Le livre de l'émeraude: en Bretagne
XXXIII
LES DEUX MAM GOUZ[G]
Dimanche à Ben... 14 octobre.
La vieille Madeleine Bihan est sortie de l’église après vêpres, avec la vieille Koadër, sa commère. La vieille Bihan n’est plus venue au bourg depuis sept ou huit mois: elle n’a guère le temps de quitter sa ferme en Plo-Harnek, à quelques lieues dans les terres: sa bru ne s’est pas assez ménagée après ses dernières couches, et depuis elle est malade. Il y a des querelles aussi entre son fils aîné et sa femme,—qui n’est pas mauvaise, si vous voulez; mais elle a été trois ou quatre ans à Kemper, vous savez; et c’est une ville si dangereuse, Kemper! toutes les filles s’y font coquettes...
—C’est bien pis, quand elles ont été à Brest, dit sévèrement madame Koadër. A Brest, c’est la perdition comme à Paris, donc...
—Elles n’ont plus beaucoup de religion; et alors que voulez-vous qu’elles fassent? dit la bonne Bihan, en manière d’excuse. Les femmes n’ont pas plus de conduite que les hommes... Et les deux frères ne s’entendent pas très bien, non plus, à la maison... Chacun veut sa grosse part; quand je ne serai plus là, ils vendront le bien; et qui sait s’ils n’iront pas à la ville?
—Ils iront, vous pouvez en être sûre...
—Cela me fait gros cœur d’y penser... Ah! l’absence du père se fait trop sentir: quand il était encore là, tout le monde obéissait; et il était juste...
—Oui, répond la commère; c’était un digne homme, le vieux Bihan... Tout de même, voilà bien quatre ans qu’il est mort?... Dieu ait l’âme du pauvre pécheur...
—Quatre ans pour la Saint-Michel... Je n’aurais pas cru laisser quatre ans ma place vide en terre bénite, près de lui...
Les deux grand’mères causent, assises dans la petite cour pavée de la maison. Elles se touchent presque des genoux, et les pans de leurs tabliers noirs se confondent. La vieille Koadër, toute petite, noire, menue, rabougrie, porte sous le bonnet de Concarneau une petite figure ronde, plissée, pareille à une orange taillée dans un morceau de bois. La vieille Bihan est bien différente: elle a les grandes coiffes de Fouesnant; un long et doux visage pâle, une chair délicate qui se marbre de rose par endroits; ses cheveux ont dû être très blonds, et blanchis, ils brillent encore; elle est grande, large, molle et vaste. Elle semble plus paisible, même quand elle se plaint; et la vieille Koadër plus énergique: celle-ci paraît avoir de la malice, et comprendre ce que celle-là se contente de déplorer et de subir. Toutes les deux tirent de leur poche, chacune à son tour, une tabatière qu’elle ouvre, offrant une prise à l’autre... Elles parlent, du même accent guttural, plus rauque chez la vieille Koadër, plus gras chez la paysanne...
Longtemps, elles se racontent les incidents du village, la mort d’un tel, le mariage d’un autre. La vieille Koadër est bien âpre, et condamne sévèrement ceux qui perdent leur argent, ceux qui se ruinent; elle admire, au contraire, les riches, même quand elle veut les blâmer, et qu’elle en cite des duretés peu louables. La vieille Koadër est déjà une bourgeoise: elle a le souci de l’épargne; elle est fière de ses petites rentes; elle est sûre qu’on les lui envie. L’autre, la bonne paysanne, vénère sans doute cette sage économie, et l’ordre qui règne chez sa commère; mais on dirait qu’elle regrette plus encore sa jeunesse, son temps de danses, son homme enseveli... et ses enfants divisés, les uns qui se querellent, les autres loin d’elle, le plus jeune même en Asie... Toutes les deux s’accordent à ne plus reconnaître les mœurs du vieux temps dans les jeunes filles d’aujourd’hui... Et elles ne tarissent pas d’anecdotes... Puis, elles s’inquiètent de Sœur Camille, qui est malade, perdue, a dit le médecin: on l’a opérée d’un cancer; elle va mourir... Que deviendront les pauvres et les malades du pays? Elle en savait plus long que les médecins de la ville. Elle avait mon âge, dit l’une des deux vieilles: elle est venue jeune fille dans la maison religieuse, d’où elle ne sortira que morte...
Soudain, comme le soleil se couche, éclate un grain: la violente pluie d’octobre tombe large, épaisse, longue. Les dernières flammes du jour s’éteignent. Le ciel gris semble descendu, et se suspendre comme un voile morose entre la mer, les arbres et la lande confondus...
XXXIV
LA NUIT DES FÉES
Le petit bois de Ker-Mor. 5 septembre.
J’ai vu les fées, par cette douce nuit.
J’allais sur le chemin, qui monte et descend par la lande, bordé de vastes champs, et semé de beaux arbres, de loin en loin. J’allais par le sentier, que l’on perd dans l’herbe; je marchais sur le tapis frais et touffu de la prairie; et l’herbe était glauque au clair laiteux de la lune.
L’exquise joie de la nuit d’été, suspendue, était muette. Seule, là-bas, au delà des sables blancs comme la neige, la berceuse de la mer soupirait doucement son murmure... La vague expirait sur la grève comme le souffle enchanté de cette nuit.
Il était tard, déjà; et l’arc de la lune tirait ses flèches de perles déjà plus bas que le front des arbres; au bord de l’oreille, l’arc rieur jetait ses traits dans les cheveux. Toute la mer lointaine brillait de cette lumière, pareille à un bouclier tremblant sur une gorge voluptueuse. Et la vague pâmait.
Près d’un ruisseau, sous les vieux ormes, dans une litière d’ombre, un vieux cheval dormait... Et la brise tiède inclinait les feuilles, qui frémissaient sans bruit, comme les lèvres de la jeune fille qui va sourire...
Les haies sentaient la mûre, et le miel des fleurs chaudes. De toutes parts, l’odeur des feuillages mouillés s’élevait délicieuse, frais encens de minuit, rosée amoureuse de la terre endormie. Le vieux cheval tousse; il lève la tête et change de pied; il doit rêver.
Et comme je tournais sur le chemin, m’élevant peu à peu selon la pente, sur le haut de la côte le bois de pins apparut. Et c’est alors, ô fées, pensant à vous, que je vous ai revues.
La lune brille au travers des pins, dont les pieds entrelacés se croisent dans la clarté. Entre les longs couples, au port si svelte et si fin, le ciel d’argent bleuâtre coule; et le clair de la lune est comme un lac suspendu sous les branches. Les ombres de velours et les rayons de blonde opale glissent plus doucement que l’aile du cygne, lorsqu’il plane. Les arbres mariés font un temple au clair de lune.
La pluie d’or des étoiles tombe plus pâle sur les pins.
J’entends vos pas, et votre lente danse, ô fées. Les lucioles, au bord des haies, ce sont vos yeux, quand l’une de vous se couche sur l’herbe, ou se baisse pour détacher sa robe de lune prise aux épines, et que les autres, penchées sur elle, l’entourent. Ou bien, quand deux de vous se cachent sous les feuilles, pour se caresser.
Les génies du feuillage, attentifs, et les petits dieux des charmes mouillés vous regardent. Le flot paisible retient son haleine, et rit mystérieusement sur les galets.. Et, par cette nuit si douce, sous les pins de Kermor, je vous vois toutes, ô fées.
XXXV
GLAZIK
A L., en Briec. Septembre.
Il avait grand air; et quoique très vieux, tous ses gestes étaient d’une harmonie charmante. Ce grand vieillard de soixante et dix ans avait la retenue et la finesse courtoise que l’on suppose le propre des grands seigneurs, dans l’ancien temps. Ses longs cheveux blancs brillaient encore autour d’un front large et haut, blanc comme l’ivoire. Tout son visage était décoloré: et l’éclat doux de ses yeux verts n’en paraissait que plus ardent. Un sourire d’une dignité exquise écartait les coins un peu bas de sa bouche très longue. Il respirait une bienveillance discrète et noble, et cette politesse de nature que rien ne supplée.
Il ne parlait pas le français, quoiqu’il l’entendît. Mais comme il ne le savait pas assez bien, il ne s’en servait pas, pour ne point balbutier. Il s’avança vers moi, et m’offrit la bienvenue dans la ferme, d’un air qu’on eût pu lui envier dans un palais. Et voyant, sous la porte de pierre, ce grand vieillard, droit et maigre, aux longs traits blancs, marqués comme les méplats d’une figure de marbre, je crus me retrouver chez le roi Cymbeline, dans la forêt.
Le nom de Glazik est celui qu’on donne aux Bretons vêtus de bleu, qui habitent l’intérieur des terres en Cornouailles, entre Kemper et la montagne. Ce sont presque tous des paysans, et leurs terres comptent parmi les mieux cultivées. Ils sont aussi fermiers et éleveurs de chevaux. Le costume des hommes est sans doute le plus beau de Bretagne, depuis que se perdent les modes luxueuses d’autrefois. Le vieillard, qui me fit un accueil si affable, portait un vêtement de ce style, et du goût le plus raffiné, quoiqu’il n’eût déjà plus les larges braies, ni la culotte, et que l’étoffe de ses habits ne fût pas des meilleures. La beauté de ce costume tenait à un choix exquis des couleurs.
Sur un gilet de drap noir roidi par une armure de toile, une première veste carrée de drap blanc, ornée de larges bandes en velours noir, débordait, serrée seulement à la taille, où elle était lacée étroitement,—sur une seconde veste à manches, en drap bleu, moins étoffée, d’où la première émergeait en gorgerin. La veste bleue était parée, elle aussi, de large velours noir et de fils en soie jaune, à la place des boutons. Rien n’eût mieux fait valoir le port élancé d’un homme, ses vastes épaules, et sa figure rase à cheveux clairs, que cet accord harmonieux de bleu, de blanc et de noir, piqué de quelques points orangés. Voilà pourtant le costume d’un paysan, qui ne le portait pas pour qu’on le vît, mais par habitude et par tradition. Qu’on y compare le misérable habit des villes, et du plus riche bourgeois comme de l’ouvrier.
Je m’étonne que les Bretons aient montré si peu d’aptitude à la peinture, avec un si grand goût dans le choix des couleurs, pour le vêtement. Peut-être ont-ils prodigué tout ce qu’ils en avaient, dans l’invention qu’ils ont mise à se vêtir.
XXXVI
LE JOUR DES MORTS
2 novembre. Près de Kemper.
Les brumes blanchâtres se dispersent et courent de la lande sur la mer, où le vent les emporte. Le soleil luit doucement. Un matin bleu, parfumé, humide. Des corneilles, sur le toit de la maison déserte, causent gravement, sans se regarder, le bec droit et magistral, le col tendu comme des juges qui écoutent. Elles prononcent des arrêts lugubres, où grince le bruit des chaînes: Eh quoi?... Eh quoi?... font-elles. Au soleil, les fleurs d’ajoncs brillent, mouillées. Mélancoliquement, la cloche tinte des glas.
Trois femmes viennent sur le chemin, deux vieilles et une jeune entre les deux. Elles ont de gros bouquets à la main, des fleurs coupées trop haut, qui paraissent trop grosses sur la tige trop courte. Et la mosaïque de ces bouquets pressés semble faite au point, comme une tapisserie. Un vieil homme paraît, un gros bouquet de dahlias entre les doigts.
—Je n’ai pas encore porté des fleurs à mes morts, dit-il.
—Nous non plus, font les femmes.
—J’y ai été, hier, après la messe...
—Nous aussi, disent-elles.
—Mais nous n’avons pas vu Yvonne, observe l’une.
—Ah! dit le vieux contrarié.
Après un court silence, où ils ne se regardent pas, où ils tournent dans leurs mains les fleurs épaisses, pressées, nues sans une feuille,—une des vieilles reprend:
—Un beau temps pour les morts...
—Un bien joli temps pour les morts... disent les autres.
—Tant mieux pour eux, il faut ça... décide le vieux avec une assurance étrange.
—Ne nous mettons pas en retard, dit la jeune femme qui n’a pas encore parlé.
—Nous avons le temps. La messe n’est pas encore sonnée. Mais ne m’attendez pas, fait-il à la plus âgée.
—Vous ne venez pas? On n’est jamais trop tôt, là-bas...
—Je traîne la jambe, vous savez; je vais plus lentement que vous...
—A tout à l’heure. J’irai avec vous au cimetière, Loïk. Il fera bon là-bas...
—Un beau temps pour les morts...
XXXVII
LE CHANT HUMILIE LES BÊTES
L’été, en Benodet.
L’âne, arrêté sur la route blanche qui brûle, les flancs piqués par les mouches que rien n’écarte, ni les oreilles dressées, ni les coups de nez brusques, l’âne tourne la tête et regarde fixement, de ses grands yeux veloutés, les vaches dans la lande verte. Elles paissent indolemment, évitant l’ortie qui pique, mais le front toujours baissé, en quête d’une herbe fraîche et tendre, douce à mâcher, et douce à ruminer encore.
Et l’âne brait. Et les deux vaches beuglent, enviant de braire. Meuglant de la sorte, et tenant la note, elles ne sont pas si loin du braiment. Dans leurs larges yeux, à tous trois, comme en de rondes mares suspendues, se reflète tout le pays, la lande verte et les haies, la butte gazonnée et le mur hérissé de pierres.
Il y a un préjugé contre les ânes, qui ont les plus beaux yeux du monde, du même velours que les Andalouses, et qui ont fait la réputation d’un grand professeur de philosophie. Mais ce n’est point un préjugé de les haïr, en musique: leur cri irrite; et puis il fait rire. Ce sont de jeunes poètes sans modestie.
Comme il brait, ce petit âne! D’où tire-t-il tant de bruit?—La tête en avant, il lance sa mâchoire et découvre ses dents: il ressemble à Charles-Quint, la bouche ouverte, dans un fameux portrait. Mais l’empereur d’Allemagne n’a pas l’air si content que lui. Le petit âne gris ne craint pas la fatigue; et son idée étant de braire, il brait de tous ses poumons, se fouettant doucement ses jolies jambes de la queue...
Pour les musiciens, tous les animaux sont haïssables; et l’homme n’est guère que le roi des animaux. Il n’est rien de si rare, sur la terre, qu’une belle voix. Le beau son n’est pas de nature; et l’art presque seul l’a fait.
Les pauvres bêtes n’ont point d’âme, quand elles parlent. Dès qu’on ne les voit plus, on en perd la pitié. La nuit, elles se font détester. Ce ne sont que machines à vacarme, et qui ne s’arrêtent plus, une fois montées. L’oiseau même, à la longue, m’importune. Il n’est si bon chien qui, aboyant à la lune, ne se fasse donner au diable. L’ami de l’homme est mon ennemi, aussi souvent qu’il parle. L’oreille musicienne cherche trop l’harmonie: passion qui engendre parfois la cruauté. Mais quoi?... L’âne a l’oreille qu’il faut, à proportion de la voix. Ce n’est que dans un porte-voix que l’âne entend ce qu’il se veut dire.
Les bêtes se font aimer des hommes, parce qu’ils y trouvent de leur bestialité: elles se laissent faire, comme elles se laissent torturer. Les hommes prêtent à tout des sentiments humains,—faute de mieux; et les meilleurs consacrent aux bêtes des soins qu’ils marchandent aux autres hommes. Ils ne voient pas la différence, et ont raison sans doute. Mais ce ne sont pas des musiciens.
On ne doit pas faire un reproche aux amis des bêtes, s’ils semblent sensibles jusqu’à la niaiserie: il n’est guère que les artistes qui puissent s’en étonner; ils seront toujours blessés de la voix que prennent les pauvres bêtes pour dire merci.
On aime les bêtes d’un amour bien légitime: elles exercent admirablement la sensibilité. Mieux encore que les enfants, elles acceptent tout et ne peuvent rien rendre. La plus grosse bête est un enfant qui ne grandit jamais. Elle est plus que machine: elle est montée une fois pour toutes. La vie d’une bête fait peur à la pensée.
Voilà l’âne qui s’interrompt dans son concert; il avise un chardon dans la bruyère. Et voici les vaches, les cornes enfoncées comme une fourche dans les buissons, éternellement à la recherche de ce qui se mange. Les pauvres bêtes sont des machines à manger, toujours à la tâche, toujours courbées.
Elles n’ont pas le temps de chanter.
J’entends bien... Cependant, n’allez-vous pas vous taire, petit âne gris?—
XXXVIII
DUNES
Au Trez. En octobre.
Les dunes ont la couleur de la misère, de l’envie et de la trahison.
Leur blancheur est livide à la lumière; et vers la fin du jour, elle est verdâtre comme la fièvre. Elles sont faites de tas de sables, qui s’isolent les uns des autres: un fossé les sépare, où des pierres sont cachées, de ces belles pierres que la mer a monnoyées, qu’une grande marée, un jour, a poussées jusque-là, pour qu’une autre, un jour, les reprenne.
Les monticules de la dune se succèdent, le long de lignes parallèles que divisent de mouvantes tranchées. Et, s’abaissant, se relevant, elles vont jusqu’à ce qu’un rocher violent les arrête. Mais la falaise n’est pas plus forte contre elles que la passion contre l’obscure patience. Souvent elles contournent le roc; derrière lui, elles décrivent une lâche courbe; et selon sa propre forme elles l’entourent de tous côtés. Elles ont l’obstination invincible du sable; et elles se servent du vent même qui les bouleverse.
La misère des dunes séduit par une beauté désespérée. Penché sur elles, le ciel nulle part ne semble plus vivant, et n’a mieux les aspects d’un océan fluide. Comme Jésus regarde Judas le baisant, à Padoue, chez Giotto, le ciel regarde la dune. Et les nuages y courent, pareils aux êtres puissants qui peuplent les rêves: et parfois, les voyant planer, si distincts et si près de ma tête, je leur ai prêté l’oreille, comme s’ils avaient dû me parler.
Polonius n’aime pas à se promener à travers les dunes; il n’est pas si facile d’y dormir debout qu’au milieu des papiers d’État. On enfonce dans un sol qui ne résiste point, et qui triomphe de la résistance: matière sournoise que le sable, qui se fait plus forte d’être foulée. Il pénètre les vêtements; il se glisse sous les bas; et se loge dans les souliers. Les grains de sable écorchent la peau, et mordent l’os à chaque pas, comme un dur insecte. On marche irrité; et l’on s’exténue de sentir le sol céder sans cesse: on ne s’avance plus du bout des pieds, mais du talon, des chevilles et de la moitié de la jambe. Dans les dunes, il faudrait faire route pieds nus, en pèlerin...
A la crête, et sur les bords du chemin qui s’y forme, une vie puissante et misérable se révèle. Il n’est point d’image de la misère qui vaille celle-là,—ni de l’effort incroyable que la plus ingrate vie déploie dans son obstination à vivre: là, poussent des ronces rousses, qu’on croirait faites de métal rouillé, et plus résistantes que du fer: un cheval les foule, un chariot les écrase, sans qu’elles rompent. Et sur le sommet de la dune, tout un treillis de racines traçantes s’entrecroise, faisant un humble chaume à ce toit des sables: c’est une grille de fils de fer tendus, dont les mailles sombres font paraître plus blêmes les sables au travers. On se prend les pieds dans ce réseau serré de toutes parts, comme les lèvres de l’humiliation, et qui forme un gazon mendiant au haut des pentes.
Et la dune elle-même, dans toute son étendue, paraît n’être que la vague pétrifiée d’une marée colossale, où, comme les goémons fauves sur la grève, sont restés accrochés une frange de ronces et un hideux gazon, qui rampe.
XXXIX
MATIN EN MER
Entre Loc-Tudy et Mousterlin, le 21 juillet.
A la fin de la nuit, je vais trouver Jean-Marie le pêcheur. Il m’attend sur la petite grève, je dois aller à la pêche avec lui; et, dès le soir, il a mouillé son canot dans la crique, le chemin du phare; au crépuscule, je voyais encore, de la fenêtre, le bout du mât et un pan noir de voile.
L’aube poind à peine vers le levant, et sa lueur est encore souterraine: dans la nuit admirable, dans le ciel calme où les constellations renversées une à une s’éteignent, au bord de l’horizon, cette clarté hagarde semble un spectre qui se lève dans son suaire, un frisson du monde qui se réveille et qui pâlit au fond de l’ombre. Mais ce frémissement du ciel est plein de joie; le trouble, qui agite la paix des ténèbres, annonce la lumière; la pensée du souci s’efface devant l’approche du jour, comme tout le passé du cœur disparaît sous l’ivresse présente. Déjà le ciel noir est bleu. L’azur profond s’illumine de plus en plus, comme un visage qui passe de la méditation au sourire, et que le rêve des dieux envahit. Une félicité sans bornes se répand sur les haies, sur la lande, sur les arbres, sur la mer. L’étoile du matin, si passionnée tout à l’heure et si rêveuse a perdu son éclat. Et comme le soleil paraît, le concert des oiseaux jaillit, cri de joie que semble pousser la verdure.
Le canot double le phare. «Bon vent pour aller», dit Jean-Marie, «bon vent pour le retour». Une brise délicieuse souffle de la terre, et porte l’haleine des pins. La mer est presque aussi douce à la main que des lèvres caressantes, et tantôt tiède comme elles, tantôt fraîche comme les feuilles. Les vagues amoureuses sentent la violette: et leur courbe est si souple, leur mol abandon d’une grâce si enchanteresse que, penché sur elles, comme à l’appel des sirènes, on rêve de s’y laisser aller et d’obéir à la séduction.
Tout est blanc. Tout est bleu. Et tout est d’or de ce que le soleil touche. Le ciel est fait de trois grands fleuves lents, l’un d’or, l’autre de soie bleue moirée de blanc, et l’autre d’indigo qui devient, d’instant en instant, plus clair et plus lumineux. Sur ces fleuves tranquilles passent les pétales en coquilles de grandes roses, quelques nuages ourlés d’argent, vapeurs qui se dissipent, comme ces fleurs de duvet qu’un seul souffle disperse.
Qui dira la chaste volupté de ces heures matinales? La joie de vivre se confond bientôt dans un plaisir unique, un puissant accord où entrent le murmure des vagues, le rythme des flots, la fraîcheur céleste de l’air irrespiré, les parfums de la solitude marine et l’ivresse de la course.
On baigne dans le vent du large, comme dans une source lustrale. La pensée erre et bondit sur les cercles de l’azur, jusqu’à cet infini où l’on cesse d’être soi-même, et où l’on sent en soi la vie de toutes choses. Alors, un flot qui se brise par-dessus bord, une mouette qui frôle la voile, un rayon de soleil qui s’étend entre deux pièces de bois,—tout prend une importance unique, et l’on en perçoit la félicité respirante, comme si l’on était le corps de tous ces membres.
La brise fraîchit; vent arrière; le canot vole sur les jolies vagues, comme sur un nombre infini d’ailes bleues qui palpitent, étalées... O vie...
Entre les lèvres et la barbe jaune de Jean-Marie, la courte pipe fume. Les pieds nus, appuyé sur un coude, il s’est couché sur l’avant; et la tête levée, lui aussi, les yeux vagues, on dirait qu’il rêve...
Et, là-bas, les îles sont posées sur la mer,—six pierres blanches sur une dalle bleue.
XL
SOIR D’AUTOMNE
Saint-Corentin, à Kemper. 25 septembre.
Que la cathédrale de Kemper nous parut, au crépuscule de ce jour d’automne, d’une beauté touchante et triste!...
Toute la vaste place était pleine d’air pur et bleu,—et de cette lumière un peu hagarde, qu’on dirait celle, quand vient le soir, d’un regard égaré. Aux derniers rayons du soleil, ardents et roux, la pierre de Saint-Corentin était verdâtre, pâle de fièvre, et miroitante de mélancolie comme la peau d’un étang qui frissonne...
Sous le porche, des mendiants en loques et des aveugles très polis, qui bénirent abondamment l’aumônier, en palpant l’aumône au fond de leurs chapeaux graisseux. Et je sentis, une fois de plus, quelle flatterie sensuelle il y a pour le «moi» dans l’aumône, même quand on la fait avec tout l’oubli de soi-même qu’il se puisse,—et que la main fait honte aux yeux. On ne se sait pas gré; mais l’on est bien aise à l’idée que des misérables vous en sachent: voilà-t-il pas qu’ils bénissent ceux qu’ils devraient haïr?
J’entrai dans le vaisseau presque vide. Les rayons du couchant n’éclairaient plus la nef que de côté. Ils passaient par les verrières, comme des flèches lentes, s’attardant sous les arcs et au bord des piliers, en douces plaies rougeoyantes et violettes. Le silence n’était troublé que par le bruit d’une femme qui s’agenouille, ou d’une autre qui repousse sa chaise. Dans le fond, un murmure lointain résonnait lentement, que je percevais sans chercher à en savoir la cause.
La jolie cathédrale, si svelte et si pieuse, et pâle en son recueillement fiévreux. Jamais je ne saisis mieux la raison mystique qui a dressé les plans de ces églises, et en a fait la maison de Jésus, sur le plan de la croix. Voilà pourquoi la cathédrale exprime une tendresse d’une telle douleur, et tant de douceur touchante: elle incline, elle aussi, la tête à gauche, comme Jésus sur la croix. Ce calcul est exquis. Nulle part, la déviation de l’axe du chœur par rapport à l’axe de la nef ne me parut plus marquée; en aucune autre église, peut-être, l’effet n’en est plus parlant. Au delà du transsept, la courbe si sensible de l’axe rend la perspective très mystérieuse. Et plus le chœur est long, plus cette disposition me semble belle. Les nervures du berceau, surtout au-dessus du chœur dévié, prêtent encore du corps à cette âme vivante, par l’étrange apparence qu’elles ont de vertèbres sur le dos de la voûte... Que la lumière est subtile, et qu’elle fait de rêves sous ces longs arcs qui fuient!...
J’avançai; et le jour baissait à mesure. L’église est des plus longues qui soient et des moins larges à proportion: cette maigreur maladive est toujours élégante. Au delà du transsept et de cet arc, partout si beau à voir, qui se dresse de toute la hauteur de l’édifice jusqu’aux voûtes,—les chapelles absidales peu à peu s’animaient, la plupart occupées de plusieurs fidèles en prières. Une femme en noir, le chapelet aux mains, était admirable de ferveur, les yeux fermés: sa bouche mince était scellée, mais l’on sentait transparaître le bouillonnement des paroles intérieures; et de ses paupières closes je vis sourdre, témoins muets, condamnés au silence, quelques larmes. Dans la chapelle la plus reculée, j’écoutai les voix, fortes ici et nombreuses, dont j’avais entendu, à l’entrée, le murmure, incertain. Je cherchais encore d’où elles venaient, et n’aurais pas su le dire, quand, dans l’obscurité déjà plus dense, à la dernière lueur du couchant, j’aperçus au ras du sol, à demi enfoncés dans la pierre, des chanoines souterrains à leur pupitre, qui, chaque soir, par obéissance à une tradition antique, récitent un office spécial dans cette ombre presque mortuaire. Leur voix s’élevait étrangement de ce lieu bas et nocturne. La femme prosternée n’avait pas bougé plus qu’une statue tombale. Un peu de sang coulait sur un pilier, suprême adieu de la lumière occidentale.
Oh! que la cathédrale semblait d’une beauté touchante et triste, au crépuscule!...
XLI
LA «DOUCE»[H]
Sur la mer déserte.
I
La brume tournoyait suspendue dans les spirales de la tempête, comme la poussière autour du van. Et le jour avait la couleur livide d’un noyé.
Le soir, peut-être, allait descendre. La mer et l’espace, le ciel, tous ces déserts confus ne faisaient plus qu’une écume verdâtre, crêtée de blanc. Le brouillard fumant était convulsé comme un crépuscule qui frissonne. La rumeur de l’Océan battait les oreilles d’un tumulte profond, au rythme lourd: on eût dit le bruit des canons dans une bataille immense; et tantôt l’on était sous l’haleine des batteries, tantôt la clameur des bouches à feu roulait plus lointaine. Le vent du Sud-Est mugissait, poussant les collines d’eau, pareil au pâtre monstrueux qui chasse un troupeau échevelé d’étalons au galop. Les vagues se ruaient formidables et brusques, courbes formées d’un seul bond de l’abîme: lancées, elles éclataient soudain, à la manière de la poudre. L’effroi planait sur le tumulte. La houle et le bruit se pénétraient l’un l’autre, au point que Herry ne distinguait plus s’il était ballotté par la rumeur, ou assourdi par la cruelle ondulation des flots. Tout était triste, éperdu, sans merci. Tout se brouillait dans une confusion sans limite: l’ivresse hagarde des rêves et de la souffrance aiguë pesait sur les regards et sur l’esprit du matelot; parfois, les paupières serrées, il ne cessait pas de voir le même horizon, le même chaos où les yeux ouverts venaient de se heurter. Et la masse blanchâtre de la brume s’agitait lourdement comme le corps lugubre d’une vieille aveugle qui a perdu son chemin.
II
Les vagues se précipitaient; face glaciale de la tempête incarnée, elles frappaient l’homme au visage, et lui couvraient le front. Herry tremblait de la tête aux pieds, d’un seul tenant, tel un tronc d’arbre à la dérive. Il sentait son bras raidi pendre comme une poutre à son épaule, et d’un poids écrasant qui entraînait tout le corps. Il avait les yeux pleins de sel, piqués de mille aiguilles; et ses lèvres cuites lui étaient amères.
Il ne souffrait pour ainsi dire pas: l’accablement émoussait sa souffrance. Sans espérer rien, il ne désespérait que par éclairs: car il luttait; et la lutte, comme la vie, toujours espère. Cependant, il lui semblait, peu à peu, ne plus sentir, ne plus savoir... Où était-il? Une torpeur semblable au sommeil l’envahissait: allait-il dormir?...—Puis, une terreur profonde le fit frissonner, une pensée coupante et noire, qui le traversa comme un couteau enfoncé par en bas dans le ventre; une énergie farouche, jaillie des entrailles, le remettant à flot, il eut une sorte de joie; et, d’un coup d’épaule, il lui sembla surgir de l’effroi où il venait de s’enfoncer...
... Et voici que le grand Herry vit s’ouvrir le brouillard; et, dans l’éclaircie, les vagues séparées lui faisaient un chemin...
L’entrée de la rivière est là... Quoi, à son insu, si près de terre? à quelques brasses de chez lui?... Mais oui: voici le port, le quai gris, et la place familière, avec l’église et le clocher derrière le vieux hêtre..
Mais la voici surtout, Marie, Marionik, la petite Marie... Bien sûr, inquiète, elle est venue à sa rencontre... O ma Douce... c’est elle!... C’est elle, la plus aimée... Dans son inquiétude, elle n’a plus voulu attendre. Elle a laissé la maison; elle est là, sur la roche, à l’entrée de la baie, pour découvrir au loin si son ami arrive... Chère petite Marie, ma Douce...
Sa jupe flotte au vent, et d’une main sous le menton, elle retient sa coiffe...; de l’autre, devant le front, elle protège ses yeux, ses doux yeux qui cherchent...
Herry la devine à ce geste... car il ne distingue pas ses traits... Il la voyait mieux, tout à l’heure. Le vent roule comme un fou dans la bruine, qui tourne et s’éparpille en sens contraires, poussière de fumée...
III
Rêve-t-il? Ou voit-il? Une amère nausée secoue la poitrine de l’homme; et il croit vomir le gouffre qui l’étouffe... «Je vis», pense-t-il joyeusement.
Certes, c’est elle! Elle est là, qui l’attend, la Douce. Elle lui fait signe: sans doute, elle l’appelle. Et il lui sourit...
Tout à l’heure, tout à l’heure!... Rien qu’un instant encore... Elle sourit aussi, Marionik, celle qui attend et qui demeure, celle qui donne la vie et qui la garde, la douceur d’aimer, la fleur et le parfum de la terre natale, celle qui renouvelle les caresses de la mère, et qui les fait naître dans le cœur de l’homme...
Elle est là, celle qu’il a vue, après deux ans d’absence, dans les pays étranges, sur l’autre bord du globe, où le marin passe comme un songe, sans jamais croire qu’on puisse vraiment y vivre, ni même qu’on y soit tout à fait des hommes. Il la rencontra, et pensa la voir pour la première fois. Elle le regarda longuement, baissa les yeux et rougit...
...Ils vont se promener sur la lande. Le soir tombe; et la bruyère est violette. L’ombre se penche sur les ajoncs, comme une femme qui écoute un enfant lui parler à l’oreille... Ils marchent côte à côte, et ne se disent presque rien; mais ils se regardent, s’arrêtant un peu de temps, et ils se sourient. Et ils vont lentement, se tenant par le petit doigt.
Ils ont rencontré un vieil homme déchaux et crotté, qui les a bénis... La feuille maigre des genévriers était noire sur la roche, et leurs racines tordues s’y accrochaient comme des griffes. Et sur la haie, le fruit des aubépines rougeoyait comme des gouttes de sang... et d’autres baies se distinguaient entre les branches, gros yeux d’insectes qui regardaient fixement, à travers le buisson, passer les fiancés. Il faisait doux; la lande sentait le miel; et le ciel était vert.
Ils chantaient à demi-voix. Elle disait:
L’oiselet sur la lande?
Et il lui répondait:
Et, un soir, elle lui murmura: «Oui, mon mignon.» Et ce soir-là, leurs bouches se baisèrent. Les lèvres de Marionik tremblaient.
Douce, douce elle était; et douce est son nom. Douce et tendre, parmi les hommes durs, au milieu de la vie dure; douce et blonde, claire dans la brume de l’hiver, comme les meules sur la terre brune; jeune et souriante dans la maison noire, aux murs de vieille pierre; la plus aimée, celle dont les lèvres sont chaudes comme la plume et caressantes comme le velours; celle qui, dans la salle obscure, où flotte le fumet de l’âcre saumure et du sel marin, a l’odeur du trèfle au soleil. Le trésor et le luxe de l’homme, la femme qui aime, la Douce enfin...
Comme elle était pâle, quand il l’a quittée une fois encore... Mais elle l’attend. Elle sait bien qu’il est fidèle. L’heure du revoir est venue; elle l’a devinée, sans qu’on le lui dît; elle a ses pressentiments, comme celles qui aiment; elle a compris qu’elle devait être là, ce soir, sur la grève; elle l’a reconnu; elle l’appelle. Voici le bienheureux moment tant attendu... Ah! ils rentreront à la maison ensemble...
Herry tremblant se rappelle ce baiser, si différent de tous les autres baisers. Il retrouve l’ardeur de la caresse, qu’elle lui donna, les yeux fermés, si timide et si ardente, chaste et passionnée, ô chère Marie...
Une vague pesante, blême et haute comme un rempart de ville sous la pluie de l’aube, roula contre le grand Herry. Il voulut crier; il sentit un coup violent qui lui ferma les yeux avec la bouche. La porte du jour et de la vie claqua sur ses paupières. Étouffé, et sombrant, il pensa: «Marie, Marie..., mon Dieu..., ô très Douce!...» Et il mourut.
XLII
SPECTACLE
A LA SANGUINE.
Pardon de Benodet. En septembre.
Ils n’avaient encore jamais vu les chevaux de bois.
Un double, un triple cercle de spectateurs entourait le manège. Ils étaient inquiets, surpris, ravis. L’appétit de tourner les gagnait un à un. Ils ne craignaient pas d’être ridicules, mais de n’avoir pas l’adresse nécessaire à profiter d’un si beau jouet. Ils hésitaient, en proie à un chaud désir; et ils se sentaient éblouis. Les hommes fumaient, les mains dans les poches; et d’anciens matelots expliquaient le jeu, en haussant les épaules: ils en avaient vu bien d’autres. Mais les femmes, les enfants, les paysans étaient dans la joie. Rien de si brillant n’avait jamais paru au pardon. Aussi, avait-on mis le voyage à deux sous. Pour deux sous, le plaisir était bien court: mais quoi? On les eût fait payer, pour voir seulement tourner la machine, ils l’eussent compris. Ils ne la quittaient pas du regard, jusqu’au moment où la fatigue leur faisait cligner les yeux.
Entre les maisons noires, sur le sol inégal du carrefour, quel vire-vire étincelant! Il semblait un incendie qui tourne, et le mouvement rapide, la perpétuelle ronde, comme le vacarme de la musique, multipliaient l’éblouissement. Un rouge flamboiement au milieu d’une vague sonore, qui ronflait toujours égale à elle-même dans sa force assourdissante. Tout était rouge comme le feu, comme le sang. L’or et les paillettes, les drapeaux, les harnois, les figures peintes, flottaient dans le tourbillon rouge comme les poils de la bête ou quelques débris de peau dans la cuve pleine de sang. Les lampes suspendues aux courtines tombaient sur une foule de petits miroirs, d’où l’étoffe reflétée et la lumière jaillissaient en gerbes rougeoyantes de rayons, pareils aux éclats de la fusée qui s’épanouit dans le ciel et se brise.
Ils ne voyaient pas le misérable cheval blanc, taché de jaune, aveugle, la tête basse et bandée, l’esclave à la meule, toujours tournant, lié à la roue du supplice près de l’orgue, piétinant dans un songe effroyable une prairie de hurlements, une piste sans fin et sans une pousse d’herbe, ne dressant même plus les oreilles, la queue morte entre les cuisses. Ils ne voyaient pas davantage les deux hommes en loques, criant, suant, récoltant les sous d’une main preste, les comptant d’un œil de voleur, sales, demi-nus, couverts de poussière et de sueur coagulées.
Ils admiraient les bêtes sellées, une ménagerie sauvage et bouffonne, des oies, des tigres à têtes de mouton, des chameaux débonnaires, des porcs pour rire, peinturlurés de rouge, de bleu, de jaune et de noire crasse.
Les enfants restaient dans l’extase: les yeux écarquillés, la bouche ouverte, plusieurs des plus petits un doigt au bord des lèvres, restaient immobiles sur leurs pieds, tout ronds dans leurs robes rondes. Et, quand on les faisait monter sur les chevaux, ils n’osaient pas y croire: ils tâtaient d’une main flatteuse et lointaine la courroie dont on les liait, timides avec leur monture comme on l’est avec ce qu’on touche en rêve. Sur les bêtes peintes ou dans les voitures,—Naples rose, Alger blanche, et Marseille bleue,—souriant dans le ravissement, ils semblaient faire partie de ce meuble chimérique aux couleurs éclatantes. Ceux qui n’étaient point appelés en paradis demeuraient sans envie, bienheureux encore d’être admis à contempler les élus dans leur gloire. Un mousse de quatorze ou quinze ans, très grand, et musculeux comme un homme, était pétrifié dans la contemplation, avec un bec de lièvre rouge, et des yeux aussi bleus, aussi vides que le regard d’un enfant à la mamelle.
Les filles n’enjambaient pas les chevaux: elles le désiraient, et n’en avaient pas l’audace. Au moment où elles prenaient place, elles rougissaient depuis le tour de leur grand col blanc jusqu’à la coiffe blanche. Puis, elles rangeaient les plis de leur robe noire; elles riaient; et leurs yeux étaient brillants. Elles se tenaient assises comme au théâtre, ou dans une cérémonie.
La clameur rugissante de l’orgue de Barbarie ne les assourdissait pas. Ils regardaient les sons, pour ainsi dire: ils ne les entendaient pas. C’était, à leurs oreilles, la voix même du spectacle et de cet incendie tournant. Le bruit pourtant était terrible. Une petite vieille, bien contente au côté de son grand fils, un matelot en congé, s’exaspérait de ne pouvoir s’en faire entendre: elle criait en vain de sa bouche sans dents. Elle en avait les larmes aux yeux...
Et le manège roulait: sous l’étoffe rouge et la pourpre illumination des reflets dans les glaces, tous les assistants étaient rouges comme autour d’une maison qui brûle; et les cavaliers semblaient emportés dans un tourbillon de flammes.
XLIII
FANTOMES
Près de Brest. En novembre.
Le Goulet est pareil à l’âme d’un canon, où traîne la fumée de la charge. Les forts, la ville, les étages de pierre reculent et se brouillent, comme une vision quand, vers le soir, l’esprit fatigué ne distingue plus ce qu’il voit de ce qu’il se rappelle: alors, il regarde dans la somnolence passer les souvenirs, comme à la dérive flottent les épaves. Les rochers même s’effacent. Le brouillard gris n’ensevelit pas la rade: il la voile.
Profonde et verte, l’eau de l’Océan coule rapide sous un glacis de mare laiteuse, comme un œil vairon transparaît encore sous une taie opaque. L’haleine lente de la brise porte l’accent maladif de l’automne; et retombe aussitôt. Le crépuscule devance l’heure. La buée au mol balancement berce un rêve profond et morose; elle lui murmure la parole préférée, qu’il écoute: le conseil de dormir. Il l’oublie, et l’écoute encore: Dors, dors...
Parfois, la fumée blanche s’amasse et bouche toute échappée: Quel mystère veut donc cacher le ciel fondu en nuées traînantes? L’obscure blancheur tournoie lentement, à la manière de linges impalpables que l’espace dépouille. On se sent séparé de toute vie, et refoulé en soi-même; il semblerait qu’on prît plaisir à se coucher sur le lit changeant de ces nuages; et peut-être, serait-il doux d’y rester assoupi pour jamais. La couche muette du repos invite à s’y étendre. Mais une odeur âcre et cruelle, qui cuit aux yeux et fait tousser, une sorte de saumure subtile monte aux narines, sale les lèvres et pique ses aiguilles dans la bouche, ourlant d’un point aigu le voile du palais. Le frisson secoue l’assoupissement: un drap humide, un linceul qui fleure la terre et les feuilles pourries, colle à la chair et glace les os: une visqueuse gencive mord et lèche la peau. Et plus l’on est plongé en soi-même, plus le réveil est brusque de la rêverie. Dans l’humidité glaciale qui pénètre les moelles, l’on sent brûler au dedans de soi l’ardeur dévorante d’une pensée sans objet et sans cause: au milieu de la brume, elle brûle et frémit comme une lame en fusion trempée dans l’eau froide; et, dans cette vapeur, peut-être, c’est elle qui fume...
Parfois aussi, le nuage s’éparpille en tourbillon muet, une poussière vaporeuse qui tournoie, une toile d’araignée qui se tend de haut en bas et qui se fixe: d’autres fantômes défilent alors sous les mousselines transparentes. Des arbres dentelés, pareils à des statues sans tête, grand’gardes en faction, rigides sous le manteau de la cavalerie; des roches qu’on croirait de brouillard figé, sans consistance; des murs lisses, puits sans fond qu’emplit une ombre lunaire, et où doit sourdre une eau dangereuse. Un bloc gris peu à peu se découvre et se fait plus large: il se penche, tel un ours aux aguets, et qui sort d’un fourré, en hochant la tête sur ses rondes épaules...
Le calme de la brume s’étend, une paix étouffée, et qui étouffe. Le ciel ne respire plus; et la mer est à bout de souffle. Un silence lassé, où passent des appels plaintifs de machines, pareils aux soupirs qui s’étranglent dans la gorge d’un malade.
Un témoin inattendu surgit: il est là, on le touche, venu on ne sait d’où. Un lougre aux hautes voiles passe dans le brouillard, spectre blême: ce n’est qu’une ligne grise, une ombre sans largeur, une forme longue qui n’a rien de solide. Lent et triste, il semble glisser sans corps sur l’horizon, messager d’une amère nouvelle, qui ne veut pas être surpris, et qui cherche à mouiller, sans avoir été vu, dans le port...
XLIV
LA DAME AUX OIES
Non loin de Loc-T... En automne.
La vieille Bourhis s’arrêta soudain de parler, se rangea contre la haie et se tint coite. Le battement d’un cheval au galop se faisait entendre, semblable au rythme sourd d’une forge en marche. Il se précipita et retentit plus proche; le souffle de la bête scanda le dur accent des sabots. Et le centaure parut, se mit au trot et, brusquement, fit halte. C’était une femme bottée, casquée, éperonnée. Elle sauta de cheval et parla fort. Elle avait l’accent étranger et nasillard. Ses cheveux taillés court grisonnaient; sur ces mèches bouclées, elle portait une espèce de chapeau gris, un feutre en forme de casque allongé, ou de demi-courge, relevé sur un bord; une plume de coq se dressait contre la coiffe, fixée par une agrafe de métal. Un bout d’étoffe noire flottait par derrière, à la façon des crinières sur le dos des dragons. Cette femme avait la peau rouge, les lèvres minces et de petits yeux bleus, ronds et froids. Un carnier lui pendait au côté, et elle portait un fusil en bandoulière; le cuir fauve de la buffletterie luisait sur le drap gris de sa redingote. Elle entra dans l’auberge. On entendait sa voix aiguë et impérieuse. Elle s’informait d’une famille pauvre qu’elle voulait voir, disait-elle. On lui répondait peu, sèchement et de mauvaise grâce. Presque sans aide, elle se remit en selle et repartit.
La vieille Bourhis la suivit des yeux avec malveillance. Elle soupira, et dit:
—C’est la dame du Goasker... C’est des Anglais...
—Non, Américains, dit le tavernier.
—C’est toujours des Anglais... Madame Dicksonn, qu’on l’appelle.
—De braves gens, ils font du bien... reprit l’homme avec une moue de dépit.
La vieille Bourhis n’y tint plus.
—C’est une païenne. Ils sont tous païens, maintenant, au Goasker.
—Vous feriez mieux de vous taire, observa Bourhis.
—Et elle monte à cheval, comme un homme. Oui, monsieur, me dit-elle. Vous l’avez vue. Souvent elle est...—Elle tira une prise du cornet qu’elle avait dans la poche, et, avant de la mettre dans son nez, elle fit une grimace de dégoût.—Une pièce d’effronterie, conclut la bonne femme, un morceau de malice...
—Ils font du bien, répéta Bourhis.
—On n’a pas besoin d’eux, dit un grand maigre attablé devant une bolée de cidre.
—Oh! leur argent est pourtant bon à prendre, Pogam...
—Bon, oui: eh bien, on le prend.
—Que viennent-ils faire ici? demandai-je.
Les hommes n’avaient parlé qu’à contre-cœur. Bourhis répondit, de mauvaise humeur:
—Ils viennent pour la religion. Ils prêchent. Ils ont des prêtres, habillés comme vous, monsieur, et moi. Ils sont tous prêtres dans cette religion, à ce qu’on dit.
Et il ajouta, comme à regret:
—Ils donnent beaucoup, c’est vrai: du linge, du bois l’hiver, des remèdes... Ils dépensent.
—Ils en ont payé plus d’un, pour se faire protestant...
—Il y en a qui n’ont pas de cœur, dit madame Bourhis en colère.
—Ils s’imaginent qu’on se ferait Anglais, là, du soir au matin, avoua le tavernier; ils ne nous connaissent pas.
—Bah! on fait semblant. On se moque d’eux. Quand ils ont bu les sous, ils n’en sont pas moins bons chrétiens.
Ces Bretons disaient vrai; ils ne voulaient pas mentir. Plusieurs étrangers se sont établis en Basse Bretagne; ils y secourent les pauvres; ils viennent en aide à beaucoup de misères: et ils sont haïs. Avec une sorte d’hypocrisie instinctive, Bourhis, tous ceux qui étaient là, voulaient dire quelque bien de ces hérétiques, et ils en pensaient du mal. Il y avait de l’hostilité jusque dans leur reconnaissance. Parfois on sentait qu’ils eussent préféré ne rien devoir, peut-être, à des protecteurs détestés: il fallait être réduit à l’extrémité pour accepter l’appui de ces mains étrangères.
—Ils vous mettent aussi leur livre dans la poche, assura Pogam, goguenard. C’est l’Evangile, prenez-le, lisez-le, qu’ils disent. Ils vous le glissent dans la main.
—Moi, je l’ai lancé par-dessus la haie, son livre!
—Et moi, si la dame m’en donne encore un, je le lui jetterai à la figure, donc!
—Voyons, Pogam, l’Évangile est aussi votre livre.
—Je sais, je sais, monsieur... Je ne puis pas vous dire... Il me semble que notre Évangile et le leur, ce n’est pas le même...
—Non, pour sûr, ce n’est pas le même! affirma madame Bourhis.—Et vous ne savez pas ce qu’elle aime le mieux, la dame?... Je l’ai vue au manoir... Vous ne le croiriez pas...
—Ses enfants? La chasse?
—Non, non. C’est les oies!...
Ils se mirent à rire.
—Oui, monsieur. Elle élève des oies, elle les appelle. Elles courent, en faisant leur cri, à vous étourdir. Elles lui sautent sur les genoux; et elle les caresse, comme des enfants. Elle les embrasse, elle leur lave le bec et le frotte contre sa joue; elle leur dit des mots doux, dans sa langue. Elle ne leur parle pas si durement qu’aux gens, donc! Elle aime bien moins les chrétiens que ses oies, croyez-le... Il ne faut pas toucher à ses oies: elle vous tuerait.
—Que dites-vous là, Jeanne? gronda sévèrement Bourhis; mais il riait.
—Je dis qu’elle adore ses oies, donc.
—Les oies ont beaucoup de connaissance, vous savez bien...
—Oui; mais il n’y a que des païens pour adorer des oies. Voilà sa religion, à votre dame. Les païens ont une bête pour bon Dieu, chacun la sienne...
—Ne bavardez pas tant, Jeanne! reprit Bourhis, haussant les épaules, et riant sans contrainte, cette fois.
XLV
UN CHAMP
ET
LE CHEMIN MONTANT
Près de Langol...
A perte de vue, au soleil, une plaine sanglante et sombre. On dirait une laine noire, en boucles serrées, qui flotte sur un large lac de sang; la toison de moutons sans nombre, qui reste suspendue sur le fleuve épanché de leur gorge ouverte. C’est un champ de blé noir, aux épis d’encre et de soie, dressés sur une hampe rouge. Ils ondulent, au souffle du soir. Ils ont moins la couleur du deuil, que celle d’une majesté sauvage.
Quand le vent les incline, on les prendrait pour la crinière secouée des chevaux invisibles qui galopent sous la terre. Et, il ne faut qu’un menhir, quelqu’une des pierres mystérieuses et cruelles qu’on voit à Karnac, veillant au milieu des blés noirs, pour que l’on prît peur de ce champ, et qu’on y reconnût le labour des puissances maîtresses de la nuit,—la récolte mûre du Tartare.
Le soleil disparu tout à coup, quelques vieux chênes et des houx centenaires sur une roche nue se dressent démesurés. Sont-ce eux qui jettent sur la plaine cette ombre immense? Une pie rauque criarde méchamment. La pensée erre avec peine sur les sentiers battus de ce que l’on croit connaître, et où l’inconnu, se dit-elle anxieusement, jamais ne se rencontre. Mais comme les houx au pied du roc, le souci jette sur les idées un manteau d’ombre. On se hâte... Et voici, frémissant, qu’on entend sur ses pas un hibou sinistre qui hôle. Et l’on frissonne... Le champ est noir.
A Benodet, vue de la place. 3 octobre.
Tournant le dos à la mer, comme je sortais du canot, les yeux encore éblouis de la promenade, le soleil était à son déclin, et, sur la place de l’Église... je vis le chemin que j’avais pris cent fois, et n’avais jamais vu jusque-là.
Un petit chemin, montant sans fatigue. Des pommiers près des maisons basses, les unes rousses, les autres noires déjà. Entre les murs, la terre brune comme le tabac, et chaude de vie: la délicieuse lumière d’octobre était encore sur elle, la lumière de l’été mourant.
Un côté du chemin est doré; les arbres font de l’ombre à l’autre: mais l’ombre elle-même est moelleuse, veloutée comme une joue brune. Une femme dans la rue, seule: elle rentre chez elle, sans doute. La femme en coiffe s’arrête sur le seuil, et regarde lentement, immobile.
Clair et vif, comme une soie bleue, au fond le ciel.
XLVI
LE BAIN
Au Coq, en Benodet... 24 septembre.
En rang, lourdes et mal vêtues, les petites filles suivent lentement le sentier qui tourne entre les buissons, au-dessus de la grève. Elles occupent, noires, toute la largeur du chemin courbe, pareilles à de grosses fourmis dressées contre un obstacle. Elles font un ruban sombre sur le sol blanc. L’air blond, que le soleil inonde, pétille. Trois Sœurs, de noir vêtues, escortent le défilé; l’une, en tête, cause avec les élèves; les deux autres, fermant la marche, semblent prier. De loin, on dirait que ces petites filles sont des novices elles-mêmes. Puis, arrivées au haut de la ravine qui descend presque à pic sur la grève, elles se débandent, elles se précipitent et courent en bas, elles rient; une tombe, et se relève en riant aux éclats.
Les Religieuses choisissent l’anse la mieux abritée des regards, cachée sous le chemin. Elles observent attentivement si personne n’est là; elles tiennent conseil: l’heure est bonne; à peine si l’après-midi commence, et il fait un soleil ardent. Les petites attendent un ordre. Enfin, il est donné: elles se jettent sur le sable, et ôtent leurs souliers. Les Religieuses sont assises sur les roches, leur gros parapluie au côté, et leurs mains sur les genoux. Les petites filles tirent leurs bas: voici déjà les pieds nus et les jambes. Les plus grandes ont des mines circonspectes; elles aident les autres à relever leurs jupes, et les fixent par derrière avec des épingles. Toutes se retroussent, les unes jusqu’aux hanches.
Elles jouent dans l’eau; elles s’avancent, gracieuses et maladroites, de pierre glissante en pierre moussue; elles ont de l’eau jusqu’au genou; elles cherchent des coquillages, les crevettes grêles et les crabes trapus. Elles poussent de petits cris, ou des rires aigus, pleines de joie. Elles s’amusent; elles sentent l’air tiède qui les caresse, et la vague fraîche qui les chatouille. Quelques-unes sucent des algues, ou des coquilles pêchées. Parfois, elles perdent pied, et l’on voit leurs bras, en balancier incertain, qui se projettent de côté, pour tenir l’équilibre; les bras sont nus aussi; et les cheveux, rompant leurs liens, tombent en nattes ou en boucles sur les épaules, mal retenus par les coiffes. Elles folâtrent, ces petites recluses... Les Sœurs en cornette et en tablier noir, sur le roc, les suivent des yeux, ou promènent autour d’elles un regard attentif, qui, au premier soupçon, se fait sévère; et parfois, une religieuse appelle des petites par leurs noms, et les gourmande.
Toutes ces petites filles sont blondes; et la couleur de leur chair est charmante, blanche, finement veinée, et chez quelques-unes brillant d’un reflet d’or, duvet imperceptible. Elles ont de longues jambes, déjà pleines plutôt que maigres; et la naissance des cuisses a déjà le galbe de la fleur adolescente. Cette peau, si fraîche et si neuve, est tentante à voir comme un fruit.
Tandis que ces enfants s’amusent, et s’envoient de la main quelques fusées d’eau, un pêcheur en canot, la pipe au coin de la bouche, la main à la barre, double le phare et les regarde. Les petites baissent les yeux; les plus jeunes n’en prennent pas le soin, et sourient à la barque. Les Religieuses ne font mine de rien. Mais, comme peu de temps après, un étranger s’arrête et s’accoude à la grille du phare, les petites filles s’effarouchent; plusieurs rabattent leurs jupes; et à celles qui ont négligé de le faire, les Religieuses l’ordonnent d’un signe rapide. L’homme qui est là ne paraît pas être du pays; il n’est vêtu ni comme un paysan, ni comme un matelot: c’est l’ennemi. Les petites sortent de l’eau; une, qui veut aller trop vite, glisse; et dans l’effort qu’elle a fait pour se retenir, elle se découvre un peu: elle rougit, près de pleurer. Toutes ont repris leurs bas, et se sont chaussées.
Les Religieuses ramènent leur troupeau en silence. Ces petites, si jolies tout à l’heure, décoiffées, demi nues, sont maintenant ingrates, lourdes et tristes sous leurs habits de deuil. Dans leurs sabots, elles font des pas énormes, qui sur les pierres rendent un gros bruit. Tant qu’elles se croient en vue, elles se hâtent et se taisent. A peine ont-elles dépassé la barrière, et sont-elles à travers champs, elles se reprennent, bavardes, gaies, à rire et à parler. Sous la petite coiffe qui leur serre la tête, les cheveux forment une boule blonde au soleil; et, marquant lourdement le pas avec les sabots, toutes s’en allant avec lenteur, d’une démarche balancée, pesantes dans leurs jupes trop larges, elles ressemblent à une bande de petites vaches rousses.
XLVII
LE SOIR SUR LA LANDE
A Kerloc’h. Fin septembre.
Le ciel est comme un miroir de magie, où se réfléchissent les feux de la lumière absente: la dune, qui sépare la lande de la mer, lui cache l’horizon. Au-dessus de cette lande creuse, le ciel est tout l’espace, toute la mer, toute la lumière: lui seul, et ce cirque désert, enfermé entre les bouquets d’arbres; lui seul, et sa palpitante rêverie. Il est du vert le plus tendre, plus soyeux que la soie, plus tiède que les larmes, plus profond que les océans,—et pourtant si proche qu’on le dirait posé sur la cime des arbres. Vert comme le Nil des rêves, il se teinte d’orange et de lilas: une buée féerique, une immatérielle vapeur d’argent et d’or tremble comme une haleine sur les contours de ce poème de l’intime douceur.
Tout est solitaire, depuis la dune plus blanche que la craie, jusqu’à la route noire sous les hêtres feuillus, aux branches abaissées. On ne voit rien, ni homme, ni maison; à peine si l’on distingue, au creux de ce cirque, le fossé où la mare luisante ouvre un sombre regard entre les aulnes morts. On ne voit rien qui vive; on n’entend rien qui parle. Les arbres seuls; et sous l’étendue palpitante du ciel, rien que l’étendue rigide de la lande. L’herbe, courte, malade et rare, fait un damier avec le sable blême. Sur la tête noire des arbres, entre leurs masses immobiles, le ciel est d’un bleu si pensif et si vivant qu’on le vénère, et qu’on se sent l’âme pieuse, comme à la rencontre des yeux immuables d’un Dieu qui prie. Et, comme pour ne pas faire de bruit, on marche avec précaution sur l’herbe noire.
L’air est doux. Suave, le silence...
Et l’heure, religieuse. Une âme d’angoisse sublime et presque bienheureuse plane sur la lande. C’est la fièvre du ciel, et ce ciel est toujours plus proche. Voici le moment venu, qu’il semble descendre des arbres mêmes, et qu’on l’a sur les épaules...
Tout est resserré dans ce petit espace; et tout pourtant est infini. On dirait que le monde tient sur cette lande. Ni les plaines sans fin, ni les mers, ni les steppes d’Asie, rien n’est plus vaste que ce cirque où la tristesse repose, entre la dune grise et une ceinture de hêtres noirs. Et lorsque, ayant tourné la tête, à la faveur d’une lucarne ouverte dans la muraille des sables on revoit un coin de la mer violette, il semble que ce ne soit plus qu’une feuille tombée de la voûte céleste...
XLVIII
LE VENT
Au Coq... Fin septembre.
Grand vent.
Le vent est un despote terrible. Le vent est le prince de la folie. Il se déchaîne tout d’un coup. Il tombe tout d’un coup. Sa colère dure une heure ou un mois. Quand sa folie persiste, elle m’affole. Je ne sais comment font les pêcheurs qui y résistent. Ce hurlement continu accable. Il confond les idées; il hue nos sentiments. La clameur fatigue d’autant plus qu’elle module davantage. La même note, longtemps tenue, ferait moins mal aux nerfs: on finirait par l’oublier, peut-être. Mais le vent est chromatique et chanteur de gammes. Le cri monte et descend; et c’est de reprendre sans cesse après qu’il tombe, qu’il est surtout intolérable. Il va et vient sur l’échelle, du grave à l’aigu; il a sa fondamentale. On attend la reprise; et la tête, hantée de bruit, sonne à l’octave. Malgré soi, on le suit, on l’accompagne. Il siffle; et le délire s’accroît de tous les sons. Là-bas, une porte bat, ou un vantail de fenêtre. Les branches se froissent et craquent. Tout tourne à l’obsession de ce monstre. Il semble une mer invisible, qui rugit et qui déferle mystérieusement entre le ciel et la terre. Et l’ennui irrité que sa rage produit, la nuit plus que le jour encore, est pareille à la douleur lancinante que le mal de dents provoque, quand la tête sur l’oreiller ne peut trouver un seul instant de répit sans angoisse.
Le vent tourbillonne autour du phare, qu’il frappe d’une vague emportée de sable et de feuilles mortes. Le vieux gardien secoue la tête:
—Ce phare est trop haut, dit-il. L’an dernier, si l’ouragan avait duré, il m’aurait enlevé mon phare...
—Vous voulez rire?
—Non. Pourquoi pas? Le vent peut bien briser tout là-haut, et m’emporter la lanterne. Rien ne tient contre le vent, prononce Crozon d’un ton solennel. Le vent fait ce qu’il veut. Le vent est le maître. Quand vous avez le vent debout en tempête, vous n’avez qu’à obéir, et qu’à fuir devant lui, comme un chien sous le fouet, la queue entre les jambes. C’est ainsi... Et même alors, s’il est dans sa rage, vous coulez au fond de l’eau. Le vent est le maître de tous. Il n’y a de plus fort que lui que le bon Dieu...
XLIX
ESTAMPE DANS LE GOUT DU JAPON
Au bord de mer... En novembre.
La grande marée, en se retirant, a laissé un merveilleux tapis de sable. La grève est déserte. Pas un pas n’a marqué l’empreinte humaine sur la belle pente humide, qui a la couleur de la noisette. Si haut est allée la vague, que les cabines le long du sentier, au sommet de la dune, sont encore mouillées d’eau. Le sable fin couvre le palier de pierre où elles sont posées, et les marches qui y mènent. Point de fente, où il ne soit logé, et ne brille faiblement. Sur les escaliers, tous les poux de mer, peuple qui grouille dans le varech et le sable, se sont donné rendez-vous. Ils pullulent, et sautent en l’air de tous les côtés, blanchâtres et pareils eux-mêmes aux grains de sable que le vent éparpille. Il y en a de toutes les tailles, depuis la tête d’une épingle jusqu’à la grosseur d’une guêpe: les plus gros, qui sont les plus lourds, font des sauts d’un demi-mètre sur leurs huit pattes; et, le corps oblong, un peu voûté, veiné de vert, ils semblent des haricots blancs qui dansent. Jusqu’au bord de la dune, le collier des goémons serpente à perte de vue, et marque le point où les flots ont monté le plus également: on dirait d’une vague interminable, figée d’un bout du pays à l’autre en une dentelle jaune et noire, aux longs festons réguliers.
Un chien, qui a couru par là, a laissé sa trace légère et mesurée, sous forme d’étoiles rondes, pareilles à la figure de blason qu’on appelle mollette. Et l’on est curieux de suivre l’empreinte de ces griffes, comme si l’on y avait un intérêt véritable, et qu’on fût à la piste d’un coupable en fuite.
C’est, sans doute, que la vie étonne sur cette grève, où l’ombre s’incline, où tout est clair obscur comme le sable même, et qui s’étend si calme après la tempête, sous un ciel désolé. Jamais le ciel n’a plus qu’alors cet air étrange de folie et de haine, que lui donne la double ligne des nuages reculés aux deux bords opposés de l’horizon, et qui le ferment, se joignant vers le fond de la mer: c’est là, de l’Est et de l’Ouest, que les nuées violettes se précipitent, elles-mêmes semblables à l’ombre courroucée d’autres nuées. Droites, suspendues comme les silhouettes sur un écran, elles courent, figures colossales de bêtes, gueules béantes de lions géants, crinières, griffes et queues étalées sur l’eau transparente du firmament.
Et quand l’ombre couvrant de plus près la terre, l’on porte les regards sur la route, pour le retour, là-bas derrière les arbres, une lueur rougeâtre, au reflet sanglant, étonne la pensée qui ne l’avait pas prévue. C’est la lune qui monte, pleine, énorme et rapide, telle qu’une puissance mauvaise, un monstre inattendu en quête de sacrifices. Plus haute que les pins, la voilà qui s’élève dans le ciel. Et de son globe orangé, d’instant en instant plus pâle, tombe une lumière cruelle et glaciale, qui semble donner la fièvre à la dune blême.
L
L’ANGELUS
Septembre, près de P...
Le soleil a disparu; et tout rayonne encore de sa fuite. Tout se recueille,—et semble se retirer. La vie au crépuscule est pareille à la méditation dans le désert. Et du clocher, vient l’appel doux et clair de l’heure, qui sait dire, en tintant: «Prions.»
Les deux voisines, vêtues toujours de noir, et les mains modestes croisées sur le tablier noir, poussent la barrière derrière elles; et l’homme met l’écrou. La cloche sonne.
—C’est l’Angelus, dit la mère.
Elle prononce: l’«Andgéluss», d’un accent étrange qui convient à sa figure calme et maigre, à ses vêtements noirs, au silence de cette maison.
Avant d’entrer, elle et sa fille quittent leurs sabots noirs sur le seuil.
—Vous êtes prêt? dit en breton de Léon, la femme à son mari, Léonard comme elle.
Il ne répond pas,—un grand homme dur, maigre et roux, sévère. Il se baisse, et se lave les mains, pieusement, à la fontaine. Puis, il laisse à son tour ses sabots près des quatre autres en ligne; et il passe le seuil. Il ferme la porte avec soin. Il ôte sa casquette, et se signe. Les deux femmes se mettent à genoux. Et la mère, à voix basse et claire, murmure lentement:
—Ave, Maria...
L’homme prie avec une ferveur grave. La femme avec une joie douce, comme celle des religieuses dans un cloître: la fille d’un air rêveur et soumis, avec une sorte d’onction tendre, qui met un reflet sur son front étroit de petite fille vieillie.
Les dernières lueurs du jour errent, douloureuses, sur la lande,—calmes et paisibles dans cette chambre.
LI
LE FJORD
13 novembre, à Benodet.
Dès l’aube, il bruine. Les brouillards lointains se condensent au-dessus de la baie, entre les rives, et s’éparpillent en poussière humide. Il fait doux, silencieux et triste. Si l’on sort, on ne sent presque pas la pluie; mais au bout d’un moment, on en est tout trempé, et les vêtements s’en imbibent. Partout où l’on met la main, on la mouille; et la terre ne semble plus faite que d’une pâte pétrie.
Tout a la couleur blanchâtre de la fumée; la mer est blanche; la rivière est blanche; et les arbres disparaissent à demi sous la buée. La fumée des toits ne s’élève point, et retombe mêlée à l’haleine brumeuse, qui flotte entre les bras fins des peupliers et les branches étendues des ormes.
Chacun reste chez soi. Sur le chemin, sur la place, personne. Les douaniers sont assis dans le corps de garde, derrière la porte poussée; et nul ne vient lire, sous le grillage, les dernières nouvelles du temps qu’il fait. A la maison, les murs, la rampe de l’escalier, la poignée des portes, le bois de la table et des chaises collent aux doigts qui s’y posent. Les volets sont brodés d’un nombre infini de gouttelettes, toutes distinctes et rangées en longues colonnes, comme des perles. Et les vitres, les glaces, les verres sont couverts de buée.
Il fait très doux; et pourtant l’on frissonne. Un silence nocturne s’étend sur la lande. Pas un pas; pas un appel. De temps en temps, le cri d’une pie; ou la voix lointaine d’une femme qui tousse. Et là-bas, derrière les haies, parfois s’élève une vive dispute d’oiseaux: c’est, peut-être, un épervier qui a fait des siennes? ou peut-être se réjouissent-ils dans les breuils de n’avoir rien à craindre des chiens ni de l’homme...
Le murmure de la mer lui-même est plus lent. Elle soupire avec fatigue; et la vague meurt à demi-voix. Le ciel blanchâtre est bas sur la terre: il s’étend comme une étoffe de fumée, sans un pli; et les arbres frileux y dérobent leurs têtes. La brume se fait plus épaisse au coude boisé de la rivière, là où elle se cache plus avant dans le pays...
Est-ce Benodet et le fleuve de Kemper, si bleu, si gai à la lumière? Est-ce un fjord en Bretagne?... ou en Écosse?... ou peut-être en Norvège?
Les voiles noires pendent, lourdes d’eau, et luisent mouillées, comme du cuir. Les maisons grises s’effacent dans la bruine; et les tourelles rouges du château, sur le bord de la rivière, n’ont plus que la couleur éteinte des dernières roses...
Pas un pli dans le ciel gris. Il bruine...
LII
CRÉPUSCULE D’OCTOBRE
Sainte-Marine, vu de Penfoul.
La petite ville languit dans la paix du soir. Près de l’eau dormante, cinq maisons sous les arbres. Le ciel est triste, tendu de gris et bordé de plumes violettes. Et la mer, immobile et muette, a sa couleur de sombre ardoise.
La petite ville, et ses maisons étagées dans le fond de l’anse noirâtre, semble déserte: la fumée ne monte point, bleuâtre, au-dessus d’un toit; et l’on ne voit personne, sur la cale, si ce n’est un enfant assis dans une barque vide.
Les bois noirs et roux, paisiblement, se détachent sur le ciel gris; et, de place en place, à leurs pieds, une prairie en tapis descend vers la mer, et brille sous les feuillages obscurs, d’un vert étrange, sans lumière et sans gaieté, froid comme celui de la pomme dont la pelure traîne sur le chemin.
La petite ville et les maisons sont blanches, d’une blancheur maladive, où les trous noirs des portes semblent mystérieux... Dans l’eau stagnante du petit port, les bateaux noirs, sans voile, sont à l’ancre; et leurs mâts nus se dressent avec ennui, comme des fûts de croix, dont les bras sont tombés.
Devant les maisons pâles, la grève de sable jaune, et les rochers chevelus de sombres goémons, découverts sur un long espace, s’étendent lugubres, et comme abandonnés.
Point de lumière. Point de nuit encore. Tout est clair obscur. Tout est terne, tout est éteint.
LIII
SAINTE-BARBE
En Gwesnac’h, automne.
Pour la dernière fois, peut-être, de l’année, l’ardent soleil resplendit dans le ciel sans nuage. Et tout l’été d’or ressuscite avant de disparaître. La grande marée enfle l’estuaire, faisant de l’Odet un fleuve puissant, qui pousse la mer salée jusqu’à Kemper, la ville blanche et grise qui porte les tours de sa cathédrale comme une coiffe. Au flot, la rivière monte à pleins bords; la large nappe, au cours rapide, égal et balancé, semble gonflée de la saison passée et de sa paix splendide. L’air rayonne de plaisante lumière. Entre deux nuits vaporeuses et très fraîches, il fait une de ces chaudes journées où la Bretagne est blonde et bleue comme l’Ombrie, dans sa parure verte.
Le vent souffle à peine, en enfant capricieux. Le canot monte avec le flot, et je tiens en vain l’écoute. Dans le courant contraire, le vieux Crozon prend les rames: il nage, sans courber son large dos; il enfonce sa casquette jusqu’aux sourcils; la masse bouclée de ses cheveux gris moutonne autour de sa tête, et son petit œil bleu reconnaît tous les points de l’eau et des deux rives, où chaque pli, chaque pierre lui sont familiers depuis un demi-siècle. Un à un, il nomme les aspects et les lieux, en bon ordre, et chacun suivi d’une anecdote immuable ou de son épithète due.
Sous un abri cintré, au flanc de la villa qui plonge de trois côtés dans l’eau, s’ouvre une sorte de remise pour les bateaux de course: dans une obscurité profonde et violette, le yacht désarmé dort sous l’arche à l’ombre moelleuse... Voici Ker-Gouz, et Lan-Huron, des rochers couverts de grands bois, des châteaux trop neufs et de vieilles demeures: le Pérennou, qui fut une villa romaine, et Broc, où vit le souvenir d’un homme excellent, l’abbé du Marallac’h, qui ouvrait sa maison et son domaine aux paysans, les jours de fête.
Boisées jusqu’à la cime, parfois les rives se rapprochent; la rivière se resserre, et le courant coule profond, avec un remous de hâte. Aux coudes de la route transparente, il semble qu’on aille passer sous un berceau de feuilles, une charmille suspendue sur une terre bleue et liquide. Hautes et d’un trait aigu, les belles ombres de la forêt se projettent sur l’eau, et vous viennent à la poitrine, noires et lumineuses, pareilles à des chevaux qui voltent. Quand les hauteurs s’abaissent, le flot de la marée touche les deux bords, lèche sournoisement les prés verts qui s’inclinent, entoure les pommiers et couvre les berges. Une vieille ferme est inondée, plus délabrée et plus sombre dans cette eau riante: une eau de turquoise sous le ciel d’un bleu si vif encore. On défriche une longue lande en pente douce, un beau champ pour la culture: au milieu des souches d’ajoncs, sur le char s’entasse la dépouille d’un vert presque noir: deux femmes, là-haut juchées, reçoivent à la fourche l’herbe dure, que tranchent des hommes genouillés et gantés de cuir: ils passent la faucille dans la lande, comme les ciseaux sur une tête qu’on rase. Et une jeune fille, vêtue de bleu, le sang aux joues et aux bras, regarde devant elle, immobile au soleil, près de la charrette.
Comme un nid au creux d’un arbre, au pied de la colline s’ouvre une petite anse, un port pour trois petits navires, un abri d’eau, miroir de feuilles. Elle est cachée sous les arbres; les chênes trempent dans l’eau, et les houx épineux s’y regardent. Quand j’arrive, deux grands paysans noirs sont couchés sur la pente rapide, et les feuilles mortes: leurs pieds touchent à la rivière; ils mangent du pain au lard, tout en fumant, et surveillent une barque qu’emplit une meule fauve de goémons. Deux gros blocs enfoncés sortent du flot, semblables à des menhirs, balises naturelles. Mystérieuse, au bas de la hauteur abrupte et des arbres à pic, c’est la verte retraite de Sainte-Barbe. Et le silence ombreux, les vieilles pierres, et ces paysans graves, tout, ici, comme aux plus anciens âges du monde, est disposé pour la demeure d’une sainte en Occident, ou d’une fée.
On grimpe par le petit sentier, qui court en lacets, ruisseau de terre brune, si étroit que l’on serait forcé de tenir sur son cœur celle qu’on aurait pour compagne, la voulût-on garder à son côté. Et tandis que l’on monte sous le couvert des branches, le bois solitaire chuchotte; l’haleine est parfumée de ce merveilleux langage; déjà la mélancolie de l’or végétal mêle son harmonie mineure et son ardeur triste à la fraîcheur des vertes feuilles. Les grands houx, admirables par la taille et la verdeur, penchent leur feuillage de métal, incrusté de fleurs rouges. Les églantiers se serrent contre de petits chênes, où le gland brun sort de la gaine, comme une tête est portée sur une fraîche collerette. Derrière les bruyères et les orties sombres, les fins peupliers, de loin en loin, se dressent, des mâts sur les frégates de la forêt. Les fils de la Vierge flottent, aiguillées tendues de la prochaine brume. Partout, les ajoncs noirs au bord du ravin; et de clairs ruisselets errant entre les feuilles mortes. Là-bas, au fond de la colline, ou peut-être de l’autre côté, j’entends la cloche sourde du bûcheron, la cognée qui bat en mesure le tronc de quelque hêtre. Deux oiseaux chantent, deux seuls, tout près de mon oreille, et cependant invisibles. Le petit vent de terre rit aussi en sourdine sous les arbres. La vue se repose sur un rideau confus de bruyères, d’ormes et de marronniers. Les mûres grenues sont sur la haie, telles des mouches à facettes, qui dorment. Des feuilles tombent lentement, incertaines, sur d’autres feuilles. Trois hauts cerisiers, à la peau soyeuse, tigrée d’ombre, se chauffent au soleil. Rien de trop âpre; rien de trop noir: le ciel paraît partout; et le petit sentier, couleur de chaume, ne peut conduire qu’à une douce demeure. Peu d’insectes; parfois une guêpe ronfle en titubant; et sous les feuilles mortes, secouées d’un frisson sec, la fuite d’une bête furtive...
Et voici la merveille rustique, la chapelle de Sainte-Barbe, sur une place de terre brune, au creux d’un vallon désert, entre deux collines en landes, et au-dessus des bois qui s’inclinent vers la rivière.
La chapelle est en ruine; elle a bien vingt pas de long; elle est très basse, et à la manière bretonne, en forme de grand tombeau. Le clocher, qui reste debout sur la façade par un caprice d’équilibre, est plus haut que tout le bâtiment. Il y avait une nef et un transept. Qu’importe de quel style? C’est maintenant le plus hardi et le plus ancien de tous: celui de la royale nature. Le toit s’est écroulé, des murs entiers, toute la couverture et presque tout un côté. Une église de feuillage s’est élevée sur les débris de la chapelle en granit; elle porte la marque de l’architecte divin: il a construit dans l’ordre de la forêt; c’en est la grâce souveraine. Sur le sol, des fragments qui respirent maintenant, des colonnes brisées, des chapiteaux, de la pierre qui vit: tout est terreau à l’herbe; tout est mangé de lierres et de bruyères; cette ruine est pétrie de feuillage.
Les arcs sont de lierre noir; la grande fenêtre de l’abside, une ogive de lierre ouverte sur le ciel bleu: et, au delà, tordu par le vent et tout vêtu de lierre aussi, un chêne fait une colonne torse de baldaquin.
La nef à ciel ouvert, la douce tombe moussue, est vêtue d’ombres vertes, comme un sous-bois. Le pavé de la chapelle est une boue grasse et noire, où les moulures, les éclats de colonne, les morceaux sculptés portent des fleurs. Comment s’est posé sur le maître autel ce tronc d’arbre abattu par la foudre? Dans un coin, sur une console poussiéreuse, une petite image de la Vierge, aux couleurs violentes, quoique rongées par la pluie: la statuette regarde son église de feuilles, tranquille et d’un air impassible sous le grillage qui l’emprisonne. Au beau milieu d’une fenêtre, dans le mur droit, sous un manteau de verdure, un arbuste est planté, coudé comme une torchère de bronze: ici, le charmant petit arbre fait le candélabre: d’entre les pierres, il sort du mur par des racines en forme de griffe: cet être délicieux se courbe en spirale, et comme les cinq doigts écartés d’une main sur un visage, il ne tend que des rameaux très clairs, pour ne point cacher le jour du fond, fait de ciel, de feuilles vives et de plaques d’or...
La façade tient bon, haute et verte: ce dût être une porte surmontée d’un clocher pointu. C’est maintenant, ce clocher, un cierge aigu de lierre, jusqu’au reste de la croix enveloppée de mousse. Par la nef, là-bas, derrière la chapelle, je vois une vache noire qui se hisse, pour brouter l’herbage de l’abside.
Un pré vert, semé de grandes bruyères, fait le tour de Sainte-Barbe: de là, je regarde la rivière d’or et d’argent au soleil, qui court au bas de la colline, et les bois noirs sur l’autre rive. Au bout du pré, devant la façade, sous les arbres, un lavoir abandonné, et deux enfants en robe, qui, sans rien dire, assis l’un près de l’autre, mordent dans un morceau de pain, où disparaît jusqu’aux yeux leur figure...
Et sur la colline qui porte la chapelle comme au pli du coude, la lande se presse, noire, touffue et dense, pareille à la toison d’un troupeau qui court, en baissant la tête: au milieu de l’idylle, où sourit sainte Barbe paysanne, de quel effet puissant n’est pas, limitée par les bois, la sombre lande qui monte?...
J’ai repris le petit sentier sous le soleil plus oblique. Je laisse derrière moi le grand arbre au bord du lavoir, la façade rustique, le cierge de lierre, la petite porte, le mur feuillu, et le buisson de rouges houx sur le toit bas. Le silence parle de plus près encore: une étrange tendresse monte de tout cela pour tout cela, pour la terre brune, le murmure de l’eau, les fleurs et les baies odorantes: il semble que toute cette vie ait attendu patiemment votre vie, et qu’elle l’appelle...
La voix de Crozon se fait entendre: il cause en bas avec les deux paysans; tantôt elle se perd et s’éloigne; tantôt elle sonne plus distincte. Le rideau des arbres se ferme sur mes pas. Je marche en écartant les branches. Tout d’un coup, voici le vieux pilote, et l’anse d’eau mystérieuse où le canot attend.
LIV
PONTIQUES
Au bord de l’eau. Entre Begmeil et l’Ile. Août.
Une nuit blonde, un délice de volupté sereine, et de vie tranquille. Il fait tiède et frais, comme dans une serre ouverte. La mer chante; la haie sent la violette. La lune ruisselle de clarté, comme une source aérienne. Il fait si clair que les coqs, dans la lande, chantent l’heure de minuit. Le dernier qui réponde sonne haut, de si loin, qu’on dirait l’écho d’une trompette.
La lune, la mélodie des flots, les perles de la clarté sur le col changeant de la mer... Et, dans le lait bleu du ciel, les douces étoiles si lointaines...
On se sent un cœur qui adore. Une religion naît dans l’âme, de la beauté du monde. Où est le Père, qu’il soit béni par l’adoration de sa merveille? La perfection de l’art saisit le cœur d’un désir passionné d’en connaître l’artiste.
A toute cette beauté, un temple de silence.
—Au matin, vers le temps d’août, il est une heure toute trempée d’humidité, une heure fraîche comme les yeux de la jeune fille, une heure pure et lavée, une heure jeune, une heure bleue.
Une rive boisée et blonde au soleil; la mer calme et lisse, une soie azurée où courent, caprices de la trame, de longs rubans d’argent. Un bouquet d’arbres grêles, quelques feuilles délicates comme des cils sur le ciel cendré... Ces matins de Bretagne ont la douceur d’avril dans les campagnes ombriennes, et m’y font penser.
Et la merveille, c’est la fleur, la rose ou l’œillet, éclose avec le jour, et dont les pétales retiennent les gouttes de rosée.
—Un beau mendiant.
Il est grand et maigre. Il a la barbe grise, mêlée d’or qui brille encore, large et touffue, qui se confond avec les cheveux bouclés, plus blancs: on dirait des coins de blé parmi l’avoine.
Il est droit comme un jeune homme. Ses loques sont ajustées, et bien serrées aux chevilles: il en paraît plus nerveux, et les jambes plus fines. La couleur de ses vêtements est si usée, qu’elle flotte indistincte du gris à l’ocre. Il semble que ce soit celle du voyage même, et des grandes routes. Il a un sac de toile bise, passé en besace de l’épaule droite sous l’aisselle opposée. Son teint est de brique; et son nez droit, maigre, paraît sculpté. Il a un regard calme et muet. Il sent la mer, les aventures, les soleils lointains, les péripéties monotones des chemins; il a un air de voile,—de ces voiles tannées, rapiécées, si belles, quand la brise les tend sur le mât d’un vieux lougre. Ce pourrait être Ulysse naufragé.
—Couchant.
Un peu avant le coucher du soleil, tout l’occident est envahi par d’immenses nuées grises, qui se réunissent en un seul éventail, dont la pointe est cachée sous l’horizon, et dont les plis couvrent le ciel entier. Seul reste libre, et d’une douce clarté bleue, le bord oriental de la mer. Or, le soleil ayant disparu, tout l’éventail se teint de sang qui fume, et le ciel semble l’aile aux plumes sanglantes d’un oiseau sans pareil, qui enfonce sa tête sous l’horizon.
—La femme au bain.
Dans la profonde nuit sans lune, la nuit bleuâtre, un canot s’avance au milieu de la rivière. On entend la cadence des rames. Bientôt, le bruit mesuré s’arrête. Une forme blanche s’élève de la barque, et glisse sur le bord. Elle plonge; et la pâle apparition s’étend sur l’eau, comme une flamme droite qui se couche. Est-elle nue, cette femme si souple, et voluptueuse, longue écume de la vague?—L’ombre cache son visage, et fait à sa tête un voile de cheveux. La baigneuse frappe l’eau d’un geste lent et doux. Je l’écoute qui respire, ravie de la fraîcheur qui la caresse et du fluide embrassement qui l’entoure...
—Temps de Sud-Ouest.
C’est la tourmente. Le soleil ne s’est pas levé. Depuis deux ou trois heures après midi, on ne saurait plus dire à quel moment du jour l’on est. Une lumière morte, une couleur éteinte et indécise. Le ciel roule très bas sur l’Océan livide. Des bourrelets noirs, des nuages épais en forme de voiles grises carguées sur des vergues d’encre s’amassent vers la rivière. La mer a l’air et la couleur des convulsions: blême d’écume sur la crête des vagues, elle pousse des lames verdâtres à l’horizon, et déferle presque noire.
Une rumeur effrayante, un tremblement lointain, une menace pleine de douleur, de colère longtemps contenue et de rage qui se hâte. L’Océan, l’Océan roule dans la tourmente; et il arrive, implacable; inlassable dans la vengeance, comme la nuit sur un champ de bataille.
—A l’aube, souvent, l’on entend un bruit plaintif et lamentable. Les oiseaux se taisent. Le silence accroît ce long gémissement, et parfois il s’enfle jusqu’à remplir tout l’espace. On dirait d’une bête énorme que l’on saigne, et dont la vie rétive ne s’en veut pas aller avec le sang. L’heure est morose; les collines livides; et la lande à demi ténébreuse est propice au va et vient des fantômes. Sont-ce eux qui s’enfuient, en faisant ce roulis de chaînes et de métal?
L’aurore rose glisse ses clartés de flamme fraîche sur les hauteurs opposées à l’orient. Et l’on voit, sur la mer, une goélette qui mouille ses ancres ou qui les lève, les voiles qu’on fait tomber ou que l’on hisse: c’est le bel oiseau de mer qui poussait de si longs cris, et sortait du sommeil en soupirant.
—Pêcheurs.
Deux femmes de l’Ile débarquent sur la cale: cottes retroussées, elles déchargent les lourds paniers où le poisson frétille. Grandes, maigres, desséchées, elles sont jeunes encore. Elles se hâtent, actives et vigoureuses, en noir. Dans le canot, une nichée de petits enfants, qu’elles tirent l’un après l’autre du fond, où ils sont assis sur des cordages et des voiles. Ce sont les deux belles-sœurs, qui ont perdu leurs hommes, les deux frères, dans la même tempête, l’an passé. Le même jour, dix-sept hommes sont morts à la mer, tous les mâles valides d’une petite société. Ils ont laissé huit veuves et quarante-trois orphelins...
La forte race des pêcheurs, les plus simples, les plus braves et les meilleurs des hommes sous l’aspect le plus rude. Ils sont cent mille en France, dont les trois quarts sont Bretons. C’est à eux que la marine doit ses équipages, l’une des meilleures troupes qu’il y ait au monde, la plus fidèle et la plus solide. Quelque folie où l’eau-de-vie les pousse, ils ont toujours du cœur; et dans les plus endurcis même, qui se donne la peine de le chercher, l’y trouve.
—Ciel à la Vernet.
Un bleu de porcelaine pâle, sans chaleur ni profondeur d’espace,—trop uni, trop limpide, comme des yeux sans pensée. Là-dessus, de gros nuages blancs, tachés de gris, tous séparés, se promènent: ils ont l’air jetés sur cette eau bleue, comme des paquets d’ouate où l’on aurait essuyé des doigts salis par la mine de plomb. Dans le fond, à l’horizon marin, un tas d’autres paquets blancs, démesurés et lourds, renflés à la base et finissant en l’air par une boule,—tels, des ours blancs, ébouriffés, qui prennent leurs ébats.
—Au tomber du jour, un immense escadron de nuages violets courait vers l’Ouest, avec le soir, au ras des arbres, crinières éparses, le col levé, les garrots frémissants, en cavalcade victorieuse. Et tout le champ du ciel était semé de nuages roux étendus, pareils à des peaux de bêtes, à des fauves écorchés, les pattes droites et la queue étalée... La mer immobile était violette; et sous le furieux galop des nuées, c’est elle qui paraissait le ciel renversé.
—Grandeur de la mer.
Elle est accablante, parce qu’elle n’a rien pour l’espoir, rien pour la vie en quelque sorte,—et que tout en elle invite au rêve. Elle est trop puissante pour les faibles cœurs,—et ils n’aiment la mer douloureuse, que s’ils se trouvent au comble du bonheur: elle leur plaît alors par le contraste; tant elle fait valoir par sa désolation ce bonheur, qu’ils l’en goûtent mieux à leur insu. Leur ivresse va seule avec cette solitude si terrible. La mer est le lieu solitaire, qui met le cœur en contact avec l’infini touché.
LV
SUR LE TERTRE
Au Coq, le 27 août.
Au grand trot des voitures bruyantes, la noce passa sur le chemin, entre la mer et la lande. Ventre à terre, les petits chevaux prirent la course comme s’ils allaient charger l’ennemi. Sur leurs deux roues, juchés haut, les chars à bancs sautaient, et la banquette de derrière semblait devoir, à chaque heurt, se détacher et rester en route. Pêle-mêle, flottant au vent comme les herbes de la mer que pousse le flot, les rubans de velours noir, les lacets des coiffes et les nœuds fixés à l’oreille des chevaux s’agitaient, confondus, pavois épars au galop sur le chemin doré par la lumière. Les femmes criaient et riaient, chacune au côté d’un homme maître des guides, et qui faisait claquer le fouet.
—Mon Dieu, disaient les vieilles, ils vont nous faire verser!...
Les jeunes avaient peur; mais elles jouissaient de leur émoi. Les roues sautaient par-dessus les grosses pierres; et parfois le léger équipage penchait tout à coup sur le rideau en pente des ajoncs, qui le séparait seul du précipice: la route fait un coude à pic sur les grandes roches noires qui bordent la grève; et une jeune fille, ayant soudain mesuré la hauteur, tout en riant, se signa.
Enfin, devant la barrière, les hommes arrêtèrent les chevaux. Tous, aussitôt, se jetèrent en bas des voitures rustiques, ornées de fuseaux en bois, et dont les couleurs vives resplendirent au soleil. Entre les deux pointes rocheuses, la baie heureuse rayonnait d’or bleu et de sourires.
Ils venaient de Pont-l’Abbé; et plus d’une auberge, depuis le matin, avait reçu leur visite. Sur le talus herbeux de l’ancien fort, ils se proposaient de danser; bras dessus, bras dessous, chacun avec sa chacune se dirigea vers le tertre. On se dispersa dans la lande. Les uns coururent au phare et en firent le tour. Les autres les rappelèrent. Tous enfin, se séparant, se mirent à gravir la butte roide, en glissant. Ils se poussaient; ils s’ébranlaient ou se renversaient les uns les autres; la chute de l’un en entraînait deux ou trois. Quand ils furent sur la plate-forme, ils dansèrent. La mariée était restée à mi-côte: comme elle trébuchait, le mari se mit à rire silencieusement, se hâtant de la retenir, et l’enlaça...
En bas, les vieilles femmes, attentives à ne pas se souiller, s’étaient assises sur des pierres, près des petits chevaux qui piaffaient: il y en avait un, tout velu, plus bigouden encore que les autres, qui semblait ne pouvoir se tenir en place, qui secouait la tête, agitait ses rubans, hennissait, et, les lèvres retroussées, voulait rire. Les petits enfants, dans leurs belles robes, trottaient autour des mères-grands, pareils à des poupées merveilleuses qui marchent: leurs cheveux sortaient du serre-tête rouge, comme un flot d’or coulerait d’une coupe renversée; et leurs yeux sans pensée s’ouvraient si candides et si fixes, qu’on eût dit des gouttes de la mer bleue, laissées par le jusant dans les coquilles roses de leurs paupières.
Cependant, sur le tertre, la danse ne cessait pas. Ils avaient mené un sonneur avec eux: assis droit contre le terre-plein, l’homme soufflait avec zèle, d’un air sérieux; et l’aigre biniou déchirait l’air de sa mélodie nasillarde. Un peu à l’écart, une jeune fille, en coiffe de Kemper, se promenait en mordillant un brin de bruyère; et son long col de lait, cerclé d’un velours noir d’où pendait une croix, semblait parfois secouer une pensée importune.
La mariée dansait avec tous. La brise de mer jouait dans les cheveux, sur les tempes, et parmi les rubans. Après avoir beaucoup tourné, quelquefois une fille tombait droit sur son séant, au milieu de ses lourdes cottes.
L’herbe verte et courte, sans un caillou, se pliait sans bruit sous les pieds pesants. Toutes ces femmes jeunes, et si larges dans leurs triples jupes, dansaient avec une furie légère. Leurs yeux brillaient; et leurs lèvres s’entr’ouvraient, humides. Leurs regards naïfs disaient un étrange goût du plaisir, une prochaine ivresse.
L’après-midi finissait dans un rêve. Un air tiède et teinté, eût-on dit, d’ardeurs en poussière, tremblait entre le ciel et la mer, pareil à la couleur de l’héliotrope. Sur toutes choses frémissait le regard enivré de la vie. Et sur la mer amoureuse, il semblait qu’en un instant fût tombée à l’infini une pluie de violettes.
On appela d’en bas les paysans, qui dansaient. Ils ne se décidaient pas à partir. Les uns firent encore un tour, et descendirent la colline déjà sombre. Une femme, à dessein, roula sur le sol, riant et rougissant de faire voir ses jambes, qu’elle avait voulu montrer. Toute parole avait un écho plus long. Le rire tintait comme sa propre plainte... Tous semblaient se taire plus volontiers: là-haut, sans s’en douter, quelques couples rêvaient; et peut-être ils regardaient le jour qui s’en va lentement, en tenant un doigt sur sa bouche.
Le soleil avait disparu. Toute la mer n’était plus qu’un champ de trèfle incarnat et de glycines fauchées, où traînaient des rubans d’or. Le biniou s’arrêta de sonner sur une note longue, aiguë et grêle. Ils ne riaient plus, et gardaient un silence visionnaire. Ils s’en furent lentement, comme le crépuscule s’étendait large et sûr. Et ils semblaient descendre le talus vert, à l’herbe déjà noire, poussés par l’ombre...
LVI
COMBAT DES DIEUX
Le 9 juillet.
Tout le jour avait été d’une douceur alanguie, et d’une clarté presque pesante. Les yeux étaient fatigués de voir; et les objets frappaient les regards avec la même violence endormie que les coups sourds de la fièvre. La mer violette sommeillait, reine lasse, voluptueuse au repos dans un lit d’or fin, brodé de lents sourires.
Soudain, il y eut un souffle amer, un coup de vent bas et terrible. Il vint du large, comme une faux rapide; et la lumière tomba, comme la fleur tranchée du jour. Puis, le coup de faux, s’allongeant, passa plus brusque que l’éclair, au delà des bois. Et tout se tut. Mais la blonde clarté parut vieillie; et le pressentiment se répandit sur la contrée d’une heure dangereuse et d’une issue mortelle.
Le vent de la faux ne se levait pourtant plus. Et la mer semblait dormir encore, d’un sommeil moins heureux, où entrait le cauchemar, d’un vol perfide... C’est alors, enfin, que le faucheur parut.
Un nuage noir, épais et dense comme un bloc de charbon, s’avança venant de l’Est: d’abord, on ne vit qu’un pan du manteau; l’autre aile émergea du Sud; et bientôt, la tête et le corps monstrueux du Géant. La mer violette s’obscurcit, et devint noire: elle était prise de convulsions, comme dans une maladie soudaine; et la crête des vagues avait la couleur sinistre de l’anthrax. La marée montait. Le flot commença de se plaindre lugubrement sur les roches.
Une colère immense s’amassait à l’horizon. L’ardeur du courroux enfla les vagues, et les poussa en désordre les unes sur les autres, comme les paroles de menace sur les lèvres amères d’un tyran. Enfin le faucheur se coucha à travers l’espace,—et tout le ciel fut noir,—noire la mer, épaisse et noire. Entre ces deux abcès mûrs de la tempête, l’espace tremblait sans bruit, dans l’épouvante, morne, hagard, livide. L’écume des vagues fouettait les bords du ciel, comme un nid de vipères dressées contre une coupe de houille. Et la terreur des flots se brisait sur les îlots sombres.
Comme la rumeur d’une ville prise d’assaut, où les femmes et les enfants crient en larmes, tandis qu’on les violente, et où les hommes rendent la vie dans un lourd sanglot, que la mort écrase,—l’Océan retentissait d’une plainte lointaine, et d’un grondement toujours plus proche. Les goélands, qui sont vêtus de deuil, fifres rauques du naufrage, plongeaient de lame en lame, vol alterné de plumes blanches et de plumes noires. Et l’aile blafarde des mouettes sautait et retombait sur la crête des vagues, comme un corps d’écume solide, lancé par les embruns.
En toute hâte, tirant des bords, voici, forçant contre le vent, les barques qui rentrent, poussant de l’Ouest. Elles fuyaient, telles des bêtes dans l’angoisse, quand elles s’élancent dans les fourrés, et traquées par les aboiements plus proches de la meute, s’efforcent, haletantes, de dépister la chasse. Les voiles claquaient; et la quille soulevée se couchait sur le flanc, contre la lame. Les matelots sérieux, les lèvres serrées, calculaient la route et le danger. Enfin, ils n’ont plus qu’à doubler le phare... Et, comme ils disparaissaient à l’entrée du port, la rafale se déchaîna, roulant sur la mer avec la nuit noire; des quatre coins de l’horizon la tempête échevelée bondit, comme une folle qui hurle, précipitée du ciel, emplissant de tumulte et de rage tout l’Océan.
LVII
PAVOIS
A Ker-Joz... Dimanche, juillet.
Le joli matin d’été rit sur la mer et sur les arbres. Déjà la route blonde coule au soleil, comme un ruban de miel, entre les haies, claires d’un bord et de l’autre encore ombreuses. Le ciel est une fleur de lin. Solennellement, Crozon s’avance en grand uniforme: la casquette enfoncée sur le front; son épaisse tignasse moutonne en boucles grises autour des oreilles et sur la nuque. Il est plus large, et roule plus que jamais entre sa jambe infirme et la canne, dont il pique le sol. Sa veste de drap bleue, fermée d’un seul bouton, ne fait que mieux saillir le cercle de la poitrine, du dos et des épaules. La pipe aux dents, il fume et porte de la main gauche un drapeau à demi déployé: jour de fête, jour du Seigneur, beau temps; tout va bien: Crozon pavoise sa maison, avant d’aller à la messe. Il croirait manquer à son devoir, s’il négligeait de le faire, et porter malheur à ce bienheureux pâté de moellons, sa conquête sur la terre, après quarante ans de travail. Au bout de la barrière, un mât bleu et sa double corde: sans lâcher la pipe, Crozon hisse le pavillon, et serre fortement la corde autour de la hampe. Il regarde en l’air, clignant ses petits yeux bleus sous la visière; il est content: la vieille étoffe aux trois couleurs, qui ne sont plus le blanc, le bleu, ni le rouge, mais le gris, le lilas et le rose, tant le soleil les a usées, flotte mollement au gré de la brise; elle tombe et se lève, et retombe dans l’air plus bleu que jamais ne fut bleue chose bleue... Et du même pas, dans le même roulis, pesant sur sa canne, Crozon s’éloigne.
Cependant, les trois petits blonds surviennent en bondissant, eux aussi vêtus en habits du dimanche. Ils se pendent à la corde; ils défont le nœud; riant aux éclats, ils amènent le drapeau, le hissent et le rehissent cent fois. Ils se roulent à terre, quand la corde cède trop vite; et ils s’élancent avec le pavillon, quand il glisse sur la hampe. Leurs yeux d’eau pâle, à fleur de tête, reflètent le mât rond et l’étoffe flottante, comme l’œil fidèle des nouveau-nés et des poulains. Et, tant ils rient, tant ils se démènent que la vache rousse, dans les ajoncs, s’arrête et les regarde, un paquet d’herbe verte aux babines, et demeurant un long moment attentive, sans achever sa bouchée.
LVIII
L’HOMME SANS TÊTE
A Ker Joz..., le 3 novembre.
I
—Restez ce soir avec moi, dit-il à ses Bretons; je ne me sens pas bien... Entrez... Otez vos bonnets... Vous me conterez des histoires.
Ils s’informèrent de sa santé avec une sollicitude polie, et cette déférence libre qui leur est propre.
Qu’avait-il? Était-il malade? On pourrait avoir le médecin: Guillaume allait demain à la ville...
Il les rassura:
—Non. Je ne suis pas malade comme vous croyez. J’ai mes idées noires; et je préfère, ce soir, ne pas être seul: car je ne dormirai pas.
Ils s’assirent tous trois près du feu. Il leur fit servir du thé chaud et du rhum. Ils burent avec plaisir, aucun d’eux n’étant du reste grand buveur; et ils ne revinrent pas à la bouteille plus d’une fois. Quand ils eurent du tabac, ils bourrèrent leurs pipes, et, s’étant installés, ces rudes hommes soupirèrent d’aise. Ils étaient contents; mais ne le dirent pas.
—Je gage, monsieur André, fit le vieux Crozon, que vous voulez me mettre sur le chapitre des revenants...
—Une bonne nuit pour eux, dit Yawen, clignant de l’œil, selon son tic. Il fait noir comme dans un four; et nous sommes encore dans la semaine des morts...
Ils se lamentèrent un peu sur le temps: il pleuvait trop, et le vent ne cessait pas depuis plusieurs jours. Cependant, il était tombé avec l’ondée du soir. Maintenant, la nuit était d’un calme sinistre. D’immenses nuages couvraient le ciel, dont rien ne séparait les ténèbres de la terre noire, comme si le couvercle était scellé sur la marmite. Point de brume, toutefois: le cri ne se faisait pas entendre de la sirène de Penmarc’h.
—Guillaume, vous qui n’avez peur de rien, dit le jeune homme, voulez-vous vous mettre devant la porte? Par une telle nuit, je ne puis voir une porte sans malaise. Ouverte ou fermée, elle fait peur... Et c’est encore pis, si je lui tourne le dos: l’angoisse me tourmente...
—Pourquoi donc, monsieur?
—Il me semble toujours qu’elle va s’ouvrir; et que sur le seuil je vais voir une apparition...
Crozon se prit à rire doucement:
—Voilà, je l’avais dit. Vous vouliez parler des revenants... Mais vous n’y croyez pas, monsieur André... Vous vous moquez de moi, quand je...
—Pas du tout. Je ne me moque pas de vous. Je ne crois peut-être pas aux revenants; mais je crois aux fantômes...
—Ah!...
—Oui: je sais qu’il y en a...
Crozon ne faisait pas la différence des revenants avec les fantômes; et les autres non plus.
—C’est tout un, observa Guillaume qui n’avait encore rien dit.
—Vous avez raison, après tout... fit le jeune homme.
Guillaume sourit de côté dans son épaisse barbe; et ses yeux gais jetèrent aussi, de côté, un regard malin: il est rieur, et croit toujours qu’on veut rire.
—Bah, dit-il, vous vous amusez, monsieur.
—Non: tout est possible... Et qu’importe que les apparitions sortent de terre, ou de ma tête, si je les vois?...
Ils ne répliquèrent rien, ne sachant pas ce qu’il entendait par là. Crozon fixait le fourneau de sa pipe, écoutant immobile, l’air têtu et les jambes allongées. Il attendait d’être interrogé; et il semblait répondre à l’avance: «Quoi que vous puissiez dire, je sais ce que je sais; et vous ne me ferez pas changer d’avis.»
—Dites-moi, Crozon, avez-vous vu des revenants?
Il secoua la tête:
—Non; pas moi, monsieur André...
Et tirant une bouffée de sa pipe, il reprit:
—Mais beaucoup d’autres les ont vus, bamm! et ne m’ont point menti...
—Contez-moi ce qu’ils vous ont dit...
—Vous savez toutes mes histoires, je vous en ai fait plus de vingt...
—Vous n’en avez pas encore une que j’ignore?...
—Hum... Si fait, il me semble que... Mais... Vous le voulez donc? dit-il avec mauvaise humeur.
Sur le soupçon de n’être pas cru, il eût préféré de se taire. Il passa sa large main cuivrée dans ses épais cheveux gris, aux boucles emmêlées, et commença d’un ton maussade, qui s’anima bientôt, au cours du récit.
II
—Voici donc ce qui est arrivé à M. Pénerff, l’ingénieur, un savant, celui-là, un conducteur des ponts. Ce n’est pas d’aujourd’hui, ni d’hier... Vous vous le rappelez, Guillaume?... Il y a seize ans, deux jours avant la Sainte-Anne, M. Pénerff vint me voir. Il demeura tout le jour; et il soupa à la maison... Il faisait un temps sans reproche. On était dans le plein de l’été, bamm!... Après souper, nous causions tout comme ce soir; et M. Pénerff me dit qu’il ne croyait pas aux revenants. Je lui faisais connaître comme à vous, monsieur André, ce que je sais; mais il n’était pas d’accord; et il se moquait de moi... Bon... Tant nous parlons, lui avec non, moi avec oui, qu’il s’était fait très tard. On n’était pas loin de minuit... Je pensais bien qu’il coucherait à la maison; et on lui avait préparé son lit. Je ne le croyais pas, quand il me dit:
»—Crozon, bonsoir. Dormez bien. Je vais à Kemper.
»Et il prend son chapeau.
»—Par exemple, vous n’allez pas faire cela! lui dis-je...
»—Et pourquoi pas? dit-il. La nuit est admirable: Voyez ce clair de lune... Il fait si chaud, que je ne pourrais pas dormir; j’aime bien mieux faire le voyage à pied; et d’ailleurs, il faut que je sois à Kemper demain, au point du jour, pour mes affaires.
»—Vous avez raison, lui dis-je; et je sais bien que pour un homme comme vous, ce n’est rien de faire la route... Vous n’en avez pas pour cinq heures de chemin... Mais, si vous m’en croyez, vous ne partirez pas... Ce n’est pas prudent...
»—Ma présence est nécessaire là-bas, demain matin, à la première heure...
»—Rien ne vaut mieux que la vie, monsieur Pénerff.
»—Que me chantez-vous là, enfin? Quel danger courrais-je?... Il fait clair comme en plein jour...
»—Monsieur Pénerff, croyez-le ou ne le croyez pas, depuis quelque temps il y a un revenant qui hante la route: il se tient caché dans les buissons, au coude du chemin; et personne ne voudrait risquer de s’en faire suivre, bamm!
»Il se mit à rire; il leva les épaules:
»—Vous êtes fou, Crozon...
»—Je vous demande pardon; c’est vous qui n’êtes pas sage...
»—Les revenants ne sortent pas au clair de lune...
»—La lune n’en a plus pour longtemps; elle sera couchée avant une heure...
Enfin, quoi que j’aie pu lui dire, il est parti. Le revenant de ce temps-là, à ce qu’on croit, était l’ancien sacristain, un voleur, une canaille, qui avait pillé l’église de La Forêt; ou bien quelque autre mauvais chrétien, une âme damnée dans tous les cas, qui n’avait pas de repos dans sa châsse...
—Un revenant, c’est un homme en enfer, dit Yawen, en clignant gravement de l’œil. Quand elles ne sont pas contentes en paradis, les âmes reviennent après la mort.
—Bah! dit l’esprit fort Guillaume, qu’est-ce qu’elles viendraient faire?...
—Et vous, qu’est-ce que vous faites ici?
—Oui, qu’est-ce que nous y venons faire?... Dites-le, si vous le savez?... Eh bien, Crozon, qu’est-il arrivé à l’ingénieur?
—Un conducteur des ponts, monsieur André... Mais, il n’était pas encore sorti du bourg, monsieur, qu’il se sentit inquiet. Il m’a tout raconté, depuis, bamm!... Passé la croix, il eut l’idée de tourner la tête, et là... qu’auriez-vous fait, hein?... il vit une ombre qui se cachait dans le mur, comme un rat. Plusieurs fois, il regarda derrière lui, et toujours l’ombre lui échappait. Il pensa qu’il avait dû se tromper. Après une heure de marche, il fut persuadé qu’il était suivi: il n’aurait pas su dire pourquoi; mais il en était bien sûr, allez... Il n’osait plus bouger la tête, sans quoi, me dit-il, peut-être serait-il revenu sur ses pas; il se repentait d’être parti, bamm! Il courait, tant il avait d’effroi; il ne marchait plus. A la moitié du chemin, il sentit qu’on lui soufflait dans le dos, et sur la nuque; il tremblait de peur. Il voulut heurter à la porte d’une ferme: mais est-ce qu’on le peut, quand on a une canaille de revenant sur les talons? On ne lui répondit pas. Enfin, je n’ai pas besoin de vous dire, mot pour mot, tout ce qu’il a souffert pendant cette nuit. Il a fait le trajet, peu s’en faut, aussi vite qu’en voiture. Quand il eut touché aux premières maisons de Loc Maria, il s’est cru sauvé; et, pensant se débarrasser du revenant, il a pris sur lui de se retourner, et de le regarder en face. Eh bien... il en est tombé à la renverse, comme mort: il avait devant lui L’HOMME SANS TÊTE,—un homme noir, grand, les bras en avant comme pour vous saisir, et sans tête... Oui, bamm!
—On raconte aussi que le revenant portait sa tête dans la main...
—Non, c’est l’Homme Sans Tête, que M. Pénerff a vu, répliqua Crozon avec irritation; et c’est la preuve que ce revenant-là n’était pas le sacristain de La Forêt... M. Pénerff en a fait une maladie.
III
Après un assez long silence, Yawen, clignant de l’œil, affirma:
—Il y a des revenants. Mon frère a vu le Vaisseau Maudit... et jusqu’à trois fois...
—Le Vaisseau Fantôme?...
—Oui, monsieur. C’est un bateau, où ils sont tous damnés, un équipage d’enfer. Ils ont perdu leur âme, ils l’ont vendue au diable, il y a des temps et des temps... Il vient on ne sait comment. Il est là, mouillé devant vous; il attire les autres; vous allez dessus, et vous touchez... Votre bateau coule, et c’est fini de vous...
—Et votre frère?...
—C’est un chien noir, monsieur... Je dis celui qui trompait mon frère... Tant qu’il a eu ce chien à bord, il était sûr de rencontrer le Vaisseau Maudit, une nuit ou l’autre... A le voir, ce chien-là, vous ne l’auriez pas dit... A la fin, il s’en est aperçu; et il a noyé le chien. Et depuis...
—Mais le bateau?...
—Depuis, mon frère ne l’a plus vu: il vous le dira lui-même, si vous allez au Guilvinnec... Mais je voulais vous dire... Un ami,—vous savez qui, Guillaume, le parrain de votre dernier,—un ami m’a juré qu’on a revu le chien à Belle-Isle: il répond à son nom, Fri, qu’on l’appelait...
—Il en avait un de nez[J], celui-là, pour flairer les chrétiens...
Ils rirent aux éclats.
—Tout ce que j’ai à dire, poursuivit Yawen, d’un ton grave, c’est qu’on fera bien de lui mettre la pierre avec la corde au cou...
Et, pour conclure, Yawen garda son œil droit un long moment fermé.
—Avez-vous peur des rats?... demanda soudain le jeune homme.
—Non, firent-ils...
—Mais les rats sont peut-être des démons... J’ai souvent pensé que les rats, les serpents, les vers, toutes les bêtes qui rampent, sont des revenants...
—Ah! dit Crozon, je ne le crois pas: parce que vous les tuez, et ils crèvent...
—Et si c’était toujours le même?...
—Comme le crapaud de la fontaine, à Ker an Bléiz? Tinn l’a pris, et l’a coupé en morceaux. Pour être plus sûr de ne pas se tromper, il a noué un cordon rouge à une des pattes coupées. Le lendemain, ayant été en canot à la fontaine, il a revu le même crapaud entier, frais comme l’eau; et c’était bien le même: il avait son fil rouge à la patte... C’est un gros crapaud, un sorcier... Il doit y être encore...
Guillaume voulut rire. Il ne sait pas s’il doute ou s’il croit; pourtant, il croit moins qu’il ne doute; ou plutôt, il croit douter. Beaucoup en sont là.
—Que diriez-vous, si vous trouviez un spectre sur la route?
—Je... je dirais ma prière, monsieur. Mais vous-même, avez-vous rencontré des... comment les appelez-vous? des...
—Apparitions?
—Quelquefois...
—Comment sont-elles?...
Le jeune homme ne répondit pas, d’abord; il préférait interroger les autres.
—Vous n’iriez pas cette nuit coucher au cimetière?...
—Ah! dame non... Pour rien au monde, s’écria Guillaume, non sans trouble.
Et Crozon inquiet, toussant dans sa pipe, s’ébroua.
—Ni moi, fit Yawen,—pas pour cent pièces d’or... Et que se passe-t-il là-bas, à votre idée, monsieur, quand il court des flammes sur les tombes?
—C’est qu’ils pourrissent, mon brave Yawen.
—C’est donc vrai?...
—Rien de plus vrai. Les morts s’ennuient là-dessous... Voilà pourquoi ils reviennent... Ou bien, ils sont dégoûtés,—continua le jeune homme, avec un singulier mélange de conviction et d’ironie. Je me dis toujours qu’ils doivent faire des efforts désespérés, pour sortir de cette pesante ordure... Il doit y avoir quelque chose comme cela... Un mystère misérable... Vous autres, vous voyez les morts en chair et en os, sur la terre. Et moi, je pense à ce qu’ils sont; et, comme je pense, en moi-même je vois. C’est toujours la même tristesse...
Il leur parlait moins, qu’il ne s’entretenait avec lui seul.
—Ainsi, une femme est peut-être assise, là-bas, sur la pierre, au pied du phare... la tête penchée; et sur sa poitrine nue, elle cherche de quoi elle souffre... Car elle est déchirée... Elle touche le bout de son sein, et à la place elle voit une grosse araignée brune, qui va et vient de sa peau à son cœur, à chaque battement... et elle crie... mais personne ne l’entend... Qu’en dites-vous, Crozon?
—Une âme souffrante, celle-là, monsieur...
—Non, c’est une idée.
Une morne tristesse tombait dans la chambre, où rougeoyait la braise sous l’âtre noir. Les ombres de ces hommes vacillaient sur le mur, au gré des flammes tremblantes; et on les eût dites de suie, comme les pans fumeux de la cheminée. Et c’était sans doute un étrange spectacle, de ces vieux marins aux yeux inquiets, écoutant la rêverie de ce jeune homme soucieux et pâle... On pourrit, et il y a des revenants...
Ils ne le comprenaient pas; et il en était aise; mais ils ne le sentaient pas si loin d’eux qu’on l’eût supposé de bonne foi; et ils avaient un peu peur de lui, peut-être.
—Hon! monsieur André, vous me feriez souci. Je vous demande pardon; mais je n’aime guère de vous entendre parler noir, comme cela.
Guillaume ne riait plus: il essaya pourtant; il haussa les épaules, et s’étant secoué, il s’écria d’une voix trop forte:
—Ha, il est temps d’aller dormir, ha!
Ils se levèrent; ils souhaitèrent la bonne nuit à leur hôte; et s’en furent. Il les entendait pousser la porte, et fermer la barrière à l’écrou. Ayant ouvert la fenêtre, il vit leurs ombres dans la nuit épaisse. Bientôt les buissons parurent s’animer et se mouvoir lentement...
La mer pleurait mollement; et les ténèbres ondulaient comme si elles avaient été gluantes... Il s’enferma dans la salle, et donna un double tour de clé à la porte. Puis il s’assit devant le feu; et longtemps, il resta là, rêvant, et n’osant pas tourner les yeux.
LIX
PONT-L’ABBÉ
En divers temps.
Pont-l’Abbé est charmant. Pont-l’Abbé est fantasque. Pont-l’Abbé ne ressemble à rien. On s’y dirait à la fois, qui sait comment, en Sicile, en Irlande et en Suède. C’est une petite ville à souhait, pour en faire la capitale d’une principauté paysanne et chimérique. Elle est rustique; elle est gaie jusqu’à la folie; et tout de même elle prend un air tragique, selon les jours. Les armes de l’ancienne baronnie, qu’on rencontre à chaque pas, ont des couleurs assez parlantes: «d’or, au lion de gueules», qui rappellent, en leur langue héraldique, la lumière et le sang. Et la devise du Pont: HEP CHANG, qui est à dire: SANS CHANGER,—par bonheur ne ment pas encore.
Pont-l’Abbé a d’immenses places et de petites rues étroites. Tantôt, il y a foule à Pont-l’Abbé; et tantôt Pont-l’Abbé est vide. Parfois, la ville paraît grande; et parfois, il semble qu’on en ait fait le tour d’un seul coup d’œil. On y a le sentiment exquis de l’immuable et du caprice; et l’on sourit au paradoxe de les goûter ensemble.
On peut, ici, ne pas entendre un mot de français, si l’on veut. Pendant les fêtes de la Tréminou, qui durent trois jours, la ville est une fille folle; mais son délire de plaisir n’est point pareil aux autres: il reporte l’esprit à des temps très anciens; cette folle est paysanne et bretonne: on dirait que cette ville en fête ne compte pas un bourgeois. Elle a les lèvres barbouillées des Ménades, et leur rire de pourpre; elle bondit, et l’orgie puissante de la nature, l’âme païenne de l’instinct font le rythme de la danse. On a la sensation si rare de vivre un moment dans un royaume inconnu; et c’est à Pont-l’Abbé, comme en certaines bourgades d’Ombrie ou de Toscane, que l’on pense avec délices trouver ce qu’on ne trouve pas ailleurs, et que bientôt on ne trouvera plus.
Les hommes ont un costume qu’on ne rencontre nulle part, brillant et bizarre. Les femmes portent trois jupes en étage, et une coiffe pointue qui rappelle les symboles et les cultes orgiaques de la vieille Asie. Les broderies jaunes, la coiffure, les mœurs, tout ici est singulier et semble plus ancien que la Bretagne, elle-même si parfumée d’ancienneté. Ici, le peuple est rieur,—ou morne, violent, mystique et sensuel: ces paysans doux et polis, à l’ordinaire, sont quelquefois maîtres en raillerie; capables de souffrir bien des maux, le plaisir les déchaîne. Les femmes ont dans toute la Bretagne, et surtout à Kemper, la réputation de folles amoureuses. Les Bigoudens[K] sont à ce point particuliers parmi le reste des Bretons, qu’on leur prête une origine différente, presque fabuleuse: les uns les font descendre des Phéniciens: Tyr aurait envoyé une colonie sur ce point de la côte; les autres les rangent au nombre des Mongols. D’autres, encore plus incroyables, prétendent voir dans la Phénicie une colonie bretonne, et se demandent si, par hasard, Jésus-Christ n’était point de sang breton: sainte Anne d’Auray en serait sans doute bien contente. Rêveries, où il faut voir pourtant le caractère singulier de ce petit peuple au milieu de la race. Mais quoi? les clans bretons diffèrent entre eux, à l’infini.
Le climat de cette terre est délicieux; et comme à Roscoff en Léon, il n’est rien ici que l’on n’obtienne de la culture. C’est l’île de Wight de la France; et sous la cloche du ciel marin, chargé des vapeurs atlantiques, le sol garde presque en tout temps la tiédeur d’une serre. La violence de l’Océan y aidant, voilà qui explique l’ardeur des passions. A Penmarc’h, aux bouches même de l’ouragan, quelqu’un a eu l’idée non commune de planter le roc en vignoble.
En Pont-l’Abbé les masures sont moins propres, sans doute, que les fermes de Hollande, et non moins sales que les fermes en Écosse; mais quoi, est-il rien de si sordide que les bouges où vivent, l’hiver, les pauvres des grandes villes. Les bêtes, du moins, ne couchent pas, dit-on, à Paris ni à Londres, avec les gens. Est-ce si sûr? Il n’y a pas que les animaux domestiques. Il est aussi des hyènes, voire des pourceaux à deux pattes.
Sur l’espace de quelques lieues carrées, l’on trouve presque toutes les sortes de nature: la campagne bretonne, si verte et si sérieuse, les cultures et les landes tournent à l’entour de la petite capitale, comme l’idylle autour d’un plus grave sujet. De tous côtés, beaucoup de vieilles murailles, à l’air ardent et passionné; et des ruines tragiques. La mer de Loc Tudy semble une calme et voluptueuse lagune d’Océanie, sous un ciel tendre; et l’océan de Penmarc’h est le roi des épouvantements: là règne la fureur; les rocs sombres paraissent figés, roidis dans la terreur que leur cause le combat éternel d’un ciel gros de menaces, et des vagues sinistres. Plus terribles encore la désolation de Plovan, où se penche l’œil vide de la mort, la grève de Saint-Vio et le désert anxieux qui miroite le long de la baie d’Audierne: en quel lieu le ciel a-t-il plus souvent la triste féerie que peuvent seuls connaître les pays d’eaux stagnantes, et dans les sables les yeux hagards des mares rêveuses?
Certes, une terre semblable est faite pour les poètes: car ce sont des poèmes, tous les vrais paysages, ceux où l’ordre des émotions est ménagé par un divin artiste, qu’elles soient humbles ou grandioses, discrètes ou splendides,—depuis l’accord froid du matin jusques aux chaudes harmonies du soir. Il n’est donc pas étonnant que le pays de Pont-l’Abbé ait encouru le mépris des médecins: la réprobation des docteurs en économie pèse sur les œuvres naïves de l’artiste divin, il faut en prendre son parti. Ils l’ont condamné au nom de la science, du progrès, de la banque et de l’hygiène, cette femelle de Moloch et plus impitoyable que lui. Les apothicaires de la raison se sont grandement indignés contre Pont-l’Abbé: car toute beauté est déraisonnable.
Mais quoi? Le soleil y rit; et côte à côte avec la joie violente, sous une tente grise la mélancolie y demeure.
LX
LE VOYAGEUR
A Pors-Carn, en venant de P. 17 novembre.
Je les vis, de loin, sur la place déserte, grise et triste après ces cinq jours de tempête, comme les marches usées, au crépuscule, qui mènent au seuil de pierre d’une très vieille église.
Ils étaient neuf ou dix hommes et deux femmes, qui formaient un cercle sombre, que bornait la mer presque noire. Un enfant et un chien tournaient à l’entour. Le chien, ayant aboyé, d’un coup de pied on le fit taire. Ils étaient tous silencieux; ou, s’ils parlaient, on ne les entendait pas.
La clarté fumeuse d’un matin de brumaire traînait sur la côte basse. Là, les sables font un damier avec les mares; et le regard louche de la journée humide était pareil à celui d’un infirme qui mendie, et qui épie, hargneux derrière sa taie, la main qui va lui faire l’aumône. Tous ces hommes arrêtés paraissaient être des pêcheurs, venus du bourg caché derrière les roches; et un canot était échoué au fond de la baie. Ils devaient rentrer de la pêche, ou être allés en mer à l’aube; ils avaient encore leurs bottes et les jambières de laine noire, à carreaux blancs; ils étaient vêtus, les uns de tricot bleu, les autres de cette toile cirée, que le temps a rougie, et qui a les reflets tantôt du sang coagulé, et tantôt du sang qui coule. Une des femmes n’était pas du pays: venue de l’Ile, l’ouragan l’avait sans doute retenue sur la Grande Terre. Sa coiffe noire lui battait les tempes, comme fait le corbeau qui s’élève.
Ils étaient tous penchés vers le sable; et, m’approchant, je vis ce qu’ils contemplaient à leurs pieds. Je me penchai comme eux; et je me tus, moi aussi.
C’était un noyé, que le courant avait porté sur la grève, comme il finit toujours par faire, ici ou là. Et ainsi, il y a des charniers naturels sur toute la côte, où le flot pousse les feuilles mortes de la tempête. Les veuves viennent y chercher leurs hommes, et les fils y retrouvent leurs pères. Mais encore faut-il qu’on puisse les reconnaître: souvent, la mer mutile et la mort défigure. La mort pourtant, le grand peintre de portraits.
Celui-là n’était qu’un passant, inconnu de ceux qui l’avaient découvert. Un corps sans nom, les jambes déchiquetées par les récifs, marbré de heurts et de coups; les vagues avaient joué à la balle, avec lui; des orteils avaient été arrachés à ses pieds crispés; il lui manquait une oreille; ses mains étaient noires au bout des bras livides; quelques longs rubans d’algues, brillantes d’une lueur sinistre, s’enroulaient à ses épaules et pendaient sur sa poitrine; ce corps était gonflé; la chair verdie se tigrait de taches brunes: il était nu, misérable, la bouche ouverte pour un grand cri, que nul n’avait entendu, le front tiré par un effroi terrible,—un homme enfin.
Le plus grave de ces pêcheurs, un long vieillard maigre, aux yeux naïfs et tristes, se mit tout d’un coup à murmurer d’une voix sourde les mots rauques d’une prière, tandis que les femmes se signaient, et que l’enfant répétait les signes de croix, comme s’il s’était plu à ce jeu. Le vieux pêcheur, son bonnet ciré entre les mains, disait les paroles latines d’un accent étrange, et d’une voix lente: elles tombaient, comme des larmes tranquilles, de sa longue bouche aux lèvres rases, dont les coins abaissés, pareils aux bords penchés d’une fontaine, semblaient faits pour les répandre...
LXI
FOIN DE ROSTILLEC
Un entre mille.
Un homme, sur le chemin du bourg, menant grand tapage, en gourmandait deux ou trois autres, pêcheurs pieds nus, mais non chapeau bas.
—C’est votre faute, criait le personnage; c’est votre faute! Je me plaindrai!... et nous verrons bien si l’affaire en restera là!... Le préfet, entendez-vous, le préfet...
Il s’éloigna, menaçant, à l’abri du soleil sous une ombrelle blanche. Je demandais aux marins quel était cet homme-là, et à quel titre il leur parlait de si haut.
—Bah, fit l’un, c’est l’Oiseau Bleu...
—L’Oiseau Bleu?...
—Eh! oui, parce qu’il s’en croit, et qu’il n’a pas son pareil, à son idée,—dit un autre en riant sans bruit.
—Et qui est-ce?
—Le marquis, donc!...
—Le marquis? Il est marquis?... Mais de quoi?...
—Le marquis de Rostillec, comme on l’appelle: d’abord, M. Le Foin, c’était son premier nom...
Je regardais s’éloigner ce marquis: il était vêtu avec recherche; il s’avançait comme un mime qui commence une danse sacrée. J’avais vu ce visage, plein d’une ridicule importance: tout l’homme respirait la sottise inaltérable, et cette dureté stupide que l’extrême vanité possède en propre. M. Charles Le Foin s’était fait marquis, à l’imitation de tant d’autres: il avait pris le nom d’une bicoque en ruines, qu’il possédait au milieu d’un petit champ, dans son pays. Puis, ce marquisat en poche, il l’avait fait épouser, en même temps que sa personne, à la propre fille de M. Jourdain, fort riche et fort sotte. Depuis ces noces, il était intraitable à l’égard des petites gens: elles avaient le tort de lui rappeler sa roture, son père et sa mère. Il aimait mieux ne descendre que de son titre, marquis Le Foin de Rostillec: ainsi, dans son grand amour de soi, non content de se plaire à lui-même et à son nom, il finissait par en manger.
Le même individu, au lieu de se faire oublier, cherchait à nuire aux braves gens par oisiveté, pour se donner du poids. Il fallait qu’il les prît à partie, qu’il se fît protecteur ou menaçant. Il voulait éblouir, et n’y épargnait aucun mensonge. On le citait pour mentir sans cesse. S’il n’avait pas été riche, on l’eût bien méprisé: il est dur qu’en Bretagne aussi la fortune sauve son homme du mépris. Cependant, le peuple apprécie très finement la sottise sous l’arrogance; et tout en cédant à l’une, il n’est pas dupe de l’autre. Cette espèce pullule; elle tire son prestige de l’argent; elle est une des formes de la corruption que la richesse sans frein engendre.
Si Le Foin marquis apprend qu’un bon homme a loué sa maison pour l’été, passant par là, lui qui ne s’intéresse pas plus à ce vieillard qu’à un vice-roi de la Chine, il vient à Bargain; et, de haut, lui dit:
—Combien l’avez-vous louée?... 500 francs?... Pourquoi avez-vous loué sans me le dire?... Pourquoi ne me l’avoir pas écrit?... Je vous en aurais fait avoir cent francs de plus, si vous vous étiez adressé à moi...
On ne l’en remercie même pas: chacun sait qu’il ment. Il n’a pas encore tourné le dos, qu’on se dit les uns aux autres: «Allons donc! Ce n’est pas vrai!... Des histoires!...» Le vieux Yann Modès, un paysan aux admirables traits de pierre dure, faisait allusion au marquis, avec un mélange indéfinissable de gravité et de raillerie, répétait souvent: «La chanson est bien vraie qui dit: Les nouveaux gentilshommes sont mauvais; les anciens étaient meilleurs maîtres[L].»
Un jour, il tempête sur le quai: il déclare à quiconque veut l’entendre, qu’il a encore écrit au préfet pour se plaindre des passeurs du bac: ils ne sont jamais là; ils ne font pas leur besogne; il ne le souffrira pas. Il a dû attendre deux heures, hier, avec sa voiture, avant de pouvoir passer sur l’autre rive. Son propre cocher, interrogé à demi-voix, affirme que son maître ne dit pas vrai: les matelots, pauvres diables, n’ont quitté le bac, sous un soleil de feu, qu’à midi pour aller manger.
Là-dessus, arrive en roulant le large Crozon, qui fume, heureux de sa pipe et du beau temps. Le marquis se précipite, et pérore:
—Crozon, je vous en avertis...
—Et de quoi, donc?
—Ne m’êtes-vous pas témoin que les passeurs ont été absents du bac, pendant trois heures?...
—Non, bamm! Je n’en suis pas témoin. Car ils étaient là.
—Et c’est vous qui êtes maître de port, ici?
—Oui, bamm! c’est moi...
—Eh bien, où étiez-vous? Que faisiez-vous?... Vous devriez toujours être sur le quai! J’écrirai à Brest, pour vous faire casser.
—Écrivez, bamm!
—Soyez tranquille! Vous ne savez pas votre métier. Vous n’êtes pas capable de faire un maître de port...
—C’est votre avis, monsieur.
Voilà le langage de Charles Le Foin, marquis, à un vieux marin qui a près de soixante ans de pratique. Je vois bien que Crozon en hausse les épaules; et c’est en haussant les épaules que tous ces matelots répondent le plus souvent au marquis de Rostillec. Mais sait-on jamais si un niais de cette sorte ne soutiendra pas la gageure de sa hâblerie, et s’il n’est pas capable, un beau jour, de faire du mal à un brave homme, uniquement par vanité?—Je dis à Crozon:
—Répondez-lui donc: «Faites attention, marquis de Rostillec; vous vous oubliez. Prenez garde à qui vous parlez: c’est à Crozon, duc de Benodet.»
La vengeance des bonnes gens consiste à raconter l’arrivée de la nouvelle marquise dans son château de Rostillec. Inépuisable sujet de rires.
«—Vous comprenez, c’était son voyage de noces; elle était partie, la veille, de Paris. Quand elle vit cette cabane en ruines, elle regardait de tous les côtés; elle cherchait partout; elle n’en revenait pas.
»—Alors, c’est ça, votre château? qu’elle disait au marquis...
»—C’est ça, Donc qu’il dit...
»—Je n’aurais pas cru... donc... Ma foi, non, je ne croyais pas que Rostillec eût cette tournure... Mais il n’y a pas moyen de coucher ici!... faisait-elle. Elle n’était pas trop contente.
»Je crois bien: la cabane n’a même plus de toit...»
LXII
GÉORGIQUES
En août, et en automne.
Sortant du bourg, plus d’une fois j’ai vu venir sur le chemin montant une grande Bretonne, au maintien grave, imposante par la taille et la tournure. Son air est celui d’une femme qui ne peut rien craindre, et d’une jeune fille qui ne brave pas ce qu’elle ne redoute point: mais, s’il le faut, elle le regarde en face. Elle est très grande, et d’un blond cendré. Elle est très pâle; et dans son visage aux longs traits la vie tient surtout à la bouche longue, aux lèvres fines, dont les coins sont un peu abaissés. Elle marche d’un pas moins menu qu’à l’ordinaire des femmes. Elle a vingt-six ou vingt-sept ans; et, quand sur la route cette belle paysanne à la mode de Fouesnant rencontre quelques jeunes hommes de Paris qui la regardent de trop près, elle ne rougit point ni ne s’arrête. Mais, poursuivant sans se hâter, elle passe près d’eux; et, tournant à peine la tête, la jeune fille leur donne un long regard, un seul, railleur et tranquille, dont le mince sourire des lèvres relève imperceptiblement la dédaigneuse ironie... «Je ne suis pas celle que vous croyez... Je ne suis pas pour vous... Je ne vous admire pas... Il m’est indifférent d’être admirée... Je ne tiens pas à vous plaire», dit ce léger sourire.
Et son noble port, au plus haut du chemin, où elle est seule, s’avançant d’une démarche si ferme et si calme, révèle une reine rustique.
—Le charme des matins est celui de la vie enfantine et virginale. La beauté des couchants est celle de la mélancolie pensive. L’amour y respire également: tendresse allègre, amour du matin; amour du crépuscule, volupté sensuelle, déchirante souvent et maladive. Les matins sont heureux. Les soirs sont intenses et passionnés.
La délicieuse virginité est la plus matinale des choses. Les matins ne sont si gais qu’à cause de leur trame légère: toute la vie n’y semble qu’à la surface; ainsi la jeunesse est un voile jeté sur une amère profondeur qui n’a point d’âge.
Les matins bondissants sont plus tranquilles que les soirs; et les bruits n’y choquent point. Le crépuscule ardent, le couchant harmonieux n’aspire qu’au silence, et ne l’obtient pas.
Si vraie est la gaieté du matin sur les champs qu’elle n’est pas faite de rires. L’éclat de rire est encore trop violent, et ne dure pas. Les matins ont l’air riant. Comme les enfants, ils ont ces traits épanouis où rayonne le bonheur simple de la créature, qui, pour être mieux senti, n’a garde de se connaître, et en effet ne se connaît pas.
—Après trois jours de pluie et de nuits noires, où l’été semble s’être enseveli,—au tard d’une journée venteuse la lune vierge vient de paraître, svelte et neuve à ravir.
Elle est à la fin de sa course, quand tombe le crépuscule. Très penchée sur son déclin, elle ne luira dans l’ombre pas plus d’une heure. Elle naît au milieu des nuages, près d’une planète au regard fixe, et descend sur les arbres, rapide, ne laissant plus à la mer, pour sillage, que quelques perles d’argent.
Son arc, mince et long, brille comme la nacre bleuâtre. Les cornes fines sont tournées vers le Sud; et, dans l’espace clair, on les voit qui serrent, et semblent déborder, le globe noir de l’astre.
L’arc, brillant d’une volupté froide, est posé sur la tête des grandes nues couchées. Et l’on cherche, sous les voiles, le front chaste de Diane.
—Sur la place, devant la petite église, je vois un géant mutilé, le plus beau des infirmes, et plus beau dans sa misère que le reste du pays dans sa santé. C’est un orme admirable, que des barbares ont décapité; ils lui ont tranché les bras, le col, et la moitié du corps; ils l’ont laissé là sur ses pieds inutiles, faits pour soutenir une taille de géant. Je m’étonne de cette cruauté: car j’aime un arbre plus qu’un homme. L’ormeau était, il y a trois ans encore, plus haut que le clocher. Ses bras couvraient l’église d’ombre, et portaient toute une chapelle d’oiseaux. Les branches, me dit-on, touchaient la façade de trop près; et les gouttières étaient obstruées par les feuilles mortes. Il fallait donc...
Voilà pourquoi l’on mutile un ancêtre, et les bonnes raisons qu’on a de tuer une noble créature, deux ou trois fois séculaire. Ainsi les sauvages de la Papouasie ont des raisons économiques de mettre à mort leur vieux père.
—Dimanche. Le doux matin de septembre, tiède et plus calme que la dernière heure de mai. Les feuilles au soleil ont l’air de dormir encore; le plus léger frémissement seul en révèle la langueur: elles s’enivrent de tendre lumière.
Dimanche. Pas un souffle de vent. Pas une voile sur la rivière. Les pêcheurs et les femmes s’attardent à la maison. On s’habille pour la messe. Ni les coqs, ni les enfants ne font de bruit. Un ravissant sommeil flotte sur la matinée heureuse,—les yeux ouverts, c’est le rêve amoureux...
La mer est de miroirs posés sur une écharpe de soie bleue... Le long de la rade, l’eau est verte des pins et des chênes qui s’y penchent.
Dimanche. L’hirondelle passe dans l’air suave, et se laisse porter... Le ciel pâle et si pur semble l’aile du papillon mauve qui veut périr, collée à la lampe du soleil... Et la cloche de l’église, au loin, par delà les arbres, tinte doucement, lentement, laissant tomber des sons de cristal grave sur un tapis de velours.
—On n’a pas besoin de se connaître les uns les autres, pour se faire souffrir. Ce luxe est inutile, sinon aux raffinements de la cruauté. Ainsi, ce paysan qui vit côte à côte avec sa paysanne, depuis quarante ans, il ne la connaît et ne s’en soucie pas plus qu’il ne pénètre les pensées de sa vache. Il la mène; il la trait; et il la bat tous les soirs. Elle, cependant, l’aime avec terreur, et se laisse battre. Assise dans les cendres, quand le soir tombe, et qu’elle met la marmite à bouillir sur le feu, elle pose une bouteille au giron de son tablier noir; et, dit-elle, «pour se consoler», elle s’occupe à boire. Aux lueurs des tisons, ses yeux minces brillent et sa peau rougeoie. Elle a l’air d’une araignée qui file l’ombre et la fumée.
—Au déclin de la nuit tiède, l’aube arrive, ce matin, glaciale et lugubre. Ce n’est plus la nuit. Ce n’est pas le jour. La brume épaisse est de retour, après trois mois d’absence. A dix pas devant soi, l’air et le sol fument. L’épaisse vapeur semble tomber du ciel, et ne devoir jamais se dissiper. Elle a une odeur fade et étouffante, froide toutefois, comme d’une ouate mouillée, dont on aurait plein le nez et la gorge. Le soleil lutte contre ce troupeau compact de toisons grises, et n’arrive pas à le percer. Enfin, un vent léger pousse les brebis fumantes vers la mer. Elles descendent la rivière, pressées. Un rayon rose, comme le reflet d’un incendie lointain, glisse au milieu des nuées. Elles se font blanches; le ciel se découvre; et, plus rapides, les vapeurs violettes roulent vers le large. L’Orient s’éclaire. A travers la brume moins dense, se dessine la rive et une maison se devine comme un palais de porphyre, dans un parc de nacre. Et soudain, le soleil d’or lance un faisceau qui brûle, au plus épais de la mêlée: et les toisons brumeuses, les flocons de laine sur les toits, la fumée parmi les arbres, tout ruisselle de sang...
—Il y a très peu de lieux au monde qui soient aussi complètement ingrats que le sont beaucoup de visages. C’est qu’à la longue on se met dans les paysages, et que non pas dans les visages ingrats.
La figure des paysans plaît par un air d’indifférence. Elle tient de la terre; elle en a les lignes rigides, et souvent la couleur. Les paysans ne sont pas singes: cela repose des villes.
—Passe un grand homme maigre et brun comme sarment. Il mendie. Il jette de mauvaise grâce le pain qu’on lui offre dans un sac bleu, qu’il porte sous le bras: la besace est pleine de croûtons durs, et de cette vieille mie dont les yeux sont jaunes, comme ceux du fromage sec. L’homme a le teint brûlé des écorces. Deux brosses rases, ses joues au poil court. Son grand bâton d’homme des bois à la main, et les yeux sombres, la bouche amère et méprisante, ce Breton a tout l’air d’un Espagnol sinistre. Il s’éloigne en grondant, menaçant, retournant plusieurs fois une tête farouche, haïssant et jetant des sorts...
LXIII
PORT DE GUERRE
En automne.
Brest, sévère et dur, fronce le sourcil au crépuscule.
Un soir d’automne, humide et tiède. Le soleil est descendu sur le Goulet, comme une orange de feu sur une pente de jade; et, disparu, sa lueur sous le ciel, à l’Occident, illumine les plumes des nuages: sur le large, c’est un paon décapité, la tête en bas, qui fait la roue sanglante.
Brest tout entier semble un gigantesque mortier de pierre, pointé pour lancer son obus sur l’Océan. Le cours d’Ajot profile au loin ses arbres alignés, comme les rayures de la puissante pièce. Les hautes murailles courent roides, corset de la citadelle. Une ville sans âge et dans sa force, vaste, royale et d’un caractère altier, un bastion qui veille, un air d’acier, de roc et de canon.
Dans la rade, les cuirassés pèsent sur l’eau épaisse, beaux comme la force et sombres comme elle. Et parfois, un reflet oblique de la lumière qui meurt, éclaire la gueule noire, l’O d’ombre qu’ouvre un monstrueux canon: il sort de la masse de fer comme le long col de la tortue hors de la carapace. Et les mâts sans voiles se dressent pour trouer le ciel comme des doigts pointus, aux phalanges baguées de hunes. Gris et longs, les croiseurs sont posés sur le flot et brillent étrangement, pareils à d’immenses tranchets sur l’étal de la vague.
Les canots et les baleinières fendent l’eau déjà noire, où s’allongent des lueurs tristes. Les rames claires fauchent en mesure la plaine lourde des vagues; et quand elles se relèvent, des gerbes de gouttelettes en ruissellent; les matelots courbés font corps avec les avirons, et leurs bras avec les rames se coudent à leurs troncs comme les antennes d’un colossal insecte. Les cols bleus, les tricots, les visages hâlés et imberbes, les canots, tout est net et fort; l’acier et le cuivre brillent dans la pénombre; les coups de sifflet brefs percent l’air, et les trilles roulent. Les officiers, sur le quai, ont la figure impérieuse ou familière de ceux qui commandent. Les galons d’or, parfois, luisent et s’éclipsent obliquement, comme ces lampes qui vont et viennent brusquement derrière une fenêtre, la nuit... On entend le cliquetis sec des armes... Et, là-bas, le tumulte grinçant des machines, la basse sourde de l’Arsenal.
La ville s’illumine. Les rues sonnent sous les pieds lourds et les bottes. Derrière les vitres suantes, les lumières jaunes s’étalent comme un fruit écrasé; et les blanches lampes électriques éclairent sinistrement, boules de neige étincelante. Dans la boue grasse, sous un vent tiède, la foule des marins va et vient pesamment; les hommes se balancent, hauts parmi les coiffes. Des tavernes qui s’ouvrent; et des tavernes, dont on pousse la porte, en pesant du genou; des bouges enfumés, un souffle d’eau-de-vie et de tabac... Des femmes peintes se montrent aux hommes, et les frôlent en passant, les unes souriant comme des poupées, les autres levant vers les mâles visages des yeux inquiets ou rieurs.
Puis, des ruelles sombres où l’on tombe comme dans une cave; et un fin brouillard bleu tremble aux carrefours. Une senteur de choux, d’égoût et de friture. Une femme pleure sous un réverbère, et tient son front entre ses mains; sa coiffe penchée, on dirait qu’elle prie. Des enfants se serrent sous une porte basse, maigres et mornes: il y en a deux qui viennent demander l’aumône; ils ont de doux yeux vides et suppliants. L’un d’eux, une petite fille, suçait ses doigts; et, l’ayant tiré de sa bouche pour tendre la main, son pouce, l’ongle mouillé de salive, avait l’odeur moisie des champignons.
Des femmes rient, cependant; elles courent, poursuivies par des matelots, la face rouge et luisante d’ivresse. On appelle d’une fenêtre; un rire éclate encore, étrange et court, telle la fusée d’une amorce. Au-dessus des maisons, dans le canal du ciel quelques rares étoiles, obscurcies et lointaines, pareilles à des pièces d’or perdues dans le sable.
Et moi, je tourne le dos à la ville en rumeur. Je reviens sur le bord de la rade. L’eau est noire comme du goudron. Ma pensée erre et revient sur elle-même, comme un navire évite sous la poussée muette du jusant.
Je regarde le ciel sombre et la mer, miroir de l’ennui taciturne.
LXIV
LA FOI
A Go... en été.
On l’appelait, dans le pays, «le bon Hervé»: chacun le connaissait, et les mendiants l’avaient en estime singulière. Quoique très pauvre, il donnait toujours l’aumône; et l’un d’eux m’a dit avoir plus d’une fois partagé le repas du bon Hervé, dans la même écuelle.
Hervé Tallec n’avait guère plus de cinquante ans; il était sabotier de son état; il aimait surtout à faire de jolis sabots pour les enfants; il y mettait une sorte d’art naïve et rustique: noirs, pointus du bout et relevés à la poulaine, ces petits sabots étaient ornés d’une piqûre délicate, où Hervé dessinait des rinceaux sur le modèle des feuilles de houx et des bruyères; et lorsqu’un enfant, le dimanche, avançait coquettement le pied, disant: «C’est les sabots du bon Hervé», il souriait avec tendresse.
Il vivait dans une petite maison de pierre, où il était né, et où son père avait vécu. Tous les siens étaient morts l’un après l’autre. Sa femme avait trépassé, donnant le jour à une petite fille; et un malheur suprême avait couronné ces infortunes: à dix ans, la petite était morte d’une fièvre. Il était resté seul, inconsolable. Il avait le portrait de la morte, qu’un mauvais peintre, passant par le pays, avait essayé, séduit par le charmant visage de l’enfant. La petite était sérieuse, une candeur de primevère et une gravité d’infante; ses cheveux étaient de paille au soleil, et ses yeux, la fleur du lin dans le blé. Elle avait dû mettre une attention religieuse à se laisser peindre; et sa ravissante bouche, un peu gonflée, était pareille à un bourgeon qui redoute de s’ouvrir. Elle aurait eu, maintenant, vingt-deux ans.
Hervé parut au Pardon, quand la procession sortit de l’église: il portait une bannière; il semblait le porte-étendard d’une armée triomphante, un chevalier de la Croix ou du Temple; et il n’eût pas montré, bardé de fer, une mine plus haute ni plus solennelle. Quand la cérémonie prit fin, et le cortège revenu, Hervé rentra dans la noire église. Il faisait déjà sombre dans les angles; une odeur molle d’encens et de tombeau flottait entre les murs humides; la vieille chapelle s’affaissait sur un flanc, comme une octogénaire; et le silence était pensif... Hervé priait d’une ferveur si ardente qu’on l’eût dit en extase. Il était à genoux, la tête baissée, les yeux dirigés sur l’autel, où brillait une faible lumière. De tout son corps prosterné, seuls les regards s’élevaient, d’un essor enthousiaste, et brûlant d’une tendre humilité. Il avait les jambes, les pieds et les talons joints; et s’il lui arrivait, sans le vouloir, de faire un mouvement, il rapprochait aussitôt ses membres, dans l’attitude du profond devoir, du profond respect: et c’était celle, encore, de la confiance parfaite, de la victime volontaire, pieds et poings liés. Ses mains aussi étaient jointes, et pressaient le menton rasé. La nuque ployée, les cheveux un peu longs, blancs et jaunes, collaient par la sueur au col hâlé. Et ses yeux, ses yeux passionnés, étaient ceux de sa fille, un ciel où les pluies ont passé...
Hervé, qui priait d’un si grand cœur, n’entendait pas la lettre de ses prières: en elles, il se jetait tout entier, comme un naufragé se lance dans la mer, en vue du rivage. A l’aide de ces mots étranges et obscurs, que l’amour balbutie et ne se lasse point de répéter, il faisait le don sans conditions de soi-même: il se livrait. Il suppliait. Et, nulle oraison ne pouvait avoir plus de portée qu’une telle prière. Il parlait à la Vierge plus qu’au Sauveur; et, à toute occasion, il se vouait aux Saints et aux Saintes. Mais La Vierge, les Saints et les Bienheureux, tout n’était pour lui que messagers divins; et, enfin, il voyait tout en Dieu.
Il aimait toutes les bêtes; et avait grand pitié de toutes, contre la coutume des paysans. Il avait nourri un vieux cheval de son père, bien longtemps après qu’il fût devenu impropre à tout service; et c’était un dicton dans la paroisse, de demander aux paresseux «s’ils se prenaient pour le cheval au bon Hervé». Il ne vivait presque que de galettes au blé noir, et de bouillie d’avoine; il mangeait la viande à contre-cœur, et on en faisait faussement honneur à sa piété: ses amis le sachant, on ne lui offrait pas du lard nouveau, ni du porc tué à l’occasion des fêtes. Il buvait largement; et parfois il était un peu ivre: il n’en paraissait pas honteux, et ne jurait point de ne jamais retomber dans cet opprobre. Parfois, dans son travail, sous les arbres, il écoutait les piverts et les coucous; il s’oubliait à contempler les hêtres; il regardait le ciel entre les mains épineuses des houx: et, plein d’amour, il s’affligeait de ne pouvoir parler aux houx, au ciel, aux coucous ni aux hêtres. Il imitait, pourtant, jusqu’à tromper les passants, le langage divers des bêtes, de celles qui glapissent comme celles qui modulent en gazouillant. Pendant bien des mois, il avait eu pour hôte familier un corbeau doctoral et sagace, qui sut bientôt, hochant la tête, répondre en breton.—Mais surtout, il connaissait à merveille les créatures du matin, les alouettes quand elles rient, et les oiseaux qui s’éveillent. Tout vivait à ses yeux; et toute vie étant de Dieu, tout était Dieu. Comme à sainte Anne et à saint Hervé, ses patrons, il croyait aux âmes des morts, aux esprits qui errent tourmentés, aux revenants et aux fées: les korrigans courent sur la lande, et les lutins se cachent dans les fontaines; gare à qui jure, ou qui défie imprudemment!... Tout est vivant: qui fait pousser l’herbe? C’est Celui qui fait croître l’homme. Tout parle, et toute parole est divine. Aussi, «l’espoir et le pardon sont proclamés partout...» et les spectres même n’ont rien de redoutable: les pauvres démons n’auraient pas dû désespérer de la miséricorde céleste; s’ils avaient bien cherché la paix, ils l’auraient obtenue...
Il eût adoré le soleil, la lune et les étoiles, s’il n’eût pas été contre l’usage de leur offrir un culte; mais, dans son cœur, vivait l’adoration que ses lèvres avaient désappris de nommer. Il avait beaucoup souffert, et beaucoup pleuré; il ne riait guère; mais il n’était pas triste: sa certitude était sans bornes. Il ne connaissait rien que par elle. Il croyait pour autant qu’il savait. Il ne doutait pas plus qu’il dût vivre, qu’il ne doutait s’il vivait. Il avait pour lui-même l’évidence que le grain qui germe a pour l’épi...
Il savait... il savait... il n’eût pas su dire quoi: sinon qu’une espérance infinie vivait en lui, égale à son amour pour toutes choses, et au mystère également infini où elle les prolongeait.
Il faisait presque nuit dans l’église.
Hervé était toujours là; et la clarté rêveuse du couchant ne coulait plus sur les dalles, qu’à la manière d’une source qui se tarit.
Près de lui, il vit une jeune fille modeste, compatissante et douce: c’était sa filleule, née dans le même temps que sa fille. Elle venait le prendre pour dîner chez ses parents. Elle lui avait mis la main sur le bras; et lui, encore agenouillé, la regarda un moment sans rien dire, et, la reconnaissant dans son âme, sans doute, ici, ne la connut pas...
Puis il se leva, souriant avec une sorte de douloureuse contrainte.
Et, comme il la suivait, lui offrant l’eau bénite, dans ses yeux, encore pleins de ferveur, passa la vapeur brûlante de quelques larmes.
LXV
LA LANDE D’OR
En Clohars. Novembre.
La lande est toute d’or, trempée d’humide argent. L’air gris brille,—telle, entre deux feuilles de saule, la toile d’araignée après la pluie. Dans le vallon roux, tous les ajoncs sont fleuris; sur le tapis sombre de la lande, les fleurs d’or posées une à une comme des clous brillants font penser à la prairie profonde de la nuit, quand elle est fleurie d’étoiles.
Scintille-t-elle, la fleur d’ajonc?—Ou bien luit-elle sourdement, comme une promesse de bonheur au fond de la pensée?—Son or est chaud, mais voilé; c’est un métal très pur, dont les feux percent l’enveloppe, mais qui n’a pas dépouillé toute la gangue.
La paupière du ciel est violette comme celle des morts. L’humidité d’argent tremble à l’horizon des bois, en voile de dentelles. Au bord d’un raidillon rocheux, les frênes, dont le tronc fendu laisse voir une fibre si belle, sont baignés de la dernière pluie. Dans le lointain, les grands châtaigniers sont assemblés en dômes, coupoles d’une basilique d’Orient. Au plus loin, le manoir, et les fermes vêtues de chaumes; tout est gris et d’argent sur la hauteur; tout est roux et d’or dans la lande. Et là-haut, les maisons, à demi perdues sous de fins nuages, ont l’air reculé, mystérieux, d’une cité en ruines.
Un pont de bois semble posé, entre deux piliers noirs de buissons, sur une arche brumeuse. Les bruyères rousses, desséchées, sont roides, comme faites d’un métal ciselé, et moins rouillé que d’une lumière éteinte. Au pied des hêtres jaunis, les feuilles jaunes aux teintes maladives. L’odeur de la feuille morte et la senteur noire de l’humus montent de la terre. Un reste de prairie lève humblement un regard mouillé, où passe la pâleur souffrante d’une colchique...
Les haies, en étages sur le fossé, et plus larges au sommet qu’à la base, recèlent un noir trésor de sommeil: leur cercle sombre fait à la lande une ceinture de mélancolie. Mais, trempée d’argent, la lande en fleurs est une mosaïque d’or...
LXVI
LES FILLETTES
A Ker-Joz, en Ben.
Sautant par-dessus la haie, elles arrivent cinq, six, sept petites filles, courant sur le chemin. Et la plus petite, qui tient un poupon entre ses bras, s’impatiente d’être la dernière, et finit par pleurer de voir détaler les autres. On ne sait trop quel âge elles ont: elles sont toutes vêtues de noir, et portent toutes la même coiffe. Elles sont pieds nus, et trottent maladroitement, cherchant à éviter les ronces et les pierres. Les unes près des autres, et leurs cottes mal faites gonflées par le vent, elles semblent une bande d’oiseaux noirs à tête blanche. La plus petite rejoint enfin les aînées sur la lande: au soleil, contre le mur éclatant de blancheur, elle dépose le poupon coiffé du béguin rouge; et, si contente d’être délivrée, qu’elle fait trois pirouettes sur elle-même, en tirant la langue. Elle a encore les larmes aux yeux. Les autres, à cette vue, se mettent à rire de cette voix si claire, qui, ce matin, parmi les ajoncs, sous le ciel bleu, sonne de verre, comme l’alouette qui grisolle. Ce n’est pas un éclat de rire, mais une longue fusée, franche, naïve. Puis, tandis que le poupon cuit à terre, crie et pleure de toutes ses forces, les mains tendues comme des moignons,—les petites, étant convenues de jouer, courent et sautent d’un bout à l’autre de la lande, et se bourrent à grands coups de poing, tout en courant.
Une heure après, voici venir de la mer cinq, six, sept petites filles; toutes en blanc, un grand chapeau de paille fleuri de bluets sur les cheveux pendants, une ceinture de soie à la taille, les jambes et les pieds nus. Elles tiennent à la main des haveneaux et des tridents. Toutes, du même côté, ont le même panier en forme de boîte, passé à l’épaule en bandoulière du même cuir jaune. Deux institutrices les escortent, rouges, grasses, bien nourries et court vêtues: elles ont aussi les pieds nus, et, dans une main, le filet au bout d’une longue perche,—mais la Morning-Post dans l’autre.
Ces petites bourgeoises ont accompli, ce matin, le rite des crevettes: car tout est rite dans leur vie. Elles s’avancent bavardes et plus bruyantes qu’un nombre trois fois plus grand de petites Bretonnes. Comme elles sentent Paris, la ville, et le droit absolu du plus fort, qui est le plus riche...
Obscurément, les petites Bretonnes le sentent aussi. A la vue de la compagnie armée pour le rite des crevettes, les fillettes aux pieds sales s’alignent sur la lande, et contemplent de loin les fillettes aux pieds propres; elles regardent, la bouche ouverte et les yeux ronds. Les autres passent, dédaigneuses et se montrent du doigt les petites Bretonnes. Et celles-ci, comme ayant peur, ou éperdues, ou confuses, prennent une course désespérée; elles détalent, sans rien dire, la plus grande emportant cette fois le poupon assis contre le mur, qu’elle ramasse au vol comme un paquet.
LXVII
FEUILLES MORTES
Heures d’octobre, en Kerne...
Matin.
La campagne sent doucement la mort. Mais la terre est divine: elle est, et ne sait pas. Sa magnifique ignorance a le calme des pôles, et l’immuable certitude. Son odeur d’octobre est celle de la bonne fin, du terme nécessaire et pacifique, de la mort bénie,—la mort qui est sûre de la résurrection pour le troisième jour.
Attentives et engourdies, les perdrix se chauffent au soleil. Les pauvrettes, à l’abri, immobiles, les ailes serrées en pointe, semblent de petits tas de cendres sur la brande. Puis, elles s’éveillent, et défilent en piétant.
La fougère est trempée par la rosée de l’aube. Un froid duvet de brume flotte sur la haie. On entend des herbes sèches qui criquent. Et voici la petite laitière qui cueille une branche de houx, et la trempe dans son pot au lait, où flottent encore les bulles d’écume du flot neigeux qui vient d’être trait.
—Sur le bord de la mer verte, au plus haut de la roche, trois grands chardons se dressent, sur une tige de métal, cuirassée d’argent, et feuillue de dentelle guerrière; leur cœur brille épanoui, profond et chenu. Une pâle églantine de l’arrière-saison fleurit, naïve, devant eux. Et, dans le soleil, les trois grands chardons sont pareils aux Rois Mages qui débarquent, et viennent, en habits de fête, faire visite à la Vierge.
—La grève déserte.
Un pays malade, à la face tirée, et dont la peau livide est marbrée d’ombres. Il ne pleut pas. La désolation est silencieuse. Le ciel tombe sur la mer de sombre jade. Un trait noir file le long d’un nuage, et ourle l’espace: un vol d’hirondelles, qui fuient... Et tout s’efface.
Ni une bête, ni un homme, ni rien qui vive. Pas même une croix sur un calvaire. Courte, trapue, déjetée, une maison grise, au bord du chemin, semble un bloc de granit qui s’est éboulé dans la douve.
La contrée basse languit sous le ciel jaune; les sables humides, tigrés de mares noires et de flaques, ont eux-mêmes la couleur douteuse de l’eau croupie. La brume naissante erre par flocons qui flottent, suspendue dans l’air calme: le ciel jaune et la plage stagnante sont pareils aux draps écrus, vieillis sans lavage, tendus pour recevoir, dans la couche d’octobre, un blessé morne, la contrée de Plomeur, le pays malade...
Midi.
Le cheval gris, taché de son, tire de toute sa force sur le collier, et monte douloureusement la côte boueuse. D’une voix rauque, marquant le temps comme un balancier, le charretier hurle ses ordres à la bête qui peine: parfois, elle semble près de s’abattre, et fléchit tout d’une pièce sur les boulets; elle souffle violemment par ses naseaux veloutés, où le duvet blanc a le frémissement d’une écume d’eau bouillante. Dans l’air humide et déjà froid d’octobre, l’haleine du cheval sort des narines en deux jets de fumée, deux pinceaux longs et réguliers, pareils aux cônes de vapeur qui jaillissent en sifflant d’une machine. Le cheval marche dans son haleine brumeuse, qui s’éparpille au moment où il y pousse sa tête d’esclave, toujours retombante, toujours baissée après l’effort qui la soulève. Il tire; il s’écartèle à moitié, épouvanté par les jurons de l’homme, par le bruit des roues et des pierres qui se heurtent dans le tombereau, et plus terrifié encore par la crainte de s’abattre. Sa queue souillée de boue lui colle entre les jambes, écartées en compas. Son ventre s’enfle comme un ballon, et, tendu, semble aller au-devant du fouet qui claque; et parfois, sous le poids qui l’accable et le tire en arrière dans la boue de cette pente roide, on voit le cheval faire des pointes sur les deux pieds: il se tient sur le bout des sabots, manquant terre, le plat du fer en l’air, les touffes de poil saillantes, esclave misérable qui, crevé à demi, fait semblant de danser.
Soir.
Un soir, vêtu de brouillard léger, s’avance sur la rade. A l’horizon de terre, entre les arbres, la fumée hésite; et, sur la mer, le soleil vient de se coucher dans un réseau de nuages.
Le ciel est une peau de tigre qui ruisselle de sang. L’astre disparu est un dieu écorché, là-bas, qui saigne dans sa cage; et le flot pourpre fait la mare entre les barreaux noirs. De longues bandes sombres courent, rectilignes et parallèles d’un bord du ciel à l’autre bord. Peu à peu, la fourrure ensanglantée perd de son feu, et l’incarnat se lave dans l’eau grise du crépuscule. En un instant, la peau du tigre vieillit de plusieurs siècles. Une brume rose s’étend sur l’espace, pluie de pétales desséchés à travers une claie obscure;—et la dépouille du fauve, tantôt, n’était pas si tragique à voir, que sur la mer ténébreuse la large rose noire qui s’effeuille...
—La chèvre rousse sur la lande.
Elle lève sur moi sa tête à la barbe pointue, et ses yeux verts qui pétillent, frais et vifs plus qu’une pierre précieuse; et si gais!... Ces yeux, où brille une innocente diablerie.
Elle vient sentir ma main, elle flaire, naïve. Que n’y ai-je du sel?... Elle s’éloigne tranquille, les jambes écartées pour laisser place aux belles tétines grises, pareilles à deux énormes figues pendues par la base, et la queue renversée.
—Crépuscule.
Les haies semblent fuir à reculons, et les ajoncs rentrer sous terre. Comme les saules se courbent!... Les arbres font oraison.
La prairie regarde de côté, tristement, comme un étang. On ne distingue plus la veine claire, qui fend le cœur oblong du trèfle. J’ai laissé l’heure s’écouler. L’illusion du bonheur n’est pas rare, là où est la beauté, dans le silence des champs, loin de la ville. J’ai cherché le trèfle à quatre feuilles, et vingt fois, ici, je le trouvai; mais le soir va venir et je ne l’ai pas cueilli.
Un reste de clarté luit aux carreaux de l’étroite fenêtre; le verre a le reflet oblique et morne de ces yeux vitreux que voile la cataracte. La porte basse est entr’ouverte: la chambre est pleine d’ombre. L’obscurité épaisse est tendue comme un dais, qui tombe des solives. Et, au fond de l’âtre, un feu lointain rougeoie.
Je vais m’asseoir au côté de la vieille paysanne. Elle est pliée en deux sur sa chaise, son front cherche ses genoux; maigre et couturée de longues rides, elle semble une idole en vieux bois; elle a les deux mains à plat sur le tablier, et ses doigts sont pareils à la patte des poules, qu’habille une peau cornée.
A la lueur rougeâtre, ses yeux presque clos errent sur les éteules d’une vie monotone. C’est une vieille pleine de souvenirs funèbres et de secrets; elle a connu toutes les misères; elle ne se plaint pas; et elle aime à ne plus parler. Le soir, seulement, elle s’assied et somnole, attendant l’heure où l’on dort. Et, devant elle, dans le foyer en tisons, par deux yeux ronds, deux trous de braise, un hibou de feu regarde sous l’âtre...
LXVIII
ARCADES AMBO
En août, à Pont Aven.
S’ils n’étaient que deux, ils ne seraient point; mais il y en a deux peuples, dans l’Arcadie de Fouesnant, entre Beg Meil et Pont Aven. Cette campagne naïve et verte pullule de Yankees et de comédiens. Les Américains sont peintres, à ce qu’ils disent. Et les comédiens donnent la comédie: car, s’ils ne jouaient la comédie, que feraient des comédiens?
C’est une espèce excellente de singes, et le propre gibier des esprits curieux de la nature humaine, et des dédaigneux aussi. Comme dit Montaigne, ou à peu près, tous nos emplois sont de comédie; et les comédiens de profession sont deux fois plus hommes que les autres. Le spectacle est incomparable d’une ingénue, qui joue son rôle, en vacances, à la campagne: au bras de son mari, ou d’un amant, comme elle compose savamment ses gestes, son attitude, ses paroles, et jusqu’au son de la voix... Oui, vraiment: ils ont une voix différente pour chaque heure du jour: à l’aube, c’est le trille de l’alouette, on ne sait quoi de frais, de puéril; et à mesure que le crépuscule tombe, quelle gravité croissante, quel ton ému et passionné... Ah! certes, au clair de lune, ils ne se promènent pas moins amoureusement, sous de vrais arbres, qu’ils ont jamais pu faire entre les portants d’une forêt brossée par un maître; et la lumière électrique elle-même n’a jamais éclairé de plus dignes jeunes premiers: une merveille de naturel; et, rentrant chez soi, après une sortie sans reproche, ils ont bien le droit de se féliciter, l’un l’autre, d’un immense succès. Rien n’est plus propre à prolonger la paix de ces unions heureuses. Et le matin, dans la prairie, ces Juliettes et ces Yseults ne volent-elles pas, légères comme l’oiseau, sur les herbes mouillées, en robes blanches, ou même en chemise, encore mal éveillées de leur rêve, les cheveux dénoués au long de l’épaule, sur les bords de l’Aven ou de la Laïta? Ne sont-elle pas innocentes comme la fleur des champs, et même un peu folles de simplesse, quand elles font, au pied levé, Ophélie murmurant une ballade, et rougissantes, si elles rencontrent un passant à qui doit plaire ce style?—Ou, au contraire, provocantes, lasses de passion mais non rassasiées, hardies, riant au jour de leur victoire nocturne, si elles devinent sur l’autre rive, ou derrière la haie, un spectateur épris d’amours tragiques? Mais Yseult ou Ophélie, toujours sûres de leurs effets... Et le bon comédien, leur amant et leur maître, est là qui leur donne la réplique, et leur dit paternellement: «C’est bon. Vas-y, ma fille.»
J’aime les naïfs histrions, cette race innocente: plus ils se fardent, et moins ils dissimulent: honnête miroir où la vanité de tout a sa fidèle image. C’est du moins leur métier que le déguisement.
Mais que dire de ces Américains, la cohue la plus odieuse du monde?—Leurs femmes et leurs filles ne donnent pas la comédie: elles l’imposent. Ce n’est point Ophélie qu’elles figurent au bord de la rivière: mais c’est Shakspeare qui les a prises pour modèle. Elles font «de l’Art», comme ils disent, et sans doute voilà le plus vil métier où se soit jamais appliquée la malice humaine. Il n’y a plus un bel arbre, plus une douce vallée, plus un rocher baignant dans l’eau, où l’on ne se heurte au chevalet d’un de ces hommes ou d’une de ces femmes. Ils ne mettent aucune discrétion à gâter de leur présence, de leur vie, de tout ce qu’ils traînent avec eux, une contrée où ils sont à peine moins déplacés et moins haïssables qu’à Florence. Leur langue s’entend de tous côtés, et ce nasillement intolérable qui, au Pardon de Sainte Anne, finit par donner de l’inquiétude au bon Yann, sonneur de biniou: les cornemuses se mettaient-elles à parler?—Leur ligne serrée se déploie devant chaque paysage, de manière à le confisquer, selon la doctrine de Monroë. Et, quand le soir est venu, il faut encore qu’ils fassent main basse sur la nuit: leur gaieté est plus intempérante que celle des Chinois et des chiens dans les rues de Constantinople. Les éclats en blessent la douce majesté du silence étoilé. Et parfois, les gens du pays paraissent à la fenêtre, pour savoir à qui en ont ces Barbares.
Quel dieu ennemi a donc livré l’Arcadie de Bretagne à la fureur des aquarelles?—Le contraste des comédiennes et des femmes de Fouesnant, des ingénues de Paris et des filles de ferme n’était que plaisant; et l’on pouvait ne s’en irriter qu’à ses heures. Mais l’Amérique est, en vérité, de trop ici. Du reste, tous ces Américains y passent pour des Anglais; et l’erreur part d’un sentiment plus juste que la prétendue sagesse des politiques ne le sait. En qualité d’Anglais, ils sont tous détestés du Breton, qui, sur toute nation, hait l’Angleterre. J’entendais sur eux ce mot d’une paysanne, qui me parut plein de sens:
—Ces Anglais-là, sont encore pires que les autres. Ils se font plus mauvais, tous les jours...
Et hochant la tête, elle répétait avec obstination: