien de mieux sur le moment. Puis il s’esquiva, craignant d’être écrasé dans une discussion avec sa femme.
Six mois passèrent. Le Sagamore gardait toujours un silence obstiné sur le sort de Tilbury. En attendant, Sally avait plusieurs fois tenté de «jeter une sonde», c’est-à-dire de suggérer qu’il faudrait savoir. Aleck s’était montrée tout à fait indifférente à ces suggestions. Sally résolut alors de réunir toutes ses forces et d’attaquer de front. Il proposa donc de se déguiser et d’aller au village de Tilbury pour y découvrir subrepticement quelles pouvaient être leurs espérances. Aleck s’opposa à ce projet dangereux avec beaucoup d’énergie et de décision. Elle dit à son mari:
—A quoi peux-tu bien penser? Vraiment tu ne me laisses pas respirer. Il faut te surveiller tout le temps comme un petit enfant pour l’empêcher de marcher dans les flammes. Tu resteras exactement où tu es.
—Mais voyons, Aleck! Je pourrais très bien le faire sans que personne le sache, j’en suis certain...
—Sally Foster, ne sais-tu pas que pour cela il te faudrait poser des questions sur notre parent?
—Bien sûr. Mais, et puis après? Personne ne se douterait de qui je suis.
—Ah! entendez-le. Un jour, il faudra que tu prouves aux exécuteurs que tu ne t’es jamais informé. Et alors?
Il avait oublié ce petit détail. Il ne répondit rien; il n’y avait rien à répondre.
Aleck ajouta:
—Et maintenant, sors cette idée de ta tête et n’y pense plus. Tilbury t’a préparé ce piège. Ne vois-tu pas que c’est un piège? Il est sur ses gardes et il compte bien que tu te laisseras prendre. Eh bien! il sera déçu, du moins tant que je tiendrai le gouvernail, Sally!
—Eh bien?
—Tant que tu vivras, serait-ce cent ans, ne fais jamais d’enquête! Promets.
—Je promets, je promets, dit le brave homme avec un soupir et à contre-cœur.
Aleck se radoucit alors et dit:
—Ne sois pas si impatient. Nous prospérons. Nous pouvons attendre, rien ne presse. Notre petit revenu certain augmente tout le temps. Quant à l’avenir, je n’ai pas encore fait fausse route, cela s’empile par mille et dix mille. Il n’y a pas une autre famille dans le district qui ait de si belles espérances. Déjà nous commençons à rouler dans l’abondance. Tu sais cela, n’est-ce pas?
—Oui, Aleck, c’est certainement vrai.
—Alors sois reconnaissant de tout ce que le bon Dieu a fait pour nous et cesse de te tourmenter. Tu ne t’imagines pas, n’est-ce pas, que nous aurions pu arriver à ces résultats prodigieux sans son secours et son aide?
—N... non, dit-il en hésitant, je suppose que non. Puis, il ajouta avec beaucoup de sentiment et d’admiration: et cependant, je crois du fond du cœur que tu n’as besoin d’aucune aide dans l’élaboration de tes combinaisons financières.
—Oh! tais-toi. Je sais bien que tu ne penses pas à mal et que tu ne cherches pas à être irrévérencieux, pauvre homme, mais tu ne sembles pas pouvoir ouvrir la bouche sans laisser sortir des choses qui font trembler. Tu me tiens dans un perpétuel émoi. Je crains maintenant pour toi plus que pour nous tous. Autrefois je n’avais pas peur du tonnerre, mais maintenant, quand je l’entends, je...
Sa voix sombra, elle commença à pleurer et ne put achever sa phrase. Cela alla au cœur de Sally; il la prit dans ses bras, la caressa et la consola. Il lui promit une meilleure conduite et, tout en se réprimandant lui-même, il implora son pardon en se frappant la poitrine. Il était de bonne foi et peiné de ce qu’il avait fait; il était prêt à n’importe quel sacrifice pour y remédier.
Par conséquent, il y réfléchit longuement et profondément dans la solitude et il se décida à faire ce qui lui paraîtrait le mieux. Il était facile de promettre de changer de conduite, il avait tant de fois promis déjà... Mais cela ferait-il quelque bien et surtout un bien permanent? Non, ce ne serait que provisoire, il connaissait sa faiblesse et l’avouait avec chagrin. Il ne pourrait pas tenir sa promesse, il fallait trouver quelque chose de mieux et de plus sûr: au prix de ruses fort habiles, il économisa longtemps sou par sou et lorsqu’il eut assez d’argent, il mit un paratonnerre sur la maison.
Quels miracles l’habitude ne peut-elle faire accomplir! Et comme les habitudes sont vite et facilement prises! aussi bien les habitudes insignifiantes que celles qui nous transforment complètement. Si, par accident, nous nous réveillons à deux heures du matin deux nuits de suite, nous avons raison de nous inquiéter, car un accident semblable peut créer une habitude: l’usage du whisky pendant un mois peut... mais inutile d’insister: nous connaissons, tous, ces faits ordinaires de la vie.
L’habitude de bâtir des châteaux au pays des songes, l’habitude de rêver en plein jour, comme elle grandit vite! Quelle jouissance elle devient! Comme nous volons à des enchantements nouveaux et délicieux à chaque moment de loisir, comme nous aimons nos chimères, comme nous savons endormir nos âmes et nous enivrer de nos propres fantaisies trompeuses! Oh! oui, et combien notre vie irréelle s’emmêle et se fusionne vite et facilement avec notre vie matérielle de telle façon que nous ne pouvons plus les distinguer l’une de l’autre!
Aleck s’abonna bientôt à un journal quotidien de Chicago et à l’Indicateur des Finances. Douée d’un singulier flair financier, elle les étudia aussi consciencieusement, toute la semaine, qu’elle étudiait sa Bible le dimanche. Sally était perdu d’admiration en remarquant avec quelle sûreté se développaient le génie et le jugement de sa femme en tout ce qui concernait le soin de leurs capitaux tant matériels que spirituels. Il était aussi fier de la voir exploiter audacieusement les affaires de ce monde que de bénéficier de la conscience avec laquelle elle savait se prémunir en vue de l’avenir éternel. Il remarqua qu’elle n’avait jamais cessé de tenir la balance égale entre ses affaires terrestres et ses affaires religieuses. Dans les deux cas, comme elle le lui expliqua un jour, il s’agissait de capitaux; mais en ce qui concerne les capitaux terrestres, elle ne s’en préoccupait, et ne les plaçait que pour les déplacer en vue de la spéculation, tandis que, dans le second cas, elle plaçait ses capitaux spirituels une fois pour toutes et dans une affaire de tout repos. Ainsi, elle ne perdait pas la tête et elle savait se garantir un bon avenir—dans tous les cas et de toutes les façons.
Il ne fallut que quelques mois pour former l’imagination de Sally et d’Aleck. Chaque jour l’ébullition de leur cerveau se faisait plus intense. En conséquence, Aleck gagnait de l’argent imaginaire beaucoup plus vite qu’elle n’avait rêvé de pouvoir le faire au début, et l’habileté de Sally à en dépenser le surplus grandit en proportion. Aleck s’était tout d’abord accordé douze mois pour spéculer sur les charbons, tout en reconnaissant que ce délai pourrait peut-être se réduire à neuf mois. Mais c’était là un petit travail, un travail d’enfant, dû à des facultés financières qui n’avaient encore rien appris, rien expérimenté... qui ne connaissaient pas tous les perfectionnements possibles: les perfectionnements arrivèrent bientôt; alors les neuf mois s’évanouirent et le placement imaginaire des dix mille dollars revint triomphant avec trois cents pour un de profit derrière lui en moins de trois mois!
Ce fut une grande journée pour les Foster. Ils en restèrent muets de joie... muets aussi pour une autre raison: après avoir beaucoup surveillé le marché, Aleck avait fait dernièrement avec crainte et tremblement son premier essai. Elle risqua les derniers vingt mille de l’héritage. En esprit, elle vit grimper la cote, point par point—avec la possibilité constante d’une chute imprévue... A la fin, son anxiété devint trop grande; elle était encore novice dans l’art de l’achat à découvert et non endurcie encore... Elle avait donc, par une dépêche imaginaire, donné l’ordre de vendre. Elle dit que quarante mille dollars de bénéfice étaient suffisants. La vente fut effectuée le jour même où ils apprirent l’heureuse issue de l’affaire des charbons.
Donc, ce soir-là, ils restèrent ébahis et bien heureux, tâchant de s’habituer à leur bonheur et de se faire à l’idée qu’ils valaient actuellement cent mille dollars en bon argent solide et imaginaire.
Ce fut la dernière fois qu’Aleck se laissa épouvanter par la spéculation ou plutôt son anxiété ne parvint plus comme cette fois-ci à troubler son sommeil et à pâlir sa joue.
Ce fut vraiment une soirée mémorable. Petit à petit, l’idée qu’ils étaient riches prit profondément racine dans leurs âmes et ils se mirent à chercher des placements. Si nous avions pu voir avec les yeux de ces rêveurs, nous aurions vu leur petit cottage en bois, si gentil et si propret, faire place à une belle bâtisse où briques à deux étages et entourée d’une grille en fer; nous aurions vu un triple lustre accroché au plafond; nous aurions vu l’humble devant de foyer devenir un Brussels resplendissant à 10 francs le mètre; nous aurions vu la cheminée plébéienne remplacée par un phare orgueilleux aux portes de mica. Nous aurions vu bien d’autres choses encore, par exemple, le cheval, la voiture, le traîneau, le chapeau haut-de-forme... et tout le reste.
A partir de ce moment-là et bien que leurs filles et les voisins n’aient toujours continué à voir que le petit cottage, ce petit cottage était devenu une maison à deux étages pour Aleck et Sally et pas une nuit ne se passa sans qu’Aleck ne se fît un grand souci des imaginaires notes de gaz et ne reçût pour toute consolation que l’insouciante réponse de Sally:
—Eh bien, quoi! nous pourrons toujours payer ça!
Avant d’aller se coucher ce premier soir de leur richesse, le couple décida qu’il fallait se réjouir de quelque façon... Ils donneraient un grand dîner... Oui, c’était une bonne idée. Mais quelle raison donner aux enfants et aux voisins? Ils ne pouvaient songer à dévoiler le fait qu’ils étaient riches. Sally y aurait consenti, il le désirait même, mais Aleck ne perdit pas la tête et s’y opposa catégoriquement. Elle dit que l’argent était aussi réel que s’il était dans leur coffre-fort, mais qu’il fallait attendre qu’il y fût en réalité. Elle établit sa ligne de conduite sur cette base et elle demeura inébranlable. Pour elle, le grand secret devait être gardé vis-à-vis des enfants et du monde entier.
Ils furent donc très perplexes. Il fallait se réjouir, ils y tenaient à tout prix, mais puisqu’ils devaient garder le secret, quel prétexte donner? Aucun anniversaire n’était proche. Sally, poussé à bout, s’impatientait. Mais brusquement il eut ce qu’il lui parut être une magnifique inspiration. Tout leur ennui s’évanouit en une seconde; ils pourraient célébrer la découverte de l’Amérique. C’était une idée splendide!
Aleck fut extrêmement fière de Sally. Elle dit qu’elle n’y aurait jamais songé, mais Sally, bien que gonflé de joie et d’orgueil, essaya de n’en laisser rien voir et dit que ce n’était vraiment rien, que n’importe qui aurait pu y penser. A quoi l’heureuse Aleck répondit avec un élan de fierté:
—Oh, certainement, n’importe qui! oh, n’importe qui! Hosanna Dilknis par exemple ou peut-être Adelbert Pistache... Oh, oui! Eh bien, je voudrais bien les y voir, voilà tout! Bonté divine, s’ils arrivaient à penser à la découverte d’une île de quarante kilomètres carrés, c’est, je parie bien, tout ce qu’ils pourraient faire; mais pour ce qui est d’un continent tout entier, voyons, Sally Foster, tu sais parfaitement qu’ils se feraient une entorse au cerveau, et même alors, ils n’y arriveraient pas!
... La chère âme! Elle savait que son mari était intelligent et si, par affection, elle jugeait cette intelligence au-dessus de sa valeur, sûrement elle était pardonnable pour une erreur si douce et aimable.
V
La fête projetée se passa à merveille. Les amis de Foster, jeunes et vieux, étaient tous présents. Parmi les jeunes se trouvaient Flossie et Grâce Pistache et leur frère Adelbert qui était un jeune ferblantier plein d’avenir. Il y avait aussi Hosanna Dilkis jeune, un plâtrier ayant à peine fini son apprentissage. Depuis bien des mois, Adelbert et Hosanna s’étaient montrés très assidus auprès de Gwendolen et Clytemnestra Foster, et les parents des deux jeunes filles en avaient témoigné leur entière satisfaction. Mais ils se rendirent compte alors que ce sentiment n’existait plus. Ils sentaient que leur nouvelle condition financière avait élevé une barrière sociale entre leurs filles et les jeunes ouvriers. Leurs filles pouvaient désormais regarder plus haut, c’était même leur devoir. Elles ne devaient pas viser à épouser moins qu’un homme d’affaires ou un avocat... Mais papa et maman s’en chargeraient et il n’y aurait pas de mésalliance.
Néanmoins, ces projets et ces pensées demeuraient cachés et ne firent pas ombrage aux réjouissances de la fête. Tout ce que les invités purent lire sur la physionomie de leurs hôtes, ce fut un contentement calme et hautain. Leur maintien grave et digne força l’admiration et l’étonnement de tous les assistants. Tous s’en aperçurent, tous en parlèrent, mais personne n’en devina le secret. C’était un profond mystère. Trois personnes différentes firent sans malice la même remarque sur cette apparente prospérité: «On dirait qu’ils ont fait un héritage!»
Et c’était bien vrai.
La plupart des mères auraient pris en main la question matrimoniale à l’ancienne façon. Elles auraient fait un long discours solennel et sans tact—un discours fait pour manquer son but en causant des larmes et des révoltes secrètes; et les mêmes mères auraient gâté davantage leur jeu en défendant aux jeunes ouvriers de continuer leurs assiduités auprès de leurs filles. Mais la mère des petites Foster était d’une nature différente, elle était pratique. Elle ne parla de la chose ni aux jeunes gens, ni à personne, sauf à Sally. Il l’écouta et comprit, il comprit et il admira. Il dit:
—Je saisis ton idée. Au lieu de mépriser les échantillons offerts et de gâter le marché en blessant des sentiments légitimes, tu cherches simplement d’autres échantillons pour le même prix et tu laisseras faire le reste à la nature. C’est la sagesse, Aleck, la sagesse solide comme un roc. Où est ton élu? As-tu déjà jeté l’hameçon?
Elle n’avait encore rien fait. Il fallait qu’ils examinent ensemble l’état de ce que Sally appelait le «marché». Pour commencer, ils discutèrent le jeune Brodish, avocat de talent, et Fullon, un jeune dentiste. Il aurait fallu que Sally les invitât à déjeuner.
—Mais, pas tout de suite, rien ne presse, dit Aleck. Il faut les surveiller et attendre, une grande lenteur ne nuirait jamais dans une affaire si importante.
Il arriva que cette façon de voir fut sage aussi, car, avant trois semaines, Aleck fit une affaire qui porta ses imaginaires cent mille à quatre cent mille de la même espèce. Pour la première fois, les Foster eurent du champagne à dîner... Pas du vrai, mais une qualité assez ressemblante pour contenter leur imagination montée. Ce fut Sally qui le proposa et Aleck consentit par faiblesse. Au fond, ils étaient tous les deux troublés et honteux, car M. Foster faisait partie de la Société de tempérance et aux enterrements il en portait les insignes: un large baudrier qui faisait peur aux chiens. Sa femme appartenait à la Ligue des W. C. T. U. et adhérait à tout ce que cette ligue implique de vertu sans tache et de rigide sainteté. Mais voilà! La vanité des richesses commençait à se loger dans leurs cœurs et à y faire son travail accoutumé! Ils agissaient, pour prouver une fois de plus la triste vérité démontrée déjà bien des fois dans le monde: savoir que la pauvreté surpasse tous les bons principes pour défendre l’homme contre les vices et la dégradation. Ils valaient désormais plus de quatre cent mille dollars. Ils reprirent la question matrimoniale; il ne fut question, ni du dentiste, ni de l’avocat, il n’y avait plus lieu, ils étaient forcément disqualifiés. Ils causèrent du fils du banquier et du fils du docteur, mais, comme dans le cas précédent, ils décidèrent d’attendre et de réfléchir, d’aller lentement et sûrement.
La chance vint de nouveau de leur côté. Aleck, toujours en éveil, vit une occasion, très risquée à la vérité, mais elle eut l’audace de faire le pas... Un temps de doute, de frissons, de terrible malaise survint, car l’insuccès aurait équivalu à la ruine complète... Puis vint le résultat et Aleck, à demi morte de joie, pouvait à peine maîtriser sa voix lorsqu’elle dit à Sally:
—L’incertitude est passée, Sally, et nous valons un million!
Sally pleura de reconnaissance et dit:
—Oh! Electra, joyau entre toutes les femmes, chérie de mon cœur, nous sommes enfin libres, nous nageons dans la richesse, nous n’aurons plus besoin de compter. Ce serait le cas où jamais d’acheter une bouteille de vraie «veuve Cliquot».
Et il sortit de l’armoire une bouteille de bière brune qu’il offrit en sacrifiée, en disant:
—Au diable la dépense!
Elle le réprimanda doucement, les yeux tout humides de joie.
Ils reléguèrent le fils du banquier et le fils du docteur et s’assirent pour considérer les titres du fils du gouverneur et du fils d’un sénateur.
VI
Il serait oiseux de rapporter par le menu toutes les bonnes affaires fictives qui enrichirent si rapidement les Foster. Leurs progrès furent rapides, foudroyants, merveilleux. N’importe quelle combinaison trouvée par Aleck devenait une mine d’or. Les millions s’entassèrent sur les millions et le Pactole aux flots merveilleux qui les submergeait augmentait sans cesse de volume en roulant à pleins bords. Les Foster eurent successivement cinq millions, dix millions, puis vingt, trente millions... Où devait donc s’arrêter leur fortune?
Deux années passèrent pour eux dans ce délire; c’est à peine si, dans leur rêve, ils sentaient le temps passer. Ils possédaient alors trois cents millions de dollars. Ils faisaient partie de toutes les grandes banques de l’État et, bien qu’ils n’en eussent aucun souci, ils augmentaient sans cesse leurs capitaux... C’était une fois cinq millions, une autre fois dix, qui venaient tomber dans leur caisse... par la force des choses. Les combinaisons, les coups de bourse leur étaient toujours profitables. Leurs trois cents millions se trouvèrent doublés, puis une seconde fois, puis une troisième.
Ils eurent plus de deux milliards!
Toutes ces affaires n’allaient pas sans une certaine quantité d’écritures. A ce moment-là, la comptabilité parut s’embrouiller. Les Foster virent et comprirent qu’il serait désastreux de laisser cet état s’aggraver davantage, ils savaient bien qu’une chose bien commencée doit être continuée avec soin dans toutes ses parties, mais pour bien tenir leurs comptes en règle, c’était une affaire de plusieurs heures de travail par jour. Et où trouver ces heures-là? Sally vendait des épingles et du sucre tout le long du jour et, pendant ce temps, Aleck faisait la cuisine, lavait la vaisselle, faisait les lits... et cela chaque jour de l’année! Bien plus, elle ne réclamait pas l’aide de ses filles, car ses filles avaient à garder des mains blanches pour jouer leur rôle futur dans la haute société. Les Foster savaient, chacun d’eux savait bien qu’il n’y avait qu’une façon de trouver les douze ou quinze heures par semaine qu’il fallait employer aux comptes, mais tous deux avaient honte d’y penser et tous deux attendaient que l’autre en parlât le premier.
Enfin, Sally dit:
—Il faudra y arriver. C’en est trop pour moi. Fais comme si j’avais dit la chose, n’importe si j’ai prononcé le mot ou non.
Aleck rougit, mais fut reconnaissante. Sans plus discourir ils tombèrent dans le péché: ils violèrent le jour du repos[B], ils l’employèrent à leurs calculs; il n’y avait que ce moyen pour ne pas se perdre dans leurs registres.
Et ce premier péché en appela d’autres. Il n’y a que le premier pas qui coûte. De grandes richesses constituent des tentations terribles et elles mènent fréquemment à la perdition les gens qui n’y sont pas habitués. Donc les Foster se plongèrent dans le péché et profanèrent le saint jour. Ils se mirent au travail avec acharnement et compulsèrent leur portefeuille. Quelle magnifique liste de valeurs! Les Chemins de Fer, les Transatlantiques, les Pétroles, les Câbles inter-océaniens, les De Beers, les Cuivres, l’Acier!
Deux milliards! Et tout excellemment placé en des affaires sûres, en des entreprises connues, prospères, donnant de gros intérêts et des dividendes superbes. Leur revenu était de cent vingt millions par an! Aleck, à ce résultat, poussa un long soupir de joie et dit:
—Est-ce assez?
—Oui, Aleck.
—Que faut-il faire maintenant?
—Tout arrêter.
—Se retirer des affaires?
—C’est cela.
—Je suis de cet avis. Le gros travail est achevé. Il nous faut prendre un long repos et jouir de notre argent.
—Parfait!... Aleck?
—Quoi donc, chéri?
—Combien pouvons-nous dépenser de notre revenu?
—Tout.
A ce mot, son mari se sentit débarrassé d’un énorme fardeau, il ne répondit pas un mot, il était trop heureux pour le manifester en paroles.
Dès lors, ils continuèrent à violer le jour de repos chaque semaine. Ce n’est que le premier pas qui coûte, hélas, répétons-le! Chaque dimanche ils passaient la journée tout entière à élaborer les plans des différentes choses qu’ils feraient pour dépenser leur revenu. Et ils ne s’arrêtaient dans ces délicieuses occupations que fort avant dans la nuit. A chaque séance, Aleck mettait des millions à la disposition des grandes œuvres philanthropiques et religieuses, et Sally employait autant de millions à des affaires auxquelles il donna des noms dans le commencement, mais dans le commencement seulement, car, par la suite, il les rangea toutes sous la catégorie commode et complète de «dépenses diverses». Ces occupations furent la cause de sérieuses dépenses en pétrole. Pendant quelque temps, Aleck en fut un peu ennuyée, puis, après quelques semaines, elle cessa d’en prendre souci, car elle n’en eut plus le prétexte; elle fut seulement peinée, affligée, honteuse, mais elle ne dit rien. C’était si peu de chose! En réalité, Sally prenait ce pétrole au magasin, il se faisait voleur. Il en est toujours ainsi. De grandes richesses, aux personnes qui ont été pauvres, sont de terribles tentations. Avant que les Foster ne devinssent riches, on pouvait leur confier un litre de pétrole, mais maintenant... jetons un voile sur ces petites faiblesses de leurs consciences. Du reste, du pétrole aux pommes il n’y a pas loin. Sally rapporta quelques pommes. Puis un morceau de savon, puis une livre de sucre. Ah! comme il est facile d’aller du mal au pire, lorsqu’une fois on est parti du mauvais pied!
Entre temps, d’autres événements avaient marqué le chemin où les Foster couraient avec leur fortune. Leur irréelle maison de briques avait fait place à un magnifique château de pierres de taille couvert d’ardoises. Peu après, ce château lui-même devint trop petit, d’autres demeures s’élevèrent, royales et étonnantes, toujours plus hautes, plus grandes, plus belles et chacune à son tour fut abandonnée pour un palais plus vaste encore et d’une architecture plus merveilleuse. En ces derniers jours, nos rêveurs venaient de faire construire le château idéal. Il s’élevait, dans une région lointaine, sur une colline boisée au-dessus d’une vallée sinueuse où une rivière déroulait ses méandres gracieux... tout le pays lui servait de parc... C’était bien le palais des amants du rêve.
Toujours animée par de nombreux hôtes de distinction, cette splendide demeure se trouvait à l’orient, vers Newport Rhode Island, en pleine Terre-Sainte de l’aristocratie américaine. D’habitude, ils passaient une grande partie de leur dimanche dans cette magnifique demeure seigneuriale et le reste du temps ils allaient en Europe ou faisaient quelque délicieuse croisière dans leur yacht étincelant. Six jours de vie basse et matérielle, étroite et mesquine, et le septième jour tout entier passé en pleine cité des songes... ainsi s’était ordonnée leur existence.
Et dans leur vie de la semaine, durant les six jours de travail vulgaire, ils demeurèrent diligents, soigneux, pratiques, économes. Ils continuèrent à faire partie de leur petite église presbytérienne et à travailler pour elle et pour le succès des dogmes austères qu’elle enseignait. Mais, dans leur vie de rêve, ils n’obéissaient plus qu’à leurs fantaisies, quelles qu’elles fussent, et même si elles étaient changeantes. En cette question d’église, les fantaisies d’Aleck ne furent pas très désordonnées ni bien fréquentes, mais celles de Sally firent compensation. Aleck, dans son existence imaginaire, s’était ralliée tout de suite à l’église épiscopale dont les attaches officielles l’attiraient. Mais peu après, elle entra dans la haute église à cause du grand luxe de cérémonies, et enfin elle se fit catholique pour la même raison.
Les libéralités des Foster commencèrent dès le début de leur prospérité, mais à mesure que croissait leur fortune, elles devinrent extraordinaires, énormes. Aleck bâtissait une ou deux Universités par dimanche, un hôpital ou deux aussi, quelques églises, très souvent une cathédrale. Une fois, Sally s’écria gaiement, mais sans avoir bien réfléchi:
—Il faut qu’il fasse froid pour qu’un jour se passe sans que ma femme n’envoie un bateau chargé de missionnaires pour décider ces excellents Chinois à troquer leur confucianisme contre le christianisme!
Cette phrase peu courtoise et ironique blessa les sentiments profonds d’Aleck et elle se retira en pleurant. Cela le fit rentrer en lui-même et lui alla au cœur; dans sa triste honte, il aurait donné des mondes pour que cette malencontreuse phrase ne lui fût pas venue à la bouche. Elle n’avait formulé aucun blâme et cela le mettait encore plus mal à l’aise. Une telle situation pousse fatalement au retour sur soi-même... Ne l’avait-il pas attristée déjà d’autres fois? Ce silence généreux qu’elle lui avait seul opposé l’angoissa plus que tout, et, reportant ses pensées sur lui-même, il revit défiler devant lui, en procession lamentable, les tableaux de sa vie, depuis l’origine de leur fortune. Et comme les souvenirs revenaient en foule, il sentit que ses joues s’empourpraient de honte et qu’il s’était plus avili qu’il n’aurait cru. L’existence de sa femme, qu’elle était belle, toute semée de généreuses actions, toute tendue vers les choses idéales; et la sienne, qu’elle était frivole, égoïste, vide, ignoble... et toute orientée vers les plus bas et vils soucis? Jamais il n’avait fait un pas vers le mieux mais quelle descente vertigineuse vers le pire!
Il compara ses propres actes avec ceux de sa femme et il s’indigna de s’être moqué d’elle, lui. Ah! c’était bien à lui de reprocher quelque chose à sa généreuse Aleck! Que pouvait-il dire? Qu’avait-il fait jusqu’à présent? Voici: lorsqu’elle bâtissait sa première église, lui, il fondait avec d’autres multimillionnaires blasés un Poker club où il perdait des centaines de mille dollars, et il était fier de la célébrité que cela lui amenait. Lorsqu’elle bâtissait sa première université, que faisait-il? Il menait une vie de dissipation et de plaisirs secrets dont le scandale avait été grand. Lorsqu’elle fondait un asile pour les infirmes, que faisait-il?—Hélas! Lorsqu’elle établissait les statuts de cette noble Société pour la purification des sexes, que faisait-il? Oui, vraiment, que faisait-il? Et lorsqu’elle se fit accompagner de toutes les W. C. T. U. pour briser les flacons de la pernicieuse liqueur, lui, que faisait-il? Ivre trois fois par jour! Enfin, au moment où cette femme au grand cœur, qui avait bâti plus de cent cathédrales, était reçue avec grand honneur par le pape et recevait la Rose d’or qu’elle avait si bien gagnée... lui, lui, où était-il? Il faisait sauter la banque à Monte-Carlo.
Il s’arrêta. Il n’eut pas la force d’aller plus loin. Il ne pouvait pas supporter tous ces affreux souvenirs. Il se leva soudain. Une grave résolution s’affirmait en lui: tous ces secrets devaient être révélés, toutes ces fautes devaient être confessées. Il ne mènerait plus une vie à part. Et il allait d’abord droit à elle pour lui dire tout.
C’est ce qu’il fit. Il lui raconta tout. Il pleura sur son sein, il sanglota, gémit et implora son pardon. Ce fut pour elle une bien dure minute et le choc qu’elle éprouva fut d’une violence inouïe, elle blêmit et chancela, mais elle se reprit... Après tout, n’était-il son mari, son bien, son tout, le cœur de son cœur, l’amour de ses yeux, le sien, à elle depuis toujours et en toutes choses? Elle lui pardonna. Elle sentit cependant qu’il ne serait plus jamais pour elle tout ce qu’il avait été jusqu’alors; elle savait qu’il pouvait se repentir, mais non se réformer. Mais encore, tout avili et déchu qu’il fût, n’était-il pas son tout, son unique, son idole, son amour? Elle lui dit qu’elle n’était que son esclave et lui ouvrit tout grands ses bras.
VII
Quelque temps après ces événements, les époux Foster étaient mollement étendus sur des fauteuils à l’avant de leur yacht de rêve qui croisait dans les mers du Sud. Ils gardaient le silence, chacun d’eux ayant fort à faire avec ses propres pensées. Ces longs silences étaient devenus de plus en plus fréquents entre eux, et leur vieille et familière camaraderie qui leur faisait se partager toutes leurs idées s’était insensiblement évanouie. Les terribles révélations de Sally avaient fait leur œuvre; Aleck avait fait de terribles efforts pour en chasser le souvenir, mais elle n’avait pas réussi à s’en débarrasser et la honte et l’amertume qu’elle avait ressenties à ces tristes aveux demeuraient dans son âme empoisonnant peu à peu sa noble vie de rêve. Elle s’apercevait maintenant (le dimanche) que son mari devenait un être arrogant et fourbe. Elle ne voulait pas le voir, aussi tâchait-elle de ne pas lever les yeux sur lui le dimanche.
Mais elle-même ne méritait-elle aucun blâme? Hélas! elle savait bien ce qui en était. Elle avait un secret pour son mari, elle n’agissait pas loyalement envers lui et cela lui causait une grande angoisse. Elle n’avait pas osé lui en parler! Elle avait été tentée par une occasion exceptionnelle qui se présentait de mettre la main sur l’ensemble des chemins de fer et des mines de tout le pays et elle s’était remise à la spéculation et elle avait risqué leur fortune entière. Maintenant, elle tremblait tout le jour chaque dimanche de laisser percer son inquiétude. Elle avait trahi la confiance de son mari et dans son misérable remords elle se sentait remplie de pitié pour lui, elle le voyait là devant elle tout heureux, satisfait, confiant en elle! Jamais il n’avait eu le moindre soupçon et elle se désespérait en elle-même à penser qu’une calamité formidable où sombrerait toute leur fortune ne tenait maintenant qu’à un fil...
—Dis donc, Aleck!
Cette interruption soudaine de son rêve causée par l’appel de son mari lui fut un soulagement. Elle lui en fut reconnaissante et quelque chose de son ancienne tendresse perça dans le ton de sa douce réponse:
—Eh bien, chéri!
—Sais-tu, Aleck, je pense que nous nous sommes trompés, c’est-à-dire que tu t’es trompée. Je parle de cette affaire de mariages.
Il s’assit, se cala bien dans un grand fauteuil et continua vivement:
—Considère bien tout. Voilà plus de cinq ans que cela traîne. Tu as toujours agi de la même façon depuis le commencement: à mesure que nous devenions plus riches, tu as élevé tes prétentions. Toutes les fois que je m’imagine avoir bientôt à préparer les noces, tu aperçois un meilleur parti pour tes filles et je n’ai plus qu’à rengainer mes préparatifs avec mon désappointement. Je crois que tu es trop difficile. Quelque jour nous nous en repentirons. D’abord, nous avons écarté le dentiste et l’avocat... Cela, c’était parfait et nécessaire. Ensuite nous avons écarté le fils du banquier et l’héritier du marchand de porc salé... C’était encore très bien. Puis, nous avons écarté le fils du gouverneur et celui du sénateur... Parfait encore, je l’avoue. Ensuite c’est le fils du vice-président et celui du ministre de la Guerre que nous avons mis de côté... Bien, très bien, car les hautes positions occupées par leurs pères n’ont rien de stable. Alors tu es allée à l’aristocratie; et j’ai cru qu’enfin nous touchions au but. Nous allions nous allier avec l’un des représentants de ces vieilles familles, si rares et si vénérables, dont la lignée remonte à cent cinquante ans au moins et dont les descendants actuels sont bien purifiés de toute odeur de travail manuel... Je le croyais, je m’imaginais que les mariages allaient se faire, n’est-ce pas? Mais non, car aussitôt tu as songé à deux vrais aristocrates d’Europe et, dès ce moment, adieu nos meilleurs et plus proéminents compatriotes! J’ai été affreusement découragé, Aleck! Et puis, après cela, quelle procession! Tu as repoussé des baronnets pour des barons, des barons pour des vicomtes, des vicomtes pour des comtes, des comtes pour des marquis, des marquis pour des ducs!
Maintenant, Aleck, il faut s’arrêter. Tu as été jusqu’au bout. Nous avons maintenant quatre ducs sous la main. Ils sont tous authentiques et de très ancienne lignée. Tous perdus de dettes. Ils veulent d’énormes dots, mais nous pouvons leur passer cela. Allons, Aleck, le moment est venu, présentons-les aux petites et qu’elles choisissent!
Aleck avait souri tranquillement dès le début de ce long discours, puis une lueur de joie, de triomphe presque, avait illuminé ses yeux. Enfin elle dit aussi calmement que possible:
—Sally, que dirais-tu d’une alliance royale?
O prodige! O pauvre homme! Il fut si sot devant une pareille interrogation qu’il resta un moment la bouche ouverte en se passant la main sur l’oreille comme un chat. Enfin, il se reprit, se leva et vint s’asseoir aux pieds de sa femme; il s’inclina devant elle avec tout le respect et l’admiration qu’il avait autrefois pour elle.
—Par saint Georges! s’écria-t-il avec enthousiasme, Aleck, tu es une femme supérieure entre toutes! Je ne saurais me mesurer à toi. Je ne pourrai jamais apprendre à sonder tes pensées profondes. Et je croyais pouvoir critiquer tes façons de faire! Moi? J’aurais bien dû penser que tu savais ce que tu faisais et que tu préparais quelque chose de grandiose! Pardonne-moi, et maintenant, comme je brûle d’apprendre les détails, parle... je ne te critiquerai plus de ma vie.
Sa femme, heureuse et flattée, approcha ses lèvres de l’oreille de Sally et chuchota le nom d’un prince régnant. Il en perdit la respiration et son visage se colora...
—Ciel! s’écria-t-il. Il a une maison de jeux, une potence, un évêque, une cathédrale... tout cela à lui! Il perçoit des droits de douane, c’est la plus select principauté d’Europe. Il n’y a pas beaucoup de territoire, mais ce qu’il y a est suffisant. Il est souverain, c’est l’essentiel, les territoires ne signifient rien...
Aleck le considérait avec des yeux brillants. Elle se sentait profondément heureuse. Elle dit:
—Pense, Sally, c’est une famille qui ne s’est jamais alliée hors des Maisons royales ou impériales d’Europe: nos petits-enfants s’assiéront sur des trônes.
—Il n’y a rien de plus certain dans le ciel ni sur la terre, Aleck, et ils tiendront des sceptres aussi, avec autant d’aisance, de naturel, de nonchalance que moi ma canne de jonc. C’est une grande, une merveilleuse affaire, Aleck. Est-il bien pris au moins? Ne peut-il nous faire faux-bond? Tu le tiens?
—N’aie pas peur. Repose-toi sur moi pour cela. Il est attaché, il a les mains liées, il est notre débiteur. Il est à nous, corps et âme. Mais occupons-nous du second prétendant.
—Qui est-ce, Aleck?
—Son Altesse Royale Sigismond-Sigfried Lauenfeld Dinkespiel Schwartzenberg-Blutwurst, grand duc héréditaire de Katzenyammer.
—Non! Tu veux plaisanter?
—Il s’agit de lui; aussi vrai que je suis là devant toi. Je t’en donne ma parole.
Sally restait suffoqué de surprise. Il saisit les mains de sa femme et les pressa longtemps entre les siennes.
Enfin, il reprit avec enthousiasme:
—Comme tout cela est merveilleux et étonnant! Voici maintenant que nous allons faire régner nos descendants sur la plus ancienne des trois cent soixante-quatre principautés allemandes et sur l’une des trois ou quatre à qui Bismarck laissa une indépendance relative en fondant l’unité de l’Empire! Je connais cette petite capitale. Ils ont un fort et une armée permanente; de l’infanterie et de la cavalerie; trois hommes et un cheval. Aleck, nous avons longuement attendu, nous avons souvent été déçus et avons dû différer nos projets, mais maintenant Dieu sait que je suis pleinement, parfaitement, absolument heureux! Heureux, envers toi, ma chérie, qui as préparé ce beau triomphe. A quand la cérémonie?
—Dimanche prochain.
—Bien. Nous allons donner à ce double mariage un éclat incomparable. Ce n’est que convenable étant donné le prestige des fiancés. Maintenant, autant que je peux savoir, il n’y a qu’une forme de mariage qui soit exclusivement royale, c’est la forme morganatique... Sera-ce un mariage morganatique?
—Que veut dire ce mot, Sally?
—Je ne sais pas, mais ce que je sais, c’est qu’il ne s’emploie qu’au sujet des unions des rois ou des princes...
—Alors, ce sera morganatique. Bien mieux, je l’exigerai. Il y aura un mariage morganatique ou point.
—Bravo! Aleck. Voilà tout arrangé! s’écria Sally en se frottant les mains. Ce sera la première cérémonie de ce genre en Amérique. Tout New-York en sera malade.
... Les deux époux retombèrent dans le silence, tout occupés chacun à part eux à parcourir l’Europe en invitant les têtes couronnées et leurs familles aux merveilleuses fêtes qu’ils allaient donner pour les noces de leurs filles.
VIII
Durant trois jours, les Foster ne vécurent plus que dans les nuages. Ils n’étaient plus que très vaguement conscients des choses et des gens qui les entouraient. Ils voyaient les objets confusément, comme au travers d’un voile. Leurs âmes étaient demeurées au pays des rêves et ne savaient plus revenir au monde des réalités. Ils n’entendaient pas toujours les paroles qu’on leur adressait et quand ils entendaient, très souvent ils ne comprenaient pas. Alors ils répondaient très vaguement ou à côté. A son magasin, Sally vendit des étoffes au poids, du sucre au mètre et donnait du savon quand on lui demandait des bougies. A la maison, Aleck mettait son chat dans l’armoire et offrait du lait à une chaise. Tous ceux qui les approchaient étaient étonnés et s’en allaient en murmurant: «Qu’est-ce que les Foster peuvent donc avoir?»
Trois jours. Puis les événements se précipitèrent. Les choses avaient pris une tournure favorable et pendant quarante-huit heures l’imaginaire coup d’audace d’Aleck parut tout près de réussir. Les valeurs montaient en bourse. Encore un point! Encore un autre! Elles eurent cinq points de surplus! Elles en eurent quinze! Elles en eurent vingt!!!
Aleck faisait plus que doubler ses innombrables millions. Elle dépassait quatre milliards. Et les agents de change imaginaires lui téléphonaient sans trêve: Vendez! Vendez! Pour l’amour du Ciel, vendez maintenant!
Elle apporta ces splendides nouvelles à son mari et lui aussi s’écria: «Vends, vends vite maintenant! Oh! ne te laisse pas affoler, n’attends plus! Vends! Vends!»
Mais elle ne voulut rien entendre. Elle opposa à toutes les objurgations sa volonté et déclara qu’elle voulait encore cinq points de plus-value.
Cette obstination lui fut fatale. Le lendemain même survint la fameuse débâcle, la débâcle unique, historique, la débâcle. Tout Wall-Street fut ruiné. Des multimillionnaires mendièrent leur pain. Aleck tint bravement tête à l’orage et tâcha de dominer la panique aussi longtemps que possible, mais à la fin elle fut impuissante à conjurer le désastre et ses agents imaginaires lui télégraphièrent qu’il ne lui restait rien. Alors, mais seulement alors, son énergie toute virile l’abandonna et elle redevint une faible femme. Elle passa les bras autour du cou de son mari et dit en pleurant:
—Je suis coupable, impardonnable! Je ne puis le supporter. Nous sommes pauvres. Pauvres! Et moi je suis si malheureuse! Les noces de nos filles ne se feront pas! Tout est fini! Nous ne saurions même plus acheter le dentiste, maintenant!
Sally avait sur les lèvres un amer reproche: «Je t’avais priée de vendre!» mais il se contint, il ne se sentit pas le courage de dire des choses dures à sa pauvre femme brisée et repentante. Au contraire, une noble pensée lui vint et il dit:
—Courage, mon Aleck! Tout n’est pas perdu. En réalité, tu n’as pas risqué un sou de l’héritage, mais tu as seulement beaucoup gagné et beaucoup perdu en opérations fictives. Courage! Les trente mille dollars nous restent, ils sont intacts. Et ton incomparable jugement financier aidé de l’expérience acquise nous aura bientôt rendu aussi riches qu’auparavant! Pense à ce que tu seras capable de faire dès maintenant! Les mariages ne sont pas impossibles, ils sont simplement remis.
Ce furent paroles bénies. Aleck en reconnut la vérité et elle releva la tête, ses larmes cessèrent et elle sentit une nouvelle et noble ardeur envahir son âme. D’une voix presque joyeuse et sur un ton prophétique, elle s’écria:
—En tout cas, je proclame...
Un coup frappé à la porte l’interrompit. C’était le propriétaire et directeur du Sagamore. Il avait dû venir voir un parent éloigné qui était près de sa fin et, pour ne pas oublier ses intérêts malgré son chagrin, il était venu frapper à la porte des Foster qui s’étaient trouvés tellement absorbés en d’autres préoccupations qu’ils avaient négligé de payer leur abonnement depuis quatre ans. Ils devaient six dollars.
Nul visiteur ne pouvait être accueilli avec plus de joie. Il allait pouvoir dire tout ce qui concernait l’oncle Tilbury et l’état de sa santé. Naturellement, les Foster ne voulaient ni ne pouvaient lui poser à ce sujet aucune question directe... sous peine de manquer à leur engagement sacré; mais ils pouvaient tâcher d’amener la conversation tout près du sujet brûlant et espérer d’obtenir quelque renseignement spontané. Tout d’abord, cela n’amena aucun résultat. L’esprit obtus du journaliste ne se rendit compte de rien, mais, à la fin de la visite, le hasard fit ce que la ruse n’avait pas su provoquer. Pour illustrer une affirmation qui avait sans doute besoin de ce soin, le directeur du Sagamore s’écria:
—Terre du ciel, c’est juste, comme disait Tilbury Foster.
Ce nom fit tressauter les Foster. Le journaliste s’en aperçut et dit en s’excusant:
—Je vous demande pardon. Je ne mettais aucune mauvaise intention dans cette phrase, je vous assure. Un parent peut-être?
Sally rassembla tout son courage et, arrivant à se dominer par un grand effort, il répondit d’un ton indifférent:
—Un parent... eh bien... non, pas que je sache, mais nous avons entendu parler de lui.
Le directeur, heureux de n’avoir pas blessé un abonné, reprit contenance. Sally ajouta:
—Est-il... se porte-t-il bien?
—Bien! Dieu vous bénisse! Il est en enfer depuis cinq ans!
Les Foster tressailliront de douleur, mais il leur sembla que c’était de joie.
Sally reprit:
—Ah bien! telle est la vie... nous devons tous la quitter, les riches aussi bien que les autres!
Le directeur se mit à rire:
—N’y comprenez pas Tilbury, dit-il; il est mort sans le sou. Il a été enterré aux frais de la commune.
Les Foster demeurèrent pétrifiés pendant deux minutes. Alors, la face toute blanche, Sally reprit d’une voix faible:
—Est-ce vrai? Êtes-vous sûr que ce soit vrai?
—Certes! J’ai été obligé de m’occuper des formalités, parce que Tilbury—qui n’avait pour tout bien qu’une brouette—me l’avait léguée. Et notez que cette brouette n’avait plus de roue. De plus, cela m’a obligé à écrire une sorte d’article nécrologique sur le défunt, mais la composition de cet article fut détruite parce que...
Les Foster n’écoutaient plus. Ils en avaient assez; ils n’avaient plus besoin de renseignements; ils ne pouvaient en supporter davantage. Ils restaient là, la tête penchée, morts à toute chose, sauf à leur souffrance aiguë.
Une heure après, ils étaient toujours à la même place, leurs têtes baissées, silencieux. Leur visiteur était parti depuis longtemps, sans qu’ils y eussent prêté la moindre attention. De temps à autre ils hochaient la tête à la façon des vieillards, d’une manière dolente et chagrine, puis ils se mirent à bavarder d’une manière puérile et à prononcer des paroles sans suite. Par moments ils retombaient dans leur silence profond... Ils semblaient avoir oublié tout le monde extérieur. Quelquefois, aux moments où ils rompaient le silence, ils avaient une vague conscience d’avoir été frappés par une grande douleur et alors ils se caressaient mutuellement les mains en signe de compassion réciproque et comme pour se dire l’un à l’autre: «Je suis près de toi, je ne t’oublie pas. Nous supporterons le malheur ensemble. Quelque part il doit y avoir le repos et l’oubli, quelque part nous trouverons la paix et le sommeil; sois patient, ce ne sera plus bien long.»
Ils vécurent encore deux ans, perdus dans la même nuit de la pensée, dans les mêmes rêves vagues et chagrins et presque toujours silencieux. Enfin, ils moururent tous deux le même jour.
Quelques semaines avant cette heureuse délivrance, une lueur de conscience revint au cerveau ruiné de Sally et il dit:
—De grandes richesses acquises tout d’un coup et sans peine ne sont que duperie. Elles ne nous ont pas rendus meilleurs, mais nous ont donné la fièvre des plaisirs. Et pour elles nous avons renoncé à notre simple, douce et heureuse existence... Que cela serve d’avertissement aux autres!
Il s’arrêta et ferma les yeux. Alors, comme la douleur envahissait de nouveau son âme et qu’il retombait dans l’inconscience, il murmura:
—L’argent l’avait rendu misérable et il s’est vengé sur nous qui ne lui avions rien fait. Voilà ce qu’il voulait. Il ne nous a laissé que trente mille dollars afin que nous soyons tentés d’augmenter cet argent en spéculant et par là il voulait ruiner nos âmes. Sans qu’il lui en coûtât plus, il aurait pu nous laisser une bien plus grosse somme, de façon que nous n’aurions pas été tentés de l’augmenter et s’il avait été moins méchant, c’est ce qu’il aurait fait, mais il n’y avait en lui aucune générosité, aucune pitié, aucune.
LE PASSEPORT RUSSE
I
Une grande salle d’hôtel dans la Friedrichstrasse à Berlin, vers le milieu de l’après-midi. Autour d’une centaine de tables rondes, les habitués attablés fument et boivent en causant. Partout voltigent des garçons en tabliers blancs portant de grands bocks mousseux.
A une table tout près de l’entrée principale, une demi-douzaine de joyeux jeunes gens—des étudiants américains—se sont réunis une dernière fois avec un de leurs camarades qui venait de passer quelques jours dans la capitale allemande.
—Mais pourquoi voulez-vous couper net au beau milieu de votre voyage, Parrish? demanda un des étudiants. Je voudrais bien avoir votre chance. Pourquoi voulez-vous retourner chez vous?
—Oui, dit un autre, c’est bien une drôle d’idée. Il vous faut nous expliquer ça, voyez-vous, parce que cela ressemble bien à un coup de folie. Nostalgie?
Le frais visage de Parrish rougit comme celui d’une jeune fille, et, après un instant d’hésitation, il confessa qu’en effet de là venait son mal.
—C’est la première fois que je quitte la maison, dit-il, et chaque jour je me trouve de plus en plus seul. Pendant de longues semaines je n’ai pas vu un seul ami, et c’est trop affreux. Je voulais tenir bon, jusqu’au bout, par amour-propre. Mais après vous avoir rencontrés, camarades, c’en est trop, je ne pourrais pas poursuivre mon chemin. Votre compagnie a fait pour moi un vrai paradis de cette ville, et maintenant je ne peux pas reprendre mon vagabondage solitaire. Si j’avais quelqu’un avec moi... mais je n’ai personne, voyez-vous, alors ce n’est pas la peine.
On m’appelait «poule mouillée» quand j’étais petit—et peut-être le suis-je encore—efféminé et timoré, et tout ce qui s’en suit. J’aurais bien dû être une fille! Je ne peux pas y tenir; décidément je m’en retourne.
Ses camarades le raillèrent avec bienveillance, lui disant qu’il faisait la plus grande sottise de sa vie; et l’un d’eux ajouta qu’il devrait au moins voir Saint-Pétersbourg avant de s’en retourner.
—Taisez-vous, s’écria Parrish d’un ton suppliant. C’était mon plus beau rêve, et je dois l’abandonner. Ne me dites pas un mot de plus à ce sujet, car je suis changeant comme un nuage et je ne puis résister à la moindre force de persuasion. Je ne peux pas y aller seul; je crois que je mourrais. Il frappa la poche de son veston et ajouta:
—Voici ma sauvegarde contre un changement d’idée; j’ai acheté mon billet de wagon-lit pour Paris et je pars ce soir. Buvons encore un coup, camarades, à la patrie!
Les jeunes gens se dirent adieu, et Alfred Parrish fut abandonné à ses pensées et à sa solitude. Mais seulement pour un instant... car un monsieur d’âge mûr, aux allures brusques et décidées, avec ce maintien suffisant et convaincu que donne une éducation militaire, se leva avec empressement de la table voisine, s’assit en face de Parrish et se mit à causer d’un air profondément intéressé et entendu. Ses yeux, son visage, toute sa personne, toute son attitude dénotaient une énergie concentrée.
Il paraissait plein de force motrice à haute pression. Il étendit une main franche et large, secoua cordialement celle de Parrish et dit avec une ardente conviction:
—Ah, mais non, il ne faut pas, vraiment, il ne faut pas! Ce serait la plus grande faute du monde. Vous le regretteriez toujours. Laissez-vous persuader, je vous en prie; n’y renoncez pas—oh! non!
Ces paroles avaient une allure tellement sincère, que les esprits abattus du jeune homme en furent tout relevés, une légère humidité se trahit dans ses yeux, confession involontaire de sa reconnaissance émue. L’étranger eut vite noté cet indice et, fort satisfait d’une telle réponse, poursuivit son but sans attendre des paroles.
—Non, ne faites pas cela, ce serait trop dommage. J’ai entendu ce que vous avez dit—vous me pardonnerez cette indiscrétion—j’étais si près que je n’ai pu m’empêcher. Et je suis tourmenté à la pensée que vous allez couper court à votre voyage, quand au fond vous désirez tant voir Saint-Pétersbourg, et que vous en êtes pour ainsi dire à deux pas! Réfléchissez encore; ah, vous devez y réfléchir. La distance est si courte—ce sera bientôt fait, vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer—et quel monde de beaux souvenirs vous en rapporterez!
Puis il se mit à faire des descriptions enthousiastes de la capitale russe et de ses merveilles, en sorte que l’eau en vint à la bouche d’Alfred Parrish, et que toute son âme frémit d’un irrésistible désir.
—Mais il faut absolument que vous voyiez Saint-Pétersbourg—il le faut! mais, ce sera un enchantement pour vous, un véritable enchantement! je puis bien vous le dire, moi, car je connais la ville aussi bien que je connais mon village natal, là-bas en Amérique. Dix ans, dix ans j’y ai vécu. Demandez à qui vous voudrez; on vous le dira, tout le monde me connaît. Major Jackson. Les chiens eux-mêmes me connaissent. Allez-y, oh! il n’y a pas à hésiter. Croyez-moi.
Alfred Parrish était tout vibrant d’ardeur et de joie maintenant. Son visage l’exprimait plus clairement que sa langue ne l’aurait pu.
Puis... l’ombre obscurcit de nouveau son front et il dit-tristement:
—Oh! non. Ce n’est pas la peine. Je ne pourrais pas. Je mourrais de solitude.
Le major s’écria avec étonnement:
—Solitude! mais j’y vais avec vous!
C’était là un coup bien inattendu. Et pas tout à fait satisfaisant. Les choses marchaient trop vite. Était-ce un guet-apens? Cet étranger était-il un filou? Sinon, pourquoi porterait-il gratuitement tant d’intérêt à un jeune garçon errant et inconnu? Mais un simple coup d’œil jeté à la physionomie franche, joviale et ouverte du major rendit Alfred tout honteux; il se demanda comment il pourrait bien se tirer de cet embarras sans blesser les bons sentiments de son interlocuteur. Mais il n’était pas des plus adroits en diplomatie et il aborda la difficulté avec le sentiment gênant de sa faiblesse et de sa timidité. Il dit avec une effusion de modestie un peu exagérée:
—Oh! non! non, vous êtes trop bon; je ne pourrais pas... Je ne vous permettrai jamais de vous causer un tel dérangement pour...
—Dérangement? Pas le moins du monde, mon garçon; j’étais déjà décidé à partir ce soir. Je prends l’express de neuf heures. Venez donc! nous voyagerons ensemble. Vous ne vous ennuierez pas une seconde, je vous le garantis. Allons... c’est entendu!
Son unique excuse était donc perdue. Que faire maintenant? Parrish était interloqué, découragé; il lui sembla qu’aucun subterfuge de sa pauvre invention ne pourrait jamais le libérer de ces ennuis. Cependant il sentait qu’il devait faire un autre effort, et il le fit.
Dès qu’il eut trouvé sa nouvelle excuse, il reconnut qu’elle était indiscutable.
—Ah! mais malheureusement le sort est contre moi, et c’est impossible. Voyez ceci... et il sortit ses billets et les posa sur la table. Je suis en règle pour jusqu’à Paris et naturellement, je ne pourrais pas faire changer pour Saint-Pétersbourg tous mes billets et coupons de bagages. Je serais obligé de perdre de l’argent. Et si je pouvais me payer la fantaisie de laisser perdre cet argent, je me trouverais bien à court pour acheter un nouveau billet—car voici tout l’argent que je possède ici—et il posa sur la table un billet de banque de cinq cents marks.
En un clin d’œil le major saisit les billets et les coupons et fut sur pied, s’écriant avec enthousiasme:
—Bon! c’est parfait, et tout ira pour le mieux. On changera volontiers tous ces petits papiers, pour moi; on me connaît partout. Tout le monde me connaît. Ne bougez pas de votre coin. Je reviens tout de suite. Puis il mit la main aussi sur le billet de banque. Je vais prendre ça, il se pourrait qu’il y ait quelques petites choses de plus à payer pour les nouveaux billets.
Et le bonhomme partit à toutes jambes.
II
Alfred Parrish resta paralysé. Ce coup avait été tellement soudain! Tellement soudain, audacieux, incroyable, impossible... Sa bouche resta entr’ouverte, mais sa langue ne voulait plus remuer; il essaya de crier: «Arrêtez-le!» mais ses poumons étaient vides. Il voulut s’élancer à la poursuite de l’étranger, mais ses jambes ne pouvaient que trembler; puis, elles fléchirent tout à fait, et il s’affaissa sur sa chaise. Sa gorge était sèche, il suffoquait et gémissait de désespoir, sa tête n’était plus qu’un tourbillon. Que devait-il faire? Il ne savait pas. Une chose lui paraissait claire, cependant: il devait prendre son courage à deux mains et tâcher de rattraper cet homme. Le filou ne pourrait naturellement pas se faire rendre l’argent des billets; mais les jetterait-il, ces bouts de papier? Non certes; il irait sans doute à la gare, et trouverait à les revendre à moitié prix. Et aujourd’hui même, car ils seraient sans valeur demain, selon la loi allemande.
Ces réflexions lui rendirent l’espoir et la force, il se leva et partit. Mais il ne fit qu’un ou deux pas et, soudain, il se trouva mal et retourna en trébuchant à sa chaise, saisi d’une affreuse crainte que son léger mouvement n’eût été remarqué. Car les derniers bocks de bière avaient été à son compte et n’étaient pas payés; or, le pauvre garçon n’avait pas un pfennig... Il était donc prisonnier... Dieu sait tout ce qui pourrait lui arriver s’il tentait de quitter sa place! Il se sentit effrayé, écrasé, anéanti; et il ne possédait même pas assez bien son allemand pour expliquer son cas et demander un peu de secours et d’indulgence.
Comment donc avait-il pu être si nigaud? Quelle folie l’avait poussé à écouter les discours d’un homme qui cependant se montrait, avec toute évidence, un aventurier de la pire espèce? Et voilà le garçon qui s’approche! Il disparut, en tremblant, derrière son journal. Le garçon passa. Alfred poussa un soupir de soulagement et de reconnaissance. Les aiguilles de l’horloge paraissaient immobiles, mais il ne pouvait en détacher ses yeux.
Dix minutes s’écoulèrent lentement. Encore le garçon! Nouvelle disparition derrière le journal. Le garçon s’arrêta—quelques minutes d’angoisse!... puis s’éloigna.
Dix autres minutes de désespoir et le garçon revint encore. Cette fois il essuya la table et mit au moins un mois à le faire; puis il s’arrêta et attendit au moins deux mois, avant de s’en aller.
Parrish sentait bien qu’il ne pourrait supporter une autre de ces visites. Il devait jouer sa dernière carte, et courir les risques. Il fallait jouer le grand jeu. Il fallait s’enfuir. Mais le garçon rôda autour du voisinage pendant cinq minutes... ces cinq minutes furent des semaines et des mois pour Parrish qui le suivait d’un œil craintif, et sentait toutes les infirmités de la vieillesse se glisser en lui, et ses cheveux en devenir tout blancs.
Enfin, le dernier garçon s’éloigna... s’arrêta à une table, ramassa la monnaie, poursuivit vers une autre table, ramassa encore la monnaie, puis vers une autre... l’œil furtif de Parrish continuellement rivé sur lui, son cœur palpitant et bondissant, sa respiration haletante, en soubresauts d’anxiété mêlée d’espoir.
Le garçon s’arrêta de nouveau pour prendre la monnaie, et Parrish se dit alors: Voici le moment ou jamais! et se leva pour gagner la porte. Un pas... deux pas... trois... quatre... il approchait de la sortie... cinq... ses jambes flageolaient... quel était ce pas rapide, derrière lui? oh! son cœur, comme il battait!... six, sept... bientôt il serait libre?... huit, neuf, dix... oui, quelqu’un le poursuivait! Il tourna l’angle, et il allait prendre ses jambes à son cou, quand une main lourde s’abattit sur son épaule, et toute force l’abandonna.
C’était le major. Il ne posa pas une question, il ne montra pas la moindre surprise. Il dit, de son ton jovial et dégagé:
—Le diable emporte ces gens, ils m’ont attardé. C’est pourquoi je suis resté si longtemps. L’employé du guichet avait été changé; il ne me connaissait pas, et refusa de faire l’échange parce que ce n’était pas selon les règles; alors, il m’a fallu dénicher mon vieil ami, le Grand-Mogol... le chef de gare, vous comprenez..., oh! ici, fiacre!... montez, Parrish!... consulat russe, cocher, et vivement!... Je disais donc que tout cela m’a bien pris du temps. Mais tout va bien, maintenant, c’est parfait; vos bagages ont été reposés, enregistrés, étiquetés, billets de voyage et de wagon-lit changés, et j’en ai tous les documents dans ma poche. L’argent aussi. Je vous le tiens en sûreté. Allez donc, cocher, allez donc; qu’elles ne s’endorment pas vos bêtes!
Le pauvre Parrish essayait vainement de placer un mot, tandis que le fiacre s’éloignait à toute vitesse du café où il venait de passer un si mauvais quart d’heure, et lorsqu’enfin il parvint à ouvrir la bouche, ce fut pour annoncer son intention de retourner tout de suite pour payer sa petite dette.
—Oh! ne vous tracassez pas de cela, dit le major, placidement. Ça va bien, allez, ils me connaissent—tout le monde me connaît—je réglerai ça la prochaine fois que je serai à Berlin. Plus vite, cocher, plus vite! Nous n’avons pas de temps à perdre maintenant.
Ils arrivèrent au consulat russe un instant après la fermeture du bureau; le major entra précipitamment. Il n’y avait plus qu’un jeune clerc. Le major passa sa carte et demanda, en russe:
—Voulez-vous avoir la bonté de viser ce passeport pour Saint-Pétersbourg, au nom de ce jeune homme, et aussi rapidement que...
—Pardon, Monsieur, mais je ne suis pas autorisé, et le consul vient de partir.
—Partir, où?
—A la campagne où il demeure.
—Et il reviendra...
—Demain matin.
—Mille tonnerres! oh! bien, dites donc, je suis le major Jackson, il me connaît, tout le monde me connaît. Visez-le vous-même; vous direz au consul que le major Jackson vous a commandé de le faire. Tout ira bien.
Mais ce cas de désobéissance aux lois établies aurait été absolument fatal au jeune employé. Le clerc ne voulut pas se laisser persuader. Il faillit s’évanouir à cette idée.
—Eh bien, alors, je vais vous dire, s’écria le major. Voici les timbres et le pourboire. Faites-le viser sans faute, demain matin, et envoyez-le par courrier.
Le clerc dit d’un air de doute:
—Mais... enfin, peut-être qu’il le fera, et dans ce cas...
—Peut-être? mais certainement! Il me connaît... tout le monde me connaît!
—Très bien, dit le clerc, je vous ferai la commission. Il avait l’air tout interloqué et en quelque sorte subjugué; il ajouta timidement:
—Mais... mais... vous savez que vous le devancerez de vingt-quatre heures à la frontière. Il n’y a aucun accommodement pour une si longue attente.
—Qui parle d’attendre? pas moi, quand le diable y serait.
Le clerc demeura un instant paralysé, puis il dit:
—Certes, monsieur, vous ne voulez pas qu’on vous l’envoie à Saint-Pétersbourg?
—Et pourquoi pas?
—Tandis que son propriétaire rôderait autour des frontières à vingt-cinq lieues de là?
—Rôder!—Sacrebleu! qui vous a dit qu’il devra rôder?
—Mais vous n’ignorez pas, je pense, qu’on l’arrêtera à la frontière s’il n’a pas de passeport.
—Jamais de la vie! l’inspecteur en chef me connaît... comme tout le monde. Je me charge du jeune homme. Je suis responsable de lui. Envoyez le papier tout droit à Saint-Pétersbourg... hôtel de l’Europe, aux soins du major Jackson: dites au consul de ne pas se tourmenter, je prends tous les risques sur moi.
Le clerc hésita, puis risqua un dernier argument:
—Vous devez bien noter, monsieur, que ces risques sont particulièrement sérieux en ce moment. Le nouvel édit est en vigueur et...
—Quel est-il?
—Dix ans de Sibérie pour quiconque se trouve en Russie sans passeport.
—Hum... damnation! Il dit ce mot en anglais, car la langue russe est pauvre lorsqu’il s’agit d’exprimer brièvement ses sentiments. Après avoir réfléchi profondément, il se secoua, et résuma l’entretien, avec une brusque et insouciante bonhomie:
—Oh! ça va bien, allez! adressez à Saint-Pétersbourg, arrive que pourra! J’arrangerai ça, moi. On me connaît partout... Toutes les autorités... tout le monde.
III
Il se trouva que le major était un adorable compagnon de voyage, et le jeune Parrish en fut charmé. Ses paroles et ses traits d’esprit étaient comme des rayons de soleil et des lueurs d’arc-en-ciel, animant tout son entourage, le transportant en une atmosphère de gaîté et d’insouciante joie; et puis, il était plein de petites attentions, de manières accommodantes; il savait à la perfection la bonne manière de faire les choses, le moment propice, et le meilleur moyen.
Le long voyage fut donc un beau rêve, un conte de fée, pour le jeune garçon qui avait passé de si longues et monotones semaines de nostalgie. Enfin, lorsque les deux voyageurs approchèrent de la frontière, Parrish dit quelque chose à propos de passeport; puis il tressaillit comme au souvenir d’une chose désagréable, et ajouta:
—Mais, j’y songe, je ne me souviens pas que vous ayez rapporté mon passeport du consulat. Mais vous l’avez bien, n’est-ce pas?
—Non. Il viendra par courrier, dit le major, tout tranquillement.
—Il... il... vient par... courrier! suffoqua Parrish; et toutes les terribles choses qu’il avait entendu raconter à propos des désastres et des horreurs subies par les visiteurs sans passeport, en Russie, se présentèrent à son esprit épouvanté, et il en pâlit jusqu’aux lèvres. Oh! major... oh! mon Dieu, que m’arrive-t-il maintenant! Comment avez-vous pu faire une chose pareille?
Le major passa une main caressante sur l’épaule du jeune homme et dit:
—Voyons, voyons, ne vous tourmentez donc pas, mon garçon, ne vous tourmentez pas un brin. C’est moi qui prend soin de vous et je ne permettrai pas qu’il vous arrive malheur. L’inspecteur en chef me connaît, et je lui expliquerai la chose, et tout ira pour le mieux, vous verrez. Allons, ne vous faites pas le moindre souci... Je vous ferai marcher tout cela sur des roulettes.
Alfred tremblait de tous ses membres, et il se sentait un grand poids sur le cœur, mais il fit tout ce qu’il put pour dissimuler son angoisse et répondre avec quelque courage aux paroles bienveillantes et rassurantes du major.
A la frontière, il descendit, se tint parmi la grande foule et attendit, dans une inquiétude profonde, tandis que le major se frayait un chemin à travers la multitude pour aller «tout expliquer à l’inspecteur en chef». L’attente lui parut cruellement longue, mais, enfin, le major revint. Il s’écria jovialement.
—Il y a un nouvel inspecteur, et, le diable l’emporte, je ne le connais pas!
Alfred s’effondra contre une pile de malles, en gémissant:
—Oh! mon Dieu, mon Dieu, j’aurais dû le prévoir! et il s’affaissait mollement par terre, mais son compagnon le retint d’un bras vigoureux, l’assit sur un grand coffre et, s’approchant de lui, murmura à son oreille:
—Ne vous tourmentez pas, mon petit, allons! Tout ira bien; ayez seulement confiance en moi. Le sous-inspecteur est très myope. Je le sais, je l’ai observé. Voici comment nous allons faire: Je vais aller faire contrôler mon passeport, puis je vous attendrai là-bas, près de cette grille, où vous voyez ces paysans avec leurs malles. Quand je vous verrai, je viendrai m’appuyer tout contre la grille pour vous glisser mon passeport entre les barreaux. Alors, vous vous pousserez dans la foule, et vous présenterez le papier au passage, avec entière confiance en la Providence qui a envoyé ce brave myope pour nous sauver. Allons, n’ayez pas peur.
—Mais, oh! mon Dieu, mon Dieu, votre description et la mienne ne se ressemblent pas plus que...
—Oh! bah, ça n’a pas d’importance... différence entre cinquante et un et dix-neuf ans... juste imperceptible à mon cher myope. Ne vous faites pas de bile, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Dix minutes après, Alfred s’avançait en trébuchant vers le train, pâle et prêt à succomber; mais ayant trompé le myope avec le plus grand succès, il était heureux comme un chien perdu qui échappe à la police.
—Je vous le disais bien! s’écria le major, fier et triomphant. J’étais sûr que tout irait bien, pourvu que vous vous confiiez en la Providence, comme un petit enfant faible et candide, et que vous n’essayiez pas d’en faire à votre tête. Cela réussit toujours à merveille.
Depuis la frontière jusqu’à Saint-Pétersbourg, le major s’employa activement à ramener son jeune camarade à la vie, à ranimer sa circulation, à le tirer de son abîme de mélancolie, pour lui faire sentir à nouveau que la vie est une joie, et vaut toujours la peine d’être vécue. Donc, grâce à ces encourageantes admonitions, le jeune homme entra dans la ville, tête haute et fier comme Artaban et fit inscrire son nom sur le registre d’un hôtel. Mais au lieu de lui indiquer sa chambre, le maître-d’hôtel le regarda d’un air entendu, et parut attendre quelque chose. Le major vint promptement à la rescousse et dit jovialement:
—Ça va bien—vous me connaissez—inscrivez-le, je suis responsable.
Le maître d’hôtel prit un air très grave, et secoua la tête. Le major ajouta:
—Oui, tout en règle, le passeport sera ici dans vingt-quatre heures... Il vient par la poste. Voici le mien, et le sien vous sera présenté incessamment.
Le maître-d’hôtel se montra plein de politesse, plein de déférence, mais il demeura ferme. Il dit en bon anglais:
—Vraiment, je suis au désespoir de ne pouvoir vous accommoder, major, et certes, je serais très honoré de pouvoir le faire; mais je n’ai pas le choix, je dois prier ce jeune homme de partir; en fait, je ne pourrais même pas lui permettre de rester un instant dans cette maison.
Parrish commença à chanceler, et fit entendre un sourd gémissement. Le major le saisit et le retint par le bras, et dit au maître d’hôtel d’un ton suppliant:
—Mais voyons, vous me connaissez!... tout le monde me connaît... qu’il reste ici pour cette nuit seulement, et je vous donne ma parole...
Le maître d’hôtel secoua la tête:
—Major, vous me mettez dans une position dangereuse. Vous mettez mon hôtel en danger. J’ai horreur de faire une chose pareille, mais... vraiment, il faut... il faut que j’appelle la police.
—Halte-là! ne faites pas cela. Venez vite, mon garçon, et ne vous tracassez pas... tout s’arrangera le mieux du monde. Holà! cocher, ici! Montez, mon petit. Palais du directeur de la police secrète. Qu’ils galopent, cocher, à bride abattue! Comme le vent! Nous voilà partis, et il n’y a plus à se faire du mauvais sang. Le prince Bossloffsbry me connaît, me connaît comme sa poche. Un seul mot de lui, et nous pouvons tout.
Ils passèrent à travers les rues animées de Saint-Pétersbourg et arrivèrent devant le palais qui était brillamment illuminé. Mais il était huit heures et demie. Le prince était sur le point de se mettre à table, dit la sentinelle, et ne pourrait recevoir personne.
—Mais il me recevra, moi, dit le major, avec conviction, en tendant sa carte. Je suis le major Jackson. Qu’on lui présente ceci, il me connaît.
La carte fut présentée, malgré les protestations des huissiers; puis le major et son protégé attendirent quelque temps dans la salle de réception. Enfin, un domestique vint les avertir, et les conduisit dans un somptueux cabinet particulier, où les attendait le prince pompeusement vêtu, et le front sombre comme un ouragan. Le major expliqua son cas, et supplia qu’il leur fût accordé un délai de vingt-quatre heures pour attendre le passeport.
—Oh! impossible, s’écria le prince en excellent anglais. Je n’aurais jamais cru que vous puissiez faire une chose tellement insensée. Major!... amener ce pauvre jeune homme sans passeport! Je n’en reviens pas! C’est dix ans de Sibérie, sans espoir, ni pardon... soutenez-le! il prend mal!... (car le malheureux Parrish s’affaissait et tombait). Tenez, vite... donnez-lui ceci. Là... buvez encore un peu. Un peu d’eau-de-vie fait du bien, n’est-ce pas, jeune homme? Maintenant cela va mieux, pauvre garçon. Couchez-vous sur le canapé. Comment avez-vous pu être si stupide, major, que de l’amener dans ce piège abominable?
Le major soutint le jeune homme sur son bras vigoureux, posa un coussin sous sa tête, et murmura à son oreille:
—Ayez l’air aussi diablement malade que possible! Pleurez pour tout de bon! Il est touché, voyez-vous, il lui reste un cœur tendre, par là-bas dessous. Tâchez de gémir et dites: «Oh, maman, maman!» Ça le bouleversera, allez, du premier coup.
Parrish allait faire toutes ces choses, d’ailleurs, sans qu’on le lui dise, et par instinct naturel. Par conséquent, ses lamentations se firent promptement entendre, avec une grande et émouvante sincérité. Le major lui dit tout bas:
—Épatant! dites-en encore. La grande Sarah ne ferait pas mieux.
Et grâce à l’éloquence du major et au désespoir du jeune homme, la victoire fut enfin remportée. Le prince capitula en disant:
—Eh bien! je vous fais grâce, bien que vous ayez mérité une leçon bien sévère. Je vous accorde exactement vingt-quatre heures. Si le passeport n’est pas arrivé au bout de ce laps de temps, n’approchez pas de moi, n’espérez rien. C’est la Sibérie sans rémission.
Pendant que le major et le jeune homme se confondaient en remerciements, le prince sonna, et, aux deux soldats qui se présentèrent aussitôt, il ordonna de monter la garde auprès des deux hommes, et de ne pas perdre de vue un instant, durant vingt-quatre heures, le plus jeune. Si, au bout de ce laps de temps, le jeune homme ne pouvait présenter un passeport, il devait être enfermé dans les donjons de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, et tenu à sa disposition.
Les malheureux arrivèrent à l’hôtel avec leurs gardes, dînèrent sous leurs veux, restèrent dans la chambre de Parrish jusqu’à ce que le major, après avoir vainement essayé de ranimer les esprits du dit Parrish, se fût couché et endormi; puis l’un des soldats s’enferma avec le jeune homme, et l’autre s’étendit en travers de la porte, à l’extérieur, et tomba dans un profond sommeil.
Mais Alfred Parrish ne put en faire autant. Dès l’instant où il se trouva seul en face du lugubre soldat et du silence imposant, sa gaieté, tout artificielle, s’évanouit, son courage forcé s’affaissa et son pauvre petit cœur se serra, se recroquevilla comme un raisin sec. En trente minutes, il avait sombré et touché le fond; la douleur, le désespoir, l’épouvante ne pouvaient le posséder plus profondément. Son lit? Les lits n’étaient pas pour les désespérés, les damnés! Dormir! Il ne ressemblait pas aux enfants hébreux qui pouvaient dormir au milieu du feu! Il ne pouvait que marcher de long en large, sans cesse, sans cesse, dans sa petite chambre. Non seulement il le pouvait, mais il le fallait. Il gémissait et pleurait, frissonnait et priait, tour à tour et tout à la fois.
Enfin, brisé de douleur, il écrivit ses dernières volontés, et se prépara, aussi bien qu’il était en son pouvoir, à subir sa destinée. Et, en dernier lieu, il écrivit une lettre:
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