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Le Legs de 30.000 dollars et autres contes

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Hartford, le 19 mars 1875.

«Je vous prie de n’user de mon nom d’aucune façon. Veuillez même ne pas divulguer le fait que je possède une machine à écrire. Je ne m’en sers du reste plus du tout, car je ne pouvais écrire une seule lettre avec cette machine sans recevoir par retour du courrier la plus instante prière de décrire ma machine, de dire quels progrès j’avais fait dans son maniement, etc, etc. Je n’aime pas à écrire des lettres, par conséquent je ne désire pas que l’on sache que je possède ce petit objet de curiosité.»

«Mark Twain.»

Avec cette vieille lettre se trouvait une note me demandant si la signature était authentique et s’il était vrai que j’eusse une machine à écrire en ma possession en 1875.

... Eh bien, la meilleure réponse que je puisse faire à cette demande se trouve dans le chapitre que voici de mon autobiographie inédite:

 

Villa Quarto, Florence, janvier 1904.

Dicter une autobiographie à une dactylographe est chose toute nouvelle pour moi, mais cela marche très bien, cela épargne du temps et de la peine.

J’avais déjà dicté à une dactylographe, mais ce n’était pas une autobiographie... et entre cette première expérience et celle que je fais aujourd’hui, il y a une distance... oh, oui, il y a bien trente ans! Une vie! Durant cette longue période il est arrivé beaucoup de choses, aussi bien aux machines à écrire qu’à nous tous. Au début de cette période, une machine à écrire était une curiosité. La personne qui en possédait une était une curiosité aussi. Mais maintenant, c’est le contraire, c’est qui n’en a pas qui est une curiosité. La première fois que je vis une machine à écrire, ce devait être... voyons... ce devait être en 1873... car Nasby était avec moi et c’était à Boston. Or nous ne pouvions nous trouver à Boston ensemble que pour une tournée de conférences et, d’autre part, je sais que je n’ai pas fait de tournée de conférences après 1873.

Mais n’importe, n’importe! Nasby et moi vîmes la machine dans une vitrine; nous entrâmes et le marchand nous en expliqua le mécanisme, nous montra ce qu’elle pouvait faire et nous assura qu’on pouvait arriver à écrire cinquante-sept mots à la minute. Il me faut confesser franchement que nous n’en crûmes pas un mot. Mais sa dactylographe se mit à travailler devant nous et nous nous mîmes en devoir de chronométrer son travail. Or, en fait, il fallut bien l’avouer: elle fit cinquante-sept mots en soixante secondes. Notre conviction commençait à être ébranlée, mais nous dîmes qu’elle ne referait pas le même tour de force. Cependant elle recommença... nous eûmes beau chronométrer avec soin, le résultat fut toujours le même. Elle écrivait sur d’étroites bandes de papier et à la fin de l’entrevue nous emportâmes ces échantillons, pour les montrer à nos amis. La machine coûtait 125 dollars. J’en achetai une et nous partîmes fort excités.

De retour à l’hôtel, nous examinâmes les feuilles de papier et fûmes un peu désappointés en nous apercevant que les mêmes mots revenaient toujours. La jeune dactylographe avait gagné du temps en répétant constamment une courte phrase qu’elle savait par cœur. Malgré cela, il nous sembla—avec une certaine apparence de raison—qu’il était possible de comparer une débutante dactylographe avec un débutant au billard: dans les deux cas, on ne pouvait s’attendre à ce qu’une personne non exercée fît de grandes prouesses. Si donc, pour le jeu de billard, il était juste d’abandonner le tiers ou la moitié des points à un débutant, on pouvait dire qu’à la machine à écrire—si la pratique s’en répandait—un expert arriverait forcément à aller deux fois plus vite que notre jeune dactylographe. Nous pensions qu’on ferait plus tard cent mots à la minute, et je vois que ces prévisions se sont largement réalisées.

Chez moi, je tapotai la machine et m’amusai à écrire et récrire: «Le jeune homme resta accroché aux bastingages», jusqu’à ce que je fusse capable de reproduire ce court récit à raison de douze mots à la minute. Mais je me servais d’une plume pour les affaires sérieuses, je ne me mettais à la machine que pour étonner les visiteurs curieux. Je leur fournis généreusement des rames de papier contenant l’histoire en sept mots du jeune homme accroché aux bastingages.

Quelque temps après, je pris une jeune dactylographe et essayai de dicter quelques lettres. La machine ne possédait pas les majuscules et les minuscules comme celles d’aujourd’hui, mais seulement les majuscules, qui étaient gothiques et laides. Je me rappelle très bien la première lettre que je dictai. Elle était adressée à Edward Bok qui était alors un jeune homme et que je ne connaissais pas encore. Il était aussi entreprenant qu’il l’est maintenant et faisait une collection d’autographes, mais les simples signatures ne le satisfaisaient pas et il voulait des lettres autographes. Je lui envoyai donc la lettre qu’il demandait et la lui fis toute à la machine, en lettres capitales, la signature aussi. Et la lettre était longue, elle contenait des conseils et aussi des reproches. Je lui disais qu’écrire était mon commerce, mon gagne-pain, mon métier; je lui disais qu’il n’était pas aimable de demander à un homme des échantillons de son travail par pure curiosité: aurait-il l’idée de demander un fer à cheval à un forgeron ou un cadavre à un médecin?

Maintenant, j’en arrive à un souvenir plus important. En 1874, ma jeune employée copia une grande partie d’un de mes livres à la machine. Eh bien, dans les premiers chapitres de cette «Autobiographie», j’ai émis la prétention d’avoir été la première personne au monde qui se soit servi du téléphone installé à domicile; j’ajouterai maintenant que je crois bien être la première personne qui ait utilisé la machine à écrire à un travail littéraire. Le livre dont je parle devait être: les Aventures de Tom Sawyer. J’en avais écrit toute la première partie en 1872 et je ne l’achevai qu’en 1874. Puisque ma dactylographe me copia ce texte pendant l’année 1874, j’en conclus qu’il s’agit bien de ce livre-là.

Mais ces premières machines étaient fort capricieuses et pleines de défauts affreux. Elles avaient plus de vices que celles d’aujourd’hui n’ont de qualités. Après une ou deux années, je trouvai que cela m’abîmait le caractère et je décidai de faire cadeau de ma machine à Howells[E]. Il ne l’accepta pas d’emblée, car il se méfiait des nouveautés alors comme aujourd’hui. Mais j’arrivai à le persuader. Il avait grande confiance en moi et je crois bien que je lui fis croire à des qualités que la machine ne possédait certainement pas. Il la porta chez lui, à Boston, et, dès lors, mon caractère s’améliora tandis que le sien prit une fâcheuse tournure, dont il ne se débarrassa jamais.

Il ne la garda pourtant que six mois, puis il me la rendit. J’en fis encore cadeau à deux ou trois autres personnes, mais elle ne put rester nulle part et on me la rapportait toujours. En désespoir de cause, je la donnai à mon cocher, Patrick Mac Aleer qui en fut très reconnaissant, parce qu’il ne connaissait pas cette sorte d’animal... Il pensa que je voulais essayer de le rendre plus sage et meilleur... Et aussitôt qu’il se crut plus sage et meilleur, il la vendit pour acheter une selle de dame dont il ne pouvait pas se servir... Et là s’arrête ce que je sais de l’histoire de ma première machine à écrire.

UN MONUMENT A ADAM

Quelqu’un vient de raconter dans la Tribune que j’avais autrefois proposé au Rev. Thomas K. Beecher, de la petite ville d’Elmira, de nous associer pour élever un monument à Adam et que Mr. Beecher avait bien accueilli ce projet. Mais ce n’est pas tout. L’affaire n’était qu’une plaisanterie au début, mais elle ne fut pas très loin d’être réalisée.

Il y a longtemps—trente ans—l’ouvrage de Mr. Darwin, la Descendance de l’Homme, avait paru depuis quelques années et l’ouragan d’indignation déchaîné par ce livre sévissait encore dans les chaires et dans les revues. En étudiant les origines de la race humaine, Mr. Darwin avait laissé Adam complètement de côté. Nous avions les singes, le «chaînon manquant» et toutes sortes d’ancêtres divers, mais pas Adam. En plaisantant avec Mr. Beecher et d’autres amis à Elmira, il m’arriva de dire que très probablement les hommes oublieraient Adam et reconnaîtraient unanimement le singe pour ancêtre, et qu’ainsi, dans le cours des siècles, le nom même d’Adam disparaîtrait de la surface de la terre. J’ajoutai qu’il conviendrait d’empêcher un pareil sacrilège: un monument sauverait de l’oubli le père du Genre humain et évidemment la ville d’Elmira devait se garder de perdre cette occasion d’honorer Adam et de se créer un grand renom...

Alors, l’inattendu arriva. Deux banquiers s’emparèrent de l’affaire, non par plaisanterie, non par sentiment, mais parce qu’ils voyaient dans ce monument un grand avantage commercial pour la ville. Le projet n’avait été au début qu’une douce plaisanterie; il devenait alors du plus haut comique avec ce côté commercial qui fut gravement et solennellement discuté. Les banquiers me demandèrent plusieurs rendez-vous. Ils proposèrent un indestructible monument du coût de cent vingt-cinq mille francs. Ce serait si extraordinaire de voir un petit village élever un monument à la mémoire du premier homme que le nom même d’Elmira serait vite connu sur toute la surface du globe. Il n’existerait pas d’autre édifice consacré à Adam sur la planète et Elmira ne connaîtrait pas de rivale jusqu’à ce qu’un maire de hameau ait l’idée d’édifier un monument en l’honneur de la Voie Lactée.

De tous les points du globe on viendrait visiter la merveille, et il n’y aurait pas de tour du monde complet sans un séjour à Elmira. Cette petite ville deviendrait une Mecque, elle serait envahie par les touristes, les guides, les agences, les trains de plaisir... Il y aurait des bibliothèques spéciales sur le monument, chaque voyageur voudrait le photographier et on en ferait des modèles réduits qui se vendraient dans le monde entier; sa forme deviendrait aussi familière que la figure de Napoléon.

Un des banquiers souscrivit pour vingt-cinq mille francs et je crois que l’autre s’engagea pour la moitié moins, mais je ne me souviens pas très bien du chiffre. Nous fîmes faire des projets et devis; quelques dessins nous vinrent même de Paris.

Au début, quand toute l’affaire n’était encore qu’une plaisanterie, j’avais esquissé une pétition humble et fervente au Congrès en vue d’obtenir que le Gouvernement favorisât notre initiative. J’y expliquai que ce monument serait un témoignage de la gratitude de la Grande République pour le père du Genre humain et d’affectueux attachement à sa mémoire en ces sombres jours où les plus âgés de ses enfants s’écartaient de leur commun ancêtre. Il me sembla que cette pétition devait être présentée aux Chambres, car j’avais l’idée que sa lecture publique suffirait à couvrir le projet de ridicule et à l’enterrer définitivement. Je l’envoyai donc au général Joseph R. Hawley qui me promit de la présenter. Mais il n’en fit rien. Je crois me souvenir qu’il m’expliqua qu’après avoir lu lui-même la pétition, il avait eu peur: «elle était trop sérieuse, ardente, sentimentale... Les députés auraient pu la prendre au sérieux».

Nous aurions dû poursuivre notre projet, nous en serions venus à bout sans trop de difficultés et Elmira serait maintenant une des villes les plus célèbres du monde.

Il y a peu de jours, je commençai une nouvelle dans laquelle un des personnages parle occasionnellement d’un monument à Adam et en même temps la Tribune a retrouvé cette vieille plaisanterie d’il y a trente ans... Sans doute la télégraphie mentale a fait des siennes en cette circonstance. C’est curieux, mais les phénomènes de télégraphie mentale sont toujours curieux.

CONSEILS AUX PETITES FILLES

De bonnes petites filles ne doivent pas faire la moue à leurs supérieurs toutes les fois que ceux-ci les ennuient; mais elles ont tout avantage à garder cette vengeance pour les cas particulièrement graves.

Si vous n’avez qu’une informe petite poupée de son, alors que vos camarades plus fortunées possèdent un coûteux bébé en porcelaine, il vous faut néanmoins traiter le vôtre avec douceur et bonté. Il ne vous faut pas essayer de le malmener tant que votre conscience ne vous y contraint pas et que vous ne vous en sentez pas la force.

Ne vous saisissez jamais par force du sucre d’orge de votre petit frère; il est préférable de le lui faire donner de bon gré en lui promettant de lui abandonner la première pièce de cinq francs que vous découvrirez sur une meule flottant sur la rivière. Dans la candeur de son âme, il trouvera cette transaction parfaite. Du reste, en tout temps, cette si plausible fiction a appauvri bien des enfants à l’esprit trop simpliste.

Si, en certaines circonstances, vous trouvez nécessaire de corriger votre frère, ne le faites pas en lui jetant de la boue... Non, ne vous servez jamais de boue pour cela, car cela abîmerait ses habits. De toutes façons, il vaut mieux le corriger légèrement et vous verrez que vous obtiendrez de bons résultats de cette méthode. Vous attirerez ainsi son attention et si vous ne vous êtes servies que d’eau au lieu de boue, il est possible que cette eau serve à enlever les impuretés de sa peau.

Si votre mère vous dit de faire une chose, il est mauvais de répondre que vous ne voulez pas. Il est meilleur et beaucoup plus avantageux d’expliquer que vous ferez comme elle vous dit, et puis d’agir selon ce que vous dictera votre bon jugement.

Il vous faut toujours vous rappeler que vous êtes redevables envers vos parents de votre nourriture, de votre bon lit, de vos jolies robes et du privilège de rester chez vous au lieu d’aller à l’école quand on vous croit malades. Il vous faut donc respecter leurs petits préjugés, rire de leurs petits caprices et passer par-dessus leurs petits défauts, à moins que cela ne dépasse la mesure.

De bonnes petites filles doivent toujours marquer de la déférence envers les personnes âgées. Il ne vous faut jamais «embêter» les vieillards à moins qu’ils ne vous «embêtent» les premiers.

SAINTE JEANNE D’ARC[F]

I

Les pièces fournies par le procès et la Réhabilitation donnent des détails minutieux et clairs sur l’histoire étrange et magnifique de Jeanne d’Arc. Parmi toutes les biographies qui surchargent les rayons des bibliothèques du monde entier, celle-ci est la seule dont la vérité nous ait été confirmée par serment. Nous y voyons d’une façon si saisissante les hauts faits et le caractère de cette extraordinaire personnalité que nous sommes prêts à en accepter les détails surnaturels. La carrière publique de Jeanne d’Arc ne dura que deux ans, mais quelles années bien remplies! La plus profonde analyse ne suffit pas à nous faire comprendre cette âme tout entière, mais, sans la comprendre toujours, il est bon de l’aimer avec étonnement et de l’étudier avec révérence.

Dans la Jeanne d’Arc de seize ans, il n’y avait aucune promesse d’avenir romanesque. Elle vivait dans un morne petit village sur les frontières mêmes du monde civilisé d’alors. Elle n’avait été nulle part, n’avait rien vu et ne connaissait que de simples petits bergers. Elle n’avait jamais vu une personne d’un rang social un peu élevé, elle savait à peine à quoi ressemblait un soldat, elle n’était jamais montée à cheval et n’avait porté aucune arme. Elle ne savait ni lire, ni écrire; elle savait coudre et filer, elle savait son catéchisme et ses prières ainsi que les fabuleuses histoires des saints. C’était tout.

Telle était Jeanne à seize ans. Que savait-elle de la loi? des avocats? des procédés légaux? Rien, moins que rien. Ainsi équipée d’ignorance, elle se rendit devant le tribunal de Toul pour un procès où elle se défendit elle-même, sans avocat ni conseil d’aucune sorte. Elle ne fit citer aucun témoin, mais gagna sa cause en parlant nettement et sincèrement selon son cœur. Le juge étonné parla d’elle hors du tribunal en l’appelant: «Cette merveilleuse enfant.»

Elle alla trouver le commandant en chef de la garnison de Vaucouleurs et lui demanda une escorte, disant qu’il lui fallait aller à l’aide du roi de France, puisque Dieu l’avait désignée pour lui reconquérir son royaume et lui rendre sa couronne. Le commandant lui dit: «Quoi! Mais vous n’êtes qu’une enfant!» Et il ajouta: «Il faut la ramener chez elle et la fouetter.»

Mais elle répondit qu’elle devait obéir à Dieu et qu’elle reviendrait de nouveau, sans se lasser, autant de fois qu’il le faudrait et que finalement elle obtiendrait l’escorte demandée.

Elle disait vrai. Avec le temps, l’officier fléchit et, après des mois de délais et de refus, il lui donna des soldats, puis il détacha son épée et la lui donna en disant: «Allez... et arrive que pourra.»

Elle fit un long et périlleux voyage à travers un pays ennemi, elle parla au roi et le convainquit. Elle fut alors priée de comparaître devant l’Université de Poitiers pour prouver qu’elle était bien réellement envoyée par Dieu et non par le diable. Jour après jour, pendant trois semaines, elle se présenta, sans timidité, devant la docte assemblée, et, malgré son ignorance, elle trouva dans son bon sens et dans son cœur simple et droit des réponses excellentes aux plus profondes questions. De nouveau elle gagna sa cause ainsi que l’admiration de l’auguste compagnie.

Et puis, à l’âge de dix-sept ans, elle devint Généralissime de l’armée, ayant sous ses ordres un prince de la famille royale et plusieurs vieux généraux. A la tête de la première armée qu’elle eut jamais vue, elle marcha sur Orléans. En trois terribles combats, elle emporta d’assaut les principales forteresses de l’ennemi, et, en dix jours, elle fit lever un siège qui faisait échec depuis sept mois aux forces réunies de la France.

Après un stupide et énervant retard causé par les tergiversations du roi et les conseils traîtres de ses ministres, elle obtint de reprendre les armes. Elle emporta d’assaut la place de Jargeau, puis la ville de Meung. Elle força Beaugency à se rendre, puis elle remporta la mémorable victoire de Patay contre Talbot, «le lion anglais», et par là mit fin à la guerre de Cent Ans. Cette campagne de sept semaines avait produit des résultats considérables. Patay fut le Moscou de la domination anglaise en France. Ce fut le commencement du déclin d’une suprématie gênante qui avait accablé la France par périodes pendant trois cents ans.

Vint ensuite la fameuse campagne de la Loire, la prise de Troyes, puis, en prenant partout forteresses et villes, la marche triomphante jusqu’à Reims où Jeanne couronna le Roi, dans la cathédrale, au milieu des réjouissances publiques. Un paysan, son père, se trouvait là pour voir ces choses et essayer d’y croire. Grâce à elle, le roi avait retrouvé sa couronne et son royaume, et, une fois dans sa vie, il se montra reconnaissant. Il demanda à Jeanne de désigner elle-même sa récompense. Elle ne demanda rien pour elle, mais demanda que les impôts de sa ville natale fussent abolis pour toujours. Cela lui fut accordé et la promesse fut tenue pendant trois cent soixante ans. Puis on l’oublia, La France était alors très pauvre, elle est très riche maintenant, mais voilà plus de cent ans qu’elle perçoit cet impôt.

Jeanne demanda encore une autre faveur: maintenant qu’elle avait rempli sa mission, elle voulait retourner dans son village et reprendre sa vie humble auprès de sa mère et de ses amies d’enfance, car elle ne prenait aucun plaisir aux cruautés de la guerre et la vue du sang et de la souffrance lui brisait le cœur. Quelquefois, au milieu d’une bataille, elle ne tirait pas son épée, de peur qu’emportée par la splendide folie de l’action, elle ne prît sans le vouloir la vie d’un ennemi. Une de ses plus jolies paroles à son procès de Rouen fut la naïve affirmation qu’elle n’avait jamais tué personne... Mais il ne lui fut pas accordé de retourner à la paix et au repos de son village. Alors elle demanda à marcher tout de suite sur Paris pour achever de chasser les Anglais hors de France. Elle fut en butte à tous les obstacles que pouvaient lui susciter la traîtrise des courtisans et la faiblesse du roi, mais, à fa fin, elle se força un chemin sur Paris et, à l’assaut d’une de ses portes, elle tomba grièvement blessée. Évidemment ses hommes perdirent courage sur-le-champ, car c’était elle qui était tout leur courage, et ils reculèrent. Elle supplia qu’on la laissât retourner en avant, disant que la victoire était certaine. «Je prendrai Paris maintenant, ou je mourrai!» dit-elle. Mais on l’emporta de force du lieu de l’action. Le Roi ordonna la retraite et alla jusqu’à licencier ses hommes. Selon une vieille et belle coutume militaire, elle consacra son armure d’argent en la suspendant dans la cathédrale de Saint-Denis. Les grands jours étaient finis.

Par ordre, elle suivit le Roi et sa cour frivole et endura pour un temps une captivité dorée. Mais sa fierté d’esprit s’accommodait mal de cet état de choses et lorsque l’inaction lui devenait trop insupportable, elle rassemblait quelques hommes et s’élançait à l’assaut de quelque forteresse qui capitulait toujours.

A la fin, le 24 mai, dans une sortie à Compiègne, elle fut prise elle-même après une résistance désespérée. Elle venait d’avoir dix-huit ans et ce fut sa dernière bataille.

Ainsi finit la plus brève et la plus éclatante carrière militaire qu’ait enregistrée l’histoire. Cette carrière n’avait duré qu’un an et un mois, mais à son début la France était une province anglaise et à la fin l’état du pays était tel que l’on comprend que la France soit aujourd’hui la France. Treize mois! Ce fut vraiment court! Mais dans les siècles qui se sont écoulés depuis, cinq cents millions de Français ont vécu et sont morts heureux parce que Jeanne d’Arc batailla pendant ces treize mois.

II

Jeanne était destinée à passer le reste de ses jours derrière des murs et des écrous. Elle était prisonnière de guerre, mais non pas criminelle et sa captivité fut en conséquence reconnue comme honorable. D’après les lois de la guerre, elle devait être mise à rançon et un beau prix ne pouvait être refusé s’il était offert. Jean de Luxembourg lui fit le juste honneur de réclamer pour elle une rançon de prince. En ce temps-là cette expression représentait une somme définie, 61.125 francs. Il était naturellement à supposer que le Roi ou la France reconnaissante—l’un et l’autre sans doute—s’empresseraient d’offrir l’argent nécessaire pour libérer leur jeune bienfaitrice... Mais cela n’eut pas lieu. En cinq mois et demi ni le Roi, ni le Pays ne surent lever la main ni offrir un sou. Deux fois, Jeanne essaya de s’échapper. Une fois, elle faillit réussir par stratagème, elle enferma son geôlier derrière elle, mais elle fut surprise et ramenée. Dans l’autre cas elle se laissa glisser d’une tour de soixante pieds de haut, mais sa corde étant trop courte, elle fit une chute, se blessa et ne put s’évader. Enfin, Cauchon, évêque de Beauvais, paya la rançon demandée et acheta Jeanne pour l’Église et pour les Anglais; il la fit mettre en jugement sous l’accusation d’avoir porté des vêtements d’homme et d’avoir proféré des impiétés, mais en réalité il s’agissait de s’en débarrasser. Elle fut alors enfermée dans les donjons du château de Rouen et écrouée dans une cage de fer, pieds et poings liés et le cou attaché à un pilier. Durant tous les mois de son emprisonnement, et à partir de ce moment jusqu’à la fin, plusieurs grossiers soldats anglais montèrent nuit et jour la garde autour d’elle, à l’intérieur même de sa cellule. Ce fut une lugubre et hideuse captivité, mais cela ne dompta pas son courage. Elle demeura prisonnière pendant une année; elle passa les trois derniers mois à défendre sa cause devant une formidable assemblée de juges ecclésiastiques, leur disputant le terrain, lambeau par lambeau et pied à pied, avec une adresse étonnante et un courage indomptable. Le spectacle de cette jeune fille abandonnée et solitaire, sans avocat ni conseiller, ne connaissant pas l’acte d’accusation, n’ayant pas même pour venir en aide à sa merveilleuse mémoire le compte rendu des séances journalières du procès, et livrant, calme et sans épouvante, cette longue bataille contre de si formidables adversaires, est un fait d’une sublime grandeur. Pareille chose n’a nulle part été vue, ni dans les annales de l’histoire, ni dans les trouvailles de l’imagination.

Et qu’elles étaient grandes et belles les réponses qu’elle faisait constamment, qu’elles étaient fraîches et juvéniles! Et il faut se rappeler qu’elle était fatiguée, harassée de corps autant que d’esprit. Tous les avantages qu’a la science sur l’ignorance, l’expérience sur l’inexpérience, l’esprit de chicane sur la candeur, tous les guet-apens que peuvent imaginer les malicieuses intelligences habituées à poser des pièges aux simples, tout cela fut employé contre elle sans la moindre honte...

Elle fut condamnée au feu... sans preuves, naturellement, et, uniquement, parce que ses juges devaient la condamner, par ordre. Ses derniers moments et sa mort furent admirables, et d’un héroïsme qui n’a pas été atteint, non en vérité, par aucune autre créature humaine.

Jeanne d’Arc est la merveille des siècles. Lorsque nous réfléchissons à son origine, à son milieu, à son sexe, à son âge, nous sommes obligés de reconnaître qu’elle demeurera très certainement la merveille des siècles. Lorsque nous considérons un Napoléon, un Shakespeare, un Wagner, un Édison, nous sentons bien que le génie d’un de ces hommes s’explique en grande partie par le milieu, les circonstances, la culture, etc., mais lorsqu’il s’agit de Jeanne d’Arc il n’en est plus de même. Elle est née avec tout son génie, formé, prêt à s’exercer. A seize ans, elle étonne des juges et elle n’a jamais vu d’armée. Il y a eu de jeunes généraux victorieux, dans l’histoire, mais tous avaient débuté par des grades inférieurs et, en tout cas, aucun n’a été une jeune fille. En somme, nous pouvons concevoir que Jeanne soit née avec de grandes qualités de cœur et d’esprit, mais ce qui nous confond, c’est que ces qualités aient immédiatement atteint leur maximum d’efficacité, sans préparation d’aucune sorte. Nous pouvons comprendre comment la future pêche est en puissance dans une petite amande amère, mais nous ne pouvons concevoir la pêche née spontanément, sans des mois de lent développement et sans les effluves du soleil. Jeanne d’Arc sort tout équipée de son humble milieu et de son obscur village, elle n’a rien vu, rien lu, rien entendu... c’est cela qui nous stupéfie... car, enfin, on ne peut nier qu’elle n’ait été grand capitaine, ni que son esprit n’ait eu de merveilleuses ressources devant les fourbes et savantes questions de ses juges et bourreaux.

Dans l’histoire du monde, Jeanne d’Arc demeure donc seule comme une personnalité unique et inégalée.

Son histoire a encore un autre trait qui la met hors des catégories où nous nous complaisons à ranger les hommes illustres: elle eut le don de prophétie. Elle prédit à l’avance la longueur de sa carrière militaire, la date du jour où elle devait être faite prisonnière et bien d’autres événements dont elle spécifiait la date et le lieu... et toujours ces prédictions se réalisèrent. A un moment où la France paraissait encore entre les mains des Anglais, elle affirma deux fois devant ses juges qu’en moins de sept ans, les Anglais seraient hors de France; ce qui se produisit en réalité.

Jeanne était douce, simple et aimable. Elle aimait son pays natal, ses amis, la vie de son petit village. Après ses plus belles victoires, elle oubliait sa gloire pour bercer de mots consolants les mourants et les blessés. Elle était femme. La première fois qu’elle fut blessée, elle pleura à la vue de son sang, mais, entendant les autres généraux parler de retraite, elle remonta précipitamment à cheval et se rua à l’assaut.

Comme il est étrange de constater que les artistes qui ont représenté Jeanne d’Arc ne se sont jamais souvenus que d’un seul et petit détail, à savoir qu’elle était une paysanne, et qu’ils en ont fait une sorte de bonne prêcheuse du moyen âge, sans finesse de traits[G]! Les artistes se sont montrés les esclaves d’une idée figée, et ils ont oublié d’observer que les âmes sublimes ne sont jamais logées dans des corps grossiers. Car l’âme pétrit la chair par laquelle elle s’extériorise et, dans la lutte entre le corps et l’esprit, c’est ce dernier qui l’emporte, lorsqu’il s’agit d’une Jeanne d’Arc. Nous savons à qui ressemblait Jeanne d’Arc, sans chercher bien loin, simplement en nous rappelant ce qu’elle a fait. L’artiste devrait peindre son âme, et alors du même coup il peindrait son corps avec vérité. Elle s’élèverait alors devant nous comme une attirante vision: nous verrions un corps élancé, svelte et jeune, empreint d’une grâce inimaginable et émouvante, une figure transfigurée par la lumière de cette brillante intelligence et les feux de cet esprit surhumain.

Si nous considérons, comme je l’ai déjà dit, l’ensemble des circonstances, origine, jeunesse, sexe, ignorance, premier entourage, oppositions et obstacles rencontrés, victoires militaires et triomphes de l’esprit, il est facile de regarder Jeanne d’Arc comme la créature de beaucoup la plus extraordinaire que la race humaine ait jamais produite.

UN ARTICLE AMUSANT

Je découpe le paragraphe suivant dans un article publié par un journal de Boston:

Ces lignes me donnent en quelque sorte le droit de reproduire ici l’article de la Saturday Review. J’en avais bien envie, car je ne saurais écrire quelque chose de moitié aussi délicieux. Si un lion de bronze pouvait lire cette critique anglaise sans rire, je le mépriserais complètement.

Voici donc l’article en question.

REVUE DES LIVRES

Les Innocents à l’Étranger. Récits de voyages, par Mark Twain. Hotten, éditeur, Londres.

Lord Macauley est mort trop tôt! Nous n’avons jamais répété cela avec plus de regrets qu’en terminant la lecture de ce livre extravagant: les Innocents à l’Étranger. Macaulay est mort trop tôt, car lui seul aurait pu démontrer clairement et pertinemment l’insolence, l’impertinence, l’impatience, la présomption, les mensonges et surtout la majestueuse ignorance de cet auteur.

Dire que les Innocents à l’Étranger est un livre curieux serait user d’un terme infiniment trop faible: on ne dit pas que le Matterhorn est une montagne élevée ni que le Niagara est une jolie cascade! Curieux est un mot tout à fait impuissant à donner une idée de l’imposante folie de cet ouvrage. Et du reste nous ne trouverions pas de mots assez profonds ni assez forts. Donnons donc quelques aperçus du livre et de l’auteur et laissons le reste au lecteur. Donnons aux gens cultivés l’occasion de se rendre compte de ce que Mark Twain est capable d’écrire, même d’imprimer avec une incroyable candeur. Il raconte qu’à Paris il entra chez un coiffeur pour se faire raser et qu’au premier coup de «râteau» qu’il reçut, son «cuir» s’accrocha à l’instrument et il fut suspendu au-dessus de sa chaise.

Ceci est assurément exagéré. A Florence, il était tellement importuné par les mendiants qu’il prétend en avoir saisi et mangé un dans un moment de colère. Il n’y a naturellement rien de vrai là-dedans. Il donne tout au long un programme de théâtre vieux de dix-sept ou dix-huit cents années et assure l’avoir trouvé dans les ruines du Colisée parmi les ordures et les décombres! A cet égard, il sera suffisant de faire remarquer qu’un programme écrit sur une plaque d’acier n’aurait pas pu se conserver si longtemps dans de pareilles conditions. Il n’hésite pas à assurer qu’à Éphèse, lorsque sa mule s’écartait de la bonne route, il mettait pied à terre, prenait la bête sous son bras et la rapportait sur la route, remontait sur son dos et s’y endormait jusqu’à ce qu’il dût recommencer une semblable opération. Il dit qu’un adolescent qui se trouvait parmi les passagers apaisait constamment sa faim avec du savon et de l’étoupe. Il explique qu’en Palestine les fourmis font des voyages de treize kilomètres pour aller passer l’été au désert et emportent avec elles leurs provisions; et avec cela, d’après la configuration du pays, telle qu’il la donne, la chose est impossible. Ce fut pour lui un acte tout ordinaire et naturel de couper un musulman en deux à Jérusalem en plein jour de fête; et il accomplit ce beau fait d’armes avec l’épée de Godefroy de Bouillon; il ajoute qu’il aurait répandu plus de sang encore s’il avait eu un cimetière à lui. Tout cela vaut-il la peine qu’on s’y arrête? M. Twain, ou n’importe quel voyageur, qui aurait agi de la sorte à Jérusalem aurait été emprisonné et exécuté.

A quoi bon continuer? Pourquoi répéter ces audacieux et exaspérants mensonges? Terminons par ce charmant spécimen: Il écrit: «Dans la mosquée de Sainte-Sophie à Constantinople, je marchai dans un tel amoncellement de saletés, de colle et de vase que je cassai deux mille tire-bottes avant de pouvoir me déchausser ce jour-là.» Voilà de purs mensonges! il n’y a pas d’autre mot pour qualifier de pareilles assertions. Le lecteur continuera-t-il à s’étonner de l’abominable ignorance où demeurent les Américains lorsque nous lui aurons dit—et nous tenons le fait de bonne source—que ce livre, les Innocents à l’Étranger, vient d’être adopté par plusieurs États comme un ouvrage classique pour les collèges et écoles?

Mais si les mensonges de cet auteur sont abominables, sa crédulité et son ignorance sont plus que suffisantes pour pousser le lecteur à jeter son livre au feu. Il fut une fois si effrayé à la vue d’un homme assassiné qu’il sauta par la fenêtre et s’enfuit; et il dit niaisement: «Je n’avais pas peur, mais j’étais très agité.» Il nous fait perdre patience en nous expliquant que les simples et les paysans ne se doutent pas que Lucrèce Borgia ait eu une existence réelle hors des pièces de théâtre. Il est incapable de comprendre les langues étrangères, mais il est assez fou pour critiquer la grammaire italienne. Il dit que les Italiens écrivent le nom du grand peintre Vinci, mais le prononçant «Vintchi» et il ajoute avec une incomparable naïveté d’esprit: «Les étrangers écrivent bien, mais prononcent mal.» A Rome, il accepte sans sourciller la légende d’après laquelle le cœur de saint Philippe Néri était si enflammé de divin amour qu’il éclata dans sa poitrine... Il croit à cette absurdité uniquement parce qu’un savant très pourvu de diplômes le lui affirme.—«Autrement, dit ce doux idiot, j’aurais aimé savoir ce que ce bon Néri avait mangé à son dîner.» Notre auteur fait une longue expédition à la Grotte du Chien pour expérimenter le pouvoir mortel des émanations délétères sur les chiens et il aperçoit en arrivant qu’il n’a pas de chien. Un homme plus sage aurait au moins gardé cela pour lui, mais avec cet innocent personnage, il faut s’attendre à tout. A Pompéï, il trébuche dans une ornière, et lorsque, quelques secondes plus tard, il se trouve en présence d’un cadavre calciné, il s’imagine qu’il s’agit du chef de la voirie de l’ancienne Pompéï et son horreur se change en un certain sentiment de satisfaction vengeresse. A Damas il visite le puits d’Ananias, qui a trois mille ans, et il est surpris et réjoui comme un enfant en constatant que l’eau en est aussi fraîche et pure que si le puits avait été creusé de la veille. En Terre Sainte, il se heurte aux noms hébreux et arabes et en fin de compte, il se met à appeler les endroits Baldiquisiville, Williamsburg, etc., «pour la commodité de l’écriture», dit-il.

Après avoir parlé si librement de la stupéfiante candeur de cet auteur, nous voudrions continuer par la démonstration de son inqualifiable ignorance. Mais nous ne savons où commencer. Et si nous savions où commencer, nous ne saurions par où finir. Nous ne donnerons donc qu’un échantillon de son savoir, un seul: Avant d’aller à Rome, il ne savait pas que Michel-Ange était mort! Et alors, au lieu de passer sa découverte sous silence, il se met à exprimer toutes sortes de bons sentiments, disant combien il est heureux que le grand peintre soit désormais hors de ce monde de douleur et de misère!

Maintenant, c’est assez, et le lecteur peut se livrer au petit jeu des recherches de pareilles balourdises, il en trouvera.

Ce livre est dangereux, car les erreurs de jugement et de fait s’y étalent avec une incroyable désinvolture! Et cet ouvrage doit servir à former l’esprit des jeunes gens des écoles américaines!

Le pauvre homme erre parmi les antiques chefs-d’œuvre des grands maîtres et cherche à acquérir quelque notion d’art... C’est bien, mais comment étudie-t-il et à quoi cela lui sert-il? Lisez: «Lorsque nous voyons un moine regardant le ciel en compagnie d’un lion, nous savons que c’est saint Marc. Lorsque nous voyous un moine pourvu d’une plume et d’un livre et regardant le ciel, nous savons que c’est saint Mathieu. Lorsque nous voyons un moine assis sur un rocher et regardant le ciel, sans avoir d’autre bagage qu’un crâne, nous savons que c’est saint Jérôme. Lorsque nous voyons d’autres moines regarder le ciel, mais sans autre marque spéciale, nous sommes obligés de demander qui ils représentent...»

Alors, il énumère les milliers de répliques des quelques tableaux qu’il a vus et il ajoute, avec sa candeur habituelle, qu’il lui semble ainsi mieux connaître ces belles œuvres et qu’il va peut-être commencer à éprouver pour elles un très grand intérêt, le bon nigaud!

Que Les Innocents à l’Étranger soient un livre remarquable, nous pensons l’avoir démontré. Que ce livre soit pernicieux, nous croyons l’avoir également prouvé. C’est l’ouvrage d’un esprit malade.

Mais après avoir expliqué tout ce qu’a y avait de sot, de faux et de stupide dans ce volume, terminons par un mot charitable, et disons que même dans ce livre on peut trouver quelques bonnes choses. Toutes les fois que l’auteur parle de son propre pays et laisse l’Europe tranquille, il ne manque pas de nous intéresser et même de nous instruire. Personne ne lira sans profit ses chapitres sur la vie dans les mines d’or et d’argent de Californie et du Nevada, sur les Indiens de l’Ouest et leur cannibalisme, sur la culture des légumes dans des barils vides avec l’aide de deux cuillerées à café de guano, sur le déplacement des petites fermes, la nuit, en des brouettes, pour éviter les impôts, sur les races de mules et de vaches dont on se sert dans les mines de Humboldt et qui grimpent par les cheminées et vont troubler les paisibles dormeurs. Tout cela est non seulement nouveau, mais digne d’être signalé. Il est malheureux que l’auteur n’ait pas introduit plus de ces détails dans son livre. Enfin, c’est un ouvrage bien écrit et très amusant, ce qui lui rend un peu de valeur.

UN MOIS PLUS TARD

J’ai reçu dernièrement quelques lettres et ai lu plusieurs articles de journaux, le tout à peu près de même teneur. J’en donne ici d’authentiques spécimens. Le premier est extrait d’un journal de New-York, le second d’une lettre d’un éditeur et le troisième d’une lettre d’un ami. Je préviens cependant mes correspondants et le public que l’article cité ci-dessus, qui parut dans le Galaxy et qui avait la prétention de n’être qu’une reproduction de la critique publiée par la Saturday Review, a été écrit par moi-même sans en excepter une ligne.

Maintenant voici les spécimens:

1º Le Herald dit qu’il n’y a rien de si comique que «la sérieuse critique» faite par la Saturday Review sur le dernier livre de Mark Twain. Nous partagions déjà ce sentiment avant d’avoir lu l’article, mais, depuis que nous l’avons pu voir, tel qu’il est reproduit, dans le Galaxy, nous pensons que Mark Twain n’a qu’à se bien tenir, si les critiques anglais se mettent à être de si bons humoristes sans le savoir.

2º Je pensais que vos œuvres étaient généralement très bonnes, mais depuis que j’ai lu dans le Galaxy la reproduction de l’article de la Saturday Review, j’ai découvert que j’étais bien au-dessous de la vérité. S’il m’est permis de vous donner un avis, je vous conseillerai d’ajouter en appendice à votre prochaine édition des Innocents cet article anglais. Cela fera ressortir dans tout son éclat votre verve et cela vous servira merveilleusement.

3º Le critique anglais, mon cher ami, n’est pas le grave et stupide personnage que l’on s’imagine: je crois qu’au contraire, il a goûté un certain plaisir en lisant votre livre et qu’il l’a vivement apprécié. En lisant la reproduction de son article donnée par le Galaxy, je m’imaginais très bien qu’il riait lui-même aux éclats en l’écrivant. Mais il écrit pour des catholiques, des traditionalistes, des nobles conservateurs, et il prend plaisir à les choquer avec vous, tout en ayant l’air de froncer gravement les sourcils. Il est lui-même un excellent humoriste.

Voilà donc ce qu’on a dit de mon article, car la prétendue reproduction du Galaxy était mon article. J’en revendique l’entière paternité et responsabilité. Comme on l’a vu au début de cette chronique, j’avais appris par un journal de Boston que la Saturday Review avait publié une critique terriblement sérieuse de mon livre. En y réfléchissant et en songeant à ce que cela pouvait être, il me vint à l’idée de jeter sur le papier les idées qu’un grave critique de la Saturday Review pouvait avoir eues sur mon livre. De là un article qui fut publié par le Galaxy comme étant la reproduction de celui de la Saturday Review. Je n’eus pas l’occasion de lire le réel article de la revue anglaise jusqu’à ce que le mien eût paru dans le Galaxy et alors je trouvai que la véritable critique du chroniqueur anglais était plate, vulgaire, mal écrite, sans relief et ne signifiant rien.

Si maintenant quelqu’un doute de ma parole, je le tuerai. Non, je ne le tuerai pas, mais je le ruinerai et ce sera bien simple en lui offrant de parier ce qu’il voudra que j’ai raison. Cependant, pour être charitable, je lui conseille d’aller d’abord dans une librairie quelconque et de consulter la Saturday Review du 8 octobre avant de risquer son argent. Dieu me pardonne! Plusieurs ont cru que j’avais été «roulé»!

P.S.—Je ne puis résister à la tentation de citer encore quelques savoureux passages des articles qui ont été publiés au sujet de cette histoire. En voici un de l’Informateur de Cincinnati:

Rien n’est plus relatif que la valeur d’un bon cigare. Neuf fumeurs sur dix préféreront une qualité ordinaire, un cigare de trois ou quatre sous à un Partaga de cinquante-cinq sous, s’ils en ignorent la valeur. L’arome du Partaga est trop délicat pour le palais habitué aux bûches du Connecticut. Il en est de même de l’humour. Plus la qualité en est fine, moins il y a de chance pour qu’on s’en soucie. Mark Twain lui-même vient de faire cette expérience. Il a été pris à partie par un chroniqueur de la Saturday Review... Assurément, l’humour de Mark Twain n’est jamais grossier, mais, enfin, l’humour anglais est tellement plus affiné que le malentendu est bien compréhensible.

Ça, ce n’est pas mal.

Eh bien, quand j’aurai écrit un article dont je serai satisfait, mais qui, pour quelque raison, me paraîtra de nature à déplaire en quelque milieu, je dirai que l’auteur est anglais et qu’il est extrait d’une revue anglaise... et je crois que je rirai bien.

Mais voici un autre extrait de l’Informateur de Cincinnati:

Mark Twain s’est enfin aperçu que la critique de son livre publié par la Saturday Review n’était pas sérieuse et il est extrêmement mortifié d’avoir été ainsi joué. Il prend donc le seul parti qui lui reste et il prétend que la reproduction que le Galaxy avait faite de l’article en question n’était nullement authentique, mais que c’était lui-même qui l’avait écrite, en parodie de l’article véritable. C’est ingénieux, mais ce n’est malheureusement pas exact. Si quelques-uns de nos lecteurs veulent bien prendre la peine de venir dans nos bureaux, nous leur montrerons le numéro original du 8 octobre de la Saturday Review qui contient un article en tous points identique à celui qu’a publié le Galaxy. Le meilleur pour Mark Twain est d’admettre qu’il a été mystifié et de ne plus rien dire.

Cela, c’est un mensonge.

Si les directeurs de l’Informateur montrent un article du Galaxy contenant un article identique à celui qui a été consacré à mon livre dans le nº du 8 octobre de la Saturday Review, je consens à leur payer cinq cents dollars. De plus, si, à la date qu’on voudra, je manque de publier ici-même une reproduction de l’article de la Saturday Review du 8 octobre et si cet article n’est pas différent d’inspiration, de plan, de phrase et de mots de celui que le Galaxy publia, je payerai à l’Informateur cinq cents autres dollars. Je prends comme garants Messrs Sheldon and Cº, éditeurs, 500, Broadway, New-York, et ils acceptent. N’importe quel envoyé de l’Informateur sera admis à faire les preuves contraires. Il sera donc facile à l’Informateur de prouver qu’il n’a pas commis un piteux et misérable mensonge en publiant les lignes ci-dessus. Va-t-il rentrer sous terre ou accepter le défi? Je crois que l’Informateur est dirigé par un gamin.

UNE LETTRE AU MINISTRE DES FINANCES

Riverdale-sur-l’Hudson. Le 13 octobre 1902.

A son Excellence Monsieur le Ministre
des Finances, à Washington.

Monsieur le Ministre,

Le prix des différentes sortes de combustibles étant hors de la portée des écrivains peu fortunés, je vous adresse la commande suivante:

Quarante-cinq tonnes des meilleurs vieux titres sur l’État, bien secs, pour alimenter les calorifères, ceux de 1864 de préférence.

Douze tonnes des anciens billets de banque, pour fourneaux de cuisine.

Huit barils de timbres-poste, mélangés, de 25 à 50 cents, vignette de 1866, pour allumer les feux.

Veuillez avoir la bonté de me livrer ces marchandises le plus tôt possible et d’envoyer la facture à

Votre respectueux serviteur,

Mark Twain,

qui vous sera très reconnaissant et votera bien.

L’ESPRIT DES ENFANTS

Tous les enfants paraissent avoir de nos jours la désagréable habitude de faire de l’esprit en toute occasion et surtout aux moments où ils feraient mieux de se taire. A en juger par les exemples qu’on entend citer un peu partout, la nouvelle génération d’enfants est composée d’idiots. Et les parents ne doivent pas valoir beaucoup plus que leurs enfants, car, dans la plupart des cas, ce sont eux qui racontent ces traits d’esprit et ces preuves d’imbécillité puérile. Il semble peut-être que je parle de cela avec quelque chaleur et sans doute avec quelque raison personnelle; et j’admets que cela m’irrite d’entendre tant louer les mots d’enfants, tandis que moi-même je n’ai jamais rien osé dire, lorsque j’étais petit. J’ai bien essayé une ou deux fois, mais cela ne me réussit pas. Les membres de ma famille ne semblaient attendre aucune faculté brillante chez moi et lorsque je tentais quelque remarque, ils me réprimandaient ou me fouettaient. Mais ce qui me donne le frisson et me fait hérisser les cheveux sur la tête, c’est de penser à ce qui serait arrivé si j’avais osé lancer quelque «mot», du genre de ceux qu’affectionnent actuellement les petits de quatre ans, en présence de mon père. M’écorcher vif lui aurait paru le plus doux des châtiments possibles. C’était un homme grave et il détestait tous les genres de précocité. Si j’avais prononcé devant lui quelqu’une de ces horreurs que l’on entend partout maintenant, il m’aurait mis en hachis. Oui, en vérité! Il l’aurait fait s’il avait pu. Mais il n’en aurait pas eu l’occasion, car j’aurais eu assez de jugement pour avaler un peu de strychnine avant de parler. Un des plus beaux jours de mon enfance fut terni par un simple calembour. Mon père l’entendit et me poursuivit jusqu’à une vingtaine de kilomètres pour me tuer. Si j’avais été grand, il eût pu être dans son droit, mais, enfant comme je l’étais, je ne pouvais pas savoir combien j’avais été criminel.

En une autre occasion, j’en dis plus qu’il ne fallait, mais ce ne fut pas un calembour, et encore cela fut bien près de causer une rupture entre mon père et moi. J’étais couché dans mon berceau essayant de sucer des anneaux en caoutchouc, car j’étais fatigué de m’abîmer les dents sur les doigts des gens et désirais trouver quelque chose d’autre. Avez-vous remarqué combien c’est ennuyeux de vous casser les dents sur les doigts de votre nourrice ou sur votre gros orteil? Et n’avez-vous jamais perdu patience et souhaité que vos dents fussent à Jéricho bien avant d’avoir réussi à entamer ce que vous vouliez? Pour moi, il me semble que cela est arrivé hier. Mais revenons-en à ce qui m’arriva ce jour-là. Mon père, ma mère, mon oncle Éphraïm et sa femme, et un ou deux autres parents se trouvaient là et parlaient de me choisir un nom. Je me souviens qu’en essayant de sucer mes anneaux de caoutchouc, je regardais l’horloge songeant que dans une heure et vingt-cinq minutes j’aurais atteint l’âge de deux semaines et que je n’avais pas jusqu’à présent beaucoup connu de joies...

Mon père dit:

—Abraham est un bon nom. Mon grand-père s’appelait Abraham.

Ma mère dit:

—Abraham est un bon nom. Très bien. Abraham sera un de ses noms.

Je dis:

—Abraham convient à l’intéressé.

Mon père fronça du sourcil, ma mère parut heureuse et ma tante dit:

—Quel charmant petit!

Mon père dit:

—Isaac est un bon nom, et Jacob est un bon nom.

Ma mère approuva et dit:

—Il n’y en a pas de meilleurs. Ajoutons Isaac et Jacob à ses noms.

Je dis:

—Très bien. Isaac et Jacob sont assez bien. Passez-moi ce hochet, je vous prie; je ne peux pas sucer du caoutchouc tout le jour.

Personne ne prit note de mes réflexions à ce moment-là, de sorte que je dus le faire moi-même pour ne rien oublier. Loin d’être bien accueillies, comme elles le sont maintenant chez les enfants, mes remarques m’attirèrent une furieuse semonce de mon père, ma mère paraissait peinée et anxieuse et ma tante elle-même avait sur la physionomie une sorte d’inquiétude qui indiquait sa crainte que je ne fusse allé trop loin. Je mordis rageusement mon caoutchouc, laissai tomber le hochet sur la tête du chat, mais ne dis rien. Mon père ajouta:

—Samuel est un excellent nom.

Je vis que cela devenait grave. Il n’y avait plus moyen de rien éviter. Je jetai hors de mon berceau la montre de mon oncle, la gaine de la brosse à habits, le petit chien de son, et toutes les autres petites choses que j’avais l’habitude d’examiner et d’agiter ensemble pour me distraire; je mis mon bonnet, pris mes chaussons d’une main, mon bâton de réglisse de l’autre et sautai sur le plancher. Je me disais: «Maintenant, je suis prêt, arrive que pourra!» Puis j’ajoutai à haute voix:

—Père, je ne puis pas, je ne puis pas souffrir le nom de Samuel.

—Mon fils!

—Père, c’est comme cela! Je ne puis pas.

—Pourquoi?

—Père, j’éprouve une invincible antipathie pour ce nom.

—Mon fils, cela est déraisonnable. Plusieurs grands hommes se sont appelés Samuel.

—Père, je n’en connais point d’exemples.

—Quoi! N’y eut-il pas Samuel le Prophète qui fut grand et bon?

—Pas tant que cela!

—Mon fils! De sa propre voix le Seigneur l’appela.

—Oui, père, et il dut l’appeler deux fois avant qu’il n’obéît.

Alors, je m’esquivai et mon père se lança à ma poursuite. Il me rattrapa le lendemain à midi et, après cette nouvelle conversation, j’avais acquis le nom de Samuel, avec une fessée et autres avertissements utiles. Ainsi s’apaisa la colère de mon père et nos relations reprirent leur cours normal; mais ce malentendu aurait très bien pu nous séparer pour toujours, si je ne m’étais pas montré raisonnable.

A en juger par cet événement, je me demande ce qui serait arrivé si j’avais prononcé un de ces «mots d’enfants» dont les journaux nous assomment aujourd’hui... Sans nul doute il y aurait eu un infanticide dans notre famille.

UN MOT DE SATAN

Nous recevons la lettre suivante signée Satan, mais nous avons tout lieu de penser qu’elle a été écrite par Mark Twain.—L’Éditeur.

A Monsieur le Directeur du «Harper’s hebdomadaire»

Mon cher Directeur.

Finissons-en avec ces conversations frivoles. L’Assistance publique accepte mes dons chaque année et je ne vois pas pourquoi elle n’accepterait pas ceux de M. Rockefeller. De tout temps, c’est de l’argent mal acquis qui a plus ou moins alimenté les caisses des œuvres charitables—alors, qu’est-ce que cela fait que cet argent ait passé entre les mains de M. Rockefeller? La richesse de l’Assistance publique lui vient des cimetières—des legs, vous comprenez—et cela, c’est de l’argent mal acquis, car la libéralité du mort frustre ses héritiers. L’Assistance doit-elle refuser les legs sous ce prétexte?

Permettez-moi de continuer. Ce qu’on a reproché le plus violemment et avec le plus de persistance à M. Rockefeller, c’est que sa fortune est abominablement souillée par ses fourberies—fourberies prouvées devant les tribunaux. Mais cela me fait sourire! Car il n’y a pas dans votre vaste cité un seul riche qui ne fasse chaque année quelques fourberies pour échapper à l’impôt. Ils sont tous fourbes et tous font de faux serments à cet égard. S’il y en a un seul qui échappe à cette règle, je désire l’acheter pour ma collection et je le payerai au prix des ichtyosaures. Direz-vous qu’il ne s’agit pas dans ce cas d’enfreindre la loi, mais simplement d’y échapper?—Consolez-vous avec cette gentille distinction, pour le moment, si vous voulez, mais plus tard, quand vous viendrez séjourner chez moi, je vous montrerai quelque chose qui vous intéressera: un plein enfer de gens qui ont simplement échappé aux lois de leur pays. Il arrive qu’un brave voleur ne vienne pas en enfer, mais ceux qui se bornent à éluder la loi, ceux-là, je les ai toujours!

Revenons-en à mes moutons. Je voudrais que vous sachiez bien que les plus fourbes des riches donnent beaucoup d’argent à l’Assistance: c’est l’argent qu’ils ont pu soustraire à l’impôt, c’est donc le salaire du péché, c’est donc mon argent, c’est donc moi qui remplis les caisses de l’Assistance... et, en fin de compte, c’est comme j’ai dit: Puisque l’on accepte mes dons, pourquoi refuser ceux de M. Rockefeller qui n’est pas plus mauvais que moi, quoi qu’en disent les tribunaux?

Satan.

LES CINQ DONS DE LA VIE

I

Au matin de la vie, la bonne fée arriva avec son panier et dit:

—Voici des dons. Prenez-en un, laissez les autres. Et soyez prudent, choisissez sagement: Oh! choisissez sagement! Car il n’y en a qu’un qui ait de la valeur.

Les dons étaient au nombre de cinq: la Renommée, l’Amour, la Richesse, les Plaisirs, la Mort. Le jeune homme répondit avec empressement:

—Il est inutile d’y réfléchir!

Et il choisit les Plaisirs.

Il alla par le monde et goûta à tous les plaisirs aimés de la jeunesse. Mais chacun à son tour se trouva être de courte durée, plein de déceptions, vide et vain, et tous le raillaient en s’en allant. A la fin, il dit:

—J’ai perdu toutes ces années! Si seulement je pouvais choisir de nouveau, j’agirais sagement!

II

La fée réapparut et dit:

—Il reste quatre dons. Choisissez encore, mais réfléchissez bien! Le temps passe et il n’y a qu’un don de précieux.

L’homme hésita longtemps, puis il choisit l’Amour et il ne vit pas les larmes monter aux yeux de la fée.

Après bien des années, l’homme se tenait auprès d’un cercueil, dans une maison vide. Il songeait en lui-même:

—Un à un ils sont partis et m’ont laissé seul, et maintenant, elle est couchée là, la dernière et la plus chérie. Je suis allé de désolation en désolation et pour chaque heure de bonheur donné par l’Amour, j’ai payé mille heures de souffrance. Du fond le plus intime de mon âme, je le maudis.

III

—Choisissez de nouveau.

C’était encore la fée qui parlait. Elle ajouta:

—Les années ont dû vous enseigner la sagesse. Et il reste trois dons. Un seul est important, souvenez-vous-en et choisissez en conséquence.

L’homme réfléchit beaucoup, puis il choisit la Renommée et la fée s’en alla en soupirant.

Les années passèrent et la fée revint encore se tenir derrière l’homme qui, seul dans le crépuscule, était en proie à d’amères pensées. Et elle savait ce qu’il pensait. Il se disait:

—Mon nom a rempli le monde, sa louange était sur toutes les lèvres... Oui; tout me sembla bon pendant quelque temps, mais comme cela dura peu! Puis vint l’envie, puis la médisance, puis la calomnie, puis la haine et la persécution; ensuite la moquerie et ce fut le commencement de la fin. Enfin vint la pitié qui enterre la Renommée. Oh! l’amertume et la misère de la gloire! Elle ne reçoit que de la boue quand elle brille et de la compassion dédaigneuse quand elle s’éteint.

IV

—Choisissez encore une fois, dit la douce voix de la fée. Deux dons vous restent et ne désespérez pas. Au commencement, il n’y en avait qu’un de bon et il est toujours là.

—La Fortune qui est la puissance! Oh! combien j’étais aveugle! s’écria l’homme. Enfin, maintenant il vaudra la peine de vivre! Je dépenserai, j’éparpillerai mon or, ce sera un éblouissement. Ces moqueurs et ces envieux se traîneront dans la poussière devant moi et je me rassasierai de leur envie. J’aurai tous les luxes, toutes les joies, tous les enchantements de l’esprit et tous les plaisirs du corps si chers à l’homme. J’achèterai, j’achèterai, j’achèterai! J’aurai pour mon argent la déférence, le respect, l’estime, l’adoration, toutes les grâces que ce monde misérable met sur le marché. J’ai perdu beaucoup de temps et j’ai mal choisi jusqu’ici; mais c’est fini; j’étais ignorant et ne pouvais prendre que ce qui me paraissait le meilleur.

Trois courtes années s’écoulèrent et il vint un jour où l’homme songeait en frissonnant dans un grenier. Il était triste, blême, décharné; il était vêtu de haillons et mâchonnait une croûte de pain sec. Il s’écria:

—Maudits soient tous les dons du monde qui ne sont que duperies et mensonges dorés. Tous sont décevants! Ce ne sont pas des dons, mais des prêts! Les Plaisirs, l’Amour, la Gloire, la Fortune ne sont que les déguisements temporaires des réalités éternelles, la Douleur, la Souffrance, la Honte, la Pauvreté. La fée disait vrai: dans son panier, un don seulement était précieux, un seul n’était pas insignifiant. Comme les autres me semblent petits et misérables, comparés à celui que j’ai dédaigné! Comparés à ce bonheur si cher, si doux, si bienveillant qui plonge dans un sommeil sans fin l’âme fatiguée de douleurs, le corps persécuté, le cœur angoissé, l’esprit honteux! Apportez-le! Je suis las, je cherche le repos!

V

La fée vint avec son panier, mais il était vide. Le dernier don, la Mort, n’y était plus, et elle dit:

—Je l’ai donné au chéri d’une mère, à un petit enfant. Il était ignorant, mais il avait confiance en moi et m’a demandé de choisir pour lui. Vous, vous ne m’avez rien demandé...

—Oh, malheureux que je suis! Que me reste-t-il maintenant?

—Il vous reste ce que vous n’avez même pas mérité: une vieillesse abreuvée d’outrages et de larmes.

L’ITALIEN SANS MAITRE

Il y a presque quinze jours maintenant que je suis arrivé dans cette petite villa de campagne, à deux ou trois kilomètres de Florence. Je ne sais pas l’italien: je suis trop vieux pour l’apprendre, trop occupé aussi, quand je suis occupé, et trop paresseux quand je n’ai rien à faire. On pensera peut-être que cette circonstance m’est désagréable: pas du tout! Les domestiques sont tous Italiens, ils me parlent italien et je leur réponds en anglais. Je ne les comprends pas, ils ne me comprennent pas et par conséquent il n’y a pas de mal et tout le monde est satisfait. Pour rester dans le vrai, je dois ajouter qu’en fait je lance de temps à autre un mot d’italien... quand j’en ai un à ma disposition, et cela fait bien dans le tableau. Généralement je cueille ce mot le matin, dans le journal. J’en use pendant qu’il est encore tout frais dans ma mémoire et cela ne dure guère. Je trouve que les mots ne se conservent guère dans ce climat: ils s’évanouissent vers le soir et le lendemain, ils ont disparu. Mais cela n’a aucune importance, j’en cueille un autre dans le journal avant déjeuner et je m’en sers à ahurir les domestiques tant qu’il dure. Je n’ai pas de dictionnaire et je n’en veux point. Je choisis mes mots d’après leur son ou leur forme orthographique. Beaucoup ont un aspect français, allemand ou anglais et ce sont ceux-là que je prends—le plus souvent, mais pas toujours. Si je trouve une phrase facile à retenir, d’aspect imposant et qui sonne bien, je ne m’inquiète pas de savoir ce qu’elle signifie, je la sers au premier interlocuteur qui se présente, sachant que si je la prononce soigneusement, il la comprendra et cela me suffit.

Le mot d’hier était: Avanti. Il a un air shakespearien et veut dire sans doute «Va-t’en!» ou «Allez au diable!» Aujourd’hui, j’ai noté une phrase entière: Sono dispiacentissimo. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais cela me semble cadrer avec toutes les circonstances et contenter tout le monde. Bien que d’une façon générale, mes mots et mes phrases ne me servent que pour un jour, il m’arrive d’en conserver parfois qui me restent dans la tête, je ne sais pourquoi, et je les sers avec libéralité dans les conversations un peu longues, de façon à rompre la monotonie des propos échangés. Une des meilleures de ces phrases-là est: Dov’ è il gatto. Cela provoque toujours autour de moi une joyeuse surprise, de telle sorte que je garde ces mots pour les moments où je désire soulever des applaudissements et jouir de l’admiration générale. Le quatrième mot de cette phrase a un son français et je suppose que l’ensemble veut dire: «Donnez-lui du gâteau.»

Durant la première semaine que je passai dans cette solitude profonde, au milieu de ces bois silencieux et calmes, je demeurai sans nouvelles du monde extérieur et j’en étais charmé. Il y avait un mois que je n’avais vu un journal et cela communiquait à ma nouvelle existence un charme incomparable. Puis vint un brusque changement d’humeur. Mon désir d’information s’éleva avec une force extraordinaire. Il me fallut céder, mais je ne voulus pas redevenir l’esclave de mon journal et je résolus de me restreindre. J’examinai donc un journal italien avec l’idée d’y puiser exclusivement les nouvelles du jour... oui, exclusivement dans un journal italien et sans me servir de dictionnaire. De cette façon, je serais forcément réduit au minimum possible et serais protégé contre toute indigestion de nouvelles.

Un coup d’œil à la page de la «dernière heure» me remplit d’espoir. Avant chaque dépêche une ligne ou deux en gros caractères en résumaient le contenu; c’était une bonne affaire, car sans cela, on serait obligé, comme avec les journaux allemands, de perdre un temps précieux à chercher ce qu’il y a dans l’article pour découvrir souvent enfin qu’il n’y a rien qui vous intéresse personnellement.

En principe, nous sommes tous très friands de meurtres, de scandales, d’escroqueries, de vols, d’explosions, de collisions et de tout ce qui y ressemble, lorsque nous en pouvons connaître les victimes ou les héros, lorsqu’ils sont nos amis ou nos voisins, mais lorsqu’ils nous sont complètement étrangers, nous ne prenons généralement pas grand intérêt à ces dramatiques faits divers. Maintenant, l’ennui avec les journaux américains, c’est qu’ils ne font aucun choix, ils énumèrent et racontent tous les drames qui se sont accomplis sur la terre entière et il en résulte pour le lecteur un grand dégoût et une immense lassitude. Par habitude, vous absorbez toute cette ration de boue chaque jour, mais vous arrivez vite à n’y prendre aucun intérêt et en réalité, vous en êtes écœuré et fatigué. C’est que quarante-neuf sur cinquante de ces histoires concernent des étrangers, des gens qui sont loin de vous, très loin, à mille kilomètres, à deux mille kilomètres, à dix mille kilomètres. Alors, si vous voulez bien y réfléchir, qui donc va se soucier de ce qui arrive à ces êtres-là? L’assassinat d’un ami me touche plus que le massacre de tout un régiment étranger. Et, selon moi, le fait d’apprendre qu’un scandale vient d’éclater dans une petite ville voisine est plus intéressant que de lire le récit de la ruine d’une Sodome ou d’une Gomorrhe située dans un autre continent. Il me faut les nouvelles du pays où j’habite.

Quoi qu’il en soit, je vis tout de suite que le journal florentin me conviendrait parfaitement: cinq sur six des scandales et des drames rapportés dans ce numéro étaient locaux; il y avait les aventures des voisins immédiats, on aurait presque pu dire des amis. En ce qui concerne les nouvelles du monde extérieur, il n’y en avait pas trop, disons: juste assez. Je m’abonnai. Je n’eus aucune occasion de le regretter. Chaque matin j’y trouvais les nouvelles dont j’avais besoin pour la journée. Je ne me servis jamais de dictionnaire. Très souvent, je ne comprenais pas très bien, quelques détails m’échappaient, mais, n’importe, je voyais l’idée. Je vais donner ici une coupure ou deux de quelques passages afin de bien montrer combien cette langue est claire:

Il ritorno dei Reali d’Italia

Elargizione del Re all’ Ospedale italiano

La première ligne annonce évidemment le retour des souverains italiens—qui étaient allés en Angleterre. La seconde ligne doit se rapporter à quelque visite du roi à l’hôpital italien.

Je lis plus loin:

Il ritorno dei Sovrani a Roma
ROMA, 24, ore 22,50.—I Sovrani e le Principessine
Reali si attendono a Roma domani alle ore 15,51.

Retour des souverains à Rome, vous voyez! La dépêche est datée: Rome, le 24 novembre, 23 heures moins dix. Cela paraît signifier: «Les souverains et la famille royale sont attendus à Rome demain à 16 heures et 51 minutes.»

Je ne sais pas comment on compte l’heure en Italie, mais, si j’en juge d’après ces fragments, je suppose que l’on commence à compter à minuit et que l’on poursuit sans s’arrêter jusqu’à l’expiration des vingt-quatre heures. Dans la coupure ci-après, il semble indiqué que les théâtres s’ouvrent à 20 heures et demie. S’il ne s’agit pas de matinées, ore 20,30 doit indiquer 8 heures 30 du soir:

Spettacoli del di 25

TEATRO DELLA PERGOLA.—(Ore 20,30)—Opera: Bohème.

TEATRO ALFIERI.—Compagnia drammaticá Drago—(Ore 20,30)—La Legge.

ALHAMBRA.—(Ore 20,30)—Spettacolo variato.

SALA EDISON—Grandioso spettacolo Cinematografico: Quo Vadis?—Inaugurazione della Chiesa Russa.—In coda al Direttissimo.—Vedute di Firenze con gran movimento.—America: Trasporto tronchi giganteschi.—I ladri in casa del Diavolo—Scene comiche.

CINEMATOGRAFO.—Via Brunelleschi, n. 4.—Programma straordinario. Don Chisciotte.—Prezzi popolari.

Tout cela m’est parfaitement compréhensible, excepté l’inauguration de ce Chiesa russe: en anglais cheese veut dire fromage... cela se ressemble... enfin je ne comprends pas.

Ce journal n’a que quatre pages et comme il a de longs articles de fond et beaucoup d’annonces, il n’y a pas beaucoup de place pour les crimes, désastres et autres abominations, grâces au ciel! Aujourd’hui je n’y trouve qu’un scandale:

Una principessa

CHE FUGGE CON UN COCCHIERE

Parigi 24.—Il Matin ha da Berlino che la Principessa Schovenbsre-Waldenbure scomparve il 9 Novembre. Sarebbe partita col suo cocchiere. La Principessa ha 27 anni.

Vingt-sept ans et décamper (scomparve) le 9 novembre avec son cocher! Pauvre Princesse! J’espère que Sarebbe ne s’en repentira pas, mais j’ai peur pour elle. Sono dispiacentissimo...

Il y a encore quelques incendies, deux accidents; en voici un:

Grave disgrazia sul Ponte Vecchio

Stammattina, circa le 7,30, mentre Giuseppe Sciatti, di anni 55, di Casellina e Torri, passava dal Ponte Vecchio, stando seduto sopra un barroccio carico di verdura, perse l’equilibrio e cadde al suolo, rimanendo con la gamba destra sotta una ruota del veicolo.

Le Sciatti fu subito raccolto da alcuni cittadini, che, per mezzo della pubblica vettura n. 365, le trasportarono a San Giovanni di Dio.

Ivi il medico di guardia gli riscontrò la frattura della gamba destra e alcune lievi escorazioni giudicandolo guaribile in 50 giorni salvo complicazioni

Cela paraît signifier: «Sérieux accident sur le Vieux-Pont. Ce matin vers 7 h. 30, M. Joseph Sciatti âgé de 55 ans, originaire de Casellina et de Torri, se trouvant assis au sommet d’un tas de verdure (feuilles? foin? légumes?) qui remplissait sa voiture, perdit l’équilibre, tomba et sa jambe droite passa sous une des roues du véhicule.

«Le dit Sciatti fut vite ramassé par quelques citadins, qui, à l’aide de la voiture publique (fiacre?) nº 365, le transportèrent à Saint-Jean-de-Dieu.»

Le paragraphe 3 est un peu plus obscur, mais je crois qu’il y est dit que le médecin arrangea la jambe droite d’une manière assez adroite et que du moment que la gauche n’est pas atteinte, il nous est permis d’espérer que dans cinquante jours le blessé sera tout à fait giudicandolo guaribile, s’il n’y a pas de complication.—Au fait, guaribile doit se rapprocher de guérissable, mais n’importe.

Il y a un grand charme à lire ces petites nouvelles dans une langue que l’on connaît à peine—c’est le charme qui s’attache toujours à ce qui est mystérieux et incertain. En de telles circonstances, vous ne pouvez jamais être absolument assuré de la signification de ce que vous lisez: c’est comme une proie que vous poursuivez, vous essayez comme ceci, puis comme cela, et c’est ce qui rend l’exercice amusant. Un dictionnaire gâterait tout! Quelquefois un seul mot douteux jettera un voile de rêve et d’incertitude dorée sur tout un paragraphe plein de froides et pratiques certitudes. Vous resterez songeur et chercherez à deviner un adorable mystère dans un récit qui n’est au fond que vulgaire et laid. Serait-ce sage de détruire tout ce charme à l’aide d’un coup de dictionnaire?

Après quelques jours de repos, je me suis remis à chercher chaque jour ma petite pâture d’italien. Je la trouve sans peine dans mon journal. Voici, par exemple, un câblogramme de Chicago à Paris. Tous les mots, sauf un, sont intelligibles à ceux qui ne savent pas l’italien:

Revolverate in teatro.

Parigi, 27.—La Patrie ha da Chicago:

Il guardiano del teatro dell’ opera di Wallace (Indiana), avendo voluto espellere uno spettatore che continuava a fumare malgrado il divieto, questo spalleggiato dai suoi amici tirò diversi colpi di rivoltella. Il guardiano rispose. Naque una scarcia generale. Grande panico fra gli spettatori. Nessun ferito.

Traduction:—«Coups de revolver dans un théatre. Paris, le 27.La Patrie reçoit la dépêche suivante de Chicago. Un gardien de théâtre de l’Opéra de Wallace (Indiana), ayant voulu expulser un spectateur qui continuait à fumer malgré la défense, celui-ci, spalleggiato par ses amis, tira plusieurs coups de revolver. Le gardien riposta. D’où frayeur générale, grande panique parmi les spectateurs. Personne de blessé.»

Je parierais que cette bénigne bagarre qui avait eu lieu à l’Opéra de Wallace (Indiana) ne frappa personne en Europe, excepté moi. Mais j’ai été vivement frappé et ce qui m’a frappé, c’est l’impossibilité où je suis de savoir, de science certaine, ce qui a poussé le spectateur à tirer de son revolver contre le gardien. Je lus ce récit tranquillement, sans émotion et sans étonnement jusqu’au moment où j’arrivai à ce mot spalleggiato qui expliquait tout, mais dont j’ignorais la signification. Vous voyez quelle affaire! et quel riche et profond mystère entourait pour moi tout ce petit drame. C’est là le charme délicieux de l’ignorance. Vous commencez à lire un récit... le mot principal d’une phrase vous échappe, vous voilà livré à vos suppositions, vous êtes libre de vous amuser à votre guise, vous n’avez pas à craindre de voir le mystère se dissiper tout d’un coup. Aucune supposition ne vous fournira la signification exacte du mot inconnu. Tous les autres mots vous fournissaient quelque indice par leur forme, leur orthographe, leur son, celui-là ne vous dit rien, il garde son secret. Que veut dire spalleggiato? S’il y a un indice quelque part, une légère ombre d’indice, c’est dans les cinq lettres qui se suivent au milieu du mot, alleg... Cela signifierait-il que le spectateur fut allégé par ses amis et que c’est là ce qui le conduisit à faire feu sur le policier? Mais allégé? Volé? Je ne vois pas du tout comment il se fait qu’un bonhomme volé par ses amis se soit obstiné à fumer dans un théâtre et se soit mis en état de rébellion contre l’agent de la force publique... Non, je ne saisis pas le lien qui pourrait enchaîner toutes ces circonstances et je suis obligé de penser que le mot spalleggiato demeure pour moi un mot mystérieux. L’incertitude reste donc et avec elle le charme.

S’il existait un guide de conversation vraiment bien fait, je l’étudierais et ne passerais pas tout mon temps à des lectures aussi suggestives; mais les guides de conversation ne me satisfont pas. Ils marchent assez bien pendant un certain temps, mais quand vous tombez et que vous vous égratignez la jambe, ils ne vous indiquent pas ce qu’il faut dire.

L’ITALIEN ET SA GRAMMAIRE

J’avais pensé qu’une personne tant soit peu intelligente pouvait lire très facilement l’italien sans dictionnaire, mais j’ai découvert depuis qu’une grammaire n’est pas inutile en bien des circonstances. Cela parce que, si la personne en question ne connaît pas les temps des verbes italiens, elle fera souvent des confusions regrettables. Elle pourra très bien croire qu’une chose doit arriver la semaine suivante alors qu’elle sera déjà arrivée depuis une semaine. En étudiant la question, je vis que les noms, les adjectifs, etc., étaient de bons mots francs, droits et dépourvus d’artifice; mais c’est le verbe qui prête à la confusion, c’est le verbe qui manque de stabilité et de droiture, c’est le verbe qui n’a aucune opinion durable sur rien, c’est le verbe qui leurre le lecteur ignorant, éteint la lumière et cause toutes sortes d’ennuis.

Plus j’étudiais, plus je réfléchissais, plus je me confirmais dans cette opinion. Cette découverte m’indiqua la voie à suivre pour acquérir la science qui me manquait lorsque je lisais les dernières nouvelles des journaux: il me fallait attraper un verbe et m’en rendre maître. Il me fallait le dépecer jusqu’à ce que j’en connusse le fort et le faible, les mœurs et les habitudes, les formes et les excentricités.

J’avais remarqué en d’autres langues étrangères que les verbes vivent en famille et que les membres de chaque famille ont des traits de ressemblance qui leur sont communs et qui les distinguent des membres des autres familles. J’avais noté que cette marque de famille ne se voit pas sur le nez, ni sur les cheveux—pour ainsi parler—mais sur la queue du mot, sur sa terminaison—et que ces queues les distinguent parfaitement, à tel point qu’un expert peut toujours dire s’il a affaire à un Plus-que-parfait ou à un Subjonctif sur simple examen de sa queue, tout comme un cowboy distingue un cheval d’une vache. Naturellement, je ne parle que de ces verbes légitimes que, dans l’argot des grammairiens, on appelle réguliers. Il y en a d’autres—je ne cherche pas à le cacher—qu’on appelle irréguliers, qui sont nés hors mariage, de parents inconnus et qui sont naturellement dépourvus de toute marque de famille, de tout trait de ressemblance avec d’autres, leurs queues ne signifiant rien. Mais de ces bâtards je n’ai rien à dire. Je ne les approuve pas, je ne les encourage pas; je suis un délicat et sensible puriste et je ne permets pas qu’on les nomme en ma présence.

Mais, comme je l’ai dit, je décidai d’attraper un bon verbe et de le disséquer à fond. Un suffit. Une fois familiarisé avec les formes de sa queue, vous êtes avertis, et, après cela, aucun verbe régulier ne saurait vous cacher sa parenté et vous ne pourrez plus confondre le passé ou le futur avec le conditionnel—sa queue vous renseignera toujours.

Je choisis le verbe amare, aimer. Ce ne fut pour aucune raison personnelle, car les verbes me laissent tout à fait indifférents. Je ne me soucie pas plus d’un verbe que d’un autre, et, pris dans leur ensemble, je les respecte fort peu, mais enfin, dans les langues étrangères, il faut toujours commencer avec le verbe «aimer». Pourquoi? Je ne sais pas. C’est une simple habitude, je suppose. Le premier grammairien le choisit: Adam ne fit pas la grimace, et aucun professeur n’eut assez d’originalité d’esprit pour choisir un autre verbe. Il n’en manque pas, cependant; tout le monde l’admet. Mais les grammairiens n’aiment pas l’originalité; ils n’ont jamais émis une idée nouvelle et sont tout à fait incapables de répandre un peu de fraîcheur et de vie dans leurs tristes, sombres et ennuyeuses leçons. Le charme, la grâce et le pittoresque leur sont étrangers.

Je savais donc qu’il me fallait veiller moi-même à rendre mon étude intéressante; j’envoyai donc chercher le facchino et lui expliquai mon désir. Je lui dis de rassembler quelques contadini en une compagnie, de leur donner des costumes et de leur distribuer leurs rôles. Je lui enjoignis d’exercer sa troupe et d’être prêt au bout de trois jours! Chaque division de six hommes, représentant un aspect du verbe, devait être commandée par un sergent, un caporal ou quelque chose comme cela; chacune d’elles devait avoir un uniforme différent, afin que je puisse distinguer un parfait d’un futur sans être obligé de regarder dans mon livre; le bataillon tout entier devait être sous les ordres du facchino avec le grade de colonel. Je payai les frais.

 

Alors, je m’enquis des mœurs, formes et autres idiosyncrasies du verbe amare, aimer, et je fus très troublé d’apprendre qu’il était capable de prendre cinquante-sept apparences. Cinquante-sept façons d’exprimer l’amour, et encore aucune d’elles n’aurait suffi à convaincre une jeune fille à l’affût d’un titre ou un jeune homme à l’affût d’une dot!

Il me sembla donc qu’étant donnée mon inexpérience il serait fou de ma part de me faire mitrailler par une telle abondance de mots d’amour et j’avertis le facchino d’avoir à me chercher un verbe plus pauvre et plus facile à distribuer dans sa troupe. Je voulais quelque bon vieux verbe, pas trop méchant, bien en main et propre à tous usages, quelque chose enfin de commode pour un débutant qui ne voulait pas ravager tout le pays dès sa première campagne.

Nous cherchâmes en vain. Mon homme fut incapable d’arranger la chose; tous les verbes avaient la même prolixité, tous étaient du même calibre... Mais il dit que le verbe auxiliaire avere, avoir, était une gentille petite machine, bien en mains, et moins capable que d’autres de laisser un débutant dans l’embarras. Ainsi, sur sa recommandation, je le choisis et j’ordonnai à mon colonel de préparer et d’entraîner ses troupes: Je lui expliquai ce qu’il avait à faire et il me demanda trois jours de préparation. (Le facchino est indispensable en Italie. Le mien était vétérinaire dans ses bons jours, et il ne manquait pas de talent.)

 

A la fin des trois jours, le facchino-vétérinaire-colonel était prêt. J’étais prêt aussi et pourvu d’un sténographe. Nous nous rendîmes dans la chambre que nous appelions la Corderie. Comme son nom l’indique, c’est une très vaste et longue pièce très commode pour y passer des revues. A neuf heures trente du matin, le colonel fit son entrée, prit place à mes côtés et jeta un ordre bref. Les tambours se mirent à battre, l’officier du grade de lieutenant-colonel entra, suivi des troupes qui défilèrent en bon ordre. Chaque division, en uniforme spécial, était pourvue d’une bannière indiquant son rang verbal: les «Temps présents» venaient les premiers, en bleu de mer et vieil or; les «Passé Défini» étaient en rouge et noir; les «Imparfaits» en vert et jaune; les «Futurs» en uniformes bariolés et étoilés; les «Subjonctifs» en pourpre et argent... et, ainsi de suite, défilèrent cinquante-sept hommes dont plusieurs officiers commissionnés ou non. C’était une parade magnifique, ce fut un émouvant spectacle. C’est à peine si je pouvais chasser les larmes de mes yeux. Mais...

—Halte! commanda le colonel.

—Fixe!

—Repos!

—Un... Deux... Trois... Ensemble... Récitez!

C’était parfait. En un magnifique volume de voix, les cinquante-sept Avoir de la langue italienne furent lancés tous ensemble. Puis vint un ordre:

—Fixe!

—Demi-tour à gauche... En avant, marche!

Et les tambours de battre.

Quand la dernière forme d’Avoir eut disparu, le colonel se tourna vers moi, se déclarant prêt à faire manœuvrer son corps et demandant des ordres.

Je répondis:

—Ils ont dit: J’ai, tu as, il a, et ainsi de suite, mais ils ont négligé de dire ce qu’ils avaient. Ce serait une bonne affaire s’ils expliquaient ce qu’ils ont. Il faudrait quelque chose, un objet, n’importe quoi, qui prouve un intérêt personnel aussi bien que grammatical à l’auditeur, comprenez-vous?

Il dit:

—C’est fort bien. Un chien ferait-il l’affaire?

Je répliquai que je n’en savais rien, mais qu’on pouvait toujours essayer avec un chien. Il expédia un aide de camp avec l’ordre d’ajouter un chien.

 

Les six hommes du «Temps Présent» rentrèrent en rang précédés d’un sergent qui portait la bannière. Ils se formèrent en ligne de bataille et récitèrent l’un après l’autre:

Io ho un cane. J’ai un chien.

Tu hai un cane. Tu as un chien.

Egli ha un cane. Il a un chien.

Noi abbiamo un cane. Nous avons un chien.

Voi avete un cane. Vous avez un chien.

Eglino hanno un cane. Ils ont un chien.

Le silence retomba; les soldats retournèrent au camp, tandis que je me livrais à mes réflexions. Le colonel me dit:

—Il me semble que vous êtes désappointé...

—Oui, répondis-je. Ils sont trop monotones, ils chantent leur leçon; ce n’est pas vivant, ni naturel; ils n’auraient pas cette expression figée et cette élocution déclamatoire dans la vie réelle. Une personne qui annonce qu’elle a un chien en est joyeuse ou triste, elle a un sentiment quelconque et elle ne reste pas immobile et indifférente comme cela... Qu’est-ce que c’est que ces gens-là?

A son avis, la difficulté venait du chien; il dit:

—Ces gens sont des contadini, vous savez, et ils ont un certain préjugé contre les chiens, contre les chiens de garde, veux-je dire. Vous savez qu’ici ces chiens que l’on met dans les vignes et les olivettes sont très sauvages et féroces et, par là, ils n’ont pas la sympathie des gens qui pensent trop aux biens d’autrui. Je crois que nos soldats ont quelque chose contre les chiens...

Je compris que nous nous étions trompés en choisissant le chien et qu’il nous fallait essayer quelque chose d’autre, et quelque chose qui éveille si possible l’intérêt de nos hommes.

—Comment dit-on: chat, en italien? demandai-je.

Gatto.

—Est-ce un monsieur ou une dame, masculin ou féminin, veux-je dire?

—Masculin, monsieur.

—Qu’est-ce que nos gens pensent de cet animal?

—Eh bien... ils...

—Vous hésitez..., cela suffit. Que pensent-ils des poulets?

Il leva au ciel des yeux tout illuminés de convoitise et de joie: je compris.

—Comment dit-on: poulet, en italien? repris-je.

Pollo, Podere (Podere veut dire: maître. C’est un titre honorifique). Pollo, c’est un poulet; quand il y en a assez pour constituer un pluriel, on dit polli.

—Très bien; les polli feront l’affaire. Quelle est la division commandée pour le prochain exercice?

—Le «Passé Défini».

—Faites-les avancer avec l’ordre d’employer les poulets. Et faites comprendre aux hommes que nous ne voulons plus de cette attitude froide.

Il transmit l’ordre à un officier à qui il dit encore:

—Tâchez de les amener à penser qu’il s’agit de poulets errants ou perdus dans la campagne.

Puis il se tourna vers moi et, la main à la tempe, il expliqua:

—Cela augmentera leur intérêt pour l’aviculture, monsieur.

Quelques minutes s’écoulèrent. Puis la division s’avança, défila, et, la physionomie toute brillante, le chef de file cria:

Io ebbi polli! J’eus des poulets!

—Bien! dis-je. Continuez! Au suivant!

Tu avesti polli! Tu eus des poulets!

—Parfait! m’écriai-je. A l’autre!

Egli ebbe polli! Il eut des poulets!

—Merveilleux! A l’autre!

Noi avemmo polli! Nous eûmes des poulets!

—Étonnant! Continuez!

Voi aveste polli! Vous eûtes des poulets!

—De mieux en mieux! En avant! Le dernier homme, feu!

Eglino ebbero polli! Ils eurent des poulets!

Alors ils se formèrent en colonnes et par une manœuvre adroite se retirèrent en bon ordre. J’étais enchanté et dis:

—Maintenant, colonel! C’est à peu près ça! Les poulets font merveille, c’est évident. De quelle division est-ce le tour?

—Du «Passé Antérieur».

—Comment est-ce que cela va marcher?

Io ebbi avuto, j’eus eu; tu avesti avuto, tu eus eu; egli ebbe avuto, il eut eu; noi avemmo avuto, nous eûmes...

—Assez! Mais, dites donc, nous venons de les voir les eu! Qu’est-ce que vous me débitez là?

—Mais c’est un autre temps.

—Un autre temps? Mais quelque chose qu’on eut on l’a eu! Nous avons assez d’eu comme cela! Eu est eu et votre histoire qui consiste à le répéter comme pour le rendre plus lointain et pour affirmer qu’on l’a eu encore plus qu’on ne l’a vraiment eu ne signifie rien, vous le savez très bien!

—Mais il y a une distinction! Il ne s’agit pas du même passé...

—Comment faites-vous la différence?

—Eh bien, vous vous servez des premières formes quand il s’agit d’une chose que vous eûtes à un moment vague, indéterminé, imprécis; vous vous servez au contraire du redoublement des eu pour indiquer le moment précis où vous avez cessé d’avoir...

—Hein! Colonel, tout cela est pure stupidité, vous le savez très bien vous-même. Écoutez: A supposer que j’aie eu un eu ou que j’aie désiré d’avoir eu un eu, ou encore que j’aie été dans la situation voulue pour avoir eu un eu qui eût cette prétention folle d’augmenter la puissance et la force de l’Eu, de créer des distinctions stupides parmi des catégories d’Eu, de marquer sottement l’ennui que l’on eut d’avoir eu autrefois, dans le passé, et de dire qu’on eût eu une chose à moins que l’on en eût eu une autre... Si vous craigniez que j’eusse eu cette imbécillité, il fallait m’en priver faire mettre tous ces eu dans quelque hôpital lointain d’où ils n’auraient jamais eu l’occasion de s’échapper.

Tous ces raffinements grammaticaux me révoltent; il n’y a là rien de juste, rien d’honorable; c’est du favoritisme pur que de conserver en activité de service un Eu si délicat qu’il ne peut pas marquer en même temps et de toute sa force, comme il faut, le passé que l’on eut.

Et en ce qui concerne cette division que vous avez appelée «Passé antérieur»—comme si un passé pouvait être autre chose qu’antérieur—renvoyez-la, licenciez les hommes, mettez l’officier à la retraite... Je ne veux plus les voir!

—Mais, dit le colonel tout interloqué, vous n’avez pas vu la nuance, c’est...

—Ne vous donnez pas la peine, je vous en prie! Je ne me soucie plus de cela! Je n’ai nulle prétention au trust des eu, et, pour moi, le passé est et sera toujours, hélas! le passé. Faites venir une bonne et solide escouade de «Futurs», ou je m’en vais.

... Mais je ne devais pas entendre les hommes crier qu’ils allaient avoir des poulets, car, à ce moment, toutes les cloches de Florence se mirent à sonner ensemble l’heure où, selon la loi, toute colazione (tout rassemblement) doit cesser...

TABLE

 Pages.
MARK TWAIN5
LE LEGS DE 30.000 DOLLARS29
LE PASSEPORT RUSSE89
MÉMOIRES D’UNE CHIENNE127
HOMMES ET PRINCES151
ENFER OU PARADIS?177
UNE HISTOIRE DE MALADE219
MA PREMIÈRE MACHINE A ÉCRIRE233
UN MONUMENT A ADAM241
CONSEILS AUX PETITES FILLES245
SAINTE JEANNE D’ARC249
UN ARTICLE AMUSANT263
UNE LETTRE AU MINISTRE DES FINANCES275
L’ESPRIT DES ENFANTS277
UN MOT DE SATAN283
LES CINQ DONS DE LA VIE287
L’ITALIEN SANS MAITRE293
L’ITALIEN ET SA GRAMMAIRE305

4597.—Tours, Imp. E. ARRAULT et Cⁱᵉ

NOTES:

[A] Troisième marque! Un quart de plus vers la deuxième marque! Moitié de la deuxième marque! Deuxième marque.—Il s’agit de la marque des poteaux pour mesurer l’étiage.

[B] Pour comprendre toute la portée de ce passage, il est nécessaire de se rappeler qu’aux États-Unis comme à Londres, le dimanche est très rigoureusement observé. (Note du traducteur.)

[C] Les «Tammanistes» sont les membres de Tammany Hall, club politique de New York, fondé en 1789 et qui depuis 1865 joue un rôle prépondérant et souvent scandaleux dans l’administration de la ville. (Note du traducteur.)

[D] L’austérité des puritains—fondateurs des États Unis—est encore très vivace on Amérique, surtout dans les campagnes. Par exemple, il n’y a pas cinquante ans, qu’une loi sévère interdisait encore de fumer à moins de quatre kilomètres d’un endroit habité. (Note du traducteur.)

[E] William Dean Howells, le célèbre romancier, auteur de la Fortune de Silas Lapham, la Raison d’une femme, le Monde des diamants, Une séparation et une rencontre, etc. (Note du Traducteur).

[F] Bien que Mark Twain ne donne ici sur Jeanne d’Arc que des détails connus de tout le monde en France, il nous a paru intéressant de traduire les pages où le célèbre humoriste américain glorifie l’héroïne française. (Note du traducteur.)

[G] Il y aurait peut-être lieu de discuter l’affirmation de Mark Twain. Sans doute, l’illustre auteur américain n’a pas eu l’occasion de voir beaucoup des innombrables œuvres d’art que Jeanne d’Arc inspira et dont plusieurs ne méritent pas la critique qu’en fait Mark Twain. (Note du traducteur.)

[H] La Saturday Review est une revue anglaise. (Note du traducteur.)


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