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Le magasin d'antiquités, Tome I

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CHAPITRE XX.

Chaque jour, en revenant au logis, après avoir fait quelque nouvel effort pour trouver du travail, Kit levait ses yeux vers la fenêtre de la petite chambre où si souvent il avait salué Nelly, et il espérait y apercevoir quelque indice de sa présence. Ce voeu ardent, fortifié de l'assurance que lui avait donnée Quilp, lui persuadait que Nelly viendrait enfin réclamer l'asile qu'il lui avait offert: son espérance, éteinte chaque soir, renaissait chaque matin.

«Mère, disait-il avec un soupir en posant son chapeau d'un air découragé, je pense qu'ils arriveront certainement demain. Voilà bien une semaine qu'ils sont partis… Sûrement ils ne pourront rester loin de nous plus d'une semaine; ne le pensez-vous pas?»

La mère secoua la tête et lui rappela combien déjà il avait éprouvé de mécomptes à cet égard.

«Pour cela, dit Kit, vous avez bien raison, comme toujours, ma mère. Cependant, il me semble qu'une semaine employée à errer partout, c'est bien assez long. Est-ce que vous ne le croyez pas?

— C'est assez long, Kit, plus long même qu'il ne le faudrait.
Pourtant ils ne sont pas revenus.»

Kit éprouva presque de l'humeur de cette contradiction; il ne pouvait pourtant pas se dissimuler que cette réflexion était parfaitement juste et qu'il l'avait faite déjà lui-même. Mais ce mouvement de contrariété n'eut que la durée d'un moment; et avant que le jeune homme eût fait le tour de la chambre, son regard fâché redevint doux et bon comme à l'ordinaire.

«Alors, demanda-t-il, ma mère, que peut-il leur être arrivé?
Croyez-vous qu'ils se soient embarqués, par hasard?

— Pas pour se faire mousses, toujours, répondit la mère avec un sourire. Cependant je ne puis m'empêcher d'imaginer qu'ils sont partis à l'étranger.

— Mère, s'écria Kit d'un ton lamentable, ne me dites pas cela, je vous en prie.

— Je crains pourtant qu'ils ne l'aient fait, voilà la vérité. Tous les voisins le disent comme moi; il y en a même qui affirment qu'on les a vus à bord d'un bâtiment et qui vont jusqu'à dire vers quel lieu ils se dirigent. Quant à moi, c'est plus que je n'en pourrais dire: le nom même qu'ils donnent à ce pays est trop difficile à prononcer pour moi.

— Je ne crois pas cela. Je n'en crois pas un mot!… Un tas de chipies, de commères! Qu'est-ce qu'elles en peuvent savoir?…

— Elles se trompent peut-être; je ne puis pas dire non, quoiqu'il me semble qu'elles peuvent aussi n'avoir pas tout à fait tort; car le bruit court que le vieillard a emporté une somme dont personne n'avait connaissance, pas même ce vilain petit homme dont vous m'avez parlé. Comment donc s'appelle-t-il?… Quilp… On dit que miss Nell et son grand-père sont allés demeurer loin pour qu'on ne leur enlevât point cet argent et qu'on les laissât tranquilles. Tout cela n'est pas si invraisemblable, qu'en dites-vous?»

Kit se gratta tristement la tête, obligé malgré lui de reconnaître qu'il y avait bien là quelque apparence de vérité. Il grimpa ensuite jusqu'au vieux clou auquel était accrochée la cage, la prit, la nettoya et donna à manger à l'oiseau. Sa pensée le ramena en ce moment au souvenir du petit vieillard qui lui avait donné un schelling; il se rappela tout à coup que c'était le jour même, l'heure même à laquelle le gentleman avait dit qu'il se trouverait de nouveau devant la maison du notaire. Cette idée ne lui fut pas plutôt venue, qu'il se hâta de remettre la cage à son clou, et qu'expliquant rapidement à sa mère la raison de son départ précipité, il courut de toute la vitesse de ses jambes à son rendez-vous.

C'était à une distance considérable de chez lui: il n'y arriva que deux minutes après l'heure fixée; mais, par un bonheur inespéré, le vieux petit monsieur ne s'y trouvait pas encore; du moins, aucune chaise attelée d'un poney n'était visible à l'oeil nu et il n'y avait pas à présumer que la voiture fût partie sitôt. Heureux de penser qu'il n'était pas arrivé trop tard, Kit s'appuya pour reprendre haleine contre un lampadaire et attendit l'arrivée du poney et de sa société.

Justement, au bout de peu de temps, le poney apparut tournant le coin de la rue, avec l'air aussi entêté que peut l'avoir un poney, posant ses pieds avec précaution comme s'il cherchait les places les plus propres afin d'éviter la poussière, et qu'il ne voulût pas se presser d'une manière inconvenante. Derrière le poney, était assis le vieux petit gentleman, auprès duquel se trouvait la vieille petite dame, portant un aussi gros bouquet que la fois précédente.

Le vieux monsieur, la vieille dame, le poney et la chaise descendirent la rue avec un ensemble parfait jusqu'au moment où ils arrivèrent à une demi-douzaine de portes avant la maison du notaire. Là, le poney, trompé par une plaque de cuivre qui se trouvait au-dessous du marteau d'un tailleur, fit halte, et soutint par son silence obstiné que c'était bien là la maison où l'on devait aller.

«Voyons, monsieur, dit le vieux gentleman, voulez-vous avoir la bonté de continuer? Ce n'est pas ici!»

Le poney regarda très-attentivement le tampon d'un conduit des eaux pour les pompes à incendie qui se trouvait à ses pieds, et il eut l'air d'être absorbé tout entier dans cette contemplation.

«Ah! mon Dieu! le méchant Whisker! cria la vieille dame. Après avoir été d'abord si gentil et avoir été si loin et d'un si bon pas! Je suis vraiment honteuse pour lui. Je ne sais ce que nous en pourrons faire, en vérité, je n'en sais rien.»

Le poney s'étant complètement édifié sur la nature et les propriétés du tampon, regarda en l'air ses ennemies naturelles, les mouches, et, comme il arriva qu'il y en eut une précisément qui lui piqua l'oreille en ce moment, il secoua la tête et battit ses flancs avec sa queue; après quoi, il parut avoir repris tout son bien-être et toute sa tranquillité. Cependant le vieux gentleman, ayant épuisé les moyens de persuasion, avait mis pied à terre pour le conduire à la main, quand le poney, soit qu'il vît dans cette détermination de son maître une concession suffisante, soit parce qu'il avait aperçu l'autre plaque de cuivre, soit enfin qu'il éprouvât un accès de dépit, partit comme un trait avec la vieille dame et s'arrêta juste devant la maison, laissant le vieux monsieur le suivre tout essoufflé.

En ce moment, Kit se présenta à la tête du poney et souleva son chapeau en souriant.

«Eh! Dieu me bénisse! s'écria le vieux monsieur, c'est bien le garçon de l'autre jour!… Voyez-vous, ma chère?

— Je vous avais promis d'être ici, monsieur, dit Kit en caressant le cou de Whisker. J'espère que vous avez fait un bon voyage, monsieur. Vous avez là un joli petit poney.

— Ma chère, reprit le vieux monsieur, voilà un garçon comme on n'en voit pas!… Ce doit être un brave garçon, j'en suis sûr.

— Oh! oui, dit la vieille dame, un brave garçon et sans doute aussi un bon fils.»

Kit les remercia de ces expressions bienveillantes en soulevant à plusieurs reprises son chapeau et en rougissant jusqu'aux oreilles.

Le vieux monsieur offrit alors la main à la vieille dame pour l'aider à descendre. Après avoir tous deux regardé Kit avec un sourire aimable, ils entrèrent dans la maison, sans doute en s'entretenant de lui, du moins ne put-il s'empêcher de le penser. M. Witherden vint, en respirant le gros bouquet, se pencher à la fenêtre et regarder Kit; puis ce fut M. Abel qui vint et le regarda; puis ce furent le vieux monsieur et la vieille dame qui vinrent et le regardèrent de nouveau; puis ce fut tout le monde qui vint le regarder à la fois.

Kit, assez embarrassé de sa contenance, feignit de ne pas s'en apercevoir. Aussi se mit-il à redoubler de caresses envers le poney, familiarité qui sembla ne pas trop déplaire à ce caractère indépendant.

Les visages venaient à peine de disparaître de la croisée, quand M. Chukster, dans sa tenue officielle, et avec son chapeau perché sur le côté de la tête et penché comme s'il allait tomber de sa patère, descendit jusqu'au trottoir et annonça au jeune homme qu'on le demandait.

«Entrez, dit-il; pendant ce temps je garderai la chaise.»

Tout en lui donnant cet ordre, M. Chukster fit la remarque qu'il faudrait être bien malin pour savoir si Kit, avec ses airs innocents, était un novice ou un roué, mais son mouvement de tête plein de méfiance indiquait assez qu'il le rangeait plutôt dans la dernière catégorie.

Kit entra tout tremblant dans l'office; car le pauvre garçon n'avait pas l'habitude de se trouver en société de dames et de messieurs inconnus; et, de plus, les boîtes de fer-blanc et les liasses de papiers poudreux avaient à ses yeux quelque chose de si terrible et de si vénérable! M. Witherden était, d'ailleurs, un personnage bruyant qui parlait haut et vite, et puis tous les regards étaient fixés sur le pauvre garçon qui pensait à ses habits râpés.

«Eh bien! mon garçon, dit M. Witherden, vous êtes venu pour achever de gagner votre schelling de l'autre jour, mais non pas pour en gagner un autre, n'est-ce pas?

— Non certes, monsieur, répondit Kit, trouvant le courage de lever les yeux. Je n'en ai seulement pas eu l'idée.

— Votre père est-il vivant? demanda le notaire.

— Il est mort, monsieur.

— Vous avez votre mère?

— Oui, monsieur.

— Remariée, hein?»

Kit répondit, non sans indignation, que sa mère était restée veuve avec trois enfants; et que, si le gentleman la connaissait, il ne ferait pas une pareille question. À cette réplique, M. Witherden replongea son nez dans les fleurs, et, par derrière le bouquet, il insinua à voix basse au vieux monsieur que ce garçon lui avait l'air d'un honnête garçon.

«Voyons, dit M. Garland, après qu'on eut adressé à Kit diverses questions, je ne vais rien vous donner aujourd'hui.

— Merci, monsieur, dit Kit d'un ton sérieux et se sentant soulagé du soupçon que les premières paroles du notaire avaient semblé exprimer.

— Mais, reprit le vieux monsieur, peut-être aurais-je besoin d'autres renseignements sur votre compte. Ainsi, indiquez-moi votre adresse; je vais l'écrire sur mon agenda.»

Kit donna l'adresse que M. Garland écrivit au crayon. À peine était-ce fait qu'une grande rumeur s'éleva dans la rue; la vieille dame ayant couru à la fenêtre, s'écria que Whisker venait de se sauver. Aussitôt Kit s'élança dehors pour le rattraper, et tous les autres s'élancèrent après Kit.

Il paraît que M. Chukster s'était tenu près du poney, les mains dans ses poches, exerçant mal sa surveillance, et même insultant ce caractère ombrageux par des injonctions de ce genre: «Restez immobile! Soyez tranquille! Woa-a-a!» et autres malhonnêtetés qu'un poney qui se respecte ne saurait supporter. En conséquence le poney, sans être retenu par aucune considération de devoir ou d'obéissance, ni par aucune crainte de l'oeil impertinent qu'il voyait ouvert sur lui, avait pris sa course, et faisait en ce moment retentir le pavé de la rue. M. Chukster, la tête nue, une plume en travers sur l'oreille, s'accrochait à l'arrière-train de la chaise et faisait d'inutiles efforts pour la retenir, aux grands éclats de rire de tous les passants. Whisker, cependant, fantasque jusque dans son escapade, ne fut pas plutôt à quelque distance qu'il s'arrêta tout à coup, et, sans qu'il fût besoin d'aide pour le ramener, il revint d'un pas aussi vif à la place qu'il avait quittée. Ce qui fit que M. Chukster revint à la remorque derrière le train de la voiture jusqu'à son bureau, d'une façon peu glorieuse pour lui, et rentra épuisé et déconfit.

Alors la vieille dame s'installa sur son coussin, et M. Abel, qu'on était venu chercher, s'assit sur sa banquette. Le vieux monsieur, après avoir adressé au poney quelques représentations sur l'extrême inconvenance de sa conduite et avoir fait de son mieux des excuses à M. Chukster, prit également sa place dans la voiture. Ils partirent en souhaitant le bonjour au notaire et à son clerc, et en faisant de la main un signe amical à Kit qui était resté dans la rue à les suivre du regard.

CHAPITRE XXI.

Kit s'en retourna vers son logis, et bientôt il eut oublié le poney, et la chaise, et la vieille petite dame, et le vieux petit monsieur, et le jeune petit monsieur par-dessus le marché, en songeant à ce que pouvaient être devenus son maître et la gentille Nelly, sa première et son unique pensée. Il s'efforçait de donner quelque motif plausible à leur absence prolongée, et de se persuader à lui-même qu'ils ne tarderaient pas à revenir. Fortifié par cette espérance, il s'achemina vers sa demeure, voulant d'abord terminer la besogne que lui avait fait brusquement interrompre le souvenir de sa commission, puis sortir de nouveau pour chercher à gagner le pain du jour.

Quand il arriva à l'angle du square où il habitait, voilà qu'il aperçut le poney en cet endroit! c'était bien lui, plus entêté que jamais. M. Abel était assis tout seul dans la chaise, et il exerçait une surveillance vigilante sur tous les mouvements de l'animal Ayant levé les yeux par hasard et aperçu Kit qui passait, il lui adressa le premier un petit salut.

Kit s'étonnait de revoir si près de son logis le poney et la chaise, sans pouvoir s'expliquer pourquoi le poney se trouvait de ce côté, ni où étaient allés la vieille dame et le vieux monsieur. Mais ayant soulevé le loquet de la porte et étant entré, il trouva dans la chambre M. Garland et mistress Garland en conversation réglée avec sa mère. À cet aspect inattendu, il ôta précipitamment son chapeau et fit, tout honteux, son plus beau salut.

«Nous voici encore, Christophe, vous voyez, dit M. Garland avec un sourire.

— Oui, monsieur,» dit Kit.

Et en parlant ainsi il regarda sa mère, pour savoir la raison de cette visite.

«Monsieur a eu la bonté, dit la mère, faisant droit à cette question muette, de me demander si vous avez une bonne place, ou même si vous en avez une. Je lui ai répondu que non, que vous n'en avez pas. Alors il a eu la bonté de me dire que…

— Que nous avons besoin chez nous d'un brave garçon, dirent à la fois le vieux monsieur et la vieille dame, et que nous pourrions nous arranger ici, dans le cas où nous trouverions tout à notre satisfaction.»

À l'idée qu'il s'agissait de lui, que c'était lui qu'on voulait engager, Kit partagea l'anxiété de sa mère et devint tout troublé; car le bon vieux couple était si méthodique, si prudent, et multipliait tellement les questions, que le jeune homme commença à craindre de n'avoir aucune chance de succès.

«Vous comprenez, ma bonne dame, dit mistress Garland à la mère de Kit, qu'il est nécessaire d'apporter beaucoup de précaution en semblable matière; car nous ne sommes que trois dans la famille, tous trois gens très-réguliers dans nos habitudes, et il serait très-pénible pour nous de nous voir déçus dans notre attente, et obligés de renoncer à nos espérances.»

À quoi la mère de Kit répliqua que c'était très-juste, très- raisonnable, très-convenable assurément; à Dieu ne plut qu'elle voulut empêcher, ou qu'elle eût intérêt à empêcher aucune enquête sur sa moralité ou celle de son fils; un si bon fils, elle osait le dire quoique sa mère; et même elle ne craignait pas d'ajouter qu'il ressemblait à son père, qui n'avait pas été seulement un bon fils pour sa mère à lui, mais le meilleur des maris et le meilleur des pères; Kit suivrait cet exemple, elle le savait à n'en pouvoir douter; et non seulement Kit, mais le petit Jacob et le poupon aussi, quand ils seraient plus grands; mais malheureusement les autres ne l'étaient pas assez encore, et ils ignoraient même quelle perte ils avaient faite, et peut-être valait-il mieux pour eux qu'ils fussent trop jeunes pour la connaître. Tout cela, la mère de Kit l'accompagna d'une longue histoire en essuyant ses yeux avec son tablier et frappant doucement la petite tête de Jacob qui s'agitait dans le berceau et considérait avec de grands yeux ce monsieur et cette dame inconnus.

Quand la mère de Kit eut achevé son discours, la vieille dame reprit ainsi la parole:

«Je suis certaine que vous êtes une personne très-honnête et très- respectable.»

On le voyait rien qu'à sa manière de s'exprimer, la mine des enfants, la propreté de la maison, étaient faites pour inspirer la plus grande confiance.

Là-dessus la mère de Kit fit une révérence et parut soulagée. Alors la bonne femme entra dans de longs et minutieux détails sur la vie et l'histoire de Kit, depuis les moments les plus reculés jusqu'à ce dernier jour; sans omettre de mentionner sa merveilleuse chute d'une fenêtre de l'arrière-boutique lorsqu'il était en bas âge, ni tout ce qu'il avait souffert dans sa rougeole, et, à ce sujet, la mère, pour embellir le récit, imita exactement la façon plaintive dont Kit malade demandait nuit et jour, soit une rôtie, soit de l'eau, et la manière dont il disait: «Mère, ne vous affligez pas; bientôt je serai mieux.» Pour preuve de tout cela, elle invoquait le témoignage de Mme Green, locataire chez le marchand de fromage du coin, celui de plusieurs autres dames et messieurs de diverses parties de l'Angleterre et du pays de Galles; entre autres, d'un M. Brown, qui devait servir actuellement en qualité de caporal dans les Indes orientales, et auquel elle renvoyait pour les renseignements. Tout cela, disait- elle, est à la parfaite connaissance de ces personnes.

Après la narration, M. Garland adressa à Kit quelques questions sur ce qu'il savait faire, tandis que Mme Garland s'occupait des enfants, et, apprenant de la bouche de mistress Nubbles certaines circonstances remarquables qui avaient accompagné la naissance de chacun d'eux, remémora de son côté d'autres circonstances, non moins remarquables, qui avaient signalé la naissance de son propre fils, M. Abel; d'où il suivit que la mère de Kit et la mère de M. Abel avaient couru bien plus de périls, et enduré bien plus de maux que les autres femmes de toute condition d'âge et de sexe. Enfin on passa à l'inventaire de la garde-robe de Kit; une petite avance fut faite pour la mettre en état, et Kit fut formellement retenu par M. et mistress Garland, d'Abel-Cottage, à Finchley, aux gages de cent cinquante francs par an, avec la nourriture et le logement.

Il serait difficile de dire à laquelle des deux parties fut le plus agréable cet arrangement, que des regards d'amitié et des sourires empressés scellèrent des deux parts. On convint que Kit serait rendu le surlendemain matin à sa nouvelle demeure; et finalement le vieux petit couple prit congé, après avoir donné un bel écu à Jacob et un autre au poupon. Leur nouveau domestique escorta M. et mistress Garland jusqu'à la rue; il tint par la bride l'obstiné poney, tandis que ses maîtres reprenaient leur place dans la voiture, et il les regarda partir avec la joie au coeur.

«Eh bien! mère, dit Kit rentrant vivement dans la maison; voilà, je pense, ma fortune faite.

— Je le crois aussi, dit la mère. Cinquante écus par an! Est-ce bien possible?

— Ah! s'écria-t-il, s'efforçant de conserver une gravité en rapport avec un semblable chiffre, mais ne pouvant malgré lui s'empêcher de laisser éclater son bonheur, nous voilà riches!»

Il poussa un long soupir de satisfaction, et plongeant ses mains bien avant dans ses poches, comme si chacune d'elles contenait au moins les gages d'une année, il regarda sa mère, comme s'il la voyait déjà nageant dans l'opulence et toute cousue d'or.

«Grâce à Dieu, j'espère que nous ferons de vous une belle dame le dimanche, ma mère! et de Jacob un savant, et du poupard un enfant soigné, et comme nous allons vous décorer une belle chambre au premier étage!… Cinquante écus par an!

— Hum!… croassa une voix étrange; qu'est-ce que c'est, cinquante écus par an? Qui est-ce qui a cinquante écus par an?»

Et en même temps que la voix lançait cette question, Daniel Quilp paraissait, ayant sur ses talons Richard Swiveller.

«Qui est-ce qui disait qu'il allait avoir cinquante écus par an? demanda Quilp, promenant autour de lui son regard scrutateur. Est- ce le vieux qui a dit cela? ou bien est-ce Nelly? Comment cela, où cela? hein…»

La bonne femme fut tellement alarmée par l'apparition soudaine de ce modèle achevé de laideur, qu'elle se hâta d'enlever le petit enfant de son berceau et de se réfugier avec lui à l'extrémité de la chambre. Pendant ce temps, le petit Jacob, assis sur son escabeau, les mains sur ses genoux, considérait Quilp comme une espèce de fantôme fascinateur et poussait des cris terribles. M. Richard Swiveller passait tranquillement en revue la famille par-dessus la tête de M. Quilp; et Quilp lui-même, les mains dans ses poches, souriait du plaisir d'avoir causé toute cette peur.

«Ne soyez pas effrayée, madame, dit Quilp après quelques moments de silence; votre fils me connaît; je ne mange pas les petits enfants, je ne les aime pas assez pour cela. Vous feriez mieux de faire taire ce petit qui crie comme si j'étais tenté de le dévorer. Holà, monsieur! Voulez-vous bien rester tranquille?…»

Le petit Jacob arrêta le cours de deux larmes qui coulaient de ses yeux, et aussitôt il garda le silence de la terreur.

«Ne vous avisez pas de crier encore, méchant que vous êtes! dit Quilp le regardant avec sévérité, ou bien je vous ferai des grimaces et vous donnerai des attaques de nerfs. Maintenant, monsieur, dit-il à Kit, pourquoi n'êtes-vous pas venu chez moi comme vous me l'aviez promis?

— Pourquoi y serais-je allé? répliqua le jeune homme. Je n'avais pas affaire à vous, pas plus que vous n'aviez affaire à moi.

— Voyons, madame, dit Quilp, se retournant vivement et quittant Kit pour sa mère; quand est-ce que son vieux maître est venu ici ou a envoyé chez vous pour la dernière fois? Est-il ici en ce moment? S'il n'y est pas, où est-il allé?

— Il n'est pas venu du tout ici, répondit mistress Nubbles Je voudrais bien savoir où ils sont allés… Cela donnerait à mon fils et à moi aussi bien plus de tranquillité!… Si vous êtes le gentleman qui se nomme M. Quilp, je croyais que vous auriez su où ils étaient, et c'est ce que je disais aujourd'hui même à mon fils.

— Hum! murmura Quilp, évidemment contrarié par l'air de vérité de ces paroles; est-ce là tout ce que vous avez à dire aussi à ce gentleman?

— Si le gentleman m'adresse la même question, je ne saurais lui répondre autrement. Et je voudrais bien pouvoir lui faire une autre réponse pour notre propre satisfaction.»

Quilp dirigea un regard sur Richard Swiveller et raconta que, l'ayant rencontré sur le seuil, il avait reçu de lui la déclaration qu'il venait aussi chercher quelques renseignements sur les fugitifs.

«J'ai supposé que c'était la vérité!

— Oui, dit Richard, oui, tel était le but de mon expédition. Je m'imaginais que c'était possible: il ne nous reste plus qu'à sonner le glas funèbre de l'imagination. Je donnerai l'exemple.

— Vous semblez désappointé? dit Quilp.

— Un échec, monsieur, un échec, voilà tout, répondit Dick. Je me suis mêlé d'une affaire qui n'a abouti qu'à un échec; et un chef- d'oeuvre d'éclat et de beauté sera offert en sacrifice sur l'autel de Cheggs. Voilà tout, monsieur.»

Le nain lança à Richard un sourire moqueur; mais Richard, qui avait pris avec un ami un lunch un peu trop fort, ne s'aperçut de rien et continua à déplorer son sort avec des regards sombres et désespérés. Quilp n'eut pas de peine à comprendre que la visite de Swiveller et son violent déplaisir avaient un motif secret, et dans l'espérance de pouvoir y trouver une occasion de jouer un mauvais tour, il se promit de pénétrer au fond du mystère. Il n'eut pas plutôt pris cette résolution, qu'il donna à sa physionomie l'expression de la candeur la plus ingénue et sympathisa ouvertement avec Swiveller.

«Moi-même, dit Quilp, j'éprouve un grand désappointement au simple point de vue de l'amitié que je leur avais vouée; mais quant à vous, mon cher monsieur, vous avez des raisons sérieuses, des raisons personnelles qui, sans doute, vous rendent ce désappointement encore plus pénible.

— Je crois bien, dit Richard d'un ton bourru.

— Sur ma parole, j'en suis fâché, très-fâché. Moi-même, ils m'ont planté là. Puisque nous sommes compagnons d'infortune, pourquoi ne chercherions-nous pas aussi à nous consoler de compagnie? Si quelque affaire privée ne vous appelait pas en ce moment d'un autre côté, ajouta Quilp le tirant par la manche et le regardant du coin de l'oeil en plein visage, il y a au bord de l'eau une maison où l'on débite le meilleur schiedam qu'il y ait au monde; il passe pour provenir de contrebande, mais c'est entre nous. Le maître du lieu me connaît bien. On y trouve un petit kiosque sur la Tamise, où nous pourrons prendre un verre de cette délicieuse liqueur avec une pipe d'excellent tabac comme on n'en trouve que là; j'en sais quelque chose: un tabac première qualité. On y est tout à fait à son aise et commodément au possible. À moins que vous n'ayez quelque engagement particulier qui vous oblige absolument de vous rendre ailleurs; qu'en dites-vous, monsieur Swiveller?»

Tandis que le nain parlait, un sourire de plaisir épanouissait le visage de Dick et ses sourcils s'étaient doucement détendus. Au moment où Quilp achevait sa proposition, Dick lui rendait son regard sournois: c'était marché fait; il ne leur restait plus qu'à sortir et s'acheminer vers la maison en question. C'est ce qu'ils firent aussitôt. Ils n'avaient pas plutôt tourné le dos, que le petit Jacob cessa d'être pétrifié et le dégel commença par son cri interrompu, qu'il reprit au point même où la vue de Quilp l'avait glacé dans son gosier.

Le kiosque dont M. Quilp avait parlé était une espèce d'échoppe en bois toute délabrée et d'une hideuse nudité qui dominait la vase de la rivière et semblait menacer sans cesse d'y tomber. La taverne à laquelle appartenait ce pavillon était un bâtiment détraqué, sapé et miné par les rats, soutenu seulement par de grandes pièces de charpente qui étaient dressées contre ses murailles et lui servaient d'appui depuis si longtemps qu'elles avaient vieilli et fléchi avec leur fardeau, et, par une nuit de vent, on entendait des craquements comme si tout l'établissement allait crouler. La maison était assise, si l'on peut parler ainsi d'une vieille masure plus près d'être renversée que d'être assise, sur une sorte de terrain vague, noirci par la fumée insalubre des cheminées de fabriques et répercutant à la fois le bruit combiné des roues de fer et de l'eau clapotante. Au dedans, ses agréments répondaient parfaitement aux promesses du dehors. Les chambres étaient basses et humides; les murailles toutes visqueuses percées de crevasses et de trous; les marches d'escalier pourries et ravalées; les solives mêmes, sorties de leur assiette, avaient un aspect menaçant qui tenait à distance le passant intimidé.

Ce fut en ce lieu de délices que M. Quilp conduisit Richard Swiveller, sans oublier de lui en faire remarquer les beautés tout d'abord. Bientôt, sur la table décorée de dessins, de potences ou de lettres initiales faits au couteau, figura un petit baril de bois rempli de la liqueur tant vantée. M. Quilp en versa dans les verres avec l'habileté d'un consommateur distingué, y mêla environ un tiers d'eau, offrit sa part à Richard Swiveller, et, allumant sa pipe à un bout de chandelle dans une lanterne toute bossuée, il se jeta sur son siège et se mit à fumer.

«N'est-ce pas que c'est bon? demanda Quilp, tandis que Richard Swiveller faisait claquer ses lèvres. N'est-ce pas que c'est fort et roide? Comme ça vous fait cligner de l'oeil; comme ça vous suffoque! Comme ça fait venir les larmes aux yeux! Comme ça vous rend haletant, hein?

— Je le crois parbleu bien! s'écria Dick, jetant une partie du contenu de son verre et le remplissant d'eau; dites donc, l'ami! vous n'allez pas me faire croire que vous avalez cette lave toute bouillante?

— Comment! dit Quilp, vous ne buvez pas cela!… Regardez-moi.
Regardez… tenez! encore. Ne pas boire cela!»

Tout en parlant, Daniel Quilp leva et absorba trois petits verres pleins de la liqueur infernale; puis, avec une horrible grimace, il tira plusieurs bouffées de sa pipe, avala la fumée et la rendit par le nez en nuages épais. Après avoir accompli cet exploit, il reprit sa première position et s'abandonna à un bruyant éclat de rire.

«Portons un toast! cria-t-il en tambourinant alternativement de son poing et de son coude sur la table, comme s'il jouait un air sur le tambour de basque. «À la femme! à la beauté! Portons un toast à la beauté et vidons nos verres jusqu'à la dernière goutte. Le nom de votre belle… voyons?

— Si vous voulez un nom, dit Richard, en voici un: Sophie
Wackles.

— Sophie Wackles! cria le nain. Eh bien! va! à miss Sophie
Wackles, c'est-à-dire à Mme Richard Swiveller bientôt! ah! ah! ah!

— Ah! il y a quelques semaines, à la bonne heure; mais maintenant impossible, mon gaillard. Elle s'est immolée sur l'autel de Cheggs.

— Empoisonnez Cheggs, coupez les oreilles à Cheggs. Qu'on ne me parle pas de Cheggs. Le vrai nom de cette beauté, c'est Swiveller, et pas un autre. Je bois de nouveau à sa santé, à la santé de son père, de sa mère, de tous ses frères et soeurs, — à la glorieuse famille des Wackles! — Tous les Wackles du même verre! — Buvons aux Wackles jusqu'à la lie!

— Ma foi! dit Richard, qui s'arrêta au moment de porter son verre à ses lèvres et fixa sur le nain un regard de stupeur en le voyant agiter tout à la fois ses bras et ses jambes; vous êtes un joyeux compère; mais de tous les joyeux compères que j'aie jamais vus ou connus, vous êtes bien celui qui a les manières les plus bizarres, les plus extraordinaires, ma parole d'honneur.»

Cette naïve déclaration, loin de diminuer les excentricités de M. Quilp, ne servit qu'à les accroître. Richard Swiveller, étonné de le voir dans une telle veine d'humeur bruyante, et buvant assez bien pour son compte afin de lui tenir compagnie, commença à se livrer, à devenir plus expansif, et peu à peu, grâce à l'habile tactique de M. Quilp, il épancha complètement son coeur. L'ayant amené où il voulait, et sachant bien maintenant la note qu'il lui faudrait attaquer au besoin, Daniel Quilp trouva sa tâche très- simplifiée, et bientôt il fut instruit de tous les détails du plan ourdi entre le brave Dick et son meilleur ami.

«Arrêtez! dit Quilp. L'affaire est bonne, l'affaire est bonne. Elle peut réussir, elle réussira; j'y mettrai la main; dès à présent je suis tout à vous.

— Comment! vous croyez qu'il reste encore une chance! demanda
Dick, surpris de l'encouragement qu'il recevait.

— Une chance! répéta le nain; certainement!… Sophie Wackles peut devenir une Cheggs ou tout ce qu'il lui plaira, mais non une Swiveller. Faut-il que vous soyez né coiffé! Le vieux est plus riche qu'aucun juif vivant; votre fortune est faite. Je ne vois plus en vous que l'époux de Nelly, roulant sur l'or et sur l'argent. Je vous aiderai. Cela se fera. Rappelez-vous bien ce que je vous dis. Cela se fera.

— Mais comment? dit Richard.

— Nous avons du temps devant nous; cela se fera. Nous nous réunirons encore pour parler de ce sujet tout à notre aise. Remplissez donc votre verre tandis que je m'en vais. Je reviens tout de suite, tout de suite.»

En achevant ces paroles jetées à la hâte, Daniel Quilp se glissa dans un ancien jeu de quilles abandonné qui se trouvait derrière le cabaret. Là il se jeta sur le sol et se mit à se rouler en hurlant de joie.

«Voilà, criait-il, un divertissement fait pour moi, tout prêt, tout arrangé pour que je n'aie plus qu'à en jouir à mon aise. C'est ce garçon sans cervelle qui m'a rompu les os l'autre jour, n'est-ce pas? C'est son ami et complice M. Trent qui autrefois faisait les yeux doux à mistress Quilp et la poursuivait de ses oeillades, n'est-ce pas? Eh bien! ils vont poursuivre deux ou trois ans leur précieux projet pour aboutir à quoi? à devenir un mendiant, voilà pour l'un; à se mettre la corde au cou par un lien indissoluble, voilà pour l'autre. Ah! ah! ah! Il épousera Nell. Il la possédera; et moi je serai le premier, dès que le noeud sera bien serré autour de son cou, à leur dire tout ce qu'ils y auront gagné et la part que j'y aurai prise. Alors nous réglerons nos vieux comptes; alors le moment viendra de leur rappeler que je suis un ami excellent, et combien ils me doivent de reconnaissance de les avoir aidés à obtenir cette héritière. Ah! ah! ah!»

Au milieu de son paroxysme, M. Quilp faillit avoir une aventure désagréable, car en se roulant contre une niche à moitié ruinée, il vit s'en élancer un gros chien féroce qui, si sa chaîne n'eût été trop courte, n'eût pas marqué de le saluer d'une façon assez brutale. Quoi qu'il en soit, le nain resta couché sur son dos, en parfaite sûreté, narguant le chien avec sa face hideuse et triomphant de ce que l'animal ne pouvait avancer d'un pouce de plus, bien qu'il n'y eût pas plus de deux pieds d'intervalle entre eux.

«Tiens donc, viens donc me mordre, lâche que tu es! dit Quilp sifflant et agaçant l'animal au point de le rendre enragé. Tu n'oses pas, gros poltron, tu vois bien que tu n'oses pas, xi… xi…»

Le chien tira sa chaîne et s'y pendit avec des yeux étincelants et un aboiement furieux; mais le nain resta couché, faisant claquer ses doigts avec des gestes de défi et de dédain. Quand il eut suffisamment savouré son plaisir, il se leva, et posant le poing sur la hanche, il exécuta une danse de démon autour de la niche jusqu'aux limites extrêmes de la chaîne, laissant le chien presque enragé. Ayant ainsi donné à son humeur une disposition des plus agréables, il retourna auprès de son compagnon qui ne s'était douté de rien, et le retrouva contemplant la marée d'un air extrêmement grave et réfléchissant à ces monceaux d'or et d'argent dont M. Quilp avait parlé.

CHAPITRE XXII.

Le reste de la journée et tout le lendemain furent très-remplis pour la famille Nubbles; les préparatifs de l'équipement et du départ du Kit n'étaient pas un moins grand sujet de préoccupation que si le jeune homme s'était mis en route pour pénétrer au coeur de l'Afrique ou pour entreprendre le tour du monde. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu de boîte qui se soit aussi souvent ouverte et fermée en l'espace de vingt-quatre heures, que la petite caisse qui contenait sa garde-robe et ses effets; ce qu'il y a de sûr, c'est que jamais deux petits yeux n'eurent à contempler un ensemble d'habillements semblable à ce que cette caisse merveilleuse offrit aux regards stupéfaits de Jacob, avec ses trois chemises et un nombre proportionné de paires de bas et de mouchoirs de poche. Enfin on se décida à porter la boîte au voiturier chez lequel Kit devait la retrouver, à Finchley. Cette besogne accomplie, il restait deux questions graves: d'abord, le voiturier ne pourrait-il pas perdre ou feindre d'avoir perdu la boîte; et ensuite, la mère de Kit saurait-elle bien se soigner en l'absence de son fils?

Quant au premier point, Mme Nubbles dit avec appréhension:

«Je ne pense pas qu'il y ait réellement lieu de craindre que la boîte ne se perde; quoique les voituriers soient toujours bien tentés d'affirmer qu'ils ont perdu les choses.

— Assurément, dit Kit d'un air sérieux; sur ma parole, chère mère, je crois que nous avons eu tort de la lui confier. Il aurait fallu que quelqu'un l'accompagnât; plus j'y pense, et moins je suis rassuré.

— Nous n'y pouvons plus remédier maintenant, mais nous avons fait là une grande imprudence; nous avons eu tort. Il ne faut pas tenter les gens.»

Kit résolut intérieurement de ne plus jamais induire en tentation un voiturier, sauf à risquer pourtant une malle vide; et ayant bien arrêté dans son esprit cette résolution chrétienne il passa au second point:

«Vous savez, ma mère, qu'il faut prendre du courage et ne pas rester solitaire à la maison parce que je n'y serai plus. Je, pourrai souvent donner un coup de pied jusqu'ici, quand je viendrai en ville; de temps en temps je vous écrirai une lettre; à chaque trimestre, j'espère obtenir un jour de congé, et alors nous verrons si nous n'emmènerons pas notre petit Jacob à la comédie et si nous ne lui ferons pas savoir ce que c'est que des huîtres.

— Vos comédies, je l'espère, ne seront pas oeuvres de péché; mais je ne suis pas bien rassurée là-dessus.

— Je sais, répliqua Kit d'un ton chagrin, qui vous a mis toutes ces idées en tête. C'est encore la congrégation du Petit Béthel. Je vous en prie, ma mère, n'allez pas trop souvent par là. Si je devais voir votre visage dont la bonne humeur a toujours fait la joie de la maison, devenir chagrin; si je voyais le petit élevé dans la même tristesse; si je l'entendais s'appeler lui-même un petit pécheur (est-il possible?) et enfant du diable, ce qui est une insulte au pauvre père défunt, s'il me fallait voir tout cela, et voir aussi notre Jacob avoir un air triste de petit Béthel, comme tout le monde, je prendrais tellement la chose à coeur que j'irais sûrement m'enrôler comme soldat et me faire casser la tête par le premier boulet de canon que je rencontrerais sur mon chemin!

— O Kit, ne parlez pas ainsi!…

— Je le ferais, ma mère; et tenez, si vous ne voulez pas me rendre malheureux, vous laisserez sur votre chapeau ce noeud que vous vouliez absolument en retirer la semaine dernière. Pouvez- vous supposer qu'il y ait aucun mal à paraître et à être aussi joyeux que le permet notre humble position? Y a-t-il rien dans la tournure de mon caractère qui doive faire de moi un pleurnicheur, un tartufe avec de grands airs, pleurant tout bas, humblement, se glissant modestement, sans se laisser voir, comme si je ne pouvais pas marcher sans ramper, ni m'exprimer sans parler du nez. Au contraire, est-ce qu'il n'y a pas toutes les raisons du monde pour que je ne sois pas comme cela? Ma foi! tenez! j'aime mieux rire tout franchement! Ah! ah! ah! N'est-ce pas aussi naturel que de marcher et aussi salutaire pour la santé? Ah! ah! ah! N'est-ce pas aussi naturel qu'au mouton de bêler, ou au cochon de grogner, ou au cheval de hennir, ou à l'oiseau de chanter? Ah! ah! ah! n'est- il pas vrai, mère?»

Il y avait quelque chose de contagieux dans le rire de Kit; car sa mère, qui avait paru d'abord sérieuse, commença par sourire, et enfin éclata de si bon coeur, que Kit redoubla de gaieté en répétant que c'était bien naturel. Kit et sa mère, en riant à l'unisson et à voix haute, éveillèrent le petit enfant; celui-ci remarquant qu'il y avait dans l'air quelque chose de comique et d'animé, ne fut pas plutôt entre les bras de sa mère, qu'il se mit à rire et à gigoter de toutes ses forces. Cette nouvelle victoire, remportée par son argumentation, chatouilla si vivement Kit, qu'il tomba en arrière sur son siège dans un véritable état de fou rire, montrant l'enfant et se tenant les côtes tout en se balançant sur sa chaise. Après deux ou trois autres accès d'hilarité, il s'essuya les yeux et dit le bénédicité. Leur modeste souper fut un repas bien joyeux.

Le lendemain matin de bonne heure, le jeune homme quitta la maison et prit la direction de Finchley, avec plus de baisers, d'étreintes, de larmes échangés dans l'adieu que ne voudraient le croire, s'ils s'abaissaient à de si minces sujets, bien des jeunes gentlemen, qui partent tranquillement pour de longs voyages et laissent derrière eux des maisons bien approvisionnées. Kit était si fier de sa tournure, que son orgueil eût suffi pour attirer sur lui les foudres d'excommunication du Petit Béthel, s'il avait jamais été membre de cette congrégation bigote et lugubre.

Si quelqu'un était curieux de savoir de quelle façon Kit était habillé, nous ferons remarquer sommairement qu'il ne portait pas de livrée, mais qu'il avait un habit poivre et sel mélangés, avec un gilet jaune serin, un pantalon gris de fer; à ce brillant ajustement se joignaient une paire de bottes neuves, un chapeau roide et lustré, qui résonnait sous les doigts comme un tambour. Ce fut dans cette parure qu'il prit la direction d'Abel-Cottage, s'étonnant seulement de fixer si peu l'attention, mais n'attribuant le fait qu'à la froide insensibilité des gens qu'il rencontrait, sans doute encore engourdis par le sommeil, pour s'être levés si matin.

Sans autre incident de voyage que la rencontre d'un jeune garçon qui portait un chapeau sans bords, exacte antithèse du sien, et à qui il donna la moitié des cinquante centimes qu'il possédait, Kit arriva avec le temps à la maison du voiturier, et là, il faut le dire à l'honneur de l'humanité, il trouva sa malle saine et sauve. La femme de cet intègre voiturier indiqua à Kit la maison de M. Garland, et notre jeune homme, sa malle sur l'épaule, prit aussitôt cette direction.

À coup sûr, c'était un joli petit cottage, avec un toit de chaume et de petites girouettes aux pignons, et à quelques-unes des fenêtres des morceaux de verre colorié, larges comme un porte- monnaie. Sur un côté de la maison se trouvait une écurie juste assez grande pour le poney, avec une chambre au-dessus, juste assez grande pour Kit. On voyait flotter des rideaux blancs; des oiseaux chantaient aux fenêtres dans leur cage, aussi brillante que si elle était en or; des plantes étaient disposées le long du sentier qui conduisait à la porte, autour de laquelle on les avait réunies et enlacées en berceau; le jardin resplendissait de fleurs dans tout leur éclat, qui répandaient une douce senteur et charmaient la vue par leurs couleurs variées et leurs formes élégantes. Soit dans la maison, soit dehors, tout était parfait de soin et de propreté. Dans le jardin, pas une mauvaise herbe; et, à en juger par de bons outils de jardinage, un panier à bras et une paire de gants qui se trouvaient à terre, dans une des allées, le vieux M. Garland avait, dû s'occuper à jardiner le matin même.

Kit regardait, admirait, regardait encore, et ne pouvait s'arracher à ce spectacle, ni détourner la tête pour sonner la cloche. Il eut encore le temps après de regarder la maison et le jardin, car il sonna deux ou trois fois sans que personne vînt, et finit par prendre le parti de s'asseoir sur sa malle et d'attendre.

Bien des fois encore il tira le cordon de la sonnette; personne ne venait. Mais à la fin, tandis que, assis sur sa malle, il évoquait dans sa mémoire les châteaux de Géants, les princesses attachées par les cheveux à un clou à crochet, les dragons s'élançant de derrière les portes, et autres incidents de même nature qui, dans les livres de contes, arrivent à tous les jeunes gens d'humble condition, lorsqu'ils se présentent pour la première fois devant des maisons inconnues, la porte s'ouvrit vivement, et une petite servante, très-propre, très-modeste, ce qui ne l'empêchait pas d'être très-jolie, parut sur le seuil.

«Je suppose, monsieur, dit-elle, que vous êtes Christophe?»

Kit se leva de dessus sa malle et répondit affirmativement.

«J'ai peur que vous n'ayez sonné bien des fois; mais nous ne pouvions entendre, parce que nous étions en train de rattraper le poney.»

Kit en était à se demander ce que cela signifiait; mais, comme il ne pouvait rester là à faire des questions, il remit sa malle sur son épaule et suivit la jeune fille dans la cour d'entrée où, par une porte de derrière, il aperçut M. Garland ramenant triomphalement du jardin le poney volontaire qui, durant une heure trois quarts (à ce qu'on lui dit plus tard) s'était amusé à faire courir après lui toute la famille dans un petit enclos situé à l'extrémité de la propriété.

Le vieux monsieur le reçut très-cordialement; il en fut de même de la vieille dame: la bonne opinion qu'elle avait déjà conçue de lui se fortifia encore lorsqu'elle vit avec quel soin il frottait ses bottes sur le paillasson pour bien ratisser les semelles. On l'introduisit dans le parloir où il passa l'inspection dans son nouveau costume; après avoir subi à plusieurs reprises cet examen d'une manière que sa bonne tenue rendit tout à fait satisfaisante, il fut conduit à l'écurie, où le poney lui fit un accueil des plus gracieux; de là, dans la petite chambre très-propre et très- commode qu'il avait déjà remarquée; de là, dans le jardin, où le vieux gentleman lui dit qu'il aurait de la besogne, énumérant en outre tous les avantages qu'il retirerait de sa position si l'on trouvait qu'il s'en montrât digne. À toutes ces marques de bienveillance, Kit répondit par mille protestations de reconnaissance, et il souleva si souvent son chapeau, que le bord en souffrit considérablement. Quand le vieux gentleman eut épuisé le chapitre des recommandations et des promesses, et Kit celui des remercîments et des protestations, notre garçon fut conduit de nouveau vers Mme Garland qui, appelant sa petite servante nommée Barbe, lui recommanda de mener Kit à la cuisine et de lui donner à manger et à boire pour le reposer de sa course.

Cette cuisine, jamais Kit n'en avait vu de semblable, si ce n'est dans quelque image: tout y était aussi propre, aussi luisant, aussi bien rangé que Barbe elle-même. Kit s'y assit à une table aussi blanche qu'une nappe; Barbe lui servit de la viande froide et de la petite bière; mais Kit était bien embarrassé. Il fallait voir avec quelle maladresse il maniait sa fourchette et son couteau, en pensant qu'il y avait là une demoiselle Barbe, une inconnue, qui le regardait et l'observait.

Il n'y a pas lieu cependant de croire que Barbe fût bien terrible; car cette enfant, qui avait jusque-là mené la vie la plus tranquille, était toute rouge, tout embarrassée, et paraissait ne savoir que dire ou faire, absolument comme Kit. Après être resté assis, un bout de temps, attentif au tic tac de l'horloge de bois, il hasarda un regard curieux sur le buffet. Là, parmi les assiettes et les plats, se trouvaient la petite boîte à ouvrage de Barbe, avec un couvercle à coulisses pour y serrer des pelotes de coton, le livre de prières de Barbe, le livre de psaumes de Barbe, la bible de Barbe. Près de la fenêtre était suspendu au jour le petit miroir de Barbe, et le chapeau de Barbe était accroché à un clou derrière la porte. Ces signes muets, ces témoignages de la présence de Barbe, amenèrent naturellement Kit à regarder Barbe elle-même qui était là sur sa chaise, aussi muette que sa bible, son miroir et son chapeau. Elle écossait des pois dans un plat: et juste au moment où il contemplait ses cils et se demandait, dans la simplicité de son coeur, de quelle couleur étaient les yeux de la jeune fille, il arriva par malheur que Barbe leva un peu la tête pour le regarder. Aussitôt les deux paires d'yeux se baissèrent bien vite, ceux de Kit sur son assiette, ceux de Barbe sur ses cosses de pois, chacun d'eux extrêmement confus d'avoir été surpris par l'autre.

CHAPITRE XXIII.

En quittant le Désert pour retourner à son logis, — le Désert était le nom très-convenable, du reste, donné à la retraite favorite de Quilp, — M. Richard Swiveller décrivait en zigzag la sinueuse spirale d'un tire-bouchon; il s'arrêtait tout à coup et regardait devant lui; puis tout à coup il s'élançait, faisait quelques pas, et ensuite s'arrêtait de nouveau et branlait la tête. Tout cela, par saccade involontaire, et sans se rendre compte de ses mouvements. Or, tandis qu'il retournait chez lui, au milieu de toutes ces évolutions que les mauvaises langues considèrent comme un symbole d'enivrement et non comme cet état de profonde sagesse et de réflexion où le personnage est censé se connaître et se posséder, M. Richard Swiveller commença à penser qu'il avait pu mal placer sa confiance, et que le nain n'était pas précisément la personne à qui il convint de communiquer un secret si délicat et si important. Plongé par ces idées pénibles dans une situation que les mauvaises langues appelleraient l'état stupide ou l'hébétement de l'ivresse, il lança son chapeau à terre et se mit à gémir, criant très-haut qu'il était un malheureux orphelin, et que s'il n'eût pas été un malheureux orphelin, les choses n'eussent point tourné ainsi.

«Privé de mes parents dès mon bas âge, disait Richard se lamentant sur sa disgrâce, rebuté dans le monde durant mes plus tendres années, et livré à la merci d'un nain trompeur, qui pourrait s'étonner de ma faiblesse?… Vous avez devant les yeux un malheureux orphelin. Oui, continua M. Swiveller, élevant sa voix sur un ton criard, et promenant autour de lui un regard somnolent, vous voyez ici un malheureux orphelin!…

— Alors, dit quelqu'un derrière lui, permettez-moi de vous servir de père.»

M. Swiveller oscilla à droite et à gauche, et s'efforçant de conserver son équilibre et de voir à travers une sorte de vapeur ténébreuse qui semblait l'envelopper, il aperçut enfin deux yeux dont l'éclat perçait l'obscurité du nuage, et bientôt il reconnut que ces yeux étaient voisins d'un nez et d'une bouche. Portant son regard vers l'endroit où, eu égard à une face humaine, on est habitué à trouver des jambes, il remarqua qu'un corps était attaché à cette face; et enfin un examen plus approfondi lui fit découvrir que l'individu était M. Quilp, qui sans doute ne l'avait pas quitté depuis leur sortie du cabaret, quoiqu'il eût une idée vague de l'avoir laissé derrière lui, à une distance d'un ou deux milles.

«Monsieur, dit solennellement Dick, vous avez trompé un orphelin.

— Moi!… répliqua Quilp. Je suis un second père pour vous.

— Vous mon père!… Je n'ai besoin de personne, monsieur, je désire être seul, je ne demande qu'une chose, c'est qu'on me laisse seul, à l'instant même.

— Quel drôle de garçon vous êtes! s'écria Quilp.

— Allez, monsieur, dit Richard, s'appuyant contre un poteau et agitant sa main. Allez, enjôleur, allez; quelque jour, peut-être, monsieur, serez-vous tiré de vos rêves de plaisirs pour connaître aussi les peines des orphelins abandonnés. Voulez-vous vous en aller, monsieur?»

Comme le nain ne tenait aucun compte de cette adjuration, M. Swiveller s'avança contre lui avec l'intention de lui infliger un châtiment proportionné au méfait. Mais oubliant tout à coup son dessein ou changeant d'idée avant d'arriver jusqu'à Quilp, il lui prit la main et lui jura une éternelle amitié, déclarant avec une agréable franchise qu'à partir de ce jour ils étaient frères, sauf la ressemblance. Alors il confia au nain son secret tout entier, en trouvant moyen d'être pathétique au sujet de miss Wackles. Cette jeune personne, donna-t-il à entendre à M. Quilp, cause le léger embarras que mon langage trahit en ce moment; ce trouble ne doit être attribué qu'à la force de l'affection et non au vin rosé, ou à toute autre liqueur fermentée.

Quilp et Richard s'en allèrent, bras dessus, bras dessous, comme une véritable paire d'amis.

«Je suis, dit Quilp en le quittant, aussi pénétrant qu'un furet et aussi fin qu'une belette. Amenez-moi Trent; assurez-le que je suis son ami, quoique j'aie lieu de craindre qu'il ne se méfie un peu de moi, — j'ignore pourquoi; je sais seulement que je n'ai rien fait pour cela, — et votre fortune à tous deux est faite… en perspective.

— Voilà le diable, répliqua Dick. Ces fortunes en perspective ont toujours l'air d'être si loin!

— Oui, mais aussi elles paraissent de loin plus petites qu'elles ne le sont réellement, répliqua Quilp en pressant le bras de son compagnon. Vous ne sauriez vous faire une idée de la valeur de votre prise avant de l'avoir entre les mains, voyez-vous.

— Vous croyez cela?

— Si je le crois! dites que j'en suis certain. Amenez-moi Trent. Dites-lui que je suis son ami, le vôtre; comment ne le serais-je pas?

— Il n'y a pas de raison, certainement, pour que vous ne le soyez pas, répondit Richard, et peut-être, au contraire, y en a-t-il beaucoup pour que vous le soyez. Du moins, il n'y aurait rien d'étrange dans votre désir d'être mon ami si vous étiez un esprit distingué, mais vous savez bien vous-même que vous n'êtes point un esprit distingué.

— Je ne suis pas un esprit distingué! s'écria le nain.

— Du diable si vous l'êtes! répliqua Richard. Un homme de votre tournure ne peut pas l'être. En fait d'esprit, mon cher monsieur, vous ne pouvez être qu'un esprit malin. Les esprits distingués, ajouta-t-il en se frappant la poitrine, ont un tout autre air, croyez-moi, j'en sais quelque chose.»

Quilp lança à son trop franc ami un regard mêlé de finesse et de mécontentement, et lui serrant la main avec force, il lui dit:

«Vous êtes un drôle de corps, mais c'est égal, comptez sur mon estime.»

Après cela ils se séparèrent, M. Swiveller pour retourner chez lui le mieux possible et se remettre de son excès par le sommeil, et Quilp pour réfléchir à la découverte qu'il avait faite, et se réjouir de la magnifique perspective de satisfaction et de représailles qu'elle lui ouvrait.

Ce ne fut pas sans de grandes répugnances et des soupçons fâcheux que, le lendemain matin, M. Swiveller, la tête encore lourde des fumées du fameux schiedam, se rendit chez son ami Trent — sous le toit d'une vieille maison garnie qui avait l'air d'un repaire de revenants — et lui raconta, avec ménagements toutefois, ce qui s'était passé la veille entre Quilp et lui. Ce ne fut pas non plus sans une vive surprise, sans se demander quels motifs avaient pu dicter la conduite de Quilp, ni sans amèrement blâmer la folie de Dick Swiveller que son ami entendit ce récit.

«Je ne chercherai pas à m'excuser, dit Richard d'un ton contrit, mais ce drôle a des façons si originales, c'est un chien si adroit, qu'il m'a amené d'abord à me demander quel mal cela pouvait faire de lui parler à coeur ouvert, et j'en étais encore à y songer que déjà il m'avait arraché mon secret. Si vous l'aviez vu boire et fumer, comme je l'ai vu, vous auriez fait comme moi, vous lui auriez tout dit. C'est une salamandre, vous le savez, pas autre chose.»

Sans examiner si les salamandres sont de leur nature de très-bons confidents à prendre dans les affaires délicates, ou si un homme à l'épreuve du feu comme l'amateur de schiedam était par là digne de toute confiance, Frédéric Trent se jeta sur un siège et, plongeant sa tête entre ses mains, il s'efforça de sonder les motifs qui avaient pu conduire Quilp à s'insinuer dans les secrets de Richard Swiveller: car c'était lui qui avait cherché à tirer les vers du nez de Dick, et non pas l'autre qui avait été entraîné à lui révéler tout par une confiance spontanée: d'ailleurs, Frédéric en pouvait douter moins que jamais, en voyant que le nain tâchait de l'amorcer lui-même, et recherchait sa société. Le nain l'avait rencontré deux fois, à la poursuite de renseignements sur les fugitifs, et, comme il n'avait pas montré jusque-là qu'il prît un grand intérêt à leur sort, cet empressement subit avait suffi pour éveiller des soupçons dans le coeur d'une créature naturellement ombrageuse et défiante, sans parler de sa curiosité instinctive si heureusement secondée par les manières ingénues de M. Dick. Mais comment se faisait-il que Quilp, informé du plan qu'ils avaient tramé, se fût offert pour le seconder? C'était là une question plus difficile à résoudre: cependant, comme généralement les frisons s'abusent eux-mêmes en imputant à d'autres leurs propres desseins, Frédéric pensa aussitôt que certaine mésintelligence avait pu s'élever entre Quilp et le vieillard, par suite de leurs relations secrètes, et peut-être même n'être pas étrangère à la disparition soudaine du marchand de curiosités, et que ce motif avait inspiré au nain le désir de se venger en arrachant au vieillard l'unique objet de son amour et de son anxiété, pour le faire passer entre les mains d'un homme, l'objet de sa terreur et de sa haine. Comme Frédéric Trent lui-même, sans seulement songer aux intérêts de sa soeur, avait à coeur de voir réussir ce projet, qui satisfaisait également sa haine et sa cupidité, il n'en fut que mieux disposé à croire que c'était là aussi le principe de la conduite de Quilp. Une fois que le nain, selon lui, avait son avantage personnel à les aider dans leur projet, il devenait aisé de croire à sa sincérité et à la chaleur de son zèle dans une cause qui leur était commune; et comme il ne pouvait douter que ce ne fût un utile et puissant auxiliaire, Trent se détermina à accepter l'invitation qu'il lui avait faite et à se rendre chez lui le soir même; et là, s'il était confirmé dans ses idées parce que dirait ou ferait le nain, il l'admettrait à partager les peines de l'exécution, mais non pas le profit.

Tout cela bien médité et bien arrêté dans son esprit, il communiqua à M. Swiveller — qui se fût contenté de moins encore - - une petite partie de ses idées, et, lui laissant toute la journée pour se remettre des étreintes bachiques de la salamandre, il l'accompagna le soir chez M. Quilp.

M. Quilp fut enchanté de les voir, ou fit semblant de l'être, et il se montra même terriblement poli envers Mme Quilp et Mme Jiniwin. Pourtant il ne manqua point de lancer un regard scrutateur sur sa femme pour observer l'effet que produirait en elle la visite du jeune Trent.

Mme Quilp n'éprouva pas plus d'émotion que n'en ressentît sa mère, en reconnaissant Frédéric Trent; mais comme le regard de son mari la remplissait d'embarras et de confusion, et qu'elle ne savait ni ce qu'il fallait faire ni ce que M. Quilp exigeait d'elle, le nain ne manqua point d'assigner à son embarras la cause qu'il avait dans l'esprit; et tout en riant sous cape pour s'applaudir de sa pénétration, il était secrètement exaspéré par la jalousie.

Cependant il n'en laissa rien percer. Au contraire, il fut tout sucre et tout miel, et présida avec l'empressement le plus cordial à la distribution du rhum.

«Voyons, dit Quilp, savez-vous qu'il doit bien y avoir près de deux ans que nous nous connaissons?

— Près de trois, je pense, dit Trent.

— Près de trois! s'écria Quilp. Comme le temps passe! Est-ce qu'il vous semble qu'il y ait si longtemps que cela, madame Quilp?

— Oui, Quilp, répondit la jeune femme avec une exactitude de mémoire malheureuse, je crois qu'il y a trois ans accomplis.

— En vérité, madame!… pensa Quilp, on voit que le temps vous a paru long: vous avez bien compté! très-bien, madame!»

Et il ajouta, s'adressant à Frédéric:

«Il me semble que c'est hier que vous êtes parti pour Demerari sur le Mary-Anne… pas plus tard qu'hier, je vous jure. Eh bien! moi, j'aime cela, qu'un jeune homme s'amuse un peu Moi-même j'ai fait mes farces comme un autre.»

M. Quilp accompagna cette déclaration de si terribles clignements d'yeux attestant ses anciens déportements, que mistress Jiniwin se sentit pénétrée d'indignation et ne put s'empêcher de remarquer à voix basse qu'il pourrait bien au moins remettre le chapitre de ses confessions au moment où sa femme serait absente. M. Quilp répondit à cet acte de hardiesse et d'insubordination par un regard qui fit perdre contenance à Mme Jiniwin, puis il but cérémonieusement à la santé de sa belle-mère.

«J'avais bien pensé, dit-il en posant son verre, que vous reviendriez tout de suite, mon cher Fred. Je l'avais toujours dit. Et quand le Mary-Anne vous ramena à son bord, au lieu d'apporter une lettre qui annonçât votre repentir et le bonheur que vous goûtiez dans la position qu'on vous avait procurée, cela me divertit, — mais me divertit plus que vous ne sauriez croire. Ah! ah! ah!»

Le jeune homme sourit, mais non pas tout à fait comme si le thème était le plus agréable qu'on pût choisir pour l'amuser; aussi Quilp, qui s'en aperçut, jugea-t-il à propos de continuer en ces termes: «Je dirai toujours que si un riche parent, ayant deux jeunes rejetons — soeur ou frère, ou frère et soeur — dépendants de lui, s'attache exclusivement à l'un d'eux et chasse l'autre, il a tort.»

Frédéric fit un mouvement d'impatience; mais Quilp poursuivit avec autant de calme que s'il discutait quelque question abstraite dans laquelle aucun assistant n'eût eu le moindre intérêt personnel.

«Il est très-vrai, dit-il, que votre grand-père vous accusa maintes fois d'oubli, d'ingratitude, de légèreté, d'extravagance, etc.; mais comme je le lui ai souvent répété, «ce sont là des peccadilles ordinaires. — Mais c'est un drôle! disait-il. — Je vous l'accorde, lui répondais-je (pour faire triompher mon raisonnement, bien entendu), que de jeunes nobles, que de jeunes gentlemen sont aussi des drôles!» Mais il ne voulait pas se rendre à l'évidence.

— Cela m'étonne, monsieur, dit le jeune homme d'un air railleur.

— Oui, voilà ce que je lui disais dans le temps, reprit Quilp; mais le vieux était obstiné. Sans doute c'était un de mes amis, mais cela ne l'empêchait pas d'être obstiné et mauvaise tête La petite Nelly est une bonne, une charmante jeune fille; mais vous êtes son frère, Frédéric. Vous êtes son frère après tout, comme vous le dîtes au vieux la dernière fois que vous vîntes chez lui. Il ne peut pas empêcher cela.

— Il le ferait s'il le pouvait, dit le jeune homme avec impatience. C'est à ajouter au chapitre de sa tendresse à mon égard Mais il n'y a rien de neuf à apprendre sur ce sujet; finissons en, au nom du diable!

— D'accord, répliqua Quilp; je ne demande pas mieux. Pourquoi y faisais-je allusion? Précisément pour vous montrer, mon cher Frédéric, que j'ai toujours été votre ami. Vous ne saviez pas mettre de différence entre votre ami et votre ennemi; en mettez- vous maintenant? Vous vous étiez imaginé que j'étais contre vous, et partant, il y avait entre nous de la froideur; mais ce n'était que de votre côté, entièrement de votre côté. Une poignée de main, Frédéric.»

Avec sa tête enfoncée entre ses épaules et un hideux sourire sur la lèvre, le nain se dressa et étendit à travers la table son bras exigu. Après un moment d'hésitation, le jeune homme présenta sa main: Quilp lui serra les doigts d'une telle force, que le cours du sang y fut arrêté un moment; puis portant à sa bouche son autre main d'un air discret, et lançant un regard de travers à Swiveller qui ne s'en doutait guère, il lâcha les doigts meurtris de Frédéric et se rassit.

Ce mouvement ne fut pas perdu pour Trent qui, sachant bien que Richard était un simple instrument entre ses mains et qu'il ne connaissait de ses projets que ce qu'il daignait lui en communiquer, comprit que le nain était parfaitement au courant de leur position respective et du caractère de son ami. C'est déjà quelque chose que de se sentir apprécié à sa valeur, même en fait de coquinerie. L'hommage silencieux rendu par le nain à sa supériorité, et l'opinion qu'il s'était faite, avec son esprit vif et pénétrant, de l'ascendant exercé par Frédéric sur son ami, décidèrent Trent à s'appuyer sur ce hideux auxiliaire et à profiter de son aide.

M. Quilp, jugeant à propos de couper court au sujet de la conversation, de peur que Richard Swiveller ne révélât dans son étourderie quelque chose que les femmes ne dussent point connaître, proposa une partie de piquet à quatre; les cartes décidèrent le sort: Mme Quilp échut comme partenaire à Frédéric Trent, et Dick à M. Quilp. Mme Jiniwin, qui aimait beaucoup le jeu, en fut par conséquent soigneusement exclue par son gendre qui lui confia le soin de remplir de temps en temps les verres avec les liqueurs contenues dans les flacons. M. Quilp ne la perdait pas de vue, afin qu'elle ne s'avisât pas de prendre un avant-goût de ces breuvages exquis; et comme les liqueurs ne plaisaient pas moins que les cartes à la vieille dame, M. Quilp trouva ce moyen ingénieux d'infliger à la fois à Mme Jiniwin un double supplice de Tantale.

Mais ce n'était pas à Mme Jiniwin que se bornait l'attention de M. Quilp, et d'autres objets encore exerçaient sa constante vigilance. Parmi ses habitudes excentriques, le nain avait celle de tricher aux cartes: il fallait que non seulement il observât avec soin la marche du jeu et fît en même temps des tours d'escamoteur en comptant les points et en les marquant, mais encore qu'il donnât sans cesse des avertissements à Richard Swiveller par des regards, des froncements de sourcil et des coups de pied par-dessous la table; car Richard, tout ahuri par la rapidité avec laquelle les cartes étaient appelées et les fiches voyageaient sur le tapis, ne pouvait s'empêcher d'exprimer de temps en temps sa surprise et ses doutes. Mme Quilp, nous l'avons dit, était la partenaire du jeune Trent; aussi, à chaque regard qu'ils échangeaient, à chaque parole qu'ils prononçaient, à chaque carte qu'ils jetaient, le nain ouvrait les yeux et les oreilles; ce n'était pas seulement ce qui se passait sur la table qui l'occupait, mais encore les signes d'intelligence qui pouvaient être échangés en dessous, et il employait toutes sortes de ruses pour les surprendre; par exemple, il appuyait souvent son pied sur celui de sa femme pour voir si elle jetterait un cri ou si elle se tiendrait coite malgré la douleur, parce que, dans ce dernier cas, il lui eût été démontré que Trent lui avait déjà marché sur le pied. Cependant, au plus fort de ses préoccupations, il n'en continuait pas moins de tenir un de ses yeux fixés sur la vieille dame; et, si à la dérobée elle approchait une cuiller à thé d'un verre voisin, — ce qu'elle faisait fréquemment, — pour attraper une petite goutte du nectar qu'il contenait, la main de Quilp dérangeait ses plans au moment même du triomphe de Mme Jiniwin, et, d'une voix moqueuse, Quilp la suppliait de ménager sa précieuse santé. Et ces soins si multipliés n'empêchaient pas Quilp d'y satisfaire sans relâche et sans faute, depuis le premier jusqu'au dernier.

Enfin, quand ils eurent joué bon nombre de parties liées et largement festoyé les liqueurs, M. Quilp ordonna à sa femme d'aller se coucher; la douce Betzy obéit et se retira, suivie de sa mère indignée. Swiveller s'était endormi. Le nain, appelant du doigt Frédéric à l'autre extrémité de la chambre, y tint à voix basse avec lui une courte conférence.

«Nous ferons aussi bien de ne dire, devant votre digne ami, que ce que nous ne pouvons pas taire, dit Quilp en se tournant avec une grimace vers Dick endormi. C'est marché conclu entre nous, Fred. Voyons, lui ferons-nous épouser cette petite rose de Nelly?

— Vous y avez aussi votre intérêt, je suppose, répliqua l'autre.

— Oui, j'en ai un naturellement, dit Quilp riant de l'idée que Frédéric ne soupçonnait pas son but réel; peut-être des représailles à exercer, peut-être une fantaisie. J'ai des moyens, Fred, de seconder ce projet ou de m'y opposer. Quel parti prendrai-je? Voici une paire de balances, je la ferai pencher du côté que je voudrai.

— Faites-la pencher de mon côté, dit Trent.

— Voilà qui est fait, mon cher Fred, répondit Quilp tendant sa main fermée, puis l'ouvrant comme s'il en laissait tomber quelque objet pesant; le poids est dans le plateau et il l'entraîne. Faites attention.

— Oui, mais où sont-ils partis, les plateaux?» demanda Trent.

Quilp secoua la tête et dit que le point restait à découvrir, mais que ce ne serait peut-être pas bien difficile. Une fois la chose faite, ils auraient à concerter leurs démarches préliminaires. Il se chargeait de voir le vieillard, ou bien Richard Swiveller pourrait l'aller voir, lui montrer de la chaleur pour ses intérêts, le presser de se loger dans une maison convenable et, par la reconnaissance qu'il inspirerait à la jeune fille, ferait du progrès dans son estime. Grâce à cette impression, il serait facile de la gagner d'ici à un ou deux ans: car elle supposait que le vieillard était pauvre, celui-ci affectant, par une politique qui n'était pas rare chez les avares, d'étaler les dehors de l'indigence aux yeux de ceux qui l'entouraient.

«Il a bien assez souvent caché son jeu avec moi, dit Trent, et tout dernièrement encore.

— Et avec moi aussi, dit le nain. Ce qui est d'autant plus extraordinaire, que je sais parfaitement combien en réalité il est riche.

— Vous devez le savoir.

— Je crois que je dois le savoir…» dit le nain; et en cela du moins, avec sa parole à double entente, il ne mentait pas.

Après avoir échangé encore quelques mots à voix basse, ils se remirent à table. Le jeune homme éveilla Richard Swiveller et lui apprit qu'il était temps de partir. Richard, à cette bonne nouvelle, se leva vivement. Le nain et Frédéric se dirent encore deux mots du succès assuré de leur plan, puis on souhaita le bonsoir à Quilp qui grimaça un adieu.

Il grimpa à la fenêtre au moment où les deux amis passaient dans la rue au-dessous de lui et il écouta. Trent faisait à haute voix l'éloge de sa femme, et tous deux se demandaient par quelle fascination elle avait été amenée à épouser ce misérable avorton. Le nain, après avoir vu s'éloigner ces deux ombres en les accompagnant de la plus formidable grimace qu'il eût jamais faite, alla tout doucement gagner son lit.

En formant leur plan, ni Trent ni Quilp n'avaient songé au bonheur ou au malheur de la pauvre innocente Nelly. Il n'eût pas été moins étrange que l'insouciant dissipateur dont ils faisaient leur instrument eût été lui-même occupé d'y penser pour eux; car la haute opinion qu'il avait de sa personne et de son mérite justifiait, à ses yeux, le projet concerté; et, quand il eût reçu, par extraordinaire, la visite d'un hôte aussi rarement accueilli à sa porte que la réflexion, adonné comme il l'était à la pleine satisfaction de ses appétits, il eût pleinement rassuré sa conscience avec l'idée qu'il ne songeait ni à maltraiter ni à tuer sa femme, et que, par conséquent, après tout, il serait dans la bonne moyenne des maris très-supportables.

CHAPITRE XXIV.

Ce ne fut que lorsqu'ils se sentirent épuisés de fatigue et hors d'état de continuer à marcher comme ils l'avaient fait depuis le champ de courses, que le vieillard et l'enfant se hasardèrent à s'arrêter et à s'asseoir sur la limite d'un petit bois. Là, bien que l'arène fût cachée à leur vue, ils pouvaient percevoir encore le bruit affaibli des cris éloignés, le brouhaha des voix et le roulement des tambours. Gravissant l'éminence qui les séparait de ces lieux, l'enfant put reconnaître les drapeaux flottants et les blancs pavillons des baraques; mais personne ne venait de leur côté, et l'endroit où ils se reposaient était solitaire et paisible.

Il se passa quelque temps avant que Nelly pût rassurer son compagnon craintif et lui rendre le calme nécessaire. L'imagination désordonnée du vieillard lui représentait une foule de gens se glissant jusqu'à lui et sa petite-fille dans l'ombre des buissons, s'embusquant dans chaque fossé et les épiant derrière chaque branche des arbres agités. Il était obsédé de la crainte d'être jeté dans quelque cabanon obscur où on l'enchaînerait et le fouetterait; pis que cela, où Nelly ne serait jamais admise à le voir, sinon à travers des barreaux de fer et des grilles scellées à la muraille. Ses terreurs gagnaient l'enfant. Être séparée de son grand-père, c'était le plus cruel supplice qu'elle put redouter; et pensant que dans l'avenir, partout où ils iraient, ils étaient exposés à être ainsi traqués et poursuivis sans pouvoir espérer de salut qu'à la condition de rester cachés, elle sentit son coeur se briser et son courage faiblir.

Cet accablement d'esprit n'avait rien de surprenant chez un être si jeune et si peu habitué aux scènes parmi lesquelles il lui avait fallu vivre depuis quelque temps. Mais souvent la nature place de nobles et généreux coeurs dans de faibles poitrines, — très-souvent, Dieu merci! dans des poitrines de femme; — et quand l'enfant, attachant sur le vieillard ses yeux mouillés de larmes, se rappela combien il était débile, et combien il serait abandonné et sans ressources si elle venait à lui manquer, son coeur se ranima et se trouva rempli d'une force et d'une constance nouvelles.

«Nous voici à l'abri de tout danger et nous n'avons plus rien à craindre, mon cher grand-papa, dit-elle.

— Rien à craindre!… répéta le vieillard. Rien à craindre, et s'ils m'arrachaient d'auprès de toi! Rien à craindre, et s'ils nous séparaient! Je ne crois plus personne: pas même Nell!

— Oh! ne parlez pas ainsi! répliqua l'enfant. Car si jamais quelqu'un vous fut fidèle et dévoué, c'est moi. Et je sais bien que vous n'en doutez pas.

— Comment alors, dit le vieillard, regardant d'un air craintif autour de lui, pouvez-vous avoir le coeur de me dire que nous sommes en sûreté lorsqu'on me cherche de tous côtés, lorsqu'on peut venir ici, se glisser vers nous, au moment même où nous parlons!

— Parce que je suis bien sûre que nous n'avons pas été suivis. Jugez-en par vous-même, cher grand-papa; regardez autour de vous, et voyez combien tout est calme. Nous sommes seuls ensemble, et libres d'aller où il nous plaira Vous dites que vous n'êtes pas en sûreté! Pourrais-je donc être si tranquille, et le serais-je si vous aviez à craindre quelque danger?

— Oh! oui! oh! oui! dit-il en lui pressant la main, mais sans cesser de regarder au loin avec anxiété. — Quel est ce bruit?

— Un oiseau, dit l'enfant; un oiseau qui voltige à travers le bois et nous indique le chemin que nous avons à suivre. Vous vous rappelez quand nous disions que nous irions par les bois et les champs et le long du bord des rivières, et que nous serions bien heureux… Vous vous le rappelez?… Mais ici, tandis que le soleil brille au-dessus de nos têtes, et que tout est lumière et bonheur, nous restons tristement assis, à perdre notre temps! — Voyez, quel joli sentier! l'oiseau nous y mène, — le même oiseau; — le voilà qui se pose sur un autre arbre et qui s'arrête pour chanter. Venez!»

Lorsqu'ils se levèrent et prirent l'allée ombreuse qui devait les conduire à travers les bois, Nelly s'élança en avant; imprimant ses petits pieds sur la mousse qui se relevait après, souple et élastique sous ces pieds légers, gardant pourtant l'empreinte de ses pieds mignons comme une glace fidèle. Puis alors elle appela le vieillard de ce côté, tant du regard que de son geste gai et pressant. Elle lui montrait d'un signe furtif quelque oiseau solitaire se balançant et gazouillant sur une branche qui s'égarait au-dessus de l'allée; ou bien, elle s'arrêtait pour écouter les chants qui rompaient l'heureux silence; ou bien elle contemplait le rayon de soleil qui tremblait parmi les feuilles, et, se glissant le long des troncs énormes des vieux chênes couverts de lierre, projetait au loin des traits lumineux. Comme ils cheminaient en avant, écartant les buissons qui bordaient l'allée, la sérénité que Nelly avait feint d'éprouver d'abord pénétra véritablement dans son coeur; le vieillard cessa de jeter derrière lui des regards d'effroi, il montra même plus d'assurance et de gaieté: car plus ils s'enfonçaient dans le sein de l'ombre verte, plus ils sentaient que l'esprit de Dieu était là et répandait la paix sur eux.

Enfin le sentier devint plus clair; la marche, plus libre; ils atteignirent la limite du bois et se trouvèrent sur une grande route. Ils la suivirent quelque temps et entrèrent bientôt dans une ruelle ombragée par deux rangées d'arbres si serrés et si touffus que leurs cimes se rejoignaient en berceau et formaient une arcade au-dessus de l'étroit sentier. Un poteau mutilé indiquait que cette ruelle menait à un village situé à trois milles, et ce fut là que les voyageurs résolurent de diriger leurs pas.

Le trajet leur parut si long qu'ils crurent parfois s'être égarés. Mais enfin, à leur grande joie, le chemin aboutit à une descente rapide avec une double chaussée sur laquelle étaient pratiqués des trottoirs; et les maisons du village leur apparurent groupées et étagées du fond de leur ceinture boisée.

C'était un lieu modeste. Les hommes et les enfants s'amusaient à jouer au cricket[10] sur le gazon. Les regards s'attachèrent sur Nelly et le vieillard qui erraient en se demandant où ils chercheraient un humble asile. Dans un petit jardin, devant sa chaumière, se trouvait tout seul un homme âgé. Les voyageurs éprouvaient un certain embarras à l'aborder, car c'était le maître d'école, et au-dessus de sa fenêtre le mot École était tracé en lettres noires sur un écriteau blanc. C'était un homme pâle, d'un extérieur simple; il portait un habit usé et étriqué, et se tenait assis parmi ses fleurs et ses ruches, fumant sa pipe, sous le petit portique devant sa porte. «Parle-lui, ma chère, dit tout bas le vieillard.

— J'ai peur de le déranger, dit timidement l'enfant: il n'a pas l'air de nous apercevoir. Peut-être, si nous attendons un peu, regardera-t-il de notre côté.»

Ils attendirent, mais le maître d'école ne regardait pas de leur côté et restait sous son petit portique, pensif et silencieux. Il paraissait bon. Son habillement, tout noir, faisait ressortir encore son teint pâle et sa maigreur. Ils trouvèrent aussi à sa personne, à sa maison, un air de solitude et d'isolement qui venait peut-être de ce que les autres étaient réunis sur la pelouse à se donner du plaisir. Il n'y avait que lui qui fût resté seul dans tout le village.

Cependant le vieillard et sa compagne étaient bien las. Nelly se serait peut-être senti le courage de s'adresser même à un maître d'école; mais elle hésitait, parce que la physionomie de cet homme révélait la tristesse ou le malheur.

Tandis qu'ils étaient là, incertains, à peu de distance, ils le virent de temps en temps demeurer plongé chaque fois dans une sombre méditation, puis poser sa pipe de côté et faire deux ou trois tours dans son jardin; s'approcher ensuite de la porte et regarder du côté de la pelouse, puis reprendre sa pipe en soupirant et s'asseoir de nouveau dans la même attitude pensive.

Comme aucune autre personne ne paraissait et que la nuit commençait à tomber, Nelly s'arma enfin de résolution; et lorsque le maître d'école eut repris sa pipe et son siège, elle s'aventura à s'approcher en tenant son grand-père par la main. Le bruit qu'ils firent en levant le loquet de la porte, attira l'attention du maître d'école. Il les considéra avec bienveillance, mais cependant comme un homme désappointé, et agita doucement la tête.

Nelly fit une révérence et lui dit qu'ils étaient de pauvres voyageurs qui cherchaient pour la nuit un abri qu'ils payeraient volontiers, selon leurs faibles moyens. Le maître d'école la regarda avec attention pendant qu'elle parlait; il mit sa pipe de côté et se leva aussitôt.

«Si vous pouviez nous indiquer un endroit, dit l'enfant, nous vous en serions bien reconnaissants.

— Vous venez de faire un long chemin? dit le maître d'école.

— Très-long, répéta Nelly.

— Vous commencez de bonne heure à voyager, mon enfant, dit-il en posant amicalement la main sur la tête de Nelly. C'est votre petite-fille, mon brave homme?

— Oui, monsieur, s'écria le vieillard; c'est l'appui et la consolation de ma vie.

— Entrez ici,» dit le maître d'école.

Sans autres préliminaires, il les mena dans une petite classe qui servait indifféremment de salle à manger et de cuisine, en leur disant qu'ils étaient les bienvenus et pourraient rester chez lui jusqu'au lendemain matin. Avant même qu'ils l'eussent remercié, il étendit sur la table une grosse nappe bien blanche, y posa des couteaux et des assiettes; et mettant sur la table du pain, de la viande froide et un pot de bière, il les invita à manger et à boire.

L'enfant jeta un regard autour d'elle tout en s'asseyant. Il y avait deux bancs entaillés et tout tachés d'encre; une petite chaire perchée sur ses quatre pieds, où sans doute le maître était assis pendant la classe; quelques livres rangés sur une tablette haute, avec des coins au haut des pages; en outre, une collection bigarrée de toupies, de balles, de cerfs-volants, de lignes à pêcher, de billes, de trognons de pommes et autres objets confisqués aux paresseux de l'école. Accrochés à la muraille, on voyait se carrer dans toute leur majesté terrifique, sur deux supports, la canne et le martinet; et près de là, sur une petite planchette ad hoc le bonnet d'âne, fait de vieux journaux et décoré d'une quantité de pains à cacheter des plus larges et des plus apparents. Mais le principal ornement des murs consistait en des sentences morales parfaitement transcrites en belle écriture ronde, en un certain nombre d'additions et de multiplications fort bien chiffrées: tout cela venait évidemment de la même main, et ces tableaux se trouvaient disposés tout autour de la salle dans le double but, très-évident, d'offrir un témoignage de l'excellent enseignement de l'école et d'exciter l'émulation dans le coeur des écoliers.

«Eh bien! dit le vieux maître d'école, remarquant que l'attention de Nelly était absorbée par ces spécimens, voilà une belle écriture! n'est-ce pas, ma chère petite?

— Très-belle, monsieur, répondit-elle modestement. Est-ce la vôtre?

— La mienne! s'écria-t-il, tirant ses lunettes et les mettant sur son nez pour jouir mieux d'un triomphe toujours cher à son coeur. Oh! non, je ne pourrais pas écrire aujourd'hui comme cela. Non! tous ces tableaux sont de la même main, une petite main, plus jeune que la vôtre, mais pourtant très-habile.»

En parlant ainsi, le maître d'école s'aperçut qu'une légère tache d'encre avait été jetée sur un des tableaux. Il tira de sa poche un canif, et, s'approchant du mur, il gratta soigneusement la tache. Cette besogne achevée, il alla lentement à reculons contempler l'exemple d'écriture avec admiration, comme on pourrait contempler la plus belle peinture. Mais, dans sa voix, dans son geste, il y avait quelque chose de triste qui émut profondément Nelly, bien qu'elle en ignorât la cause.

«Oh! oui, une petite main!… dit le pauvre maître d'école. Un enfant bien supérieur à tous ses camarades, à l'étude comme au jeu. Comment se fait-il qu'il se soit tant attaché à moi? Que je l'aime, il n'y a rien d'étonnant à cela; mais qu'il m'aime ainsi, lui!…»

Ici, le maître d'école s'arrêta; il retira ses lunettes pour les essuyer, car les verres s'en étaient obscurcis.

«J'espère que vous n'avez aucun motif d'être inquiet pour lui, monsieur, dit Nelly avec anxiété.

— Non, pas précisément, ma chère. Je comptais le voir ce soir sur la pelouse. Il était toujours le premier à prendre sa part du cricket. Mais il y sera sans doute demain.

— Est-ce qu'il a été malade? demanda l'enfant avec la sympathie de son âge.

— Malade! oui, un peu indisposé. On dit qu'il a eu du délire hier, ce cher enfant, et aussi la veille; mais c'est inévitable avec ce genre de maladie: ce n'est pas un mauvais symptôme; il n'y a pas là de mauvais symptôme.»

L'enfant se tut. Le maître d'école alla à la porte et regarda attentivement dehors. Les ombres de la nuit s'épaississaient, et tout était tranquille.

«S'il pouvait trouver quelqu'un pour lui donner le bras, il viendrait ici, bien sûr, dit-il en rentrant dans la chambre. Il ne manque jamais de venir au jardin me souhaiter le bonsoir. Mais peut-être sa maladie ne fait-elle que de prendre meilleure tournure, et il est sans doute trop tard pour qu'il vienne; car il y a beaucoup d'humidité, et la rosée est très-abondante. Il vaut mieux qu'il ne vienne pas ce soir.»

Le maître d'école alluma une chandelle, assujettit le contrevent de la croisée et ferma la porte. Mais, après avoir pris ces soins et s'être assis en silence, au bout de quelques instants il décrocha son chapeau et dit à Nelly qu'il avait besoin de sortir pour aller aux nouvelles, qu'elle l'obligerait si elle voulait bien rester là jusqu'à ce qu'il fût de retour. L'enfant le lui promit, et le brave homme sortit.

Nelly resta assise et immobile durant une demi-heure et même davantage, toute seule, toute seule; car elle avait déterminé son grand-père à aller se coucher, et elle n'entendait que le tic tac d'une vieille horloge et le sifflement du vent à travers les arbres.

Lorsque le maître d'école revint, il reprit sa place au coin de la cheminée, mais demeura silencieux pendant longtemps. Enfin il se tourna vers Nelly, et, d'une voix douce, il l'invita à vouloir bien, cette nuit, faire une prière pour un enfant malade.

«Mon élève favori! dit le pauvre maître d'école, fumant sa pipe qu'il avait oublié d'allumer, et, regardant tristement les exemples collés sur les murs oui c'est sa petite main qui a fait tout cela… et tout amaigrie par la maladie! Pauvre petite, petite main!…»

CHAPITRE XXV.

Après une bonne nuit passée dans cette chaumière, où le sacristain avait habité pendant plusieurs années, mais qu'il avait dernièrement quittée pour se marier et prendre son ménage, Nelly se leva dès l'aurore et descendit à la chambre où elle avait soupé la veille. Déjà le maître d'école était sorti. Elle s'empressa de bien nettoyer la pièce, et elle venait de finir ses rangements, quand l'excellent homme rentra.

Il la remercia à plusieurs reprises, et lui dit que la vieille femme qui était chargée ordinairement de ces soins veillait en ce moment comme garde-malade auprès de l'enfant dont il avait parlé la veille.

«Comment va-t-il? demanda Kelly. J'espère qu'il va mieux?

— Non, répondit le maître d'école secouant la tête avec mélancolie; il ne va pas mieux. On dit même qu'il va plus mal.

— Cela me fait bien de la peine, monsieur.»

Le pauvre maître d'école parut reconnaissant de cette marque de sympathie, mais il n'en fut pas moins triste, car il se hâta d'ajouter, pour s'étourdir, qu'il y a souvent des gens qui s'inquiètent mal à propos et font le mal plus grand qu'il n'est.

«Pour ma part, dit-il avec son ton doux et patient, j'espère qu'il n'en est rien. Je ne crois pas que l'enfant soit plus mal.»

Nelly lui offrit de préparer le déjeuner, qu'ils prirent tous trois ensemble quand le vieillard fut descendu. En ce moment, le maître d'école remarqua que son hôte paraissait extrêmement fatigué et devait avoir besoin de repos.

«Si le voyage que vous avez à faire est long, dit-il, et si vous n'êtes pas trop pressé, vous pourrez tout à votre aise passer ici une autre nuit; cela me ferait plaisir, mon ami.»

Il vit que le vieillard consultait Nelly du regard, ignorant s'il devait accepter ou refuser l'offre.

«Je serais bien aise, ajouta-t-il, d'avoir auprès de moi un jour encore votre petite compagne. Si vous pouvez faire cette charité à un homme qui est seul et en même temps prendre vous-même un peu de repos, faites-la. S'il vous faut absolument continuer votre route, je vous souhaite un bon voyage, et je vous accompagnerai un bout de chemin avant l'ouverture de la classe.

— Que faut-il faire, Nell? demanda le vieillard d'un ton d'irrésolution; dis, qu'est-ce qu'il faut faire, ma chère Nell?»

Il n'était pas besoin de beaucoup d'instances pour déterminer Nelly à répondre qu'il valait mieux accepter l'invitation et rester. Elle était heureuse, d'ailleurs, de prouver sa gratitude au bon maître d'école en s'acquittant avec zèle de tous les soins domestiques nécessaires au modeste cottage. Cette tâche étant achevée, Nelly tira de son panier un ouvrage d'aiguille, et s'assit sur un tabouret, près du treillage, où le chèvrefeuille de jardin et le chèvrefeuille sauvage croisaient leurs rameaux flexibles et se glissaient ensemble jusque dans la salle pour y répandre leur parfum exquis. Son grand-père se chauffait en dehors aux rayons du soleil, respirant la senteur des fleurs, et suivant d'un regard nonchalant la marche des nuages, que poussait le léger souffle du vent.

En voyant le maître d'école mettre en place les deux bancs, poser sa chaise dans la chaire et faire quelques autres dispositions pour la classe, Nelly craignit de le gêner et offrit de se retirer dans sa petite chambre à coucher. Mais il ne voulut pas y consentir; et, comme il semblait content de l'avoir auprès de lui, elle resta, activement occupée de son ouvrage.

«Avez-vous beaucoup d'élèves, monsieur?» demanda-t-elle.

Le pauvre maître d'école secoua la tête et répondit:

«À peine de quoi remplir ces deux bancs.

— Les autres sont-ils bien savants, monsieur? demanda-t-elle encore, regardant les trophées attachés à la muraille.

— De bons petits enfants, dit-il, de bons petits enfants, ma chère; mais aucun ne sera jamais capable d'en faire autant.»

Un petit garçon à la tête blonde et au visage hâlé par le soleil se montra à la porte tandis que le maître parlait, et, après s'y être arrêté pour saluer et lui tirer son pied par derrière, en manière de révérence, entra et prit sa place sur un des deux bancs. Le petit garçon à la tête blonde posa alors sur ses genoux un livre ouvert dont les pages étaient terriblement cornées, et fourrant les mains dans ses poches, commença à compter les billes dont elles étaient pleines, prouvant par l'expression de sa physionomie la disposition remarquable qu'il avait pour ne pas penser le moins du monde à l'abécédaire sur lequel ses yeux étaient axés. Bientôt après, un autre petit blond entra d'un pas traînant, puis un autre à cheveux roux, puis deux autres blondins, puis un autre avec une petite tête de caniche, jusqu'à ce qu'enfin les bancs fussent occupés par une douzaine environ de jeunes garçons avec des têtes de toutes couleurs (pas de têtes grises cependant), rangées selon l'âge, de quatre ans à quatorze et plus, car les jambes du plus jeune, lorsqu'il fut assis, se trouvèrent à une grande distance du plancher, tandis que le plus âgé, un gros lourdaud bien fort mais bien nigaud, avait au moins la moitié de la tête de plus que le maître d'école.

À l'extrémité du premier banc, le poste d'honneur dans l'école, était vide la place du petit élève malade; et en tête des patères, où les enfants qui venaient avec des chapeaux ou des casquettes avaient l'habitude de les accrocher, il y avait aussi une place vide. Aucun enfant n'eût osé violer la sainteté du siège ou de la patère; mais plus d'un portait son regard des endroits vides au maître d'école, et glissait derrière sa main ses réflexions à son voisin paresseux.

Alors commença le bourdonnement des leçons récitées, apprises par coeur, le chuchotement, les jeux dissimulés, tout le bruit, tout le tapage d'une école; et, au milieu du vacarme, le pauvre maître, la douceur et la simplicité en personne, s'efforçait vainement de fixer son esprit sur les devoirs du jour et d'oublier son petit ami. L'ennui de son état ne lui rendait que plus présent encore le souvenir de l'écolier studieux, et sa pensée n'était pas avec ses élèves, on le voyait bien.

Cette disposition d'esprit n'échappa point aux plus paresseux; s'enhardissant par l'impunité, ils devinrent plus bruyants et plus effrontés, jouant à pair ou non sous les yeux du maître, mangeant des pommes sans peur et sans reproche, se pinçant les uns les autres pour s'amuser ou par méchanceté, sans se cacher le moins du monde, et gravant leurs autographes au bas même de la chaire. L'idiot, qui était venu réciter sa leçon, ne s'amusa pas à regarder plus longtemps au plafond pour y chercher les mots oubliés; il se rapprocha tout bonnement du siège du maître et plongea effrontément ses yeux sur la page; le lustig de la petite troupe se mit à loucher, et à faire des grimaces, naturellement au plus jeune, sans se cacher derrière un livre, et l'assemblée émerveillée ne connut plus de bornes à sa gaieté. S'il arrivait au maître de se lever et s'il paraissait prêter quelque attention à ce qui se passait, le bruit cessait un moment et tous les regards redevenaient studieux et soumis. Mais aussitôt que la vigilance du maître se relâchait, le bruit éclatait de nouveau dix fois plus fort qu'auparavant.

Ah! parmi ces petits paresseux, combien souhaitaient d'être dehors! Ils contemplaient la porte ouverte et la fenêtre comme s'ils avaient dessein de sortir de force, de courir dans les bois pour y mener une vie d'enfants sauvages. Que de pensées de révolte faisaient naître la fraîche rivière et les bons endroits bien ombragés où il est si agréable de se baigner sous les saules dont les branches descendent jusque dans l'eau! surtout chez ce gaillard, que je vois d'ici, avec son col de chemise déboutonné et rabattu sur son dos, éventant sa face rubiconde avec un abécédaire, et souhaitant d'être baleine ou cachalot, chauve- souris ou moucheron, tout ce qu'on voudra, plutôt que de rester à l'école par une chaleur torride. Ouf! Demandez à cet autre garçon qui, assis le plus près de la porte, a pu mettre à profit cette circonstance pour se glisser dans le jardin et entraîner ses camarades par le mauvais exemple en plongeant son visage dans le seau du puits et se roulant ensuite sur le gazon; demandez-lui s'il y eut jamais un jour comme celui-là, même quand les abeilles s'enfonçaient dans la corolle des fleurs et s'y tenaient immobiles comme si elles avaient résolu de se retirer des affaires et de fermer leur fabrique de miel. C'était un jour de sainte paresse, un jour fait pour s'étendre sur le dos au beau milieu de l'herbe, à regarder le ciel jusqu'à ce que son éclat forçât les yeux de se fermer, et demandez-moi un peu si ce temps-là était bien choisi pour forcer de braves garçons à se pâmer sur des livres moisis dans une chambre sombre où le soleil lui-même ne daignait pas pénétrer! C'est une abomination.

Nelly était assise auprès de la fenêtre, occupée de son ouvrage, mais prêtant attention à ce qui se passait, bien qu'intimidée quelquefois par ces petits volcans. Quand les leçons furent récitées, on commença l'exercice d'écriture. Comme il n'y avait qu'un pupitre, celui du maître, chaque enfant vint s'y asseoir à son tour et y griffonner une page toute tordue, tandis que le maître se promenait de long en large. La classe était moins bruyante. Le maître s'approchait pour regarder par-dessus l'épaule de celui qui écrivait, en lui disant avec douceur de remarquer comme les lettres étaient formées sur les modèles placardés le long du mur. Il lui en faisait admirer les pleins et les déliés, en lui recommandant de chercher à les imiter. Il interrompait ensuite la leçon pour leur répéter ce que l'enfant malade avait dit la nuit précédente et combien il regrettait de n'être pas encore avec eux. Il y avait dans le ton et les paroles du pauvre maître d'école tant de bonté et de tendresse, que les jeunes garçons parurent éprouver du remords de l'avoir ainsi tourmenté, et rentrèrent dans l'ordre le plus absolu; durant deux minutes au moins, on ne mangea plus de pommes, on n'écrivit plus son nom au couteau, on ne se pinça plus, on ne fit plus de grimaces.

«Je pense, mes amis, dit le maître d'école quand l'horloge sonna midi, que je vous donnerai aujourd'hui, par extraordinaire, demi- congé.»

À cette nouvelle, les écoliers, le grand garçon en tête, poussèrent des clameurs d'enthousiasme au milieu desquelles on vit le maître remuer les lèvres, mais sans parvenir à se faire entendre. Cependant, comme il agitait la main pour réclamer le silence, les élèves eurent assez de docilité pour se taire, aussitôt que les poumons les plus vigoureux de la troupe n'en purent plus à force de crier.

«Promettez-moi d'abord, dit le maître, de n'être pas trop bruyants, ou bien, si vous voulez faire du bruit, de vous en aller bien loin, hors du village s'entend. Je suis sûr que vous ne voudriez pas casser la tête à votre ancien et fidèle camarade.»

Ici s'éleva un murmure général, sans doute très-sincère, car ce n'étaient encore que des enfants, pour protester contre toute idée de troubler le repos du camarade. Le grand garçon, probablement avec autant de sincérité naïve que tous les autres, prit ses voisins à témoin que, s'il avait crié, il avait crié tout bas.

«N'oubliez donc pas mes recommandations, dit le maître; mes chers amis, c'est une faveur que je vous demande personnellement. Amusez-vous autant que vous pourrez, mais souvenez-vous que tout le monde n'a pas le bonheur d'être aussi bien portant que vous. Allons! adieu.

— Merci, monsieur, — adieu, monsieur,» ces mots furent prononcés une foule de fois sur tous les tons, et les enfants sortirent lentement et sans bruit. Mais le soleil brillait, et les oiseaux chantaient, comme le soleil ne brille et comme les oiseaux ne chantent qu'aux jours de congé ou de demi-congé; et puis les arbres penchaient leurs branches comme pour inviter les écoliers échappés à grimper et à se nicher dans leurs branches feuillues; le foin les suppliait de venir s'ébattre et se coucher sur son tapis au grand air; le blé vert, par ses ondulations agaçantes, les appelait vers le bois et la rivière; le pré, rendu plus doux encore par un mélange de lumière et d'ombre, les conviait à sauter, à gambader, à se promener Dieu sait où. C'était plus de joie qu'il n'en faut à un enfant pour le rendre heureux, et ce fut avec de vives acclamations que toute la troupe prit ses jambes à son cou et s'éparpilla en criant et riant sur son passage.

«C'est bien naturel, mon Dieu! dit le pauvre maître d'école, les suivant de l'oeil. Je suis bien content qu'ils ne fassent pas attention à ma peine.»

Il est difficile cependant de satisfaire tout le monde; c'est ce que nous savons presque tous par expérience, sans parler de la fable d'où je tire cette maxime. Dans l'après-midi plusieurs mères et tantes d'élèves crurent devoir exprimer leur mécontentement de la conduite du maître d'école. Quelques-unes se bornèrent à des allusions, par exemple en demandant avec politesse si c'est que c'était un jour marqué en lettres rouges sur le calendrier, ou le nom du saint dont on chômait la fête; d'autres, les fortes têtes politiques du village, déclarèrent que c'était traiter un peu lestement les droits de la souveraine et faire un affront à l'Église et à l'État; elles crurent subodorer dans ce coup d'État des principes révolutionnaires. Accorder un demi-congé pour une circonstance moins importante que l'anniversaire de la reine! c'était être bien hardi: mais la majorité n'alla pas par quatre chemins pour exprimer son déplaisir personnel en termes énergiques: selon elle, mettre les élèves à la demi-ration de la science dont on leur devait part entière, ce n'était rien moins qu'un acte manifeste de fraude et de vol effronté. Une vieille femme même, voyant qu'elle ne pouvait réussir à enflammer ou à irriter le paisible maître d'école en lui disant des impertinences, fit grand tapage hors de sa maison, et trouva moyen de lui adresser une mercuriale indirecte durant une demi-heure, en se tenant près de la fenêtre de l'école à dire à une autre vieille dame que le maître devrait nécessairement déduire ce demi-congé du payement de la semaine, ou qu'il pouvait bien s'attendre à recevoir une opposition par huissier; on n'avait déjà pas tant besoin de paresseux dans le pays. Ici la vieille dame éleva la voix. Les individus trop paresseux même pour être maîtres d'école, pourraient bien, avant peu, voir d'autres individus leur passer sur le casaquin; pour sa part, elle ne manquerait pas de donner aux postulants de bons avis, pour qu'ils se tinssent prêts au besoin. Mais tous ces reproches, toutes ces scènes de violence n'aboutirent pas à tirer une parole du bon maître d'école qui restait assis, ayant Nelly à ses côtés: seulement il en était un peu plus abattu peut-être, mais toujours silencieux et n'ouvrant pas la bouche, pas même pour se plaindre.

Vers la nuit, une vieille femme traversa le jardin en se traînant de son mieux: et ayant rencontré à sa porte le maître d'école, elle l'avertit de se rendre immédiatement chez la dame West, et de partir devant elle au plus vite. Le maître et Nelly étaient au moment d'aller faire un tour ensemble; et, sans quitter la main de l'enfant, il se précipita dehors, laissant la messagère le suivre comme elle pourrait.

Ils s'arrêtèrent à la porte d'une chaumière: le maître frappa doucement avec la main. La porte fut ouverte aussitôt. Ils entrèrent dans une chambre où un petit groupe de femmes en entourait une plus âgée que les autres, qui pleurait amèrement; se tordait les mains et s'abandonnait à des mouvements convulsifs.

«Chère dame, dit le maître d'école prenant une chaise auprès d'elle, eh quoi! est-il donc si mal?

— Il s'en va grand train, s'écria la vieille femme; mon petit- fils se meurt! Et tout cela par votre faute. Je ne vous laisserais certainement pas en ce moment approcher de lui, n'était le vif désir qu'il a de vous voir. Voilà où vous l'avez réduit avec votre belle instruction. O mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! que faire?…

— Ne dites pas qu'il y ait de ma faute, répondit le bon maître d'école. Je ne vous en veux pas, ma chère dame. Non, non! vous êtes accablée, et vous ne pensez pas ce que vous dites. Je suis sûr que vous ne le pensez pas.

— Que si, répliqua la vieille femme, je le pense tout à fait. S'il ne s'était pas consumé sur ses livres, parce qu'il avait peur de vous, il serait maintenant gai et bien portant! Je le sais bien, allez!»

Le maître d'école regarda les autres femmes comme pour obtenir qu'une d'entre elles prononçât en sa faveur une parole bienveillante; mais elles secouèrent la tête, et se dirent mutuellement à l'oreille qu'elles n'avaient jamais pensé que l'instruction fût bonne à grand'chose, et que cet exemple le prouvait bien. Sans répliquer par un seul mot, par un seul regard de reproche, le maître suivit la vieille garde-malade qui était venue le chercher et qui arrivait à l'instant, dans une autre chambre où l'enfant chéri du maître se trouvait à demi habillé et étendu sur un lit.

C'était un très-jeune garçon, presque un petit enfant. Ses cheveux encore bouclés ombrageaient son front, et ses yeux étaient extrêmement brillants; mais leur éclat tenait plus du ciel que de la terre. Le maître d'école s'assit près de lui, et, se penchant vers l'oreiller, lui murmura son nom. L'enfant tressaillit, lui caressa le visage avec sa main, lui enlaça le cou de ses bras amaigris, en s'écriant que c'était son cher bon ami.

«Oui, je le suis, je l'ai toujours été, Dieu le sait! dit le pauvre maître d'école.

— Quelle est cette jeune fille? demanda l'enfant, à la vue de Nelly. Je n'ose l'embrasser, de peur de lui donner mon mal. Priez- la de me serrer la main.»

Nelly s'approcha en sanglotant et prit dans ses mains la petite main languissante que l'enfant malade retira au bout de quelques moments, en se laissant retomber doucement.

«Vous souvenez-vous du jardin, Harry, dit à demi-voix le maître d'école pour le tenir éveillé, car il semblait s'appesantir; vous souvenez-vous comme vous le trouviez agréable le soir? Il faut vous dépêcher de revenir le visiter encore, car je crois que toutes les fleurs vous regrettent. Je les trouve moins brillantes qu'auparavant. Vous y viendrez bientôt, mon cher petit, le plus tôt possible, n'est-ce pas?»

L'enfant sourit doucement, tout doucement, et posa sa main sur la tête grise de son ami. Il remua aussi les lèvres, mais sans voix; il n'en sortit pas un son, pas un seul.

Au milieu du silence qui suivit ces paroles, le bruit de voix éloignées, porté par la brise du soir, arriva à travers la fenêtre ouverte.

«Qu'est-ce que cela? dit l'enfant ouvrant ses yeux.

— Vos camarades qui jouent sur la pelouse.»

L'enfant prit un mouchoir sous son oreiller et essaya de l'agiter au-dessus de sa tête. Mais son bras retomba sans force.

«Voulez-vous que je le fasse pour vous? dit le maître d'école.

— Oui, s'il vous plaît, agitez-le à la fenêtre. Attachez-le au treillage. Quelques-uns de mes camarades le verront sans doute; peut-être penseront-ils à moi et regarderont-ils de mon côté.»

Il souleva sa tête, et son regard alla du signal flottant à l'inutile raquette qui était posée sur une table dans la chambre, à côté de l'ardoise, d'un livre et autres objets autrefois à son usage. Une fois encore il se laissa retomber doucement et demanda si la jeune fille était là, parce qu'il voulait la voir.

Elle s'avança et pressa sa main inerte qui pendait sur le couvre- pied. Les deux vieux amis, les deux camarades, car ils l'étaient, bien que l'un fût un homme et l'autre un enfant, s'unirent dans un long embrassement; puis le petit écolier se retourna du côté de la muraille et s'endormit.

Le pauvre maître d'école resta assis à la même place, tenant dans ses mains la froide main pour la réchauffer; mais ce n'était plus que la main d'un enfant mort. Il le sentait, et cependant il continuait de la réchauffer encore sans pouvoir se résoudre à la quitter.

CHAPITRE XXVI.

Nelly, le coeur brisé, s'éloigna avec le maître d'école du chevet de l'enfant et retourna à la chaumière. Elle eut soin de cacher au vieillard la cause réelle de son chagrin et de ses larmes; car l'enfant mort orphelin n'avait qu'une grand'mère comme elle n'avait qu'un grand-père, et il ne laissait qu'une parente âgée pour pleurer sa perte prématurée.

Elle se mit au lit aussi vite qu'elle le put, et, lorsqu'elle se trouva seule, elle donna un libre cours à la tristesse qui accablait son âme. Mais la scène affligeante dont elle avait été témoin contenait pourtant une leçon de satisfaction et de reconnaissance: de satisfaction, puisque Nelly se sentait bien portante et libre; de reconnaissance, puisqu'elle avait été conservée au seul parent, au seul ami qu'elle chérît, pour vivre et respirer dans un monde magnifique à ses yeux, tandis que tant de jeunes créatures, aussi jeunes qu'elle et aussi pleines d'espérance, étaient frappées et couchées dans leurs tombes. Combien de tertres funèbres dans ce vieux cimetière où elle avait erré dernièrement, s'étaient couverts de verdure sur des tombes d'enfants! Bien qu'elle ne pensât elle-même que comme une enfant et ne réfléchît peut-être pas suffisamment à quelle brillante et heureuse existence sont appelés ceux qui meurent jeunes, et que la mort leur épargne la douleur de voir s'éteindre les autres autour d'eux, de voir descendre dans la tombe les plus fortes affections de leur coeur, ce qui fait mourir bien des fois le vieillard dans le cours d'une longue existence: cependant Nelly avait assez de raison pour comprendre facilement la moralité du spectacle auquel elle avait assisté cette nuit et pour en graver profondément le souvenir dans son coeur.

Elle ne rêva qu'au petit écolier; elle le revoyait non pas couché dans son cercueil, non pas couvert de terre, mais au milieu des anges et souriant avec joie.

Le soleil, qui dardait dans la chambre ses rayons bienfaisants, l'éveilla. Il ne restait plus qu'à prendre congé du pauvre maître d'école et à recommencer le pèlerinage.

Tandis qu'ils faisaient leurs apprêts de départ, la classe était commencée. Dans la salle obscure le bruit de la veille retentissait encore, un peu plus tempéré, peut-être, mais si peu que rien. Le maître d'école quitta sa chaire et accompagna ses hôtes jusqu'à la porte.

Nelly lui présenta d'une main tremblante et avec hésitation l'argent que la dame lui avait donné aux courses pour payer ses fleurs; toute confuse dans ses remercîments, en pensant à la modicité de son offrande, et rougissant de lui donner si peu. Mais il la força à garder son argent, et, s'étant baissé pour l'embrasser sur la joue, il rentra dans sa maison.

Les voyageurs n'avaient pas fait une douzaine de pas, que le maître d'école était revenu sur le seuil de sa porte. Le vieillard retourna vers lui pour lui presser les mains; Nelly en fit autant.

«Bonne chance et bon voyage! dit le pauvre maître d'école. Me voilà seul encore. Si un jour vous repassez par ici, n'oubliez pas la petite école de village.

— Nous ne l'oublierons jamais, monsieur, répondit Nelly; jamais nous ne perdrons la mémoire de vos bontés pour nous.

— J'ai souvent entendu de semblables paroles tomber des lèvres des enfants, dit le maître d'école secouant la tête et souriant d'un air pensif; mais elles ont été bientôt oubliées. J'avais un jeune ami, bien jeune il est vrai, mais il n'en valait que mieux. À présent tout est fini!… Que Dieu vous conduise!»

Ils lui renouvelèrent plusieurs fois leurs adieux et partirent enfin, marchant d'un pas lent et se retournant souvent jusqu'à ce qu'ils ne pussent plus l'apercevoir. Ils avaient fini par laisser loin derrière eux le village et n'en voir même plus la fumée à travers les arbres. Alors ils pressèrent le pas; leur dessein était de gagner la grande route et de la suivre à la grâce de Dieu.

Mais les grandes routes mènent bien loin. À l'exception de deux ou trois petits groupes de chaumières qu'ils dépassèrent sans s'arrêter et d'un cabaret isolé situé au bord du chemin où ils se procurèrent du pain et du fromage, cette grande route ne les avait encore menés à rien… L'après-midi s'avançait, et toujours s'allongeait cette même route triste, ennuyeuse et tortueuse qu'ils avaient suivie durant toute la journée. Cependant, comme ils n'avaient pas d'autre ressource que d'aller en avant, ils continuèrent à marcher, bien que plus lentement à cause de leur fatigue excessive.

L'après-midi était devenue une belle soirée lorsqu'ils arrivèrent à un endroit où la route formait un grand détour à travers une lande. Sur les limites de cette lande et près d'une haie qui la séparait des champs cultivés, était une caravane au repos; nos voyageurs, qui n'avaient pu la voir à raison de la position qu'elle occupait, l'abordèrent si soudainement qu'ils n'eussent pu l'éviter quand ils auraient voulu le faire.

Ce n'était pas un de ces chariots délabrés, sales, poudreux, comme on en voit tant de ce genre, mais une petite maison posée sur des roues avec des rideaux blancs en basin décorant les croisées et des jalousies peintes en vert encadrées dans des panneaux d'un rouge vif, heureux contraste de couleurs qui donnait à l'ensemble un aspect éclatant. Ce n'était pas non plus une pauvre caravane traînée par un âne seulement ou par une rosse étriquée, car deux chevaux en bon état avaient été dételés et paissaient l'herbe fraîche. Ce n'était pas non plus une caravane de bohémiens, car devant la porte ouverte, ornée d'un marteau de cuivre bien luisant, était assise une grosse dame de bonne mine, coiffée d'un grand chapeau à larges noeuds de rubans. Il était facile de reconnaître que la caravane n'était pas non plus dépourvue du confortable, d'après les occupations de la dame qui se donnait la jouissance de prendre son thé. Tout l'attirail nécessaire pour ce petit repas, y compris une bouteille d'un caractère suspect et une tranche de jambon froid, était posé sur un tambour couvert d'une serviette blanche: c'est là qu'était assise, comme à la meilleure table du monde, la dame errante, à prendre son thé et à regarder le paysage.

Il arriva en ce moment que la maîtresse de la caravane ayant porté sa tasse à ses lèvres, laquelle tasse était de taille à servir pour le déjeuner, comme si tout devait être copieux et solide à l'avenant; les yeux fixés sur le ciel, tout en savourant l'arôme de son thé, relevé peut-être d'un doigt de la liqueur contenue dans la bouteille suspecte (mais ceci est une simple supposition et n'a pas trait à notre histoire); il arriva que, tout entière à cette agréable occupation, elle n'aperçut pas d'abord les voyageurs qui s'approchaient d'elle. Ce ne fut donc qu'après avoir posé sa tasse et englouti à grand'peine sa ration abondante, qu'elle vit un vieillard et une jeune fille s'avancer lentement et la contempler d'un air d'admiration modeste mais affamée.

«Hé! cria la maîtresse de la caravane, secouant les miettes tombées sur ses genoux et les avalant avant d'essuyer sa bouche; oui, c'est bien elle! Mon enfant, qui est-ce qui a gagné le prix de la course générale?

— Gagné quoi, madame? demanda Nelly.

— Le prix de la course générale, mon enfant; le prix qui devait être disputé le second jour.

— Le second jour, madame?

— Oui, le second jour, le second jour! répéta la dame d'un air d'impatience. Vous pouvez bien me dire qui a gagné le prix quand je vous adresse poliment cette question.

— Je l'ignore, madame.

— Vous l'ignorez! Comment, vous qui y étiez! Je vous ai vue de mes propres yeux.»

Nelly ne fut pas médiocrement effrayée d'entendre ces paroles, car elle supposa que la dame pouvait être liée avec la maison de commerce Short et Codlin; mais ce qui suivit fut de nature à la rassurer.

«Et j'ai regretté beaucoup, ajouta la maîtresse de la caravane, de vous voir en compagnie d'un polichinelle; un misérable, un bas histrion que l'on devrait même rougir de regarder.

— Je n'y étais pas par goût, madame. Nous ignorions notre chemin; ces deux hommes ont bien voulu nous accueillir et nous emmener avec eux. Est-ce que… est-ce que vous les connaissez, madame?»

La maîtresse de la caravane jeta une sorte de cri.

«Moi les connaître! moi connaître ça!… Mais vous êtes jeune et sans expérience, et par conséquent je vous pardonne de me faire une pareille question. Est-ce que j'ai l'air de les connaître? Est-ce que la caravane a l'air de connaître ça?…

— Non, madame, non… dit l'enfant, craignant d'avoir commis quelque faute grave. Je vous demande pardon.»

Ce pardon fut immédiatement accordé, quoique la dame parût encore toute hors d'elle-même devant cette supposition offensante. L'enfant lui expliqua alors qu'ils avaient quitté les courses dès le premier jour et qu'ils se rendaient par cette route à la ville la plus proche, avec l'intention d'y passer la nuit. Comme la physionomie de la dame commençait à s'éclaircir, Nelly se hasarda à demander s'il y avait loin. La dame, après lui avoir bien expliqué d'abord qu'elle avait été aux courses le premier jour en cabriolet, par partie de plaisir, mais sans y avoir affaire et sans intérêt, finit par lui répondre que la ville était encore à huit milles de là.

Ce renseignement peu encourageant déconcerta Nelly, qui ne put retenir une larme en mesurant du regard la route de plus en plus ténébreuse. Le grand-père ne fit pas entendre de plainte, mais il soupira profondément, appuyé sur son bâton et cherchant vainement à mesurer des yeux l'étendue du chemin poudreux.

La maîtresse de la caravane s'occupait de ranger sa tasse et sa théière, pour desservir la table; mais remarquant l'air d'anxiété de l'enfant, elle hésita et suspendit l'opération. Nelly la salua, la remercia de son obligeance, prit la main du vieillard et s'éloigna. Déjà elle avait fait une cinquantaine de pas, quand la maîtresse de la caravane lui cria de revenir.

«Plus près, plus près encore! dit-elle, l'invitant à gravir les degrés de la plate-forme. Avez-vous faim, mon enfant?

— Pas beaucoup… Mais nous sommes fatigués; et puis c'est… c'est encore bien loin.

— C'est égal. Que vous ayez faim ou non, vous ne serez pas fâchée de prendre un peu de thé. Je suppose que cela ne vous déplaira pas, mon vieux monsieur?»

Le grand-père ôta humblement son chapeau et la remercia. La dame l'engagea à monter aussi sur la plate-forme. Mais comme le tambour n'eût pas été une table commode pour deux couverts, ils redescendirent et s'assirent sur l'herbe. Là, elle leur présenta le plateau à thé, du pain et du beurre, le morceau de jambon, en un mot elle les servît comme elle-même, à l'exception de la bouteille qu'elle avait déjà glissée furtivement dans sa poche.

«Posez tout cela près des roues de derrière, mon enfant, c'est la meilleure place, dit leur nouvelle amie, surveillant d'en haut leurs préparatifs. Maintenant apportez-moi la théière pour que j'y mette un peu plus d'eau chaude avec une pincée de thé frais. C'est bien. À présent, mangez et buvez tous deux autant qu'il vous plaira et sans vous gêner; c'est tout ce que je vous demande.»

Nelly et son grand-père eussent peut-être rempli les intentions de la dame, quand même elle ne leur aurait pas donné cet encouragement de si bon coeur. Mais comme tout scrupule, tout embarras devait tomber devant ce langage cordial, ils ne se gênèrent point pour faire un bon repas. Pendant ce temps, la dame mit pied à terre, et, les mains jointes par derrière, elle se promena de long en large, d'un pas mesuré et d'un air majestueux, imprimant à son vaste chapeau une ondulation extraordinaire. Par intervalles, elle considérait la caravane avec une satisfaction muette, surtout les panneaux rouges et le marteau de cuivre, qui avaient l'air de flatter infiniment son amour-propre: quand elle fut rassasiée de cet exercice, elle s'assit sur les degrés et appela:

«Georges!»

Là-dessus un homme en blouse de charretier, qui avait tout vu derrière une haie sans être aperçu lui-même, écarta les branches qui le cachaient, et répondit à l'appel. Il était assis et tenait sur ses jambes un plat de ragoût et une bouteille en grès qui pouvait contenir quatre litres, à sa main droite un couteau, à sa gauche une fourchette.

«Plaît-il, madame?

— Comment trouvez-vous la tourte froide, Georges?

— Pas mauvaise, mistress.

— Et la bière, demanda la dame, avec l'air de prendre un plus vif intérêt à cette question; est-elle passable, Georges?

— Elle a plus de mine que de goût; mais, après tout, elle n'est pas si mauvaise.»

Pour rassurer sa maîtresse à cet égard, il prit un petit coup, environ une pinte, de la bouteille de grès, puis fit claquer ses lèvres, cligna des yeux et secoua la tête d'un air satisfait. Et sans doute d'après les mêmes principes de politesse, il reprit son couteau et sa fourchette, comme pour prouver d'une manière pratique que la bière n'avait pas gâté son appétit.

La dame le regarda quelque temps d'un air encourageant, puis elle ajouta:

«Aurez-vous bientôt fini?

— À l'instant, mistress.»

Et, en réalité, après avoir ratisse le plat tout autour avec son couteau et porté à sa bouche le reste du gratin, après avoir imprimé à la bouteille de grès une direction si savante que, par des degrés presque imperceptibles, il se trouva la tête renversée en arrière, étendu presque de tout son long, M. Georges se déclara disponible et sortit de sa retraite.

«Je ne vous ai pas trop fait dépêcher, Georges? demanda la bourgeoise, qui paraissait éprouver une grande sympathie pour les derniers glouglous qu'il avait donnés à la bouteille.

— Si je me suis un peu dépêché cette fois-ci, répondit Georges faisant une sage réserve pour la première occasion favorable je me rattraperai une autre fois, voilà tout.

— Nous ne sommes pas trop chargés, Georges, n'est-ce pas?

— Voilà toujours comme parlent les dames, répondit l'homme en tournant la tête de dépit, comme s'il appelait la nature elle-même en témoignage contre une proposition aussi monstrueuse. Si vous voyez une femme conduire, soyez sûr qu'elle ne laissera jamais son fouet tranquille; jamais les chevaux n'iront assez vite pour elle. Si les chevaux ont bien leur charge, vous ne persuaderez jamais à une femme qu'ils ne peuvent pas encore porter quelque chose de plus. Pourquoi donc me demandez-vous cela?

— Si nous prenions avec nous ces deux voyageurs, cela ferait-il une grande surcharge pour les chevaux? dit la maîtresse sans répondre à la tirade philosophique de Georges et en montrant Nelly et le vieillard, qui se disposaient tristement à reprendre leur marche.

— Dame, ce serait toujours une surcharge tout de même, dit
Georges mal satisfait.

— Cela ferait-il une grande surcharge? répéta la maîtresse Ils ne doivent pas être bien lourds.

— Leur poids à tous deux, madame, dit Georges, les mesurant du regard comme un homme qui calcule en lui-même, à une demi-once près, leur poids vaudrait à peu de chose près celui d'Olivier Cromwell.»

Nelly fut très-surprise de ce que cet homme pouvait si exactement calculer le poids d'un personnage qui, d'après ce qu'elle avait lu dans les livres, avait vécu à une époque si éloignée; mais elle ne tarda pas à oublier ce sujet, toute joyeuse d'apprendre que son grand-père cheminerait avec elle dans la caravane; elle en remercia la dame de tout son coeur. Elle l'aida vivement à ranger les tasses et tout ce qui avait servi à leur repas; car tout cela était encore sur l'herbe. Pendant ce temps, on avait attelé les chevaux. Nelly et son grand-père, ravis de cette bonne aubaine, montèrent dans la voiture. Leur protectrice ferma la porte et s'assit près de son tambour à une fenêtre ouverte; Georges releva le marchepied et s'installa sur son siège. La caravane partit avec un grand bruit de ressorts, de grincements de roues et d'essieux; et le brillant marteau de cuivre, que personne n'avait peut-être jamais soulevé pour frapper à la porte, se dédommageait à chaque cahot en se donnant le plaisir de se frapper lui-même tout le long de la route.

CHAPITRE XXVII.

Quand on eut fait assez lentement un peu de chemin, Nelly se hasarda à jeter un regard sur l'intérieur de la caravane et à l'examiner plus attentivement. Le premier compartiment, celui où la propriétaire s'était installée, était garni d'un tapis et divisé en cloisons de façon à offrir pour le sommeil une place disposée comme une case dans un vaisseau. Cette espèce de chambre à coucher était protégée, de même que les petites croisées, par de beaux rideaux blancs et paraissait assez confortable, bien que, pour s'y installer, la dame fût obligée sans doute de se livrer à un exercice gymnastique qui était un impénétrable mystère. L'autre compartiment servait de cuisine, et il était garni d'un fourneau dont le tuyau passait à travers le toit. Il contenait aussi un cabinet ou office, plusieurs caisses, une grande cruche d'eau, quelques ustensiles de cuisine et de la vaisselle de faïence. La plupart de ces objets étaient suspendus aux parois qui, dans la partie de la voiture consacrée à la maîtresse, avaient reçu des ornements plus gais et plus splendides, tels qu'un triangle et deux tambourins bien frottés par les pouces.

La dame était assise à sa fenêtre, dans tout l'orgueil et la poésie des instruments de musique; la petite Nell et son grand- père se tenaient, au contraire, de l'autre côté, dans l'humble sphère du chaudron et des casseroles, tandis que le véhicule allait cahin-caha et perçait lentement l'obscurité de la route. D'abord les deux voyageurs parlèrent peu et se bornèrent à chuchoter; mais, se familiarisant avec le lieu où ils se trouvaient, ils s'enhardirent à causer plus librement, et s'entretinrent du pays qu'ils traversaient et des divers objets qui s'offraient à leur vue. Le vieillard finit par s'endormir. La dame s'en aperçut; elle invita alors Nelly à venir s'asseoir auprès d'elle.

«Eh bien! mon enfant, dit-elle, comment trouvez-vous cette manière de voyager?

— Fort agréable, madame, répondit Nelly.

— Oui, reprit la dame, pour des gens qui ont toutes leurs forces. Quant à moi, j'éprouve parfois des faiblesses qui exigent un stimulant perpétuel.»

Le stimulant dont elle parlait, le trouvait-elle dans la bouteille suspecte que nous avons signalée, ou bien ailleurs? C'est ce qu'elle ne dit pas.

«Vous êtes bien heureux, vous autres jeunesses, reprit-elle! Vous ne savez pas ce que c'est que des faiblesses. Vous jouissez toujours d'un bon appétit, et c'est bien agréable.»

Nelly pensa que, pour sa part, elle ferait aussi bien de se passer parfois d'avoir trop bon appétit; et, d'un autre côté, rien dans l'extérieur de la dame, ou dans sa manière de prendre le thé, ne portait à croire qu'elle n'éprouvât plus de plaisir à boire et à manger. Elle se borna à s'incliner silencieusement, en manière d'adhésion polie, et attendit que la dame reprit la parole.

Cependant, au lieu de parler, celle-ci considéra longtemps l'enfant en silence. Se levant ensuite, elle alla prendre dans un coin un grand rouleau de toile, large d'une aune environ, et l'étendit sur le parquet en le déroulant avec son pied jusqu'à ce qu'il touchât d'une extrémité à l'autre de la caravane.

«Lisez-moi cela, dit-elle, mon enfant.»

Nelly se promena tout le long du rouleau, lisant à haute voix l'inscription suivante tracée en énormes lettres noires:

«FIGURES DE CIRE DE JARLEY.

— Relisez-le, dit la dame qui paraissait y prendre goût.

Figures de cire de Jarley, répéta Nelly.

— C'est moi, dit la dame. Je suis mistress Jarley.»

Elle donna à l'enfant un regard d'encouragement, et chercha à la rassurer et à lui faire comprendre que, bien qu'elle fût en face de mistress Jarley en personne, elle ne devait pas se laisser éblouir et terrasser par sa glorieuse présence. La dame déroula ensuite un autre tableau portant cette inscription:

«Cent figures de grandeur naturelle

Un troisième tableau, avec cette inscription:

«La plus merveilleuse collection de figures vivantes en cire qu'il y ait dans le monde entier

Puis plusieurs tableaux plus petits, avec des inscriptions telles que celles-ci:

«Ouverture de l'Exposition — La véritable et unique Jarley. — Collection sans rivale de Jarley — Jarley fait les déliées de la grande et de la petite noblesse. — Jarley est sous le patronage de la Famille Royale.»

Quand elle eut bien montré à l'enfant stupéfaite ces léviathans de l'annonce, elle lui fit voir des prospectus qui n'étaient plus auprès que du fretin sous forme de billets, quelques-uns tournés en parodies sur des airs populaires, comme:

Crois-moi, les figures de cire
De Jarley, que chacun admire…

Ou bien:

J'ai vu ton précieux ouvrage
Exposé dans la fleur de l'âge.

Ou bien encore:

Gué, passons l'eau,
Allons chez Jarley, ma chère;
Gué, passons l'eau,
On n'peut rien voir de plus beau.

Car, pour satisfaire tous les goûts, il y en avait qui étaient composés dans un esprit léger et facétieux. C'était, par exemple, la parodie sur l'air populaire: «Si j'avais un âne.» Elle commençait ainsi:

Si j'avais un âne assez bête
Pour se mettre dans la tête
De ne point aller chez Jarley,
Je rentrais mon baudet.
Et vite, et vite, s'il vous plaît.
Accourez tous chez Jarley.

En outre, il y avait diverses compositions en prose, entre autres un dialogue entre l'empereur de la Chine et une huître, ou l'archevêque de Cantorbéry et un dissident au sujet des droits d'église. Tous ces écrits se terminaient par la même morale, à savoir que le lecteur devait se hâter d'aller voir l'exposition de Jarley, et que les enfants et les domestiques y étaient admis à moitié prix. Après avoir suffisamment exhibé, pour éblouir l'enfant, tous ces témoignages de sa haute position dans la société, mistress Jarley les roula, les remit soigneusement en place, s'assit de nouveau et regarda Nelly d'un air triomphant.

«Et j'espère, dit-elle, que vous n'irez plus en compagnie d'un sale Polichinelle, dorénavant!

— Jamais, madame, je n'ai vu de figures de cire. Est-ce que c'est plus drôle que Polichinelle?

— Plus drôle!… répéta mistress Jarley d'une voix perçante. Ce n'est pas drôle du tout.

— Oh!… murmura Nelly avec une parfaite humilité.

— Ce n'est pas du tout drôle; c'est un spectacle calme, un spectacle… quoi donc encore?… critique?… non… classique, voilà le mot. Un spectacle calme et classique. On n'y voit pas des batteries et des querelles crapuleuses, des coups de bâton, des farces, des hurlements comme dans vos fameuses parades de Polichinelle; mais toujours la même chose, toujours des figures remarquables par leur immobilité froide et distinguée; enfin une image si frappante de la vie, que, si les figures de cire parlaient et marchaient, vous n'y verriez pas de différence. Je n'irai pas jusqu'à vous dire que j'ai vu des figures de cire exactement semblables à des personnes en vie, mais j'ai certainement vu des personnes en vie exactement semblables à des figures de cire.

— Sont-elles ici, madame? demanda Nelly dont cette description avait éveillé la curiosité.

— Quoi ici, mon enfant?

— Les figures de cire, madame.

— Juste ciel! mon enfant, y pensez-vous? comment pouvez vous vous imaginer qu'une telle collection tiendrait ici où vous voyez tout ce qu'il y a, excepté l'intérieur d'un petit buffet et de quelques coffres! Ma collection est partie dans d'autres caravanes pour les salles d'exposition, et elle y sera livrée au public après-demain. Puisque vous allez dans la même ville, vous verrez, j'espère, ma collection; c'est bien naturel, vous ne pouvez pas vous en dispenser, et je ne doute pas que vous n'en ayez envie, comme tout le monde. Je suppose que vous ne quitteriez pas la ville sans vous être donné ce plaisir.

— Je ne resterai pas, je pense, dans la ville, madame.

— Vous n'y resterez pas!… s'écria mistress Jarley. Alors où donc allez-vous?

— Je… je ne le sais pas bien. Je ne suis pas fixée.

— Voulez-vous dire par là que vous voyagez à travers le pays sans savoir où vous allez?… En vérité, vous êtes de singulières gens! Quelle est donc votre profession? Quand je vous ai vue aux courses, mon enfant, vous m'aviez l'air de n'être pas dans votre élément, et d'être tombée là par pur accident.

— Nous y étions en effet par accident, répondit Nelly intimidée par ces questions à brûle-pourpoint. Nous sommes pauvres, madame, et nous errons au hasard. Nous n'avons rien à faire; je voudrais bien que nous fussions occupés!

— Vous m'étonnez de plus en plus, dit encore Mme Jarley après être restée quelque temps aussi muette que ses figures de cire. Eh bien, alors, quel titre prenez-vous donc? Vous ne seriez pas des mendiants, par hasard?

— En vérité, madame, je ne crois pas que nous soyons autre chose.

— Bonté du ciel! je n'ai jamais entendu rien de semblable. Qui jamais aurait cru cela?…»

Après cette exclamation, la dame garda si longtemps le silence que Nelly se demanda avec crainte si elle ne jugeait pas que sa dignité fût compromise à jamais pour avoir accordé sa protection à une créature si misérable, et s'être oubliée jusqu'à converser avec elle. Cette idée ne se trouva que trop confirmée par l'accent avec lequel la dame rompit le silence et dit:

«Et cependant vous savez lire, et peut-être même écrire?

— Oui, madame, dit timidement Nelly, craignant de l'offenser de nouveau par cet aveu.

— Eh bien! moi, je ne sais ni l'un ni l'autre.

— Vraiment?…» dit Nelly d'un ton qui semblait indiquer ou qu'elle était justement surprise de voir dépourvue de connaissances si vulgaires la véritable et unique Jarley, les délices de la grande et de la petite noblesse, la favorite particulière de la famille royale, ou qu'elle présumait qu'une si grande dame pouvait bien se passer de notions de ce genre.

De quelque manière que Mme Jarley eût pris la réponse, elle n'en fit pas un texte de nouvelles questions; mais elle retomba dans un silence méditatif. Ce silence dura assez pour que Nelly jugeât à propos de regagner l'autre fenêtre et de reprendre sa place à côté de son grand-père, qui venait de s'éveiller.

Enfin la maîtresse de la caravane sortit de son accès de méditation; et, ayant invité Georges à venir sous la fenêtre près de laquelle elle était assise, elle eut avec lui un long entretien à voix basse, comme si elle lui demandait son avis sur un point important, et qu'elle eût à discuter le pour et le contre dans une grave affaire. Cette conférence étant terminée, la dame retourna la tête et fit signe à Nelly de s'approcher.

«Et le vieux monsieur aussi, dit mistress Jarley, car j'ai besoin de m'entendre avec lui. Maître, voudriez-vous d'une bonne position pour votre petite-fille? Si cela vous est agréable, je puis la mettre à même d'en trouver une. Qu'est-ce que vous dites de çà?

— Je ne puis la quitter, répondit le vieillard. Nous ne pouvons nous séparer. Que deviendrais-je, sans elle?

— J'aurais cru que vous étiez en âge de prendre soin de vous- même, maintenant ou jamais, dit aigrement la dame.

— Il ne le peut plus, dit tout bas l'enfant; je crains qu'il ne le puisse plus jamais… Je vous en prie, ne lui parlez pas durement.»

Puis elle ajouta à haute voix:

«Nous vous sommes très-reconnaissants; mais nous ne nous séparerions pas l'un de l'autre, quand on nous donnerait à nous partager toutes les richesses du monde.»

L'accueil fait à sa proposition déconcerta un peu Mme Jarley. Le vieillard avait pris tendrement la main de Nelly et la tenait dans les siennes. Mme Jarley le regarda d'un air qui signifiait qu'elle se fût parfaitement passée de sa compagnie et qu'elle se souciait même très-peu de son existence. Après une pause pénible pour tous, elle mit encore une fois sa tête à la fenêtre et eut avec Georges une conférence sur un point pour lequel ils parurent moins facilement s'entendre que pour le premier; mais ils finirent par tomber d'accord, et Mme Jarley s'adressa de nouveau en ces termes au vieillard:

«Si vous êtes réellement disposé à travailler, on trouverait aisément à vous employer à épousseter les figures, à recevoir les contre-marques, et ainsi de suite. Ce que je demande à votre petite-fille, c'est de montrer les figures au public; elle ne tardera pas à les connaître. Elle a des manières qui ne seront pas désagréables, bien qu'elle ait le désavantage de venir après moi; car j'ai toujours conduit moi-même les visiteurs, et je continuerais de le faire si mes faiblesses d'estomac ne m'obligeaient à prendre un peu de repos qui m'est absolument nécessaire. Ce n'est pas là une proposition ordinaire, soyez-en persuadé, ajouta la dame, prenant le ton élevé et le geste dont elle se servait habituellement vis-à-vis du public; il s'agit des figures de cire de Jarley, n'oubliez pas cela. La besogne est d'ailleurs très-facile et même agréable; la compagnie choisie; l'exposition a lieu dans des salons de réunion, dans les hôtels de ville, de grandes salles d'auberge ou des galeries d'enchère. Chez Mme Jarley, rien qui ressemble à votre vie de vagabondage, songez- y; chez Mme Jarley, pas de tente goudronnée, pas de sciure de bois sous les pieds dans la baraque, rappelez-vous ça. Toutes les promesses faites dans mes programmes sont tenues fidèlement, et mon exposition a dans son ensemble un éclat imposant, qui jusqu'à présent n'a pas eu de rival dans ce royaume. Rappelez-vous que le prix d'entrée n'est pas au-dessous de cinquante centimes, et que je vous offre une occasion que vous ne retrouverez peut-être jamais.»

Descendant du sublime où elle était montée aux détails de la vie ordinaire, Mme Jarley dit que, pour le salaire, elle ne s'engageait pas à rien déterminer jusqu'à ce qu'elle eût pu suffisamment juger du savoir-faire de Nelly et se faire une juste idée de la manière dont la jeune fille s'acquitterait de ses fonctions. Mais elle promit de leur fournir à tous deux la nourriture et le logement, et, en outre, donna sa parole que la nourriture serait aussi bonne de qualité qu'abondante pour la quantité.

Nelly et son grand-père se consultèrent; pendant ce temps, Mme Jarley, les mains croisées par derrière, arpentait la caravane, du même pas qu'elle avait marché sur la route après avoir pris son thé; son attitude indiquait une dignité rare et une haute estime d'elle-même. Ce mince détail n'est pas si indigne qu'on pourrait le croire d'être mis sous les yeux du lecteur, s'il veut bien se rappeler que, pendant tout ce temps-là, la caravane avait repris son mouvement rude et heurté, et qu'il n'y avait qu'une personne pleine de majesté naturelle et de grâces accomplies qui pût se hasarder à supporter cette oscillation sans trébucher.

«Eh bien! mon enfant? s'écria Mme Jarley, qui s'arrêta en voyant
Nelly se tourner vers elle.

— Nous vous sommes très-obligés, madame, dit Nelly, et nous acceptons votre offre de grand coeur.

— Et vous n'en aurez pas de regret, repartit mistress Jarley; j'en suis bien sûre. Maintenant que tout est arrangé, nous allons manger un morceau, voilà l'heure du souper.»

Cependant la caravane avait continué d'avancer en vacillant, comme si elle avait fait de même que ses habitants et qu'elle eût bu de forte bière qui l'eût assoupie. Enfin elle arriva aux portes d'une ville dont les rues étaient paisibles et solitaires; car minuit allait sonner, et tout le monde était au lit. Comme il était trop tard pour se rendre à la salle d'exposition, les voyageurs détournèrent vers un grand terrain nu, qui était contigu à la vieille porte de la ville, et ils se disposèrent à y passer la nuit près d'une autre caravane, qui portait bien sur son panneau officiel le grand nom de Jarley, car elle était employée à mener de place en place les figures de cire qui faisaient l'orgueil du pays, mais elle portait aussi au bas de l'estampille: «Wagon des théâtres forains» sous le n° 7100, tout comme si sa précieuse cargaison n'était composée que de sacs de charbon ou de farine.

Cette voiture, traitée avec si peu d'égards par la police, étant vide (car elle avait déposé son chargement au lieu de l'exposition et elle stationnait là jusqu'à ce que ses services fussent requis de nouveau), elle fut assignée au vieillard pour lui servir de chambre à coucher cette nuit: et c'est dans ses murs de bois que Nelly fit à son grand-père le meilleur lit possible avec tout ce qu'elle trouva sous sa main. Quant à elle, Mme Jarley lui offrit sa propre voiture de voyage, comme une marque signalée de la faveur et de la confiance de sa bourgeoise.

Nelly avait pris congé de son grand-père et revenait à l'autre caravane lorsqu'elle se sentit tentée par la fraîcheur de la nuit de se promener quelques instants en plein air. La lune brillait au-dessus de la vieille porte de la ville, laissant dans l'ombre l'arche basse et cintrée. Ce fut avec un mélange de curiosité et de crainte que Nelly s'approcha de la porte et resta à la contempler, s'étonnant de la voir si noire, si vieille et si triste.

Il y avait au-dessus du porche une niche vide maintenant, autrefois ornée de quelque statue que l'on avait renversée ou enlevée depuis des centaines d'années. L'enfant réfléchissait à l'air étrange que cette figure-là devait avoir lorsqu'elle était debout, elle songeait aux combats qui s'étaient livrés en ce lieu, aux meurtres qui avaient été commis sans doute en cet endroit maintenant silencieux. Soudain un homme sortit de l'immense obscurité du porche. Il ne lui eut pas plutôt apparu, que Nelly le reconnut. Il n'était pas facile de méconnaître dans ce monstre l'abominable Quilp.

La rue qui s'étendait au delà était si étroite, et l'ombre des maisons qui bordaient un des côtés du chemin tellement épaisse, que Quilp avait l'air d'être sorti de terre; mais enfin c'était bien lui. L'enfant se retira dans un angle sombre, et elle vit le nain passer tout près d'elle. Il avait un bâton à la main, et lorsqu'il eut traversé l'obscurité de la vieille porte, il s'appuya sur ce bâton, regarda en arrière juste du côté où se trouvait Nelly, et fit un signe.

Un signe à Nelly? Oh.! non, grâce à Dieu, pas à Nelly; car tandis qu'elle restait clouée par la peur, ne sachant si elle devait appeler à son secours ou bien quitter la place où elle s'était cachée et s'enfuir avant que Quilp s'approchât davantage, une autre figure sortit lentement de la porte. C'était un jeune garçon qui avait une malle sur le dos.

«Plus vite, coquin! dit Quilp, les regards tournés vers la vieille porte, et se montrant au clair de la lune comme quelque figure de marmouset qui serait descendue de sa niche et qui se retournerait pour revoir son ancienne demeure; plus vite!

— C'est que la malle est horriblement lourde, monsieur, répondit le jeune garçon pour s'excuser; je suis venu bien vite tout de même.

— Vous êtes venu vite tout de même? répondit Quilp. Vous vous traînez, au contraire, vous rampez, chien que vous êtes! vous ne faites pas plus de chemin qu'une misérable chenille. Entendez-vous sonner minuit et demi?»

Il s'arrêta pour écouter, puis se tournant vers le jeune garçon avec une brusquerie et un air féroce qui le firent tressaillir, il lui demanda quand la diligence de Londres passait au détour de la route.

«À une heure, répondit le jeune garçon.

— En ce cas, venez donc alors, dit Quilp, ou bien j'arriverai trop tard. Plus vite! M'entendez-vous? Plus vite!»

Le jeune garçon marcha du mieux qu'il lui fut possible. Quilp le précédait, se retournant sans cesse pour le menacer et lui faire presser le pas.

Nelly n'osa remuer jusqu'à ce qu'elle les eût perdus de vue et que le bruit de leurs voix n'arrivât plus jusqu'à elle. Alors elle se hâta d'aller rejoindre son grand-père, tout inquiète pour lui, comme si le voisinage du nain avait dû remplir, en passant, le vieillard de terreur. Mais celui-ci dormait d'un sommeil paisible, et Nelly se retira doucement.

En allant se mettre au lit, elle résolut de ne rien dire de son aventure. Quant au motif qui avait pu attirer le nain de ce côté, Nelly craignait que ce ne fût pour les poursuivre, et comme il était évident, d'après la question de Quilp relativement à la diligence de Londres, que cet homme retournait chez lui, et comme il n'avait fait que traverser la place, il était raisonnable de penser qu'en restant dans la ville, on y serait plus que partout ailleurs à l'abri de ses recherches. Cependant ces réflexions ne dissipaient pas les alarmes de Nelly; car elle avait été trop profondément effrayée pour pouvoir se remettre si aisément. Il lui semblait qu'elle était environnée d'une légion de Quilps et que l'air lui-même en était rempli.

Les délices de la grande et de la petite noblesse, la favorite de la famille royale, Mme Jarley, en un mot, s'était, par un procédé de raccourci connu d'elle seule, couchée dans son lit de voyage et elle y ronflait paisiblement, tandis que son vaste chapeau, soigneusement posé sur le tambour, étalait sa magnificence, à la clarté douteuse d'une lampe qui veillait dans le compartiment. Le lit de l'enfant était déjà tout prêt sur le plancher de la voiture. Ce fut pour Nelly une grande satisfaction d'entendre relever le marchepied aussitôt qu'elle fut entrée dans la caravane, et de penser que par là toute communication avait cessé entre les gens du dehors et le marteau de cuivre. Certains sons gutturaux et certain bruissement de paille, qui de temps en temps montaient à travers le plancher de la voiture, apprirent à Nelly que le conducteur était couché dans le sous-sol, et redoublèrent sa sécurité.

Cependant, malgré la protection qu'elle trouvait autour d'elle, elle ne put goûter, pendant toute la nuit, qu'un sommeil intermittent, rempli d'agitation et de fièvre. Dans ses rêves pénibles, Quilp se confondait avec les figures de cire, ou plutôt il était lui-même une figure de cire; tantôt c'était Mme Jarley qu'il représentait en figure de cire, tantôt il reparaissait sous sa propre forme et Mme Jarley devenait figure de cire à son tour, jusqu'à ce qu'ils se confondirent ensemble en un orgue de barbarie. Enfin, vers le point du jour, elle tomba dans ce profond sommeil qui succède à l'accablement et à l'insomnie, et dans lequel on ne sent plus rien que le bienfait d'un repos complet, d'un calme réparateur.

CHAPITRE XXVIII.

Le sommeil pesa si longtemps sur les paupières de Nelly, qu'à l'heure où l'enfant s'éveilla mistress Jarley était debout, déjà décorée de son grand chapeau et activement occupée de préparer le déjeuner. Elle accueillit de fort bonne grâce les excuses de Nelly pour s'être levée si tard, et lui dit qu'elle ne l'eût pas réveillée quand bien même elle eût dormi jusqu'à midi.

«Il vous était nécessaire, ajouta-t-elle, après votre fatigue, de dormir tout votre compte et de vous reposer complètement. C'est encore un grand privilège de votre âge, de pouvoir jouir d'un sommeil aussi profond.

— Est-ce que vous avez passé une mauvaise nuit, madame? demanda
Nelly.

— J'en ai rarement d'autres, mon enfant, répondit mistress Jarley, de l'air d'une martyre; je ne sais pas comment je peux supporter ça.»

Se rappelant les ronflements qu'elle avait entendus sortir de l'espèce de cabinet où la propriétaire des figures de cire avait passé la nuit, Nelly pensa que mistress Jarley avait rêvé qu'elle était éveillée. Cependant, elle lui exprima son regret d'apprendre que l'état de sa santé fût si fâcheux; peu après, elle se mit à déjeuner avec son grand-père et Mme Jarley. Le repas achevé, Nelly aida la dame à laver les tasses et les plats et les remit en place. Ces soins domestiques une fois terminés, mistress Jarley drapa sur ses épaules un châle de couleur extrêmement éclatante, pour aller faire une tournée par les rues de la ville.

«La caravane va porter les caisses à ma salle, dit-elle, et vous pouvez en profiter, mon enfant, pour vous y rendre. Je suis obligée, bien contre mon gré, d'aller à pied dans la ville; mais le public attend cela de moi, et les personnes qui ont un caractère public ne sont pas maîtresses de leurs volontés quand il s'agit de ces choses-là. Comment me trouvez-vous, mon enfant?»

Nelly répondit de manière à la contenter, et Mme Jarley, après avoir enfoncé une grande quantité d'épingles dans les diverses parties de sa toilette, après avoir fait bien des efforts inouïs, mais infructueux, pour se voir par derrière, finit par se montrer satisfaite de sa tournure et s'éloigna d'un pas majestueux.

La caravane la suivit à une assez courte distance. Tandis que la voiture était cahotée par le pavé, Nelly regardait à travers la fenêtre pour voir les endroits où l'on passait, craignant, à chaque coin de rue, que le visage redouté de Quilp ne vînt à lui apparaître.

La ville était belle et spacieuse; il y avait un square ouvert que la caravane traversa lentement; au milieu, se trouvait l'hôtel de ville, avec un beffroi surmonté d'une girouette. Il y avait des maisons de pierre, des maisons de brique rouge, des maisons de brique jaune, des maisons de lattes et de plâtre, et des maisons de bois, la plupart très-vieilles, avec des figures frustes taillées au bout des solives, qui regardaient d'en haut ce qui se passait dans la rue. Ces dernières maisons avaient de très-petites fenêtres presque sans lumière et des portes cintrées, et, dans les rues les plus étroites, elles surplombaient entièrement le trottoir. Les rues étaient très-propres, très-claires, très- désertes et très-tristes. Quelques flâneurs stationnaient auprès des deux auberges de la place vide du marché et des boutiques; au seuil d'une maison de charité, des vieillards sommeillaient dans leur fauteuil; mais c'est à peine s'il y avait quelques personnes qu'on vît aller de côté et d'autre avec l'air d'avoir un but; et si par hasard il en passait une, le bruit de ses pas se prolongeait encore quelques minutes après sur le bitume bouillant du trottoir. Il semblait qu'il n'y eût dans la ville que les horloges qui allassent: et encore elles avaient des cadrans si endormis, de lourdes aiguilles si paresseuses, des timbres si fêlés, qu'elles devaient évidemment être en retard. Les chiens eux-mêmes étaient tout assoupis, et les mouches, ivres de sucre fondu dans les boutiques des épiciers, oubliaient leurs ailes et leur vivacité pour aller se calciner au soleil, dans le coin de la vitre poudreuse des croisées.

Après un long trajet, accompagné d'un bruit inaccoutumé, la caravane arriva enfin et s'arrêta au lieu de l'exposition. Nelly descendit devant un groupe d'enfants ébahis qui la prenaient aussi pour un des nombreux items du musée de curiosités, et on aurait eu bien de la peine à leur faire entendre que son grand-père ne fût pas comme elle un chef-d'oeuvre de mécanique en cire. Les caisses furent déchargées sans encombre et emportées avec grand soin pour être ouvertes par Mme Jarley, qui les déballa, assistée de Georges et d'un autre homme en culotte de velours avec un chapeau de feutre gris orné de billets d'entrée. C'étaient des festons rouges, franges et baldaquins destinés à la décoration de la salle.

Tous se mirent à l'oeuvre sans perdre de temps, et avec une activité prodigieuse. Comme l'admirable collection était cachée encore par des toiles, de peur que la poussière ennemie ne gâtât le teint de ses personnages, Nelly s'empressa de contribuer aussi de son mieux à la décoration de la salle, et son grand-père lui- même ne resta pas inactif. Les deux hommes, qui avaient l'habitude de ce genre de travail, firent promptement beaucoup de besogne. Mme Jarley, qui portait toujours sur elle à cet effet une poche de toile semblable à celle des percepteurs de taxe au péage des routes, en tirait des pointes qu'elle distribuait à ses aides, en même temps qu'elle encourageait leur ardeur.

Pendant l'opération, on vit paraître un gentleman fluet, au nez crochu, aux cheveux noirs. Il portait un surtout militaire écourté, étroit des manches, qui avait été autrefois couvert de passementerie et de brandebourgs, mais qui aujourd'hui était tristement dépouillé de ses ornements et usé jusqu'à la corde; il avait aussi un vieux pantalon gris collant, et une paire d'escarpins arrivés bientôt au terme de leur existence. Il se montra sur le seuil de la porte et sourit d'un air affable. En ce moment, Mme Jarley lui tournait le dos; le gentleman à la tournure militaire fit de l'index signe aux satellites de Mme Jarley de ne pas informer la dame de sa présence, et, s'étant glissé doucement derrière elle, il lui donna une petite tape sur le cou et continua la plaisanterie en criant:

«Boh!

— Eh! quoi, monsieur Slum!… dit vivement la propriétaire des figures de cire. Bon Dieu! qui se serait attendu à vous voir ici?

— Sur mon âme et mon honneur, dit M. Slum, la réflexion est juste. Sur mon âme et mon honneur, la réflexion est judicieuse. Qui se serait attendu à cela!… Georges, mon brave ami, comment va la santé?»

Georges accueillit cette démonstration amicale avec une indifférence marquée, et tout en répondant qu'il allait assez bien comme ça, il continua de jouer du marteau tout le temps et d'enfoncer ses pointes à tour de bras.

«Je suis venu ici, dit le gentleman à la hussarde en se tournant vers Mme Jarley… Sur mon âme et mon honneur, je serais bien embarrassé de vous dire pourquoi j'y suis venu, car je ne le sais pas moi-même. Je sentais le besoin d'une petite inspiration, d'un petit rafraîchissement d'esprit, d'un petit changement d'idées, et… Sur mon âme et mon honneur! s'écria le gentleman à la hussarde en s'interrompant et regardant autour de lui, voilà qui est diablement classique! Ma foi, Minerve n'aurait pas mieux fait.

— Je pense, en effet, dit Mme Jarley, que cela ne fera pas mal quand ce sera achevé.

— Pas mal! s'écria M. Slum. Eh bien! vous me croirez si vous voulez, c'est le bonheur de ma vie de penser que je me suis frotté à la poésie, pour m'exercer sur cet admirable thème!… À propos… vous n'avez pas d'ordres à me donner? Il n'y a pas quelque petite chose à faire pour vous?

— Ça revient si cher, monsieur, répondit Mme Jarley, et réellement, je ne vois pas que cela soit bien profitable.

— Chut! chut!… dit M. Slum levant sa main. Pas de plaisanterie, je ne pourrais supporter cela. Ne dites pas que cela n'est pas profitable. Ne dites pas cela. Je sais le contraire.

— Eh bien! non, je ne crois pas que cela soit bien profitable, répéta Mme Jarley.

— Ah! ah! s'écria M. Slum; vous n'y êtes plus, vous battez la breloque. Allez donc demander aux parfumeurs, allez demander aux fabricants de cirage, allez demander aux chapeliers, allez demander aux directeurs des bureaux de loterie; allez leur demander à tous et à chacun ce que ma poésie leur a valu, et, retenez bien mes paroles, il n'y en aura pas un qui ne bénisse le nom de Slum. Pour peu qu'il soit honnête homme, il lèvera les yeux au ciel et bénira le nom de Slum, retenez bien ça. Vous connaissez l'abbaye de Westminster, madame Jarley?

— Sans doute.

— Eh bien, sur mon âme et mon honneur, vous y trouverez, dans un angle de ce sombre pilier qu'on appelle le Coin des Poëtes, des noms bien moins célèbres que celui de Slum.»

En disant cela, le gentleman se frappa la tête d'une manière expressive pour indiquer qu'elle contenait une certaine quantité de cervelle. Il ajouta, en ôtant son chapeau qui était rempli de morceaux de papier:

«J'ai là une petite bluette, oui, une petite bluette écrite dans un moment d'inspiration; j'ose dire que c'est ce qu'il vous faut pour mettre la ville en feu. C'est un acrostiche. Pour le moment le nom du destinataire est Warren, mais l'idée est transmissible, ou plutôt elle est faite tout exprès pour Jarley. Prenez-moi cet acrostiche.

— C'est peut-être très-cher, dit la dame.

— Cent sous, dit M. Slum tout en se servant de son crayon en guise de cure-dent. Moins cher que de la prose.

— Je ne pourrais pas en donner plus de trois francs.

— Et dix sous, répliqua-t-il. Allons, trois cinquante.»

Mme Jarley ne put résister aux façons persuasives du poëte, et M. Slum enregistra sur un petit carnet la somme de trois francs cinquante. Puis M. Slum se retira pour aller modifier son acrostiche, en prenant congé de la dame dans les termes les plus affectueux, et promettant de revenir le plus tôt possible avec une belle copie pour l'imprimeur.

Comme sa présence n'avait ni dérangé ni interrompu les préparatifs, ils étaient déjà très-avancés et furent achevés bientôt après son départ. Quand les festons et guirlandes eurent été disposés avec toute l'élégance désirable, la prodigieuse collection fut découverte. Alors, sur une plate-forme élevée de deux pieds au-dessus du sol, tout autour de la salle, avec une corde cramoisie à hauteur d'appui pour les séparer du public indiscret, apparurent diverses figures brillantes de personnages illustres, les unes isolées, les autres en groupes; elles étaient revêtues de costumes éclatants de tous les pays et de tous les siècles; elles se tenaient plus ou moins d'aplomb sur leurs pieds; leurs yeux étaient tout grands ouverts, leurs narines très- gonflées, les muscles de leurs jambes et de leurs bras très- prononcés; leur physionomie générale exprimait une vive surprise. Tous les messieurs avaient la poitrine bombée et la barbe extrêmement bleue; toutes les dames avaient des tailles merveilleuses. Ces messieurs et ces dames avaient tous les yeux fixés sur… rien, et semblaient contempler avec une attention profonde… le vide.

Lorsque Nelly eut épuisé les formules de l'enthousiasme qu'elle avait éprouvé à la première vue de ce spectacle, Mme Jarley ordonna qu'on la laissât seule avec l'enfant. Alors elle s'assit au centre, dans un fauteuil, s'arma d'une baguette d'osier dont elle se servait depuis longtemps pour montrer les figures, et se mit en devoir d'instruire Nelly de son rôle.

L'enfant ayant touché d'abord la première figure de la plateforme:

«Ceci, dit Mme Jarley du ton solennel qu'elle employait pour ses démonstrations publiques, ceci vous représente une infortunée fille d'honneur de la reine Elisabeth, qui mourut des suites d'une piqûre au doigt pour avoir travaillé un dimanche. Remarquez le sang qui coule de son doigt; remarquez aussi le trou doré des aiguilles, de ce temps-là…»

Nelly répéta deux ou trois fois cette leçon, apprenant à toucher quand il le fallait le doigt et l'aiguille; puis elle passa à la figure suivante.

«Ceci, mesdames et messieurs, dit Mme Jarley, vous représente Jasper Packlemerton, d'atroce mémoire, qui courtisa et épousa quatorze femmes et les fit périr toutes en leur chatouillant la plante des pieds tandis qu'elles dormaient dans la sécurité et dans l'innocence de la vertu. Quand il fut conduit à l'échafaud, on lui demanda s'il regrettait ce qu'il avait fait; il répondit que oui, qu'il était bien fâché d'avoir tué ses femmes d'une mort si douce, et qu'il espérait que tous les époux chrétiens voudraient bien le lui pardonner. Puisse cet exemple servir d'avertissement à toutes les jeunes filles pour qu'elles prennent bien garde au caractère du mari qu'elles choisiront! Remarquez que les doigts sont courbés comme pour chatouiller, et que Jasper est représenté clignant de l'oeil, selon l'habitude qu'il en avait contractée chaque fois qu'il commettait ses meurtres barbares.»

Lorsque Nell fut assez au courant de l'histoire de M. Packlemerton pour pouvoir la dire sans se tromper, Mme Jarley passa au gros homme, puis à l'homme maigre, puis au géant, puis au nain, puis à la vieille dame qui mourut pour avoir dansé à cent trente-deux ans, puis à l'enfant sauvage qui vivait dans les bois, puis à la femme qui empoisonna quatorze familles avec des noix confites, et bien d'autres personnages historiques ou qui auraient dû l'être, si on leur avait rendu justice; Nelly mit à profit ses instructions, et elle sut si bien les retenir, que pour être restée seulement enfermée une couple d'heures avec le dame, elle se trouva parfaitement familiarisée avec tout l'historique de l'établissement, digne enfin de servir de cornac à toutes les figures de cire ou de cicérone aux visiteurs.

Mme Jarley témoigna vivement la satisfaction que lui causait cet heureux résultat, et elle mena sa jeune amie, son élève chérie, voir les dispositions prises aux portes. Là on avait converti le passage en un bosquet de drap de billard où figuraient les inscriptions dont nous avons parlé précédemment, dues au génie de M. Slum, ainsi qu'une table richement ornée qu'on avait placée à la partie supérieure pour Mme Jarley elle-même. C'était de ce trône que Mme Jarley devait présider à tout et recevoir l'argent de la recette, en compagnie de Sa Majesté le roi Georges III, de M. Grimaldi le clown, de Marie Stuart la reine d'Écosse, d'un gentleman anonyme de la secte des Quakers, et de M. Pitt, tenant à la main un modèle exact du bill pour l'impôt des portes et fenêtres. À l'extérieur, même soin: on voyait dans le petit portique de l'entrée une nonne d'une grande beauté récitant son chapelet, tandis qu'un brigand, avec une chevelure des plus noires et un teint des plus pâles, faisait en ce moment une tournée dans la ville en tilbury, un portrait de femme à la main.

Il ne restait plus qu'à distribuer judicieusement les compositions de Slum, qu'à en communiquer l'effusion pathétique à toutes les maisons particulières et aux gens de commerce, à répandre dans les tavernes et faire circuler parmi les clercs de procureur et autres beaux esprits de l'endroit la parodie commençant ainsi: «Si j'avais un âne assez bête…» Quand tout cela fut fait, quand Mme Jarley eut visité en personne les pensionnats avec un prospectus, composé expressément à leur intention, et dans lequel on prouvait d'une manière péremptoire que les figures de cire ornaient l'esprit, perfectionnaient le goût et élargissaient la sphère de l'intelligence humaine, cette infatigable dame se mit à table pour dîner et but un petit coup de sa bouteille suspecte en l'honneur de la belle campagne qui allait s'ouvrir.

CHAPITRE XXIX.

Mme Jarley avait sans contredit un génie inventif. Parmi les moyens variés qu'elle employait pour attirer des visiteurs à son exposition, la petite Nelly ne fut pas oubliée. Le léger tilbury dans lequel le brigand faisait habituellement ses excursions fut brillamment orné de drapeaux et de bannières; le bandit y conserva sa place, toujours en contemplation du portrait de sa bien-aimée, mais Nelly fut installée sur un coussin à côté de lui; on avait eu soin d'entourer l'enfant de fleurs artificielles, et dans cet équipage elle fut promenée lentement par la ville, distribuant des prospectus au son du tambour et de la trompette. La beauté de Nelly, jointe à sa grâce et à sa timidité, produisait une sensation profonde dans la petite ville de province. Le brigand, qui jusqu'alors avait été dans les rues l'objet de l'attention exclusive, descendit au numéro deux, et ne devint plus que l'accessoire d'un spectacle dont l'enfant était maintenant le principal personnage. De grands garçons commencèrent à s'intéresser aux beaux yeux de Nelly; une vingtaine au moins de petits garçons en tombèrent passionnément amoureux, et vinrent parsemer le seuil de la porte de coquilles de noix et de trognons de pommes.

Cette heureuse impression n'échappa pas à Mme Jarley. De peur que Nelly ne diminuât de valeur, la dame ne tarda pas à envoyer le brigand faire de nouveau tout seul ses excursions, et elle garda l'enfant dans la salle de l'exposition pour y décrire les figures toutes les demi-heures, à la vive satisfaction de l'auditoire ébahi. Ces séances étaient d'un intérêt supérieur, par suite du grand nombre d'élèves de pensionnats qui s'y pressaient, Mme Jarley n'ayant rien négligé pour se concilier leur faveur en modifiant, par exemple, la physionomie et le costume de M. Grimaldi le clown, pour lui faire représenter M. Lindley Murray occupé à composer sa grammaire anglaise; et en faisant d'une coquine célèbre par quelque assassinat, l'innocente Mme Hanna More. La ressemblance parfaite de ces deux personnages fut attestée par miss Monflathers, qui était à la tête du principal pensionnat et externat de la ville. Elle daigna, avec huit demoiselles choisies, prendre une vue particulière de l'exposition, et fut frappée de l'extrême exactitude des figures. M. Pitt, avec un bonnet de nuit et une robe de chambre, mais sans bottes, représentait le poëte Cowper à s'y méprendre; et la reine d'Écosse Marie, avec une perruque noire, un col de chemise blanc et un costume masculin, donnait tellement l'idée de lord Byron, dont on lui avait prêté le nom, que les jeunes personnes en jetèrent un cri d'admiration lorsqu'elles l'aperçurent. Miss Monflathers, cependant, réprima cet enthousiasme, et reprocha à mistress Jarley de n'avoir pas fait un meilleur choix, disant que Sa Seigneurie avait professé, de son vivant, certaines opinions libres tout à fait incompatibles avec l'honneur de se voir mouler en cire après sa mort; elle parla même du curé de sa paroisse et du respect dû au clergé, mais Mme Jarley ne comprit pas ce qu'elle voulait dire.

Bien que ses fonctions fussent passablement laborieuses, Nelly trouvait dans la maîtresse de la caravane une personne bienveillante et pleine d'attention, qui non-seulement avait un soin particulier pour tout ce qui concernait son propre confort, mais qui voulait aussi qu'autour d'elle chacun eût sa part de bien-être. Ce dernier goût est, nous devons l'avouer, beaucoup plus rare que le premier, même chez les personnes qui vivent dans une atmosphère supérieure aux caravanes, et l'un n'entraîne pas l'autre, ainsi qu'on pourrait le croire. Comme sa popularité lui valait diverses petites libéralités du public sur lesquelles sa maîtresse ne prélevait aucun tribut, et comme son grand-père, qui savait se rendre utile, était également bien traité, Kelly n'avait aucun sujet d'inquiétude auprès de Mme Jarley, sauf le souvenir de Quilp et la crainte qu'ils n'en fissent quelque jour la rencontre subite.

Quilp, en effet, était comme un perpétuel cauchemar pour l'enfant, tourmentée sans cesse par la vision de cette face hideuse, de ce corps rabougri. Pour plus de sûreté, elle couchait dans la salle d'exposition, et jamais elle n'y entrait pour se mettre au lit sans se tourmenter l'esprit (elle ne pouvait pas s'en empêcher) à trouver une ressemblance imaginaire entre ces figures de cire, froides et immobiles comme la mort, avec le nain redouté. Cette idée prenait sur elle parfois tant d'empire, que Nelly en venait à se persuader que Quilp avait enlevé tel personnage de cire pour se mettre à sa place et prendre ses vêtements. Ces figures avaient de grands yeux de verre; placées l'une derrière l'autre tout autour du lit de l'enfant, elles ressemblaient tant à des personnes naturelles, et en même temps elles différaient tellement de la vie par leur sinistre immobilité et leur silence, que Nelly en avait souvent une sorte de frayeur, et qu'il lui arrivait fréquemment, étant couchée, de ne pouvoir détacher ses yeux de ces fantômes sombres, au point d'être obligée de se lever et d'allumer une chandelle, ou d'aller s'asseoir à la fenêtre ouverte et chercher la compagnie des étoiles pour n'être pas seule. Dans ces moments- là elle évoquait le souvenir de la vieille maison et de la fenêtre à laquelle autrefois elle avait l'habitude d'être assise dans sa solitude; et alors elle songeait au pauvre Kit et à son dévouement, et des larmes mouillaient ses yeux, et elle pleurait et souriait tout à la fois.

À cette heure de silence, souvent aussi et avec non moins d'anxiété, sa pensée se reportait sur son grand-père; et tout en admirant comme il se rappelait leur vie précédente, elle se demandait si réellement il avait conscience du changement de leur condition et du dénûment cruel par lequel ils avaient récemment passé. Lorsqu'ils suivaient leur course errante, elle avait rarement eu cette idée; mais maintenant, elle ne pouvait s'empêcher de se dire: «Qu'est-ce qui arriverait s'il allait tomber malade, ou si les forces venaient à me manquer?» Il était plein de zèle et de bonne volonté, heureux de faire quelque petite chose et satisfait de pouvoir se rendre utile; mais il avait conservé sa même insouciance. Pas la moindre espérance d'amélioration. Un véritable enfant, une pauvre créature sans idée, sans ressort, un bon vieillard sans fiel, ayant une tendresse pleine d'égards, pour sa petite-fille, pouvant éprouver des impressions, soit agréables, soit pénibles, mais mort à tout le reste. Nelly s'affligeait de son état; elle s'affligeait de le voir quelquefois s'asseoir près d'elle à rien faire, occupé seulement de lui sourire avec un signe de tête lorsqu'elle tournait vers lui son regard; ou bien caresser quelque petit enfant, le promener des heures entières, embarrassé de ses questions enfantines, mais toujours patient par le sentiment instinctif de sa propre décadence, humilié même devant l'esprit d'un nouveau-né. Tout cela affligeait tant Nelly, qu'elle fondait en larmes et se retirait dans quelque endroit écarté pour y tomber à genoux en suppliant Dieu de guérir son grand-père.

Mais ce n'était pas à le voir dans cet état, puisque du moins il était content et calme, ce n'était pas non plus à méditer dans la solitude sur l'altération des facultés du vieillard, que Nelly devait souffrir le plus, quoique ce fussent déjà de rudes épreuves pour un jeune coeur. Un motif de chagrin bien autrement grave et profond ne devait pas tarder à l'attrister encore.

Un dimanche soir, un jour de fête, de repos, Nelly et son grand- père sortirent pour faire un tour ensemble. Depuis quelque temps ils avaient été étroitement renfermés; la beauté et la chaleur de l'atmosphère les y encourageant, ils poussèrent leur promenade assez loin. En s'éloignant de la ville, ils avaient pris une chaussée qui menait dans de belles prairies. Ils pensaient que cette chaussée aboutirait à la route qu'ils venaient de quitter, et les ramènerait sur leurs pas.

Mais le détour fut plus long qu'ils ne l'avaient supposé, et ils se virent entraînés en avant jusqu'au coucher du soleil; ce fut alors qu'ayant retrouvé la trace qu'ils cherchaient, ils s'arrêtèrent pour se reposer.

L'ombre était descendue par degrés: le ciel était sombre et triste maintenant, excepté sur le point de l'horizon où le soleil, en se couchant dans toute sa gloire, amoncelait l'or et le feu dont les reflets de cendre ardente rayonnaient çà et là à travers le voile obscur de la nuit, et projetaient sur la terre une teinte empourprée. Le vent commença à mugir en sourds murmures, à mesure que le soleil se retira, emmenant le jour avec lui; des nuages noirs s'amoncelèrent, apportant dans leur sein le tonnerre et les éclairs. De grosses gouttes de pluie ne tardèrent pas à tomber. Lorsque les nuages orageux étaient emportés au loin, d'autres aussitôt remplissaient le vide qu'ils avaient laissé, et s'étendaient sur l'horizon. Tantôt on entendait le sourd grondement d'un tonnerre éloigné, tantôt c'était l'éclair qui fendait la nue, et tantôt des ténèbres profondes qui fondaient en un instant sur la terre.

Craignant de s'abriter sous un arbre ou contre une haie, le vieillard et l'enfant hâtèrent le pas sur la grande route. Ils espéraient trouver quelque maison qui leur offrît un refuge contre l'orage maintenant tout à fait déclaré et de plus en plus violent. Trempés par la pluie qui tombait avec force, étourdis par les éclats de la foudre, éblouis par le feu des éclairs répétés, ils eussent passé devant une maison isolée sans se douter qu'elle fût si près, si un homme qui se tenait sur le seuil de la porte ne les eût invités gaiement à venir se mettre à l'abri.

«Il faut, dit-il en se retirant de sa porte et couvrant ses yeux de sa main devant le zigzag d'un éclair, il faut que vous ayez de meilleures oreilles que celles de bien des gens si vous n'avez pas plus peur que cela d'être aveuglés par le tonnerre. Qu'est-ce que vous aviez donc à passer si vite, hein? ajouta-t-il en fermant la porte et les menant par un couloir à une chambre de derrière.

— Nous n'avions pas aperçu cette maison, monsieur, répondit
Nelly, jusqu'au moment où vous nous avez parlé.

— Ce n'est pas étonnant, dit l'homme, avec de pareils éclairs qui vous donnent dans les yeux. Tenez, vous ferez mieux d'entrer ici vous asseoir près du feu pour vous sécher un peu. Si vous n'avez besoin de rien, vous n'êtes point obligés de rien prendre, n'ayez pas peur. C'est ici une auberge, voilà tout. Le Vaillant Soldat est bien connu, Dieu merci.

— Cette maison porte le nom du Vaillant Soldat, monsieur? demanda Nelly.

— Je croyais que tout le monde le savait. D'où donc venez-vous pour ne point connaître le Vaillant Soldat aussi bien que le catéchisme de la paroisse? C'est ici le Vaillant Soldat, tenu par James Groves, Jem Groves, le brave Jem Groves, un homme d'une moralité sans tache, et qui a par-dessus le marché un bon jeu de quilles à l'abri de la pluie. Si quelqu'un a quelque chose à dire contre Jem Groves, il n'a qu'à venir le dire à Jem Groves, et Jem Groves est bon pour arranger une pratique de toute façon, à cent francs par tête et au-dessus.»

En prononçant ces mots, l'orateur se frappa sur le gilet pour donner à entendre que c'était lui qui était ce Jem Groves si vanté, vrai pendant naturel d'un Jem Groves en peinture, qui, du haut de la cheminée, semblait lancer un défi à toute la société en général, et portait à ses lèvres un verre à demi rempli de grog à l'eau-de-vie en buvant à la santé de Jem Groves.

Comme la nuit était fort chaude, on avait tiré un grand paravent au milieu de la salle pour servir d'abri contre l'ardeur du feu. Il sembla que de l'autre côté du paravent quelqu'un avait élevé des doutes sur l'honorabilité de M. Groves et donné lieu en conséquence à cette apologie personnelle: car M. Groves témoigna son mécontentement en appliquant un bon coup sur le paravent avec le revers de ses doigts, puis il attendit qu'on lui fît une réponse. Mais la réponse ne vint pas. Alors il reprit:

«Est-ce qu'il y a quelqu'un qui se permettrait de critiquer Jem Groves chez lui?… Il n'y a qu'un seul homme, oui, un seul assez hardi pour cela, et cet homme-là n'est pas à cent lieues d'ici. Mais cet homme en vaut bien une douzaine; et celui-là je lui permets de dire de moi tout ce qu'il voudra. Il le sait bien.»

Pour reconnaître ce gracieux compliment, une voix haute et rude ordonna à M. Groves de cesser son tapage et d'allumer une chandelle. Et la même voix ajouta que le même gentleman n'avait pas besoin de faire le crâne, que tout le monde savait bien ce qu'il fallait en croire.

«Nell, ils jouent aux cartes! dit tout bas le vieillard, ému tout à coup. Ne les entendez-vous pas?

— Mouchez cette chandelle, dit la voix; c'est à peine si je puis distinguer les figures dans mon jeu; et puis fermez vivement ce volet de fenêtre, voulez-vous. Par le tonnerre qu'il fait, votre bière ne sera pas fameuse. Partie gagnée; sept schellings six pence pour moi, vieil Isaac. Première manche.

— Les entendez-vous, Nell, les entendez-vous? murmura de nouveau le vieillard, dont l'ardeur s'accrut au tintement de l'argent sur la table.

— Je n'ai jamais vu d'orage comme celui-ci, dit une voix aigre et fêlée, de la plus désagréable nature, après un coup de tonnerre qui avait ébranlé toute la maison; ma foi, non, je n'ai jamais vu rien de semblable, depuis la nuit où le vieux Luc Withers gagna treize fois de suite par la rouge. Je me rappelle que nous disions tous qu'il fallait qu'il eût le diable pour associé; c'était bien, en effet, une nuit du diable; et je suppose qu'il regardait le jeu de Withers par-dessus son épaule, pour le conseiller, sans que personne pût le voir.

— Ah! répliqua la grosse voix, pour ce qui est des gains du vieux Luc, en gros et en détail, quelques années avant, je me souviens d'un temps où il était bien le moins chanceux et le plus malheureux des hommes. Jamais il ne secouait un cornet de dés, jamais il ne jetait une carte sans être dépouillé, étrillé, plumé comme un pigeon.

— Entendez-vous ce qu'il dit? murmura le vieillard. L'entendez- vous, Nell?»

L'enfant vit avec surprise, ou plutôt avec effroi que le maintien de son grand-père avait subi un changement complet. Son visage était tout enflammé; son teint animé, ses yeux brillants, ses dents serrées, sa respiration courte et haletante; et sa main, qu'il avait appuyée sur le bras de sa petite-fille, tremblait si violemment, que Nelly en tremblait elle-même comme la feuille.

«Vous êtes témoin, murmura-t-il en portant son regard en avant, que c'est toujours là ce que j'ai dit; que je le savais bien, que j'en rêvais, que j'en étais trop sûr, et que cela devait être!… Combien d'argent avons-nous, Nell? voyons! je vous ai vu de l'argent hier. Combien avons-nous? Donnez-le-moi!

— Non, non, mon grand-père, laissez-moi le garder, dit l'enfant effrayée. Éloignons-nous d'ici. Ne faites pas attention à la pluie, je vous en prie, éloignons-nous.

— Donnez-le-moi, je vous dis, répliqua brusquement le vieillard… Chut! chut! ne pleure pas, Nell. Si je t'ai parlé avec rudesse, ma chère, c'est sans le vouloir. C'était pour ton bien. Je t'ai fait du tort, Nell, mais je réparerai cela, je le réparerai… Où est l'argent?

— Ne le prenez pas, dit l'enfant, je vous en prie, ne le prenez pas. Pour notre salut à tous deux laissez-moi le garder ou le jeter. Il vaut mieux le jeter que de vous le donner. Partons, partons!

— Donne-moi l'argent; il faut que je l'aie. Là, là, ma chère Nell. C'est cela, va, je t'enrichirai un jour, mon enfant, je t'enrichirai; ne crains rien.»

Elle tira de sa poche une petite bourse. Il la prit avec la même impatience fébrile qui respirait dans ses paroles, et sans perdre un instant il se dirigea vers l'autre côté du paravent. Il eût été impossible de l'arrêter; l'enfant dut se résigner et le suivre de près.

L'aubergiste avait posé une lumière sur la table et était occupé à tirer le rideau de la fenêtre. Les individus que Nelly et le vieillard avaient entendus étaient deux hommes, qui avaient devant eux un jeu de cartes et quelques pièces d'argent. Ils marquaient à la craie leurs parties sur le paravent même. L'homme à la voix rauque était un gros compère d'âge moyen, avec d'épais favoris noirs, les joues pleines, une bouche mal faite, un cou de taureau qui se déployait à l'aise sous un mouchoir rouge à peine attaché. Il avait sur la tête son chapeau d'un blanc sale, et auprès de lui figurait un gros gourdin noueux. L'autre homme, que son compagnon avait appelé Isaac, offrait une apparence plus chétive; il était voûté, la tête dans les épaules, très-laid, et son regard sournois avait quelque chose de bas et de sinistre.

«Eh bien! mon vieux monsieur, dit Isaac en promenant ses yeux louches, est-ce que vous nous connaissez? Ce côté du paravent n'est pas public, monsieur.

— J'espère qu'il n'y a pas d'indiscrétion… répliqua le vieillard.

— Si fait, goddam! si fait, monsieur, il y a de l'indiscrétion, dit l'autre, interrompant brusquement le vieillard; il y a de l'indiscrétion à venir déranger deux gentlemen en tête-à-tête.

— Je n'avais pas l'intention de vous offenser, dit le vieillard, les yeux ardemment fixés sur les cartes; je pensais que…

— Vous n'aviez pas le droit de penser, monsieur, dit Isaac. Que diable, un homme de votre âge devrait être plus réservé.

— Voyons, mauvais garçon, dit le gros homme, levant pour la première fois ses yeux de dessus les cartes, ne pouvez-vous pas le laisser parler?»

L'aubergiste, qui probablement était décidé à garder la neutralité jusqu'à ce qu'il sût au juste quel parti le gros homme embrasserait, fit chorus avec lui, en disant:

«C'est vrai aussi, ne pouvez-vous pas le laisser parler, Isaac
List?

— Ne pouvez-vous pas le laisser parler?… dit Isaac d'un ton ricaneur, contrefaisant de son mieux avec sa voix aigre le ton de l'aubergiste. Certainement si, je puis le laisser parler, Jemmy Groves.

— Alors ne l'en empêchez pas,» dit l'aubergiste.

Le regard louche de M. List prit un caractère menaçant, et l'on avait tout lieu de craindre que la querelle ne se terminât pas là, quand son compagnon, qui avait soigneusement examiné le vieillard, coupa court à toute controverse.

«Qui sait, dit-il avec un clignement d'yeux, qui sait si le gentleman ne songeait pas à demander poliment s'il ne pourrait pas avoir l'honneur de faire une partie avec nous?

«C'est justement cela! s'écria le vieillard. C'était bien ma pensée. Je ne demande pas autre chose.

— J'en étais sûr, dit l'autre. Qui sait même si le gentleman, allant au-devant de notre refus de jouer seulement pour la gloire, ne voulait pas nous demander poliment à jouer pour de l'argent?»

Le vieillard répondit en secouant sa petite bourse dans sa maie contractée; il la posa sur la table, et il s'empara des cartes avec l'avidité d'un avare qui saisit de l'or.

«Oh! très-bien, dit Isaac; si c'était là ce que désirait monsieur, je prie monsieur de m'excuser. Cette petite bourse appartient à monsieur? Une très-jolie petite bourse. Elle est un peu légère, ajouta-t-il en la jetant en l'air et la rattrapant avec dextérité, mais il y a encore de quoi s'amuser une demi-heure.

— Nous pourrons jouer à quatre et nous associer, Groves, dit le gros homme. Tenez, Jemmy, voilà un siège.»

L'aubergiste, qui n'en était pas à son coup d'essai, s'approcha de la table et prit un siège. L'enfant, désespérée, tira son grand- père à part et le supplia encore une fois de partir.

«Venez, grand-père… Nous pouvons être si heureux!

— Oui, nous serons heureux, répliqua vivement le vieillard. Laisse-moi faire, Nell. C'est dans les cartes et les dés que sont nos moyens de bonheur. Les petits ruisseaux font les grandes rivières. Ici il n'y a pas grand'chose à gagner; mais avec le temps nous gagnerons davantage. Je ne veux que doubler mon argent; et je te donnerai tout, ma mignonne.

— Que Dieu nous assiste! s'écria l'enfant. Oh! quel malheur que nous soyons venus ici!

— Chut! fit le vieillard, posant sa main sur la bouche de Nelly. La fortune n'aime pas le bruit. Ne lui adressons pas de reproche, ou bien elle nous tournera le dos. J'en ai souvent fait l'expérience.

— Eh bien! monsieur, dit le gros homme; si vous ne venez pas, donnez-nous les cartes, s'il vous plaît.

— Je viens, dit vivement le vieillard. Assieds-toi, Nell, assieds-toi et regarde. Sois tranquille, tout sera pour toi, — tout, — jusqu'au dernier sou. Je ne veux pas le leur dire, non, non, car ils ne voudraient pas jouer, ils craindraient la chance qu'une si bonne cause met nécessairement de mon côté. Regarde-les. Vois ce qu'ils sont et ce que tu es. Comment veux-tu que nous ne gagnions pas?

— Monsieur a changé d'avis et il ne veut plus venir, dit Isaac, feignant de se lever de table. Je suis fâché que monsieur ait pris peur. Qui ne risque rien n'a rien; mais monsieur sait ce qu'il a à faire.

— Moi! je suis prêt. Qui est-ce donc qui recule? ce n'est pas moi. N'ayez pas peur, ce n'est pas moi qui bouderai.»

En parlant ainsi, le vieillard approcha une chaise de la table, et les trois autres partenaires s'y étant placés au même instant, le jeu s'ouvrit.

Assise à peu de distance, l'enfant suivait avec inquiétude la marche de la partie. Indifférente au gain, et pensant seulement à la passion aveugle qui s'était de nouveau emparée de son grand- père, gain ou perte étaient même chose à ses yeux. S'applaudissant d'un succès momentané, ou abattu par un échec, le vieillard était égaré ou hors de lui, rempli d'une anxiété si fébrile et si dévorante, d'une agitation si terrible pour ces misérables enjeux, que la pauvre Nelly aurait peut-être préféré le voir mort. Et cependant c'était elle qui était la cause innocente de toutes les tortures du vieillard; et lui, qui jouait avec une soif de gain aussi sauvage qu'en éprouva jamais le joueur le plus insatiable, il n'avait pas une seule pensée qui ne fût pour elle.

Au contraire, les trois autres, des misérables, des brelandiers de profession, tout en veillant à leurs intérêts, étaient aussi froids, aussi tranquilles que si la conscience de la plus pure vertu habitait dans leur coeur. Parfois l'un d'eux lançait à l'autre un sourire, ou mouchait la chandelle vacillante, ou regardait l'éclair qui brillait à travers la fenêtre ouverte et le rideau flottant, ou écoutait quelque coup de tonnerre plus fort que les précédents, en témoignant de l'impatience, comme si ce bruit le dérangeait. Mais ils restaient assis, calmes et indifférents à toute autre chose que leurs cartes, philosophes parfaits, au moins en apparence, car ils ne montraient pas plus de passion ou d'ardeur que s'ils avaient été de pierre.

Durant trois heures l'orage avait déployé sa fureur; les éclairs étaient devenus enfin plus faibles et moins fréquents; le tonnerre qui avait paru rouler et éclater sur la tête même des joueurs, semblait s'être éloigné et ne plus rendre qu'un son étouffé; et pourtant le jeu continuait, sans que personne songeât à la triste Nelly.

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