Le Legs de 30.000 dollars et autres contes
«Ma mère chérie,
«Quand ces tristes lignes vous parviendront, votre pauvre Alfred ne sera plus de ce monde. Non, pis que cela, bien pis! Par ma propre faute, ma propre étourderie, je suis tombé entre les mains d’un filou ou d’un lunatique. Je ne sais pas lequel des deux, mais en tout cas je sens que je suis perdu. Quelquefois je suis sûr que c’est un filou, mais la plupart du temps je crois qu’il est simplement fou, car il a un bon cœur honnête et franc; et je vois bien qu’il fait les efforts les plus dévoués pour tâcher de me tirer des difficultés fatales où il m’a jeté.
«Dans quelques heures je ferai partie de cette affreuse troupe de malfaiteurs qui cheminent dans les solitudes neigeuses de la Russie, sous le fouet, vers cette terre de mystère, de malheur et d’éternel oubli, la Sibérie! Je ne vivrai pas pour la voir; mon cœur est brisé, et je mourrai. Donnez mon portrait à celle que vous savez, et demandez-lui de le garder pieusement en mémoire de moi, et de vivre dans l’espoir de me rejoindre un jour dans ce monde meilleur où il n’y a pas de demandes en mariage, mais où les terribles séparations n’existent pas non plus. Donnez mon chien jaune à Archy Hale, et l’autre à Henry Taylor; mon fusil est pour mon frère Will ainsi que mes articles de pêche et ma Bible.
«Il n’y a aucun espoir pour moi; je ne puis m’échapper. Le soldat monte la garde auprès de moi avec son fusil, et ne me quitte jamais des yeux; il ne sourcille pas; il ne bouge pas plus que s’il était mort. Je ne puis le fléchir, car le maniaque tient tout mon argent. Ma lettre de crédit est dans ma malle que je n’aurai peut-être jamais. Je sais que je ne l’aurai jamais. Oh! mon Dieu, que vais-je devenir? Priez pour moi, maman chérie, priez pour votre pauvre Alfred. Mais toutes les prières seront vaines et inutiles...»
IV
Le lendemain, Alfred sortit, tout brisé, pâle, vieilli, quand le major vint le chercher pour le déjeuner matinal. Ils firent manger leurs gardes, allumèrent des cigares, le major lâcha la bride à sa langue admirable; sous son influence magique Alfred se sentit graduellement renaître à l’espoir, au courage, presque à la foi.
Mais il ne pouvait quitter la maison. L’ombre de la Sibérie planait sur lui, noire et menaçante; sa curiosité artistique était dissipée et il n’aurait pu supporter la honte de visiter des rues, des galeries et des églises entre deux soldats, point de mire d’une foule curieuse et malveillante; non, il s’enfermerait pour attendre le courrier de Berlin, qui devait fixer son destin. Donc, tout le long du jour, le major se tint galamment près de lui, dans sa chambre, tandis que l’un des soldats se tenait raide et immobile contre la porte, l’arme au bras, et que l’autre se reposait nonchalamment sur une chaise, à l’extérieur. Et tout le long du jour l’aimable et fidèle vétéran débita de formidables blagues militaires, décrivit des batailles, inventa d’ingénieuses anecdotes, avec un enthousiasme, une énergie, une ardeur invincible et conquérante pour maintenir un peu de vie au pauvre petit étudiant, et empêcher son pouls de s’arrêter.
La longue journée tirait à sa fin, et les deux compagnons, suivis de leurs gardes, descendirent pour prendre place dans la grande salle à manger.
—Cette pénible attente sera bientôt finie, maintenant, soupira le pauvre Alfred.
Au même instant deux Anglais passèrent auprès d’eux et l’un s’écria:
—Quel ennui que nous ne puissions avoir notre courrier de Berlin ce soir!
Parrish commença à blêmir. Mais les Anglais s’installèrent à une table voisine, et l’autre répondit:
—Non, la nouvelle est moins mauvaise (Parrish se sentit un peu mieux). On a reçu d’autres informations télégraphiques. L’accident a occasionné un grand retard au train, mais voilà tout. Il arrivera ce soir avec trois heures de retard.
Parrish n’atteignit pas tout à fait le plancher, cette fois, car le major se précipita vers lui juste à temps. Car il avait écouté et prévu ce qui arriverait. Il caressa Parrish dans le dos, le hissa sur une chaise, et s’écria gaîment:
—Ah ça, mon ami, qu’est-ce qui vous prend? Voyons, il n’y a pas de quoi se mettre le cœur à l’envers! Je connais une issue, un dénouement heureux. Le diable emporte le passeport, qu’il reste huit jours en route, s’il lui plaît! nous nous en passerons!
Parrish était trop malade pour l’entendre. L’espoir était loin et la Sibérie, avec ses horreurs, était présente. Il se traîna sur des jambes de plomb, soutenu par le major, qui se dirigeait vers l’ambassade américaine, l’encourageant en chemin par de véhémentes assurances que le ministre n’hésiterait pas un seul instant à lui accorder un nouveau passeport.
—Je tenais cette carte dans ma manche, tout le long, dit-il. Le ministre me connaît—me connaît familièrement—nous avons été amis et compagnons pendant de longues heures sous une pile d’autres blessés à Cold Harbor; et nous avons toujours été compagnons depuis lors, en esprit et en vérité, bien que nos corps ne se soient pas souvent rencontrés. En avant, mon petit bonhomme, l’avenir est splendide! Je me sens guilleret comme un poisson dans l’eau! Voilà tous nos malheurs finis... Si, du moins, l’on peut dire que nous en ayons jamais eus.
Devant eux, s’élevait l’enseigne et l’emblème de la plus riche, la plus libre et la plus puissante république de tous les âges. Un grand bouclier de bois où était plaqué un aigle de grande envergure, la tête et les épaules parmi les étoiles et les griffes pleines d’armes guerrières anciennes et surannées; et, à cette vue, les yeux d’Alfred se remplirent de larmes, le patriotisme lui gonfla le cœur, «Hail Columbia!» le remplit d’un grand transport, et toutes les frayeurs, toutes ses tristesses s’évanouirent; car là, du moins, il serait sain et sauf; libre! aucune puissance de ce monde n’oserait franchir le seuil de cette porte pour mettre la main sur lui.
Par raisons d’économie, l’ambassade européenne de la plus puissante des républiques consistait en une chambre et demie au neuvième étage, lorsque le dixième était occupé. Le personnel et l’ameublement de l’ambassade étaient ainsi conditionnés: un ministre ou un ambassadeur pourvu d’un salaire de mécanicien, un secrétaire d’ambassade qui vendait des allumettes et raccommodait de la porcelaine pour gagner sa vie, une jeune fille employée comme interprète et pour utilité générale; des gravures de grands paquebots américains, un chromo du Président régnant, une table à écrire, trois chaises, une lampe à pétrole, un chat, une pendule et une banderole avec la devise: In God we trust.
Les compagnons grimpèrent là-haut, suivis de leur escorte. Un homme était assis à la table, faisant ses écritures officielles sur du papier d’emballage, avec un clou. Il se leva d’un air surpris; le chat dégringola et courut se cacher sous le bureau; la jeune employée se serra dans le coin de la pendule, pour faire place. Les soldats se serrèrent contre le mur, à côté d’elle, baïonnette au canon. Alfred était tout radieux de joie et du soulagement infini de se sentir sauvé. Le major serra cordialement la main du représentant officiel et, avec sa volubilité ordinaire, lui soumit le cas, dans un style aisé et coulant, pour lui demander le passeport nécessaire.
Le représentant fit asseoir ses hôtes, puis il dit:
—Oui, mais je ne suis que le secrétaire d’ambassade, voyez-vous, et je ne pourrai pas accorder un passeport du moment que le ministre lui-même est sur le territoire russe. Ce serait prendre sur moi une responsabilité beaucoup trop grande.
—Très bien, alors envoyez-le chercher.
Le secrétaire sourit.
—Voilà qui est bien plus facile à dire qu’à faire. Il est parti dans les forêts je ne sais où, en vacances.
—Gre... Grand Dieu! s’écria le major.
Alfred gémit. Les couleurs s’effacèrent de ses joues et il se sentit pris d’une grande faiblesse.
Le secrétaire dit, tout étonné:
—Pourquoi donc jurez-vous ainsi, major? Le prince vous a donné vingt-quatre heures. Regardez la pendule. Qu’avez-vous à craindre? Vous avez encore une demi-heure. Il est juste l’heure du train; le passeport arrivera sûrement à temps.
—Monsieur, il y a une affreuse nouvelle! Le train a trois heures de retard! La vie et la liberté de ce garçon s’écoulent, minute par minute. Il ne lui en reste plus que trente! Dans une demi-heure il sera comme perdu et damné à toute éternité! Dieu tout-puissant! Il faut que nous ayons un passeport!
—Oh! je meurs, je sens que je meurs! gémit le pauvre enfant, et sa tête retomba...
Un changement rapide se fit dans l’expression du secrétaire; sa placidité ordinaire fit place à une vive excitation qui remplit ses yeux de flammes. Il s’écria:
—Je vois et je comprends toute l’horreur de la situation, mais... que Dieu nous aide! que puis-je faire, moi? Que proposez-vous que je fasse?
—Mais, sapristi, donnez-lui son passeport!
—Impossible! Totalement impossible! Vous ne le connaissez pas vous-même. Il n’y a aucun moyen au monde de l’identifier. Il est perdu... perdu! Il ne reste aucune possibilité de le sauver!
Le pauvre garçon gémit encore et sanglota:
—Le Seigneur ait pitié de moi, c’est bien le dernier jour d’Alfred Parrish!
L’expression du secrétaire changea encore. Au milieu d’une explosion de pitié, de colère, de désespoir, il s’arrêta court, son ton s’apaisa et il demanda avec la voix indifférente que l’on a en parlant du temps qu’il fait, à défaut d’autre sujet de conversation:
—C’est là votre nom?
Le jeune homme dit oui, entre deux sanglots.
—D’où êtes-vous?
—Bridgeport.
Le secrétaire secoua la tête... la secoua encore et marmotta quelque chose entre ses dents.
Après un instant, il demanda:
—Vous y êtes né?
—Non; à New-Haven.
—Ah! ah!
—Le secrétaire jeta un coup d’œil au major qui écoutait avidement, mais d’un air vide et étonné, et indiqua plutôt qu’il ne dit:
—Il y a de la bière là-bas, au cas où les soldats auraient soif.
Le major se leva d’un bond, leur versa à boire et reçut leur remerciement.
L’interrogatoire continua:
—Combien de temps avez-vous vécu à New-Haven?
—Jusqu’à l’âge de quatorze ans. J’en suis revenu il y a deux ans pour entrer à Yale.
—Lorsque vous y viviez, dans quelle rue était votre maison?
—Parher Street.
Avec une vague lueur de compréhension illuminant ses yeux, le major jeta un coup d’œil inquisiteur au secrétaire. Le secrétaire lui fit un signe de tête. Le major servit encore de la bière...
—Quel numéro?
Le pauvre garçon releva la tête et jeta au secrétaire un regard pathétique qui disait assez clairement: «Pourquoi me tourmentez-vous de toutes ces bêtises?... je suis bien assez malheureux sans cela!»
Mais le secrétaire continua, sans sourciller:
—Quelle espèce de maison était-ce?
—En briques, deux étages.
—De plain pied avec le trottoir?
—Non, petite cour devant.
—Portail en fer?
—Non.
Le major versa encore de la bière, sans demander la permission... et à pleins verres. Sa figure s’était éclaircie, il était tout vibrant, maintenant.
—Que voyait-on en entrant?
—Un couloir étroit, avec une porte au bout, et une autre porte à droite.
—Rien de plus?
—Un porte-manteaux.
—Chambre à droite?
—Salon.
—Tapis?
—Oui.
—Quelle espèce de tapis?
—Sujet?
—Chasse au faucon. A cheval.
Le major regarda la pendule, avec inquiétude. Plus que six minutes! Il saisit la cruche, et tout en versant, regarda le secrétaire... puis l’horloge, d’un air interrogateur. Le secrétaire fit un signe de tête. Le major se plaça bien devant la pendule, pour la cacher, et, furtivement, recula les aiguilles d’une demi-heure. Puis, il servit des rafraîchissements aux hommes en doubles rations.
—Quelle chambre derrière le vestibule et à côté du porte-manteaux?
—Salle à manger.
—Poêle?
—Grille dans la cheminée.
—Vos parents avaient-ils acheté la maison?
—Oui.
—L’ont-ils encore?
—Non. Ils l’ont vendue lorsque nous avons déménagé à Bridgeport.
Le secrétaire s’arrêta un instant, puis il demanda:
—Aviez-vous un sobriquet parmi vos camarades?
Une rougeur monta lentement dans les joues pâles du jeune homme. Il parut lutter un moment contre lui-même, il dit plaintivement:
—Ils m’appelaient: Mademoiselle Amélie...
Le secrétaire réfléchit profondément, et trouva une autre question à poser:
—Y avait-il des ornements à la salle à manger?
—Ah!... oui... non.
—Aucun? Point du tout?
—Non.
—Que diable! N’est-ce pas un peu étrange? Réfléchissez.
Le jeune homme réfléchit, médita, se recueillit; le secrétaire attendit, haletant d’impatience. Enfin le malheureux enfant leva les yeux et secoua tristement la tête.
—Réfléchissez! Réfléchissez donc! s’écria le major, plein de sollicitude inquiète.
—Allons, dit le secrétaire, pas même un tableau?
—Oh! certainement, mais vous avez dit un ornement.
—Ah! et qu’en pensait votre père?
Les couleurs reparurent sur ses joues. Il demeura silencieux.
—Parlez, dit le secrétaire.
—Parlez, tonna le major, tandis que sa main tremblante versait beaucoup plus de bière à l’extérieur des verres qu’à l’intérieur.
—Je... je... ne peux pas vous dire ce que mon père en disait, murmura le jeune homme.
—Vite, vite, dit le secrétaire. Dites-le! Il n’y a pas de temps à perdre. La patrie et la liberté, ou la Sibérie et la mort, dépendent de votre réponse.
—Oh! ayez pitié! C’est un pasteur, et...
—N’importe, dites-le, ou...
—Il disait que c’était... «un sacré barbouillage le plus cochonné» qu’il eût jamais vu!
—Sauvé! s’écria le secrétaire en saisissant le clou qui lui servait de plume et un passeport vierge. Moi, je puis vous identifier; j’ai vécu dans cette maison, et j’ai peint ce tableau moi-même!
—Oh! venez dans mes bras, mon pauvre enfant sauvé! s’écria le major. Nous serons toujours reconnaissants envers Dieu d’avoir fait cet artiste... si c’est bien Lui qui l’a fait!
MÉMOIRES D’UNE CHIENNE
I
Mon père était un Saint-Bernard et ma mère une chienne de berger; moi, je suis une protestante, c’est ma mère qui me l’a dit, car, pour moi, je n’entends rien à ces délicates distinctions... Ce ne sont que de grands mots qui ne veulent rien dire. Ma mère avait une passion pour ça: rien ne lui était plus agréable que de répéter ces longs mots aux autres chiens, qui la regardaient alors avec surprise et envie et se demandaient comment elle avait acquis tant d’instruction. A vrai dire, ce n’était pas de l’instruction véritable, c’était de la parade. Ma mère attrapait ces mots en écoutant les conversations à la salle à manger ou à la salle d’étude, ou encore en accompagnant les enfants au catéchisme... Alors, quand elle avait bien entendu le mot, elle se le répétait à elle-même plusieurs fois et ainsi pouvait s’en souvenir jusqu’à la suivante réunion de chiens du voisinage. C’était extraordinaire de voir la surprise et le désespoir qu’elle leur causait à tous depuis le roquet de poche jusqu’au bouffi chien de garde. Cela la récompensait bien de toute sa peine.
Quand un étranger assistait à la réunion, il commençait toujours à faire le soupçonneux, et lorsqu’il avait pu rattraper son souffle après la première surprise, il ne manquait pas de demander ce que le mot voulait dire... Et elle le lui disait! L’étranger s’y attendait si peu qu’il se croyait absolument certain de la confondre; aussi, quand elle lui avait répondu, l’interlocuteur malencontreux se trouvait couvert d’une honte encore bien plus grande que celle dont il comptait accabler ma mère.
Le plus amusant, c’était l’air que prenaient nos compagnons habituels en entendant ce colloque: ils savaient tout suite comment cela tournerait et il fallait voir combien ils étaient contents et fiers de ma mère! Quand elle avait dit la signification d’un de ces grands mots, tout le monde était si pénétré d’admiration qu’il n’arriva jamais à aucun de nous d’en mettre en doute l’absolue justesse. Et c’était parfaitement naturel, parce qu’elle répondait si promptement et avec tant d’assurance qu’elle semblait être un dictionnaire vivant et, d’autre part, quel chien aurait pu dire si elle se trompait ou non? Elle était la seule personne cultivée parmi la société.
Une fois, elle décrocha quelque part le mot «intellectualité»; elle le répéta plusieurs fois dans la semaine en plusieurs occasions, et en faisant, comme d’habitude, beaucoup d’envieux et d’admirateurs. Ce fut cette fois-là que je remarquai qu’à chaque demande de signification qui lui fut adressée durant toute la semaine, elle ne donna jamais deux fois la même! Cela témoignait de plus de présence d’esprit que de culture... Naturellement, je n’en marquai rien... c’est élémentaire.
Elle avait toujours un terme tout prêt sous la main, une espèce de bouée de sauvetage à sa portée pour le cas où une curiosité inattendue lui ferait perdre ses esprits, c’était le mot «synonyme». Quand il lui arrivait de retrouver et de répéter un grand mot qui avait eu ses beaux jours plusieurs semaines auparavant et dont les explications étaient toutes oubliées et mises au rebut, les étrangers présents étaient—comme toujours—fortement ahuris pendant une minute ou deux, puis, comme les idées de ma mère avaient déjà changé de direction et qu’elle ne s’attendait plus à rien, les voilà qui s’arrêtaient et lui demandaient une explication... Alors, les chiens présents pouvaient voir sa peau tressaillir une seconde—rien qu’une toute petite seconde—puis elle reprenait un ventre ferme et luisant et sortait avec conviction (et avec une sérénité digne d’un jour d’été): «C’est synonyme de surérogation», ou: «C’est synonyme de...» Suivait quelque autre grand diable de mot d’une longueur et d’un entortillement de reptile... Ensuite, très à l’aise, elle passait à un autre sujet, laissant les étrangers parfaitement affalés et honteux, tandis que les initiés applaudissaient ensemble de leur queue sur la terre, le visage transfiguré d’une radieuse joie.
Il en était exactement de même pour les longues phrases. Ma mère recueillait parfois et rapportait à la maison une belle longue phrase qui avait beau son et grande envergure, elle la remaniait cinq ou six nuits et deux matinées et l’expliquait à chaque occasion d’une façon différente, car, après tout, elle ne se souciait que de la phrase et fort peu de sa signification. Elle savait bien que jamais les chiens n’auraient assez d’esprit pour la mettre en défaut.
Oh! oui, c’était une perle! Elle n’avait pas la moindre crainte d’être attrapée, tant elle avait confiance en l’ignorance de ses semblables. Elle rapportait même parfois des anecdotes au sujet desquelles elle avait entendu toute la famille et les invités rire au dîner, et régulièrement elle accrochait le «mot» d’un calembour à un autre calembour... et quand elle expliquait ce mot, elle se jetait par terre et se roulait sur le plancher en riant et en aboyant de la façon la plus folle... Mais je pouvais voir qu’elle s’étonnait de ce que cela parût si peu risible aux autres. Il n’y avait pas de mal; les autres se roulaient et aboyaient aussi, tout honteux à part eux de ne pas voir le mot du calembour et incapables de soupçonner que ce n’était pas tout à fait leur faute.
Vous pouvez voir par là que ma mère était douée d’un caractère un peu vain et frivole, mais elle avait assez de vertus pour compenser. Elle avait un bon cœur et d’aimables manières.
Elle ne garda jamais de ressentiments pour ce qu’on lui avait fait, mais elle mettait de côté toute injure ou impolitesse et les oubliait. Elle élevait parfaitement ses enfants et c’est par elle que nous avons appris à être braves et prompts devant le danger, à ne pas nous sauver, mais à faire face au péril qui menaçait un ami ou même un étranger, à l’aider ou à le secourir de notre mieux sans réfléchir à ce que cela pourrait nous coûter à nous. Et elle faisait notre éducation non seulement par des mots, mais par l’exemple, ce qui était la méthode la meilleure, la plus sûre et la plus durable. Oh! les belles, les bonnes, les splendides choses qu’elle accomplit! C’était un vrai soldat, et modeste avec cela! Si modeste que vous n’auriez pu vous empêcher de l’admirer. Elle aurait réussi à faire paraître à son avantage un épagneul lui-même... Ainsi, vous le voyez, elle avait autre chose pour elle que sa science.
Une fois grande, je fus vendue et emmenée au loin... Je n’ai plus jamais revu ma mère. Cela lui brisa le cœur et à moi aussi et nous pleurâmes beaucoup. Mais elle me consola de son mieux et me dit que nous étions mis dans ce monde pour une raison sage et bonne, que nous devions faire notre devoir sans nous plaindre, accepter notre destin avec résignation, vivre notre vie pour le bien et le bonheur des autres et ne pas nous soucier des résultats, qui ne nous regardaient pas. Elle dit encore que les hommes qui suivaient cette ligne de conduite auraient une magnifique récompense dans un autre monde, et quoique nous autres animaux ne dussions pas y aller, nos actions bonnes et justes accomplies sans espoir de récompense donneraient à notre vie brève une valeur et une dignité qui constitueraient par elles-mêmes une récompense. Elle avait cueilli ces pensées par fragments lorsqu’elle accompagnait les enfants au catéchisme et elle les avait gardées dans sa mémoire avec beaucoup plus de soin que tout autre mot bizarre ou phrase à effet. Elle les avait profondément étudiées pour son plus grand bien et pour le nôtre. On peut voir ainsi qu’il y avait beaucoup de sagesse et de réflexion en elle, à côté de toute sa légèreté un peu vaine.
Ainsi, nous nous dîmes adieu en nous regardant une dernière fois à travers nos larmes. Elle me dit encore une chose qu’elle avait gardée pour le dernier moment, afin que je m’en souvienne mieux, je pense, ce fut ceci: «Lorsque tu verras quelqu’un en danger, je te prie, en mémoire de moi, de ne pas penser à toi-même, mais de penser à ta mère et d’agir comme je l’aurais fait.»
Pouvais-je oublier cela? Non, bien sûr.
II
Qu’elle était belle, ma nouvelle résidence! Une blanche et grande maison aux chambres décorées de tableaux, pleines de meubles riches... Aucun recoin d’ombres, partout le soleil pouvait entrer à flots et se jouer sur les couleurs éclatantes et variées des tentures et des ornements... Et tout autour, des parterres et des fleurs à profusion, du feuillage sans fin! Et puis, j’étais traitée comme un membre de la famille. Tous m’aimaient et me caressaient... Ils ne me donnèrent pas un nouveau nom, mais me conservèrent celui que j’avais et qui m’était si cher à cause de ma mère. Elle m’avait appelée: Élise Machère. Elle avait pris ce nom dans un cantique; sans doute les Gray, mes nouveaux maîtres, connaissaient ce cantique et trouvaient que c’était un beau nom.
Mme Gray, d’une trentaine d’années, était aussi belle et douce qu’on peut imaginer, et Saddie, sa fille, qui avait dix ans, lui ressemblait à la perfection; c’était son image même, seulement plus frêle et plus petite, avec des tresses brunes dans le dos et des jupes courtes.
Il y avait encore le baby d’un an, gros et replet qui m’aimait beaucoup et ne se lassait pas de me tirer la queue, de m’enserrer de ses bras et de rire de ces innocentes plaisanteries... M. Gray, enfin, était un bel homme, maigre et grand, un peu chauve, alerte et vif dans tous ses mouvements, décidé, froid, avec une figure comme taillée au ciseau qui étincelait et brillait comme de la glace. C’était un savant renommé. Je ne sais pas ce que veut dire ce mot, mais ma mère s’en serait certainement servie avec adresse; avec ça, elle aurait su couvrir de confusion un terrier et fait sauver de honte un bouledogue. Mais ce n’était pas encore là le plus beau mot: le meilleur était assurément celui de «laboratoire»... Ma mère aurait pu en faire un Trust avec lequel il lui aurait été facile de rendre malade toute une meute de chiens courants. Le laboratoire, ce n’était ni un livre, ni un tableau, ni un long discours, comme affirmait le chien de l’avocat, notre voisin, non, non, ce n’était pas de «l’art oratoire», c’était tout autre chose; c’était une chambre remplie de bocaux, de bouteilles, d’ampoules et de bâtons de verre, de machines de toutes sortes. Chaque semaine, des savants y venaient, s’asseyaient là, faisaient marcher des machines, discutaient et faisaient ce qu’ils appelaient des expériences et des découvertes. J’assistais souvent à ces réunions et je me tenais bien tranquille pour écouter et pour essayer d’apprendre quelque chose en souvenir de ma mère et par amour pour elle, quoique ce fût terriblement pénible pour moi... Du reste, je n’y gagnai rien du tout; malgré mes plus intenses efforts d’attention, je n’arrivai jamais à démêler de quoi il était question.
D’autres fois, je demeurais couchée et dormais aux pieds de la maîtresse de maison dans son boudoir; elle se servait de moi comme d’un tabouret et savait que cela m’était agréable comme une caresse.
A d’autres heures, j’allais passer un moment dans la chambre des enfants, d’où je sortais bien secouée et heureuse. Je surveillais aussi le berceau du Baby pendant qu’il dormait et que la nourrice s’absentait une minute hors de la chambre. Et puis, je courais et galopais à travers les pelouses et le jardin avec Saddie jusqu’à ce que nous fussions exténuées, et alors je dormais sur l’herbe à l’ombre d’un arbre pendant qu’elle lisait. J’avais aussi le plaisir d’aller voir souvent les chiens du voisinage. Il y en avait plusieurs très gentils tout près de nous, en particulier un setter irlandais frisé, gracieux, beau et galant qui s’appelait Robin Adair; c’était un protestant comme moi et il appartenait au pasteur écossais.
Les domestiques de notre maison avaient beaucoup d’égards et d’affection pour moi; aussi, ne peut-on imaginer une vie plus enchantée que la mienne. Il ne pouvait pas y avoir au monde une chienne plus heureuse que moi, ni plus reconnaissante... Je dis ceci pour moi seule, mais c’est l’exacte vérité. Je tâchais de mon mieux à faire tout ce qui était bien et juste pour honorer la mémoire de ma mère et ses leçons et aussi pour apprendre à goûter le bonheur qui m’arrivait.
Sur ces entrefaites, arriva mon petit chien, et alors mon bonheur dépassa la mesure...
Ce petit être était bien la plus chère petite chose possible... Il était si fin, doux, velouté, ses drôles de petites pattes étaient si maladroites, ses yeux si tendres et sa figure si douce et innocente!!! Et comme je fus fière de voir à quel point les enfants et leur mère l’aimaient, l’adoraient et s’exclamaient à toutes les choses merveilleuses qu’il faisait! Oh! la vie était trop, trop belle!!!
Vint l’hiver. Un jour, j’étais installée dans la chambre des enfants, c’est-à-dire je dormais sur le lit. Le Baby dormait aussi dans son berceau qui se trouvait à côté du lit, entre celui-ci et la cheminée. C’était une sorte de berceau qui était couvert d’une grande tenture faite d’une étoffe excessivement légère. La nourrice était sortie et nous dormions tous les deux seuls. Je suppose qu’une étincelle jaillit du feu de la cheminée et tomba sur ce tissu. Mais tout demeurait parfaitement calme. Soudain, un cri du Baby m’éveilla et je vis l’étoffe qui brûlait avec de grandes flammes s’élevant jusqu’au plafond. Avant de penser à rien, dans ma frayeur, je sautai sur le plancher... et, en une demi-seconde, j’étais près de la porte. Mais durant l’autre demi-seconde, les dernières paroles de ma mère m’étaient revenues et je grimpai de nouveau sur le lit. J’avançai la tête à travers les flammes qui entouraient le berceau et attrapai le Baby par ses langes avec mes dents; je le soulevai et nous retombâmes tous les deux à terre au milieu d’un nuage de fumée... Je le saisis de nouveau et traînai la petite créature gémissante jusqu’à la porte du hall... Je me disposais à aller encore plus loin, tout excitée, contente et fière, quand la voix du maître s’éleva:
—Hors d’ici, sale bête!
Je fis un bond pour lui échapper, mais il était terriblement agile et il me poursuivit furieusement à coups de canne... Je cherchai à m’esquiver de plusieurs côtés, tout effrayée; mais à la fin sa canne retomba sur ma patte gauche de devant, je criai et tombai sur le coup... La canne relevée allait s’abattre encore sur moi, mais elle resta en l’air, car à ce moment la nourrice criait d’une voix désespérée: «Au feu! Au feu!»
Le maître courut dans la direction de la chambre et je pus sauver mes os.
Ma douleur était cruelle, mais n’importe, il ne me fallait pas perdre de temps. Aussi marchai-je sur trois jambes jusqu’à l’extrémité du hall où il y avait un petit escalier noir qui conduisait à un grenier où l’on avait mis toutes sortes de vieilles caisses, et où l’on allait très rarement. Avec de grands efforts, j’y grimpai et cherchai mon chemin dans l’obscurité, jusqu’à l’endroit le plus caché que je pus trouver. C’était stupide d’avoir peur à cet endroit, mais je ne pouvais m’en empêcher; j’étais encore si effrayée que je me retenais de toutes mes forces pour ne pas gémir, quoique c’eût été si bon de pouvoir le faire! Cela soulage tant de se plaindre! Mais je pouvais lécher ma jambe et cela me fit du bien.
Pendant une demi-heure il y eut du bruit dans les escaliers, des bruits de pas et des cris, puis tout redevint tranquille. Ce ne fut que pour quelques minutes, mais mes craintes commençaient à décroître et cela m’était un grand soulagement, car la peur est bien, bien pire que le mal... Mais, tout à coup, j’entendis une chose qui me glaça d’épouvante: on m’appelait! On m’appelait par mon nom! On me cherchait!
La distance étouffait un peu le bruit des voix, mais cela ne diminuait pas ma terreur... Ce fut bien le plus terrible moment que je passai de ma vie. Les voix allaient et venaient, en haut, en bas de la maison, le long des corridors, à travers les chambres, à tous les étages, depuis la cave jusqu’aux mansardes, partout. Puis je les entendis encore au dehors, de plus en plus lointaines.. Mais elles revinrent à nouveau et retentirent à travers toute la maison... et je pensais que jamais, jamais plus elles ne s’arrêteraient. A la fin, pourtant, elles cessèrent, mais ce fut seulement plusieurs heures après que le vague crépuscule du grenier eut été remplacé par les ténèbres profondes.
Alors, dans le silence exquis de l’heure, mes frayeurs commencèrent à tomber peu à peu et je pus enfin m’endormir en paix. Je pus goûter un bon repos, mais je m’éveillai avant le retour du jour. Je me sentais beaucoup mieux et je pus réfléchir à ce qu’il y avait à faire. Je fis un très bon plan qui consistait à me glisser en bas, descendre les escaliers jusqu’à la porte de la cave, sortir prestement et m’échapper lorsque le laitier viendrait pour apporter la provision du jour... Alors je me cacherais toute la journée aux environs et partirais la nuit suivante... Partir, oui, partir pour n’importe quel endroit où l’on ne me connaîtrait pas et d’où l’on ne pourrait me renvoyer à mon maître. Je me sentais déjà plus contente, lorsqu’une soudaine pensée m’envahit: quoi! que serait la vie sans mon petit!
Ce fut un désespoir infini!
Il n’y avait plus rien à faire! Je le vis clairement. Il me fallait rester où j’étais, demeurer et attendre... et accepter ce qui arriverait, tout ce qui pourrait arriver... ce n’était pas mon affaire. C’était la vie. Ma mère me l’avait dit...
Alors, oh! alors! les appels recommencèrent! Et toute ma peine revint. Je ne savais pas ce que j’avais pu faire pour que le maître fût si emporté et irrité contre moi; aussi jugeai-je que ce devait être une chose incompréhensible pour un chien, mais épouvantablement claire pour un homme.
On m’appela et on m’appela, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, il me sembla du moins. Ce fut si long que la faim et la soif commençaient à me torturer et à me rendre folle... je me sentais devenir très faible. En ces occasions, dormir est un grand soulagement; je dormis donc beaucoup. Une fois, je m’éveillai en proie à une grande frayeur: il me semblait que les voix qui m’appelaient étaient là toutes proches, dans le grenier même... Et c’était vrai! C’était la voix de Saddie. Elle pleurait en répétant mon nom, la pauvre petite, et je pus à peine en croire mes oreilles, ma joie fut trop forte quand je l’entendis dire: «Reviens, oh! reviens et pardonne-nous. Tout est si triste sans notre chère...»
Je l’interrompis d’un aboiement plein de reconnaissance et, le moment d’après, Saddie, tout en trébuchant à travers les vieilleries du grenier, appelait tout le monde en criant de toutes ses forces:
—Elle est trouvée! Elle est trouvée!
Les jours qui suivirent furent radieux, tout à fait radieux!
Mme Gray et tous les domestiques ne me gâtaient plus, mais m’adoraient littéralement. Jamais mon lit ne leur paraissait assez moelleux et ma nourriture assez choisie... Il n’y avait pas de gibier, de délicatesse, de friandise, de primeur dont on ne voulût que je prenne ma part. Tous les jours on entretenait les visiteurs et les amis de mon héroïsme—c’était le nom de ce que j’avais fait et qui doit signifier quelque chose comme agriculture. Je me souviens que ma mère l’avait sorti un jour devant toute une meute et l’avait ainsi expliqué, mais elle n’avait pas dit ce que signifiait agriculture, sauf que c’était synonyme d’incandescence... Ainsi, une douzaine de fois par jour, Mme Gray et Saddie racontaient aux nouveaux venus que j’avais risqué ma vie pour sauver le Baby, elles montraient nos brûlures comme preuves; je passais de main en main et l’on me caressait, tandis que la fierté brillait dans les yeux de mes maîtresses. Et puis, quand les visiteurs demandaient pourquoi je boitais, elles paraissaient tout honteuses et changeaient de sujet, mais lorsqu’on insistait et qu’on posait d’autres questions, il me semblait voir leurs yeux se voiler, comme si elles allaient pleurer.
Et tout cela était loin de n’être qu’une vaine gloire; mais lorsque les amis du maître revinrent, une vingtaine de gens des plus distingués, on m’amena au laboratoire et ils discutèrent sur moi comme si j’étais une créature inconnue. Un d’entre eux dit qu’il était merveilleux de voir, en un animal muet, une telle preuve d’instinct et que c’était presque de l’esprit. Mais le maître répondit avec véhémence:
«Il s’agit bien d’instinct! Il faut appeler cela de la RAISON. Combien d’hommes destinés à aller, avec vous et moi, dans un monde meilleur, montrent moins de véritable intelligence que ces stupides quadrupèdes destinés à périr!»
Il rit et continua: «Quoi donc! Je suis loin d’être ironique. Regardez-moi: avec toute mon intelligence, la première chose que j’aie été capable de supposer fut que la chienne était devenue enragée et allait détruire l’enfant... Vous parlez de l’intelligence des bêtes? c’est de la raison, vous dis-je, car savez-vous bien que le Baby serait infailliblement mort?»
Ils discutèrent longtemps, et j’étais le centre et le sujet de tous ces discours. Ah, comme j’aurais voulu que ma mère pût connaître tous ces honneurs qui m’advenaient! Qu’elle en aurait été fière!
Ils causèrent ensuite d’optique—comme ils disaient—et discutèrent la question de savoir si une certaine blessure au cerveau pourrait produire la cécité ou non, mais ils ne purent s’entendre là-dessus et convinrent qu’il y avait lieu de faire l’expérience plus tard. Ils parlèrent ensuite des plantes, ce qui m’intéressait beaucoup, parce que, dans l’été, Saddie et moi avions semé des graines: je lui avais aidé à creuser de petits trous et, quelques jours après, une petite pousse verte était apparue à l’endroit des trous. Cela était tout à fait merveilleux mais c’était parfaitement arrivé, et j’aurais bien voulu pouvoir parler pour montrer à tous ces gens combien j’en savais long sur ce sujet et à quel point cela m’intéressait. Par contre, je me souciais fort peu d’optique. C’était ennuyeux comme la pluie, et quand ils y revinrent et agitèrent encore la question, je m’en allai et m’endormis.
Bientôt après, ce fut le printemps tout ensoleillé, tendre et doux. Ma maîtresse et les enfants après nous avoir caressés mon petit et moi et fait leurs adieux, allèrent en visite chez un de leurs parents. Le maître ne nous tenait pas compagnie pendant ce temps-là, mais nous jouions tous les deux, et les domestiques étaient bons et tendres pour nous, de sorte que nous étions heureux en comptant les jours qui nous séparaient du retour de nos maîtresses.
Un de ces jours-là, ces messieurs vinrent encore au laboratoire et dirent qu’il était temps de faire l’expérience; ils prirent mon petit avec eux. Je les suivis en trottinant sur mes trois jambes, heureuse et fière, car toute attention à mon petit était un plaisir pour moi, naturellement. Ils discutèrent encore et firent des expériences, mais, tout à coup mon petit cria et ils le laissèrent tomber par terre; il trébucha de tous côtés, la tête ensanglantée, tandis que le maître tapait des mains en criant:
—J’ai gagné, avouez-le; il est aussi aveugle qu’une chauve-souris.
Et tous dirent:
—Oui, vous avez prouvé la vérité de votre théorie et l’humanité souffrante a, dès maintenant, contracté envers vous une grande dette.
Ils l’entouraient, lui serraient les mains avec effusion et le félicitaient chaleureusement.
Mais je ne vis ni n’entendis tout cela qu’à peine, car j’avais couru vers le cher petit être, je m’étais couchée tout contre lui et léchais son sang... Il mit sa tête près de la mienne et se mit à gémir doucement, mais je sentis dans mon cœur que ce lui était un grand soulagement dans sa douleur et son angoisse de sentir les caresses de sa mère, quoiqu’il ne pût plus me voir.
Puis il s’abattit bientôt, et son petit nez rose resta aplati contre le plancher, et il resta là, sans plus bouger du tout.
Peu après, le maître s’arrêta de parler, sonna le valet de pied et lui dit:
—Allez l’enterrer dans un coin éloigné du jardin. Et il continua à discuter.
Je suivis le domestique, heureuse et reconnaissante, car je comprenais que mon petit ne souffrait plus maintenant parce qu’il était endormi. Le valet alla jusqu’au bout le plus éloigné du jardin, à l’endroit où les enfants et la nourrice avaient l’habitude de jouer en été, à l’ombre d’un grand ormeau... Le valet creusa là un trou profond et je vis qu’il allait planter mon petit. Je fus très heureuse, parce qu’il viendrait sûrement à cet endroit un grand et beau chien comme mon ami Robin Adair, et ce serait une très belle surprise pour le moment où mes maîtresses reviendraient. Aussi, essayai-je d’aider à l’homme, mais ma pauvre jambe blessée n’était pas bien bonne et plutôt raide. Quand l’homme eut fini et eut recouvert mon petit Robin, il me caressa la tête, et il y avait des larmes dans ses yeux quand il me dit: «Pauvre chienne, toi, tu as sauvé son enfant!»
..... J’ai attendu deux semaines entières et il n’a pas poussé!
Ces derniers jours, une crainte m’est venue. Je pense qu’il y a quelque chose de terrible dans tout cela. Je ne sais pas ce que c’est, mais la frayeur me rend malade, et je ne puis rien manger, quoique les domestiques m’apportent tout ce qu’ils ont de meilleur. Ils me caressent et même viennent le soir auprès de moi, ils pleurent et me disent: «Pauvre chère bête, abandonne tout cela et viens avec nous à la maison; ne nous brise pas le cœur!»
Tout cela me terrifie encore davantage et me convainc que quelque chose a dû arriver.
Je suis très faible. Depuis hier, je ne puis plus me tenir sur mes pieds. Et maintenant, à l’heure où le soleil disparaît et où la nuit glacée monte, les domestiques disent entre eux des choses que je ne puis comprendre, mais qui versent quelque chose de froid en mon cœur:
«Ces pauvres dames! Elles ne se méfient de rien! Elles vont rentrer un matin, elles demanderont tout de suite la chère créature qui a été si brave et courageuse... et qui de nous aura la force de leur dire: «L’humble petite bête s’en est allée où vont les bêtes qui meurent!»
HOMMES ET PRINCES
I
Le lendemain de l’arrivée du Prince Henri de Prusse aux États-Unis, je rencontrai un Anglais de mes amis qui se frottait les mains et paraissait fort joyeux. Il m’aborda d’un air triomphant.
—Eh bien, s’écria-t-il, vous voilà pris et c’est mon tour de rire! Ne vous ai-je pas entendu dire plus d’une fois que les Anglais avaient une passion pour les lords, les princes et les nobles? Je ne savais que vous répondre et il ne semblait pas que j’eusse jamais l’occasion de pouvoir défendre mes compatriotes... Mais, maintenant, après l’ovation que vous avez faite au Prince Henri, je crois que je peux redresser la tête... Vous savez aussi être courtisans, vous autres, Américains!
La rapidité avec laquelle se répand et circule une remarque stupide est vraiment curieuse. Celui qui la profère le premier croit avoir fait une grande découverte. Celui à qui il parle le croit aussi. Et chacun la répète vite et souvent. Elle est reçue partout avec admiration et respect comme un beau fruit d’observation perspicace et de haute et sage intelligence. Et puis elle prend place parmi les vérités reconnues et dûment estampillées, sans que jamais personne ne songe à examiner si après tout elle a un titre quelconque à ces grands honneurs. Je pourrais citer comme exemples nombre de proverbes courants et dont l’imbécillité ne le cède en rien à celle de la remarque faite par mon ami anglais sur l’engouement des Américains pour les princes. C’est ainsi que l’adoration des Américains pour le dollar, le désir qu’ont les jeunes millionnaires américaines d’acheter un titre de noblesse avec un mari, sont vérités banales un peu partout.
Eh bien, ce n’est pas seulement l’Américain qui adore le tout-puissant dollar, c’est tout le monde. Les hommes ont successivement et toujours passionnément aimé à posséder un plein chapeau de coquillages, une balle de coton, un demi-setier d’anneaux de cuivre, une poignée d’hameçons en acier, une pleine maison de négresses, un enclos plein de bétail, une ou deux vingtaines de chameaux et ânes, une factorerie, une ferme, une maison de rapport, une administration de chemins de fer, une direction de banque, une liasse de solides valeurs... en un mot, toutes les choses qui ont été ou sont les signes de la richesse, procurent la considération et l’indépendance et sont de nature à assurer à un homme le bien le plus précieux qui soit, je veux dire l’envie des autres hommes.
Les riches Américaines achètent des titres de noblesse, oui, mais elles n’ont pas inventé le procédé dont on usait et abusait déjà bien des siècles avant la découverte de l’Amérique. Les jeunes filles européennes le pratiquent de nos jours aussi allégrement que jamais; et, quand elles ne peuvent pas payer comptant, elles achètent un mari sans titre, car il ne faut pas une dot en espérance pour cette sorte de commerce. Bien plus, les mariages d’affaires sont d’une pratique universelle et courante, excepté en Amérique. Assurément, il y en a chez nous, dans une certaine mesure, mais pas au point d’être tout à fait passés dans nos mœurs.
II
Je reviens à l’Anglais. «L’Anglais a un culte pour les lords.»
D’où cela vient-il? Je crois d’abord qu’il serait plus correct de dire:
«L’homme envie passionnément les princes.»
C’est-à-dire, il voudrait être à la place des princes. Pourquoi? Pour deux raisons, je crois: Parce que les princes possèdent Pouvoir et Renommée.
Lorsque la Renommée est accompagnée d’un Pouvoir que nous sommes capables de mesurer et de jauger à la lumière de notre propre expérience et de nos observations personnelles, nous l’envions alors, à mon avis, aussi profondément et aussi passionnément que n’importe quel Européen ou Asiatique.
Personne se soucie moins d’un prince que le bûcheron qui n’a jamais eu de contact personnel avec un prince et qui a rarement entendu parler des nobles lords; mais pour ce qui est d’un Américain qui a vécu plusieurs années dans une capitale européenne et qui sait quelle est la place qu’un prince occupe dans le monde, je lui trouve au moins autant d’envie dans le cœur qu’à n’importe quel Anglais.
Parmi les dix mille et quelques Américains qui se sont bousculés pour avoir le plaisir d’apercevoir le Prince Henri, il n’y en a pas deux cents qui n’aient été poussés par une incommensurable curiosité. Tous brûlaient du désir de voir un personnage dont on avait tant parlé. Et tous l’enviaient, mais c’était sa Renommée surtout qui troublait toutes les têtes et non le Pouvoir que lui confère sa qualité de Prince du sang, car personne ici n’a de ce Pouvoir une idée bien claire. Dans notre pays on est accoutumé à regarder ces sortes de choses à la légère et à ne pas bien les considérer comme réelles, et, par conséquent, peu d’Américains leur accordent une importance suffisante pour en être jaloux.
Mais toutes les fois qu’un Américain (ou un autre être humain) se trouve pour la première fois en présence d’un homme à la fois très riche et très célèbre, d’un homme puissant et connu pour des raisons faciles à comprendre et à apprécier, le grand personnage éveillera certainement chez le spectateur—et sans que celui-ci s’en doute peut-être—de la curiosité et de l’envie. En Amérique, à n’importe quel jour, à n’importe quelle heure, en n’importe quel lieu, vous pouvez toujours donner un peu de bonheur à n’importe quel citoyen ou étranger qui passe en lui disant:
«Voyez-vous ce gentleman qui se promène là-bas? C’est M. Rockfeller.»
Regardez les yeux de votre interlocuteur: M. Rockfeller incarne une combinaison de puissance et de célébrité que votre homme est bien à même de comprendre.
Enfin, nous avons toujours envie de nous frotter aux personnes de haut rang. Nous désirons voir les hommes célèbres, et s’il arrive à ceux-ci de faire quelque attention à nous, nous ne manquons pas de nous en souvenir. Nous racontons l’anecdote de temps en temps, en toute occasion, à tous nos amis... et si nous avons peur de l’avoir trop souvent dite au même ami, nous nous adressons à un étranger.
Mais, somme toute, qu’est-ce que le haut rang et qu’est-ce que la célébrité? Nous songeons immédiatement, n’est-ce pas, aux rois, aux membres de l’aristocratie, aux célébrités mondiales de la science, des arts, des lettres... et... nous nous arrêtons là. Mais c’est une erreur! L’échelle sociale compte une infinité d’échelons et depuis l’Empereur jusqu’à l’égoutier, chacun tient sa cour et provoque l’envie de ceux qui sont plus bas.
L’amour des distinctions sociales est au fond du cœur de tout homme et s’exerce librement et joyeusement dans les démocraties aussi bien que dans les monarchies et aussi, en une certaine mesure, dans les sociétés de ceux que nous appelons irrespectueusement nos «frères inférieurs»... car ceux-ci ont bien quelques petites vanités et faiblesses, malgré leur pauvreté à cet égard relativement à nous.
Un Empereur Chinois est vénéré par ses quatre cents millions de sujets, mais tout le reste du monde n’a pour lui que de l’indifférence. Un empereur européen jouit de la vénération de ses sujets et en outre d’un bon nombre d’Européens qui n’appartiennent pas à son pays, mais les Chinois n’ont pour lui que de l’indifférence. Un roi, classe A, est considéré par un certain nombre d’hommes; un roi, classe B, jouit d’une considération un peu moindre, numériquement parlant; dans les classes C, D, E, la considération diminue progressivement; dans la classe L (Sultan de Zanzibar); dans la classe P (Sultan de Sulu) et la classe W (demi-roi de Samoa), les princes n’ont aucune considération hors de leur petit royaume.
Prenons maintenant les hommes célèbres: nous retrouvons la même classification. Dans la marine, il y a plusieurs groupes, depuis le ministre et les amiraux jusqu’aux quartiers-maîtres et au-dessous, car même parmi les matelots, il y aura des distinctions à faire et il se formera des groupes dans chacun desquels un homme jouira d’une certaine considération à cause de sa force, de son audace, de son aptitude à lancer les jurons ou à se remplir l’estomac de gin. Il en est de même dans l’armée, dans le monde du journalisme et de la littérature, dans le monde des éditeurs, des pêcheurs, du pétrole, de l’acier... Il y a des hôtels classe A et... classe Z. Et chez les sportsmen, n’en est-il pas de même, et dans la moindre petite bande de gamins qui sortent de l’école, n’y en a-t-il pas un qui peut rosser les autres et, à cause de cela, jouit de l’envie et de la considération générale dans sa bande, absolument comme le roi de Samoa dans son île?
Il y a quelque chose de dramatique, de comique et de beau dans ce profond amour de l’homme pour les grands, dans cette constante recherche d’un contact quelconque avec ceux qui possèdent pouvoir ou célébrité et dans ces reflets de gloire dont on se pare après avoir approché un prince ou un grand de la terre. Un roi de la classe A est heureux d’assister à un dîner d’apparat et à une revue que lui offre un empereur, et il rentre dans son palais, appelle la reine et les princes, leur raconte son voyage et dit:
—Sa Majesté Impériale a mis sa main sur mon épaule d’une façon toute fraternelle... comme un bon frère bien affectueux, vous dis-je! Et tout le monde l’a vu! Oh, ce fut charmant, tout à fait charmant!
Un roi de la classe G est heureux d’assister à un déjeuner et à une parade dans la capitale d’un roi de la classe B, et il rentre chez lui et raconte la chose à sa famille:
—Sa Majesté m’a emmené dans son cabinet privé pour fumer et causer tranquillement et il s’est montré familier, rieur, aimable comme un parent... et tous les domestiques dans l’antichambre ont pu s’en rendre compte. Oh, que ce fut gentil!
Le roi de la classe Q est sensible à la plus modeste invitation de la part du roi de la classe M, et il rentre au sein de sa famille, y raconte la réception avec complaisance et se montre tout aussi joyeux des attentions dont il a été l’objet que ceux dont nous venons de parler.
III
Empereurs, rois, artisans, paysans, aristocrates, petites gens... nous sommes au fond tous les mêmes. Il n’y a aucune différence entre nous tous. Nous sommes unanimes à nous enorgueillir des bons compliments que l’on nous fait, des distinctions que l’on nous confère, des attentions que l’on nous témoigne. Nous sommes tous faits sur ce modèle. Et je ne parle pas seulement des compliments et des attentions qui nous viennent de gens plus élevés que nous, non, je parle de toutes sortes d’attentions ou de bons témoignages de quelque part qu’ils nous viennent. Nous ne méprisons aucun hommage, si humble soit l’être qui nous le rend. Tout le monde a entendu une gentille petite fille parler d’un chien hargneux et mal élevé et dire: «Il vient toujours à moi et me laisse le caresser, mais il ne permet à personne d’autre de le toucher.» Et les yeux de la petite fille brillent d’orgueil. Et si cette enfant était une petite princesse, l’attention d’un mauvais chien pour elle aurait-elle le même prix? Oui, et même devenue une grande princesse et montée depuis longtemps sur un trône, elle s’en souviendrait encore, le rappellerait et en parlerait avec une visible satisfaction. La charmante et aimable Carmen Sylva, reine de Roumanie, se rappelle encore que les fleurs des champs et des bois «lui parlaient» lorsqu’elle était enfant, et elle a écrit cela dans son dernier livre; elle ajoute que les écureuils faisaient à son père et à elle l’honneur de ne pas se montrer effrayés en leur présence... «Une fois, dit-elle, l’un d’eux, tenant une noix serrée entre ses petites dents aiguës, courut droit à mon père» (n’est-ce pas que cela sonne exactement comme le «il vient toujours à moi» de la petite fille parlant du chien?) «et lorsqu’il vit son image reflétée dans les souliers vernis de mon père, il montra une vive surprise, et s’arrêta longtemps pour se contempler dans ce miroir extraordinaire...» Et les oiseaux! Elle rappelle qu’ils «venaient voleter effrontément» dans sa chambre, lorsqu’elle négligeait son «devoir» qui consistait à répandre pour eux des miettes de pain sur le rebord de la fenêtre. Elle connaissait tous les oiseaux sauvages et elle oublie la couronne royale qu’elle porte pour dire avec orgueil qu’ils la connaissaient aussi. Les guêpes et les abeilles figuraient également parmi ses amis personnels et elle ne peut oublier l’excellent commerce qu’elle entretenait avec ces charmantes bestioles: «Je n’ai jamais été piquée par une guêpe ou une abeille.» Et dans ce récit je retrouve encore la même note d’orgueilleuse joie qui animait la petite fille dont je parlais tout à l’heure à la pensée d’avoir été la préférée, l’élue du chien méchant. Carmen Sylva ajoute en effet:
«Au plus fort de l’été, lorsque nous déjeunions dehors et que notre table était couverte de guêpes, tout le monde était piqué excepté moi.»
Lorsque nous voyons une reine, qui possède des qualités de cœur et d’esprit si brillantes qu’elles éclipsent l’éclat de sa couronne, se souvenir avec gratitude et joie des marques d’attention et d’affection que lui donnèrent trente ans auparavant les plus humbles des créatures sauvages, nous comprenons mieux que ces hommages, attentions, particulières marques d’estime et d’attachement ne sont le privilège d’aucune caste, mais sont indépendantes des castes et sont plutôt des lettres de noblesse d’une nature toute spéciale.
Nous aimons tous cela à la folie. Quand un receveur de billets à l’arrivée dans une gare me laisse passer sans me rien demander, alors qu’il examine avec soin les tickets des autres voyageurs, j’éprouve la même sensation que le roi, classe A, qui a senti la main de l’empereur s’appuyer familièrement sur son épaule, «devant tout le monde», la même impression que la petite fille se découvrant l’unique amie d’un chien errant et que la princesse seule indemne des piqûres de guêpes. Je me souviens d’avoir éprouvé cela à Vienne, il y a quatre ans: une cinquantaine d’agents de police dégageaient une rue où devait passer l’empereur. L’un d’eux me poussa brusquement pour me faire circuler, l’officier vit le mouvement et s’écria alors avec indignation:
—Ne voyez-vous pas que c’est Herr Mark Twain? Laissez-le passer!
Il y a de cela quatre ans, mais il y aurait quatre siècles que je ne saurais oublier la flamme d’orgueil et de satisfaction béate qui s’éleva en moi et me fit redresser le torse en présence de cette particulière marque de déférence. Ce pauvre agent ainsi apostrophé par son chef avait l’air tellement ahuri et son expression signifiait si clairement: «Et qui donc ici est ce Herr Mark Twain um Gotteswillen?»
Combien de fois dans votre vie n’avez-vous pas entendu dire d’une voix triomphante:
—J’étais aussi près de lui que de vous maintenant; en étendant le main j’aurais pu le toucher!
Nous avons tous entendu cela bien souvent. Qu’il doit être bon de dire cela à tout venant! Cela provoque l’envie, cela confère une sorte de gloire... On le dit, on le répète, on se gonfle, on est heureux jusqu’à la moelle des os. Et de qui le satisfait narrateur était-il si près?—Ce peut être d’un roi, d’un pickpocket renommé, d’un inconnu assassiné mystérieusement et ainsi devenu célèbre... Mais il s’agit toujours d’une personne qui a éveillé la curiosité générale, que ce soit dans la nation tout entière ou dans un simple petit village.
«—Je me trouvai là et j’ai tout vu.» Telle est la phrase si souvent entendue et qui ne manque jamais d’éveiller la jalousie dans l’âme de l’auditeur. Cela peut se rapporter à une bataille, à une pendaison, à un couronnement, à un accident de chemin de fer, à l’arrivée du Prince Henri aux États-Unis, à la poursuite d’un fou dangereux, à l’écroulement d’un tunnel, à une explosion de mine, à un grand combat de chiens, à une chute de foudre sur une église de village, etc. Cela peut se dire de bien des choses et par bien des gens, notamment par tous ceux qui ont eu l’occasion de voir le Prince Henri. Alors, l’homme qui était absent et n’a pas pu voir le Prince Henri tâchera de se moquer de celui qui l’a vu; c’est son droit et c’est son privilège; il peut s’emparer de ce fait, il lui semblera qu’il est d’une nouvelle sorte d’Américains, qu’il est meilleur que les autres... Et à mesure que cette idée de supériorité croîtra, se développera, se cristallisera en lui, il essaiera de plus en plus de rapetisser à leurs propres yeux le bonheur de ceux qui ont vu le Prince Henri et de gâter leur joie, si possible. J’ai connu cette sorte d’amertume et j’ai subi les discours de ces gens-là. Lorsque vous avez le bonheur de pouvoir leur parler de tel ou tel privilège obtenu par vous, cela les révolte, ils ne peuvent s’y résoudre et ils essaient par tous les moyens de vous persuader que ce que vous avez pris pour un hommage, une distinction, une attention flatteuse, n’était rien de cette sorte et avait une tout autre signification. Je fus une fois reçu en audience privée par un empereur. La semaine dernière j’eus l’occasion de raconter le fait à une personne très jalouse et je pus voir mon interlocuteur regimber, suffoquer, souffrir. Je lui narrai l’anecdote tout au long et avec un grand luxe de détails. Quand j’eus fini, il me demanda ce qui m’avait fait le plus d’impression.
«—Ce qui m’a le plus touché, répondis-je, c’est la délicatesse de Sa Majesté. On m’avait prévenu qu’il ne fallait en aucun cas tourner le dos au monarque et que pour me retirer, je devais retrouver la porte comme je pourrais, mais qu’il n’était pas permis de regarder ailleurs qu’à Sa Majesté. Maintenant, l’Empereur savait que cette particularité de l’étiquette serait d’une pratique fort difficile pour moi à cause du manque d’habitude; aussi, lorsqu’arriva le moment de me retirer, il eut l’attention fort délicate de se pencher sur son bureau comme pour y chercher quelque chose, de sorte que je pus gagner la porte facilement pendant qu’il ne me regardait pas.»
Ah, comme ce récit frappa mon homme au bon endroit! On aurait dit que je l’avais vitriolé. Je vis l’envie et le plus affreux déplaisir se peindre sur sa physionomie; il ne pouvait s’en empêcher. Je le vis essayer de découvrir par quelle considération il pourrait diminuer l’importance de ce que je lui avais raconté. Je le regardai en souriant, car je présumais qu’il n’y arriverait pas. Il resta rêveur et dépité un moment, puis, de cet air étourdi des personnes qui veulent parler sans avoir rien à dire, il me demanda:
—Mais ne disiez-vous pas que l’Empereur avait sur son bureau une boîte de cigares spécialement faits pour lui?
—Oui, répondis-je, et je n’en ai jamais fumé de pareils.
Je l’avais atteint de nouveau. Ses idées se heurtèrent encore dans son cerveau et restèrent en désarroi pendant une bonne minute. Enfin il reprit courage et crut trouver son triomphe; il s’écria fièrement:
—Oh! alors, l’Empereur ne s’est peut-être penché sur son bureau que pour compter ses cigares.
Je ne puis souffrir de pareilles gens. Ce sont des personnes qui se moquent de la politesse et des bons sentiments tant qu’elles n’ont pas empoisonné dans sa source la joie que vous éprouviez à avoir été dans l’intimité d’un prince.
Eh oui, l’Anglais (et nous tous sommes Anglais à cet égard) vénère les princes et les hommes célèbres. Nous aimons à être remarqués par les grands hommes, nous aimons à ce que l’on puisse nous associer à tel ou tel grand événement et si l’événement est petit, nous le grossissons.
Cela explique bien des choses, en particulier la vogue qu’a eue longtemps la chevelure du Prince de Galles. Tout le monde en possédait et sans doute bien peu de ces cheveux lui avaient jamais appartenu, car il s’en est bien vendu de quoi faire à une comète toutes les queues nécessaires à notre émerveillement. Cela explique encore que la corde qui a servi à lyncher un nègre en présence de dix mille chrétiens se vende cinq minutes après à raison de deux dollars le centimètre. Cela explique encore que les manteaux des rois soient à jamais dépourvus de boutons.
IV
Nous adorons les princes, et par ce mot, j’entends désigner toutes les personnes d’un échelon plus élevé que nous, et dans chaque groupe, la personne la plus en vue, qu’il s’agisse de groupes de pairs d’Angleterre, de millionnaires, de marins, de maçons, d’écoliers, de politiciens ou de petites pensionnaires. Jamais impériale ou royale personne n’a été l’objet d’une adoration plus enthousiaste, plus loyale, plus humble que celle des hordes de Tammanistes[C] pour leur sale Idole.
Il n’y a pas de quadrupède cornu ou non qui n’eût été fier de figurer à côté de cette Idole dans une photographie publiée par n’importe quel journal. Et en même temps, il y a bien des Tammanistes qui se moqueraient des gens qui se sont fait photographier en compagnie du Prince Henri et qui affirmeraient vigoureusement que, pour eux, ils ne consentiraient jamais à être photographiés avec le Prince—assertion parfaitement fausse du reste. Il y a des centaines de gens en Amérique qui sont prêts à déclarer qu’ils ne ressentiraient aucun orgueil à être photographiés en compagnie du Prince, et plusieurs de ces inconscients seraient tout à fait sincères; mais enfin ils se tromperaient, cela ne fait aucun doute. La population des États-Unis est nombreuse, mais elle ne l’est pas assez, et il s’en faut de bien des millions pour qu’on y puisse trouver quelqu’un qui ne serait réellement pas content de figurer sur une photographie à côté du Prince.
Bien plus, prenez la photographie d’un groupe quelconque et vous ne trouverez aucune des personnes le composant qui ne soit visiblement heureuse d’y figurer, qui ne s’efforce de démontrer qu’elle est parfaitement reconnaissable quoique située tout à l’arrière-plan; et si vous photographiez un rassemblement de dix mille hommes, voilà dix mille hommes bien contents, voilà dix mille démocrates sans peur et sans reproche, tous fils de leurs œuvres et tous bons patriotes américains à la poigne solide et au cœur chaud, qui songent à l’objectif de l’appareil, et qui voudraient sortir un peu des rangs pour être mieux vus et qui pensent à acheter le journal dès le lendemain matin en méditant sournoisement de faire encadrer la gravure pour peu qu’une parcelle de leur personne y apparaisse grosse comme un grain de moutarde.
Nous aimons tous à savourer le bon rôti de la célébrité et nous nous pourléchons d’une seule petite goutte de graisse de ce rôti lorsque nous ne pouvons faire mieux. Nous pouvons prétendre le contraire devant les autres, mais pas en notre for intérieur, non, nous ne le pouvons pas. Nous proclamons en public que nous sommes les plus parfaites créatures de Dieu—tout nous y pousse, la tradition, l’habitude, la superstition; mais dans les intimes replis de nos âmes nous reconnaissons que si nous sommes les plus parfaites créatures, moins on en parlera mieux cela vaudra.
Nous autres, gens du Nord, nous plaisantons les Méridionaux à cause de leur amour du titre, du titre pur et simple, sans égard à son authenticité. Nous oublions que les choses aimées par les Méridionaux sont aimées par tout le genre humain, qu’aucune passion d’un peuple n’est absente chez les autres peuples et qu’en tout cela il n’y a qu’une différence de degré. Nous sommes tous des enfants (des enfants d’Adam) et comme tels nous aimons les hochets. Nous serions bien vite atteints de la maladie des Méridionaux si quelqu’un apportait la contagion parmi nous, et du reste c’est chose déjà faite. Il y a chez nous plus de vingt-quatre mille hommes qui ont été vaguement employés, pendant une année ou deux de leur existence, dans les bureaux de nos nombreux gouverneurs, ou qui ont été quelques mois général, ou colonel, ou juge quelque part, mais malgré toutes mes recherches, je n’en ai trouvé que neuf parmi eux qui aient eu le courage de s’enlever le titre quand cessait la fonction. Je connais des milliers et des milliers de gouverneurs qui ont cessé d’être gouverneurs, il y a bien longtemps, mais parmi ces milliers, je n’en connais que trois qui répondront à votre lettre même si vous avez omis de mettre «gouverneur» sur la suscription. Je connais des foules de gens qui ont exercé quelque vague mandat législatif, aux temps préhistoriques, et dans ces foules, il n’y en a pas beaucoup qui ne se mettraient pas en colère si vous vous avisiez de les appeler «monsieur» au lieu de les qualifier d’Honorable. La première chose que fait un nouveau corps élu est de se faire photographier en séance, faisant acte de digne législation; chacun fait encadrer son exemplaire et le suspend bien en évidence dans son salon. Si, en visitant la maison, vous manquez de demander quelle est cette photographie de société, le législateur antédiluvien aura tôt fait d’amener la conversation là-dessus, et parmi les nombreuses têtes de la photographie, il vous en montrera une que les innombrables attouchements de son doigt ont presque effacée et vous dira d’une voix solennelle et joyeuse tout ensemble: «Ça, c’est moi!»
V
Avez-vous jamais vu un député provincial, membre du Congrès, entrer dans la salle à manger d’un hôtel de Washington avec son courrier à la main?—Il s’assied à sa table et se met à lire ses lettres. Il fronce du sourcil à la manière d’un grand homme d’État. Il jette de furtifs coups d’œil par-dessus ses lunettes pour voir si on l’observe et si on l’admire. Et ce sont toujours les mêmes bonnes vieilles lettres qu’il apporte et relit chaque matin... Oh! l’avez-vous vu? L’avez-vous vu s’offrir en spectacle? C’est celui qui est quelque chose dans l’État. Mais il y a quelqu’un d’autre qui est plus intéressant encore, quoique plus triste, c’est celui qui a été quelque chose, c’est l’ex-membre du Congrès: voilà un homme dont la vie est ruinée par ses deux années de vaine gloire et de fictive importance: il a été supplanté, il lui faut aller cacher sa honte et son chagrin chez lui, mais il ne peut se détacher de la scène où s’est exercé son pouvoir perdu; et il soupire et il languit d’année en année, de moins en moins considéré, honteux de son état présent, essayant de se refaire une situation, triste et déprimé, mais obligé de feindre la joie et la gaieté pour acclamer familièrement l’élu du jour—qui ne le reçoit pas toujours très bien, et qui pourtant a été son camarade et son «cher collègue»... il n’y a pas si longtemps... L’avez-vous vu, celui-là? Il se cramponne piteusement au maigre vestige, au petit lambeau de son ancien pouvoir, à sa place d’ex-député dans les tribunes du Congrès... Il s’attache à ce privilège et lui fait donner plus qu’il ne vaut... Pauvre, pauvre homme! Je ne connais pas d’état plus lamentable.
Que nous aimons nos petits titres! Nous nous moquons vertueusement d’un Prince qui se plaît à étaler les siens, oubliant que si nous en avions la moindre occasion... Ah! le «Sénateur» que j’oubliais! Sénateur! Ce n’est pas un titre, cela? Mais «ancien sénateur», voilà quelque chose qui ne fait de mal à personne et il y a bien cinq ou six mille personnes aux États-Unis à qui ce titre fait bien plaisir pour ne pas dire davantage. Et notons en passant que ce sont là les personnages qui sourient des généraux et des juges pour rire du Midi!
En vérité, nous adorons les titres et distinctions et nous les prenons où nous pouvons, et nous savons en retirer tout le bénéfice possible. Dans nos prières, nous nous appelons des «vermisseaux», mais il est tacitement entendu que cela ne doit pas être pris à la lettre: nous, des vermisseaux! Oh! non, nous n’en sommes pas. Peut-être en réalité... mais nous ne voyons pas la réalité lorsque nous nous contemplons nous-mêmes.
En tant qu’hommes, oui certainement, nous aimons les princes... qu’ils se nomment Henri de Prusse ou Machin, qu’ils soient ducs, marmitons, juges ou terrassiers, pourvu que dans notre sphère ils soient plus haut que nous. Il y a bien des années, j’aperçus devant les bureaux du New-York Herald un petit gamin qui avait l’air d’attendre quelqu’un. Bientôt un gros homme passa et sans s’arrêter lui tapa familièrement sur l’épaule. C’était là ce qu’attendait l’enfant. La tape le rendit heureux et fier et son orgueil et sa joie brillaient dans ses yeux, ses camarades étaient venus voir cela et tous l’enviaient ferme. Ce gamin était employé dans les sous-sols de l’imprimerie et le gros homme était le chef typographe. La physionomie du jeune garçon témoignait d’une adoration sans borne pour son prince, son roi, son empereur, en l’espèce, le chef typographe. La tape familière du maître était pour l’enfant ce qu’était l’accolade pour les chevaliers d’autrefois, et tout s’était passé comme si le jeune garçon eût été fils d’aristocrate et le gros homme souverain couronné... Le sujet avait été honoré d’une particulière marque d’attention du maître. Il n’y avait entre les deux cas aucune différence de valeur; en vérité, il n’y avait aucune différence du tout, sauf celle des vêtements—et c’est là une distinction bien artificielle.
La race humaine tout entière aime les princes, c’est-à-dire aime à voir les personnages puissants ou célèbres et à recevoir d’eux quelque signe d’estime... Il arrive même que des animaux, nés pour suivre de meilleurs instincts et pour servir un plus bel idéal, s’abaissent sous ce rapport au niveau humain. J’ai vu au Jardin des Plantes une chatte qui était si fière d’être l’amie intime d’un éléphant que j’en avais positivement honte.
ENFER OU PARADIS?
I
—Vous avez menti?
—Vous l’avouez, vous avouez maintenant que vous avez menti!
II
La famille se composait de quatre personnes: Marguerite Lester, une veuve de trente-six ans, Hélène Lester, sa fille, âgée de seize ans et les tantes de Mme Lester, Anna et Esther Gray, vieilles filles jumelles, âgées de soixante-sept ans. Jour et nuit, les trois femmes passaient leur temps à adorer la jeune fille; à suivre, dans le miroir de son visage, le développement de son doux esprit, à se rafraîchir l’âme devant l’épanouissement de sa beauté; à écouter la musique de sa voix; à penser avec reconnaissance que leur vie était belle et joyeuse à cause de sa seule présence; à frissonner à la pensée de la triste solitude de ce monde, si ce rayon de soleil leur était enlevé.
Par nature—et intérieurement—les tantes étaient parfaitement aimables et bonnes, mais en matière de morale et de bonne conduite leur éducation avait été si inflexiblement stricte, que leur apparence extérieure en était devenue austère, pour ne pas dire rébarbative. Leur influence était puissante dans la maison; si puissante, que la mère et la fille se conformaient gaiement, mais inconsciemment et infailliblement à leurs exigences morales et religieuses. Cette façon d’agir était devenue pour elles une seconde nature. Par conséquent, il n’y avait, dans ce paradis tranquille, ni querelles, ni irritation, ni troubles, ni sarcasmes.
Un mensonge n’y trouvait pas place. Les paroles y étaient toujours conformes à la vérité absolue; à une vérité rigide, implacable, inflexible quelles que pussent en être les conséquences. Mais un jour, dans un cas embarrassant, l’enfant chérie de la maison souilla ses lèvres d’un mensonge, et le confessa avec des pleurs de contrition. Il n’existe pas de mots capables d’exprimer la consternation des tantes. Ce fut comme si le ciel s’effondrait et si la terre s’écroulait en un formidable chaos. Elles demeurèrent assises l’une à côté de l’autre, pâles et sévères, muettes et interdites, regardant la coupable qui s’était agenouillée devant elles et cachait sa tête sur les genoux de l’une, puis de l’autre, gémissait et sanglotait, implorait le pardon et la sympathie sans obtenir de réponse, baisait humblement les vieilles mains ridées qui se retiraient aussitôt comme si elles répugnaient à se laisser toucher par ces lèvres souillées.
Deux fois, à de longs intervalles, tante Esther dit d’une voix étonnée et glaciale:
—Vous avez menti?
Deux fois, tante Anna reprit avec le même effroi:
—Vous l’avouez, vous osez l’avouer, vous avez menti!
Et c’était tout ce qu’elles pouvaient dire. La situation était nouvelle, inattendue, inouïe. Elles ne pouvaient pas la comprendre, elles ne savaient pas comment l’aborder; l’horreur les paralysait[D].
Finalement il fut décidé que l’enfant égarée devait être menée vers sa mère, qui était malade, mais qui devait néanmoins être mise au courant de la situation. Hélène supplia, implora pour que cette nouvelle disgrâce lui fût épargnée et qu’il lui fût permis de ne pas infliger aussi à sa mère la peine et la douleur que cet aveu lui causerait, mais ce fut en vain. Le devoir exigeait ce sacrifice, le devoir doit passer avant toute autre chose, rien ne peut vous absoudre d’un devoir; en face d’un devoir aucun accommodement, aucun compromis n’est possible.
Hélène supplia encore, disant qu’elle était entièrement responsable du péché commis, elle, et elle seule; que sa mère n’y avait en aucune façon pris part... Pourquoi donc devrait-on l’en faire souffrir?
Mais les tantes demeurèrent fermes et inébranlables dans leur sentiment de justice, la loi qui punissait l’iniquité des parents sur les enfants, devait, en tout droit et en toute raison, pouvoir être intervertie. Par conséquent, il n’était que juste que la mère innocente d’une enfant pécheresse, subît de sa part une douleur, une honte, une peine; salaires inévitables du péché.
Les trois femmes s’en allèrent vers la chambre de la malade.
A ce moment le docteur approchait de la maison. Il en était encore à une bonne distance cependant. C’était un bon docteur et un bon cœur; un homme excellent, mais il fallait l’avoir connu un an pour ne plus le détester, deux ans pour apprendre à le tolérer, et quatre ou cinq pour apprendre à l’aimer. C’était là une longue et pénible éducation, mais qui en valait bien la peine. Il était de grande et forte stature. Il avait une tête de lion, un visage de lion, une voix rude, et des yeux qui étaient tantôt des yeux de pirate, tantôt des yeux de femme, selon son humeur. Il n’avait aucune notion de l’étiquette, et ne s’en souciait pas. En paroles, en manières, en démarche et en conduite, il était le contraire d’un poseur. Il était franc, jusqu’aux dernières limites; il avait des opinions sur tous les sujets et elles étaient toujours visées, notées, et prêtes à être livrées; mais il ne se souciait pas le moins du monde que son interlocuteur les appréciât ou non. Ceux qu’il aimait, il les aimait très fort, mais ceux qu’il n’aimait pas, il les détestait, et le criait sur les toits. Dans sa jeunesse il avait été marin, et l’air salin de toutes les mers semblait émaner encore de toute sa personne. C’était un chrétien ferme et loyal, persuadé que son pays n’en contenait pas de meilleur, pas un seul dont la foi fût si parfaitement saine, robuste, remplie de bon sens, sans tache ni point faible. Les gens qui avaient une dent à se faire arracher, ou qui, pour une raison ou pour une autre, voulaient le prendre par son bon côté, l’appelaient le Chrétien, mot dont la délicate flatterie sonnait comme musique à son oreille et dont le C majuscule était pour lui une chose si claire et enchanteresse, qu’il pouvait le voir, même dans l’obscurité, lorsqu’il tombait des lèvres d’une personne.
Beaucoup de ceux qui l’aimaient le plus se mirent, malgré leur conscience, à l’appeler ouvertement par ce grand titre, parce qu’il leur était une joie de faire quelque chose qui lui plût. Et avec une vive et cordiale malice, sa large et diligente troupe d’ennemis, reprirent ce titre pour le dorer, l’enjoliver et l’augmenter en disant: «Le seul Chrétien.» De ces deux titres le dernier était le plus répandu. L’ennemi, qui était en grande majorité, veillait à cela. Tout ce que le docteur croyait, il le croyait de tout son cœur, et se battait chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, pour défendre sa croyance. Et si les intervalles entre ces occasions-là se trouvaient trop longs, il inventait lui-même des moyens de les raccourcir. Il était sévèrement consciencieux, mais d’une façon conforme à ses vues plutôt indépendantes; et tout ce qui lui paraissait être son devoir il l’accomplissait dare-dare, que le jugement des moralistes professionnels pût ou non s’accorder avec le sien. A la mer, dans ses jeunes années, son langage avait été d’une liberté très profane, mais dès qu’il fut converti il se fit une règle, à laquelle il se conforma strictement par la suite, de ne jamais jurer que dans les plus rares occasions, et seulement quand le devoir le lui commanderait. Il avait été grand buveur en mer, mais après sa conversion il devint un abstinent ferme et convaincu afin de donner le bon exemple aux jeunes, et, à partir de ce moment, il ne but que rarement; jamais, en fait, que lorsqu’il trouvait qu’un devoir l’y obligeait; cette condition ne se trouvait peut-être remplie qu’une ou deux fois par an, trois ou quatre au plus, mais jamais cinq fois.
Nécessairement, un tel homme doit être impressionnable, prompt, décidé et facile à émouvoir. C’était le cas pour celui-là et il n’avait jamais eu le don de dissimuler ses sentiments. Ou, s’il l’avait eu, il ne prenait pas la peine de l’exercer.
Il portait écrit sur sa figure l’état atmosphérique et le temps qu’il faisait dans son âme, et lorsqu’il entrait dans une chambre, les ombrelles ou les parapluies s’ouvraient—au sens figuré—suivant ces indications. Quand une douce lumière brillait dans ses yeux, c’était comme une bénédiction. Lorsqu’il entrait, les sourcils froncés, la température s’abaissait immédiatement de dix degrés. C’était un homme très estimé, très aimé parmi ses nombreux amis, mais quelquefois il leur imposait une grande crainte.
Il avait une profonde affection pour la famille Lester, et chacun de ses membres lui rendait avec intérêt ce sentiment. Les trois femmes s’affligeaient de son genre de piété et il se moquait franchement du leur. Mais ils s’estimaient, réciproquement, beaucoup.
Il approchait de la maison. On aurait pu le voir venir de loin; mais les deux tantes et l’enfant coupable allaient vers la chambre de la malade.
III
Elles se rangèrent près du lit: les tantes raides et austères, la pécheresse sanglotant doucement. La mère tourna la tête sur son oreiller; ses yeux abattus brillèrent vivement d’une flamme de sympathie et d’une passion d’amour maternel dès qu’elle vit son enfant, et elle lui ouvrit le refuge et l’asile de ses deux bras.
—Attendez, dit tante Anna, d’une voix solennelle, dites tout à votre mère. Purgez votre âme. N’omettez aucune partie de votre confession.
Debout, pâle, et malheureuse devant ses juges, la jeune fille raconta jusqu’au bout en gémissant sa triste petite histoire. Puis, dans un élan de supplication passionnée, elle s’écria:
—Oh! maman, ne pourrez-vous pas me pardonner? Ne voulez-vous pas me pardonner?... Je suis si malheureuse!
—Te pardonner, ma chérie? Oh! viens dans mes bras!... Là, repose ta tête sur mon épaule et sois tranquille. Et quand bien même tu aurais dit un millier de mensonges...
Il y eut un léger bruit... comme un avertissement... on aurait dit un gosier qui s’éclaircit. Les tantes levèrent la tête et restèrent médusées. Le docteur était là, le front chargé de nuages et d’éclairs orageux. La mère et l’enfant ignoraient sa présence. Elles se tenaient pressées l’une contre l’autre, cœur contre cœur, dans un bonheur infini, indifférentes à tout le reste. Le médecin resta un bon moment à regarder d’un air sombre la scène qui se passait sous ses yeux. Il l’étudiait, l’analysait, en cherchait la genèse. Puis il leva la main et fit signe aux tantes; elles vinrent à lui en tremblant, et se tenant humblement devant lui, elles attendirent. Il s’inclina vers elles, et dit tout bas:
—Je vous avais pourtant dit qu’à fallait éviter la moindre émotion à cette malade, n’est-ce pas? que diable avez-vous fait là? Otez-vous de par ici!
Elles obéirent. Une demi-heure après, il vint au salon. Gai, souriant, jovial, il conduisait Hélène et la tenait par la taille, la caressant et lui disant mille petites choses gentilles et drôles; et elle aussi était redevenue un joyeux rayon de soleil.
—Allons, dit-il, adieu, ma chère petite. Va-t’en dans ta chambre, laisse ta mère tranquille, et sois sage. Mais, attends... Tire la langue... Là, ça va. Tu te portes comme le Pont-Neuf! Il lui donna une petite tape sur la joue et ajouta: Va vite, sauve-toi, je veux parler à tes tantes.
Elle sortit. Aussitôt le visage du docteur se rembrunit. Il dit en s’asseyant:
—Vous avez fait un joli coup... et peut-être aussi avez-vous fait quelque bien... Quelque bien... oui, au fait. La maladie de Mme Lester, c’est la fièvre typhoïde. Vous l’avez amenée à se déclarer, je crois, par vos folies, et c’est un service que vous m’avez rendu, après tout... Je n’avais pas encore pu me rendre compte de ce que c’était.
Comme mues par un ressort, les vieilles tantes se levèrent ensemble, frissonnantes de terreur.
—Asseyez-vous! continua le docteur. Que voudriez-vous faire?
—Ce que nous voulons faire? Nous devons aller vite la voir. Nous...
—Vous n’en ferez rien du tout, vous avez fait assez de mal pour aujourd’hui. Voulez-vous donc épuiser d’un seul coup tout votre stock de crimes et de folies? Asseyez-vous, je vous dis. J’ai fait le nécessaire pour qu’elle dorme. Elle en a besoin. Si vous la dérangez sans mes ordres, je vous scalperai... si toutefois vous avez les instruments nécessaires pour cela.
Elles s’assirent, désolées et indignées, mais obéissantes, par force. Il continua:
—Maintenant, je veux que la situation me soit expliquée. Elles voulaient me l’expliquer. Comme si elles n’avaient pas déjà bien assez d’émotion et d’excitation. Vous connaissiez mes ordres. Comment avez-vous osé entrer dans cette chambre et faire tout ce bruit?
Esther jeta un regard suppliant à Anna. Anna répondit par un regard suppliant à Esther. Ni l’une ni l’autre ne voulait danser sur cet air-là. Le docteur vint à leur secours. Il dit:
—Commencez, Esther.
Tortillant les franges de son châle, Esther dit timidement, les yeux baissés:
—Nous n’aurions jamais désobéi à vos ordres pour une raison ordinaire, mais celle-ci était de première importance. C’était un devoir. Devant un devoir on n’a pas le choix. Il faut mettre de côté toute considération de moindre importance, et l’accomplir. Nous avons été obligées de la faire comparaître devant sa mère. Elle avait dit un mensonge.
Le docteur dévisagea un instant la vieille demoiselle, et parut essayer d’amener son esprit à saisir un fait tout à fait incompréhensible. Puis il tonna:
—Elle a dit un mensonge! Ah, vraiment? Le diable m’emporte! J’en dis un million par jour, moi! Et tous les docteurs en font autant. Et tout le monde en fait autant. Même vous, pour ce qui est de ça. Et c’était ça, la chose importante qui vous autorisait à désobéir à mes ordres, et mettre en péril la vie de ma malade?... Voyons, Esther Gray, voilà qui est pure folie! Cette jeune fille ne pourrait pas faire volontairement du mal à qui que ce soit. La chose est impossible... absolument impossible. Vous le savez vous-même... Toutes les deux, vous le savez très bien.
Anna vint au secours de sa sœur.
—Esther ne voulait pas dire que ce fût un mensonge de cette espèce-là. Non, mais c’était un mensonge.
—Eh bien, ma parole, je n’ai jamais entendu de pareilles bêtises. N’avez-vous pas assez de sens commun pour faire des distinctions entre les mensonges? Ne savez-vous pas la différence entre un mensonge qui fait du bien et un mensonge qui fait du mal?
—Tous les mensonges sont condamnables, dit Anna en pinçant ses lèvres comme un étau, tous les mensonges sont défendus.
Le «Seul Chrétien» s’agita impatiemment dans sa chaise. Il voulait attaquer cette proposition, mais ne savait pas au juste comment ni par où s’y prendre. Finalement, il se risqua.
—Esther, ne diriez-vous pas un mensonge pour protéger quelqu’un d’un mal ou d’une honte imméritée?
—Non.
—Pas même pour sauver un ami?
—Non.
—Pas même pour le meilleur ami?
—Non. Je ne mentirais pas.
Le docteur lutta un instant en silence contre cette situation; puis il demanda:
—Pas même pour lui épargner des souffrances, des misères et des douleurs très grandes?
—Non. Pas même pour sauver sa vie.
Une autre pause. Puis:
—Ni son âme?
Il y eut un silence. Un silence qui dura un instant. Puis Esther répondit à voix basse, mais avec décision:
—Ni son âme.
D’un moment, personne ne parla. Puis le docteur dit:
—En est-il de même pour vous, Anna?
—Oui, répondit-elle.
—Je vous demande à toutes deux: Pourquoi?
—Parce que dire un tel mensonge ou n’importe quel mensonge serait un péché, et nous coûterait la perte de nos propres âmes. Oui, nous serions perdues, si nous mourions ayant d’avoir eu le temps de nous repentir.
—Étrange... Étrange... C’est absolument incroyable.
Puis il demanda brusquement:
—Une âme de cette espèce vaut-elle la peine d’être sauvée?
Il se leva, en maugréant et marmottant, et se dirigea vers la porte en frappant vigoureusement des pieds. Sur le seuil il se retourna et cria de toute sa voix:
—Corrigez-vous! Abandonnez cette étroite, égoïste, mesquine idée de sauver vos misérables petites âmes, et tâchez de faire quelque chose qui ait un peu de dignité! Risquez vos âmes! Risquez-les pour de nobles causes; et alors, quand bien même vous les perdriez, que craindrez-vous? Corrigez-vous!
Les bonnes vieilles demoiselles se sentirent paralysées, pulvérisées, indignées et insultées; elles réfléchirent profondément et amèrement à ces blasphèmes. Elles étaient blessées à vif, et disaient qu’elles ne pourraient jamais pardonner ces injures.
Elles se répétaient ce mot dans l’amertume de leur âme. «Corrigez-vous, et apprenez à mentir!»
Le temps s’écoula, et bientôt un changement se fit dans leur esprit. Elles avaient accompli le premier devoir de l’être humain, qui est de penser à lui-même jusqu’à ce qu’il ait épuisé le sujet, et elles se trouvèrent alors en état de considérer des choses d’un intérêt moindre, il leur fut possible de penser aux autres.
Les pensées des deux vieilles demoiselles s’en retournèrent donc bien vite à leur chère nièce et à l’affreuse maladie qui l’avait frappée. Aussitôt elles oublièrent les blessures qu’avait reçues leur amour-propre, et il s’éleva dans leur cœur un désir passionné d’aller au secours de celle qui souffrait, de la consoler par leur amour, de l’entourer de soins et de travailler de leur mieux pour elle, avec leurs faibles vieilles mains, d’user joyeusement, amoureusement leurs pauvres corps à son service, pourvu que ce privilège leur fût accordé.
—Et il nous l’accordera! s’écria Esther, avec de grosses larmes coulant sur ses joues. Il n’y a pas de gardes-malades comparables à nous, car il n’y en a pas d’autres qui sauraient veiller à ce chevet jusqu’à ce qu’elles en tombent mortes. Et Dieu sait que nous, nous le ferions.
—Amen, dit Anna, et un sourire d’approbation brilla à travers les larmes qui mouillaient ses lunettes. Le docteur nous connaît, et il sait que nous ne désobéirons plus; il n’appellera pas d’autres gardes. Il n’oserait pas.
—Il n’oserait pas? dit Esther avec colère, essuyant vivement ses yeux. Il oserait tout, ce Chrétien du diable! Mais toute son autorité serait bien inutile, cette fois! Mais, bonté divine, Anna! Tout bien considéré, cet homme est très bon, intelligent et bien doué, il n’aurait jamais une telle pensée... L’heure à laquelle l’une de nous devrait aller voir la malade est passée... Qu’est-ce qui le retient? Pourquoi ne vient-il pas nous le dire?...
Elles entendirent le bruit de ses pas; il revenait... Il entra, s’assit, et se mit à causer:
—Marguerite est bien malade, dit-il. Elle dort encore, mais elle s’éveillera bientôt. Alors, l’une de vous devra aller vers elle, son état doit empirer avant de s’améliorer. Dans quelques jours il faudra la veiller jour et nuit. Quelle part de ce travail pourrez-vous entreprendre, à vous deux?
—Tout! s’écrièrent ensemble les deux vieilles demoiselles.
Les yeux du docteur étincelèrent et il dit avec enthousiasme:
—Oui, vous parlez franc, braves vieilles reliques que vous êtes! Et vous serez gardes-malades autant que vous le pourrez, car il n’y a personne dans cette ville qui vous soit comparable pour cette dure et sainte tâche. Mais vous ne pouvez pas tout faire, et ce serait un crime que de vous le permettre.
C’étaient là de belles louanges; des louanges inestimables, venant d’une telle source, et presque toute la rancune disparut aussitôt des cœurs des deux vieilles jumelles.
—Votre Tilly et ma vieille Mancy feront le reste, bonnes gardes toutes les deux, âmes blanches et peaux noires, vaillantes, fidèles, tendres. De vraies perles!... Et menteuses accomplies depuis le berceau... A propos, dites donc! Faites attention à votre petite-nièce aussi; elle est malade, et va l’être encore plus.
Les deux vieilles demoiselles parurent un peu surprises et incrédules. Esther s’écria:
—Comment donc? Il n’y pas une heure que vous lui avez dit qu’elle se portait comme le Pont-Neuf!
Le docteur répondit tranquillement:
—C’était un mensonge.
Les vieilles filles se retournèrent contre lui avec indignation, et Anna s’écria:
—Comment osez-vous nous faire cette odieuse confession, d’un ton si indifférent, quand vous savez ce que nous pensons de toutes les formes de...
—Chut! vous êtes ignorantes comme des chattes, toutes les deux, et vous ne savez pas du tout ce que vous dites. Vous êtes comme toutes les autres taupes morales. Vous mentez du matin au soir, mais parce que vous ne le faites pas avec votre langue, mais seulement avec vos yeux menteurs, vos menteuses inflexions de voix, vos phrases trompeuses et déplacées, et vos gestes trompeurs, vous levez avec arrogance vos nez dédaigneux et infaillibles, et vous faites parade devant Dieu et devant le monde d’une exemplaire sainteté; et un mensonge qui parviendrait à se glisser dans la glacière de vos âmes serait aussitôt mortellement congelé. Pourquoi tenez-vous à vous leurrer vous-mêmes avec cette idée ridicule qu’il n’existe que des mensonges parlés? Quelle est la différence entre mentir avec ses yeux et mentir avec sa bouche? Il n’y en a pas. En réfléchissant un instant vous le comprendriez. Il n’y a pas un être humain qui ne dise une foule de mensonges, chaque jour de sa vie; et vous... mais, vous deux, vous en dites vingt mille; et, pourtant, vous faites une vive explosion d’horreur hypocrite quand je dis un mensonge très doux et innocent à cette enfant pour la protéger contre son imagination qui s’échaufferait jusqu’à lui donner la fièvre en moins d’une heure si j’étais assez malhonnête envers mon devoir pour le permettre. Et je le permettrais probablement si j’étais intéressé à sauver mon âme par des moyens tellement indignes.
Voyons, raisonnons ensemble. Examinons les détails. Quand vous étiez toutes les deux dans la chambre de la malade, à faire cette scène, qu’auriez-vous fait si vous aviez su que je venais?
—Eh bien, quoi?
—Vous vous seriez sauvées, en emmenant Hélène avec vous, n’est-ce pas?
Les vieilles filles se turent.
—Quels auraient été alors votre but et votre intention?
—Eh bien, quoi?
—De m’empêcher de découvrir cette action. De me porter à croire que l’excitation de Marguerite provenait d’une cause non connue de vous. En un mot, de me dire un mensonge, un mensonge silencieux. Et ce qui est plus, un mensonge qui aurait pu faire du mal.
Les jumelles rougirent, mais ne parlèrent pas.
—Non seulement vous dites des milliers de mensonges silencieux, mais vous dites aussi des mensonges en paroles... toutes les deux.
—Cela, non; ce n’est pas vrai!
—Si, c’est vrai. Mais seulement d’inoffensifs. Vous n’auriez jamais rêvé d’en prononcer un qui puisse faire du mal. Savez-vous que c’est là une concession... et une confession?
—Que voulez-vous dire?
—C’est une inconsciente concession de dire que les mensonges inoffensifs ne sont pas criminels. Et cela revient aussi à confesser que vous faites constamment cette distinction. Par exemple, vous avez refusé la semaine dernière une invitation de la vieille Mme Foster, pour ne pas rencontrer ces odieux Higbies à dîner, par un billet très poli, où vous exprimiez votre regret et disiez que vous étiez très fâchées de ne pouvoir accepter. C’était un mensonge, c’était le mensonge le plus complet qui ait jamais été prononcé. Niez-le, Esther, avec un autre mensonge.
Esther ne répondit qu’en branlant la tête.
—Cela ne suffit pas, continua le docteur. Répondez, était-ce un mensonge, oui ou non?
Les couleurs montèrent aux joues des deux vieilles demoiselles, et avec lutte et effort elles firent leur confession:
—C’était un mensonge.
—Bien. La réforme commence, il y a encore de l’espoir pour vous; vous ne diriez pas un mensonge pour sauver l’âme de votre meilleur ami, mais vous pouvez en dire sans le moindre scrupule pour vous épargner l’ennui de dire une vérité désagréable.
Il se leva. Esther parlant pour toutes deux, dit froidement:
—Nous avons menti: nous le reconnaissons; cela ne se renouvellera jamais. Mentir est un péché. Nous ne dirons plus jamais un seul mensonge d’aucune espèce, pas même un mensonge de politesse ou de charité, ni pour épargner à qui que ce soit le coup d’une douleur que Dieu lui envoie.
—Ah, que votre chute sera prompte! Au fait, vous êtes déjà retombées dans le péché, car ce que vous venez de prononcer est un mensonge.
Adieu, corrigez-vous! L’une de vous doit aller maintenant vers la malade.
IV
Douze jours après, la mère et l’enfant s’agitaient dans les transes de l’affreuse maladie. Il y avait bien peu d’espoir pour l’une et pour l’autre. Les sœurs étaient pâles et exténuées, mais ne voulaient pas quitter leur poste. Leurs cœurs se brisaient, pauvres chères vieilles, mais leur vaillance était ferme et indestructible. Pendant tous ces douze jours, la mère avait beaucoup désiré voir son enfant et l’enfant sa mère, mais elles savaient bien, toutes les deux, que leurs prières sur ce point ne pourraient être de bien longtemps exaucées. Lorsque la mère sut, dès le premier jour, qu’elle était atteinte de la fièvre typhoïde, elle fut effrayée, et demanda s’il n’y avait pas de danger qu’Hélène ait pu contracter la maladie, la veille, en entrant dans sa chambre. Esther lui dit que le docteur s’était moqué de cette idée. Esther était ennuyée de le dire, bien que ce fût vrai, car elle n’avait pas cru aux paroles du docteur; mais quand elle vit la joie de la mère à cette nouvelle, la douleur de sa conscience perdit beaucoup de sa force; résultat qui la rendit honteuse du sens trompeur qu’elle avait donné à ses paroles, mais cette honte n’alla pas jusqu’à l’amener à une consciente et distincte mise au point de ce qu’elle avait dit. Dès lors la malade comprit que son enfant devait rester loin d’elle, et promit de se réconcilier de son mieux à l’idée de cette séparation, car elle eût préféré endurer la mort, plutôt que de mettre en péril la santé de sa fille. Cette même après-midi, Hélène dut s’aliter; elle se sentait malade. Son état empira pendant la nuit. Au matin, sa mère demanda de ses nouvelles.
—Elle va bien?
Esther frissonna. Elle entr’ouvrit les lèvres, mais les mots refusaient de sortir. La mère la regardait languissamment, rêvant, attendant; soudain, elle pâlit et s’écria:
—Oh mon Dieu! Qu’y a-t-il? Elle est malade?
Alors le cœur torturé de la pauvre vieille tante fut plein d’épouvante et les mots lui vinrent:
—Non, soyez tranquille; elle va bien.
La malade exprima sa reconnaissance et toute la joie de son cœur.
—Dieu soit loué pour ces chères paroles! Embrassez-moi. Je vous adore, de me les avoir dites!
Esther raconta cet incident à Anna qui la reçut avec un regard plein de mépris, et dit froidement:
—Ma sœur, c’était un mensonge.
Les lèvres d’Esther tremblèrent piteusement; elle étouffa un sanglot et dit:
—Oh! Anna, c’était un péché; mais que voulez-vous? je n’ai pas pu supporter de voir l’effroi et l’angoisse de ses yeux.
—N’importe. C’était un mensonge, Dieu vous en tiendra responsable.
—Oh, je le sais, je le sais, s’écria Esther en se tordant les mains, mais s’il fallait recommencer tout de suite, je ne pourrais m’en empêcher. Je sais que je le dirais encore.
—Alors, prenez ma place auprès d’Hélène demain matin. Moi, je saurai dire la vérité.
Esther se jeta au cou de sa sœur pour l’attendrir et la supplier:
—Non, Anna, oh, ne le dites pas!... vous la tuerez!
—Du moins, j’aurais dit la vérité.
Au matin, elle eut une cruelle épreuve, elle aussi, en présence de la même question de la mère, et elle rassembla toutes ses forces pour ne pas faiblir. Lorsqu’elle ressortit de la chambre, Esther l’attendait, pâle et tremblante, dans le vestibule. Elle lui demanda à voix basse:
—Oh! comment a-t-elle pris l’affreuse nouvelle, cette pauvre, cette malheureuse mère?
Les yeux d’Anna étaient pleins de larmes. Elle dit:
—Dieu me pardonne; j’ai dit que l’enfant se portait bien.
Esther la serra contre son cœur:
—Dieu vous bénisse, Anna! dit-elle. Et elle lui exprima tout son amour et sa reconnaissance en caresses et en louanges passionnées.
Dès lors, toutes deux connurent les limites de leurs forces et acceptèrent leur destin. Elles capitulèrent en toute humilité en s’abandonnant aux dures nécessités de la situation. Chaque jour, elles prononçaient leur mensonge du matin, et confessaient leur péché en prière, sans implorer leur pardon, car elles s’en trouvaient indignes, mais avec le seul désir de reconnaître qu’elles se rendaient bien compte de leur faute et n’avaient pas l’intention de la cacher ni de l’excuser.
Chaque jour, tandis que la jolie petite idole de la famille souffrait de plus en plus, les vieilles tantes affligées peignaient l’épanouissement de sa beauté jeune et fraîche à la faible mère, et frissonnaient de douleur sous les coups que leur portaient ses transports de joie et de gratitude.
Pendant les premiers jours, tant que l’enfant eut la force de tenir un crayon, elle avait écrit à sa mère de tendres petits billets doux, dans lesquels elle lui cachait sa maladie. Et ces petits billets avaient été lus et relus par des yeux remplis de larmes reconnaissantes, baisés maintes et maintes fois, et gardés comme de précieux trésors, sous l’oreiller.
Puis vint un jour où la main de la jeune fille perdit toute sa force... où elle délira. Ce fut un cruel embarras pour les vieilles tantes. Il n’y avait plus de billets doux pour la mère.
Esther commença une explication très plausible et soigneusement étudiée; mais elle en perdit le fil, et son discours ne fut que confusion; le soupçon se montra sur le visage de la mère, puis la terreur. Esther le vit, reconnut l’imminence du danger, et se redressant résolument devant l’urgence de la situation, elle saisit son courage à deux mains; elle se raidit de toutes les forces de sa volonté, elle dit d’un ton calme et plein de conviction:
—Je ne voulais pas vous le dire, de peur de vous inquiéter, mais Hélène a passé la nuit chez les Sloanes. Il y avait une petite soirée, elle ne voulait pas y aller parce que vous êtes malade, mais nous l’avons persuadée. Elle est jeune et elle a besoin des plaisirs innocents de la jeunesse. Et nous avons pensé que vous approuveriez. Soyez sûre qu’elle écrira tout de suite, en rentrant.
—Comme vous êtes bonnes! et que vous nous comblez de soins, toutes les deux! Si j’approuve? Oh, je vous remercie de tout mon cœur. Ma pauvre petite exilée! Dites-lui que je veux qu’elle ait tous les plaisirs possibles. Je ne voudrais pas la priver d’un seul. Qu’elle garde seulement sa santé, c’est tout ce que je demande. Qu’elle ne souffre pas! Je ne peux pas en supporter l’idée... Que je suis heureuse et reconnaissante qu’elle ait échappé à cette contagion! et elle l’a échappé belle, tante Esther! Oh, si ce délicieux visage devait être tout flétri et brûlant de fièvre! Je ne peux pas y penser. Gardez-lui sa santé. Gardez-lui sa fraîcheur! Je la vois d’ici, cette délicate et ravissante enfant, avec ses grands yeux bleus, si francs et sérieux; et qu’elle est douce, oh, si douce et gentille et affectueuse! Est-elle toujours aussi belle, chère tante Esther?
—Oh, elle est plus belle, plus douce et charmante qu’elle ne l’a jamais été, si une telle chose peut s’imaginer.
Et Esther se retourne pour ranger les flacons de drogues, afin de cacher sa honte et sa douleur.
V
Le lendemain, les deux tantes se mirent à une tâche difficile et délicate dans la chambre d’Hélène.
Patiemment et sérieusement, avec leurs vieux doigts raidis elles essayèrent d’écrire une contrefaçon du billet promis. Elles ne réussirent pas du premier coup, mais petit à petit, et après plusieurs échecs, elles firent des progrès. Nul n’était là pour observer le tragique de tout cela, et de cette pathétique ironie du sort, elles étaient elles-mêmes inconscientes. Souvent leurs larmes tombaient sur les billets et les abîmaient. Quelquefois un seul mot mal formé rendait suspecte une lettre qui aurait pu passer. Mais finalement, Anna en produisit une dont l’écriture était une assez bonne imitation de celle d’Hélène pour passer même sous un regard soupçonneux. Elle l’avait enrichie abondamment de tous les petits mots caressants et des petits noms d’amitié, familiers aux lèvres de l’enfant depuis son berceau. Elle porta cette lettre à la mère, qui s’en saisit avec avidité, l’embrassa, la pressa contre son cœur, lisant et relisant tous les mots charmants, répétant avec un amour infini le dernier paragraphe:
«Minette chérie, si je pouvais seulement vous voir, et embrasser vos yeux, et sentir vos bras autour de moi! Je suis si contente que mes exercices de piano ne vous dérangent pas. Guérissez-vous vite. Tout le monde est bien bon pour moi, mais je me trouve tellement seule, sans vous, chère maman!»
—La pauvre petite! Je comprends tout à fait ses sentiments. Elle ne peut jamais être complètement heureuse sans moi; et moi... oh, je vis de la lumière de ses yeux!... Dites-lui de s’exercer tant qu’il lui plaira, tante Anna. Je ne peux pas entendre le piano de si loin, ni sa chère jolie voix quand elle chante. Dieu sait que je le voudrais bien. Personne ne sait comme cette voix est douce à mon oreille. Et dire que... un jour elle ne chantera plus!... pourquoi pleurez-vous?
—Seulement parce que... parce que... ce n’était qu’un souvenir. Lorsque je suis descendue, elle chantait «Loch Fomond», cette mélancolique berceuse! Je suis toujours émue lorsqu’elle chante cela.
—Et moi aussi. C’est d’une beauté touchante, divine. Lorsque quelque chagrin de jeune fille est dans son cœur, et qu’elle chante pour la consolation mystique que lui donne la musique...
Tante Anna?
—Chère Marguerite?
—Je suis très malade. Quelquefois il me vient comme un pressentiment que je n’entendrai plus jamais cette chère voix.
—Oh non... non; ne dites pas cela, Marguerite! Je ne peux pas le supporter!
Marguerite fut touchée et désolée. Elle dit doucement:
—Là, là... Laissez-moi vous prendre dans mes bras. Ne pleurez pas. Mettez votre joue près de la mienne. Consolez-vous. Je veux vivre. Je vivrai, si je peux. Ah! que ferait-elle sans moi? Est-ce qu’elle parle souvent de moi?... Mais je sais bien que oui.
—Oh, constamment... constamment.
—Ma chère petite fille! Elle a écrit son billet tout de suite, en entrant?
—Oui, à l’instant même. Elle n’a pas même attendu d’avoir quitté son chapeau.
—Je le savais bien. C’est bien sa manière affectueuse, tendre et impulsive. Je le savais sans le demander, mais je voulais vous l’entendre dire. La femme adorée le sait, mais elle voudrait que son mari lui redise son amour chaque jour, à tous moments, pour la seule joie de l’entendre... Elle a pris une plume, cette fois, j’aime mieux ça. L’écriture au crayon pouvait s’effacer, et j’en aurais été navrée. Lui avez-vous dit de prendre une plume?
—Oui... non... elle.... C’est elle qui en a eu l’idée.
La mère sourit et dit:
—J’espérais que vous diriez cela. Je n’ai jamais vu une enfant si aimable et prévenante!... Tante Anna!
—Chère Marguerite?
—Allez lui dire que je pense continuellement à elle et que je l’adore. Mais... vous pleurez encore. Ne vous inquiétez pas tellement de moi, ma chérie. Je crois qu’il n’y a rien à craindre, pour le moment.
La messagère désolée porta ces paroles et les délivra pieusement à des oreilles inconscientes. La jeune fille continua à gémir et à marmotter. Puis elle la regarda avec de grands yeux étonnés, effrayés et brillants de fièvre, des yeux où il ne restait plus un rayon d’intelligence.
—Êtes-vous... non, vous n’êtes pas ma mère. Je la veux!... Elle était là il n’y a qu’un instant. Je ne l’ai pas vue partir. Viendra-t-elle... Viendra-t-elle vite? Viendra-t-elle tout de suite?... Il y a tant de maisons. Et elles m’étouffent tellement... et ça tourne, tourne... Oh, ma tête, ma tête!...
Et ainsi de suite, elle s’agitait et se tourmentait sans cesse dans des transes de douleur, passant d’une idée torturante à une autre, jetant ses bras de tous côtés comme sous la menace d’une incessante persécution.
La pauvre vieille Anna mouillait les lèvres sèches et fiévreuses, caressant doucement le front brûlant, murmurait des mots de tendresse et de pitié, et remerciait le Père de tous, de ce que la mère était heureuse, et ne savait pas.
VI
Chaque jour, la jeune fille s’en allait de plus en plus vers la tombe; et chaque jour, les tristes vieilles gardiennes portaient de fraîches nouvelles de sa santé radieuse et florissante à l’heureuse mère, dont la vie touchait aussi à sa fin. Et chaque jour, elles imaginaient des petits billets tendres et joyeux, imitant l’écriture de l’enfant, puis, le cœur déchiré et la conscience pleine de remords, elles pleuraient en regardant la mère joyeuse et reconnaissante qui les dévorait, les adorait, les chérissait comme d’inestimables trésors, et les jugeait sacrés parce que la main de l’enfant les avait touchés.
Enfin, elle vint, l’Amie qui apporte à tous la suprême consolation et la paix. Les lumières éclairaient faiblement l’appartement. Dans le silence complet et solennel qui précède l’aurore, des formes vagues glissèrent sans bruit le long du corridor et s’assemblèrent, silencieuses et recueillies, dans la chambre d’Hélène, autour de son lit, car l’avertissement avait été donné, et elles comprenaient. La jeune mourante avait les lèvres closes, elle était sans connaissance; l’étoffe qui recouvrait sa poitrine se soulevait et s’abaissait, tandis que s’écoulaient petit à petit les derniers souffles de la vie. De temps en temps, un soupir ou un sanglot étouffé rompait le silence. La même pensée, le même sentiment était dans tous les cœurs; l’angoisse de cette mort, ce départ pour le grand inconnu, et la mère qui n’était pas là, pour aider, encourager et bénir.
Hélène remua; ses bras s’étendirent désespérément comme s’ils cherchaient quelque chose... Elle était aveugle depuis plusieurs heures. La fin était venue. Tout le monde le savait. Avec un grand sanglot, Esther la prit dans ses bras en s’écriant:
—Oh, mon enfant, mon enfant chérie!
Une lueur d’extase et de bonheur suprême illumina la figure de l’enfant; car il lui fut miséricordieusement permis de croire que ce dernier embrassement était d’une autre. Et elle s’en alla paisiblement en murmurant:
—Oh maman, je suis si heureuse... J’avais tant besoin de vous... Maintenant je puis mourir.
Deux heures après, Esther était devant la mère qui lui demandait:
—Comment va l’enfant?
—Elle va bien! dit la vieille fille.
VII
Un voile de crêpe noir, et un voile de crêpe blanc, furent pendus à la porte de la maison et le vent les fit balancer et frissonner ensemble. A midi, les préparatifs d’enterrement étaient finis et dans le cercueil reposait le jeune corps, dont le visage exprimait une grande paix. Deux affligées étaient assises tout près, pleurant et priant. Anna, et la vieille négresse Tilly. Esther vint, et elle tremblait, car un grand trouble était dans son âme. Elle dit:
—Elle demande un billet.
Le visage d’Anna devint blême. Elle n’avait pas pensé à cela. Elle avait cru que ces pathétiques services étaient terminés. Pendant un instant, les deux femmes se regardèrent fixement, les yeux vides; puis Anna dit:
—Il n’y a rien à faire... Il faut qu’elle l’ait. Autrement, elle soupçonnerait quelque chose...
—Elle découvrirait tout.
—Oui. Et son cœur se briserait.
Elle regarda le pâle visage de la morte, et ses yeux se remplirent de larmes.
—Je l’écrirai, dit-elle.
Esther le porta. La dernière ligne disait: «Minette chérie, ma douce et gentille maman, bientôt nous nous reverrons. N’est-ce pas là une bonne nouvelle? Et c’est bien vrai. Tout le monde dit que c’est vrai.»
La mère gémit et dit:
—Pauvre enfant, comment pourra-t-elle supporter de savoir? Je ne la verrai plus jamais en ce monde. C’est dur, bien, bien dur. Elle ne soupçonne rien? Vous la préservez de cela?
—Elle croit que vous serez bientôt guérie.
—Comme vous êtes bonne et attentive, chère tante Esther! Personne ne l’approche qui pourrait lui porter la contagion?
—Ce serait un crime.
—A distance... oui.
—C’est très bien. En d’autres personnes on ne pourrait avoir confiance. Mais vous deux, anges gardiennes!... L’or n’est pas si pur que vous. D’autres seraient infidèles; et beaucoup me tromperaient et mentiraient.
Esther baissa les yeux et ses pauvres vieilles lèvres tremblèrent.
—Laissez-moi vous embrasser pour elle, tante Esther. Et quand je serai partie, et que tout danger sera passé, mettez ce baiser, un jour, sur ses chères lèvres, et dites-lui que c’est sa mère qui l’envoie, et que le cœur brisé de sa mère y est tout entier.
L’instant d’après, Esther, versant des larmes sur le visage pâle et froid, accomplit sa tragique mission.
VIII
Une autre journée se leva, et s’avança en inondant la terre de rayons de soleil. Tante Anna apporta à la mère défaillante des nouvelles pleines de consolation et un joyeux billet qui disait encore: «Nous n’avons plus que très peu de temps à attendre, maman chérie, puis nous serons ensemble.»
La note grave et profonde de la cloche s’entendit au loin, comme une plainte apportée par le vent.
—Tante Anna, on sonne. Quelque pauvre âme est au repos. J’y serai bientôt aussi. Vous ne la laisserez pas m’oublier?
—Oh, Dieu sait qu’elle ne vous oubliera jamais!
—N’entendez-vous pas ce bruit étrange, tante Anna? on dirait le son de beaucoup de pas qui rentrent.
—Nous espérions que vous ne l’entendriez pas, chérie. C’est un petit rassemblement d’amis venus pour... pour Hélène, pauvre petite prisonnière. Il y aura de la musique et elle l’aime tellement. Nous pensions que cela ne vous inquiéterait pas.
—M’inquiéter? oh non, non... oh, donnez-lui tout ce que son cher petit cœur peut désirer. Vous êtes toujours si bonnes pour elle, et si bonnes pour moi. Dieu vous bénisse, toutes les deux, toujours.
Après une pause, elle ajouta:
—Comme c’est beau! J’entends son orgue. Est-ce elle qui joue, croyez-vous?...
En vagues limpides et sonores la musique inspiratrice flotta dans l’air tranquille jusqu’à ses oreilles.
—Oui, c’est son jeu, ma petite chérie. Je le reconnais. On chante. Oh... c’est un cantique! et le plus beau, le plus sacré de tous, le plus touchant, le plus consolant...
Il me semble que cette musique va m’ouvrir les portes du paradis... Si je pouvais mourir maintenant...
Vagues et lointains, ces mots s’élevèrent dans le silence profond:
Nearer to Thee;
E’en though it be a cross
That raiseth me!
Plus près de toi;
Qu’importe que ce soit une croix
Qui m’élève plus près de toi!
Avec la fin du cantique, une autre âme s’en fut vers le lieu du repos éternel, et celles qui avaient été tellement unies dans la vie ne furent pas séparées par la mort. Les vieilles sœurs pleuraient amèrement, mais elles se disaient avec joie:
—Quelle bénédiction, qu’elle ne l’ait jamais su!
IX
A minuit, elles se tenaient ensemble et pleuraient encore, quand elles crurent voir un ange qui leur apparaissait dans une lumière céleste; et l’ange leur dit:
—Pour les menteurs une place est assignée. Ils brûlent dans le feu de l’enfer, durant l’éternité. Repentez-vous!
Les affligées tombèrent à genoux aux pieds de l’ange, et inclinèrent leurs têtes grises en adoration. Mais leurs langues étaient attachées au palais de leurs bouches, et elles se turent.
—Parlez! reprit l’ange, pour que je puisse porter la réponse devant le tribunal divin et vous rapporter le décret inévitable et décisif.
Elles inclinèrent la tête plus bas encore et l’une dit:
—Notre péché est grand, et nous nous humilions dans la honte; mais seule une repentance parfaite pourrait nous sauver. Et nous sommes de pauvres créatures qui avons appris l’infini de la faiblesse humaine, et nous savons que si nous nous retrouvions encore dans de si dures circonstances, nos cœurs faibliraient de nouveau et nous pécherions autant qu’auparavant. Les forts pourraient résister, et ainsi être sauvés, mais nous, nous sommes perdues.
Elles levèrent la tête pour supplier. Mais l’ange était parti. Pendant qu’elles s’étonnaient et pleuraient, l’ange revint et, s’abaissant vers elles, il leur dit tout bas le décret.
X
UNE HISTOIRE DE MALADE
A me voir vous croiriez que j’ai soixante ans et que je suis marié, mais cela tient à mon état et à mes souffrances, car je suis célibataire et je n’ai que quarante ans. Il vous sera difficile de croire que moi qui ne suis maintenant qu’une ombre, j’étais il y a deux ans un homme fort et vigoureux—un véritable athlète!—cependant c’est la simple vérité. Mais la façon dont j’ai perdu la santé est plus étrange encore. Je l’ai perdue en une nuit d’hiver, pendant un voyage de quatre cents kilomètres en chemin de fer, en aidant à surveiller un cercueil. C’est la vérité véritable et je vais vous raconter comment c’est arrivé.
J’habite à Cleveland, dans l’Ohio. Un soir d’hiver, il y a deux ans, je rentrai chez moi à la tombée de la nuit par une terrible tempête de neige. La première chose que j’appris en franchissant le seuil fut que mon plus cher camarade d’enfance et d’adolescence, John B. Hachett, était mort la veille et qu’avec son dernier souffle il avait exprimé le désir que ce fût moi qui fût chargé d’accompagner son corps auprès de ses vieux parents, dans le Wisconsin. Je fus terriblement affligé et bouleversé, mais il n’y avait pas le temps de se laisser aller aux émotions, il fallait partir immédiatement. Je pris la carte portant le nom «Révérend Lévi Hachett, à Bethléhem, Wisconsin» et je courus à la gare à travers la tempête qui hurlait. En arrivant à la station je trouvai sans peine la longue caisse qui m’avait été désignée et j’y fixai la carte avec de petits clous; je la fis mettre sur l’express, puis je revins au buffet m’approvisionner de sandwichs et de cigares. En ressortant, quelle ne fut pas mon émotion de voir ma caisse de nouveau sur le quai et un jeune homme en train de l’examiner qui se préparait à y clouer une carte qu’il tenait à la main. Très ennuyé et furieux, je m’élançai vers l’express pour réclamer une explication. Mais non, ma caisse était là, dans l’express, personne n’y avait touché, et on me dit que la caisse qui se trouvait sur le quai contenait des fusils que ce jeune homme devait expédier à une société de tir dans l’Illinois.
A ce moment-là, le cri: «En voiture, s’il vous plaît!» me fit sauter dans le fourgon où je trouvai un siège confortable sur un sac de coton.
Le conducteur était là, il travaillait dur; c’était un homme d’environ cinquante ans, du type très ordinaire, mais sa physionomie avait une bonne expression d’honnêteté et de simple bonne humeur, et toute son attitude respirait le bon sens jovial et pratique. Comme le train partait, un étranger s’avança et déposa sur le cercueil quelques paquets volumineux.
Puis, le train s’élança dans la sombre nuit, tandis que la tempête soufflait toujours plus fort, et je me sentis envahir par une grandissante angoisse; tout mon courage sombra. Le vieux conducteur fit une remarque ou deux au sujet de la tempête et de la température sibérienne, puis il ferma ses portes à coulisses et les barra, ferma sa fenêtre et l’attacha solidement. Après cela, il alla de-ci, de-là, un peu plus loin, mettant chaque chose en ordre et chantonnant sans cesse d’un air satisfait: «Doux adieux... doux adieux» sur un ton très bas et pas mal faux.
Bientôt je commençai à percevoir une odeur forte et pénétrante dans l’air glacé. Cela me déprima encore davantage, parce que naturellement je pensai à mon pauvre ami défunt. Il y avait quelque chose d’infiniment triste dans cette façon muette et pathétique de se rappeler à mon souvenir, et j’eus peine à retenir mes larmes. De plus, j’étais navré à cause du vieux conducteur qui pouvait s’apercevoir de l’odeur. Cependant, il continuait tranquillement son chant et je fus rempli de reconnaissance. Malgré ce soulagement moral, je devins de minute en minute plus inquiet, car l’odeur devenait à chaque instant plus forte et plus difficile à supporter. Bientôt, ayant arrangé les choses à sa satisfaction, le conducteur prit du bois et alluma un grand feu dans son poêle. Ceci me navra plus que je ne saurais dire; car je ne pouvais m’empêcher de penser que cela allait tout gâter. J’étais convaincu que l’effet de la chaleur serait terrible sur mon pauvre ami mort. Thomson (j’appris dans le courant de la nuit que le conducteur s’appelait Thomson) s’occupait maintenant à boucher les moindres fentes par où l’air pouvait s’introduire, en faisant remarquer qu’il avait l’intention de nous rendre agréable le voyage de la nuit en dépit du froid. Je ne dis rien, car je trouvais que ces précautions n’atteindraient peut-être pas le but que se proposait le conducteur. Pendant ce temps, le feu chauffait, et Thomson chantait toujours, et l’air devenait de plus en plus lourd. Je me sentis pâlir et cependant j’étais en moiteur, mais je souffris en silence et ne dis rien. Au bout de quelques minutes, le «Doux adieux» s’affaiblit dans le gosier de mon compagnon et s’éteignit bientôt complètement. Il y eut un silence de mauvais augure. Puis, Thomson dit:
—On dirait que ce n’est pas avec des fagots que j’ai garni ce poêle!
Il respira fortement une fois ou deux, puis s’approcha du cercueil, se pencha un moment sur les paquets qui le recouvraient, puis enfin revint s’asseoir à côté de moi. Il avait l’air très affecté. Après une pause, il reprit en montrant la caisse:
—Ami à vous?
—Oui, répondis-je avec un soupir.
—Il est un peu avancé, n’est-ce pas?
Pendant deux ou trois minutes, aucune parole ne fut prononcée, chacun de nous suivant sa propre pensée, puis Thomson dit d’une voix grave:
—Quelquefois on peut douter qu’ils soient vraiment morts... Les apparences trompent, vous savez... Le corps est tiède, les jointures souples, et ainsi de suite... Quoique vous pensiez qu’ils soient morts, vous n’en êtes pas absolument certain. J’ai eu des cas semblables dans mon wagon. C’est tout à fait terrifiant, parce que vous ne savez jamais s’ils ne vont pas se lever et vous regarder en face...
Après une autre pause, il indiqua la caisse du coude et ajouta:
—Mais lui n’est pas dans ce cas! Non, Monsieur; je réponds de lui.
Le silence régna pendant quelque temps. Nous écoutions les sifflements rauques de la machine et les gémissements du vent. Alors Thomson reprit son discours sentimental:
—Oui, oui, il nous faut tous partir, il n’y a pas à sortir de là. L’homme né de la femme est ici-bas pour quelques jours seulement... comme le dit l’Écriture. Oui, envisagez-le du côté que vous voudrez, c’est bien solennel et curieux... Il n’y a personne qui puisse y échapper. Tous doivent partir, sans exception aucune. Un jour vous êtes joyeux et fort...
A ce point de son discours, il se leva brusquement, cassa une vitre, mit son nez au travers, respira une ou deux fois et revint s’asseoir pendant que je me levais pour mettre aussi mon nez à l’ouverture... A tour de rôle nous fîmes ce manège pendant quelque temps.
—Et le lendemain, reprit mon compagnon, on est coupé comme l’herbe et la place qui vous a connu ne vous reconnaîtra plus jamais... comme dit l’Écriture. Oui, vraiment... c’est solennel et curieux... mais il nous faut tous partir à un moment ou à un autre, il n’y a pas à sortir de là...
Il y eut une autre longue pause, puis:
—De quoi est-ce qu’il est mort?
Je dis que je ne savais pas.
—Depuis quand est-il mort?
Il semblait raisonnable de grossir un peu la vérité pour satisfaire les probabilités et je dis:
—Deux ou trois jours.
Mais cela ne servit à rien: Thomson reçut l’affirmation d’un air offensé qui signifiait clairement: Deux ou trois mois, vous voulez dire! Puis il continua placidement, et sans aucun égard pour le renseignement que je lui donnais, à développer son opinion sur les inconvénients graves qui pouvaient résulter d’un enterrement trop longtemps différé. Il se dirigea ensuite vers le coffre, le contempla un instant et revint vivement fourrer son nez dans la vitre cassée en disant:
—On aurait rudement mieux fait, en tout cas, de l’expédier le mois dernier!
Thomson s’assit et, plongeant sa figure dans son mouchoir rouge, se mit à se balancer de droite et de gauche, comme un homme qui fait de son mieux pour résister à une impression insupportable. A ce moment, le parfum—faut-il dire le parfum?—était à peu près suffoquant. Le visage de Thomson prenait une teinte grise. Je sentais que le mien n’avait plus de couleur du tout. Ensuite Thomson s’appuya le front dans sa main gauche, le coude sur son genou et agita son mouchoir rouge vers le coffre en disant:
—J’en ai charrié plus d’un... même qu’il y en avait qui étaient un peu trop faisandés... Mais! Seigneur! Ils n’auraient pas concouru avec lui. C’était de l’héliotrope en comparaison.
Cela me parut être un compliment à l’adresse de mon pauvre ami et je fus reconnaissant pour lui.
Bientôt il devint évident qu’il fallait faire quelque chose. Je suggérai des cigares. Thomson trouva que c’était une idée.
—Probablement que cela le changera un peu, dit-il.
Nous fumâmes en silence pendant quelque temps en essayant très fort de nous imaginer que les choses allaient mieux. Mais ce fut inutile. Avant longtemps et sans nous être consultés, nos cigares s’échappèrent au même moment de nos doigts inertes. Thomson dit en soupirant:
—Non, capitaine! Ça ne le change pas pour un sou! Et même ça le rend pire, il me semble... Qu’est-ce que nous allons faire maintenant?
Je fus incapable de rien proposer, et comme il fallait que j’avalasse constamment ma salive, je n’avais pas envie de me risquer à parler. Thomson se mit à maugréer à voix basse et à faire des discours sans suite sur ses malheureuses aventures nocturnes. Il désignait mon pauvre ami sous les titres les plus divers, l’appelant tantôt comte ou marquis, tantôt colonel ou général et je remarquai que le pauvre défunt montait en grade et se trouvait honoré d’un titre plus élevé à mesure qu’il s’imposait davantage à nos sens. Finalement Thomson s’écria:
—J’ai une idée! Supposons que nous nous y mettions tous les deux et que nous portions le colonel à l’autre bout du wagon... disons à vingt mètres de nous. Il n’aurait pas tant d’influence, alors, qu’en pensez-vous?
Je dis que c’était une bonne idée. Aussi, après nous être tous deux munis d’une bonne provision d’air au carreau cassé, nous nous approchâmes de la caisse et nous nous penchâmes sur elle. Thomson me fit signe de la tête en disant: Nous y sommes! puis, nous fîmes ensemble un effort surhumain. Mais Thomson glissa et son nez s’abattit sur les colis avoisinants.
Il suffoqua, s’étouffa et fit un bond vers la portière en battant l’air des deux mains et en criant:
—Garez-vous du chemin! Laissez-moi passer! Je suis mort! Garez-vous donc!
Je m’assis sur la plateforme, à la bise glaciale, pour lui soutenir un moment la tête... Il parut revivre. Après un instant, il dit:
—Nous l’avons bien tout de même un peu ébranlé, le général, hein?
—Je ne crois pas. Il n’a pas démarré, répondis-je.
—Ben, cette idée-là ne vaut rien! Faudra en trouver une autre. Il est content où il s’trouve, faut croire... Et puisque c’est comme ça qu’il prend les choses, et s’il s’est mis dans la tête de ne pas vouloir être dérangé, vous pouvez être sûr que tout se passera comme il l’entend. Oui, il vaut bien mieux lui laisser la paix tant qu’il voudra... Parce que, vous comprenez, il connaît toutes les ficelles à c’te heure, et ça s’comprend que le pauvre bougre qui essaiera de le contrarier aura du fil à retordre...
Mais nous ne pouvions rester dehors dans cette furieuse tempête, nous y serions rapidement morts de froid. Il fallut donc rentrer, fermer la porte et recommencer à souffrir en prenant place tour à tour à la vitre cassée. Après quelque temps, comme nous repartions d’une station, après un moment d’arrêt, Thomson bondit gaiement dans le fourgon en s’écriant:
—Nous sommes sauvés, cette fois, y a pas d’erreur! J’ai trouvé ce qu’il lui faut à ce monsieur. Nous le rendrons moins encombrant, quand le diable y serait!
Il s’agissait d’acide phénique. Le conducteur en avait un plein bidon et il se mit aussitôt à asperger le wagon. Il inonda spécialement la caisse et les paquets qui se trouvaient dessus. Après quoi, nous nous rassîmes pleins d’espoir; mais ce ne fut pas pour longtemps. Vous comprenez, les deux odeurs se mêlèrent, et alors... Eh bien, il nous fallut courir à la porte et sortir sur la plateforme. Une fois dehors, Thomson s’épongea la figure avec un mouchoir rouge et me dit d’un ton découragé:
—C’est inutile. Nous ne pouvons lutter contre lui. Il accapare tout ce que nous avons et le mêle à son propre parfum, il nous le rend à gros intérêt. Parbleu, capitaine, mais savez-vous que c’est au moins cent fois pire là-dedans que lorsque nous avons commencé le voyage? Je n’en ai jamais vu prendre leur tâche à cœur comme cela et y mettre tant d’ardeur! Non, monsieur, jamais! Et pourtant, il y a longtemps que je suis sur la voie et j’en ai transporté, comme je vous disais, pas mal, des boîtes de cet acabit...
A moitié morts de froid, nous sommes de nouveau rentrés, mais, sapristi, il n’y avait plus moyen d’y rester! Alors, nous avons fait la navette, nous gelant, nous réchauffant et suffoquant à tour de rôle. Au bout d’une heure, comme nous repartions d’une autre station, Thomson rentra avec un sac et dit:
—Capitaine! Nous allons essayer encore une fois, rien qu’une fois! Et si nous ne le subjuguons pas cette fois-ci, il n’y aura plus qu’à y renoncer définitivement, c’est ce que je pense...
Il avait dans son sac une quantité de plumes de volailles, de chiffons, de vieilles pommes desséchées, de vieux souliers, de feuilles de tabac et d’autres choses encore. Il empila le tout sur une grande tôle et y mit le feu.
Quand la flamme eut bien pris, je me demandai comment le mort lui-même pouvait le supporter. Tout ce que nous avions enduré jusque-là paraissait suave à côté de cette odeur nauséabonde... Mais remarquez en outre que l’odeur primitive subsistait toujours et semblait flotter au-dessus des autres, aussi puissante que jamais. Il me sembla même que les autres odeurs ne faisaient que la renforcer... et, ciel! c’était quelque chose... j’allais dire, quelque chose d’épouvantable... mais ce mot est faible, mille fois trop faible pour exprimer la chose.
Je ne fis pas ces réflexions dans le wagon, je n’en eus pas le temps, je les fis sur la plateforme où je courus aussitôt. En bondissant vers la porte, Thomson fut suffoqué et tomba. Je l’attrapai au collet pour le tirer au dehors, mais avant d’y avoir réussi j’étais à demi évanoui. Lorsque nous revînmes à nous sur la plateforme, Thomson me dit d’une voix basse et profondément découragée:
—Il nous faut rester dehors, capitaine! Il le faut; y a pas d’autre moyen. Le gouverneur désire voyager seul, et maintenant faut le laisser faire...
Peu après, il ajouta:
—Et puis, vous savez, nous sommes empoisonnés... C’est notre dernier voyage... Croyez-moi. La fin de tout cela, ce sera la fièvre typhoïde. Je la sens venir en ce moment même. Oui, monsieur. Nous sommes marqués pour le ciel, aussi sûr que vous êtes là!
. . . . . . . . . . . . . . .
Une heure plus tard, à la station suivante, on nous retira de la plateforme, sans connaissance et les quatre membres gelés. A partir de ce moment-là, je fus pris d’une fièvre intense et je demeurai pendant trois semaines entre la vie et la mort. J’appris alors qu’on avait fait une erreur formidable et que j’avais passé cette terrible nuit en compagnie de la caisse à fusils qu’on m’avait attribuée à tort, tandis que le jeune armurier de la gare de départ expédiait consciencieusement le corps de mon pauvre ami à la Société de tir de l’Illinois. J’appris également que les paquets déposés sur le faux cercueil contenaient de cet excellent fromage de Sumberger qui fait les délices des gourmets. Je ne connaissais pas alors les propriétés odoriférantes de ce célèbre fromage, mais je les connais maintenant... hélas!
... Mais toutes ces révélations étaient arrivées trop tard pour me sauver; l’imagination avait fait son œuvre et ma santé était définitivement compromise. Je n’ai pu me rétablir en aucun climat, en aucune station balnéaire. Aujourd’hui, je fais mon dernier voyage; je rentre chez moi pour mourir.
MA PREMIÈRE MACHINE A ÉCRIRE
(Extrait de mon «Autobiographie inédite».)
Il y a quelques jours, je reçus par la poste une vieille lettre jaunie par le temps, écrite à la machine en caractères anciens et signée de moi. En voici la copie: