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Le livre de l'émeraude: en Bretagne

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The Project Gutenberg eBook of Le livre de l'émeraude: en Bretagne

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Title: Le livre de l'émeraude: en Bretagne

Author: André Suarès

Release date: June 8, 2022 [eBook #68265]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Calmann-Lévy, 1901

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE LIVRE DE L'ÉMERAUDE: EN BRETAGNE ***

LE LIVRE

DE

L’ÉMERAUDE

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.


A. SUARÈS

LE LIVRE
DE
L’ÉMERAUDE
EN BRETAGNE



PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


Amico Meo

MAVR. POTTECHER

LOTTHARIG.

HVNC SVVM LIBRVM

GRATO ANIMO ET LIBENTER QVONDAM DEDICAV.

ANDR. SVAR. BRITT.

D. P. Q. E.

die VII a. Id. dec. ann.

MCM


DÉDICACE

Je dédie ces reflets d’elle-même à la pierre forte entre toutes, verte et précieuse, d’un cher pays. Et je ne saurais dire, dans l’amour que je lui porte, si j’en ai plus reçu le sang, ou si j’ai plus voulu l’y reconnaître, comme en l’objet que la prédilection choisit.

On est d’où l’on veut être. La fatalité du cœur vaut bien les autres. Il n’est point de lieu où elle ne suffise à rapatrier l’homme. Car, à l’âge où il est venu, qui peut fixer d’où il n’est pas, si son cœur ne fait choix d’où il est?—Notre esprit nous disperse entre toutes les demeures du monde. Mais il en est une ou deux, où notre passion nous ramène. Elle en a des raisons puissantes et obscures: ce qu’il y a de plus fort dans l’homme est ce qu’on n’y voit pas.

Il n’est point juste de croire que l’homme reste l’esclave de ses atomes, au même titre qu’un cristal ou qu’une roche. L’homme n’est pas tout entier dans les éléments qui le composent: il en est d’abord la forme. La volonté ni le choix ne sont pas un néant, alors qu’on fait un tout de la race,—cette forme abstraite.

La puissance de la race est en raison de la faiblesse des personnes. L’homme puissant accepte les legs de la nature, mais n’en est point accablé. Il ne consent point à être le serf de la misère, ni même de la richesse qu’il hérite. Sans quoi, rien de plus grand ne se fût jamais vu à la suite de ce qui avait été.

Le royaume des esprits est réglé de toute éternité: mais l’illusion d’un ordre libre lui est permise: c’est celle de la nouveauté. Il en est du cœur de l’homme, comme de la loi qui régit la succession à l’empire: le César romain est libre de choisir le fils qu’il préfère; la rigueur de l’ordre est tempérée par l’adoption.

La vertu de la race est exquise et toute forte dans les âmes les plus simples. Et, en elles, c’est la race qui, vraiment, a seule toutes les vertus. Mais enfin, il est digne de l’homme, et même il plaît à l’ironie des dieux, que l’individu le plus puissant, où la race accomplit ses vœux séculaires, et sa beauté parfaite, soit justement celui qui sorte de la race comme d’une pirson, et qui tende à une perfection, où elle entre, sans suffire à la faire.

Voilà ce que tant d’hommes excellents et presque divins,—quand même ils ne sont pas des dieux pour tous les hommes,—ont osé montrer par l’exemple. En eux, la nature a fait voir l’audace unique, qui la porte sans cesse à s’achever en se niant. Jésus-Christ accomplit les Israélites, et les détruit: ils ne sont plus rien après lui qu’une ombre malheureuse, et qui n’a plus ni foyer, ni corps, ni sens.

Socrate est né d’Athènes pour porter le premier coup à la cité heureuse des beaux aristocrates. Qui est plus athénien que lui?—Et le grand César, cet effort surhumain de Rome, accomplissant le destin de la ville, la perd dans l’univers qu’il lui associe.

 

Je dédie ces reflets d’elle-même, et que je voudrais de la même eau pure qu’elle, à cette Bretagne, la plus noble terre qui soit dans le Nord, à la fin des temps où il y eut des peuples singuliers en Europe et des provinces libres. Le Barbare est partout à nos portes,—je veux dire l’automate saxon, machiné dans les usines de la morale et de l’esprit à bon marché. Le monde nouveau se reconnaît déjà dans les États-Unis,—dont le nom odieux semble peindre un univers partout nivelé sous une médiocrité impitoyable.

La Bretagne va mourir, après Venise et Florence, après Paris. Demain, elle sera riche Peut-tre,—illustre à la manière des gueux d’âme,—après avoir été tout le contraire, riche d’âme et gueuse d’écus. Bientôt, elle aura donc cessé d’être bretonne.

Peuplée, marchande, pleine de bruit et de commis à l’effigie effacée, elle sera peut-être prépondérante en France. Mais elle ne mirera plus dans l’Océan des traits si rares, et sa figure de sirène mélancolique. Voici déjà qu’elle montre le charme inégalé de sa mort prochaine.

Et j’aime en elle, la Belle Émeraude, tout ce qui jette un dernier feu, qui va bientôt cesser d’être, et qui est plus beau sans doute, comme le soleil à l’Occident, de toucher au moment de n’être plus.

19 novembre 1900.


LE LIVRE DE L’ÉMERAUDE


I

VERS L’OUEST

De Paris à Plou-Gastel. En juin.

Le crépuscule lent d’une journée brûlante planait sur Paris.

Dans l’immense rumeur du soir, c’était l’heure douteuse où les désirs s’allument; où, dans la lumière grise, les lampes ne brillent pas encore; où la foule quitte le travail et court, à pas rapides, vers le repas du soir; l’heure où, frôlant les murs, on voit passer les misérables qui ont faim, dont l’envie aiguise les dents et fait luire les yeux au milieu d’une face blême... La ville n’étouffait plus le bâillement d’une fatigue accablante. Le tumulte sourd bourdonnait, énorme et sans grandeur, que font les pas et les roues, les voix innombrables et les machines. La cohue se précipitait. Une poudre de sueur, de crottin, de sable chaud et de cris vibrait entre les maisons livides, dans les larges rues. Et l’air empesté était l’haleine de cette multitude.

Dans la gare, un tumulte de fer et de foule. Mais, sur une voie à l’écart, se forme le train que je dois prendre; et déjà l’espace parle d’une pureté nouvelle, d’une liberté infinie. Le dôme d’azur se voûte à une hauteur sublime: et là, comme au seuil d’un étage inaccessible, s’arrêtait le souffle trouble de la ville.

Une vieille attendait sur le quai; elle était chargée de paquets qu’elle s’efforçait de tenir sous les deux bras. De la main gauche elle portait un gros parapluie rouge, qu’elle avait pris par le milieu, comme un cierge, et dont le manche était la mèche brune. Elle avait à ses pieds un sac bourré jusqu’au col et plein de bosses; une corde l’étranglait, et la bonne femme au dessus des nœuds serrés avait essayé une ganse grossière. Elle regardait avec inquiétude, espérant du secours et le craignant, une espèce de caisse en bois étroite et longue, vêtue d’un poil fauve et ras. Elle ne savait quel paquet laisser choir ou lâcher, pour se défaire des autres. Et voici que, sur la voie, effarées, hochant la tête, tournant les yeux de tous côtés, d’autres femmes parurent, toutes vêtues de noir, en tablier et en châle, comme la première, et, comme elle, laissant voir des regards jeunes sous la coiffe. Les bonnes femmes s’interrogèrent des yeux, et toutes s’étant reconnues, sinon pour des sœurs, au moins pour de proches voisines, elles se parlèrent. Elles posèrent leurs paquets et leurs sacs. Elles convinrent de voyager ensemble; et une nonne, qui vint à elles et prit place dans la même voiture, parut au milieu de ces vieilles comme un ange sauveur.

Plusieurs autres moniales survinrent; et, marchant d’un pas rapide, comme des soldats que presse l’heure, elles ne se quittaient pas: elles allaient en rang, et se cachèrent précipitamment dans un wagon.

Il y avait aussi des prêtres, dont le port était déjà plus libre, et l’air plus assuré. Et quelques-uns avaient la mine haute, et dans un visage maigre le regard paisible.

Des marins s’avancèrent en roulant sur les hanches. Deux ou trois étaient rouges, et un peu ivres; les jambes molles, ils s’écartaient de la ligne droite; et leurs traits puérils étaient durs. Deux ou trois autres étaient maigres, hâves, gris et blêmes: ils avaient l’air grave et inquiet des convalescents, et cette figure un peu hagarde, où l’on croit déjà lire le regret de la vie.

Quelques jeunes filles rieuses, les yeux vifs et les lèvres humides, la coiffe coquettement posée sur les cheveux et vêtues d’une mode nouvelle où la main de Paris avait mis sa marque, coururent vers le train. Elles aussi avaient des sacs, qu’elles ouvraient sans raison; elles se montraient de menus objets, leurs emplettes, et l’une d’elles distribua des friandises aux autres. Elles parlaient le français avec un accent chantant et bref. Passant à côté des vieilles qui s’entretenaient avec la religieuse, d’une voix circonspecte, elles se touchèrent l’une l’autre le coude, et une lueur de malice traversa leurs yeux.

Blonds ou bruns, grands ou petits, ces hommes étaient maigres, sveltes et agiles. Ils avaient des traits précis, et ces yeux d’eau où dort quelque mystère. Leur geste était décidé. Une simplesse paysanne, une franche hardiesse de marins respirait de cette foule. Elle encombrait le quai; il semblait qu’il ne restât plus une place libre; et le train devait être bondé. Mais en dépit des filles rieuses, des marins et des soldats peut-être ivres, cette foule faisait moins de bruit qu’une autre: on s’interpellait peu, les cris ne s’élevaient que de loin en loin; et le murmure même n’était pas continu.

Déjà, c’était la Bretagne.

 

Une vague d’azur court dans le ciel profond; peu à peu elle gagne sur le brouillard de la Ville, ces nuages faits de fumée noire en spirales, et ce dôme fiévreux de poussière en fusion. Mais la lueur de la fournaise poursuit longtemps le prisonnier dans sa fuite. Babylone flambe, la nuit, sous le ciel noir et pourpre.

L’air bleu recule. Le dais du firmament se tend plus haut sur le fleuve. Le deuil et le sang se voilent. Les lumières au loin se font plus rares. La nuit était venue, une nuit étincelante, pleine d’étoiles et sans lune,—la nuit qui accomplit toutes les formes. Mais Paris ne voulait pas disparaître. Les bourgs satellites retentissent encore de rumeurs, de feux, d’agitation. Enfin, les petites villes s’éteignent une à une, comme les lampions d’une fête. Et la lumière de la Ville immense, ce rouge reflet d’or sanglant et de brillante poussière, s’efface du ciel pacifié.

L’espace s’élargit. La plaine se déroule sans heurts et sans surprise. L’air vient au visage plus vif. Saines, paisibles, uniformes, les senteurs du soir se répandent; elles n’ont plus l’odeur changeante et lourde de la fièvre.

La solitude sacrée de la campagne, où l’on entend l’haleine du silence: la Beauce vaste, large et impassible. Sur l’horizon rougeâtre s’était arrêtée, comme sur un talus, après la bataille, une armée de nuages obliques, une cavalerie suspendue, des chevaux violets et des dragons échevelés, coiffés de casques; toute la cavalcade rougeoyait dans l’ombre bleuâtre, et campait. Avec elle, sur la plaine, régnait une tristesse auguste.

Enfin la Ville est oubliée. Enfin il fait silence.

 

Le train roule sur les rails, à toute vitesse, dans la nuit. Vers l’Ouest se hâte la bête de fer, haletante, qui s’ébroue en sifflant, et secoue son collier de fumée: vers l’Ouest, là où la terre finit et où l’Océan s’espace, image du ciel sans bornes.

L’Ouest!... Les mots ont leur magie, et comme les parfums ils évoquent les visions lointaines. L’Ouest a pour moi la féerie de la lumière qui descend, du soleil qui tombe, la gloire passionnée du couchant, le crépuscule sur la lande qui rêve et la splendeur de la mer, cette beauté déserte... Sur l’âme changeante de l’Ouest c’est le prestige de ce qu’elle préfère, le songe de sa demeure ardente et triste, au bord de la mer, devant l’horizon où s’attarde la flamme du jour sanglant, couchée sur l’heure occidentale...

 

Puis, ce fut la nuit noire, la nuit humide, qui trempe les labours.

Au réveil, le coucou flûta dans la paix des champs. Sur la rivière et la prairie courait la mince brume de l’aube. La bonne petite pluie, qui chuchote et salue mille fois les feuilles, au delà de Rennes annonça l’aurore à la campagne. Elle cessa bientôt; et le jour vert parut dans un voile d’or fin, teinté de rose. L’âme fraîche de l’Occident disait une chère contrée.

Dans une petite gare, on ne parla plus français, et j’entendis la langue dure dont l’accent chante. Je vis les haies mouillées, et les paisibles vaches. Je revis le ciel humide qui sourit de plus près aux ajoncs sombres sur la lande qui lui rend, en rêvant, son grave et mélancolique sourire; le pays où toutes les femmes en noir portent des coiffes blanches, et où les hommes très droits ont l’air supérieur à leur fortune.

Une jeune fille peignait, à la fenêtre, ses blonds cheveux, que le soleil poudrait de miel rosé. Et la fumée s’éleva des toits au soleil levant.

Une ville, un quai désert, où un seul homme parle à grand fracas, un corps énorme, rond de graisse, une figure joviale, une voix qui prend tout le monde à témoin, et à qui personne ne répond; et chacun de savoir, sans le dire, que cet ogre familier jusque dans la mauvaise humeur, n’est pas du pays... Une marchande porte sur un plat des journaux et des brioches, sans les annoncer, sans les offrir: comme on la hèle, elle ne tourne seulement pas la tête à l’appel; elle va du même pas indifférent, et pour un peu semble prête à fuir le client qui crie... En voiture monte un grand homme botté, hâlé et blond, une figure ferme et vive, au front sec, un jeune seigneur dont les yeux et les gestes brusques trahissent la vivacité intérieure.

Une petite laitière tire par les cornes une grosse vache, à la croupe noire; la bête immobile, entêtée, ne veut pas venir sur la lande; et plantée des quatre pieds sur le sol, la queue collée au flanc, elle est de pierre. Là-dessous, la fillette s’agite; et, quand elle tourne autour de la vaste bête, passant par derrière, l’arc ouvert des jambes écartées semble une porte, où la petite fille va entrer...

Puis, du ciel gris encore, et de la pluie; un grain violent, que rien n’annonce, une averse brutale, qui tourne court. Dans la prairie si verte, que bornent les pommiers, des poulains galopent, gauches et gais comme de gros enfants au sortir de table... Une vieille, rouge et bigle, le front strié de veines bleues, arrache des pousses claires; elle les tient, vertes entre ses doigts durs et bruns, comme au bout d’une serpe. Et deux petits moulins noirauds, dans le ciel bleu d’eau pure, au sommet d’une hauteur herbeuse, où un rayon de soleil somnole, ressemblent à de gros insectes, qui tirent en arrière une de leurs pattes...

Je revois les prés, l’avoine nacrée, la campagne silencieuse, les espaces verdoyants, et l’étendue déserte, sans villes et sans hommes, les yeux innombrables de l’herbe mouillée, les chênes sur le roc, et, descendant la pente, les houx dentelés que l’on préfère à tous les arbres, quand on les aime...

Et voici, voici la mer!... Je suis en Cornouailles.

II

DE LA FENÊTRE

A Ker Joz.., en Benodet, Juillet.

Avant de finir en aiguille, la pointe de la rive s’arrondit comme la base d’une tour, à l’entrée de la rivière. Là, une ferme de châtelains rustiques, une sorte de manoir dans les arbres. La fougère couvre les murs jusqu’au toit d’ardoises, usées et blanchies par le temps. Les pierres brunes ont le grain de la peau méridionale, que le soleil et le hâle salin ont tannée. De longs sillons noirs, reste des pluies d’hiver, y font comme des rides. Et la fougeraie est d’un vert plus frais, collée contre ces chaudes murailles.

La ferme a sa tour ronde, couronnée de créneaux, toute vêtue de la même fougère, légère et dense, verte, profonde à l’œil et veloutée comme les algues. Un mur de blocs solides, et fort haut, entoure le petit parc en pente, et le défend de la mer. Posé sur la courtine qui règne, étroite, au-dessus des rocs chevelus de goémons, le mur est percé de meurtrières: les grandes marées vont jusque-là, à l’assaut. O la calme ceinture qu’un vieux mur, couleur de cuir, fait aux vieux arbres, aux pins, aux chênes et aux ormeaux, dans la lumière blonde, tandis qu’au milieu de la pelouse en pente, deux chevaux bruns, le col baissé, broutent le gazon vert!

La ligne des arbres suit la hauteur et la continue jusqu’au bourg par une charmante clairière, plantée de pins: ils ont les pieds croisés, comme pour la danse; c’est le vent en tous sens qui les assembla de la sorte; et toutes leurs têtes égales laissent le soleil filtrer entre les fûts ployés. Parfois le soir, quand le bois est déjà sombre, au fond des branches coule un fil de ciel, comme un ruisseau de bleu céleste.

Les ombres et les rais du soleil dessinent sur le sol montant, doré d’aiguilles de pin, un beau blason, d’or et de sable; et souvent, le reflet des feuillages sur le duvet de mousse qui protège le tronc d’un arbre, lui fait comme un pied de sinople.

Que cette hauteur modeste est calme! Elle est fine et gracieuse à voir, comme un dessin de Léonard gravé à la pointe sèche. Tout est mesuré dans cette vue; tout est d’un ordre exquis, d’un trait léger et fin. Ce morceau de colline, d’une élégance si discrète, est parfait à sa manière, non sans être émouvant pour l’esprit, quand on songe qu’à deux pas d’ici, le lugubre Penmarc’h entasse ses rochers et que les nuages roulent sur la scène sinistre, où l’Océan joue sa tragédie.

III

LA PAIX DE KERGOAT

En Loc Ronan. Juillet.

Journée délicieuse, où j’ai rencontré la paix, comme une blonde vierge, étendue sous les arbres, au détour d’une route, dans un pays secret.

Le soleil lançait de haut sa pluie d’or sur la baie, et la campagne était couchée dans la joie. Une vive langueur, où la jeunesse de l’année se sentait encore, possédait toutes choses, comme un rêve léger. Le rire ardent du magnifique été planait sur la terre sonore: la lumière était suspendue, comme un aigle d’azur et d’or. La brise de mer sentait la violette; et la contrée amoureuse exhalait de toutes parts l’odeur des roses.

Je me trouvai bientôt dans une retraite plus calme et plus heureuse qu’un jardin d’amour. C’était un petit bois, aux branches claires, brillantes de feuillage et de verdure. Les grands chênes levaient la tête, et le ciel bleu leur souriait. La pluie d’or tombait sur la terre brune, en feuilles blondes, comme la fable-conte que le dieu jouait avec Danaé. Et, sous les chênes, posées comme des mains tranquilles sur les genoux, méditaient les blanches tombes.

Elles brillaient, ces pierres de granit, plus égales et moins vieilles que les roches, où se fixe le goémon. Elles étaient sans pensée, sans regret et même sans mémoire: mais elles jouaient en silence avec le soleil et les feuilles, qui jouaient avec elles. Quelques-unes étaient sans nom, et par là plus paisibles.

Au delà des chênes, dans le ciel bleu, la tour de la chapelle; et les noirs martinets dansaient leurs rondes autour des hautes fenêtres, fleuries de lys... On entend bruire le moindre frisson de branches; et la mouche qui bourdonne sur une fleur a des échos dans l’air qui vibre. Les oiseaux, ravis de plaisir, pépient dans les arbres; et l’on voit, sur les pierres tombales, leur ombre qui fuit, quand ils passent de branche en branche.

Un vieux mendiant, aux traits graves, courbé sur son bâton, au bout de l’allée me regarde: il est des pèlerins qui déjà remplissent le pays, pour le prochain Pardon. Ses yeux d’eau pure me parlent. Il me croit ici pour les miens, et m’en sait gré. Il a peut-être reconnu l’empreinte de mes genoux... Et son regard me propose des prières.

Priez donc, vieil homme. Il s’agenouille. Il est très doux de faire ployer les genoux, sans violence, au vieil enfant chenu qu’est l’homme. Il est très doux de faire prier ce passant pour cette jeune femme, que la terre couvre, et ce marin inconnu...

La fauvette s’égosille en chansons dans le grand chêne. Il me semble entendre le soupir profond de la mer... O calme retraite, dans la lumière!... O paix de Kergoat!

IV

LE FOL ET LA SŒUR BLANCHE

A Pen-Ker... En juillet.

La Religieuse causait sur le chemin avec la femme de Le Corre, le charpentier. La Religieuse est une grande et forte femme, plus ample encore dans sa robe de bure et sous le manteau vaste, qui semble d’un seul lé: son visage n’en paraît que plus petit, emprisonné sous la cornette, serré par le linge roide, si blanc qu’à l’ombre du matin, on le voit teinté de bleu. C’est une figure grosse comme le poing, aux traits secs et trop pâles; le front ne se montre pas; et l’on est frappé du regard, presque indifférent, qui tombe de deux yeux ronds, et d’un bleu presque blanc. La femme de Le Corre, elle, parle d’abondance. Le désir de plaire à la Bonne Sœur, le plaisir de causer avec elle, et même une certaine fierté d’en être jugée digne, se disputent la bonne femme, courte et osseuse dans sa lourde jupe: parfois, elle étend sa main aux doigts tannés, tandis que la Religieuse cache les siennes dans ses larges manches. Elles s’entretiennent de Gwénoc’h, l’Innocent, qui, cette nuit, a fait du bruit dans le hameau... Il appelait, mais il n’a pas su dire qui: il ne se comprend pas lui-même, le pauvre gars; à l’ordinaire, il est bien doux, et il ne ferait pas peur, même à un enfant... Dame, il n’aime pas les étrangers, non, par exemple; mais il n’a pas si tort, donc... Et, ma sœur, pensez-vous qu’il porte bonheur, comme on dit, à ceux qu’il regarde? Je le croirais, s’il vous plaît... car, s’il n’a pas plus de raison qu’un enfant de deux ans, c’est que la main de Dieu est sur lui... Jusqu’au matin, pourtant, il a couru de côté et d’autre...

—Précisément, dit la Religieuse.—Il est venu, une heure avant l’Angélus, frapper à la porte de la chapelle; et il est resté là jusqu’à ce qu’on l’ouvrît...

—Vraiment? dit madame Le Corre; voyez donc!...

Et elle soupire de plaisir; elle lève la tête vers le ciel doré du matin. On n’entend que le coucou lointain, et le murmure de la mer prochaine, aussi faible que l’haleine des feuilles dans la forêt.

Derrière le bouquet d’arbres, où les deux femmes se tiennent à l’ombre, voici Gwénoc’h en personne qui se montre, marchant de ce pas incertain des enfants, qui ne vont nulle part, et s’arrêtent à tout ce qui les intéresse. Gwénoc’h est très grand, une figure molle et sans couleur, de blonds cheveux bouclés, fins et rares. Il est plus qu’étrange à voir, vêtu d’une longue robe, et portant au cou la fraise plissée des petits enfants. Il ne répugne point dans ce costume, parce qu’il semble lui convenir mieux qu’un autre, et qu’en dépit de ses vingt ans, il en a les gestes. Mais surtout un sourire plein de bonté pare sa face glabre; et la même lueur éclaire ses yeux pers et sa bouche maigre: une douce expression de bête docile, qui demande pardon, et qui ne s’étonne point qu’on la rudoie.

Il s’approche des deux femmes, qui le regardent venir; mais on dirait qu’il ne les remarque pas; et il se penche sur le sol, examinant avec intérêt une pierre qu’il ramasse. Il a l’air triste et las.

—Vous n’étiez donc pas en paix, cette nuit, Hervé? lui dit la bonne Le Corre, d’un ton sérieux.

—Oui; qu’avez-vous, Hervé? Pourquoi êtes-vous venu à la chapelle? Pourquoi vouliez-vous y entrer? Il ne faisait pas encore jour: vous savez bien qu’elle était fermée...

La Religieuse parle d’une voix basse et brève; malgré elle, sa parole est sévère; et sévère aussi son visage; à l’ombre de la cornette, il est amenuisé, réduit, lointain, comme la tête qui parle par une lucarne, et qui semble découpée au ciseau.

Gwénoc’h ne répond rien. Il sourit sans niaiserie. Il a l’air d’en savoir bien plus que les autres, et de voir ailleurs, où ils ne voient pas. Absorbé et distrait à la fois, il n’inspire pas de dédain: un sentiment plutôt fait d’inquiétude et d’attente... Dans la lande, au delà du petit bois, des alouettes s’élèvent lentement...

Passe un vieil homme, qui salue et qui dit:

—Ne savez-vous pas? M. Trévannec est mort, cette nuit, un si bon chrétien...

Les deux femmes s’étonnent et déplorent la perte.

—Et vous, Hervé, fait le vieillard à l’homme en robe d’enfant, qui, d’un doigt distrait, tourmente sa collerette,—avez-vous compris ce que je viens de dire?... Quelqu’un vous est mort, qui a fait beaucoup de bien à votre pauvre femme de mère, comme à vous... Vous irez à l’enterrement, j’espère? C’est pour demain matin, Hervé, n’y manquez pas.

Le Fol a maintenant l’oreille au guet, du côté de la mer, comme s’il écoutait quelqu’un. Il ne dit toujours rien. Les deux femmes le contemplent avec surprise, avant de se séparer; et la Sœur, d’une voix douce, l’invite:

—Hervé, venez tantôt à la Maison.

Le vent se lève, plus fort; et l’Océan roule. Le Fol reste seul, silencieux; et le voilà sombre, les traits pleins de terreur...

V

NAÏK

Elle est née dans son village, près de Kemper, à l’orée des bois qui vont de Cornouailles en Arrez. De tout temps, sa famille a vécu dans le pays. Elle est de race paysanne, jusque-là très pure. Et si son père avait su qu’un jour elle s’irait marier sur le bord de la mer, il en aurait été fâché, dit-elle.

Enfant et jeune fille, elle n’a jamais été bien forte. Une anémie, qui lui ôtait l’usage même de ses jambes, l’a prise vers les seize ans. Elle a longtemps gardé la maison. Puis elle s’est rétablie. Mais elle est toujours faible; elle a peu de sang, et le perd à flots, quand, pour une cause ou l’autre, il lui en faut perdre. Elle a eu trois enfants, qui chacun l’ont mise en danger. Le dernier a failli la tuer. C’est pourquoi elle le préfère.

Elle s’est mariée comme elle avait un peu plus de vingt ans. Elle était toute frêle. Elle serait fine encore, si elle ne portait pas la lourde robe des Bretonnes, qui recouvre un épais bourrelet, sorte de cerceau en crins, où les jupons et la cotte se retiennent. Car, même à la ville, les Bretonnes du peuple n’ont pas de corset. Si Naïk en avait un, sa taille serait longue, mince, un peu carrée et droite.

Elle est maigre. Elle est grande, plutôt que petite. Elle a la gorge un peu haute et moins ronde qu’en pente douce, sous l’ovale des seins. Elle est blonde, comme le sont seulement les paysannes de Bretagne: petites filles, elles ont les cheveux de miel; le soleil ensuite les hâle; la blonde lueur prend les tons du cuivre et de l’oignon brûlé. Sinon les blondes d’Italie et de l’extrême Nord, il n’est pas de femmes qui aient les cheveux d’une plus belle couleur, selon mon goût.

Quoiqu’elle n’ait pas trente ans, ses cheveux bouclés sont un peu rares sur les tempes. Et son front en paraît plus grand. Il est d’une vaste beauté, quoiqu’elle s’efface aux yeux qui ne prennent pas garde. Ce front de jeune femme se plisse déjà de cinq ou six longues rides, qui vont d’une tempe à l’autre; et l’air de la mer, la vie dure et active l’ont desséché. N’importe: Naïk a un front d’anachorète ou de sainte, large, haut, projeté en avant, abrupt aux bords,—un front calme, où beaucoup de passion et de pensées auraient la place de s’inscrire.

Mais les yeux sont plus beaux encore, ainsi que le sourire. Ce sont des yeux naïfs, frais à la fois et fatigués, tantôt éteints et tristes, tantôt pleins de vie, quand un sentiment les anime. Ils sont enfoncés sous l’arcade des sourcils pâles, et le front proéminent. Bien des fois, j’ai regardé ces yeux, y allumant des émotions diverses. Et toujours j’en ai admiré l’étonnante innocence. Leur force vient de là, qu’ils rient, qu’ils pleurent ou qu’ils s’indignent. Ils sont d’un bleu si pâle, qu’il semble décoloré; les pupilles s’en dilatent à tout instant, et brillantes, paraissent immenses. Les plus beaux yeux que j’ai vus, ont presque tous ce signe: plus la pupille peut s’étendre, plus variés et plus vivants sont les yeux. Naïk a les regards d’un enfant; tantôt ils s’étonnent; tantôt, on les dirait vides; et dès qu’un sentiment fort agite le cœur, ils ont l’expression de l’extase. Beauté merveilleuse que celle-là,—et que n’a peut-être jamais la femme la plus belle de la ville. Beauté qui tient du miracle, et qui en fait.

Cette Naïk, cette pauvre femme qui ne sait rien, qui ne lit jamais et n’y pense même pas; dont le front à trente ans montre des rides; dont la bouche, d’un si noble dessin, est gâtée par de mauvaises dents, et le vide de celles qui sont tombées,—cette Naïk, quand elle sourit, les lèvres closes, et qu’un flot de tendresse ou de joie lui monte du cœur,—n’a plus d’âge: elle semble d’une jeunesse aussi neuve que les feuilles. Le sourire a la même douceur extatique, parée, si l’on peut dire, d’une exquise confusion. La peau, restée d’un grain délicat sous le hâle, laisse filtrer une rougeur qui dore le teint, sans en changer brutalement le ton. Mais souvent aussi, et je ne sais comment, Naïk est d’une pâleur inexprimable: ni blême, ni livide; non pas décolorée, mais de la même couleur que ses cheveux; non pas exsangue, mais comme si, les veines ouvertes, son sang lentement s’écoulait, et qu’il n’en restât plus sous la peau qu’une onde d’or pâle et tiède.

Elle aime ses enfants avec passion. Elle est pieuse comme elle est mère: par nature. Il lui arrive, pourtant, de ne pas assister à la messe, le dimanche; elle le regrette, mais ne s’en condamne pas sévèrement. Elle croit à tout ce que l’Église ordonne de croire. Sa foi est secrète, et elle n’aime pas à en parler. Les raisonnements n’ont point de prise sur elle: au fond elle y voit une sorte subtile de pièges et de tentation; elle n’y veut pas tomber. Elle tient fermement qu’il y a un démon, ennemi du genre humain, et un enfer pour les réprouvés: ce n’est pas du tout qu’elle soit impitoyable; mais elle attache une si haute idée à la joie du paradis et à l’amour de Dieu, qu’elle n’en peut concevoir les bienfaits, sans en redouter le contraire. La même volonté l’anime en faveur du clergé: les prêtres ne sont point des hommes, pour elle; on ne saurait pas lui en ôter le respect: en eux, c’est sa religion qu’elle respecte. Entre tous ses frères, le plus jeune de la famille est bénédictin; de cinq ans moins âgé qu’elle, longtemps elle l’a porté sur son bras; et elle ne le nomme plus qu’avec une tendresse, où déjà la vénération est près de l’emporter.

Elle est têtue et rêveuse. Souvent, et, semble-t-il, sans penser à rien, elle ne pense pas à ce qu’elle fait. Elle ne nie pas qu’elle est opiniâtre; elle s’en ferait gloire, plutôt; elle aime les gens têtus comme elle; et souriant, elle répète le proverbe: «Bretons, têtes dures[B].» Forcée de céder, elle est indifférente à ce qu’on exige d’elle, et traîne en longueur; elle s’en remet au temps pour ne pas faire ce qu’on veut qu’elle fasse; et l’y a-t-on pliée, elle serre les lèvres, elle fronce les sourcils, les traits noyés de cette pâleur dorée et si étrange, qui est la sienne.

Naïk a la tête petite, et la figure longue. Le visage est très étroit; les joues droites, très minces, verticales, posées à plat en forme de parois, comme les tempes. L’os des pommettes perce la peau; mais il est très petit. Le menton aussi est long, droit, étroit, d’une noble ligne, sèche et pure. Et tout ce visage anguleux a la couleur du miel, et la douceur de l’oraison.

Voilà la femme d’un robuste marin, brun, tanné comme un sac, trapu, simple et le moins raffiné des hommes. Le voix de Naïk est douce, quand je lui parle; mais elle crie avec ceux qui crient. Elle en a les gestes, parce qu’ils les ont. Si son mari n’était pas un excellent homme, et des plus réguliers, Naïk se consumerait de tristesse, elle qui est rieuse, bavarde et de cœur joyeux. Et s’il buvait, elle boirait.

Naïk est la femme comme on en voit, de loin en loin, parmi les paysans de bonne race: les beautés du peuple et de la terre sont en elle. De naissance, elle en a reçu les germes: la vie les étouffe, au lieu de les développer. Prise à onze ans par le roi de Bretagne, elle ferait une aussi bonne reine des Bretons, qu’elle eût fait une paysanne, mariée à un paysan. Toutefois, tant de beautés cachées, que le regard seul révèle, dans une vie médiocre ne peuvent arriver au terme: et tout, dès lors, comme en ce pur et doux visage, n’est qu’expression.

C’est ce qu’on ne trouve jamais chez les riches, à la ville et dans la vie bourgeoise. Ceux-là montrent beaucoup plus qu’ils n’ont, et même ils font illusion sur ce qu’ils n’ont pas. Ce n’est pas l’âme qui perce l’enveloppe; mais l’enveloppe qui, pour mémoire, et par ouï-dire, parle de l’âme. La beauté des riches est toute charnelle.

VI

ENTRÉE A BENODET

Fin juillet.

Il faut descendre la rivière de Kemper, ce bras de mer profonde entre des forêts bleues, par une claire journée d’été, ou un après-midi roux d’automne. Mais l’entrée de Benodet n’est jamais si belle que sous un ciel d’orage, quand la nuée est suspendue sur la contrée gracieuse, et que les vapeurs cuivrées ou déjà noires luttent avec le soleil couchant.

Par mer, venant de l’Est, Benodet disparaît dans la verdure. Le temps est doux, un peu sombre. Un ciel agité et pesant, qui présage des grains pour la nuit; et le vent qui fraîchit lance un souffle lourd de menaces. On serre la côte d’assez près; et la vue s’étend au loin sur le couchant, où court la ligne basse de Tudy, et l’arc du littoral, à fleur d’eau, comme une lagune, jusques au coude de Lesconil. On ne distingue pas l’estuaire de l’Odet; mais, par delà, on dirait qu’il pleut sur la rivière. Le blanc de la dune et la noire masse des feuillages s’étagent sous la tour trop haute du phare en terre. En vain le sait-on: on ne croirait pas qu’une rade s’ouvre au pied de ces hauteurs boisées, tant elle est fermée et tant elle se cache.

Bientôt, on approche. Les deux rives, lentement, se séparent comme des lèvres qui se descellent. Le feu rouge du phare en mer saigne au bord du long crépuscule. Le ciel est d’un velours gris, tramé de reflets jaunâtres, qui ont la couleur de la fumée au-dessus des usines. Sur ce petit pays, l’espace a de la grandeur; les nuages ont du mouvement et du trouble... L’agitation d’un ciel passionné prête une âme nouvelle à la baie rustique, qui n’avait que du charme. Le ciel fait la pensée des pays marins, et leur caractère.

On entre: sur les deux bords, comme une végétation de monstres, les rocs couverts de goémons jaunes. La rivière est large plus qu’un fleuve, miroitante, soyeuse. Le courant joue entre les eaux de la marée, comme s’il ne s’y mêlait pas, et qu’il coulât, laiteux, dans un lit élevé sur le lit plus sombre des eaux marines. Une charmante maison trempe dans la mer et disparaît sous les fougères. Un petit bois de pins retient les restes de la lumière, et une ferme très basse, dans le milieu du bois posée, semble un tombeau de chaume, sous les ombres violettes d’un lieu consacré.

Partout on a la sensation de l’eau profonde, un vertige familier pour les yeux. Les courbes de la rivière se dessinent, molles et gracieuses comme des baigneuses couchées: elles se croisent, penchant leurs couronnes d’arbres verts, et prolongent la perspective en lointains pleins de mystère et de rêve. Ces grands bois se déroulent à perte de vue, crête feuillue des collines. A mi-chemin de la hauteur qui fait face à la petite rade, une prairie en forme de cirque s’étale sur la pente, et cinq ou six chevaux y broutent, pareils à des jouets bruns sur l’herbe verte et froide.

Dans le port, des voiles au mouillage, de petits yachts blancs comme le plâtre dans l’ombre plus épaisse. Prêt à glisser le long du câble, le bac est plein de paysans et de femmes: le vieux passeur, maigre, noir, à la barbe pointue, qui a l’air d’un homme en bois, moins les yeux vifs sous les sourcils touffus, regarde s’il ne laisse personne. Et voici une bonne vieille, sur la rive, qui tout en ramenant les lacets de sa coiffe, crie qu’on l’attende, en brandissant un large parapluie de coton rouge.

Le long du mur opposé à la cale, un peuple goguenard et violent de pêcheurs, le plus souvent silencieux, sont debout adossés à la muraille noire, où ils se tiennent, dirait-on, à sécher. Un long voile nuageux glisse sur la forêt du Cos-Ker, comme une écharpe de soie grise...

Et grise, la petite église entre les larges arbres.

VII

LES VIEUX

Sur la place, à l’île Tudy.

Comme les enfants des marins passent leur vie sur la grève, demi-nus, les pieds dans l’eau, poussant des voiles, pêchant des crevettes, cherchant des crabes, se baignant, prenant d’assaut les barques à l’ancre, chevauchant des avirons et se balançant sur les rames, les Vieux restent au soleil, et regardent la mer, pendant des jours entiers.

Ils sont rangés sur le quai, assis sur un banc, le dos au mur. Ils tournent avec le soleil. Ils ne perdent pas la cale de vue. Pas un bateau n’entre ou ne sort, qu’ils ne le remarquent. Et à ceux qui cherchent quelqu’un, ils savent dire où il est: avant tout, les Vieux ont l’air de ceux qui savent. Ils fument de temps en temps une courte pipe de ce tabac qu’ils ménagent; et, quand ils la bourrent, leurs doigts soupèsent dans le paquet ce qui reste de l’herbe sèche, qui craque. D’autres mâchent en mesure la chique juteuse, d’une bouche lente, sur un rythme que la parole n’interrompt pas, comme ruminent les vaches.

La plupart, ils restent silencieux. Parfois, ils parlent aux petits enfants qui portent encore la robe; et ils les caressent d’une main rude et lourde. Les enfants plus âgés évitent ces doigts noueux et ces lèvres piquantes, à cause de la barbe dure, ou du poil ras qui perce en chiendent. Et, quand un vieux tient une fillette, souvent elle se dégage; glissant sous la paume de la main, la tête blonde se dérobe; et fuyant, l’enfant s’efface, comme si elle sortait d’une porte trop basse, à la voûte branlante et noircie.

Ils se taisent; mais que n’ont-ils pas à dire? Les garçons ne sont plus aussi prudents qu’autrefois; et les filles ne sont pas si modestes. Ils sont jeunes, cependant; c’est à eux de vouloir et d’agir. Les Vieux regardent, et laissent faire. Bien loin de tout approuver, que de blâmes ils auraient à faire entendre: mais ils n’osent point blâmer. Ce n’est pas qu’ils aient peur: c’est qu’il sied aux vieux de se taire. Nulle part, pas même à la campagne, le vieillard n’éprouve plus fortement le sentiment de céder la place: les vieux marins rendent aux jeunes l’hommage fatal qu’exige la force; les jeunes hommes ont le pouvoir que les Vieux n’ont plus. Et le respect des fils adoucit, sans l’effacer, le regret des pères.

Du reste, ils voient tout changer autour d’eux. Plus d’un, qui ne parle que le breton, a des neveux qui ne savent que le français. Les filles ne sont plus dociles. Elles rient plus haut; elles regardent plus droit; elles font plus de bruit que les gars. Elles s’en vont, aux bras les unes des autres, gagner leur vie à l’usine; et, le soir, de retour, elles dansent, s’il leur plaît, ou se promènent, ou qui sait quoi.

Les Vieux sont là, et ils contemplent. Ils découvrent une voile au plus loin: et quand ils la reconnaissent avant un jeune homme, ils sourient dignement, avec une gravité antique: ils sont contents. Ou bien, ils se jettent un coup d’œil, de côté, non sans malice: ils sont contents.

Ils consultent le ciel et la mer. Entre eux, ils rendent des oracles. Ils supputent le temps qu’il fera demain. Et l’âge de la lune prête à des calculs interminables, par rapport aux marées et aux vents. Un d’eux, quelquefois, s’étire; et d’un pas roide, le dos voûté, va lire le baromètre. On compare; et l’on discute. Les vents sont hauts... Les vents sont bas... La marée sera bonne... Vent de noroît est comme les belles filles: il se couche tôt et se lève tard... Beau temps au premier quart de la lune, beau temps au dernier, disait mon père... L’ingénieur ne veut pas le croire... Mais mon père avait raison...

Ils ont des recettes pour tout, pour les avaries en mer, pour les maladies et pour la cuisine. Car un marin sait tout faire, et tirer parti de tout. Ils préfèrent le poisson à la viande: Le poisson veut être cuit, et bien relevé de sel et d’épices... La soupe de congres est la meilleure: mais n’oubliez pas d’y mettre un brin de menthe...

Ils savent ce qui est bon.

Ils sont pleins de récits et d’exemples. Ils ont beaucoup vu mourir; et pas un seul n’en est venu à fumer sa pipe, là, sur ce banc, les mains à plat sur les genoux, qui n’ait vu la mort de près, bien des fois, et qui n’en ait senti le souffle sur sa face. Ils ont une mémoire qui n’en finit plus, pour tout ce qui concerne la mer, les temps et les orages; et souvent ils ont hérité celle de leur père. A chaque coucher du soleil, ils feuillettent leurs annales. Ils disent: «Le 7 février 1864, ce fut un ouragan comme on en a peu vu... La nuit du 4 au 5 décembre 1895, le coup de mer sur l’île fut terrible, par vent de suët[C]: l’eau entra dans toutes les maisons...» Ils datent tous leurs récits, comme un livre de bord.

Ainsi, ils aiment à narrer. Mais ils préfèrent ne rien dire à conter leurs histoires aux incrédules, ou aux jeunes gens qui ne savent pas écouter. Leur plaisir est d’épiloguer à l’infini sur les circonstances d’un fait: ils ne font jamais leçon; ils la laissent faire à l’expérience. Et, qui les entend, connaît par eux qu’il n’y a rien dans toute la vie que l’expérience d’un fait.

Ils ne reconnaissent plus leur esprit dans celui de leurs enfants. Ils croient où leurs pères ont cru; mais ils voient bien que même si leurs fils s’y rangent, ce n’est plus sans doute: ils choisissent dans les croyances. Pour eux, ils ont appris qu’il y a des fantômes et des revenants: car enfin, il y a un purgatoire, un enfer, et des damnés, n’est-ce pas? Ils savent que d’autres ont pu en voir, si eux-mêmes n’en ont pas vu; ils ont éprouvé l’efficace d’une prière et d’un vœu faits à propos, en péril de la vie. Ils ont des preuves qu’en terre bénite des morts, tirés de leur châsse, dix ans après avoir été ensevelis, sont sains comme l’œil. Et leurs femmes le savent aussi: car les vieilles, à leur tour, viennent s’asseoir au côté de leurs vieux hommes. Ils se regardent et se comprennent à demi-mot: leurs yeux se sont ouverts dans le même temps, à la même lumière.

Elles, pourtant, disent les nouvelles: si celle-là a été battue par son mari; si les relevailles de l’autre sont faciles; si celui-ci est rentré «saoul perdu»; qui est malade; qui est guéri; et pour qui sonne la cloche des morts. Elles font les oraisons funèbres, rappelant d’une parole toute une existence bien connue. Elles prodiguent le blâme, ou partagent l’éloge. Et tous les vieux y souscrivent, du même avis qui n’a pas besoin d’être soutenu. Là-bas, sur la grève, les frais rires et les pleurs d’enfants.

Les Vieux secouent la tête, et se taisent. Les bateaux rentrent. Le père interrogeant, crie: Bonne pêche? Les fils répondent: Oui ou Non, brièvement. Souvent, ils ne font pas de réponse; et souvent aussi, les Vieux ne questionnent pas. Les bateaux mouillent.

Le soleil descend. Les Vieux regardent toujours la mer, de leurs yeux sombres, bleus comme une pierre enchâssée au creux des orbites, injectés de sang. Tous sont maigres, et leur peau a la couleur fauve des voiles passées au tan... Glabres, ou la barbe longue sous les lèvres rases, ils semblent tous avoir la bouche fine et scellée sur de grands mystères. Quelques haillons qu’ils portent, de cuir ou de toile, et de ces tons indéfinissables, qui sont ceux des habits où a passé la pierre ponce du soleil et de l’océan, sur leur dos ces hardes ont une forme noble, et cette suprême décence qui est l’accord du vêtement et de celui qu’il couvre.

Et, jusqu’à ce que la nuit ou la brume soit répandue partout, enveloppant la mer, les Vieux ont les yeux sur elle, et regardent le large, où ils ne vont plus.

VIII

TRIOMPHE DES BARBARES

Au Pont-l’Abbé. En septembre.

Ils sortirent de l’église en menant grand bruit, et de ce pas militaire qui sonne comme une offense, parce qu’il semble prendre possession. Les moineaux s’enfuirent, et les petits enfants prirent peur: ils coururent, patauds et se balançant dans leurs robes lourdes, comme les canards se hâtent; et ils s’assirent, faisant des yeux ronds, à l’autre coin de la place herbeuse.

Il y avait là deux Yankees et leurs trois filles,—celles-ci non moins semblables entre elles, que ceux-là entre eux: cinq redoutables créatures en bois et fer articulés, même air, mêmes cheveux, même regard, et peu s’en faut même costume:—deux palefreniers secs et glabres, au crâne étroit; cinq nez pointus sur cinq cols de linge droits; cinq voix nasillardes, aussi insupportables à entendre que les crécelles et ces jouets d’enfant où l’air, dans une vessie gonflée, fait vibrer une anche de métal; les deux hommes fumaient la pipe courte de bruyère; les trois femmes suçaient des sucreries rouges, vertes, violettes, pareilles à des bouts de chandelle; tous de haute taille, et les épaules carrées; les hommes lançaient des bons mots avec des jets de fumée: à tout, ils mettaient peu de paroles et un air de suprême importance; les femmes égrenaient des rires nasillards en montrant des dents sans doute fausses puisqu’elles paraissaient l’être: ils s’avançaient sur un seul rang: la force fumant la pipe aux côtés de l’élégance. Tous cinq proclamant de toute leur personne: je suis riche; je vous méprise, pauvres; pêcheurs de rien, paysans incultes, ignorants du dollar et du téléphone; je suis moi; nous sommes l’Amérique...—Derrière eux venait un Français qui faisait sa cour, qui les imitait en tout, et qu’ils traitaient avec un dédain parfois brutal, lui laissant entendre qu’il ne serait jamais comme eux, en dépit de ses efforts.

Ils venaient de Brest, et parlaient de la rade. Ce n’était rien, si on la compare au port de New-York. L’un des palefreniers haussa les épaules, et rit en toussant, à la façon des abois: il assura qu’on ne ferait jamais rien de ce pays; à la bonne heure, si les Américains prenaient en mains la Bretagne... «Nous ne serions pas forcés, disait-il, d’aller demain à Penmarc’h en voiture: ni chemins de fer, ni hôtels convenables, ni...» Il n’en finissait pas d’énumérer tout ce qui manque à la presqu’île infortunée, que l’Océan lui-même sépare de l’Amérique. Et les autres d’y ajouter. Par-dessus tout, les Bretons semblaient exciter la réprobation de ces hommes sans reproche; ils ne riaient plus; ils parlaient avec acrimonie de leur misère, de leur saleté, de leur indifférence; ils les jugeaient stupides. L’une des femmes assura, d’un ton offensé, que les Bretons étaient des sauvages incompréhensibles; et une autre les compara aux Espagnols, qu’ils avaient vus l’hiver dernier: tous admirèrent la vérité de la comparaison; et, de la sorte, ces Américains eurent le plaisir de confondre deux peuples de l’Europe dans le même mépris. Le plus âgé de la troupe fit observer que la Bretagne ressemble encore à l’Espagne en ce que le sol est très riche, et qu’on n’en tire pas parti: «Ainsi, disait-il, je sais qu’il y a de la houille dans tout ce pays; et, en vérité, oui, on pourrait exploiter de grandes mines autour de Kemper. Croyez-vous seulement qu’ils y pensent? Ils ont un peu gratté la terre autrefois, à ce qu’on m’a raconté; mais ils sont trop paresseux... Pensez à ce que des Américains feraient ici: tout le pays serait couvert de chantiers et d’usines;.. Kemper serait un grand port de commerce;.. il n’y aurait qu’à élargir la rivière;.. on ferait sauter à la dynamite...»

Telle était la réponse de ces gens si sûrs de leur supériorité à l’accueil sans fard d’une terre si vénérable. Ils n’avaient vu Brest que pour vanter New-York; et ils venaient de Pittsbourg pour prendre Kemper en pitié. Pas un mot pour cette journée divine, pour cette vieille église sur cette place ravissante, pareille à une aïeule assise dans la prairie. Pas même un regard pour cette ville charmante et rustique. Qui nous sera jamais plus étranger, que ces étrangers-là?—En eux, l’éloignement est multiplié par l’insolence. Et ceux qui passent avec mépris par la Bretagne valent encore mieux, selon mon goût, que ceux qui s’y installent.

Cependant, sur le quai, des hommes chargeaient avec lenteur une goélette danoise et un bateau suédois. Les Barbares s’avancèrent, du même pas sonore qui signifie la conquête. Les petits enfants, quittant de nouveau leur refuge, se dispersèrent derrière les arbres, aussi plaisants à voir dans leurs robes que des poupées qui courent: deux des plus petits, ronds et lourds comme des demoiselles à enfoncer les pavés qu’on eût enveloppées de jupes, tombèrent dans l’herbe. Les Américaines rirent, mais seulement par moquerie; le rire de ce peuple n’est jamais cordial ni tendre; leur âme ne sait pas jouer; et c’est pourquoi elle est plus fermée à l’art que celle même des nègres.

Le long du chemin de halage, au bord de la rivière verte et bleue, des Bretons causaient, tous marins, et parmi eux le pilote de Tudy, homme au visage sévère, noir de hâle et à cause d’une barbe courte, pareille à une mousse épaisse, déjà marquée de blanc. A l’approche des étrangers, tous se turent; et certes si jamais des yeux échangèrent mépris pour mépris, ce fut là. Mais dans toute l’Amérique on n’eût peut-être pas trouvé d’aussi beaux regards que ceux de ces Bretons silencieux, dont trois au moins avaient ces prunelles d’eau profonde où veille la lumière, noblesse d’une race.

IX

LA MER PARLE

Sur la plage, à Kerloc’h. Le 15 septembre.

Elle pleurait, assise, lasse, tombée comme un paquet mou de vêtements. Elle pleurait doucement, sur le banc de bois jaune, une planche, portée sur deux pieux, devant sa maison, une cabane en bois, couverte de chaume. Elle avait contre le genou un enfant malsain, au teint terreux, qu’elle tenait d’une main serrée près d’elle. Dans la cabane, d’autres enfants criaient et geignaient, d’une voix plus forte, étant plus âgés sans doute... Elle ne les écoutait pas; elle regardait droit devant elle la mer splendide et rouge. Elle disait, en bégayant, d’une plainte basse et lente: «Mon Dieu... Mon Dieu... Ah! pourquoi... Pourquoi?...» Elle pleurait doucement au soleil couchant, la misérable. Puis elle se dressa, et resta longtemps immobile dans la lumière merveilleuse de sang et d’or.

Cette femme était encore jeune; elle avait eu dix enfants, et n’avait guère plus de trente ans. Debout, on la voyait grosse d’une vie prochaine: elle avait l’air accablé: et elle ne semblait pas malade, quoiqu’elle fût enceinte; mais sa figure ronde, aux yeux simples, exprimait une surprise désespérée et d’ailleurs sans révolte. Elle avait ce calme placide des brebis, qui n’est point de la résignation, mais l’aveu de l’impuissance: les brebis vivantes ont déjà l’aspect des brebis mortes, et la seule différence est, dirait-on, qu’elles regardent leur supplice.

Celle-ci venait d’être battue par son homme, un terrible buveur, un marin qui n’a pas son pareil à la pêche, et sans rival aussi pour boire. Il laissait mourir de faim les enfants qu’il faisait au hasard, quand il rentrait chez lui, ivre jusqu’à la folie, sans le sou, ayant laissé tout son gain dans les auberges, ruiné par une bordée de quatre jours. Il cuvait son eau-de-vie en battant sa femme et ses enfants; parfois, il les jetait dehors au milieu de la nuit; et d’autres fois, comme aujourd’hui, il s’en allait, pillant tout ce qu’il pouvait trouver d’économies ou d’aumônes dans la masure, après avoir passé malfaisant comme un orage. Cet homme pourtant n’était pas méchant: un hardi marin, excellent dans son métier, mais une brute déchaînée, une tête bestiale, quand il avait bu; et, avec l’âge, il s’enfonçait de plus en plus dans son vice.

Deux enfants déguenillés sortirent de la maison; ils étaient sales, maigres, et déjà ils avaient les allures sournoises des bêtes craintives, des petits chiens trop battus. Reniflant avec bruit, ils ne dirent rien; et ils s’allèrent jeter sur le sable chaud et luisant de la dune. La mère restait debout; et son visage étonné, à l’expression de calme désespoir, était rouge à cause des larmes versées et du soleil mourant. Une intense clarté tombait de ses yeux; et ce regard, où l’on n’aurait lu en tout temps que des pensées vulgaires, parlait plus haut que l’intelligence: il disait même plus que la douleur; il racontait mystérieusement, dans les mêmes termes profonds et vagues qui sont ceux de la mer, du ciel et des arbres, le pouvoir, la grandeur de la souffrance et sa nécessité.

La mer souriait, sans bornes; toute ondulée de fleurs, prairie de roses effeuillées, de pollen de peuplier et de violettes, elle frémissait dans la lumière. L’ineffable splendeur de son indifférence!... Elle n’a pas même de dédain: elle ignore, elle est sans pensée, la belle bienheureuse. Sur le sable, le flot a porté une carcasse de chien: un monde de vermine, de poux, d’insectes marins, s’empresse déjà joyeusement sur la charogne...

En vérité, ce fut un beau chien: un danois gris, à la gueule carrée, aux pattes admirables, faites pour la course, sveltes, nerveuses, de l’acier tendu de soie grise. Mais quand c’eût été le plus bâtard des roquets, il n’en vaudrait ni mieux ni moins... Qu’en pense la vermine? Elle n’en pense rien.

Maintenant, le soleil était mort; et la femme était retombée sur son banc. Son visage n’était plus rouge. Une pâleur presque verte, répandue sur ses traits, lui donnait la couleur d’une morte. Pourtant, elle tenait pressé contre elle l’enfant malsain qui ne l’avait pas quittée; et, l’ayant pris, elle le couchait sur cette poitrine d’où il était sorti, et où il pouvait déjà sentir une misère fraternelle, qui mûrissait dans le ventre, contre son oreille, prête à naître, prête à crier.

Quoi donc, des millions et des millions de misérables ne vivent ainsi que pour mourir? Ils mangent, ils boivent, ils dorment, ils goûtent l’amour; mais ce n’est qu’un masque, et seulement afin qu’ils meurent. Quoi donc? des besoins qui ne finissent pas, et un plaisir de rien, un spasme court; quelques muscles, quelques organes aux longues habitudes, que rien ne trompe, à qui la privation est continument douloureuse, et dont les joies sont brèves?... Et là-dessus, la mort?...

Oui, chantait le sourire de la mer. Oui, c’est la loi. Il ne faut pas changer un grain de sable à la vision. La bête de proie sublime, la vie, n’a que faire de ces plaintes. Elle se vante de ne pas penser et de ne rien plaindre. Que la mer délicieuse soit la sirène qui module, ou la gueule ouverte du monstre, qu’elle dévore ou qu’elle rêve,—que pas un atome ne soit changé à la vision.

X

LA DANSE

A Kermorgan en Plo... Juillet.

Elles dansaient dans la lumière violette du couchant, où couraient encore les vapeurs d’une journée d’orage. Non loin de l’entrée du manoir, sur le pré dansaient les jeunes filles. Elles étaient dix; et l’une d’elles, assise au pied d’une croix, chantait la ronde, d’une voix argentine.

Le soleil descendait; et l’ombre s’allongeait sur l’aire lointaine, comme une eau noire que frange un ruban de soie grise. La prairie rendait son âme de parfums, respirant la fraîcheur du soir après la chaude journée; et les feuilles préludaient par un murmure au concert prochain des étoiles. Vers le fond du vallon, les orges mûrissaient; et l’on entendait en sourdine la fraîche mélodie du ruisseau.

Elles dansaient, les jeunes filles, toutes vêtues de noir, en coiffes blanches, pareilles à des sœurs qui se chérissent. Leurs pieds retombaient doucement sur l’herbe molle, et ne faisaient pas de bruit. C’était une danse sans folie, un lent balancement, où l’on voyait les rubans de la coiffe flotter autour des visages, comme sur les rochers les algues marines, et les coins de la collerette blanche se soulever comme des plumes sur les seins.

Elles se tenaient par trois; et tantôt elles faisaient une ceinture à la prairie; tantôt elles y erraient en courbes sinueuses, comme l’eau d’une fontaine qui s’épanche, dessine des méandres et cherche son chemin. Quand elles faisaient face aux derniers rayons du soleil, la bouche de l’une brillait, semblable à l’églantine rouge que mouille la rosée; une lumière triste et tendre, telle une lampe derrière les carreaux d’une maison solitaire, vacillait dans les yeux de l’autre; et ces filles modestes ouvraient à leur insu des lèvres, qu’un soupir d’ardeur avait seul décloses.

Tout d’un coup, et s’effaçant derrière ses compagnes, le plus belle des danseuses quitta la prairie. Et toutes se mirent doucement à rire, en disant: «Tinaïk, Tinaïk... On sait bien où tu vas...» Un jeune homme, d’une grande et noble taille, s’avançait vers Corentine qui s’avançait vers lui. Ils échangèrent tout bas quelques paroles, tandis que la danse était suspendue. Et sans doute ils ne voulurent point s’y mêler. Mais, au contraire, ils s’en furent à pas lents, le long du pré sombre, à la lisière du bois. Une odeur de miel et d’absinthe montait de la prairie. Des oiseaux, confusément perchés sur les branches, volaient en silence d’arbre en arbre, pareils à des pensées perdues qui vagabondent. Et les deux amants s’éloignèrent, en se tenant par le petit doigt: quand elle joignit le sien à celui que lui tendait son ami, elle sourit, semblable à la lumière du soir sur la mer; elle ne voyait point devant elle, et heurta du front une branche basse: les gouttes de la pluie récente s’éparpillèrent sur son front en joyau virginal.

Et quand tous les deux disparurent, les jeunes filles reprirent la danse, chantant avec celle qui n’avait pas quitté le pied de la croix:

Autrefois, quand j’étais une jeune fille, j’avais un cœur si ardent...
Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais...
Hélas! j’ai donné mon cœur pour rien,
Hélas! je l’ai mis où il n’y a plus ni joies, ni plaisirs...
Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais...

XI

TUGDUAL

Entre Rosporden et Carhaix. En automne.

D’un pas incertain et lourd qui s’enfonçait dans la boue noirâtre, Tugdual, venant de la petite ville, descendait la route rapide, déjà ravinée par la pluie. Il avait les bras collés au corps, et ne faisait pas un geste; il marchait pesamment, la tête baissée sur l’épaule, et au bout de ses bottes éculées, comme des taches jaunes étaient collées des feuilles mortes. Soudain, il se jeta dans le fossé vaseux, et se coucha tout le long contre la haie. Il levait la tête, et, coiffée d’un vieux béret, il l’appuyait aux bruyères humides. Son visage respirait un ennui impassible. C’était un homme très grand, aux larges épaules, qui semblait très fort et usé par la passion. Son vaste corps était osseux et maigre sous les haillons. Il avait la figure basanée, comme du cuir fauve; des yeux au regard trop fixe, d’un bleu sombre et luisant de métal, au creux des paupières gonflées, dont l’éclat morne rappelait la nacre blême, une double et longue ride partageait son grand front par le milieu, depuis le nez jusqu’aux cheveux noirs; et ses mains étendues, quoique gâtées par le travail, montraient une belle forme. Il paraissait souffrir beaucoup; ou plutôt, il avait l’air d’un homme qui a souffert, et qui souffrira bientôt encore, dans un moment de répit. Ses traits durs et tirés vers la mâchoire disaient qu’il avait bu.

Il rêvait là, étendu comme un cadavre sur la terre boueuse; et déjà c’était le soir. Quand, ayant enfin tourné les yeux, il vit venir du haut de la route un prêtre, qui sortait de son presbytère adossé à l’église, la dernière maison du bourg. Il se redressa d’un bond; il se roidit; et les traits crispés, sans penser même à secouer ses habits souillés de fange, il reprit son chemin d’une allure sèche et saccadée, comme si ses membres eussent été de fer ou de bois. Mais, de loin, le prêtre l’appela par son nom, et n’eut pas à le répéter: Tugdual s’arrêta. Il restait immobile, regardant devant soi, sans tourner la tête. Le vieux prêtre fut bientôt près de lui, un homme de haute mine, aux yeux noirs, vifs et sévères; tout son visage glabre et son vaste front avait la couleur du vieil ivoire; il était nu tête, n’ayant pas eu le temps, dans sa hâte, de prendre un chapeau. Il mit la main sur le bras de Tugdual, et lui dit:

—Vous avez encore bu?... Avant-hier, pourtant, vous m’aviez donné votre parole...

—Eh bien, je n’ai pas de parole, répondit Tugdual d’une voix rauque, sur un ton bas.

—Vous avez une parole, Tugdual; mais vous ne la tenez pas. Je vous ai vu passer... Je vous ai vu sortir de l’auberge. Où allez-vous?

—C’est mon affaire, monsieur le recteur...

—Non, c’est la mienne. Vous savez ce que j’ai promis à votre pauvre femme...

—Laissez-moi... lâchez mon bras, monsieur le recteur. Je vous dis de me lâcher...

—Vous ne vous en irez pas ainsi. Il va faire nuit; et il pleuvra...

—Il ne pleut pas sur les morts.

—Restez ici. Vous dormirez au presbytère...

—Vous m’avez chassé une fois; je n’y rentrerai plus... c’est juré... Je l’ai mérité, du reste; et vous ne pouviez pas me garder...

—Ne pensez pas à ce qui s’est passé, il y a longtemps. Vous êtes un honnête homme, Tugdual...

—Je ne suis pas un honnête homme, monsieur le recteur. J’ai envie d’être mort.

—Venez avec moi...

—Je ne veux pas. J’ai envie d’être mort. Laissez-moi tranquille,—dit-il avec irritation, après un silence; mais il ne fit pas un geste de son bras, où la main du vieillard était posée.—Que me voulez-vous enfin?—reprit-il d’une voix grondante; et ses yeux brillaient d’une flamme hagarde, comme une lampe dans la fumée.—Dormir?... Aller chez vous?... Non. Vous êtes trop près du cimetière...

—Votre femme vous a tout pardonné, Tugdual; elle vous aimait.

—Je ne l’aimais pas, moi. Je l’ai tuée.

—Non, que dites-vous là?

—Je l’ai tuée, que je vous dis. Je le sais mieux que vous...

—Ce n’est pas vous, Tugdual, qui l’avez fait mourir; elle est morte de chagrin, et parce que Dieu l’a permis...

—Je vous dis que je l’ai tuée... C’est moi, son chagrin,—fit-il avec une irritation violente.

—Obéissez à la pauvre créature, puisque vous vous repentez ainsi, Tugdual...

—Je ne me repens pas... Je l’ai tuée, et j’ai bien fait...

Le prêtre regarda longuement l’homme qui lui parlait de la sorte, plus roide sur ses pieds que jamais, et dont les lèvres frémissaient, fébriles. Il soupira, pensant: «Je n’en tirerai rien.»

Cependant la nuit grise tombait du ciel gris. Tout le ciel bas pesait sur la route noire et les arbres sombres, comme un pierre funèbre, sans une veine plus claire, une dalle de grès, uniformément livide. Un chat-huant froua, dans le fourré des hêtres; et un coup de vent pluvieux fit grincer au loin la girouette.

—J’ai envie d’être mort..., répéta Tugdual avec lenteur; et, pris de colère:—Ah! voyons, laissez-moi aller!

Et d’une secousse rapide, il se dégagea de l’étreinte du prêtre. Dans ses yeux vacillait une lueur d’égarement sinistre. «Cette nuit... Cette nuit même...» murmurait-il.

Le vieux prêtre le suivait du regard. Et Tugdual s’éloigna d’un pas raide et saccadé, entre les haies funèbres sous le ciel morne.

XII

BUCOLIQUES DE SEPTEMBRE

En Benodet.

Ayant trouvé le champ libre, le troupeau quitte la lande, taureau en tête. De-ci, de-là, les vaches tirent de la haie une branche molle, une tige verte. Elles mordillent au passage, et ne s’arrêtent pas. Elles sont cette fois à la promenade. Elles vont sagement, balancées sur leur large croupe, comme les barques sur la vague. Elles lèvent un peu la tête de côté; on dirait qu’elles cherchent à voir le pays, et que le taureau noir les guide: parfois, il se retourne à demi; il les regarde venir, quand elles s’attardent. Il les conduit ainsi jusque sur le phare. Elles foulent la terrasse dallée, qui sonne sous leurs pas; elles frottent leur museau contre la grille, où rien n’est vert, ni tendre, ni bon à manger. Une, les cornes passées sous la balustrade, médite, et rumine, tirant la langue entre les barreaux.

Le matin est bleu comme le myosotis; il sent la fleur et le sel; la brise tiède est un souffle, un frisson dans une lyre d’or.

Cependant, le taureau noir s’est enhardi jusque sur les roches. D’un sabot délicat et sûr, il va plus loin que le phare; il descend sur les pierres trempées que le jusant découvre; et il se campe sur le dernier roc, où la mer se brise. Le bloc noir et brillant d’eau se confond avec le sabot noir de l’animal, et lui fait un socle. Il contemple avec attention la rive, que la lentille de son gros œil reflète, inaltérable. Dans l’air si bleu et si clair, sur la roche où le soleil n’épanche pas encore sa vague blonde, on dirait moins le taureau que l’ombre d’un taureau même...

 

Hommes et femmes, nous avons un sexe pour les animaux; et leur nez le leur dit. On s’en aperçoit, quelquefois, à la campagne.

 

Six mauvis de bruyère s’égayent du joli matin: le soleil se lève à peine, et ne touche qu’un bord de la rivière. Les minces oiseaux volètent allègrement sur un petit chêne: ils s’y posent en quinconce, comme des bougies sur un candélabre vert; ils dansent, en sautant d’un léger bond; d’une branche à l’autre ils vont, se suivant tous et gardant leur ordre.

Le yacht descend le flot, rasant la rive; il porte sans doute vers les îles, à la chasse des goélands, une bande de jeunes hommes en savant équipage, casqués, bottés, armés. Et les oiseaux, pleins de joie, se posent sur la haute voile, si claire dans l’ombre bleue. Un coup de feu, un coup de crosse; et trois des mauvis tombent. Le soleil gagne le yacht et la rivière; et sur la voile blanche, il éclaire quelques taches sombres, un peu de plumes, de duvet et de sang.

 

Solennellement, au chaud soleil, un cortège s’avance du chemin crayeux sur la lande. Pieds nus dans les sabots, une jeune fille aiguillonne d’une mince baguette une grande vache rouge; la bête souffle et fait l’indocile; deux paysans, le chapeau en tête, et sans veste, marchent sur les flancs; un troisième, au bout du champ, surveille le petit taureau pie, qui meugle, en donnant de brusques coups de corne, le front bas. Le beau matin de septembre est déjà brûlant. On mène la vache au taureau.

La large jeune fille, aux joues rouges, pousse la vache devant elle; et les hommes la présentent à l’étalon qui renifle, bave et, dressé sur les sabots, bondit contre la femelle, comme un cheval qui se cabre. La vache se dérobe; et le mâle, irrité, retombe en beuglant. Deux des hommes rient, sur une parole brève que le plus jeune a lâchée; l’autre reste grave et ne dit pas un mot.

La forte fille aux hanches larges ne fait plus un geste; un de ses bras lui pend le long du corps; de l’autre, qui tient la baguette, à grands coups distraits, elle frappe la haie devant elle, ayant un peu tourné la tête, et semblant regarder les buissons.

Un composé de plantoir rond et mobile, de spatule qui flaire, et de bêche solide, un instrument à forer, à remuer la terre, à arracher, à renifler, c’est le groin. Et les oreilles du porc rose sont des plats à barbe, truffés et luisants.

 

De bonne heure, fouettés par la brise fraîche, les cochons viennent en se dandinant sur la lande verte. C’est un de ces matins clairs, où la campagne semble lavée, vêtue de neuf, tant elle est gaie, et brille propre.

Ils sont deux porcs, trois truies et deux petits cochons noirs aux soies encore lustrées. Un des ménages marche en avant, la truie serrée contre le porc, et se donnant des coups de tête, quand les groins toujours baissés se rencontrent sur quelque ordure. Ceux-là sont blancs, de petite taille, le col énorme et ballant: quand ils se tournent, la queue en fouet entre les fesses, le poil cessant avant le dos, ils ont l’air nu, et leurs grosses cuisses roses sont d’une nudité obscène qui n’est pas celle des animaux.

Une truie géante, haute sur pattes, grande comme une génisse, roule bord sur bord, fouillant de tous côtés avec une espèce de hâte allègre, et découvre enfin une fosse, au coin le plus retiré de la lande, où les maisons d’alentour font leur vidange. Aussitôt de s’y jeter, comme un nageur plonge. Sa masse enfoncée fait comme une pierre dans un étang: elle éclabousse de toutes parts une pluie d’immondices. Elle s’avance dans ce bain jusqu’à perdre pied. Quand elle en sort, la truie rose est plus noire que les cochons noirs. Elle est teinte d’ordures. Elle répand une puanteur d’égoût. Toute la lande pue d’elle. Les deux petits porchers rient aux éclats, et poursuivent la bête qui grogne.

 

Par la barrière ouverte, la vache rousse entre dans le jardin en fleurs. Elle regarde, circonspecte, si ni l’homme, ce dieu terrible, ni le chien, son ministre puissant, esclave mobile, plein de bruit et de malice, ne la guettent dans le beau jardin, où tout est bon à manger, si vert et si frais encore. Tout en tournant les yeux, elle met le moment à profit, et happe une botte d’œillets, un bouquet de chèvre-feuilles et des jacinthes juteuses. Inquiète et toujours broutant, enfin elle se rassure: un festin inespéré. Depuis le mois de mai, rien de si savoureux sur la langue. La bonne herbe est telle que de l’eau sous les babines: et, en outre, l’herbe nourrit. On peut même se frotter le front piqué par les mouches contre les branches de pommier, non sans mâcher quelques pousses. Et ni le dieu, ni son soldat terrible, qui vaut mille mouches à lui seul, ne donnent signe de vie. Ce jardin est un paradis perdu, rendu aux vaches. Il faudrait peut-être avertir les autres, là-bas, sur la lande sèche.

La Rousse beugle. Et soudain le dieu accourt avec son chien, et le bâton au bout du bras, ce bras divin, incalculable, qui fait tout ce qu’il veut, qui va si loin. Cris, abois. Un grand coup sur la croupe. La vache détale en soufflant.

XIII

FIN DE FÊTE

A Saint Gw..., en Pen-Marc’h. Septembre.

Ils commencèrent la fête après les prières. La journée était très chaude.

Les auberges en plein vent, longues tentes couvertes de bâches vertes, s’ouvrant d’un seul côté, laissaient voir une foule d’hommes et de femmes assis autour des tables en bois blanc, dans l’ombre noire: les marins et les paysannes entraient par groupes; ils s’offraient à boire, et vidaient les verres en riant; puis, sortant d’une auberge, ils passaient dans une autre. Elles formaient une sorte de rue couverte; et, sous les toiles d’un vert d’olive poussiéreuse, où s’étalait en lettres noires le nom du tavernier, c’était une enfilade d’espaces obscurs, pleins de fumée, qui évoquaient l’idée d’étranges cavernes, refuges propices à des méfaits; sur le seuil, les servantes s’empressaient lentement, à la mode bretonne; le long des tables, et jusqu’au fond sombre de ces salles dressées sur quelques piquets, on distinguait les verres qui brillent, les rubans des femmes, et les broderies jaunes des gilets.

Un air de plomb tombait; et sur la place bruissait le tumulte des pas et des paroles. A mesure que le soleil déclinait, la chaleur se fit plus étouffante. Les paysans dansèrent, au son de la bombarde; et l’on entendait rouler le rythme des pieds lourds sur la terre dure. Puis, beaucoup s’en furent à la hâte pour dîner. D’autres demeurèrent, et se mirent à boire d’un air résolu, cloués sur leur chaise, et comme décidés à ne jamais s’en aller de l’auberge. Ils restèrent silencieux, quelque temps; et la fête parut dormir, pour une heure. Au crépuscule, tous peu à peu revinrent, à la façon des fourmis, rares d’abord et clairsemés, grouillement noir ensuite; la foule s’entassa entre les tentes; et lentement, comme monte la mer, grandit l’orgie.

Les hommes et les femmes, les enfants et les vieux, tous buvaient,—et chacun semblait sortir de soi-même pour prendre un caractère nouveau: son être de boire. Un homme chantait, couché contre un mur; et quelques paysans, l’ayant vu, l’interpellèrent; ils n’obtinrent pas de réponse, et, campés devant lui, ils se mirent aussi à chanter. Il y en avait d’étendus, tout de leur long, comme des morts: ils ne faisaient pas un mouvement; et quand la lumière d’une lampe éclairait leur tête, on apercevait un trou rond et noir, la bouche ouverte, au milieu d’une face raidie. Dans un coin, un vieux homme, aux lèvres crispées, saisit une poule par les pattes, la coucha le bec en bas, et se mit à lui piétiner la tête à coups de botte: la poule cria violemment comme pour faire un œuf, et battit des ailes; ses pattes se roidirent; quelques plumes grises se détachèrent; et le misérable œil rond roula au bout du bec, comme si la poule avait picoré une lentille. Deux enfants, d’abord effrayés, ouvrirent la bouche en o, et, s’étant regardés, rirent.

Un homme chantait, assis sur un escabeau. Quelques autres arrêtaient tous les passants pour les faire boire. Les femmes burent aussi; le café, mêlé d’eau-de-vie, dans les grandes tasses, était du noir de la mauvaise encre, et l’alcool y faisait des yeux, comme de l’huile. Un marchand gras et blême, la mine sérieuse, à peine déridée de loin en loin par un sourire, allait et venait, au milieu de la joie; et, calme, il tirait du cidre ou de l’eau-de-vie aux tonneaux, d’instant en instant. Vérifiant d’un œil rapide les pièces et les sous, une bouteille dans la main droite, de l’autre il les enfonçait sans bruit dans une large sacoche, serrée à sa ceinture par une courroie jaune.

Le bruit croissait; la foule se pressait, patiente. Elle formait des groupes lents, qui demeuraient sur place et parlaient en buvant, tandis que sur le terre-plein l’on voyait aux lampes fumeuses se balancer les danses. Point de propos obscènes: dans les yeux une lueur de chaude gaieté qui, peu à peu, se fit plus brûlante, comme la flamme s’élève de l’incendie; et plus tard, dans toutes les prunelles, se répandit l’ivresse de la violence, ou un rêve malsain de tristesse... Le long crépuscule versait peu à peu dans la nuit.

Des enfants avaient bu; et leurs bouches crispées ne pouvaient plus cesser de sourire, comme si les muscles des lèvres avaient été soudain paralysés. Une femme, qui riait, fit goûter l’eau-de-vie à son nourrisson au maillot: il se mit à cracher, comme un chat; puis, il bava de plaisir, tirant un bout de langue blanche pareil, entre ses joues rondes, à une amande fichée dans une pomme.

Deux femmes se disputèrent aigrement; et une jeune fille pâle, derrière elles, semblait attendre qu’elles eussent fini, déjà résignée à passer la nuit dans cette attente. Un homme roide, contracté, adossé au mur, comme une poutre, d’une main infatigable étalait sa barbe d’un seul côté: des poils lui restaient aux doigts; il les regardait en souriant, d’une mine hébétée. Près de lui, sans qu’il y prît garde, un femme assez âgée, grasse et très blanche, larmoyante, tomba contre la muraille: elle récitait, sans se lasser, les premiers mots de l’Ave. D’anciens matelots se donnaient le bras, hurlant, les yeux effrayants, la tache sanguinolente de l’ivresse sous les paupières; et d’autres pêcheurs se taisaient, plus terribles encore, à cause de leurs faces fermées, aux grands traits roides: tels des rocs, pleins d’ombres, crevassés de noirs reflets; quelques-uns parfois tressaillent brusquement; un d’eux bave en serrant les dents, et la salive jaune coule, lichen sur ce menton rasé; un autre psalmodiait une histoire: à la fin, on le fit rouler sur la grève, d’un coup de poing.

Un ou deux Anglais, ivres aussi, matelots d’un navire à l’ancre, furent pris à partie; et les couteaux luirent. Mais, le gendarme inquiet parut; et le groupe se dispersa. Un prêtre passa, portant une face rouge sur une soutane maculée. Un grand paysan roux courait sur le chemin, criant des défis: à toute force, il voulait se battre; et son œil mauvais de bête qui ne se connaît plus, avait la couleur vitreuse et striée d’une groseille à maquereau, jaillie ronde de l’orbite. Quelques gars couraient lourdement derrière les maisons, poursuivant des filles, dont on entendait le rire étrange, haletant, où l’appel du désir se mêle au cri de la crainte, et où déjà l’on surprend le râle de la fureur sensuelle. Beaucoup de femmes erraient, incertaines, cherchant leurs hommes du regard; à l’abri des salles basses, par les portes ouvertes, on voyait une foule noyée dans le fumée des lampes lugubres qu’un brouillard étouffait, couchant les flammes, et d’où s’élevait un brouhaha grave. L’énorme crâne chauve d’un paysan avait roulé, du milieu de sa poitrine, contre la table: l’homme ronflait, les jambes écartées en compas, d’un pied de la chaise à l’autre: parfois, il se secouait; il crachait comme s’étranglant; et la tête retombait: près de lui, un enfant se tenait, peureux, silencieux et pensif.

Au loin, grondait un tumulte confus. Les femmes avaient l’œil brillant, comme verni sous une laque de flamme. Assise sur une pierre, une belle fille blonde, l’air à la fois honteux, cynique et égaré, se tenait le buste renversé, la gorge droite, souriant avec une sorte de délice navré... Rouge elle-même, à demi ivre sans doute, une femme courte, aux gros doigts gonflés, fouillait son homme endormi, et lui prenait le reste de son argent. Une autre, abandonnée, regardait avec haine son mari qui riait, gai d’insolence, et plein d’une obstination terrible dans le plaisir de son vice: «Hé, hé quoi?...» répétait-il. Sous une tente en toile verte, une bande d’amis et de parents hurlait: on eût dit des fous; les uns violets, les autres blêmes, ils poussaient ensemble leurs cris, et brusquement ils se taisaient ensemble. Un vieux, au nez long et pointu, frappa un coup solide sur la table, qui fit sauter les verres; et tous se turent encore, étrangement.

Par troupes de quatre et de cinq, des matelots passaient, d’une allure débraillée et brutale. Les plus à craindre n’étaient pas les jeunes gens; mais les hommes de quarante ans à cinquante. On en voyait, les yeux en sang, à fleur de tête, la lèvre rase, le menton comme encadré de cuir noir par une bande de barbe courte; ou bien, les sourcils en broussailles, les favoris incultes, ils avançaient un mufle luisant et rouge. Un frappait du plat de la main dans le dos d’un large singe roux, aux prunelles fauves, et dont les yeux semblaient un cercle d’ébène lamé d’or. Un autre, aux grasses oreilles poilues, percées d’un anneau de cuivre, crachait longuement devant lui, comme s’il avait voulu tracer sa route. Un autre encore mit sous le nez de son voisin un gros poing velu de roux, semé de lentilles jaunes; et le voisin découvrant ses dents, fendait sa bouche sur un rythme lent, à la manière des vaches, quand elles mâchent, et rejetant automatiquement la tête sur son épaule...

Le vent de mer soufflait au-dessus des roches, et sa large haleine agitait les cheveux et les rubans sur ces têtes violentes. Mais l’arôme salé de l’Océan lui-même ne chassait pas une odeur terrible et lourde, partout répandue: quelque chose de profond, quelque chose de triste comme le remords à l’ancre dans le crime, pesait sur ces hommes. Il flottait un air de meurtre, une lueur farouche; et, comme une vapeur, était suspendu le délire...

XIV

LA BELLE DU MAIL

Au Pont-l’Abbé. Un jeudi de septembre.

L’après-midi d’été resplendissait dans l’espace. Une claire ardeur était suspendue entre le ciel bleu et la terre lumineuse; tout était blond sous le soleil; à l’ombre, tout était bleu. Dans les petites rues de Pont-l’Abbé, trop étroites pour que la lumière touchât le sol, il faisait presque frais, comme sous une voûte de pierre, et sur les places, la chaleur tombait joyeuse, impitoyable aux yeux, telle que l’est aux oreilles une fanfare.

La grande place du Marallac’h, plantée d’arbres en son milieu, sommeillait entre les maisons arides. Mais sur les vieilles pierres aussi, le soleil d’été jette un charme, un réseau d’or. Et le ciel bleu, comme un sourire, dort sur les tilleuls. La place est presque vide; le mail déjà presque désert. Les chalands ont quitté le marché sous les arbres, et les étalages des fripiers, où luisent encore au milieu du drap noir et des habits, le velours jaune, les broderies rousses et la soie. Il ne reste plus que quelques femmes qui, le porte-monnaie à la main, hésitent entre le désir de l’emplette et la dépense. Les fripiers ploient leur marchandise, en recherchant les plis anciens. Un ou deux paysans attardés causent avec des marchands, comme eux vêtus à la paysanne. Dans un coin, une fillette essaie un tablier bordé de bleu; et rieuse, elle cambre le corps en arrière, pour voir l’effet de l’étoffe sur sa robe... Un grand matelot, maigre et roux, qui semble une statue de cuivre, planté dans un rayon de soleil, cause lentement avec deux Bigoudens[D], au coin de la rue Pen-ar-Happ; un vent léger, un souffle délicieux agite un moment les rubans de velours sur les chapeaux de feutre noir, au grain frisé de peluche; et l’un des hommes, se découvrant, éponge du mouchoir son crâne chauve, rouge et ruisselant de sueur en gouttelettes égales, comme celles de la rosée, le matin, sur les pavots... Ils parlent sans se hâter, comme pour mieux se sentir perdre le temps. Le matelot, entre ses doigts disjoints, tient un gros, un vieux porte-monnaie, dont le cuir vert est fendillé d’écailles, gonflé de pièces et de sous... Là-bas, entre les deux places au soleil, la rue étroite semble un canal bleu entre deux disques d’or...

Et voici qu’au bout de l’allée, non loin de la Communauté des Religieuses Augustines, arrêtée et parlant à un marin, je vois une jeune fille merveilleuse. Je la contemple, frappé d’admiration. Elle pouvait avoir vingt-deux ans. Elle était grande et svelte même sous le costume de Pont-l’Abbé, qui alourdit toute taille; et même sous la coiffe bigoudène, la forme de son visage restait d’un pur ovale. Elle laissait voir de ses cheveux, dont les boucles longues étaient de la couleur du filin roux, quand il brille au soleil. Elle avait de longues mains blanches et des lèvres en arc, de ce pourpre délicat et brûlant qui est propre aux œillets.

Qu’elle était belle dans sa souple jeunesse... Mais l’air de ce visage en était la merveille: on ne sait quoi de chaste et de voluptueux ensemble, de grave, de paisible et de séducteur, comme si une âme enfantine et courtisane s’épanouissait à la même heure dans la fleur de ce corps. Qu’elle était belle, et plus que tout, de sembler si inconsciente. En vérité, une beauté seigneuriale: la grâce de celle qui est sûre de toujours séduire, et qui n’a jamais trouvé un homme qu’elle ne l’ait soumis et charmé. Elle me rappelait la fauve et tranquille Vénitienne, que Titien montre dans sa chambre et que Carpaccio promène dans les fêtes. Elle souriait à peine, indifférente. Le noble être, plein de vie, de rythme et d’harmonie, sans une réflexion, sans une ombre... Je ne me lassai pas de l’admirer, capable de tout avec la même tranquillité douce et le même sourire, capable même de passion, et pourtant de ne jamais servir qu’au désir.

XV

UNE HUTTE

Chemin de Ker-Loc’h... 20 octobre.

On remarquait cette hutte pour son air sombre, quoi qu’il y en ait bien d’autres plus misérables. Elle était collée au sentier qui va vers la dune, comme une verrue sur une joue; elle semblait tomber d’un côté, suivant la pente. Une seule fenêtre, si c’en est une qu’une lucarne moins grande qu’un carreau de vitre, et bouchée tant bien que mal, derrière trois barreaux de fer, avec des chiffons et des pierres. La maison ne s’étendait pas sur plus de quatre ou cinq pas de long; on était frappé d’y toujours entendre un bruit de voix, d’en voir sortir nombre de gens, et, tant qu’avait duré l’été, de trouver réunie sur le seuil une compagnie nombreuse. Là dedans vivaient en effet deux familles, dont l’une a dû être dépossédée, depuis, par la mort: le père infirme, et la fille épuisée par la phtisie.

Cet homme avait eu un peu de bien; mais un accident l’avait rendu à demi paralytique. Dès lors, il s’était couché, comme ils font si souvent, d’un air qui accepte la mort, qui semble l’attendre, et qui se résigne à vivre ou à mourir, peu importe, dans une entière soumission à la fatalité. Il avait vécu, il avait bu, pour consoler son oisiveté; il avait eu des dettes, et ne pouvait pas les payer. Il restait sur le grabat, indifférent aux jours, et peut-être sans regrets.

Cependant, sa fille avait grandi. On l’avait mise en condition. Dans la grande ville où ils l’avaient menée, ses maîtres avaient veillé sur elle. On lui avait appris le ménage et la propreté. Quand elle revint, pour l’été, avec ses dames sur le bord de la mer, elle jouait à la dame elle-même: elle connut les jouissances de la vanité, et le plaisir d’humilier les petites filles, ses compagnes. Elle portait un chapeau; et le dimanche, se rendant à la messe, elle mettait des gants.

Puis, trois ou quatre ans plus tard, comme elle en avait dix-huit ou dix-neuf, tout d’un coup elle quitta sa protectrice. Jamais elle n’en put donner la raison; elle paraissait l’ignorer elle-même. Aux questions elle répondait: «Pourquoi? Je ne sais pas... C’est comme cela...» Elle partit donc, laissa la ville, répliquant à tout: «Je m’ennuie...» et quoi qu’on lui pût dire, elle revint au pays. Elle trouva son père impotent, et plus misérable qu’il n’avait jamais été. Un des créanciers, réduit lui-même à l’extrémité, s’était installé avec toute sa famille dans la maison de l’infirme forcé d’y consentir, et n’ayant pas un autre moyen de s’acquitter. Une chambre longue de cinq pas, dont un homme, monté sur une chaise, touchait le plafond, hébergea dix ou douze personnes.

Quand la jeune fille fut de retour, elle dépouilla tout ce qu’elle avait appris, et une à une toutes ses bonnes habitudes, comme on quitte un vêtement de voyage;—et, comme on reprend son habit de tous les jours, elle rentra dans ses mœurs de villageoise dénuée de tout. Plus de soins; plus de bains; plus d’eau même, sinon à de rares intervalles; au lieu de porter des gants, quand ses bas furent troués, elle n’en mit plus. Loin de se parfumer, elle oublia l’usage de l’eau claire. Elle parut languir: elle était rentrée au pays, se disant malade: en peu de temps, il fut avéré qu’elle avait la poitrine atteinte. Elle toussait; elle rendait du sang; elle restait comme morte en de longues défaillances. Elle semblait s’en soucier à peine, non plus que de la hideuse misère où elle était tombée aux côtés de son père infirme. Quelqu’un, qui la secourait, ne voyait jamais chez elle la moindre expression de plaisir: elle y paraissait insensible. A quoi rêvait-elle, placide, et le visage encore assez plein?—Mais, sans doute, elle ne rêvait à rien: elle demeurait sur son lit, et n’en descendait plus. Tout lui était indifférent; et peut-être elle-même. Les Bretons ont souvent ce tour oriental d’esprit: ils font à la fortune, bonne ou mauvaise, le même visage qu’un arbre dans la terre fait au temps.

 

On avait tendu une espèce de loque entre le coin de la salle où le père et la fille vivaient couchés, et celui où se tenait l’autre famille, père, mère et sept enfants, huit peut-être. Ce soir, après une journée pluvieuse et tiède, j’ai vu par la porte ouverte pouiller le taudis. Ils n’ont pas tous un lit: plusieurs couchent sur des couettes en balle d’avoine; point de draps, ni de couvertures. Il vient de cette chambre une odeur infecte de sueur, de linges souillés, d’enfants crasseux et de lait aigri. Dans un coin, de la paille, des pommes de terre en tas, et une grande poêle mince à faire les crêpes... Chaque fois, là dedans, que quelqu’un quitte sa place et se meut dans l’air chaud de la pièce,—un souffle d’étable en sort, chargé d’un relent de saumure et de transpiration. Posés de travers sur le plancher de terre battue, sont-ce des meubles, ces rares morceaux de bois noir, vernis de crasse? Est-ce un morceau de lard qui pend sous l’âtre, ou un haillon?

 

Sur sa couche, la jeune fille, à demi assise, tousse sèchement. Elle n’a pas la force de parler aux trois petits enfants qui l’entourent, et qui sont assis dans son lit avec elle: car les enfants de ses voisins, de ses hôtes forcés, passent le temps dans le lit de cette phtisique qui crache, presque mourante, et qui les caresse...

XVI

FIN DU JOUR

En Kerloc’h. 19 octobre.

Il fait triste et gris. Le crépuscule soucieux d’une journée morose regarde la campagne. Les landes et les buissons s’assombrissent. Les souches d’ajoncs retiennent un rayon de lumière, et le renvoient de côté, louche comme un regard sournois.

Le poulain rouan s’ennuie dans la lande, et tourne sa tête, au mufle naïf de jeune nègre, vers sa mère, la jument blanche, qui mâche mécaniquement du foin, tombé de quelque voiture sur la route.

Les enfants rentrent à la maison, un fruit à la main; et la bonne chienne, qui les suit, happe un quartier de la pomme aux doigts du plus petit, qui crie. Au tournant du chemin, la vieille grand’mère, qui toujours se hâte et trottine, traîne son petit-fils, si blond qu’il semble de lin blanc, qui bavarde, qui se cambre en arrière, tirant sur le bras de la bonne femme, et veut aller en canot, dit-il.

Les nuages roulent pesamment à l’Ouest. «Il y a mention de tempête», fait Naïk à la vieille Marie. Et celle-ci de bénir cent fois le nom du Seigneur, pour détourner le mauvais sort de l’orage, et l’éloigner des siens qui sont en mer.

La longue ferme, au coude de la route et du pré, contre les haies où les hauts genêts sont en fleurs, souffle doucement un long, un mince fil de fumée bleue, au-dessus du chaume. C’est une solide bâtisse, en pierre grise qui brille. Et par la porte ouverte, pleine d’une ombre rousse, on voit dans la salle déjà noire, où luisent les charbons rouges au fond de l’âtre, une jeune femme debout près du dressoir, qui, les bras arrondis, comme si elle appelait la nuit à elle, range sa coiffe...

XVII

TEMPÊTE

Coup de Sud-Est. Jour d’octobre.

Soudain, le jour d’automne s’est obscurci. On ne voit plus le soleil que par plaques de cuivre, posées de loin en loin au hasard des éclaircies, sur les hauteurs et sur les rives. Partout, entre deux échappées lumineuses, des pans d’ombre tragique, grise de ce gris qui n’est ni le jour ni la nuit, mais qui semble la couleur des éclipses.

Un court moment de silence. L’espace retient son haleine, comme dans l’angoisse et la terreur. L’air a la palpitation morne et lente d’un cadavre qui se refroidit. Dans la lande, le bétail beugle—et, tout au fond du pays marin, sans qu’on sût dire où, un sourd mugissement de mer répond au beuglement des bêtes.

On tourne la tête, du côté où l’on n’a pas pensé à regarder encore: et l’on reste effrayé. Roulent et tombent du Levant sur la mer, d’immenses nappes noires. Tant elles se précipitent, qu’on ne peut les suivre dans leur galop; et toutes bientôt se confondent. Dans la masse, on ne distingue plus que des étages d’ombre. Sur la base reculée des nuages noirs, tournent en fumant des tourbillons noirâtres, teintés d’ocre et de roux, pareils à la fumée du charbon, dans les villes de houille. Ce ciel lugubre cache l’autre, et s’abaisse toujours davantage sur l’Océan qui verdit, qui se plombe, comme un malade dans l’accès de fièvre pernicieuse.

Les bonnes femmes secouent la tête et disent:

—Le ciel a bien mauvaise apparence...

—C’est la tempête...

A ce nom, elles se signent.

—Hier soir, fait un vieux marin, je l’ai dit: les vents sont bas. Il y aura du dégât avant la nuit.

Et il fume pensivement sa pipe, la tête en l’air, renversée pour consulter le temps.

Ma Doué! Ma Doué[E]! murmurent les femmes.

Et, tout à coup, comme si le monstre était né de l’embrassement du ciel et de la mer, et se déchaînait, éclatant entre leurs faces qui le pressent, le vent se rue avec un cri terrible. La rafale bondit; les hurlements brusques se suivent de si près qu’ils ne font plus qu’une clameur accablante. La mer se forme. Les vagues montent à l’assaut des rocs.

—Pourvu qu’ils soient tous rentrés à l’Ile, fait une bonne vieille, hochant du menton.

Et le vieux marin dit, en breton, à ceux qui sont près de lui:

Un mot de prière pour les gars qui sont en mer, Chrétiens. Tous se signent; et, levant leur bonnet, murmurent le Pater, comme font les mendiants à la porte des riches. Ils mendient l’aumône de la vie.

La nuit.

Tempête.

Un bruit immense remplit confusément l’espace. Les coups de la mer qui déferle, répétés à l’infini, sur un rythme interminable, font penser aux canons d’une bataille géante. La rumeur éternelle roule, comme une basse d’orgue, une pédale sans fin, qui soutient les traits aigus et rapides de la rafale. Le profond murmure des flots sur la grève et les roches sonne en bourdon: une cloche lointaine partout où on l’entend, et qui fait vibrer toute la côte, aux ondes d’un tocsin formidable.

Là-dessus, comme les hauts cordages crient, tandis que la coque du navire, battu par les lames, ahane pesamment, dans les hautes régions de l’air, tout hue, tout siffle. Ululant sur la tête échevelée des vents en cavalcade et des vagues au galop, on ne sait où cachées, les chouettes et les orfraies de l’ouragan donnent un concert sinistre.

Toute la maison tremble. Parfois, l’on ne s’entend pas parler dans la même salle: la poussée du vent gonfle les vitres, qu’on s’attend à voir voler en éclats. Les portes dansent, fermées, entre les murs et les gonds. De tout leur corps de bois, les fenêtres grelottent dans les châssis. Et plus terrible que tout le reste, au large du ciel, la pleine lune, froide comme un obus de glace et de diamant. Elle illumine la tempête, pareille au regard sans pitié du tumulte. La mer a la couleur de la mort: blanche, livide, l’immensité est comme un champ de neige en révolte, dont l’écaille se soulève, et qui jaillit contre le ciel. Dans l’air flagellé court une odeur cuisante et sèche: la poussière et l’éclat de la lune se confondent. Sous cette clarté funeste, la clameur de l’ouragan, ses bonds sinistres ont la frénésie du délire. La mer est une puissance en folie, échappée dans la rage. Les fous sont lâchés dans la nuit. Et c’est bien un rire de fou furieux, le rire osseux des galets roulant là-bas à chaque flot qui se retire.

XVIII

VISITE AU PHARE

A Benodet. Dimanche 15 juillet.

Tous ensemble, ils vont visiter le phare. Ils sont sept gars, et huit filles blondes, tous en costumes noirs et bleus, parés de velours, et la coiffe blanche ou le chapeau à rubans sur la tête. La bande robuste des paysans marche comme une troupe. Ils tiennent tout le chemin: tantôt, les filles se réunissent et s’avancent sur un seul rang, les garçons ferment la marche; tantôt, au contraire, les couples se forment; et comme il y a une fille de trop, c’est à qui elle ira. On dirait des enfants à la promenade: ces frais paysans du haut pays entre Spézet et Châteauneuf ouvrent de grands yeux sur la mer: le sentiment de l’un est celui des autres; ils n’ont qu’un mot à dire pour se comprendre. Parfois, ils se taisent tous à la fois: et leur ferme visage prend un air de gravité triste; parfois, ils éclatent de rire tous ensemble; et leurs traits sont lumineux; ils ouvrent largement la bouche, et leurs dents brillent. Que ce peuple de Cornouailles, sur le bord de la mer ou dans les campagnes, partout ailleurs que dans les villes enfin, est d’humeur passionnée... Ils sont brusques, et pleins de caprice: ils passent en un instant de la tristesse à la gaieté. Et sur leur figure, au calme monotone de l’oraison succède tout à coup la folie de l’ivresse.

Les filles, elles, ne regardent rien, ni la mer, ni les rochers à pic, ni les belles rives. Elles sentent les regards de leurs amis sur elles; et rien ne les occupe plus. Quand elles se parlent à l’oreille, c’est d’eux seuls qu’elles jasent; quand elles tournent la tête, elles les épient, avec confusion ou avec malice. Pour ces bonnes amoureuses, le chemin n’est point ici plutôt que là: il leur en souviendra toujours comme du chemin des amoureux. Deux ou trois sont si contentes qu’elles pensent à chanter: mais elles n’osent pas, n’étant pas chez elles; leurs lèvres restent ouvertes sur l’air qu’elles fredonnent; et dans leur bouche, qui semble blonde à la lumière d’or, on voit se mouvoir de haut en bas leur langue, comme une palette.

La route brûle au soleil; la lande brille comme un pré vert nimbé de flammes. Les paysans s’engouffrent sous la porte basse et noire du phare. On les entend rire dans l’escalier. «Il fait frais ici», dit l’un. Une femme pousse un cri, et se plaint de n’y rien voir. Les voix s’éloignent; et le bruit sourd des pas sur les marches se perd enfin. Puis, les voici qui, parvenus au sommet, poussent des clameurs joyeuses. Ils s’entassent sur la terrasse étroite, et font un cercle noir derrière le balcon. Ils découvrent le vaste horizon. La splendeur déserte de la mer s’offre à leurs yeux: ils s’en détournent, et regardent vers le Nord. Ils cherchent à reconnaître le coin de terre où ils sont nés, et où ils seront, à leur tour, des morts.

Une fois sortis, ils se mêlent les uns aux autres, et se prennent à la taille. Mais leurs bras rudes n’ont point de prise grossière sur les épaisses ceintures. A la fin, l’une, la plus jolie, dont les cheveux sont légers comme un rayon, se met à courir; et tous la suivent, chacun emportant sa chacune, ainsi qu’à la danse...—«En voilà une bande!» murmure en riant celui qui reste. C’est un matelot, carré, jeune, d’une force mesurée qu’on sent celle d’un athlète: il est rasé, d’une peau fine comme une femme, le teint rouge à cause de la chaleur et du repas qu’il a fait. Tel qu’il est là, roide sur le chemin, le visage enflammé aux traits tirés et longs, il semble un terme de brique, où s’épanouit la fleur de deux yeux bleus en faïence de Delft. Puis, quand il voit que ses amis sont déjà loin, il se donne un coup de poing sur la tête, et, au galop, part à leur poursuite.

XIX

PETITS BRETONS

En Benodet.

Le petit Lawik veut qu’on lui ôte ses souliers, pour mettre de petits sabots noirs, qu’il tient à la main... Sa mère, occupée, ne s’en soucie pas...

—Laisse ces sabots, dit-elle; ce sont ceux de ton frère; tu vois bien qu’ils sont trop grands pour toi...

Mais lui s’entête: c’est justement ce qui le tente, de faire danser ses pieds dans les sabots du frère aîné, qui a sept ans. Il suit sa mère à la cuisine; il tourne, en trottant, autour d’elle; sous l’âtre, il cherche à la saisir par la jupe. Comme elle ne s’y prête pas, il se met en colère; un gros pli se forme entre ses sourcils froncés, et le sang lui monte au front. Il piétine: et il crie, en tendant une jambe:

—Mets-moi-les, mamm... Je serai gentil, mamm... Je serai mignon à toi... Si tu les mets pas, j’irai le dire à M. le Recteur...

Naïk ne peut se tenir de rire. Et, sans le vouloir, comme si elle répondait à ma pensée, son fils entre les bras, elle le regarde avec amour, et dit:

—Mon petit Breton, mon petit Breton...

 

Deux marmots, laids et ridicules, une petite fille de huit ans, au nez pointu, et son frère qu’elle bourre: il n’a pas quarante mois. Ils sont vêtus à la mode des villes par des parents aussi laids qu’eux, demi-bourgeois. La petite et le petit ont un béret de marin; sur le ruban de l’un, on lit l’Océan et sur l’autre, le Neptune. Voilà ce que les petits Bretons gagnent à ne plus porter les charmants bonnets du pays; et quand ils voient passer un de ces admirables petits gars, tout ronds dans leur robe d’infante, les cheveux d’un si bel or sous la calotte rouge, le Neptune et l’Océan s’en moquent. Ils l’ont vu faire à leurs parents, plus rustres cent fois que les bonnes gens qu’ils prétendent tourner en dérision.

 

Les petits paysans sont hommes plus tôt que les enfants des villes, par les besognes qu’on leur confie et qu’ils sont forcés de faire. Mais elles prolongent l’enfance en eux, loin d’y mettre un terme avant le temps; et c’est ainsi que de grands paysans, forts et musclés comme des athlètes, ont une âme enfantine et des regards d’enfants. Les jours de fête, ce sont des écoliers lâchés.

Tous les enfants s’ennuient. Ils ne savent que faire. Ils sont nuls. Ils jouent, faute de mieux. De là, outre la contrainte, que les petits paysans font les hommes si tôt à la campagne, mènent le bétail, vont et viennent aux travaux. Ce sont, d’abord, autant de jeux. La servitude ne commence qu’à la longueur et au temps régulier de la tâche. Et ces enfants s’ennuient alors, comme tous les enfants.

Ils se vengent en jouant avec les bêtes, comme les petites filles avec les poupons qu’on leur met aux bras.

 

Un jeu de petits Bretons.

Ils prennent de vieux bâtons; ils y pendent des haillons, d’antiques loques; ils se jettent sur le dos un torchon ou une serviette; puis, l’un derrière l’autre, par rang de taille, et le plus orné au milieu de la bande, ils font la procession.

Ils élèvent haut leurs bannières. S’ils ont un chapeau, ils l’ôtent; et ils tournent à pas solennels, en chantant à tue-tête tout ce qu’ils savent de l’office et de mots latins. Ils vont, d’un grand sérieux, et sans jamais rire du jeu, tant qu’il dure. On entend interminablement: Alleluia... ah!—Ora pro nobis—Et spiritu sancto—pax—pax vobiscum. Le plus petit, en queue, qui n’a pas trois ans et parle à peine, récite: «Ave, maris tella, tella...»

Ils jouent à la messe, avec une dignité imperturbable et une sorte d’onction.

Le plus beau, c’est le vieux Crozon, qui croit à toute sorte de signes et de mauvais présages. Il a toujours peur d’une profanation, d’un blasphème, d’un hasard coupable, et que le Ciel ne châtie l’imprudent. Excès de respect que lui souffle la crainte extrême qu’il sent de la mort. Il ne peut souffrir ce jeu de la messe. Il prétend que les enfants, tournant autour de la maison, «font un enterrement». Et sitôt qu’il les entend chanter en latin, il sort en colère de la salle où il fume sa pipe; et, fort irrité, met les petits en fuite, les menaçant de son bâton.

 

Dans son berceau, sous les rideaux en ogive, le petit Lawik dort. Il est rose, couché sur le dos, un peu penché sur l’épaule droite. Si immobile, que ce charmant sommeil émeut vaguement; le souffle imperceptible, la bouche déclose, la petite lèvre en l’air. Il a le bras gauche nu, mollement posé le long du corps. Il tient sa joue de la main droite; et le bras nu jusqu’au coude est gracieux comme la branche qui porte un fruit. Un bout de ruban rouge descend de ses cheveux blonds jusqu’à ses lèvres; et des boucles presque blanches collent à ses tempes où brille une rosée de sueur.

La vieille femme, à la peau tannée et ridée, comme une outre, vêtue de noir, regarde dormir l’enfant, et dit ses prières. La chienne rentre par la porte entr’ouverte, fait le tour de la chambre, et, voyant tout dans l’ombre, disposé pour la nuit silencieuse,—silencieusement aussi tourne en rond quatre fois sur ses pattes, soupire en ramenant sa langue juteuse d’un bord à l’autre de la bouche, et se couche devant le foyer.

XX

ANNONCIATION DU SOIR

A B., le 30 septembre.

Sur la mer, le ciel est une pensée bleue tombée sur des feuilles de saule. Caresse tiède aux yeux, tout est velours de ce qu’ils voient, tout est soie.

Je regarde passer trois longs nuages d’or, fuseaux que laisse échapper de ses mains la journée défaillante: ils courent légers au-dessus des chênes.

La mer terrible est ivre de ses charmes. Mais en vain: si séduisante et si cruelle, dans son repos elle pousse soudain un soupir qui déchire, et qui appelle. Elle est amoureuse, et toujours triste.

L’inquiétude et le rêve se cherchent des lèvres, au bord de l’eau. La roche retient l’algue mouillée. Sur le sable de velours fauve, les cailloux polis luisent comme des pierreries. Le soleil couchant allume des rubis et des topazes sur la plage.

L’inquiétude délicieuse griffe le cœur. Le troupeau cherche la vachère; et le taureau, immobile sur ses sabots noirs, tend le cou. Les cornes noires de la vache semblent l’ombre d’une fourche dans l’air lumineux. On appelle sur l’autre rive. Un chien qui aboie. Un enfant qui rit.

Puis le silence, tandis que la lumière semble l’écho d’un concert inaccessible. Et la mer murmure.

 

Le rêve mortel ondule sur la mer. Qu’est-ce que tout cela? La pensée d’un mort, qui médite la vie?... Ou la vie qui s’adore elle-même, dans la langueur? Ou...

On m’appelle, de l’autre rive.

XXI

BRUMAIRE

Un petit port de pêche. En novembre.

La mauvaise saison est venue, qui ne s’en ira plus de cinq ou six mois, hargneuse hôtesse. La Toussaint a mis fin au bel automne. Les jours heureux sont tombés comme les feuilles; et Brumaire arrive pour ensevelir ses morts.

Quelquefois, le matin, le ciel paraît pur: et un clair soleil se lève. Mais on ne gagne qu’une heure; et jamais on n’est sûr de celle qui la suit. La mer elle-même avertit que les gros temps sont établis pour de longues semaines: par une calme matinée, elle se montre encore irritée et douteuse; elle fait prévoir la tempête même au joli temps. Elle se forme dès la veille; et son air mystérieux est celui de la menace. Il n’y a plus de douceur ni d’enchantement dans l’énigme de son sourire.

Novembre enveloppe le petit port d’un suaire. Il fait mauvais, pour les gens de la ville, quand il pleut; pour les marins, ce n’est pas la pluie qui fait le mauvais temps,—c’est le vent et la brume. Les canots restent à l’ancre: qu’iraient-ils faire en mer? Avec une seule misaine, ils ne vont pas assez dans le vent; chaque lame passe par-dessus bord, et vous couvre d’eau. On ne pêche plus guère. Et la misère s’abat lourdement sur ceux qui ayant fait quelque gain dans la bonne saison, ont déjà tout bu.

Je vois ces hommes entrer en hiver, comme dans une caverne d’ennui. S’ils n’ont le travail de la pêche, cet affût continuel dans le danger de la mer, que leur reste-t-il? Tous ces petits ports bretons sont plongés dans un ennui polaire, qui dure six mois. Encore les femmes ont-elles la peine de la maison, et les souffrances aiguës de la misère: les enfants qui crient, et ceux qui sont malades; le problème éternel de la nourriture, posé chaque jour, et qu’il faut résoudre, coûte que coûte; les querelles entre elles, et les humiliations réciproques: la douleur de vivre occupe. Mais les hommes connaissent le sentiment raffiné de l’ennui. Ils ont l’ennui épais, qui convient à leur nature rude, mais ils l’ont: l’homme des villes n’éprouve pas cette passion triste, il ne sent que son écrasement; et, quand il relève la tête sous la meule, il ne connaît que l’envie. L’ennui de ces Bretons est à celui des raffinés, comme leur eau-de-vie à la morphine et aux autres narcotiques.

Ils se traînent sur la cale, s’il ne pleut pas, le bonnet descendu jusqu’aux yeux, enfoncés dans leur tricot et leur double veste de drap et de toile; les pieds dans les lourds sabots, que fourrent les chaussons. Les uns en loques, les autres rapiécés de tous les bouts; et d’autres, les moins âgés quelquefois, à l’abri de bons vêtements. Si un rayon de soleil perce le ciel gris, ils lézardent le long du mur humide où se pose la pâle clarté d’or. Ils ne parlent guère; ils n’ont plus rien à se dire. Les enfants jouent et se poursuivent à la sortie de l’école, pareils en tout aux poules sur un tas de sable...

Puis, le soleil se cache; et la brume accourt, épaisse, étouffante, qui bouche l’horizon. Les hommes bâillent; et, la pipe entre les dents, ils aspirent l’âcre brouillard avec la fumée chaude du tabac. Leur esprit est confus et lourd comme la haie brumeuse, où tout se brouille. Ils ont froid. Les épaules remontées, et les mains dans les poches, ils n’osent pas remuer, pour ne pas laisser l’air aigre leur mouiller les os. S’ils rentrent chez eux, iront-ils se mettre au lit et dormir pendant quinze heures? Ils n’ont point envie de leurs femmes... Ils demeurent mornes, et sans paroles. Ils passent alors par un des états les plus nobles du monde: ils rêvent et ne pensent pas. Mais tout est trop obscur dans ces âmes confuses: l’esprit ne distingue point les images qui le hantent, et le cœur ne s’en émeut pas. Et la même humeur, qui fait des poètes, fait des ivrognes avec ces hommes-ci: car, frissonnant d’ennui, et ne sachant que faire, ils vont secouer tous leurs brouillards à la lumière de l’auberge.

XXII

LE JOUR DES ANGES

Près de Plouh..., en Pont-l’Abbé.

I

Le bruit doux de la fontaine chantait Amen au jour tranquille. Le murmure disait: «Je suis là, je suis là...» et: «Venez...»

Plusieurs paysans parurent sur le chemin. Chacun de son côté, ils venaient avec leurs femmes; et leurs enfants les précédaient. Ils descendaient isolément le raidillon, près du bois humide. Quoique ce ne fût pas dimanche, ils avaient leur air et leurs habits de fêtes. Ils marchaient avec une sorte de gravité; et par la main les femmes tenaient de petits enfants parés comme pour une procession.

Ils ne parlaient pas beaucoup. Se rencontrant, ils se saluaient à peine d’un mot bref. Ils étaient sérieux, et pareils à ceux qui vont à l’église, dans l’intention d’y prier. Les enfants, quelquefois, partaient pour rire; mais ils s’arrêtaient aussitôt, et leur petite moue d’attention semblait reprendre un rôle. Ils avaient des yeux gais et des mines graves. La petite Yvonnik, ayant vu sa mère rajuster les plis de son tablier, en frappant du bout des doigts l’étoffe sur la hanche, tapotait le sien, tantôt d’un bord, tantôt de l’autre, en se dandinant.

Les femmes étaient larges, dans l’étroit chemin, sous les branches. La plupart étaient jeunes; et il y en avait deux en robe de bure bleue, qui avaient la semblance de gros bluets ouverts, d’une espèce rustique.

Ils allaient en silence, descendant la pente du vallon. La fontaine bruissait sous leurs pas, comme les chuchotements de la compassion. L’humble vallée était vaste par l’air de solitude qu’on lui sentait, et par une grâce farouche. Elle était retirée entre des clairières, comme une bague au creux de la main à demi fermée d’une femme. Il faisait plus doux qu’on ne peut dire, de cette douceur moelleuse qui alanguit l’espace avant les orages. Un peu de brume fluide fumait à l’horizon. L’air était lilas.

Le coucou appelait faiblement dans le bois, de sa flûte en sourdine. Un nuage passa... Et l’eau fut grise.

II

Elle pleurait; et son mari, assis sur un coffre, serrait les lèvres, le regard perdu, résolu de ne rien dire, ni un mot de consolation, ni rien de ce qu’il éprouvait. Il gardait son sentiment comme un secret. Pourtant, sa femme ayant bégayé dans un sanglot: «C’est... c’est la seconde fois... ah...»—les muscles de sa face se rétractèrent, et il eut les larmes aux yeux...

—Habillez-le, dit-il.

Il se roidit; et, le plat de la main appuyé sur le coffre, il suivit d’un regard avide cette toilette...

Elle, cependant, avait disposé les beaux habits sur le banc d’honneur, devant le lit de famille. Un autre lit était resté ouvert: la mère prit sur l’oreiller un pâle enfant aux blonds cheveux. L’enfant ne faisait pas de bruit, et il ne tendait pas les bras à sa mère. Elle, de ses mains rouges tenait Yvon; et elle frémissait, toute. Les battements du sein soulevaient son corsage maigre, tiré vers la taille; et deux sillons de larmes marquaient son menton carré comme à la craie.

Quel enfant sage et doux: d’une pâleur mortelle, en vérité, et d’une docilité taciturne qui faisait mal. Il pouvait avoir trois ou quatre ans. Ses blonds cheveux, où la mère passait une main caressante et plaintive, étaient très longs. Il fallait que ce petit Yvon fût bien malade, pour être à ce point silencieux. Il devait être fort lourd: ses bras retombaient sans force et si lourdement... Mais la tête surtout suivait tous les mouvements de sa mère, le front baissé et donnant du menton sur la poitrine haletante. Le front bouclé vint à portée des lèvres maternelles: elle le baisa avec passion.

—Il est chaud, dit-elle. Il est chaud...

Et elle éclata en pleurs.

—Donnez-le-moi, fit l’homme à demi-voix.

Elle le lui tendit, et retomba sur le coffre, près du lit clos.

L’enfant était en jupon de laine: ses pieds nus semblaient de pierre, salie de boue par endroits; les orteils étaient droits, sans mouvement. L’homme prit l’enfant sur ses genoux. Il le contempla douloureusement. Il était gauche en ses gestes; et l’excès de douceur, qu’il y voulait mettre, le rendait malhabile. Puis, comme ayant longtemps résisté au désir, il appuya la joue de l’enfant contre ses lèvres, et le baisa ardemment.

—Petit Yvon, murmurait-il, mon petit Yvon...

Mais le petit Yvon ne répondait rien, et paraissait ne pas entendre. Le père soutenait la tête levée, qui fût retombée sans cette aide. Qu’elle était pâle et livide contre le visage hâlé du paysan... Et de quel étrange et lourd sommeil cet enfant était possédé... Il avait les yeux fermés et retirés au dedans des orbites par un rêve absorbant. Sa petite bouche violette était entr’ouverte: un double pli, plus lourd encore que le reste de ce visage accablé, creusait les coins de cette bouche un peu gonflée; une ride plus profonde que celle des vieillards les plus chargés d’âge s’était gravée au burin dans cet enfant de trois ans.

Sur le coffre, la mère assise, jeune et presque belle en sa simplicité pesante, faisait face à l’homme, fort et haut sur le banc.

—Il est encore chaud, dit-il à son tour. Prenez-le, Marie.

Elle avait bien pleuré. Maintenant, elle était tranquille et presque souriante, comme au milieu de la pluie, quand un rayon impuissant de lumière brille. Avant de reprendre le petit Yvon, elle fit le signe de la croix, sur elle et sur lui. Elle lui mit les bas et le bonnet multicolore, où dominait le rouge; elle le chaussa; elle ajusta la robe riante et le gai vêtement sur le petit garçon, immobile comme un jouet. Elle était résignée. On eût dit qu’elle n’avait pas pleuré à sanglots, naguère. Elle faisait l’habilleuse avec soin et sans hâte. Un des bras de l’enfant était posé sur son épaule, et l’autre allait et venait selon que la mère le maniait. Il fléchissait sur ses jambes, qui gardaient leur pli avec roideur.

Mais, quand elle eut fini, et qu’elle l’eut couché entre ses bras, ayant senti la peau déjà plus froide, et voyant la tête renversée comme dans un cri, elle s’écria tout en pleurs:

—Mon Dieu, mon Dieu... C’est donc vrai qu’ils vont venir... pour toi, ô mon Yvon très cher... mon petit enfant... pour toi aussi... ô mon Dieu...

Et, ne pensant plus à le baiser, elle sanglotait amèrement; et ses larmes tombaient sur le visage, rigide entre les bords du bonnet, le visage du petit mort...

III

Dans la maison, les parents étaient assemblés, les vieux plus près de l’âtre profond et noir, avec ses bancs de chaque côté du manteau; les moindres, plus voisins de la porte. Et les femmes du pays entrèrent, menant leurs enfants, les belles poupées blondes, en robes vertes, rouges, jaunes, coiffées de pourpre ou de bleu.

Par la porte ouverte, on voyait le sentier. Les douces haies s’inclinaient aux pieds du vallon. Le murmure de la fontaine versait sa plainte égale. Un vent faible et chanteur bruissait entre les branches. Et le ciel bas et doux, le ciel violet, semblait le regard triste que penche sur l’étroite fenêtre un passant, qui s’est arrêté, et qui s’afflige, regardant du dehors une douleur rencontrée.

Le petit Yvon était couché dans son cercueil, comme une statuette parée dans sa boîte. L’eau bénite, près de lui, allait continuellement de la tasse, où les doigts la prenaient, sur le pâle visage. Et les mains parlaient le langage alterné des signes de croix. Les mères conduisaient leurs enfants au cercueil. «C’est le petit Yvon, disaient-elles, embrasse-le... Il va en paradis...» Ils se dressaient sur la pointe des pieds, les bras écartés et trop courts dans la robe longue: et les mères haussaient les plus petits jusqu’aux lèvres du mort. On voyait leurs chaussures dans le cercle de la jupe, comme les pieds en bois des jouets, quand on les soulève. Des petits tendaient leur bouche ronde et s’amusaient à ce jeu du baiser, naïvement; et presque tous regardaient de côté l’assistance, les yeux loin du visage que leurs lèvres touchaient. Plusieurs faisaient un signe de croix, très long, très large. Ils recommençaient, et se regardaient faire. Et parfois ils se trompaient, ne se rappelant plus quelle épaule il faut toucher la première: ils attendaient que leur mère se signât, pour l’imiter.

Ils étaient tous très graves et très recueillis. La petite Jeannette, qui avait six ou sept ans, s’approcha, tenant obstinément la tête baissée. Elle se rappelait bien le pauvre petit Yvon. Il y a quelques jours encore, ils jouaient ensemble, tous les deux. Il était si joli... Elle l’aimait; elle le préférait à tous les autres enfants... Puis, c’était le filleul de sa mère. Jeannette est tout éperdue. Voilà qu’Yvon est mort... Un mort, c’est un grand chagrin pour tout le monde... Un malheur obscur et vague... On ne parle pas dans la maison des morts... On pleure. Un grand malheur... elle ne sait pas lequel. Être mort, c’est ne plus être là... Mais Yvon est là encore; et pourtant, il est mort. Elle craint de le voir défiguré: il est tout noir, peut-être? ou sans tête?... Ou qui sait si on ne l’a pas changé? S’il ne remue pas, sans rien dire, comme ces bêtes qu’on voit quand on bêche: puisque les morts vont sous terre.

Elle est rouge d’émotion, de regret et de peur. Lorsque enfin, au bord du cercueil, elle lève les yeux, elle aperçoit son petit Yvon, comme elle l’a connu, mais pareil aux statues de la chapelle,—si blême, si raidi... Elle le touche des lèvres: il est froid comme la pierre. Alors son cœur lui saute dans la poitrine, et lui monte à la gorge, poussé par l’affliction et la crainte. Elle pâlit; elle se met à pleurer longuement, prête à défaillir.

—Il ne faut pas pleurer, Janik... Il est en paradis, lui répète-t-on.

Elle est bien contente qu’Yvon soit en paradis: mais elle pleure. Tout bas, deux petits garçons, ayant beaucoup réfléchi, se disent quelques mots:

—Yvon est mort... C’est comme ceux qui sont toujours malades, si on était couché... Les enfants vont au ciel...

Une femme en deuil laissa sa petite fille au milieu de la pièce, et courut à la mère. Elle l’embrassait étroitement, et se prit à pleurer de compassion, remuée dans son cœur par un cruel souvenir. Mais la mère semblait maintenant insensible: comme son mari, elle faisait les honneurs de sa maison, et présidait à la cérémonie.

Un poupon, que sa nourrice pencha sur le cadavre, poussait des cris perçants; et son frère, un petit noiraud aux jambes en arc, éprouvant la même peur, pleura.

 

Tous les enfants sont rangés silencieux; et le petit mort semble l’un d’eux, que les autres regardent, couché dans un coffre blanc, et qui joue peut-être au silence avec eux. Ils sont plus graves encore qu’au début: ils sont touchés, ils ont peur et s’ennuient. A plus d’un, le sommeil fait des avances. Leurs cheveux blonds brillent dans l’ombre, sous le bonnet. Une lumière verte vient de la porte et du sentier: les robes éclatantes y resplendissent étrangement. Ils se tiennent sagement, leurs bras courts repliés sur le corps. Ils regardent tous du même côté. Leurs lèvres attentives sont entr’ouvertes; on dirait qu’ils vont chanter: il ne leur manque que des ailes.

XXIII

PENMARC’H

En novembre, l’après-midi.

Temps gris,—et, d’abord, quelques grains. Puis la pluie.

Une tristesse terrible. Sans espoir, sans retour, sans consolation. Depuis le commencement des âges, il doit pleuvoir ainsi sur ce pays sinistre; et il pleuvra de même sur ces roches mornes jusqu’à la fin des siècles.

Des blocs et des blocs; des montagnes éboulées; et, partout où il y eut des vivants, ce sont des débris et des ruines. Si Kérity, Penmarc’h et Saint-Gwennolé n’ont formé jadis qu’une seule ville, si elle était plus grande et plus somptueuse qu’une capitale, si les cathédrales de l’Ouest et les châteaux forts de l’Occident s’élevaient ici,—on en discute; et plus encore, si des flottes entières, le vaste commerce et les entreprises des négociants ont eu ces sables et ces rocs pour métropole. Mais il le faudrait. Et le grand port de l’Atlantide méritait d’être placé entre les chevaux monstrueux de Penmarc’h, si les Atlantes furent une race vouée au sépulcre, et aux profondes catastrophes de l’Océan.

Pas un arbre. Seuls règnent le sable et le granit.

Sous la lumière douteuse et louche de l’automne, tous ces grands corps de pierre prennent d’étranges formes. Une armée, une cavalerie pétrifiée que montent, au loin, les brouillards aux écharpes grises. Et là-bas, dans le fond, c’est un navire amiral, qui porte toute sa voilure noire de nuages...

Pas un arbre. Sur cette terre virile, toute en os et en promontoires, pareille aux squelettes décharnés d’un ossuaire de géants, on se prend à reconnaître la puérilité infinie de la verdure, et la douceur des arbres se fait sentir par le regret. Mais l’on éprouve mieux encore ce que la vie a d’enfantin, et la vanité de ses promesses à l’aspect de ces puissances éternelles, parce qu’elles sont infécondes: la terre de granit, et la mer désespérée.

Que ferait ici le jardin? et même la forêt? Point de feuillages: ils amollissent la ligne des pierres. Et le chant des oiseaux ferait pitié, près de la lamentation immense qui obsède l’espace. Les feuilles ont le charme des enfants, jouant échevelés et rieurs sous les yeux de leurs mères. Ici, l’œil du ciel est fermé. Que les oiseaux, en Arcadie, gazouillent au soleil, comme bruissent les feuilles: mais ce n’est plus qu’un sifflement piteux qui vient des créatures, quand les mornes immensités se parlent, et qu’au souffle de la marée, les îles et les rocs se comparent.

Un sombre pays, plus beau que sous le soleil et la lumière,—beau sous le ciel sombre. Le vent perfide ne souffle encore que de côté: et, jusqu’ici, faiblement. Mais déjà les vagues roulent avec fracas. Le murmure est éternel,—et presque toujours la violence. C’est un canton de deuil, un littoral sans pitié, le plus riche en naufrages. Et même à terre, la côte est pleine de dangers. Les lames sourdes, parfois, se forment et balayent tout ce qu’elles touchent, sournoises comme la mort, rapides comme l’infortune. Une vague, plus haute qu’une maison, a mangé d’un seul coup cinq personnes, assises par un beau jour au haut d’un rocher pareil à une colline. Comme la gueule d’un monstre caché au fond de l’eau, elle en est sortie et a happé sa proie, plus prompte que la pensée; puis elle s’est refermée sur ces fétus, cinq vies détruites...

Une légère brume monte de l’horizon. La pluie a cessé. La mer cruelle a l’éclat sombre et gris d’un regard de triomphante haine. Les rocs se font de plus en plus noirs, et se penchent sur leur ombre, comme des monstres en méditation.

Un aigre souffle humide passe sur la terre. On frissonne. Il est temps de revenir sur ses pas, car le gouffre de la nuit va bientôt s’ouvrir sur le gouffre de l’étendue. Et tout déjà se fait abîme.

XXIV

ARCADIE

De Benodet à Beg Meil. En août.

Matin.

Un chemin désert, en pente sinueuse, tout trempé d’ombre violette. Le soleil matinal n’éclaire encore la cime des arbres que d’un côté, de loin, comme un tireur mal assuré qui s’exerce. Au bas de la route, un cheval alezan, que tient par la bride une bonne femme en coiffe. Le joli animal est immobile, la tête baissée contre le mur, la queue épaisse et longue, d’un poil plus foncé que le robe; il attend sur trois pattes, et ploie la jambe gauche de derrière en accent circonflexe: le sabot noir ne semble pas toucher le sol; et le beau membre replié, dont la branche haute s’élargit à la cuisse, se détache dans l’ombre comme un fragment de statue inimitable: dans le repos bat le rythme merveilleux de la vie. La bonne femme tient la bride à bout de bras, prudente et gauche. Elle est noire près du beau cheval blond. Une porte s’ouvre: toute la route s’illumine d’or vert: la muraille a fait place à un voile de feuilles rondes qui tremblent au soleil; elles sont rondes comme des doublons, et d’un vert si jeune qu’elles paraissent transparentes; on les dirait faites de rayons, et les disques de lumière qui dansent avec elles, d’or végétal. C’est le soleil entre les arbres, qui fait largesse de pièces d’or et de feuilles. Puis, comme la brise courbe une branche, derrière ce voile aux blondes mailles, se montre couchée, riante, à demi rêveuse encore, la mer bleue comme les yeux.

Midi.

Le soleil brûle. La vieille Mar-Jann, plus noire que sa jupe, parle à sa vache couchée sur le flanc. «Qu’avez-vous? lui dit-elle... Je vois bien que depuis lundi vous n’allez guère... Vous ne mangez plus, donc?... Vous ne voulez plus manger?... Et qu’est-ce que je ferais, alors?... Je vous mènerai le médecin, peut-être?... Vous le voulez, dites?... Mais s’il ne veut pas, lui?... Ah! mon Dieu, mon Dieu... Et il faudra que je paie pour vous? Et combien donc?... Mais comment ferai-je, dites?... Je ne suis qu’une pauvre femme, une pauvre femme, donc. Vous êtes malade, je le vois bien... Quel malheur... Il vaudrait mieux que ce fût moi... J’en étais sûre, j’aurais dû faire à ma tête, et envoyer votre queue à saint Herbot... Pourtant, je ne vous ai pas fait travailler, ni les bœufs, ni les chevaux au temps du pardon, et les jours durant toutes les bêtes se sont reposées... Attendez-moi là, et ne remuez pas, donc... je vais prier pour vous... Il faut que je vous recommande au bon saint Herbot... On dit qu’il a pitié des pauvres paysans... C’est sûr, alors, qu’il les écoute. Le petit pain de saint Tugean m’a bien guérie du mal de dents, et mon homme encore...»

Nuit.

Le lune, au bas de sa course, descend rapide derrière les arbres. On dirait une tête brillante et pâle, qu’on tire au bout d’un fil invisible. Voilée d’une fumée légère, elle descend d’un glissement égal, impassible et ne s’arrête pas. Elle semble vouloir être vue à travers les branches, et ne pas voir. Elle ne tourne pas la tête pour regarder qui la regarde. Elle descend entre les feuilles, triste et belle. Dans sa pâleur brillante, elle rayonne de passion et de rêverie; la légère fumée qui la voile, chaude, rappelle la buée des larmes. Que les arbres noirs, découpés en ombre chinoise devant elle, paraissent grands dans leur repos que pas un frisson ne trouble! Le bord des branches s’argente seul d’un reflet lunaire. Le ciel bleu règne, profond et sombre. Un crapaud flûte dans un coin. Comme un lac, s’étend le large calme.

La mer dort. Toujours plus bas, sous les arbres maintenant, voici descendre la lune...

XXV

CALVAIRE

Au Drennec. 29 octobre.

Bordée de fossés bruns et de haies rouillées, la route se fait plus étroite et s’ouvre, comme l’entrée d’un parc seigneurial, en longue allée couverte d’ombre. De très minces et très hauts pins, grands arbres au fût nu qui ne portent de branches qu’à leur sommet, se suivent des deux côtés, en perspective de noires colonnades. Leurs cimes sont si noblement arrondies au-dessus des colonnes qu’elles semblent posées sur le ciel triste et gris, tendu comme un voile bas entre les deux longues lignes. Tout est mouillé; la terre épaisse est battue en boue aux reflets louches d’eau dormante; et le long des troncs noirs coule parfois une lourde goutte, pareille à une vieille larme trop longtemps retenue. Sur un bord de l’allée, un carrefour d’où partent des sentiers vers les landes, et le chemin désert. Par delà d’autres arbres, on découvre un toit pointu et les pans aigus de quelques chaumes, dont le poil d’or bruni brille obscurément sous la bruine: ainsi une note de cor se prolonge chaudement, tandis que frémissent les violons en sourdine.

Et un calvaire se tient, les bras ouverts, étrange et immobile, à la croix des chemins, la face tournée vers les grands arbres.

Quatre marches de granit, hautes et larges, portent le socle, pareil à une borne funéraire. Comme les degrés et la croix, le socle est tout vêtu de mousse, un duvet court, plus vert que la feuille de mai, tissu printanier que les ans, la vétusté et les pluies lentes ont strié de raies noires, crêpe végétal de la pierre. Qui dira la tristesse inébranlable de ce calvaire, dans la campagne? C’est une lourde croix, aux bras pesants, à la taille trapue, d’un granit sombre aux angles verdis: elle regarde la route et les pins d’un air éternel, plus triste et plus gris que le ciel bas et la pluie grise. Le silence règne à l’entour; et l’on dirait que rien jamais ne le trouble.

Une femme vint du fond de l’allée, paysanne au pas robuste, et l’air paisible. Comme tant d’autres, elle n’avait pas d’âge; ses cheveux étaient si serrés sous la coiffe, qu’on n’en eut pas su dire la couleur; le visage était bruni par le hâle; mais, ayant baissé la tête, on vit la peau laiteuse de sa nuque, là où commence le cou. Elle monta lentement les degrés du calvaire, et fit longuement le signe de la croix; puis elle se mit à genoux, ayant soin de s’agenouiller sur son tablier de toile. Elle pencha le front jusqu’à toucher le socle, après avoir jeté un rapide regard derrière elle, comme pour s’assurer d’être seule. Elle priait sans bruit; ou, peut-être, sa prière était-elle sans paroles. De loin en loin, elle poussait un fort soupir; et elle avait plaisir à soupirer sans doute. Elle se prosternait, parfois, d’un élan brusque du buste; et sa jupe courte laissait à découvert ses pieds, chaussés de gros bas bleus dans les sabots.

 

Le vent bas de la pluie poussait les feuilles mortes dans le fossé... Le calvaire brillait, avec ce morne reflet que les pierres humides empruntent parfois aux maigres os des visages en larmes... Sous le ciel gris et la bruine, cette croix était triste, avec cette femme à ses pieds, et sur sa tête baissée ces deux bras de granit ouverts et rigides.

XXVI

SEIGNEURS

En toute saison.

En canot, descendant la rivière, le vieux Crozon raconte ses souvenirs.

 

—Un bon seigneur, c’était M. de M***, qui vivait encore, il y a vingt ans... Oui... il en aurait plus de cent aujourd’hui. Il était vieux quand il est mort; mais il est parti bien trop tôt encore, bamm[F], oui!... Il était connu de tout le monde dans le pays. Il n’avait pas son pareil pour être un brave homme... On n’en voit plus de cette façon là, bamm, non!... Il vivait sous l’œil du bon Dieu, et il le voit maintenant en paradis. Tout le monde l’aimait, parce qu’il aimait tout le monde. Il n’était pas dur aux pauvres gens... On allait le trouver, et il disait: «Allons, qu’est-ce qu’il te faut? Tiens donc, qu’il disait; prends cette pièce, prends; va-t’en à tes affaires; et viens me voir le mois prochain... Nous verrons à te tirer de là... Sois honnête, et prie Dieu de te venir en aide...» Et l’on s’en allait content, monsieur. Oui, bamm! on se sentait tranquille...

Les jours de fête, donc, il laissait entrer qui voulait dans son domaine. Et il y en avait qui n’étaient pas raisonnables, non, bamm!... des gâte-tout qui n’avaient pas de soin, qui lui mettaient le feu dans ses bois... ils ont brûlé souvent. Mais lui, il n’y faisait pas attention. On lui disait:

»—Pourquoi ne fermez-vous pas la propriété, donc? Elle est à vous. Ils vous brûleront le château, un de ces jours...

»—Hé, ils n’ont pas de campagne, et j’en ai une, qu’il répondait; il faut bien qu’ils se promènent...

»Toutes les noces de Kemper et du Pont-l’Abbé se faisaient chez M. de M***. Ils venaient tous en bande dîner sur l’herbe dans le bois, et ils allaient prendre le sel et le poivre au château. M. de M*** avait donné l’ordre une fois pour toutes: «Vous ne refuserez jamais le sel et le poivre», qu’il avait dit... Et souvent on goûtait aussi le cidre nouveau... Pour un digne homme, bamm! c’était un digne homme.

»Et puis il a eu ses malheurs. «Dieu m’a éprouvé donc...» qu’il disait. En rien de temps, il a tout perdu, sa femme et ses enfants. Il ne lui est resté qu’une fille. Il avait pour lors ses soixante ans, peut-être... Le pauvre bon Monsieur, il est entré dans les Ordres; et il a encore été meilleur abbé que bon maître. Dans ce temps-là, il n’y avait rien du tout aux Glénans, ni église, ni chapelle, ni rien donc... Alors, le bon abbé de M*** a été faire un tour par là.

»—Ma foi, qu’il dit, ce n’est pas possible que des chrétiens restent sans secours comme cela, et qu’ils n’aient pas même une petite cloche. Ce n’est pas des païens, n’est-ce pas?...

»—Mais comment faire?

»—Je suis là, qu’il dit; et avec l’aide de Dieu, je ferai le nécessaire.

» Et il l’a fait comme il l’a dit. Il a bâti une église dans l’Ile; on l’a consacrée; et lui-même, le bon Monsieur, tous les dimanches il s’embarquait, quelque temps qu’il fît, et il allait leur dire la messe... Vous ne l’auriez pas retenu... Oui, bamm! un bien bon homme, celui-là...

—Et depuis?

—Ah, depuis, ce n’est plus la même chose, bamm! On a vu du nouveau...

J’ai toutes les peines du monde à savoir quoi. Le vieux Crozon ne veut plus rien dire. Il répugne toujours à juger autrui et à n’en pas faire l’éloge: il voudrait ne connaître les grands de la terre, les riches, les châtelains, les vieilles familles que par les beaux côtés. A la fin, il avoue: car il n’est pas dupe.

—Hé donc, l’héritier ne ressemble guère à M. de M***. Il trouvait qu’on lui gâtait son bien, qu’on lui brûlait ses bois. Il n’a plus voulu le permettre, bamm! Il a tout fermé, la forêt, les collines, de tous les bords... C’est son droit, donc, c’est son droit... Il a mis des gardes partout, M. de P***. Personne ne peut plus entrer chez lui... C’est son droit. Et les gardes, bamm! ils ont la consigne... Si quelqu’un passe dans le bois, on lui tire dessus, comme sur un lapin... Attrape!... Maintenant, on est sévère... Un coup de fusil,... comme sur un lapin...

Il se tait un instant; puis, comme s’il regrettait d’avoir jugé un plus puissant que lui, pour effacer la médisance il conclut:

—C’est son droit, n’est-ce pas? Il est chez lui... La propriété est bien mieux tenue, depuis; on ne peut pas dire le contraire...

XXVII

LE PAUVRE PÊCHEUR

Au G... En juillet.

La mer riait, comme une reine heureuse.

La cale était couverte de poissons. Au soleil déjà plus bas sur l’horizon plus rouge, ils brillaient comme des émaux glacés d’on ne sait quelle laque métallique et liquide. Rangés sur les deux bords de la vieille pierre en pente, ils faisaient un chemin où les pêcheurs se promenaient entre des pierres précieuses, des lingots d’argent et de vermeil, incrustés de rubis. La mer clapotait contre la cale, et mouillait en riant les filets et les rames. Entre les poissons, allaient et venaient affairées les femmes, la cotte retroussée; et l’on voyait dans les sabots humides les bas de laine noire ou bleue gonflés par les grosses jambes. Quelques-unes couraient lourdement; d’autres criaient, appelant avec des gestes. Les hommes couraient aussi, pieds nus, montrant des jambes brunes, parfois très blanches, nerveuses comme celles des jeunes chevaux; et plusieurs étaient marquées d’un sillon noir, d’une plaie encore rouge, depuis la cheville jusqu’au jarret, trace d’une chute ou d’une blessure. Les enfants marchaient entre les tas de poissons; ou bavards et criards, les mains en avant, ils se penchaient sur les bêtes frétillantes, les soulevant par la queue, jusqu’à ce qu’une commère les menaçât; ou bien sérieux et muets, ils allaient par deux ou trois, regardant décharger les paniers en connaisseurs, se parlant du regard, les mains derrière le dos. Les dorades et les maquereaux luisaient comme de l’argent et de l’émeraude en fusion; les grands congres longs, roides, ronds, pareils à des cuisses de nègres, battaient parfois la pierre d’un frémissement convulsif; un banc de rougets sur un lit d’algues avait la couleur de bijoux persans, faits de roses diamantées sur un coussin de velours vert. Et les dorades à la tête large écarquillaient des yeux ronds comme des sequins arabes, aussi fixes dans le cercle double qui les enchâsse que les yeux peints sur une toile, et déjà presque blancs...

Quand le marché prit fin, et que les femmes emportèrent ce que leurs hommes n’avaient pas vendu, sur la cale jonchée de débris, les enfants s’amusèrent. Une grande vieille longue, maigre, noire et noueuse comme un cep, après une âpre dispute, prit sous son bras, l’accotant à la hanche, un panier de sardines qu’elle avait convoité; et le matelot, heureux d’en avoir fini, la vit s’éloigner d’un pas rapide, les sabots claquants: il la regardait, et, allumant sa pipe, il haussa lentement les épaules.

Dans les bateaux, les mousses et quelques hommes s’empressaient à la besogne, pour rentrer plus tôt au logis. Il n’y avait presque plus personne sur le port. La mer montait, toujours plus belle; et les vagues vertes se teintaient déjà de pourpre occidental, comme si la divine sirène eût rougi de plaisir; ou qu’elle eût laissé, par jeu, couler de ses veines un filet incarnat de son sang.

 

Une barque, montée de quatre hommes, aborda et mouilla. Trois de ces hommes avaient un air de famille, à ne s’y pas tromper: le père et les deux fils. L’autre était un matelot encore jeune, dont la maigreur trapue exprimait une vigueur peu commune. Parlant pour tous, et jetant un regard circulaire à l’entour, il reconnut qu’on était en retard d’une heure, et qu’il faudrait jeter le poisson à l’eau, au lieu de trouver à le vendre. Le père des deux garçons aux cheveux roux lui imposa silence. Taciturnes, ils lancèrent leur pêche sur la cale, et le poisson, la gueule ouverte, se débattait dans une agonie convulsive. Le matelot maigre, aux larges épaules, ayant couru sur la place, revint bientôt avec un homme court et fort, M. Rivoal, le marchand. Le visage gras et rond, tout le corps bien nourri, M. Rivoal avait la peau luisante, les moustaches rousses, épaisses, relevées en crocs arrogants. Il portait le costume d’un bourgeois à l’aise; une chaîne de montre était tendue sur son gilet; il fumait la cigarette. Il parla au pêcheur d’un ton las et indifférent. Il s’était dérangé pour lui: mais que voulait-on qu’il fît de ce poisson? Il n’était plus temps... Il consulta sa montre: peut-être, pourtant, serait-il possible de faire partir les paniers... Il chargerait Le Fustec de les prendre: justement, il était encore à l’auberge... Mais, il n’en donnait que tant... et pas un sou de plus.

Le pêcheur écoutait, les sourcils froncés, un air d’anxiété répandu sur le visage. Il se récria d’une voix sourde, faiblement. Les autres ne disaient mot; et même, un moment après, ils se dispersèrent sans avoir ouvert la bouche. La lutte fut courte. Le pêcheur céda; il fit un geste de découragement ou de mépris, et ne dit plus rien. Cependant, M. Rivoal reprit la parole, du même ton indifférent, et dit:

—Harmel, tu me dois encore... Je te paie dix-neuf francs; mais tu prends deux litres sur le prix. Entendu, Harmel?... Allons!...

Harmel ne répondit pas, sinon par un regard farouche et triste: il releva sa tête baissée d’un coup brusque, comme font les taureaux et les béliers. «Ainsi, une fois encore...» Il savait bien ce qui allait se passer: non seulement la pêche était manquée, et ne lui rapporterait rien; mais il avait déchiré un filet; il était payé en eau-de-vie; il n’aurait pas assez d’argent pour la femme; il boirait avec Lesken et ne rentrerait qu’ivre mort à la maison.

On chargea le poisson sous les yeux attentifs du marchand. Tous s’éloignèrent; et l’on n’eût jamais pensé que cet homme et ces quatre marins fussent de la même race: lui, gras, plein, vêtu à la mode des villes, chaussé de cuir jaune, tenant la cigarette d’une main ballante, des bagues aux doigts;—et eux, maigres, pieds nus, la toile collant aux membres, les mains noires et osseuses, comme des écorchés qu’on eût flambés au feu, telles les pattes des poules. Ils allèrent à l’auberge, où, s’étant effacés sur le seuil devant le marchand, ils entrèrent à sa suite.

 

Un peu de temps après, Harmel revint sur la cale, avec Lesken. L’un et l’autre déjà gris, les yeux troubles, tenaient une bouteille jaune sous le bras. La barque flottait contre le bord; l’heure de la pleine eau était venue; la mer radieuse n’était plus qu’un lac infini de soie, semé de fleurs. Et le soleil allait disparaître dans une gloire d’or rouge... Une fillette, couchée sur le ventre, jouait avec des crabes oubliés dans un écheveau de varech, et les torturait, cassant une pince, arrachant un article, frappant avec une pierre sur la cuirasse; et quelquefois une patte remuait.

Harmel et Lesken s’étaient assis dans le bateau, l’un en face de l’autre. Ils buvaient l’eau-de-vie à la bouteille. Ils échangeaient des paroles rares et brèves. D’abord ils se regardèrent à peine; puis, à la fin, ils avaient parfois une sorte de sourire fatigué aux lèvres, quelque chose de puéril et de contraint. Harmel avait ôté son bonnet, et sa veste. La sueur lui collait ses cheveux dorés aux tempes; et la forme longue de son crâne en tonneau en était mieux marquée. Son nez droit et court semblait de bois au-dessus de la lèvre rose; l’on voyait par la chemise ouverte des poils roux sur sa poitrine musculeuse; et la couleur de sa peau changeait brusquement au ras du col, comme s’il avait eu une tête de brique sur un corps de pierre. Le matelot Lesken avait enfoncé ses pieds dans ses bottes, et se tenait roide sur le banc, comme à la manœuvre; il n’avait point sur la figure cette ombre de désolation et de lassitude douloureuse, qui creusait les traits de l’autre; sa maigreur, au contraire, respirait l’énergie et presque le défi. Il paraissait insolent, railleur et fort intelligent.

La fillette, s’étant mise sur ses pieds, lança en l’air des pattes de crabes, et s’en alla en sautillant... Les derniers rayons du soleil éclairaient la charnière d’un auvent; et l’on voyait, entre le gond et la muraille, une araignée au milieu de sa toile irisée: elle suçait une mouche qui devait vivre encore. Et la fillette, en passant, ayant aperçu l’araignée à portée de sa main, l’écrasa contre le mur avec sa pierre... Elle s’en fut.

 

Harmel regardait le large d’un œil trouble, par-dessus l’épaule de son compagnon; il pliait un peu le dos, et ses bras lui pendaient tout d’une pièce le long des flancs, plus lourds que des ancres; ses mains étaient d’un rouge sombre, comme celui du sang caillé, et elles semblaient démesurées, avec leurs veines gonflées, racines tordues aux branches vertes. Lesken ricanait silencieusement: il voyait venir sur le quai désert le marchand gras, chaussé de cuir jaune. Le désignant d’un coup d’épaule, il dit doucement à Lesken:

—Il est là... Qu’est-ce qu’il veut encore?...

Et le mareyeur ayant jeté un regard sur les deux hommes, Lesken lui cria:

—Bonsoir, monsieur Rivoal!...

—Bonsoir! repartit l’autre de sa voix indifférente.

Il s’éloignait à petits pas sur la grève.

Lesken rit encore, du même rire silencieux, découvrant de larges dents jaunes.

—Tu l’as vu? dit-il... Eh bien, quoi?... Il est content, lui... Ce n’est pas comme toi... Ho!... Ho!... cria-t-il plus fort; réveille-toi, Harmel!...

Il leva les épaules, et reprit de son ton bas et mordant:

—Le voilà encore qui dort.. Ne te fais donc pas du chagrin, mon vieux, chrétien mon frère... Ne te fais pas du chagrin, marin!... Est-ce qu’il en a, lui?... Eh bien, fais comme lui.. Tu es saoul.. Je suis saoul... mais c’est lui, l’ivrogne. Hé?... Qu’est-ce qui t’a donné à boire? C’est lui... Qui t’a mis les bouteilles sous le bras? C’est lui... Il ne fallait pas les lui laisser, peut-être!..

Harmel répondit violemment:

—Non! et un éclair rouge passa dans les yeux sombres.

—Toi, reprit Lesken, tu ne sais que te faire du sang noir... Fais comme moi: f...-toi de tout: f...-toi de lui... f...-toi de toi... Tiens, regarde-le, là-bas: il vient de glisser, le bandit, sur une pierre; il est trop lourd de notre argent dans les poches; il ne tient plus debout... Si j’étais de la pierre, j’aurais voulu le f... à l’eau...

Il but une longue lampée à la bouteille et continua, du même accent sarcastique, d’âpre jovialité:

—Va, il est plus voleur que tu n’es ivrogne... Il volerait les morts, s’ils allaient à la pêche, dans son quartier...

Il jura.

—Qu’est-ce-que tu lui ferais, toi, si tu le tenais, un soir, tout seul, dans l’île?... Mais toi, je te connais, dit-il après un court silence. Tu ne lui ferais rien du tout... Tu prendrais ton poisson, et tu irais lui dire: «Faites votre prix, monsieur Rivoal...»

Il jura encore, et cracha, baissant la tête entre ses jambes ouvertes, et se regardant cracher.

—Tu ne le... Moi, Harmel, si je l’avais sous la main, ce marchand de rogue, je le... Tiens, comme ça!

Et il leva sa jambe, frappant de son pied redoutable le fond du bateau, sur la tête d’un poisson qui y était resté. On entendit le chuintement mol de l’écrasement sous la botte:

—Tu ne le ferais pas?... répéta-t-il en ricanant.

—Non, dit Harmel.

Lesken le regarda de travers; puis:

—Bah! fit-il, tes enfants le feront...

 

Le ciel du vert le plus tendre réfléchissait les rayons nacrés de la roue du soleil disparu. La mer n’ondulait plus qu’à peine, suspendue dans une extase. La mer diaprée n’était qu’un cimetière de pollens somptueux et de fleurs soyeuses. Des mouettes planaient; et sous leurs ailes éployées, leur corps était d’un violet sombre. Partout la grâce d’une sérénité divine, partout la paix.

XXVIII

HEURES D’AUTOMNE

En Benodet. Octobre-novembre.

A l’heure où la première aube s’éveille, comme la première palpitation du cœur dans l’œuf,—c’est un point blême qui semble naître sur le mur, près de la fenêtre, et sortir de l’ombre noire. On ferme un instant les yeux; et quand on les rouvre, le point paraît s’être déplacé encore plus qu’il n’a grandi. C’est, maintenant, une plaque livide, qui fait mieux ressortir le deuil silencieux de la nuit. Au milieu de la tache sinistre comme un drap mortuaire, si tout à l’heure, lentement, un mort allait montrer sa tête?... On est sur le chemin des apparitions. On se sent mal à l’aise, inquiet et curieux toutefois: et l’on a peur, enfin, d’avoir soudain très peur.

 

Après beaucoup de pluies, un jour de beau soleil. Toute la campagne exhale une odeur exquise, et un peu écœurante: une odeur maladive; l’haleine de ce qui meurt. Ainsi sentent les roses dans les vases où, belles encore, elles vont périr: elles sont entières, et leur tige ne penche qu’à peine; mais cette nuit, ou demain, elles tomberont d’un seul coup; et l’on verra tous les pétales sur le tapis, comme une écume rappelle par l’éparpillement la forme et la vie dont la vague fut faite. Le parfum des roses mourantes est celui de l’automne à l’agonie.

La campagne a son odeur de trouble, ce matin: elle entête, et mord mollement le cœur. L’Église est sage d’avoir mis le temps des morts en ce temps-ci. On se sent mourir. L’hiver dépouillé est bien moins triste. Hier encore, ce n’était que la maturité; et l’an mûr donnait ses fruits: vendémiaire est plein de joie, et va même à l’ivresse. Mais novembre a la tristesse désespérée de l’agonie.

C’est le dernier combat sans espoir, sans ressources, qui est bien plus morne que la défaite. La mort a le repos. Ou, du moins, on y compte. Mais une lutte suprême et sans merci a la réalité misérable du deuil, dont la mort n’est que l’emblème. Il est dur de se sentir mourir: et c’est alors que l’on se sent le plus vivre, par le terrible effort qu’on y fait.

Les dernières palpitations du cœur, la nature en connaît aussi l’épouvante confuse. C’est un pouls qui s’affaisse, c’est un corps qui se refroidit,—cette lumière tiède, ces regards si lointains du soleil sur les feuilles qui tombent. Et quand vient le soir, on se sent frémir au vent humide de la nuit.

La lande est plus sombre, et les ajoncs plus noirs parmi les bruyères rousses. On voit de longues prairies d’or, semées de mares d’un vert dense comme l’encre. Les feuilles de la bruyère ne semblent plus végétales: elles restent étalées et roides, pareilles à du métal; et ces feuilles d’or fin, vers le soir, sont violettes. Cependant, des ajoncs sur les haies sont en fleurs...

Et de la mer elle-même monte une senteur plus pénétrante. Le maërl et le goémon sur les pierres ont un parfum âcre et pourrissant. Et les roches aussi participent d’on ne sait quelle odeur funèbre.

 

Nuit brumeuse et lourde. Tantôt on étouffe, et tantôt on frémit de froid. Si je ferme les yeux, toute sorte de visions funestes s’offrent à moi, comme si mes idées et la plainte de la mer prenaient corps.

J’ouvre la fenêtre. Dans les ténèbres, où tout le pays est noyé, un seul feu luit fixement sur l’autre rive, le fanal de quelque navire à l’ancre: la lumière douloureuse se brise sur l’eau en un long sillage fumeux... Et par delà les masses confondues du ciel et des hauteurs obscures, lugubrement, longuement mugit la sirène de Penmarc’h, cette voix enrouée de la brume.

 

Les matins d’octobre sont trempés de brume et d’incertitude. Parfois, au soleil levant, les voiles humides se dissipent, sous les flèches d’une lumière plus rose que l’aurore au printemps. On croit que la magie riante d’avril va donner encore une journée à la féerie. Et soudain, les brouillards dissipés se reforment en nuages; le soleil se drape de gris; et la gaieté s’éteint sur la terre, restée froide.

La beauté d’octobre est au couchant. Automne est une amoureuse brûlante, dont les jours sont comptés, qui se meurt de poésie et qui, chaque soir, incline de plus près vers la tombe. Chaque soir ramène la fièvre dans ce beau corps qui s’épuise, et le sang sur sa face pâlie. Une divine ardeur saisit cette mourante: le divin crépuscule ruisselle de son sang.

Elle appelle un baiser; elle implore la caresse passionnée qu’elle offre, de ce cœur inassouvi que l’adieu rend plus insatiable encore. Et si tout le sang lui vient aux lèvres pour le baiser qu’elles cherchent, c’est qu’il sera le dernier peut-être...

 

A la basse mer, vers le temps de l’équinoxe, le flot qui se retire laisse la rive peuplée d’une foule étrange. L’estan paraît immense; et tous les rochers, couverts de goémons, donnent l’idée d’une assemblée chevelue, comme si une nation singulière avait pris rendez-vous sur la grève. Ils sont tous là, immobiles et noirs, la crinière trempée qui pend le long de leurs corps roides. Sont-ce des animaux marins? Des phoques au cuir jaune? Ou les démons punis de la marée?—Les lignes de menhirs font aussi penser aux squelettes d’une de ces peuplades, pétrifiée.

Puis, le paysan et la paysanne, une fourche à la main, les jambes nues, le geste féroce et brusque, arrachent les boucles brunes à ces têtes de pierre. Ils en font des tas, au pied de chaque roc, pareils aux dépouilles d’un ennemi scalpé. Et, le soir venu, ils en chargent leur chariot, emportant une meule de varechs pour fumer leur terre.

 

Le ciel clair, tout d’un coup, se charge de nuées violettes. Un vent violent se lève: le grain tombe, une pluie battante. Les paysans, qui travaillent dans la lande, s’en vont, la bêche, la fourche ou la faucille sur l’épaule, en faisant le dos rond sous l’averse. Des femmes accourent, en claquant des sabots, pour serrer le linge blanc, étendu au soleil, sur les bruyères. Tous fuient.

Et deux vaches oubliées, la noire et la rousse, appellent en beuglant. On ne vient pas les prendre; la pluie redouble. Elles descendent alors dans le fossé; elles cachent leur tête baissée sous la haie, le mieux qu’elles peuvent; elles se serrent l’une contre l’autre; et la pluie bat longtemps leurs larges flancs relevés, qu’elle lave, ruisselant sur le damier des poils, du roux au noir, et du noir au blanc.

XXIX

L’ILE

Un jour de Régates, en juillet.

Blonde et bleue, la journée pétille. Le soleil est d’or dans le ciel bleu. La mer à l’ombre est plus bleue que le ciel, et verte à la lumière. Elle frise à la brise. Elle rit.

Les yachts sont blancs; les yachts sont bleus. Ils sont gais et rapides sur la mer verte. Ils sont fins comme des aiguilles. Ils sont longs, et semblent n’avoir pas d’épaisseur. Ils trempent dans l’eau jusqu’aux bords, et leurs voiles en paraissent plus vastes. Pareils à des oiseaux qui ne sont qu’ailes, les leurs sont blanches comme la soie, et plus nettes que des habits de fête. Elles s’articulent sur des mâts clairs et fins, qu’on dirait de bois précieux. Elles sont immenses, d’une envergure qui fait parfois rêver, en souriant, à des mouettes ailées de blancs nuages. Les unes ont la candeur éclatante du linge au soleil. Les autres sont rayées de lignes noires, ou d’un pointillé bleu. Elles sont élégantes comme des femmes; et comme elles, différentes. L’œil exercé distingue les nations: celle-ci vient de Cowes ou de Ryde en Angleterre; celle-là est bretonne; une autre est normande; plusieurs sont galloises de Kemper même. Elles ont des pavillons qui s’agitent, brillants comme des plumes et des aigrettes. Elles se disputent le prix sans clameur, et sans hâte apparente. Ces oiseaux magnifiques glissent dans l’air blond, ne donnant qu’à de longs intervalles leur grand coup d’ailes, et, suivant, sans la quitter, une route oblique.

Au plus loin, le juge sévère des jeux va et vient, aussi noir que ces voiles sont blanches; et crachant la fumée par une cheminée sombre: c’est le torpilleur, le monstre marin en forme de grand squale, ou d’obus démesuré... Telle une arme au fourreau, il est menaçant sous sa carapace, et sent la guerre.

Parmi les voiles coquettes, les bateaux des pêcheurs courent aussi, rustiques comme des paysannes dans un bal de marquises en gaze blanche, et les bras nus. Il y a là des lougres plus bruns que l’écorce des vieux chênes, aux voiles triangulaires, rouges et noires: leur image dans l’eau est celle d’une nuée d’orage, ou d’un haut goéland, le bec en bas, qui pêche. Il y a de grands canots verts, et d’autres ont la couleur des chaumes: leurs voiles rousses semblent de cuir; quelques-unes sont pareilles à la peau mûre du brugnon, où le jus perce; et d’autres au soleil sont fauves comme le cuir, chaudes comme les belles chevelures.

Une longue barque, aux voiles aiguës, croisées en forme de ciseaux, abandonne la course et sort de la ligne. Comme on en longe le bord, on voit les huit marins rouges, cuits au soleil, suant: un simple tricot sur le corps, ils ont l’air de la brique qui sort du four. Ils expliquent leur échec: ils ont fait erreur sur la route; et pourtant la Renée aurait bien mérité le prix: elle n’a pas sa pareille. Ils s’éloignent; et, dans sa robustesse, en effet, le svelte bateau a l’élan allongé de l’hirondelle.

Plongé dans le soleil, je suis des yeux l’hirondelle de mer; je regarde vers l’Ouest et le Nord. A l’horizon de terre, je n’ai vu jusque-là qu’une longue plage, du sable étincelant noyé dans un miroitement de fumée lumineuse. Une ville paraît surgie dans le mirage. Elle émerge à peine de l’eau. Elle est blanche dans la mer glauque. La clarté de l’été n’est pas plus claire qu’elle. L’ombre grise y brille comme une étoffe légère, au creux d’une statue. C’est une ville de pierre, éclatante comme une des Cyclades, transportée dans la mer de Bretagne. Devant la rivière de Pont-l’Abbé et la lagune, faisant face aux ombrages de Loctudy, cette ville d’Orient est mouillée, tel un bateau de pierre blanche. Pas un arbre; pas un verger; pas un jardin. On ne distingue, au pied du mur d’enceinte, rempart contre les vagues, qu’une ceinture de rocs énormes, des blocs noirs et une grève couverte de goémons. Les maisons sont pressées les unes sur les autres; on ne voit point de rues, ni de sentiers. Cet amas de bâtisses a le grain scintillant du granit. Par-dessus les toits, seul et fin comme un doigt qui le détermine, le clocher grêle de l’église...

Aride, ensoleillée et blanche dans la mer verte, c’est Tudy: c’est l’Ile.

XXX

LE PHARE

A la pointe du Coq, en Benodet.—En tout temps.

Le phare a vu des nuits terribles, et d’un charme désespérant. Là, j’ai connu un abîme de délices, et une douceur mortelle.

Ce petit phare est posé sur le bout d’une langue rocheuse, à l’entrée de la baie. Pareil à l’avant d’une antique galère, il mouille dans la mer de trois côtés. Sa tour ronde se dresse sur un socle de pierre; les blocs de granit l’entourent; les roches couvertes de goémons sont serrées à sa base, et font penser, dans l’ombre, à un amas de têtes dures entassées là, après avoir été tranchées, au soir d’une bataille de géants. Quand la mer est basse, les récifs et les pierres font un grand ossuaire de crânes, mouillés et chevelus de varech noir, où rougeoie le maërl sanglant. Et, à la haute mer, la vague vient mourir contre le phare même, cachant tous les rochers. Son murmure finit là seulement; elle soupire, régulière, monotone et sans fin sur les cubes taillés de blanche pierre. Et, lorsque le vent est fort, la vague bondit par-dessus les bases de la tour. Elle jaillit sur l’étroite terrasse qui mène, entre deux grilles, du chemin en terre à la porte du phare.

Tous les soirs, je vais voir mourir le jour, et naître la nuit dans la douleur du crépuscule. Enjambant la grille, je saute sur la pierre unie du socle; je me couche sur le banc étroit et rond, qui forme bourrelet autour de la colonne. Et là, étendu en arc, selon le contour de la pierre, je passe des heures et des heures; et je veille dans la passion de mon ennui.

La tête renversée, je me tiens immobile; et la splendeur terrifiante du ciel coule dans mes yeux. L’espace infini engendre le vertige. Et délicieusement cruel, le vertige séduit. Mon âme s’enivre et roule avec la mer,—la mer, qui comme moi soupire, et comme moi est couchée sous l’œil profond de la nuit.

Souvent, quand j’arrive, la pierre est chaude du soleil disparu, et j’en sens la tiédeur sous ma tête, comme d’un oreiller dur. Le souffle de l’air salin me gerce parfois les lèvres; et l’odeur de la mer parfume le repos. J’écoute la vague qui se meurt, et qui remeurt sans cesse. Invisible, je vois les progrès du silence; les lampes une à une s’éteindre, au loin, dans les demeures; et les bateaux qui, sans bruit, rentrent noirs et glissant à la façon des ombres.

Là-haut, dans la lanterne, le feu rouge du phare, pour moi, ne se trahit par rien. Pas une lueur, pas un reflet. Je suis dans les ténèbres. Leur tourbillon m’emporte: c’est une roue, et dont les rais sont faits d’étoiles. J’étouffe dans cette ombre vertigineuse. Mon bras nu et la pierre ne font également qu’un lé de clarté grise. Et tout est noir. Les ténèbres frémissantes pullulent d’astres.

 

Je perds pied de tout mon être dans la vue des étoiles. Leur palpitation m’emplit d’une tristesse passionnée. Je regarde; je désespère; et je sais. Penché, je me retiens à la corde ferrée du paratonnerre. Arcture est rouge comme la guerre. Et l’ardente Cappella, à l’autre horizon, la divine émeraude, palpite violemment, pareille à un cœur qui bondit. Altaïr brille droit, au-dessus de ma tête, dans l’axe de la tour. Le sublime Jupiter descend, tandis que Saturne, au douloureux regard, si fiévreux et si fixe, laisse tomber son œil de plomb.

Je vois le ciel qui tourne. J’entends mourir la mer. Mais infiniment plus, combien je me vois vivre et je m’entends mourir moi-même...

XXXI

EN FOUESNANT

Dans la saison des fraises.

Un des charmants pays qu’il y ait en Bretagne, c’est le pays de Fouesnant. Il est couché et s’accoude sur la mer entre Kemper et Kemperlé, la naïve villageoise. Kemper la douairière est à Saint-Corentin; à Saint-Michel Kemperlé la Villanelle. La verte baie de La Forêt s’ouvre en Fouesnant comme un lac. Concarneau est le port de ce petit peuple, et a été sa place forte: mais la ville des marins est aussi bourgeoise; et, comme presque partout en Bretagne, elle se distingue de la contrée paysanne. La coiffe de Concarneau n’est pas celle de Fouesnant qui, sans doute, est la plus élégante de toute la Cornouailles.

Les bois sont semés dans tout le pays, depuis la rivière de Kemper jusques à l’Isole et à l’Ellé, ces eaux aux noms si doux. Au vieux temps, il est à croire qu’ils n’ont fait qu’une seule forêt: la roche est encore vêtue de branches au bord même de la vague. Cette Bretagne champêtre respire le tendre charme de la feuille mariée au flot. Elle est pastorale comme les tableaux de Constable. Les vieux arbres y viennent dans l’eau; et les chênes se baignent dans la marée.

Partout, la prairie et les pommiers. Les verdures sont fraîches comme l’eau qui les fait naître. Sous la pluie d’été, avant la fenaison, l’herbe brille, frémissante de vie heureuse; et les regains, plus tard, sont aussi frais que le printemps. Prés et bois, cette terre est toujours parfumée, soit qu’elle languisse d’ardeur sous le soleil, soit que l’orage la détrempe; et l’odeur enivrante des foins, où la faux a passé, ne l’emporte peut-être pas en suavité sur l’haleine de la chaude prairie que la pluie argente.

Les pommiers s’arrondissent jusqu’au bord de l’eau et les rivières aux eaux bleues coulent doucement entre deux rives de feuillages. Sous les peupliers et les aulnes, les moutons tournent en mesure. Le clocher à jours des chapelles se dresse finement entre les arbres, comme le thyrse gris du bois en fleur. Les petites églises ont l’air doux et recueilli des demeures vivantes; et peut-être ont-elles plus de charme encore, quand leurs cloches sonnent dans la paix muette du ciel gris. Les vieux chênes s’appuient, de leurs branches mêlées, les uns aux autres, et leurs bras noueux sont jaunes de mousses, ou verts à l’ombre; et, l’octobre venu, parmi les feuilles dentelées, les glands s’arrondissent comme des noisettes sous leurs collerettes. L’Ellé et la Laïta dans les vallons s’attardent en méandres ombreux, comme le Léthé dans la campagne élyséenne. Ici, par un matin d’été, on attend, pour les surprendre au bois, les Nymphes et les Naïades blondes.

Dans les villes, qui ne sont que de charmants villages, vit un peuple de haute taille, blond et fort. C’est une race plus gaie et plus mobile encore qu’ailleurs en Cornouailles. Les hommes sont railleurs, fiers et souvent passionnés. Dans leur opinion, les gens de Fouesnant n’ont pas leurs pareils en Bretagne: ils habitent le plus beau pays, où les meilleurs pommiers donnent le meilleur cidre; et où les plus beaux gars ont les plus belles filles, qui portent les plus belles coiffes. Ils n’ont pas tort; et leur cidre même n’a pas de rival pour la saveur ni pour la force. Mais leurs femmes sont de plus de prix encore: grandes, sveltes, elles ont de longs visages aux traits purs, et qui le restent même quand elles n’y ont plus droit; elles ont de longues lèvres, dont le sourire est toujours un peu grave, et ces yeux changeants où l’on aime à suivre les caprices du ciel.

Ils sont fiers jusques à la violence. Leur mépris de tout ce qui n’est pas du canton même commence à leurs plus proches voisins. Ils répugnent aux alliances étrangères, et se marient entre eux. Dans leur douceur les filles ont aussi de cet air hautain qui semble naturel à la grâce virginale, et qui sied à la femme non soucieuse de plaire: trait de noblesse véritable. Beaucoup de Bretonnes le tiennent d’une antique contrainte, et d’une modestie imposée par la loi religieuse, pendant des siècles; presque toutes en empruntent quelque chose au costume. En vain, les jours de fête, l’ornement du tablier, les broderies et les perles, prétendent égayer la sévérité ordinaire: leur jupe noire, le corsage noir paré de velours, et la coiffe blanche participent du cloître.

La plupart de ces Bretonnes ont une grâce monacale; le parfum de leur charme est ancien. Les coiffes paysannes ne sont que les hennins, portés jadis par les grandes dames; et la jeune fille de Fouesnant rappelle à la fois les Bernoises de Holbein et Flora la Romaine, qui tant fut belle et qui est morte. A plus d’une, il manque très peu pour être belle aussi, et vivre: une sorte de beauté intérieure séduit en elles, et parle en leur faveur; faute de quoi, elles sont indifférentes. Peu de femmes gagnent plus à être regardées longuement. L’habit et le voile des nonnes, qu’elles ne vêtent pas, reparaissent dans leur maintien, et souvent règlent leur démarche. Elles n’ont plus rien pour plaire, quand elles sont immodestes; et leur charme le plus rare est peut-être fait du contraste que l’on sent, quelquefois, entre leur réserve apparente, leur mode chaste aux dehors anciens, et l’humeur passionnée d’un corps ardent et tendre.

XXXII

ROUTE AU CRÉPUSCULE

En Clohars.—Fin septembre.

Avec le soleil, toute chaleur s’en est allée. L’ombre tombe humide; et le crépuscule sent déjà la nuit. La route en lacets monte et descend, bordée de champs et de landes. Parfois une chaumière, d’où un peu de fumée s’élève avec lenteur, violette et timide; là, on prépare le repas du soir; de là aussi, quelquefois, l’on entend venir un bruit de voix, l’une plus rude qui gronde, et d’autres qui se plaignent; ou des cris d’enfant, et moins souvent des rires.

On suit le chemin; et de plus en plus, le jour baisse. Un faible appel d’oiseau; et le silence. On marche, la tristesse au côté. Tantôt l’on presse le pas, étreint d’on ne sait quelle crainte; tantôt l’on s’arrête, comme avide de tout ce qu’il reste encore de ce jour achevé, et comme frémissant, du regret de le perdre,—de le perdre à jamais.

Les haies sombres ont un souffle humide; et l’odeur de la pomme mouillée flotte au-dessus des ronces. La terre brune de la route est molle sous le pied. Toute clarté, toute lumière est suspendue et s’étale sur le ciel, qui semble mourir de sa rêverie: l’espace n’a plus la forme d’une voûte, mais d’un lit douloureux où la mélancolie est couchée.

Et là-dessous, toutes choses s’assombrissent; et toutes prennent une obscure majesté. Oh! que la lande est triste au crépuscule, sous la prunelle verdâtre du ciel d’automne! Comme une plainte lointaine, de la dernière maison cachée sous les arbres, arrive faiblement la voix d’une femme qui berce son enfant.

Tout recule devant le mystère de la clarté mourante et de la terre ensevelie. La ligne des buissons semble perdue à l’infini, un rempart d’ombre où se brise l’horizon. Cette lande et ces champs, qui me sont si connus, ont pris la vastitude d’un désert... Là-bas, là-bas, comme noyée au bord d’une mare sombre, d’où à peine elle émerge, c’est ma maison, si lointaine que je n’y atteindrai jamais. La masse des ajoncs et des bruyères se confond avec la terre, et je ne sais plus si c’est elle qui est si noire, ou si c’en est le tapis d’herbe.

Je marche les yeux levés sur la lumière expirante, et je sens les épines de la lande ennemie qui la défendent contre tous mes pas. Un chariot roule lourdement entre les ornières, attelé de chevaux que l’on distingue à peine, guidés par un homme qu’on ne voit pas. Et, le long de la haie, d’un pas rapide, une jeune femme, vêtue de noir, s’avance, pareille à la pensée de mon rêve triste. C’est une paysanne; et, peut-être, au jour, n’a-t-elle rien pour séduire. Mais, à cette heure, son visage, sous la coiffe blanche et les lacets qui serrent les joues, semble, en sa pâleur délicieuse, d’une grâce et d’une douceur étranges. Elle passe, les mains croisées devant elle comme une ombre silencieuse près de moi. La suivant des yeux, au détour du chemin, sous les arbres, je vois la rivière qui brille, ruban d’argent gris, miroir livide.

Je suis seul dans l’immense étendue. Oh! que la lande est triste, quand meurt le crépuscule!...

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