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Le magasin d'antiquités, Tome I

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CHAPITRE XXX.

Enfin le jeu se termina. Isaac List gagna seul. Mat et l'aubergiste supportèrent leur perte avec la force d'âme d'un joueur de profession. Isaac empocha son gain de l'air d'un homme qui s'était attendu à ce résultat, et qui n'en éprouvait ni plaisir ni surprise.

La petite bourse de Nelly était épuisée, et cependant le vieillard, en voyant sa bourse vide et les autres joueurs levés de table, tenait encore les yeux attachés sur les cartes; il les taillait comme on les avait taillées précédemment, et il les retournait en les jetant pour voir le jeu qu'auraient eu ses adversaires si la partie avait continué. Cette occupation l'absorbait tout entier, quand l'enfant s'approcha de lui et posa sa main sur l'épaule de son grand-père, en lui disant qu'il était près de minuit.

«Vois la fatalité qui s'attache aux malheureux, ma Nell, dit-il en montrant les paquets de cartes qu'il avait étalés sur la table. Si j'avais pu tenir un peu plus longtemps, la chance eût tourné de mon côté. Oui, c'est aussi sûr qu'il y a des figures sur ces cartes. Vois, vois, vois encore!

— Jetez ces cartes, dit vivement l'enfant. Tâchez de ne plus y penser jamais.

— N'y plus penser! s'écria-t-il en tournant vers elle son visage hagard et la considérant d'un air d'incrédulité. N'y plus penser! Comment réussirions-nous jamais à devenir riches si je n'y pensais plus?»

L'enfant ne put que secouer la tête.

«Non, non, ma Nell, reprit-il en lui caressant la joue; il ne faut pas me dire de ne plus penser aux cartes. Nous corrigerons la fortune la première fois. Patience, patience, je te donnerai réparation, je te le promets. On perd aujourd'hui, on gagne demain. On ne peut rien gagner sans peine. Viens, je suis prêt.

— Savez-vous quelle heure il est? dit M. Groves, qui était en train de fumer avec ses amis; minuit passé.

— Et il pleut toujours, ajouta le gros homme.

— Le Vaillant Soldat, tenu par James Groves, dit l'aubergiste, citant son enseigne. Bons lits, bon logis à pied, à cheval, et pas cher. Minuit et demi.

— Il est bien tard, dit tristement Nelly; je voudrais bien que nous fussions partis plus tôt. Que va-t-on penser de nous? Il sera deux heures au moins quand nous arriverons. Qu'est-ce qu'il nous en coûterait, monsieur, si nous nous arrêtions ici?

— Deux bons lits, pour trente-six sous; pour le souper et la bière, vingt-cinq sous; total, trois francs cinq.»

Nelly avait encore la pièce d'or cousue dans sa robe. Elle pensa à l'heure avancée et aux habitudes régulières de Mme Jarley pour se mettre au lit; elle se représenta l'effroi de la bonne dame, lorsque, au milieu de la nuit, elle entendrait retentir son marteau; d'autre part, elle réfléchit que, s'ils restaient dans l'auberge où ils étaient et se levaient le lendemain de grand matin, ils pourraient être de retour avant que Mme Jarley fût éveillée et donner pour raison plausible de leur absence l'orage qui les avait surpris. En conséquence, après une assez longue hésitation, elle se décida à rester. Elle prit donc à part son grand-père et lui proposa de coucher à l'auberge, en lui disant qu'elle avait gardé assez d'argent pour payer leur dépense.

«Si je l'avais eu, cet argent!… murmura le vieillard; si je l'avais seulement su il y a quelques minutes!…

— Nous resterons ici si cela vous convient, dit Nelly, se tournant vivement vers l'aubergiste.

— Je crois que c'est prudent, dit M. Groves. On va vous servir à souper sur-le-champ.»

En effet, quand M. Groves eut fumé sa pipe, qu'il en eut secoué la cendre, et qu'il l'eut posée soigneusement, la tête en bas, dans un coin du foyer, il apporta du pain, du fromage et de la bière avec force éloges sur leur excellente qualité, et invita ses hôtes à se mettre à table et à faire comme chez eux. Nelly et son grand- père mangèrent peu, absorbés qu'ils étaient tous deux par leurs réflexions. Isaac et Mat, qui trouvaient la bière un liquide trop faible et trop doux pour leur constitution, se consolèrent avec des liqueurs et du tabac.

Comme Nelly et son grand-père devaient quitter la maison le lendemain de très-bonne heure, l'enfant était pressée de payer leur dépense avant qu'ils allassent se coucher. Mais sentant la nécessité de soustraire son petit trésor à la connaissance de son grand-père, et ne pouvant payer sans changer la pièce d'or, elle la tira secrètement de l'endroit où elle l'avait cachée, et la présenta à l'aubergiste derrière son comptoir, lorsqu'elle eut saisi une occasion opportune pour le suivre hors de la salle.

«Voulez-vous, s'il vous plaît, dit-elle, me changer cette pièce?»

M. James Groves éprouva une assez vive surprise. Il considéra la guinée, la fit sonner, regarda l'enfant, puis contempla de nouveau la pièce d'or, comme s'il voulait demander d'où elle tenait cela. Cependant, la pièce étant bonne et changée chez lui, il pensa en aubergiste prudent que les informations n'étaient pas son affaire. Il changea donc la guinée, et, prélevant l'écot, donna le surplus à Nelly. Celle-ci revenait vers la chambre où elle avait passé la soirée, lorsqu'elle crut voir une ombre s'y glisser du côté de la porte. Il n'y avait rien qu'un long couloir noir entre cette porte et l'endroit où elle avait changé: bien certaine que personne n'avait pu pénétrer en ce lieu tandis qu'elle y était, elle fut frappée de l'idée qu'elle avait été épiée.

Mais par qui?

Lorsque Nelly rentra dans la salle, elle en retrouva tous les habitants exactement dans la position où elle les avait quittés. Le gros homme était étendu sur deux chaises, la tête appuyée sur sa main; l'homme aux yeux louches était dans une attitude semblable, au côté opposé de la table. Entre eux était assis le grand-père, les regards attachés sur l'heureux gagnant avec une sorte d'admiration avide et suspendu à sa parole comme si c'était un être supérieur. Nelly resta d'abord confondue de surprise et chercha autour d'elle pour voir s'il y avait là une autre personne. Non, rien n'était changé. Alors elle demanda tout bas à son grand-père si quelqu'un était, en son absence, sorti de la salle.

«Non, répondit-il, personne.»

Il fallait donc qu'elle l'eût rêvé; et cependant il était étrange que, sans aucune raison, elle se fût imaginé apercevoir si distinctement une figure. Elle y pensait encore et n'était pas sortie de son étonnement quand une servante vint avec une lumière la conduire à sa chambre.

Le vieillard prit congé de la compagnie, et tous deux montèrent l'escalier.

La maison était vaste, distribuée d'une manière irrégulière, avec des corridors sombres et de larges escaliers, que la faible clarté des chandelles semblait rendre encore plus obscurs. Nelly laissa son grand-père dans la chambre qui lui avait été assignée et suivit son guide jusqu'à l'autre, qui se trouvait à l'extrémité d'un corridor. On y montait par une demi-douzaine de marches délabrées. Cette chambre avait été préparée pour l'enfant. La servante s'établit quelques instants à causer et à conter ses peines. Sa place n'était pas bonne, dit-elle; ses gages étaient minces et il y avait beaucoup de besogne; elle devait s'en aller d'ici à quinze jours: la demoiselle ne pourrait-elle pas la recommander ailleurs? Elle avait peur d'avoir bien du mal à trouver une autre place, au sortir d'une maison mal famée, hantée seulement par des joueurs de profession. Elle serait fort surprise que les habitués du lieu fussent la crème des honnêtes gens; mais pour rien au monde elle ne voudrait que ses paroles fussent répétées. Puis elle fit par-ci par-là quelque allusion en passant à un amoureux qu'elle avait rebuté et qui avait menacé de s'engager comme soldat; elle promit ensuite de frapper à la porte le lendemain au point du jour, et enfin… Bonne nuit!

Une fois seule, Nelly ne se trouva pas fort à l'aise. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à la figure qui s'était glissée le long du couloir; et ce que la servante avait dit n'était pas de nature à la rassurer. Ces hommes avaient un air particulier. Peut- être gagnaient-ils leur vie à voler et assassiner les voyageurs. Qui sait?…

Malgré ses efforts pour dompter ses craintes ou les oublier du moins un moment, l'anxiété que lui avaient inspirée les aventures de la nuit lui revenait toujours. La passion d'autrefois s'était réveillée dans le coeur du vieillard, et Dieu seul savait où elle pourrait l'entraîner encore. Quelle inquiétude leur absence n'avait-elle pas dû causer déjà chez Mme Jarley! peut-être s'était-on mis à leur recherche. Le lendemain matin, leur pardonnerait-on, ou bien les mettrait-on à la porte, livrés de nouveau à l'abandon? Oh! pourquoi s'étaient-ils arrêtés dans cette fâcheuse maison! combien il eût mieux valu, à tout risque, continuer leur route!

Enfin le sommeil appesantit par degrés ses paupières; un sommeil brisé, agité, où, dans ses rêves, il lui semblait qu'elle tombait du haut de quelque tour et dont elle s'éveillait en sursaut avec de grandes terreurs. Un sommeil plus profond succéda au premier, et alors, qu'est-ce?… Quelqu'un dans la chambre!…

Oui, il y avait quelqu'un.

Nelly avait entr'ouvert la persienne pour apercevoir le jour aussitôt que l'aube naîtrait. Entre le pied du mur et la croisée encore obscure, rampait et se glissait une sorte de fantôme, cheminant sans bruit sur les mains et décrivant un cercle autour du lit. L'enfant n'avait la force ni de crier pour appeler à son secours, ni de faire un mouvement: elle restait immobile et attendait…

Le fantôme s'approcha silencieusement et furtivement du chevet du lit. Il était tellement près de l'oreiller, que Nelly se renfonça, de peur que ces mains errantes ne rencontrassent son visage en tâtonnant. Il fit un mouvement du côté de la fenêtre, puis il tourna la tête vers Nelly.

Cette masse noirâtre n'était qu'une tache sur le fond moins obscur de la chambre; mais Nelly vit bien la tête se tourner, elle vit bien, à ne pouvoir s'y méprendre, que les yeux de l'homme regardaient et que ses oreilles écoutaient. Alors il s'arrêta, immobile comme Nelly. Enfin, le visage toujours fixé sur elle, il farfouilla dans quelque chose avec ses mains, et l'enfant entendit tinter de l'argent.

Ensuite le fantôme revint sur ses pas, toujours silencieux: il replaça les vêtements qu'il avait pris à côté du lit, et se remit à quatre pattes pour se glisser jusqu'à la porte. Quelque furtifs que fussent ses mouvements, Nelly entendit le parquet craquer sous lui, car elle pouvait l'entendre si elle ne le voyait pas. Il finit par gagner la porte, et là il se remit sur ses pieds. Les marches de l'escalier retentirent sous son pas furtif… Le fantôme avait disparu.

La première pensée de l'enfant fut de se soustraire à la terreur qu'elle éprouvait de se trouver isolée dans cette chambre, d'aller chercher compagnie, de ne pas rester toute seule, et de recouvrer ainsi l'usage de la parole que la peur lui avait fait perdre. Sans savoir même qu'elle eût quitté son lit, elle courut à la porte.

Mais là encore elle aperçut le fantôme sur la dernière marche de son escalier.

Elle ne pouvait passer; elle y eût réussi peut-être dans les ténèbres sans être saisie au passage, mais son sang se figeait rien que d'y penser. Le fantôme se tenait tranquille et elle aussi, non par courage, mais par nécessité; car il n'était guère moins dangereux pour elle de rentrer dans sa chambre que de descendre.

Au dehors, la pluie battait les murs avec, rage et tombait à flots du toit de chaume. Des moucherons et des cousins, faute de pouvoir s'aventurer en plein air, volaient çà et là dans l'obscurité, se heurtant contre la muraille et le plafond, et remplissaient de leurs bourdonnements ce lieu silencieux. Le fantôme remua de nouveau. Involontairement, l'enfant fit de même. Une fois dans la chambre de son grand-père, elle serait en sûreté.

L'homme suivit le corridor jusqu'à ce qu'il eût gagné la porte même que Nelly souhaitait si ardemment d'atteindre. L'enfant, en se sentant si près de son refuge, allait s'élancer pour se jeter dans la chambre et s'y renfermer, quand le fantôme s'arrêta encore.

Une affreuse idée la saisit: si cet homme entrait là, s'il voulait attenter à la vie du vieillard!…

Nelly se sentit défaillir.

Cependant le fantôme entra dans la chambre.

À l'intérieur, il y avait une faible lumière; et Nelly, encore muette d'effroi, complètement muette, et presque inanimée, se hasarda à regarder.

La porte était restée en partie ouverte. Ignorant ce qu'elle faisait, mais ne songeant qu'à sauver son grand-père ou à périr avec lui, Nelly s'inclina…

Ah! quel tableau frappa ses yeux!

Le lit n'avait pas été occupé; il n'était pas même défait. Devant une table était assis le vieillard, seul dans la chambre. Son pâle visage était tout illuminé par l'ardeur cupide qui brillait dans son regard, en comptant l'argent qu'il venait de voler à sa petite-fille de ses propres mains.

CHAPITRE XXXI.

L'enfant s'éloigna de la porte et regagna sa chambre d'un pas plus faible, plus incertain encore que lorsqu'elle s'était approchée de celle de son grand'père. La terreur qu'elle avait ressentie tout à l'heure n'était rien, en comparaison de celle qui l'accablait maintenant. Un voleur étranger, un aubergiste infidèle, complice du vol fait à ses hôtes, ou même se glissant jusqu'à leurs lits pour les tuer au sein de leur sommeil, un brigand nocturne, quelque terrible, quelque cruel qu'il pût être n'eût pas éveillé dans son coeur la moitié de la crainte qu'elle éprouva en reconnaissant son visiteur mystérieux. Ce vieillard à la tête blanche, rampant comme un fantôme dans sa chambre, pour y commettre un vol, profitant pour cela du sommeil supposé de sa petite-fille, puis emportant son butin et le couvant des yeux avec la joie sauvage dont Nelly venait d'être témoin, c'était plus affreux, bien plus affreux, bien plus triste à songer, que tout ce que son imagination aurait pu rêver de plus effrayant. S'il allait revenir!… car il n'y avait ni serrure ni verrou à la porte… Si, craignant d'avoir laissé quelque argent derrière lui, il revenait faire de nouvelles recherches!… Une terreur vague, un sentiment d'horreur accompagnaient l'idée qu'il pourrait se glisser encore furtivement dans la chambre et tourner son visage vers le lit inoccupé, pendant qu'elle se blottirait encore au pied pour éviter son contact. Oh! cette idée n'était pas supportable.

Nelly s'assit et prêta l'oreille.

Chut!… un pas résonne sur l'escalier, la porte s'ouvre doucement…

Non, ce n'était que pure imagination; mais l'imagination avait chez Nelly toutes les terreurs de la réalité. C'était pis, car la réalité eût eu sa fin comme son commencement, tandis que dans son imagination c'était une vision qui revenait toujours, et ne s'en allait jamais.

Le sentiment qui obsédait Nelly était une sorte d'horreur vague et indéfinie. À coup sûr, elle n'avait pas peur du bon vieux grand- père qui n'avait été frappé de cette maladie de l'esprit que par amour pour elle; mais l'homme qu'elle avait vu cette nuit emporté par la fièvre d'un jeu de hasard, s'embusquant dans sa chambre, puis comptant l'argent dérobé à la faible lueur d'une chandelle, cet homme ne lui semblait plus le même; ce n'était plus lui, ce n'était que sa monstrueuse parodie. N'y avait-il pas de quoi reculer de frayeur en songeant que cette caricature du vieillard s'était approchée tout près d'elle! Elle ne pouvait pas associer dans sa pensée son compagnon chéri, son grand-père bien-aimé, à cette autre image menteuse qui lui ressemblait tant et lui ressemblait si peu. Elle avait pleuré de le voir faible et presque en enfance… Mais, c'est maintenant qu'elle allait avoir bien plus de motifs de pleurer.

Nelly se tenait assise, roulant toutes ces pensées dans sa tête, jusqu'à ce que le fantôme qui habitait son imagination y grandit dans des proportions si terribles, si effrayantes, que la pauvre enfant eût trouvé quelque douceur à entendre la voix de son grand- père, ou, s'il dormait, seulement à le voir, pour éloigner ainsi un peu les craintes qui se groupaient autour de son image. Elle s'élança vers l'escalier et le corridor. La porte était encore entre-bâillée, comme elle l'avait laissée, la chandelle brûlait toujours.

Nelly avait elle-même sa chandelle à la main. Elle était préparée d'avance à dire, si le vieillard était éveillé, qu'elle se sentait indisposée, qu'elle ne pouvait dormir et qu'elle était venue voir s'il n'avait pas oublié d'éteindre sa chandelle. En jetant un regard dans la chambre, elle reconnut que son grand-père reposait tranquillement dans son lit, ce qui l'enhardit à entrer.

Il s'était endormi promptement. Sur son visage nulle trace de passion; ni avidité, ni anxiété, ni désir bouillant, mais la douceur, la tranquillité, la paix. Ce n'était plus le joueur, ce n'était plus l'ombre sinistre qui lui était apparue dans sa chambre; ce n'était pas même l'homme aux traits fatigués et flétris dont elle avait si souvent aperçu avec affliction le visage aux premières lueurs du matin: c'était son cher vieil ami, son innocent compagnon de voyage; c'était son bon, son bien-aimé grand-père.

Elle n'éprouva donc aucune crainte en considérant ses traits calmes dans le sommeil, mais elle avait au coeur un profond et pénible chagrin qui se soulagea par des larmes.

«Que Dieu le bénisse! dit-elle en se penchant avec précaution pour baiser la joue du vieillard. Je vois bien maintenant qu'on nous séparerait si l'on nous retrouvait, et qu'on l'enfermerait loin de la lumière du soleil et du ciel. Il n'a plus que moi au monde pour le soutenir. Que Dieu nous assiste tous deux!»

Elle ralluma sa chandelle qu'elle avait soufflée, se retira en silence, comme elle était venue, et, regagnant une fois encore sa chambre, elle s'y tint assise durant le reste de cette longue, longue et malheureuse nuit.

Enfin le jour fit pâlir sa chandelle presque consumée, et Nelly s'endormit. Mais elle fut bientôt avertie par la servante qui la veille l'avait menée à sa chambre. Sitôt qu'elle fut prête, elle se disposa à aller rejoindre son grand-père. Auparavant, elle fouilla dans sa poche et reconnut que tout son argent en avait été enlevé. Il n'y restait pas même une pièce de dix sous.

Déjà le vieillard était prêt: au bout de quelques minutes l'un et l'autre étaient en route. L'enfant pensa qu'il évitait de rencontrer son regard et semblait attendre qu'elle lui parlât de sa perte. Elle comprit qu'elle devait le faire pour qu'il ne soupçonnât point la vérité.

«Grand-père, dit-elle d'une voix tremblante, quand ils eurent fait silencieusement un mille, croyez-vous que les gens de là-bas soient honnêtes?

— Comment? répondit-il très-ému, si je les crois honnêtes… Oui, ils ont joué loyalement.

— Je vais vous dire pourquoi je vous demande cela. J'ai perdu de l'argent cette nuit; on me l'a pris dans ma chambre, j'en suis certaine; à moins que ce ne soit pour badiner, seulement pour badiner, grand-papa; en ce cas, j'en rirais la première, si j'en étais bien sûre…

— Prendre de l'argent pour badiner! interrompit le vieillard d'une voix saccadée. Ceux qui prennent de l'argent le prennent pour le garder. Il n'y a pas de quoi badiner.

— Eh bien! il m'a été dérobé dans ma chambre, dit l'enfant dont la dernière espérance s'évanouit devant le ton de cette réponse.

— Mais ne t'en reste-t-il plus, Nell? dit le vieillard; n'as-tu rien encore? Tout a-t-il été pris… jusqu'au moindre liard?… Ne t'a-t-on rien laissé?

— Rien!

— Ne t'inquiète pas, nous en gagnerons bien davantage, dit le vieillard. Gagnons, amassons, faisons rafle de manière ou d'autre. Ne pense pas à cette perte. Il n'en faut parler à personne, et peut-être le regagnerons-nous, cet argent. Ne me demande pas comment nous pouvons le regagner et bien plus encore; mais n'en parle à personne, cela pourrait nous porter malheur. Ainsi, ils ont emporté ton argent de ta chambre tandis que tu dormais! ajouta-t-il d'un ton de compassion, bien différent de l'air hypocrite et mystérieux qu'il avait pris jusque-là. Pauvre Nell! pauvre petite Nell!…»

L'enfant pencha la tête et pleura. Le ton de sympathie que le vieillard avait mis dans ses paroles était tout à fait sincère; Kelly en était bien sûre. Et ce n'était pas la moindre partie de son chagrin, de savoir que tout ce qu'il faisait là, il croyait le faire pour elle.

«Pas un mot sur ce sujet à personne autre qu'à moi, dit le Vieillard; pas un mot, même à moi, ajouta-t-il vivement, car cela ne peut servir à rien. Toutes les pertes que nous avons faites ne valent pas une larme de tes yeux, ma chérie. Nous n'y penserons plus quand nous aurons tout regagné.

— Oh! la perte n'est rien, dit l'enfant en levant les yeux au ciel; non, la perte n'est rien: j'y suis bien résignée; elle ne me coûterait pas une larme, quand chaque sou de ma bourse aurait été un billet de mille francs.

— Bien, bien, se dit le vieillard réprimant une réponse impétueuse qui lui était venue sur le bord des lèvres: c'est qu'elle ne sait rien. Tant mieux! tant mieux!

— Mais écoutez-moi, dit vivement l'enfant; voulez-vous m'écouter?

— Oui, oui, j'écoute, répondit le vieillard sans la regarder encore, une jolie petite voix, je t'assure, et que j'aime toujours à entendre. C'est comme si j'entendais sa mère; pauvre enfant!

— Eh bien! laissez-moi vous persuader; oh! laissez-moi vous persuader, dit Nelly, de ne plus songer désormais ni aux gains ni aux pertes, et de ne pas poursuivre d'autre fortune que celle que nous pouvons acquérir ensemble.

— C'est ce que je fais aussi; oui, nous la poursuivons ensemble, répliqua le grand-père regardant encore de côté et semblant concentré en lui-même: la sainteté du but peut justifier l'amour du jeu.

— Avons-nous été plus malheureux, reprit l'enfant, depuis que vous avez renoncé à ces habitudes et que nous voyageons ensemble? N'avons-nous pas été plus à notre aise et plus heureux depuis que nous n'avons plus notre maison pour abri? Qu'avons-nous à regretter dans cette triste maison, où votre esprit était en proie à tant de tourments?

— Elle dit vrai, murmura le vieillard du même ton qu'auparavant. Il ne faut pas que cela change mes idées; mais c'est la vérité, nul doute, c'est la vérité.

— Rappelez-vous seulement comment nous avons vécu depuis la belle matinée où nous avons quitté cette maison jusqu'à ce jour. Rappelez-vous seulement comment nous avons vécu depuis que nous nous sommes affranchis de toutes ces misères; que de jours calmes, que de nuits paisibles nous avons goûtés; que de douces heures nous avons connues; de quel bonheur enfin nous avons joui. Étions- nous fatigués? avions-nous faim? bientôt nous étions reposés, et notre sommeil n'en était que plus profond. Songez à toutes les belles choses que nous avons vues et combien nous y avons trouvé de plaisir. Et d'où venait cet heureux changement?…»

Il l'arrêta d'un signe de main et l'invita à ne plus continuer la conversation parce qu'il avait affaire. Au bout de quelque temps il l'embrassa sur la joue, en la priant encore de se taire, et continua de marcher, regardant au loin devant lui, et parfois s'arrêtant pour fixer sur le sol ses yeux assombris, comme s'il cherchait péniblement à réunir ses pensées en désordre. Une fois Nelly vit des larmes mouiller ses paupières. Après quelques moments de marche silencieuse, le vieillard prit la main de Nelly, comme il était habitué à le faire, sans que rien dans son air trahît la violence et l'exaltation dont il était récemment animé; et puis petit à petit, par degrés insensibles, il retomba dans son état de docilité, se laissant conduire par Nelly où elle voulait.

Lorsqu'ils furent de retour au sein de la merveilleuse collection, ils trouvèrent, comme Nelly s'y était attendue, que Mme Jarley n'était pas encore levée, et, que tout en ayant éprouvé la veille quelque inquiétude à leur égard, ayant même veillé pour les attendre jusqu'à onze heures passées, elle s'était mise au lit avec la persuasion que, retenus par l'orage à quelque distance du logis, ils avaient cherché l'abri le plus proche et qu'ils ne pourraient revenir avant le lendemain matin. Aussitôt Nelly se mit avec la plus grande activité à décorer et disposer la salle, et elle eut la satisfaction d'avoir achevé sa tâche et même fait sa petite toilette avant que la favorite de la famille royale passât à table pour déjeuner.

«Nous n'avons eu encore, dit Mme Jarley lorsque le repas fut servi, que huit des jeunes élèves de miss Monflathers depuis que nous sommes ici, et elles sont au nombre de vingt-six, comme me l'a appris la cuisinière à qui j'ai adressé une question ou deux, en la laissant entrer gratis. Il faut les aller trouver avec un paquet de nouveaux prospectus; vous allez vous en charger, et vous verrez, ma chère, quel effet cela pourra produire sur elles.»

Comme l'expédition projetée était de première importance, Mme Jarley ajusta de ses mains le chapeau de Nelly; et, ayant déclaré qu'elle avait l'air très-bien comme ça et ne pouvait que faire honneur à l'établissement, elle la laissa partir avec force recommandations, et munie d'instructions prudentes sur les coins de rue qu'elle devait tourner à droite et ceux qu'elle ne devait pas tourner à gauche. Munie de ces instructions, Nelly trouva sans peine le pensionnat et externat de miss Monflathers. C'était une grande maison avec un mur élevé et une grande porte de jardin avec une grande plaque de cuivre, et un petit grillage à travers lequel la gardienne du parloir de miss Monflathers examinait tous les visiteurs avant de leur permettre d'entrer. Pas l'ombre d'homme, pas même un laitier, n'était admis, à moins d'une autorisation spéciale, à franchir le seuil de cette porte. Le collecteur des taxes lui-même, un gros homme qui avait des lunettes et un chapeau à larges bords, ne pouvait passer ses papiers qu'à travers le grillage. Plus dure que le diamant ou l'airain, cette porte de miss Monflathers restait sévèrement fermée devant tout le sexe masculin. Le boucher lui-même respectait ce lieu de mystère, et cessait de siffler quand il mettait la main sur la sonnette.

La terrible porte, au moment où Nelly s'en approchait, tourna lentement sur ses gonds avec un grincement bruyant, et, du fond d'une silencieuse allée couverte, on vit arriver, deux par deux, toute une longue file de jeunes personnes, tenant chacune un livre ouvert et quelques-unes aussi une ombrelle. À l'extrémité de cette procession solennelle venait miss Monflathers, tenant également une ombrelle de soie lilas, et escortée de deux sous-maîtresses souriantes qui se détestaient mortellement l'une l'autre, mais qui rivalisaient de dévouement prétendu pour miss, Monflathers.

Intimidée par les regards et les chuchotements des élèves, Nelly s'arrêta, les yeux baissés, et laissa défiler ce cortège jusqu'à ce que miss Monflathers qui venait à l'arrière-garde, fût près d'elle. Alors elle la salua et lui présenta son petit paquet. Miss Monflathers le lui prit des mains et fit faire halte.

«N'êtes-vous pas, dit-elle, l'enfant qui montre les figures de cire?

— Oui, madame, répondit Nelly, qui rougit beaucoup; car les élèves l'avaient entourée, et elle était devenue le centre sur lequel tous les yeux étaient fixés.

— Et ne sentez-vous pas que vous n'êtes qu'une mauvaise petite fille avec vos figures de cire? dit miss Monflathers qui n'était pas d'un caractère très-agréable et qui ne laissait échapper aucune occasion de graver des vérités morales dans l'esprit tendre et délicat de ses jeunes élèves.»

Jamais la pauvre Nelly n'avait envisagé sa position sous ce point de vue. Ne sachant que répondre, elle se tut, mais elle rougit encore davantage.

«Ne sentez-vous pas, dit miss Monflathers, que c'est un métier misérable et anti-féminin; que c'est déroger aux qualités qui nous ont été accordées par la sagesse et la bonté divine, avec une puissance expansive destinée à les faire sortir de leur état somnolent par l'intermédiaire de la culture de l'esprit?»

Les deux sous-maîtresses témoignèrent respectueusement leur approbation de cette attaque directe, puis regardèrent Nelly comme pour lui faire comprendre toute la force du coup que miss Monflathers venait de lui porter. Ensuite elles sourirent en regardant miss Monflathers; mais elles fixèrent leurs yeux l'une sur l'autre de manière à faire entendre que chacune d'elles se considérait comme la seule qui eût le droit de sourire aux propos de miss Monflathers, et que l'autre n'avait pas qualité pour cela et commettait en souriant un acte de présomptueuse impertinence.

«Ne sentez-vous pas, reprit miss Monflathers, combien vous êtes coupable d'exercer ce métier de montreuse de figures de cire, lorsque vous pourriez vous faire honneur d'aider, dans la mesure de vos forces, à la prospérité des manufactures de votre pays; élever votre esprit par la contemplation constante des machines à vapeur, et gagner noblement par semaine un salaire confortable de trois francs quarante à trois francs soixante-quinze? Ne sentez- vous pas que plus on travaille, plus on est heureux?

— Telle la petite abeille…,» murmura l'une des sous-maîtresses, citant le docteur Watts.

— Eh! dit miss Monflathers qui se retourna vivement, qui a parlé?»

Naturellement la sous-maîtresse qui n'avait rien dit indiqua l'autre, que miss Monflathers invita sèchement à la laisser tranquille, à la grande satisfaction de celle des sous-maîtresses qui venait de dénoncer sa compagne.

«La petite abeille laborieuse, dit miss Monflathers en se redressant, ne peut se comparer qu'aux enfants de bonne maison, celles dont l'éducation se compose de «la lecture, l'aiguille et le jeu salutaire»; leur travail, à celles-là, consiste à peindre sur velours, à broder au crochet, à faire de la tapisserie. Mais pour les petites filles de cette classe, ajouta-t-elle en montrant Nelly du bout de son ombrelle, pour les enfants pauvres du peuple, voici leur affaire:

«À l'ouvrage, enfants, à l'ouvrage,
À l'ouvrage encore et toujours;
Jusqu'à la fin, dès mon jeune âge
Que le travail use mes jours.»

Un murmure d'enthousiasme universel suivit ces paroles; et cette fois les deux sous-maîtresses ne furent pas seules à applaudir, mais toutes les élèves se montrèrent également étonnées d'entendre miss Monflathers improviser en aussi beau style: car, si depuis longtemps miss Monflathers était connue pour sa capacité politique, jamais elle ne s'était révélée jusque-là comme poëte original. En ce moment l'une d'elles fit remarquer que Nelly pleurait, et tous les yeux se tournèrent de nouveau vers l'enfant.

Ses yeux, en effet, étaient pleins de larmes. En tirant son mouchoir pour les essuyer, elle le laissa tomber. Avant qu'elle pût se baisser pour le ramasser, une jeune fille d'environ quinze ou seize ans, qui s'était tenue à part des autres comme si elle ne se sentait pas à sa place parmi elles, releva vivement le mouchoir et le mit dans la main de Nelly. Elle se retirait ensuite timidement à l'écart lorsqu'elle fut arrêtée par la maîtresse de pension.

«C'est miss Edwards qui a fait cela! dit miss Monflathers d'un ton d'oracle; je suis sûre que c'est miss Edwards.»

C'était bien miss Edwards; ce fut à qui dirait: «C'est miss
Edwards!» Et miss Edwards en convint elle-même.

«N'est-il pas étrange, miss Edwards, dit miss Monflathers abaissant son ombrelle pour regarder en plein la coupable, que vous portiez aux gens des classes inférieures un sentiment d'affection qui vous fait toujours prendre leur parti? ou plutôt, n'est-il pas bien extraordinaire que j'aie beau dire et beau faire, et que je ne puisse vous corriger des penchants qui vous viennent malheureusement de votre position fausse dans la vie? En vérité, il faut que vous soyez la petite fille la plus commune et la plus vulgaire!

— Mais, madame, je ne croyais pas faire mal, répondit une voix douce. Je n'ai fait que céder à l'impulsion du moment.

— Une impulsion! répéta dédaigneusement miss Monflathers.
J'admire que vous osiez me parler d'impulsion, à moi!»

Les deux sous-maîtresses approuvèrent d'un signe de tête.

«J'en suis fort étonnée!…»

Les deux sous-maîtresses montrèrent le même étonnement.

«C'est une impulsion, je suppose, qui vous fait embrasser la cause de tout être vil et rampant que vous rencontrez sur votre chemin?»

Les deux sous-maîtresses avaient déjà fait in petto la même supposition.

«Mais il est bon que vous sachiez, miss Edwards, reprit la maîtresse de pension avec une sévérité croissante, qu'il ne saurait vous être permis, ne fût-ce qu'au point de vue du bon exemple et du décorum de mon établissement; qu'il ne saurait vous être permis, qu'il ne vous sera point permis de manquer à vos supérieurs d'une manière aussi grossière. Si vous n'avez pas de raison pour éprouver une juste fierté avec des enfants qui montrent les figures de cire, voici des jeunes personnes qui en ont; ou vous témoignerez de la déférence à ces jeunes personnes, ou vous quitterez ma maison, miss Edwards!…»

Cette jeune fille, orpheline et pauvre, avait été élevée dans la pension, instruite pour rien et enseignant aux autres pour rien ce qu'elle avait appris; nourrie pour rien, logée pour rien, elle était regardée comme infiniment moins que rien par tous les habitants de la maison. Les servantes sentaient son infériorité, car elles étaient bien mieux traitées qu'elle; au moins elles avaient la liberté d'aller et de venir, et chacune dans leur service obtenait bien plus d'égards. Les sous-maîtresses avaient sur miss Edwards une évidente supériorité, car dans leur temps elles avaient payé peut-être en pension, et maintenant elles étaient payées à leur tour. Les élèves ne faisaient nul cas d'une compagne qui n'avait pas de grandes histoires à raconter sur les splendeurs de sa famille, pas d'amis qui vinssent la voir avec des chevaux de poste et auxquels la maîtresse de pension offrît, avec ses humbles respects, du vin et des gâteaux; ni une femme de chambre pour venir respectueusement la prendre et la conduire chez ses parents, aux jours de congé; rien enfin de distingué ni d'élégant, dont elle pût se faire honneur dans la conversation ou autrement.

Or, pourquoi miss Monflathers était-elle toujours et en tout temps irritée contre la pauvre élève? Le voici. Le plus beau fleuron de la couronne de miss Monflathers, la plus brillante illustration de l'établissement de miss Monflathers, c'était la fille d'un baronnet, la fille réelle et vivante d'un baronnet réel et vivant. Eh bien! pendant que cette jeune personne, par un renversement extraordinaire des lois de la nature, était non-seulement commune de visage, mais encore commune d'esprit, la pauvre miss Edwards avait à la fois l'esprit développé et des traits charmants. N'est- ce pas incroyable? Comment! cette petite miss Edwards qui avait seulement apporté en entrant une petite somme depuis longtemps dépensée, se permettait de dépasser et de primer de beaucoup dans ses études la fille du baronnet qui pourtant prenait des leçons de tous les arts d'agrément (ce n'était pas une raison pour en être plus savante), et dont la note semestrielle dépassait du double ce que payaient toutes les autres élèves! Il fallait donc que miss Edwards ne tînt aucun compte de l'honneur et de la réputation de la maison! Aussi miss Monflathers, qui la sentait dans sa dépendance, lui montrait-elle, sans se gêner, tout son dégoût, son mépris, son impatience, et quand elle la vit témoigner quelque compassion à la petite Nelly, elle profita de cette occasion pour s'indigner contre elle et la maltraiter comme nous venons de voir:

«Miss Edwards, vous ne prendrez pas l'air aujourd'hui. Ayez la bonté de vous retirer aux arrêts dans votre chambre et de n'en pas sortir sans ma permission.»

La pauvre jeune fille se hâtait d'obéir, quand elle fut tout à coup «ramenée» en style de marine par un cri étouffé de miss Monflathers.

«Elle a passé sans me saluer! dit avec indignation la maîtresse, en levant ses yeux au ciel. Elle a passé sans avoir l'air de prendre garde le moins du monde à ma présence!»

La jeune fille se retourna et salua. Nelly put voir que miss Edwards leva fièrement ses yeux noirs sur sa maîtresse, et que dans l'expression de son visage, comme dans toute son attitude, il y avait une muette mais touchante protestation contre ce traitement injuste. Miss Monflathers se borna à répondre par une inclination de tête, et la grande porte se ferma sur cette victime d'un mouvement généreux.

«Quant à vous, petite malheureuse, cria miss Monflathers en s'adressant à Nelly, dites à votre maîtresse que si, à l'avenir, elle prend la liberté de m'envoyer de nouveaux messages, j'écrirai aux autorités pour lui faire donner les étrivières, ou j'exigerai qu'elle vienne me faire amende honorable en chemise; et vous, vous pouvez être certaine que vous ferez connaissance avec le moulin de discipline si vous osez revenir ici. Maintenant, mesdemoiselles, allons!»

La procession s'ébranla, deux par deux, avec les livres et les ombrelles, et miss Monflathers, invitant la fille du baronnet à marcher auprès d'elle pour calmer ses sens surexcités, éloigna les deux sous-maîtresses qui pendant ce temps avaient échangé leurs sourires contre des regards sympathiques, et les laissa veiller à l'arrière-garde, se haïssant l'une l'autre un peu plus cordialement, à raison de ce qu'elles étaient obligées de cheminer côte à côte.

CHAPITRE XXXII.

En apprenant qu'elle avait été menacée des étrivières et de la pénitence publique, Mme Jarley éprouva une fureur indescriptible. La véritable, l'unique Jarley, être exposée au mépris de la foule, être huée par les enfants et insultée par les policemen! Elle, qui faisait les délices de la grande et de la petite noblesse, être dépouillée d'un chapeau que la femme d'un lord-maire se fût honorée de porter et exposée en chemise comme un exemple de mortification humiliante! Et c'était une miss Monflathers qui avait l'audace de la menacer de cette peine dégradante, qui ferait honte à l'imagination la plus perverse!»

«En vérité, s'écria mistress Jarley dans l'explosion de sa colère et ne se dissimulant pas l'insuffisance de ses moyens de vengeance, quand je pense à cela, il y a de quoi se faire athée!…»

Mais au lieu d'adopter cette vengeance extrême, Mme Jarley, après réflexion, tira la bouteille suspecte; elle fit poser des verres sur son tambour favori, s'assit sur une chaise derrière le tambour, appela ses gens autour d'elle, et leur raconta plusieurs fois mot à mot l'affront qu'elle avait reçu. Après quoi, elle leur ordonna, d'une sorte d'accent désespéré, de boire; tantôt elle riait, tantôt elle pleurait, tantôt elle prenait elle-même une petite goutte, puis elle riait et pleurait à la fois, et reprenait deux gouttes: par degrés la digne femme en arriva à rire davantage et à pleurer moins, jusqu'à ce qu'enfin elle ne put assez rire aux dépens de miss Monflathers qui, d'odieuse qu'elle était, ne lui parut plus tout bonnement qu'un modèle achevé d'absurdité et de ridicule.

«Car enfin qu'est-ce qui a le dernier de nous deux, après tout? demanda Mme Jarley. Tout cela c'est du bavardage; elle dit qu'elle me fera donner les étrivières: qu'est-ce qui m'empêche de la menacer aussi des étrivières? ce serait encore bien plus drôle. Allons, il n'y a pas de quoi fouetter un chat.»

Étant arrivée à cette heureuse disposition d'esprit, grâce surtout à certaines interjections jetées çà et là par M. Georges en guise de consolation, Mme Jarley n'épargna pas à Nelly des paroles de réconfort, et lui demanda comme une faveur personnelle de ne plus penser à miss Monflathers que pour en rire toute sa vie vivante.

C'est ainsi que se termina, chez Mme Jarley, cet accès de colère qui s'apaisa longtemps avant le coucher du soleil. Cependant les tourments de Nelly étaient d'une nature plus grave, et les assauts qu'ils livraient à sa tranquillité ne pouvaient pas être aussi facilement réprimés.

Le soir même, comme elle le redoutait, son grand-père se glissa dehors; il ne revint qu'au milieu de la nuit. Accablée par ces pensées, fatiguée de corps et d'esprit, elle était seule, assise dans un coin, et veillait en comptant les minutes jusqu'au moment où il arriva sans un sou, harassé, attristé, mais toujours sous l'empire de sa passion dominante.

«Donne-moi de l'argent, dit-il d'un ton farouche, comme ils allaient se coucher. J'ai besoin d'argent, Nell. Un jour, je te le rendrai avec un riche intérêt; mais tout l'argent qui tombe dans tes mains doit m'appartenir: ce n'est pas pour moi que je le réclame, mais je veux m'en servir pour toi. Rappelle-toi cela, Nell, je veux m'en servir pour toi!…»

Que pouvait faire l'enfant, sachant ce qu'elle savait, sinon de lui remettre chaque sou de son petit gain, de peur qu'il ne fût tenté de voler leur bienfaitrice? Si elle s'avisait de révéler la vérité, elle avait peur qu'on ne le traitât en aliéné; si elle ne lui procurait pas d'argent, il s'en procurerait lui-même. D'un autre côté, en lui en fournissant, elle nourrissait le feu qui le dévorait, et l'empêchait peut-être de se guérir de sa manie. Partagée entre ces réflexions, épuisée par le poids d'un chagrin qu'elle n'osait avouer, torturée par d'innombrables craintes durant les absences du vieillard, redoutant également son éloignement et son retour, elle vit les couleurs de la santé s'effacer de ses joues, ses yeux perdre leur éclat, son coeur se briser tous les jours. Ses peines d'autrefois étaient revenues, avec un surcroît de nouvelles agitations et de nouveaux doutes: le jour, elles assiégeaient son esprit; la nuit, elles voltigeaient sur son chevet, elles la persécutaient dans ses rêves.

Au milieu de son affliction, il était naturel que l'enfant aimât à se rappeler souvent l'image de la jeune fille dont elle n'avait eu que le temps d'entrevoir la bienveillance généreuse, mais dont la sympathie, exprimée dans une action rapide, était restée dans sa mémoire avec la douceur d'une amitié d'enfance. Elle se disait fréquemment que son coeur serait bien allégé, si elle avait une telle amie à qui elle pût confier ses chagrins; que, si même elle pouvait seulement entendre cette voix, elle se sentirait plus heureuse. Alors elle souhaitait d'être quelque chose de plus convenable, d'être moins pauvre, d'être dans une condition moins humble, d'avoir le courage d'adresser la parole à miss Edwards, sans avoir à craindre d'être repoussée: mais, en y songeant, elle sentait quelle immense distance les séparait, et elle n'avait plus d'espérance que la jeune demoiselle pensât encore à elle.

L'époque des vacances était arrivée pour les maisons d'éducation. Les élèves étaient rentrées dans leurs familles. On disait que miss Monflathers faisait les charmes de Londres et ravageait les coeurs des gentlemen entre deux âges: mais on ne disait rien de miss Edwards. Était-elle retournée chez elle, avait-elle seulement un chez elle? Était-elle restée à la pension? Personne n'en disait rien. Mais un soir, comme Nelly revenait d'une promenade solitaire, elle passa justement devant l'auberge où s'arrêtaient les diligences, au moment où il en arrivait une: or, Nelly aperçut la belle demoiselle dont elle se souvenait si bien, et qui s'était élancée pour embrasser une jeune fille qu'on aidait à descendre de l'impériale.

C'était la soeur de miss Edwards, sa petite soeur, beaucoup plus jeune que Nelly, une soeur qu'elle n'avait pas vue depuis cinq ans. Pour la faire venir quelques jours seulement, miss Edwards avait dû pendant longtemps économiser ses modestes ressources. Nelly sentit en quelque sorte son coeur se briser, quand elle fut témoin de leurs embrassements. Elles s'écartèrent un peu de la foule qui se pressait autour de la voiture; là, elles s'embrassèrent de nouveau, entremêlant leurs caresses joyeuses de larmes et de sanglots. Leur costume simple et distingué, le long trajet que la plus jeune soeur avait accompli toute seule, leur agitation, leur bonheur, les larmes qu'elles versaient; il y avait là dedans toute une histoire pleine d'intérêt.

Elles se remirent au bout de quelques instants et s'éloignèrent, en se tenant par la main, ou plutôt en se serrant l'une contre l'autre.

«Bien sûr, vous êtes heureuse, ma soeur? dit la plus jeune, au moment où elles passaient devant l'endroit où Nelly s'était arrêtée.

— Tout à fait heureuse, répondit miss Edwards.

— Mais, l'êtes-vous toujours?… Ah! ma soeur, pourquoi détournez-vous votre visage?»

Nelly ne put s'empêcher de les suivre à une courte distance. Elles se rendirent à la maison d'une vieille bonne, chez qui miss Edwards avait loué pour sa soeur une chambre.

«Je viendrai vous voir chaque matin de bonne heure, dit miss
Edwards, et nous passerons ensemble toute la journée.

— Pourquoi pas aussi le soir? Chère soeur, est-ce qu'on vous en voudrait pour cela?…»

D'où vient que, cette nuit-là, les yeux de la petite Nelly se mouillèrent de larmes comme ceux des deux soeurs? D'où vient qu'elle sentit de la joie en son coeur pour les avoir rencontrées, et qu'elle éprouva de la tristesse à la pensée qu'elles seraient bientôt forcées de se séparer? Gardons-nous de croire que cette sympathie eût été éveillée par aucune idée personnelle et que Nelly, à son insu, se fût reportée au souvenir de ses propres peines: mais, bien plutôt remercions Dieu de ce que les innocentes joies d'autrui peuvent nous émouvoir fortement, et de ce que même dans notre nature déchue il y a une source d'émotion pure qui doit être estimée dans le ciel!

À la brillante clarté du matin, mais plus souvent à la douce lueur du soir, Nelly, respectant les courtes et heureuses entrevues des deux soeurs, trop courtes pour lui permettre de s'approcher et de risquer un mot de remerciaient, bien qu'elle en brûlât d'envie, Nelly les suivait à quelque distance dans leurs promenades au hasard, s'arrêtant lorsqu'elles s'arrêtaient, s'asseyant sur le gazon quand elles s'asseyaient, se levant quand elles se levaient, et trouvant une compagnie et un véritable charme à se sentir si près d'elles.

Leur promenade du soir avait lieu habituellement au bord d'une rivière. Là aussi, chaque soir, venait Nelly, sans que les deux soeurs pensassent à elle, sans qu'elles l'aperçussent. Mais il lui semblait que c'étaient ses amies, ses confidentes, et qu'avec elles son fardeau était devenu plus léger, plus facile à porter; qu'elle pouvait unir ses chagrins aux leurs, et que toutes trois se donnaient une consolation mutuelle. Sans doute, c'était une faiblesse d'imagination, la pensée enfantine d'une jeune fille solitaire; mais les soirs succédaient aux soirs, et les deux soeurs venaient toujours au même lieu, et Nelly les y suivait toujours avec un coeur attendri et soulagé.

Un soir, au retour, elle fut effrayée d'apprendre que Mme Jarley avait donné l'ordre d'annoncer que la magnifique collection n'avait plus à rester qu'un seul jour dans la ville. En conséquence de cette menace, car toutes les annonces relatives aux plaisirs du public sont connues pour être d'une exactitude irrévocable, l'exhibition devait être close le lendemain.

«Nous allons donc partir immédiatement, madame? demanda Nelly.

— Regardez ceci, mon enfant, répondit Mme Jarley. Voilà la réponse à votre question.»

En parlant ainsi, Mme Jarley lui montra un autre tableau sur lequel il était dit que, par suite du grand nombre de visiteurs et de la quantité considérable de personnes contrariées de n'avoir pu entrer pour voir les figures de cire, l'exhibition serait prolongée jusqu'à la fin de la semaine, et que la réouverture aurait lieu le lendemain.

«À présent, dit Mme Jarley, que les institutions sont en vacances et que la curiosité des principaux amateurs est épuisée, nous avons affaire au public général, et celui-là a besoin d'être stimulé.»

Le lendemain, à midi, Mme Jarley en personne s'établit derrière une table richement ornée, entourée des figures remarquables dont nous avons fait mention plus haut, et elle ordonna que les portes fussent ouvertes toutes grandes au public éclairé et intelligent. Mais les recettes du premier jour ne furent pas brillantes, d'autant plus que la masse du public, tout en montrant un vif intérêt pour Mme Jarley personnellement et les satellites de cire qu'il lui était permis de contempler pour rien, ne se laissait aller par aucune amorce à payer cinquante centimes par tête. Ainsi, bien qu'une grande quantité de monde continuât de regarder, à l'entrée, les figures qui y étaient groupées; bien que les curieux stationnassent en ce lieu avec une remarquable persévérance, une heure au moins, pour entendre jouer l'orgue de Barbarie et pour lire les affiches; et bien que ces amateurs fussent assez bons pour recommander à leurs amis de patronner l'exhibition de la même manière, de sorte que l'entrée était régulièrement bloquée par la moitié de la population de la ville qui ne quittait ce poste que pour être relevée par l'autre moitié, il se trouva que la caisse n'en fut pas plus riche, ni la perspective plus encourageante pour l'établissement.

Dans cet état de déchéance de l'art classique sur la place, Mme Jarley recourut à des efforts extraordinaires afin de stimuler le goût du public et d'aiguiser sa curiosité. Certain mécanisme placé dans le corps de la religieuse qui se trouvait exposée en avant, tout près de la porte, fut nettoyé, monté et mis en mouvement, de sorte que ce personnage remuait la tête tout le long du jour, comme un paralytique, à la grande admiration d'un barbier du coin, ivrogne, mais bon protestant, qui considérais ces mouvements paralytiques comme l'emblème de la dégradation produite sur l'esprit humain par les rites de l'Église romaine, et développait ce thème avec autant d'éloquence que de moralité. Les deux charretiers passaient constamment de la salle d'exhibition au dehors, sous des costumes différents, criant très-haut qu'ils n'avaient rien vu dans leur vie qui fût plus admirable que ce spectacle, et pressant les auditeurs, avec les larmes aux yeux, de ne pas se refuser un si beau plaisir. Mme Jarley, assise au bureau, fit sonner des pièces d'argent depuis midi jusqu'au soir; elle criait d'une voix solennelle à la foule de remarquer que le prix d'admission n'était que de cinquante centimes, et que le départ de la collection entière, destinée à faire une tournée parmi les têtes couronnées de l'Europe, était positivement fixé à la semaine suivante, jour pour jour.

«Ainsi, dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment, disait Mme Jarley en terminant chacun de ces appels. Rappelez-vous que c'est l'extraordinaire collection de Jarley, composée de plus de cent figures, et que cette collection est unique dans le monde, toutes les autres ne sont qu'attrape et déception. Dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment!…»

CHAPITRE XXXIII.

Comme l'enchaînement de ce récit veut que nous ayons à nous occuper de temps en temps de quelques-uns des faits qui se rapportent à la vie domestique de M. Sampson Brass, et comme nous ne saurions, pour cet objet, trouver une place plus commode que celle-ci, le narrateur va prendre le lecteur par la main et le mener dans l'espace, pour lui faire franchir un plus grand intervalle que ne firent don Cléophas-Leandro-Perez Zambullo et son démon familier à travers cette agréable région, et pour s'abattre sans façon avec lui sur le trottoir de Bewis Marks.

C'est une petite et sombre maison, que celle de M. Sampson Brass, devant laquelle vont s'arrêter les intrépides aéronautes.

À la fenêtre du parloir de cette petite maison, fenêtre placée si bas près du trottoir, que le passant qui longe le mur risque de frotter avec sa manche les vitres obscures et de leur rendre service à ses dépens, car elles sont fort sales; à ladite fenêtre pendait de travers un rideau de laine verte fanée, tout noir, tout décoloré par le soleil, et tellement usé par ses longs services, qu'il semblait moins destiné à cacher la vue de cette chambre sombre qu'à servir de transparent pour en laisser étudier à l'aise les détails. Il est vrai qu'il n'y avait pas grand'chose à y contempler. Une table rachitique où s'étalaient avec ostentation de misérables liasses de papiers jaunis et usés à force d'avoir été portés dans la poche; deux tabourets placés face à face aux côtés opposés de ce meuble détraqué; au coin du foyer, un traître de vieux fauteuil boiteux qui, entre ses bras vermoulus, avait retenu plus d'un client pour aider à le dépouiller bel et bien; en outre, une boîte à perruque, d'occasion, servant de réceptacle à des blancs seings, à des assignations ou autres pièces de procédure, depuis longtemps l'unique contenu de la tête qui appartenait à la perruque à qui appartenait la boîte elle-même; deux ou trois livres de pratique usuelle; une bouteille à l'encre, une poudrière, un vieux balai à cheminée, un tapis en lambeaux, mais tenant encore par les bords aux pointes fidèles avec une ténacité désespérée: telles étaient, avec les lambris jaunes des murailles, le plafond noirci par la fumée et couvert de poussière et de toiles d'araignée, les principales décorations du cabinet de M. Sampson Brass.

Mais cette peinture ne se rapporte qu'à la nature morte; elle n'a pas plus d'importance que la plaque fixée sur la porte avec ces mots: Brass, procureur, ni que l'écriteau attaché au marteau: Premier étage à louer pour un monsieur seul. Le cabinet offrait habituellement deux spécimens de nature vivante beaucoup plus étroitement liés à notre récit, et qui auront pour nos lecteurs un intérêt bien plus vif, bien plus intime.

L'un était M. Brass lui-même, qu'on a vu déjà figurer dans ce livre; l'autre était son clerc, son assesseur, son secrétaire, son confident, son conseiller, son démon d'intrigue, son auxiliaire habile à faire monter le chiffre des frais, miss Brass, en un mot, espèce d'amazone ès lois, à qui il convient de consacrer une courte description.

Miss Sally Brass était une personne de trente-cinq ans environ. Sa figure était maigre et osseuse. Elle avait un air résolu, qui non- seulement comprimait les douces émotions de l'amour et tenait à distance les admirateurs, mais qui était fait plutôt pour imprimer un sentiment voisin de la terreur dans le coeur de tous les étrangers mâles assez heureux pour l'approcher. Ses traits étaient exactement ceux de son frère Sampson: ressemblance si complète, que, si sa pudeur virginale et le décorum de son sexe avaient permis à miss Brass de mettre par badinage les habits de son frère, et d'aller, vêtue de la sorte, s'asseoir à côté de lui, il eût été difficile, même au plus vieil ami de la famille, de décider lequel des deux était Sampson ou Sally; d'autant plus que la demoiselle portait au-dessus de la lèvre supérieure certaines rousseurs qui, jointes à l'illusion produite par le costume masculin, auraient pu être prises pour une moustache couleur carotte. Selon toute probabilité, ce n'était pas autre chose que les cils qui s'étaient trompés de place, les yeux de miss Brass étant complètement dépourvus de pareilles futilités. Sous le rapport du teint, miss Brass était blême, d'un blanc sale; mais cette blancheur était agréablement relevée par l'éclat florissant qui couvrait l'extrême bout de son nez moqueur. Sa voix était d'un timbre sonore et d'un riche volume; quiconque l'avait entendue une fois ne pouvait plus l'oublier. Son costume habituel consistait en une robe verte, d'une nuance à peu près semblable à celle du rideau de l'étude, serrée à la taille et se terminant au cou, derrière lequel elle était attachée par un bouton large et massif. Trouvant sans doute que la simplicité et le naturel sont l'âme de l'élégance, miss Brass ne portait ni collerette ni fichu, excepté sur sa tête, invariablement ornée d'une écharpe de gaze brune, semblable à l'aile du vampire fabuleux, et qui, prenant toutes les formes qu'il lui plaisait, formait une coiffure commode et gracieuse.

Telle était miss Brass sous le rapport du physique. Au moral, elle avait un tour d'esprit solide et vigoureux. Depuis sa plus tendre jeunesse, elle s'était consacrée avec une ardeur peu commune à l'étude des lois; n'étendant pas ses spéculations sur leur vol d'aigle, assez rare du reste, mais les suivant d'un oeil attentif à travers le dédale d'astuce et les zigzags d'anguille qu'elles affectionnent d'ordinaire. Elle ne s'était pas bornée, comme bien des personnes d'une grande intelligence, à la simple théorie, pour s'arrêter juste où l'utilité pratique commence: bien au contraire, elle savait grossoyer, faire de belles copies, remplir avec soin les vides des pièces imprimées, s'acquitter enfin de toutes les fonctions d'une étude, y compris l'art de gratter une feuille de parchemin et de tailler une plume. Il est difficile de comprendre comment, avec tant de qualités réunies, elle était restée miss Brass: mais soit qu'elle eût bronzé son coeur contre tous les hommes en général, soit que ceux qui eussent pu la rechercher et obtenir sa main fussent effrayés à l'idée que, grâce à sa connaissance des lois, elle possédait sur le bout du doigt les articles qui établissent ce qu'on appelle familièrement une action en rupture de mariage, toujours est-il certain qu'elle était encore demoiselle, et continuait d'occuper chaque jour son vieux tabouret célibataire en face de celui de son frère Sampson. Il est également certain qu'entre ces deux tabourets bien des gens étaient restés sur le carreau.

Un matin, M. Sampson Brass, assis sur son tabouret, copiait une pièce de procédure, plongeant avec ardeur sa plume dans le coeur du papier, comme si c'eût été le coeur même de la partie adverse; de son côté, miss Sally Brass, assise sur son tabouret également, taillait une plume pour transcrire un petit exploit, ce qui était son occupation favorite. Depuis longtemps ils gardaient le silence. Ce fut miss Brass oui le rompit en ces termes:

«Aurez-vous bientôt fini, Sammy?»

Car, sur ses lèvres douces et féminines, le nom de Sampson s'était transformé en Sammy; c'est ainsi qu'elle donnait de la grâce à toute chose.

«Non, répondit le frère; j'aurais fini si vous m'aviez aidé en temps utile.

— C'est cela! s'écria miss Sally, vous avez besoin de moi, n'est- ce pas? quand vous allez prendre un clerc!

— Est-ce pour mon plaisir, ou par ma propre volonté, que je vais prendre un clerc, coquine, querelleuse que vous êtes! dit M. Brass en mettant sa plume dans sa bouche et faisant la grimace à sa soeur. Pourquoi me reprochez-vous de prendre un clerc?»

Ici nous ferons observer, de peur qu'on ne s'étonne d'entendre M. Brass appeler coquine une dame comme il faut, qu'il était tellement habitué à la voir remplir auprès de lui des fonctions viriles, qu'il s'était peu à peu accoutumé à lui parler comme à un homme. Sentiment et usage réciproques, du reste; car non-seulement il arrivait souvent à M. Brass d'appeler miss Brass une coquine, et même de placer une autre épithète devant celle de coquine; mais miss Brass trouvait cela tout naturel, et n'en était pas plus émue que ne l'est une autre femme quand on l'appelle mon ange.

«Pourquoi me tourmentez-vous encore au sujet de ce clerc, après m'en avoir déjà parlé trois heures hier au soir? répéta M. Brass grimaçant de nouveau, avec sa plume entre les dents, comme un chien qui ronge un os en grognant. Est-ce ma faute, à moi?

— Tout ce que je sais, dit miss Sally avec un sourire sec (elle n'avait pas de plus grand plaisir que de mettre son frère, en colère), ce que je sais, c'est que si chaque client qui vous arrive nous force à prendre un clerc, que cela nous soit utile ou non, vous feriez mieux d'abandonner les affaires, de vous faire rayer du rôle, et de liquider le plus tôt possible.

— Est-ce que nous possédons un autre client tel que lui? dit Brass. Avons-nous un autre client tel que lui, voyons? Répondez à cela!

— Comment l'entendez-vous? Est-ce pour la figure?

— Pour la figure! répéta Sampson Brass avec un ricanement amer, en se levant pour prendre le livre des assignations et frottant vivement ses manches. Voyez ceci: Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire, … tout du long. Faut-il que je renonce à une pratique comme celle-là, ou bien que je prenne le clerc qu'il me recommande en me disant: «C'est l'homme qu'il vous faut.» Hein?»

Miss Sally ne daigna point répliquer; elle sourit de nouveau et continua sa besogne.

«Mais je sais ce qu'il en est, reprit M. Brass après quelques moments de silence. Vous craignez de ne plus avoir autant que par le passé la main aux affaires. Croyez-vous que je ne m'en aperçoive pas?

— Vos affaires n'iraient pas loin sans moi, je pense, répondit la soeur d'un ton d'importance. Tenez, au lieu de me provoquer sottement comme cela, vous feriez mieux de songer à continuer votre besogne.»

Sampson Brass, qui au fond du coeur redoutait sa soeur, se remit à écrire en boudant, ce qui ne le dispensa pas de l'entendre.

«Si j'avais décidé, ajouta-t-elle, que le clerc ne viendrait pas, vous savez bien qu'il ne pourrait pas venir; par conséquent, ne dites point de sottises.»

M. Brass accueillit cette observation avec une douceur exemplaire; seulement, il fit remarquer à voix basse qu'il n'aimait pas ce genre de plaisanterie, et qu'il saurait un gré infini à miss Sally de vouloir bien s'abstenir de le tourmenter. À quoi miss Sally répliqua qu'elle avait du goût pour cet amusement, et qu'elle n'avait nullement l'intention de se refuser ce petit plaisir.

Comme M. Brass ne paraissait pas se soucier d'envenimer les choses en continuant sur ce sujet, tous deux remirent pacifiquement leur plume en mouvement, et la discussion en resta là.

Tandis qu'ils fonctionnaient à qui mieux mieux, la fenêtre fut tout à coup interceptée, comme si quelqu'un venait de s'y coller. M. Brass et miss Sally levaient les yeux pour reconnaître la cause de cette obscurité soudaine, lorsque le châssis fut lestement soulevé du dehors, et Quilp y passa sa tête.

«Holà! dit-il en se tenant sur la pointe du pied au bord de la fenêtre et plongeant ses regards dans la chambre, y a-t-il quelqu'un à la boutique? Y a-t-il ici quelque gibier du diable? Y a-t-il un Brass à vendre? hein!

— Ah! ah! ah! fit l'homme de loi avec une hilarité forcée Oh! parfait! parfait! parfait! Quel homme excentrique! D'honneur, quelle humeur charmante!

— N'est-ce pas là ma chère Sally? croassa le nain en lançant une oeillade à la belle miss Brass. N'est-ce pas là la Justice, moins son bandeau sur les yeux, son épée et ses balances? N'est-ce pas là le bras redoutable de la Loi? N'est-ce pas là la vierge de Bevis?

— Quelle étonnante verve d'esprit! s'écria Brass. Sur ma parole, c'est extraordinaire!

— Ouvrez la porte, dit Quilp. Je vous ai amené mon homme C'est le clerc qu'il vous faut, un phénix, l'as d'atout, quoi! Dépêchez- vous d'ouvrir la porte, ou bien s'il y a près d'ici un autre homme de loi, et si par hasard il est à sa fenêtre, il va vous le voler.»

Il est probable que la perte du phénix des clercs, même en faveur du confrère, d'un rival, n'eût que très-médiocrement affligé le coeur de M. Brass; toutefois, simulant un grand empressement, il se leva de son siège, alla à la porte, l'ouvrit, et introduisit son client qui tenait par la main M. Richard Swiveller en personne.

«La voici! s'écria Quilp, s'arrêtant court au seuil de la porte et levant les sourcils, tandis qu'il regardait miss Sally, — la voici, cette femme que j'eusse dû épouser, — voici la belle Sarah, voici la femme qui possède tous les charmes de son sexe sans avoir une seule de ses faiblesses. O Sally! Sally!»

À cette amoureuse déclaration, miss Brass répondit brièvement:

«Vous m'ennuyez.

— Oh! dit Quilp, son coeur est aussi dur que le métal dont elle porte le nom[11]. Elle devrait bien le changer en monnaie de billon, fondre l'airain en pièces de deux sous, et prendre un autre nom!

— Finissez vos bêtises, monsieur Quilp, finissez, repartit miss Sally avec un sourire maussade. N'êtes-vous pas honteux de faire toutes vos parades devant un jeune homme qui ne nous connaît pas?

— Ce jeune étranger, dit Quilp, faisant passer Dick Swiveller sur le premier plan, est trop délicat lui-même pour ne pas me comprendre. C'est M. Swiveller, mon ami intime, un gentleman de bonne famille et d'un grand avenir, mais qui, ayant eu le malheur de commettre des folies de jeunesse, s'estime heureux de remplir quelque temps les fonctions de clerc, fonctions humbles ailleurs, mais ici très-dignes d'envie. Quelle délicieuse atmosphère il va respirer!»

Si M. Quilp parlait au figuré et voulait donner à entendre que l'air respiré par miss Sally Brass était rendu plus pur et plus serein par cette douce créature, il avait sans doute de bonnes raisons pour tenir ce langage. Mais s'il parlait dans un sens littéral de la délicieuse atmosphère de l'étude de M. Brass, il est certain qu'en effet ce lieu avait un fumet particulier, un goût de renfermé et d'humidité. Ce n'était pas seulement la forte odeur des vieux habits apportés là souvent pour être exposés en vente à Duke's Place et à Houndsditch, il y avait encore une odeur décidée de rats, de souris et de moisissure. Peut-être cependant quelques doutes s'étaient-ils élevés dans l'esprit de M. Swiveller sur la réalité de cette pure et délicieuse atmosphère; car il renâcla deux ou trois fois, et regarda d'un air d'incrédulité le nain qui ricanait.

«M. Swiveller, dit Quilp, étant habitué dans sa pratique de l'agriculture à semer de la folle avoine, juge prudemment, miss Sally, qu'après tout il vaut mieux avoir la moitié d'une croûte à ronger que de n'avoir pas de pain du tout. Il juge prudemment que c'est quelque chose aussi que de sortir d'embarras; en conséquence; il accepte les offres de votre frère Brass, M. Swiveller est donc à vous dès ce moment.

— Je suis enchanté, monsieur, dit M. Brass, vraiment enchanté. M. Swiveller, monsieur, est heureux d'avoir votre amitié. Vous devez être fier, monsieur, d'avoir l'amitié de M. Quilp.»

Dick murmura quelques mots comme pour dire qu'il n'avait jamais manqué d'amis ni d'une bouteille à leur offrir, et il risqua son allusion favorite à «l'aile de l'amitié qui jamais ne mue comme les plumes d'un oiseau.» Mais toutes ses facultés parurent absorbées par la contemplation de miss Sally Brass, il ne pouvait détacher d'elle son regard morne et stupéfait. Jugez si le nain était aux anges! Quant à la divine miss Sally elle-même, elle frotta ses mains comme un homme, et fit quelques tours dans l'étude, sa plume derrière l'oreille.

«Je suppose, dit le nain se tournant vivement vers son ami légal, que M. Swiveller va entrer immédiatement en fonctions. C'est aujourd'hui lundi matin.

— Immédiatement, si cela vous convient, monsieur, répondit Brass.

— Miss Sally lui enseignera le droit, la délicieuse étude du droit; elle sera son guide, son amie, sa compagne, son code, son Blackstone, son Coke, son Littleton, en un mot son manuel du jeune étudiant en droit.

— Quelle éloquence! dit Brass, comme un homme absorbé, en contemplant les toits des maisons vis-à-vis, et en plongeant les mains dans ses poches; quelle extraordinaire abondance de langage! C'est vraiment magnifique!

— Avec miss Sally, continua Quilp, et avec les riantes fictions de la loi, ses jours s'écouleront comme des minutes. Ces charmantes inspirations des poëtes tels que Cujas et Barthole, aussitôt qu'elles vont faire lever pour lui leur première aurore, lui ouvriront un monde nouveau pour élargir son esprit et élever son coeur.

— Oh! admirable, admirable! s'écria Brass. Ad-mi-ra-ble en vérité! C'est une jouissance que de l'entendre!

— Où M. Swiveller siégera-t-il? demanda Quilp en tournant, les yeux de tous côtés.

— Nous achèterons pour lui un autre tabouret, monsieur, répondit Brass. Nous ne prévoyions pas que nous dussions avoir un gentleman avec nous, jusqu'au jour où vous avez eu la bonté de nous y engager; et notre mobilier n'est pas considérable. Nous verrons à nous procurer un nouveau siège, monsieur. En attendant, si M. Swiveller veut prendre le mien et s'exercer la main à faire une belle copie de cette signification, comme je dois sortir et rester dehors toute la matinée…

— Venez avec moi, dit Quilp. J'ai à vous entretenir de quelques affaires. Avez-vous un peu de temps à perdre?

— Est-ce que c'est perdre du temps que de l'employer à sortir avec vous, monsieur? Vous plaisantez, monsieur, vous plaisantez! s'écria l'homme de loi en prenant son chapeau. Je suis prêt, monsieur, tout à fait prêt. Il faudrait que je fusse bien occupé pour n'avoir pas le temps de sortir avec vous. Il n'est pas donné à tout le monde, monsieur, de pouvoir jouir et profiter de la conversation de M. Quilp.»

Le nain lança un regard sarcastique à son ami au coeur d'airain, et, avec une petite toux sèche, il tourna sur ses talons pour dire adieu à miss Sally. Après cet adieu, galant du côté de Quilp, très-froid et cérémonieux du côté de miss Sally, il fit un signe de tête à Dick Swiveller, et se retira avec le procureur.

Dick était resté penché sur son pupitre dans un véritable état de stupéfaction, contemplant fixement la belle Sally, comme si c'était un animal curieux, unique en son espèce. Le nain, quand il fut dans la rue, monta de nouveau sur le rebord de la croisée, et jeta dans l'intérieur de l'étude un coup d'oeil accompagné d'une grimace, comme un homme qui regarde des oiseaux dans une cage. Dick tourna les yeux vers lui, mais sans avoir l'air de le reconnaître; et longtemps après qu'il eut disparu, le jeune homme contemplait encore miss Sally Brass; cloué à sa place, il ne voyait pas autre chose, il ne pensait pas à autre chose.

Pendant ce temps, miss Brass, plongée dans son état de frais et déboursés, etc., ne s'occupait nullement de Dick, mais elle griffonnait en faisant craquer sa plume, traçant les caractères avec un plaisir évident, et travaillant à toute vapeur. Dick avait poursuivi le cours de sa contemplation qui tantôt se portait sur la robe verte, tantôt sur la coiffure brune, tantôt sur le visage, et tantôt sur la plume à la course rapide. Il était devenu stupide de perplexité; se demandant comment il pouvait se trouver dans la compagnie d'un monstre si étrange, et si ce n'était pas un rêve dont il aurait bien voulu s'éveiller. Enfin il poussa un profond soupir, et commença lentement à retirer son habit.

M. Swiveller ayant ôté son habit, le plia avec le plus grand soin, sans quitter un instant des yeux miss Sally: alors il revêtit une jaquette bleue à double rang de boutons dorés qui, dans l'origine, lui avait servi pour des parties de plaisir aquatiques, mais que ce matin-là il avait apportée pour son travail de bureau; et toujours contemplant miss Sally, il se laissa tomber en silence sur le siège de M. Brass. Mais là il éprouva une rechute de découragement et de faiblesse, et, appuyant son menton sur sa main, il ouvrit des yeux si grands, si grands, qu'il ne semblait pas possible qu'ils se refermassent jamais.

Quand il eut regardé si longtemps qu'il ne pouvait plus rien voir, Dick détacha ses yeux du bel objet de sa surprise, les porta sur les feuillets du brouillon qu'il avait à copier, plongea sa plume dans l'écritoire et se mit à écrire lentement. Mais il n'avait pas tracé une demi-douzaine de mots, qu'il se pencha sur l'encrier pour y tremper de nouveau sa plume, et leva les yeux… Devant lui se trouvait l'insupportable voile brun, la robe verte, en un mot miss Sally Brass, parée de tous ses charmes, plus effroyable enfin que jamais.

Agacé jusqu'à la folie, M Swiveller commença à ressentir d'étranges sensations, d'horribles désirs d'anéantir cette Sally Brass, de mystérieuses tentations de lui arracher sa coiffure et de voir quel air elle aurait sans cet ornement. Sur la table se trouvait une grande règle, noire et luisante. M. Swiveller la prit et se mit à s'en frotter le nez.

De s'en frotter le nez à l'agiter avec sa main et lui faire faire les évolutions d'un tomahawk, la transition était toute simple et toute naturelle. Dans le cours de ces évolutions il frôla l'écharpe dont les bouts déguenillés flottaient au gré du vent; la règle avance d'un pouce plus prés, et voilà la grande écharpe brune par terre. Pendant ce temps, la belle innocente, bien éloignée de se douter du manège, continuait de travailler, sans lever les yeux.

Dick fut enchanté de ce succès. Eh bien! au moins il pourrait maintenant écrire avec ardeur et persévérance jusqu'à ce qu'il fût épuisé, et alors saisir la règle, l'agiter au-dessus de l'écharpe brune avec l'assurance de la faire tomber à volonté; il pourrait retirer la règle et s'en frotter le nez, quand il croirait que miss Sally aurait la fantaisie de le regarder pour s'en donner à coeur joie et redoubler ses évolutions quand elle serait de nouveau absorbée par sa besogne. Grâce à ces amusements, M. Swiveller calma l'agitation de ses sentiments, et finit par manier moins souvent la règle; il put même bientôt écrire de suite une demi-douzaine de lignes, sans revenir à ces interruptions: c'était une grande victoire.

CHAPITRE XXXIV.

Au bout d'un certain temps, c'est-à-dire après deux heures environ d'un travail assidu, miss Brass arriva au terme de sa tâche: ce qu'elle constata en essuyant sa plume sur sa robe verte et en prenant une pincée de tabac dans une petite boite ronde en étain qu'elle portait dans sa poche. Munie de ce rafraîchissement modéré, qui ne blessait en rien les règles de la Société de tempérance, elle se leva, lia ses papiers en dossier avec un ruban de coton rouge, et, plaçant le tout sous son bras, elle sortit de l'étude.

À peine M. Swiveller avait-il quitté son tabouret et s'était-il mis à danser en hurlant comme un sauvage, heureux de se sentir seul, qu'il fut troublé dans ce joyeux exercice. La porte s'était rouverte; la tête de miss Sally venait de reparaître.

«Je sors, dit miss Brass.

— Très-bien, madame, répondit Richard. Et que ce ne soit pas moi qui vous fasse rentrer plus tôt, madame, ajouta-t-il intérieurement.

— Si quelqu'un vient à l'étude, prenez-en note et dites que le monsieur qu'on demande est absent pour le moment.

— Je n'y manquerai pas, madame.

— Je ne serai pas longtemps, ajouta-t-elle en se retirant.

— Et je le regrette, madame, dit M. Swiveller quand elle eut refermé la porte J'espère bien que vous serez retenue pour quelque cause imprévue. Si vous pouviez vous faire écraser en route, madame, pas bien fort, seulement un petit peu, ce serait tant mieux.»

Prononçant avec un grand sérieux ces paroles bienveillantes, M. Swiveller s'assit dans le fauteuil des clients et s'y abandonna à ses réflexions. Puis il fit quelques tours en long et en large et revint au fauteuil.

«Je suis donc le clerc de Brass! dit-il. Le clerc de Brass, moi. Et aussi le clerc de la soeur de Brass, clerc d'un dragon femelle! Parfait, parfait! Qu'est-ce que je serai après? Serai-je un forçat avec un chapeau de feutre et un vêtement gris, courant le long d'un dock avec mon numéro bien brodé sur mon uniforme, et l'ordre de la Jarretière à ma jambe, avec un foulard attaché sur la cheville du pied pour la garantir contre les écorchures? Est-ce là ce que je serai? À moins que ce ne soit un sort trop distingué. Mais c'est égal, il faut toujours commencer par faire ce qui vous passe par la tête.»

Comme il était parfaitement seul, nous devons présumer que M. Swiveller adressait ces réflexions soit à lui-même, soit à son sort ou à sa destinée; le sort et la destinée que les demi-dieux d'Homère ont l'habitude d'accuser, comme vous savez, avec aigreur et de poursuivre de leurs sarcasmes lorsqu'ils se trouvent dans des situations désagréables. Il est même probable que M. Swiveller avait en cela l'intention d'imiter les demi-dieux de l'Iliade, car il adressait comme eux sa tirade au plafond, image du ciel que le sort et la destinée, ces personnages immatériels, sont censés habiter, excepté pourtant au théâtre, où ils se tiennent dans la région du lustre.

Après un silence pensif, M. Swiveller reprit ainsi, en énumérant l'une après l'autre, sur ses doigts, les diverses circonstances:

«Quilp m'offre cette place et me dit qu'il peut me l'assurer. J'aurais gagé tout ce qu'on aurait voulu que Fred n'entendrait pas de cette oreille-là; et c'est lui qui, à mon profond étonnement, pousse Quilp et me presse d'accepter… Fatalité numéro un. Ma tante de province me coupe les vivres, elle m'écrit une lettre affectueuse pour m'annoncer qu'elle a fait un testament nouveau, et qu'elle m'y déshérite… Fatalité numéro deux. Plus d'argent, pas de crédit, rien à attendre de Fred qui semble avoir tourné tout d'un coup; ordre de quitter mon ancien appartement… Troisième, quatrième, cinquième, sixième fatalités! Sous le poids de tant de fatalités, quel homme peut être considéré comme disposant de son libre arbitre? Ce n'est pas à un homme à se mettre lui-même le pied sur la gorge. Si sa destinée le jette à bas, à la bonne heure, il faut bien qu'il se résigne, en attendant que sa destinée le relève! Je suis content que la mienne ait pris sur elle toute la responsabilité; je n'ai rien à y voir, je me défends de toute complicité avec elle; j'ai le droit de me mettre au-dessus de cela. Ainsi, mon gaillard, ajouta M. Swiveller, prenant congé du plafond avec un geste significatif, allons, et voyons lequel de nous deux, de moi ou du sort, se lassera le premier!»

Laissant là le sujet de sa décadence avec ces réflexions qui ne manquaient certainement pas de profondeur et qu'il n'est pas rare de rencontrer dans certains traités de philosophie morale, M. Swiveller mit de côté le désespoir pour prendre l'humeur sans souci d'un clerc irresponsable.

Comme pour se donner un maintien dégagé, ce qu'on appelle de l'aplomb, il se mit à examiner l'étude plus en détail qu'il n'avait encore eu le temps de le faire; il sonda la boîte à perruque, feuilleta les livres, scruta la bouteille à l'encre; il farfouilla dans les papiers, grava quelques emblèmes sur la table avec la lame acérée du canif de M. Brass, et écrivit son nom à l'intérieur du seau à charbon qui était en bois. Ayant, par ces formalités, pris possession en règle de ses fonctions de clerc, il ouvrit la fenêtre et s'y appuya nonchalamment jusqu'à ce qu'un marchand de bière ambulant vînt à passer. Il lui commanda de poser sur le rebord son plateau et de lui servir une pinte de porter doux qu'il but sur place et paya aussitôt, avec la pensée de jeter les bases d'un crédit futur et de préparer les choses à cet effet sans perdre une minute. M. Swiveller reçut coup sur coup trois ou quatre petits saute-ruisseaux, porteurs de commissions d'affaires de la part de trois ou quatre procureurs, confrères de M. Brass: il les reçut et les renvoya d'un air qui sentait la connaissance approfondie du métier, à peu près de l'air qu'aurait pris un clown de pantomime pour jouer ce rôle sur la scène. Après quoi, il retourna à son siège et s'exerça la main à faire à la plume des caricatures de miss Brass, en sifflant gaiement tout ce temps-là.

Tandis qu'il se livrait à cette distraction, une voiture s'arrêta près de la porte, et bientôt un double coup de marteau retentit. Comme ce n'était pas l'affaire de M. Swiveller, puisqu'on ne tirait pas la sonnette de l'étude, il continua de se livrer à sa distraction avec un calme parfait, bien qu'il eût lieu de penser que, excepté lui, il n'y avait pas une âme pour répondre dans la maison.

En ceci cependant il se trompait: car les coups de marteau s'étant réitérés avec une impatience de plus en plus grande, la porte s'ouvrit, quelqu'un monta lourdement l'escalier et entra dans la chambre du premier. M. Swiveller s'émerveillait en se demandant si ce n'était pas une autre miss Brass, une soeur jumelle du dragon, quand on frappa à la porte de l'étude.

«Entrez! dit Richard. Pas de cérémonies. La place ne sera bientôt plus tenable, si j'ai encore plus de chalands. Entrez!

— Voulez-vous venir, s'il vous plaît, dit une voix faible et dolente qu'on entendit dans le couloir, pour montrer l'appartement.»

Dick se pencha par-dessus la table et aperçut une petite jeune fille, vraie traîneuse de savates, avec un sale et grossier tablier et une bavette qui ne laissaient voir de sa personne que son visage et ses pieds. Elle avait l'air d'être serrée dans une boîte à violon.

«Qui êtes-vous?» demanda Dick.

À quoi elle répondit simplement:

«Oh! voulez-vous venir, s'il vous plaît, pour montrer l'appartement?»

Jamais peut-être on n'avait vu une enfant qui dans son air et ses manières ressemblât plus à une vieille. Elle devait, selon toute vraisemblance, avoir travaillé depuis le berceau. Elle avait l'air d'avoir aussi peur de Dick qu'elle lui causait elle-même d'étonnement.

«Je n'ai rien de commun avec l'appartement, dit M. Swiveller.
Dites-leur de repasser.

— Oh! voulez-vous venir, s'il vous plaît, pour montrer l'appartement, répliqua la jeune fille. C'est dix-huit schellings par semaine; nous fournissons le linge et la vaisselle; le nettoyage des bottes et des habits est en sus; en hiver, le feu est de quinze sous par jour.

— Pourquoi ne montrez-vous pas l'appartement vous-même? vous paraissez bien au courant.

— Miss Sally a dit qu'il ne faut pas que je le montre, parce que si l'on voyait combien je suis petite, on craindrait de n'être pas bien servi.

— Est-ce qu'ils ne finiront pas par voir que vous êtes petite?

— Oui, mais on aura toujours loué pour une quinzaine, répondit la jeune fille avec un regard malin; et les gens n'aiment pas à se déranger une fois qu'ils sont établis quelque part.

— Le raisonnement est curieux, dit Richard en se levant. Ah çà! qu'est-ce que vous êtes ici? la cuisinière?

— Oui, je fais la cuisine. Je suis aussi femme de chambre. Je fais tout l'ouvrage de la maison.

— Je suppose cependant, pensa M. Swiveller, que Brass, le dragon et moi, nous faisons la plus sale partie de la besogne.»

Et il eût sans doute donné un plus libre cours à ses pensées, dans la disposition de doute et d'hésitation où il se trouvait, si la jeune fille n'avait continué à le presser, et si certains coups mystérieux appliqués avec force sur le mur du couloir et sur les marches de l'escalier n'avaient témoigné de l'impatience qu'éprouvait le visiteur. En conséquence, Richard Swiveller, fichant une plume derrière chaque oreille, et en mettant une autre dans sa bouche comme une marque de sa haute importance et de son zèle à remplir ses fonctions, s'élança au dehors pour voir le gentleman qui attendait, et pour entrer en arrangement avec lui.

Il fut quelque peu surpris de découvrir que les coups violents qu'il avait entendus étaient produits par la malle du gentleman, laquelle était en train de gravir l'escalier sous les efforts réunis de son propriétaire et du cocher: or, la tâche n'était pas facile; car, d'une part, l'escalier était roide, et de l'autre, la malle, très-pesamment chargée, était bien large deux fois comme l'escalier. Les deux hommes, se heurtant l'un l'autre, appuyant de toutes leurs forces, poussaient la malle le plus ferme et le plus vite possible dans toutes sortes d'angles impraticables d'où il n'y avait pas moyen de se tirer; pour ce motif suffisant, M. Swiveller les suivit lentement par derrière en protestant à chaque étage contre cette manière de prendre d'assaut la maison de M. Sampson Brass.

À ces remontrances le gentleman ne répondait pas un mot mais lorsque enfin sa malle fut parvenue dans la chambre à coucher, il s'assit dessus et essuya avec son mouchoir son front chauve et son visage. Il avait très-chaud, et certes il y avait bien de quoi; car sans compter l'exercice violent qu'il avait pris en faisant gravir l'escalier à sa malle, il était tout emmitouflé dans des vêtements d'hiver, bien que durant toute la journée le thermomètre eût marqué dix-neuf degrés à l'ombre.

«Je pense, monsieur, dit Richard Swiveller retirant sa plume de sa bouche, que vous désirez voir cet appartement. Un très-bel appartement, monsieur. On y jouit sans interruption de la vue de… de la rue et au delà, et il est situé à une minute de… du coin de la rue. Dans le voisinage immédiat, monsieur, on trouve d'excellent porter, et d'autres agréments accessoires à l'avenant.

— Quel prix? dit le gentleman.

— Vingt-cinq francs par semaine, répondit Richard, enchérissant sur les conditions de loyer que lui avait indiquées la servante.

— Je le prends.

— Les bottes et les habits sont à part; et l'hiver, le feu coûte…

— Je consens à tout.

— On ne le loue pas à moins de deux semaines, dit Richard; c'est…

— Deux semaines! s'écria brusquement le gentleman en regardant Swiveller de la tête aux pieds. Deux années. J'y resterai deux années; oui, deux années ici. Tenez, voici deux cent cinquante francs. Le marché est conclu.

— Pardon, dit Richard. Je ne me nomme pas Brass, et…

— Qui vous parle de cela? «Je ne me nomme pas Brass.» Qu'est-ce que ça me fait?

— C'est le nom du maître de la maison.

— J'en suis charmé, répliqua le gentleman. C'est un nom excellent pour un homme de loi. Cocher, vous pouvez partir. Vous aussi, monsieur.»

M. Swiveller était tellement confondu en voyant le gentleman agir d'un air aussi délibéré, qu'il restait là à le contempler avec autant de surprise que lui en avait causé la vue de miss Sally. Quant au gentleman, il ne témoignait pas la moindre émotion: bien plus, il se mit avec un calme parfait à dérouler le châle qui était noué autour de son cou et à tirer ses bottes. Dégagé de cet attirail, il défit successivement les autres parties de son habillement, les plia les unes après les autres et les rangea en ordre sur sa malle. Alors il abaissa les jalousies, ferma les rideaux, monta sa montre, toujours avec la même lenteur méthodique.

«Emportez le billet de deux cent cinquante francs, dit-il en avançant la tête hors des rideaux, et que personne ne vienne me déranger avant que j'aie sonné.»

Les rideaux se refermèrent, et au bout d'un instant on entendit ronfler le gentleman.

«Voilà bien sans contredit une maison étrange, surnaturelle, se dit M. Swiveller en retournant dans l'étude avec le billet à la main. Des dragons femelles à la besogne, agissant comme des légistes de profession; des cuisinières de trois pieds de haut sortant mystérieusement de dessous terre; des étrangers qui entrent sans gêne et vont sans permission se coucher dans votre lit, à midi. Si par hasard c'était un de ces hommes merveilleux dont on parte de temps à autre, et s'il s'était mis au lit pour deux ans, je serais dans une drôle de position! C'est ma destinée cependant, et j'espère que Brass sera content. Ma foi! s'il ne l'est pas, j'en suis bien fâché. Ce n'est point mon affaire; je m'en lave les mains.»

CHAPITRE XXXV.

En rentrant chez lui, M. Brass reçut le rapport de son clerc avec beaucoup de satisfaction, et se mit à examiner soigneusement le billet de deux cent cinquante francs. Il résulta de cet examen que le billet était bien en effet du gouverneur de la Compagnie de la banque d'Angleterre, en bonne et due forme, ce qui accrut considérablement la joie de M. Brass. Cela le mit dans un tel débordement de libéralité et de condescendance, que, dans la plénitude de son coeur, il invita M. Swiveller à partager avec lui un bol de punch, vers cette époque reculée et indéfinie qu'on appelle vulgairement «un de ces jours,» et qu'il lui fit de beaux compliments sur l'aptitude rare pour les affaires qu'il avait montrée dès son premier jour d'exercice.

C'était, chez M. Brass, une maxime favorite, que l'habitude de faire des compliments tient la langue d'un homme souple et moelleuse comme un ressort bien huilé, sans coûter un sou de dépense. Et, comme ce membre utile ne doit jamais se rouiller ou craquer en tournant sur ses gonds lorsqu'il appartient à un homme de loi, chez qui, au contraire, il doit être toujours dispos et délié, M. Brass ne négligeait aucune occasion de s'entretenir la langue par des discours flatteurs et des expressions élogieuses. Il en avait même tellement contracté l'habitude, que, si l'on ne pouvait exactement dire qu'il avait la langue au bout des doigts, on pouvait du moins certainement dire qu'il l'avait partout, excepté pourtant au visage; car son visage ayant, comme nous l'avons déjà fait connaître, un aspect refrogné et repoussant, ne pouvait pas s'adoucir avec la même facilité, et restait désagréable en dépit des discours les plus gracieux: c'était un phare donné par la nature pour éclairer ceux qui naviguent à travers les bancs et les récifs du monde, ou plutôt à travers le périlleux détroit de la loi, et pour les avertir d'aborder à des ports moins perfides et de chercher fortune ailleurs.

Tandis que tour à tour M. Brass accablait son clerc de compliments et examinait le billet de deux cent cinquante francs, miss Sally, qui venait de rentrer, montrait une certaine émotion qui n'était pas d'un caractère fort agréable; car, habituée par la pratique constante de la chicane à fixer sa pensée sur les petits gains et la rapine, et à aiguiser sans cesse sa finesse naturelle, elle ne fut pas médiocrement contrariée d'apprendre que le gentleman eût si facilement obtenu le logement.

«En voyant, dit-elle, qu'il s'était mis dans la tête de l'avoir, on eût dû pour le moins doubler ou tripler le prix habituel; et, plus il pressait, plus M. Swiveller eût dû renchérir les conditions.»

Mais ni la satisfaction de M. Brass ni le mécontentement de miss Sally n'eurent le pouvoir d'exercer la moindre impression sur le jeune homme, qui, rejetant sur sa malheureuse destinée la responsabilité de l'événement comme de tout ce qui pourrait advenir plus tard, était entièrement calme et résigné, préparé pleinement à accepter le mal, et indifférent au bien, en vrai philosophe qu'il était.

Le lendemain, c'est-à-dire le deuxième jour d'exercice pour
M. Swiveller, M. Brass l'accueillit amicalement et lui dit:

«Bonjour, monsieur Richard; Sally vous a trouvé un tabouret d'occasion, monsieur, hier au soir, dans White Chapel. C'est une femme rare pour les marchés, je puis vous l'assurer, monsieur Richard. Vous verrez que ce tabouret est de première qualité, monsieur, vous pouvez m'en croire.

— Il a l'air un peu détraqué, dit Richard; il suffît de le voir pour en juger.

— Vous trouverez que c'est un siège fort agréable, répliqua M. Brass; vous pouvez en être certain. Il a été acheté dans la rue qui fait face à l'hôpital. Comme il s'y trouvait depuis un mois ou deux, il est resté à la poussière et a été hâlé par le soleil; mais voilà tout.

— J'espère qu'il n'aura pas recueilli de miasmes de fièvre, dit Richard en s'asseyant d'un air mécontent entre M. Brass et la chaste Sally. Tiens, il a un pied plus long que les autres.

— Nous y mettrons une cale, dit M. Brass en riant. Ah! ah! ah! nous y mettrons une cale, monsieur; ce sera pour ma soeur une occasion nouvelle d'aller pour nous au marché. Miss Brass, M. Richard est le…

— Voulez-vous bien vous taire!» interrompit celle qui était l'agréable objet de ces observations.

Et, regardant par-dessus ses papiers, elle continua: «Comment voulez-vous que je travaille, si vous ne cessez de jacasser?

— Quel drôle de corps vous faites! répondit le procureur. Parfois vous ne voulez que causer; dans un autre moment, vous ne voulez que travailler: on ne sait jamais de quelle humeur on vous trouvera.

— Je suis en humeur de travailler aujourd'hui, dit miss Sally; ainsi, ne me dérangez pas, s'il vous plaît. Et ne le dérangez pas non plus de sa besogne, ajouta-t-elle en montrant Richard du bout de sa plume. Il n'en fera pas plus qu'il ne faut, n'ayez pas peur.»

M. Brass avait évidemment bonne envie de lancer à sa soeur une verte réplique; mais il en fut détourné par des considérations de timidité ou de prudence, et se borna à murmurer des mots isolés comme «aggravation: vagabond,» sans désigner personne par ces mots, mais en les jetant d'inspiration, comme s'ils se rattachaient à quelque idée abstraite qui lui fût venue à l'esprit.

Tous trois après cela se mirent à écrire longtemps en silence, un silence si profond, que M. Swiveller, qui avait besoin d'une certaine excitation pour travailler, s'endormit à plusieurs reprises, et écrivit, les yeux fermés, des mots étranges en caractères inconnus. Tout à coup, miss Sally rompit la monotonie qui régnait dans l'étude en ouvrant sa petite boîte de métal, où elle prit une pincée de tabac qu'elle aspira bruyamment, et en disant que c'était la faute de M. Richard Swiveller.

«Qu'est-ce qui est de ma faute? demanda Richard.

— Vous savez bien, dit miss Brass, que le locataire n'est pas levé encore; qu'on ne l'a ni vu ni entendu depuis qu'il s'est mis au lit hier dans l'après-midi.

— Eh bien, madame, je suppose qu'il est libre de dormir tranquillement tout son soûl, ou plutôt tout son comptant pour ses deux cent cinquante francs.

— Ah! je commence à croire qu'il ne se réveillera jamais.

— C'est une circonstance remarquable, dit Brass mettant de côté sa plume; oui, une circonstance remarquable. Monsieur Richard, si l'on venait à trouver ce gentleman pendu à la colonne du lit, ou si quelque autre accident désagréable de ce genre se produisait, vous voudrez bien vous rappeler, monsieur Richard, que ce billet de deux cent cinquante francs vous avait été remis comme à-compte sur le payement d'un loyer de deux ans? Gravez cela dans votre esprit, monsieur Richard; vous ferez bien d'en prendre note, monsieur, dans le cas où vous seriez appelé comme témoin.»

M. Swiveller prit une grande feuille de papier ministre, et, avec un air de profonde gravité, il commença à écrire une petite note dans un coin.

«On ne saurait jamais prendre trop de précautions, dit M. Brass. Il y a tant de méchanceté dans le monde, tant de méchanceté! Le gentleman vous a-t-il dit, monsieur… Mais, pour le moment, laissons cela, monsieur; achevez d'abord votre note.»

Dick obéit et tendit le papier à M. Brass, qui avait quitté son siège et marchait de long en large dans l'étude.

«Ah! ah! voilà la note? dit M. Brass jetant les yeux sur le papier. Très-bien. Maintenant, monsieur Richard, le gentleman vous a-t-il dit autre chose?

— Non.

— Êtes-vous sûr, monsieur Richard, dit le procureur d'un ton solennel, que le gentleman n'ait rien dit?

— Pas un mot, que je sache, monsieur.

— Pensez-y encore, monsieur. Dans la position que j'occupe, et comme membre honorable du corps légal, c'est-à-dire du premier corps de ce pays, monsieur, ou de tout autre pays, ou de toutes les planètes qui brillent au-dessus de nous la nuit et sont censées être habitées, il est de mon devoir, monsieur, comme membre honorable de ce corps, de n'omettre vis-à-vis de vous aucune question majeure dans une affaire de cette délicatesse et de cette importance. Monsieur, le gentleman qui vous a loué hier, dans l'après-midi, notre premier étage, et qui a apporté une malle pesante…, une malle pesante, ne vous a-t-il rien dit de plus que ce qui est consigné dans cette note?

— Allons, voyons, pas de bêtise,» dit miss Sally.

Dick la regarda, puis il regarda Brass, puis il regarda de nouveau miss Sally, et il répéta enfin: «Non.

— Pouh! pouh! Le diable m'emporte! monsieur Richard, vous êtes bien simple! s'écria Brass avec un sourire. Le gentleman n'a-t-il rien dit au sujet de sa malle?

— C'est cela… c'est bien cela…dit miss Sally, faisant un signe de tête à son frère pour lui donner son approbation.

— A-t-il dit, par exemple, ajouta Brass avec une sorte d'aisance et de bonhomie (je n'affirme pas qu'il ait rien dit de semblable, songez-y bien; je veux seulement vous en rafraîchir la mémoire), a-t il dit, par exemple, qu'il était étranger à Londres; qu'il n'était ni en humeur ni en état de fournir aucun renseignement; qu'il jugeait que nous avions le droit d'en exiger, et que, dans le cas où quelque chose lui arriverait, à un moment quelconque, il désirait que ses effets fussent par provision considérés comme m'appartenant, pour me dédommager un peu de l'embarras et de l'ennui que j'aurais à éprouver; en un mot, ajouta Brass d'un ton encore plus doucereux, en l'acceptant comme locataire en mon nom, pendant mon absence, n'avez-vous pas entendu traiter à ces conditions?

— Certainement non, répondit Richard.

— Eh bien! alors, s'écria Brass en lui lançant du haut de ses sourcils froncés un regard de reproche, je suis d'avis que vous vous êtes mépris sur votre vocation, et que vous ne serez jamais un homme de loi.

— Vous ne le serez jamais, quand bien même vous vivriez mille ans.» ajouta miss Sally.

Sur quoi le frère et la soeur prirent chacun une pincée de tabac dans la petite boite de métal et l'aspirèrent bruyamment, puis ils retombèrent dans leurs méditations soucieuses.

Il ne se passa rien de mémorable jusqu'au dîner de M. Swiveller. C'était à trois heures; mais il semblait au pauvre clerc qu'il y avait au moins trois semaines qu'il l'attendait. Au premier son de l'horloge, Richard s'éclipsa. Au dernier coup de cinq heures il reparut, et l'étude se parfuma, comme par enchantement, d'une odeur de genièvre et d'écorce de citron.

— Monsieur Richard, dit Brass, cet homme n'est pas levé encore.
Rien ne peut l'éveiller. Que faut-il faire, monsieur?

— Moi, je le laisserais dormir tout du long, répondit Richard.

— Dormir tout du long! s'écria Brass, quand il dort depuis vingt- six heures! Nous avons remué par-dessus sa tête, à l'étage supérieur, toutes sortes de coffres et de meubles; nous avons frappé à double carillon à la porte de la rue; nous avons plusieurs fois fait dégringoler l'escalier à la servante (elle n'est pas bien lourde, et cet exercice ne lui est pas mauvais), mais rien n'a réussi à éveiller cet homme.»

Dick suggéra une idée.

«Peut-être, en prenant une échelle et l'appliquant à la fenêtre du premier étage…

— Oui, mais il y a un contrevent, dit Brass; d'ailleurs, tout le voisinage serait en rumeur.»

Dick suggéra une nouvelle idée.

«Si l'on montait sur le toit de la maison par la trappe, et qu'on descendît par la cheminée?

— Ce serait un plan excellent, dit Brass, si quelqu'un… et il regarda fixement M. Swiveller, si quelqu'un était assez bon, assez dévoué, assez généreux pour tenter l'entreprise. Je suis même sûr que la chose ne serait pas aussi désagréable qu'on pourrait le supposer.»

En faisant cette proposition, Dick avait pensé que l'exécution pourrait en incomber à miss Sally. Comme il se taisait et paraissait sourd à l'insinuation, M. Brass émit l'avis qu'il fallait tous ensemble monter l'escalier et faire un dernier effort pour éveiller le dormeur par quelque moyen moins violent: si la tentative ne réussissait pas, on aurait recours à des mesures plus énergiques. M. Swiveller y consentit; il s'arma de son tabouret et de la grande règle, et se transporta avec son patron sur le théâtre de l'action, où miss Brass était déjà occupée à agiter de toutes ses forces une sonnette, sans cependant que son carillon produisît le moindre effet sur le mystérieux locataire.

«Voici ses bottes, monsieur Richard, dit Brass.

— Triste échantillon du caractère tenace et endurci de leur maître,» répondit Swiveller.

C'était bien, en effet, la paire de bottes la plus maussade et la plus massive qu'il fût possible de voir; plantées droites sur le sol, comme si les jambes et les pieds de leur propriétaire s'étaient logés, elles semblaient, avec leurs larges semelles et leur forme rustique, décidées à prendre de vive force possession de la place qu'elles occupaient.

«Je ne puis apercevoir que le rideau du lit, murmura Brass, l'oeil appliqué au trou de la serrure. Est-ce que c'est un homme robuste, monsieur Richard?

— Très-robuste.

— Ce serait une circonstance extrêmement fâcheuse, s'il s'élançait tout à coup sur nous. Laissez l'escalier libre. Je n'ai pas peur de lui: il trouverait à qui parler; mais je suis le maître de la maison, et comme c'est à moi à faire respecter les lois de l'hospitalité… Holà! hé! holà! holà!»

Tandis qua M. Brass, l'oeil plongé avec curiosité dans le trou de la serrure, poussait ces cris pour attirer l'attention de son locataire, et tandis que, de son côté, miss Brass ne laissait pas de repos à la sonnette, M. Swiveller plaça son tabouret contre le mur près de la porte, y monta en se tenant bien effacé, de façon que l'étranger, s'il se ruait au dehors, le dépassât dans sa fureur sans l'apercevoir, et il commença à exécuter un bruyant roulement avec la règle sur le panneau supérieur de la porte. Entraîné par le charme de son propre talent, et confiant d'ailleurs dans la sûreté de sa position, qu'il avait prise d'après la méthode de ces vigoureux gaillards qui, aux soirs où la foule encombre les théâtres, ouvrent à la circulation les portes du parterre et des galeries, M. Swiveller fit pleuvoir une telle douche de coups, que le son de la sonnette s'en trouva étouffé, et que la petite servante, qui se tenait au bas de l'escalier, prête à s'enfuir au premier signal, fut obligée de se boucher les oreilles, de peur de devenir sourde pour toute sa vie.

Soudain la porte fut débarrassée au dedans et ouverte avec violence. La petite servante alla se cacher dans la cave au charbon; miss Sally ne fit qu'un saut à sa propre chambre à coucher; M. Brass, qui ne brillait pas par le courage, courut jusqu'à la rue voisine, et là, s'apercevant que personne ne le poursuivait avec un tisonnier ou toute autre arme offensive, il enfonça ses mains dans ses poches, et se mit à marcher tranquillement, en sifflant, comme si de rien n'était.

Pendant ce temps, M. Swiveller, debout sur son tabouret, s'aplatissait de son mieux contre la muraille, et suivait du regard, non sans quelque inquiétude, les mouvements du gentleman qui s'était montré au seuil de la porte en grondant et jurant d'une manière terrible et qui, tenant ses bottes à la main, semblait avoir l'intention de les lancer à tout hasard à travers l'escalier. Cependant notre homme abandonna cette idée, et il retournait vers sa chambre en grondant encore avec colère, quand ses yeux rencontrèrent ceux de Richard qui se tenait sur ses gardes.

«Est-ce vous qui faisiez cet horrible tapage? dit le gentleman.

— Je jouais ma partie dans le concert, répondit Richard, l'oeil fixé sur le locataire et faisant voltiger gentiment sa règle dans sa main droite, comme pour indiquer à l'étranger ce qu'il avait à attendre de lui s'il voulait se livrer à quelque acte de violence.

— Comment avez-vous eu cette impudence, hein?» dit le gentleman.

Dick n'eut pas de meilleure réponse à faire que de lui demander s'il trouvait qu'il fût convenable à un gentleman de dormir d'un trait vingt-six heures, et si le repos d'une aimable et vertueuse famille ne pouvait pas peser de quelque poids dans la balance.

«Et moi, mon repos n'est-il donc rien! s'écria l'étranger.

— Et le leur, n'est-il donc rien non plus, monsieur? répliqua Richard. Je ne veux pas vous faire de menaces, monsieur; la loi ne permet pas les menaces, car menacer est un délit prévu par la loi; mais si vous agissez encore de la sorte, prenez garde que le coroner une autre fois ne commence par vous enterrer dans le cimetière le plus voisin, avant que vous vous soyez seulement éveillé. Nous avons eu peur que vous ne fussiez mort, monsieur, ajouta Richard en sautant légèrement à terre; au bout du compte, nous ne pouvons permettre à un gentleman de s'établir dans cette maison pour y dormir comme deux locataires sans payer pour cela un extra.

— En vérité! s'écria le locataire.

— Oui, monsieur, en vérité, répliqua Richard s'abandonnant à sa destinée et disant tout ce qui lui passait par la tête; on ne saurait prendre une telle quantité de sommeil dans un seul lit, sur un seul bois de lit; et si vous voulez dormir ainsi, vous devez payer sur le pied d'une chambre à deux lits.»

Au lieu d'être jeté par ces observations dans un plus grand accès de colère, le locataire partit d'un violent éclat de rire et regarda M. Swiveller avec des yeux étincelants. C'était un homme au visage brun, hâlé par le soleil, et dont la face paraissait plus brune encore et plus hâlée par le voisinage d'un bonnet de coton blanc qui la surmontait. Comme on voyait bien que c'était un personnage colère, M. Swiveller se sentit fort soulagé en le trouvant de si bonne humeur, et pour l'encourager à persister dans cette disposition d'esprit, il sourit à son tour.

Le locataire, dans l'irritation qu'il avait éprouvée en se voyant réveillé si brusquement, avait poussé un peu trop son bonnet de nuit sur le côté de sa tête chauve. Cela lui donnait un certain air tapageur et excentrique que M. Swiveller pouvait maintenant observer à son aise et qui le charma fort. Il exprima donc, par manière de raccommodement, l'espérance que le gentleman allait se lever, et qu'à l'avenir il ne le ferait plus.

«Venez, impudent drôle!»

Telle fut la réponse du locataire, qui rentra dans sa chambre.

M. Swiveller l'y suivit, laissant le tabouret dehors, mais conservant la règle en cas de surprise. Il ne tarda pas à s'applaudir de sa prudence, quand le gentleman, sans donner aucune explication, ferma la porte à double tour.

«Voulez-vous boire quelque chose?» demanda l'étranger.

M. Swiveller répondit qu'il avait tout récemment apaisé les angoisses de la soif, mais qu'il était prêt encore à prendre un «modeste rafraîchissement,» si les matériaux se trouvaient sous la main. Sans qu'un mot de plus fût prononcé de part ni d'autre, le locataire tira de sa grande malle une sorte de temple en argent, brillant et poli, qu'il plaça soigneusement sur la table. M. Swiveller suivait avec un vif intérêt tous ses mouvements.

L'étranger mit un oeuf dans un petit compartiment de ce temple, dans un autre du café, dans un troisième un bon morceau de bifteck cru, qu'il prit dans une boîte d'étain bien propre enfin il versa de l'eau dans une quatrième case. Ensuite, à l'aide d'un briquet phosphorique et d'allumettes, il mit le feu à une lampe d'esprit de vin qui était placée sous le temple. Il baissa les couvercles des petits compartiments, puis il les releva, et alors il se trouva que, par une opération merveilleuse et invisible, le bifteck fut rôti, l'oeuf cuit, le café bien fait, en un mot, le déjeuner prêt.

«Voici de l'eau chaude, dit le locataire, en la passant à M. Swiveller avec autant d'aplomb que s'il avait eu devant lui un fourneau de cuisine; voici d'excellent rhum, du sucre et un verre de voyage. Faites le mélange et hâtez-vous.»

Dick obéit, portant tour à tour son regard du temple qui était sur la table, et où tout semblait se faire, à la grande malle qui semblait tout contenir. Le locataire déjeuna en homme trop habitué à ces sortes de miracles pour seulement y penser.

«Le maître de la maison est un homme de loi, n'est-il pas vrai?» dit-il.

Dick fit un signe de tête. Le rhum lui paraissait exquis.

«La maîtresse de la maison, — qui est-elle?

— Un dragon,» répondit Richard.

Le gentleman, peut-être pour avoir fait rencontre de ces sortes d'animaux dans le cours de ses voyages, ou peut-être par innocence, s'il était célibataire, ne témoigna aucune surprise, mais il demanda simplement:

«Sa femme, ou sa soeur?

— Sa soeur.

— Tant mieux; il pourra s'en débarrasser quand il lui plaira.»

Après un moment de silence, l'étranger ajouta:

«Quant à moi, j'aime à agir à ma guise, à me coucher lorsque cela me convient, à me lever quand il m'en prend la fantaisie, à rentrer, à sortir selon mon idée, à ne pas subir de questions, à n'être point entouré d'espions. À cet égard, les domestiques sont le diable. Il n'y a qu'une servante, ici?

— Oui, et une toute petite, dit Richard.

— Une toute petite! Très-bien; la maison me conviendra; n'est-ce pas?

— Oui.

— Ce sont des requins, je suppose?»

Dick fit un signe d'assentiment et acheva de vider son verre.

«Instruisez-les de mon caractère, dit l'étranger en se levant. S'ils m'ennuient, ils perdront un bon locataire Qu'ils me connaissent sons ce rapport, ils en sauront assez. S'ils veulent en savoir davantage, ce sera me donner congé. Il vaut mieux s'être bien entendus d'abord sur ce sujet. Bonjour.

— Je vous demande pardon, dit Richard s'arrêtant au moment où le locataire se disposait à ouvrir la porte. «Quand celui qui t'adore n'a laissé que son nom…»

— Que diable voulez-vous?

— «N'a laissé que son nom… que son nom… Votre nom, quoi!» dans le cas où il vous viendrait soit des lettres, soit des paquets…

— Je n'ai rien à recevoir.

— Ou bien si quelqu'un vous demandait.

— Personne ne me demandera.

— Si, faute de savoir votre nom, il nous arrivait de commettre quelque erreur, ne dites pas, monsieur, qu'il y ait de ma faute. «Oh! n'accuse pas le barde…»

— Je n'accuserai personne, dit le locataire, avec une telle violence, qu'en une minute Richard se trouva sur l'escalier et entendit la porte se fermer entre lui et son interlocuteur.»

M. Brass et miss Sally étaient aux aguets, et il avait fallu que M. Swiveller sortît aussi brusquement pour qu'ils s'arrachassent à leur observation du trou de la serrure. Comme malgré tous leurs efforts ils n'avaient pu attraper un seul mot de la conversation, d'autant plus qu'ils avaient passé tout le temps à se disputer l'observatoire, sans pouvoir, il est vrai, faire autre chose que se pousser, se pincer, se livrer à cette muette pantomime, ils entraînèrent Richard à l'étude afin d'y entendre son rapport.

Ce rapport, M. Swiveller le leur fit exact en ce qui concernait les volontés et le caractère du gentleman, mais poétique au sujet de la grande malle, dont il fit une description plus remarquable par l'éclat de l'imagination que par la stricte peinture de la vérité. Il déclara avec nombre d'affirmations solennelles, qu'elle contenait un échantillon de toute espèce de mets délicieux et des meilleurs vins connus de nos jours; en outre, qu'elle avait la faculté d'agir au commandement, sans doute par un mouvement de pendule. Il leur donna aussi à entendre que l'appareil culinaire pouvait en deux minutes un quart rôtir une belle pièce d'aloyau de boeuf pesant environ six livres bon poids, comme il l'avait vu de ses propres yeux et reconnu au flair; il avait vu aussi, de quelque façon que l'effet se produisît, l'eau frémir et bouillonner le temps que le gentleman mettait à cligner de l'oeil. Toutes ces circonstances réunies l'amenaient à conclure que la locataire était ou un grand magicien ou un grand chimiste, tous les deux peut-être, et que son séjour dans la maison ne pourrait manquer de jeter un jour beaucoup d'éclat sur le nom de Brass et d'ajouter un nouvel intérêt à l'histoire de Bevis Marks.

Il y eut un point cependant sur lequel M. Swiveller ne jugea pas nécessaire de s'étendre, à savoir le «modeste rafraîchissement» qui, en raison de sa force intrinsèque et de ce qu'il était arrivé mal à propos sur les talons mêmes du breuvage modéré que M. Swiveller avait analysé à son dîner, éveilla chez lui un léger accès de fièvre et rendit nécessaire l'application de deux ou trois autres «modestes rafraîchissements» que M. Swiveller dut prendre à un cabaret voisin, dans le cours de la soirée.

CHAPITRE XXXVI.

Depuis quelques semaines, le gentleman occupait son appartement, refusant toujours d'avoir aucun rapport avec M. Brass ou sa soeur Sally, mais choisissant invariablement Swiveller comme intermédiaire. Or, comme à tous égards il se montrait un excellent locataire, payant d'avance tout ce dont il avait besoin, ne causant aucun embarras, ne faisant aucun bruit et ayant des habitudes très-régulières, son fondé de pouvoirs était naturellement devenu dans la famille Brass un personnage d'une haute importance par suite de l'influence qu'il exerçait sur cet hôte mystérieux, avec qui il pouvait négocier bien ou mal, tandis que personne autre n'osait l'approcher.

À dire vrai, les rapports de M. Swiveller avec le gentleman n'avaient lieu qu'à distance et n'étaient pas d'une nature très- encourageante. Mais comme il ne revenait jamais d'une de ces conférences monosyllabiques sans répéter quelques-unes des phrases qu'il prétendait lui avoir été adressées, par exemple: «Swiveller, je sais que je puis compter sur vous» ou bien «Swiveller, je n'hésite pas à dire que j'ai de l'estime pour vous,» ou encore: «Swiveller, vous êtes mon ami, et je compte sur vous», et autres petits mots de même nature familière et expansive, formant, selon lui, l'objet principal de leurs entretiens ordinaires, ni M. Brass ni miss Sally ne mettaient en doute l'étendue de son influence; ils y ajoutèrent au contraire la foi la plus complète, la plus aveugle.

Cependant, à part même cette source de popularité, M. Swiveller en avait dans la maison une autre non moins agréable et qui pouvait lui faire espérer un grand adoucissement dans sa position.

Il avait trouvé grâce aux yeux de miss Sally Brass.

Que les hommes légers qui dédaignent la fascination féminine n'aillent pas ouvrir leurs oreilles pour entendre ici une nouvelle histoire d'amour et en faire un nouvel objet de plaisanterie: non, miss Brass, bien que taillée pour plaire, comme on a pu le voir, n'était pas d'un caractère à aimer. Cette chaste vierge, s'étant dès sa plus tendre enfance accrochée aux jupes de la Loi, et ayant sous leur égide essayé ses premiers pas, n'ayant cessé depuis ce temps de s'y rattacher d'une main ferme, avait passé sa vie dans une sorte de stage légal. Toute petite encore, elle s'était fait remarquer par sa rare habileté à contrefaire la démarche et les manières d'un huissier; dans ce rôle, elle avait appris à frapper sur l'épaule de ses jeunes compagnes de jeu et à les conduire dans des maisons d'arrêt, avec une exactitude d'imitation qui surprenait et charmait tous les témoins de cette comédie et n'avait d'égale que la manière ravissante dont miss Sally opérait une saisie dans la maison de la poupée et y dressait l'inventaire exact des chaises et des tables. Ces passe-temps naïfs avaient naturellement consolé et charmé les derniers jours de veuvage du respectable père de Sally, homme exemplaire, auquel ses amis avaient, pour sa sagacité, donné le surnom de «vieux renardeau[12].» Le vieillard approuvait ces jeux qu'il encourageait de tout son pouvoir, et son principal regret, en sentant qu'il s'acheminait vers le cimetière de Houndsditch, était de penser que sa fille ne pourrait prendre place sur le rôle en qualité de procureur. Rempli de cette tendre et touchante préoccupation, il avait solennellement confié Sally à son fils Sampson comme un auxiliaire inappréciable; et depuis l'époque de la mort du vieux gentleman jusqu'à celle où nous sommes arrivés, miss Sally Brass avait été le plus solide appui de maître Sampson, l'âme de ses affaires.

Il est évident que miss Brass, s'étant dès son enfance appliquée à un soin et une étude unique, n'avait pu guère connaître le monde que dans ses rapports avec la loi, et que, pour une femme douée de goûts si élevés, les arts plus gracieux et plus doux dans lesquels excelle son sexe méritaient à peine un regard. Les charmes de miss Sally étaient complètement de nature masculine et légale. Ils commençaient et finissaient à la pratique du métier de procureur. Elle vivait, pour ainsi dire, dans un état d'innocence judiciaire. La loi lui avait servi de nourrice; et de même qu'on voit les jambes tortues et autres difformités provenir chez les enfants du fait des nourrices, de même, si l'on pouvait trouver quelque défaut moral, quelque chose de travers dans un esprit aussi beau, le blâme n'en devait tomber que sur la nourrice de miss Sally Brass.

Telle était la femme qui dans la fraîcheur de son âme fut atteinte par M. Swiveller. Il lui était apparu comme un être tout à fait nouveau, inconnu à ses rêves. Il égayait l'étude par ses fragments de chansons et ses joyeuses plaisanteries; il faisait des tours d'escamotage avec les encriers et les boîtes de pains à cacheter; il lançait et ressaisissait trois oranges avec une seule main; il balançait les tabourets sur son menton et les canifs sur son nez, et se livrait à cent autres exercices aussi spirituels. C'était par ces délassements que Richard, en l'absence de M. Brass, échappait à l'ennui de sa captivité. Ces qualités aimables, dont miss Sally dut la découverte au hasard, produisirent peu à peu sur elle une telle impression, qu'elle engagea M. Swiveller à se reposer comme si elle n'était pas là; et M. Swiveller, qui n'y avait pas de répugnance, ne demanda pas mieux. Une amitié fraternelle s'établit ainsi entre eux. M. Swiveller s'habitua à traiter miss Sally comme l'eût traitée son frère Sampson, ou comme lui-même il eût traité un autre clerc. Il lui confiait son secret quand il voulait aller chez le vieux marchand du coin ou même jusqu'à Newmarket acheter des fruits, du ginger-beer, des pommes de terre cuites et jusqu'à un modeste rafraîchissement que miss Brass partageait sans scrupule. Souvent il l'amenait à se charger en sus de sa propre besogne, de celle qu'il eût dû faire, et pour la récompenser, il lui appliquait une bonne tape sur le dos en s'écriant qu'elle était un bon diable, un charmant petit chat, et autres aménités pareilles: compliments que miss Sally prenait très-bien et recevait avec une satisfaction indicible.

Une circonstance, toutefois, troublait à un haut degré l'esprit de M. Swiveller. C'est que la petite servante restait toujours confinée dans les entrailles de la terre, sous Bevis Marks, et n'apparaissait jamais à la surface, à moins que le locataire ne sonnât; alors elle répondait à l'appel, puis disparaissait de nouveau. Jamais elle ne sortait ni ne venait à l'étude; jamais elle n'avait la figure débarbouillée; jamais elle ne quittait son grossier tablier, ni ne se mettait à une fenêtre, ni ne se tenait à la porte de la rue pour respirer une brise d'air; enfin, elle ne se donnait ni repos ni distraction. Personne ne venait la voir, personne ne parlait d'elle, personne ne songeait à elle. M. Brass avait dit une fois qu'il pensait que c'était «un enfant de l'amour.»

Dans tous les cas, elle ne ressemblait pas à Cupidon, son père. C'était le seul renseignement que Swiveller eût jamais pu attraper sur la jeune captive du sous-sol.

«Il est inutile d'interroger le dragon, pensait un jour Dick, comme il était assis à contempler la physionomie de miss Sally Brass. Je crois bien que si je lui adressais une question à ce sujet, cela romprait notre bonne entente. Je me demande parfois si cette femme est un dragon ou si ce n'est pas plutôt quelque chose comme une sirène. D'abord, elle en a déjà la peau d'écailles. D'un autre côté, les sirènes aiment à se regarder dans le miroir, ce que Sally ne fait jamais; elles ont l'habitude de se peigner les cheveux, et jamais Sally ne touche à un peigne. Non, décidément, c'est un dragon.

— Où allez-vous, mon vieux camarade? dit tout haut Richard, au moment où miss Sally, suivant son usage, essuyait sa plume à sa robe verte et quittait son siège.

— Je vais dîner, répondit le dragon.

— Dîner!… pensa M. Swiveller; ceci est une autre affaire. Je serais curieux de savoir si la petite servante a jamais rien à manger.

— Sammy n'est pas près de rentrer, dit miss Brass. Restez ici jusqu'à ce que je sois de retour; je ne serai pas longtemps.»

Dick fit un signe de tête; il suivit des yeux miss Brass jusqu'à un petit parloir situé sur le derrière, où Sampson et sa soeur prenaient toujours leurs repas.

«Ma foi, se dit-il, marchant de long en large, les mains dans les poches, je donnerais bien quelque chose, si je l'avais, pour savoir comment ils traitent cette enfant et où ils la tiennent. Ma mère a dû être une fille d'Ève pour la curiosité; je gagerais que je suis marqué quelque part d'un point d'interrogation. «J'étouffe ma pensée… mais c'est toi seule qui causes mon angoisse,» ajouta-t-il, fidèle à ses citations poétiques, en se laissant tomber d'un air méditatif dans le fauteuil des clients. Parole d'honneur! je voudrais bien savoir comment ils la traitent!…»

Après s'être ainsi contenu d'abord, M. Swiveller alla ouvrir tout doucement la porte de l'étude avec l'intention de se glisser jusqu'à la rue pour acheter un verre de porter. En ce moment il saisit un reflet fugitif de l'écharpe brune de miss Sally flottant le long de l'escalier de la cuisine.

«Par Jupiter! pensa-t-il, la voilà qui va donner sa nourriture à la servante. Maintenant ou jamais!»

Il jeta d'abord un regard par-dessus la rampe et laissa la coiffure de gaze disparaître au-dessous dans l'ombre; puis il descendit à tâtons et arriva à la porte d'une cuisine basse, un moment après miss Brass, qui venait d'y entrer en tenant à la main un gigot de mouton froid. Cette cuisine était sombre, malpropre, humide; les murs en étaient tout crevassés et tout couverts de taches. L'eau filtrait à travers les fissures d'un vieux tonneau, et un chat affreusement maigre avalait les gouttes à mesure qu'elles tombaient du récipient, avec la fiévreuse ardeur de la faim. La grille du foyer était disloquée et le foyer resserré ne pouvait contenir un feu plus épais qu'un sandwich. Tout était fermé à clef et cadenassé: la cave au charbon, la boîte aux chandelles, la boîte au sel, le garde-manger. Un cricri n'eût pas trouvé de quoi déjeuner en ce désert. L'aspect misérable de cette cuisine eût tué un caméléon; cet animal eût reconnu dès la première aspiration qu'on ne pouvait pas vivre de cet air, et de désespoir il eût rendu l'âme.

La petite servante était humblement debout devant miss Sally et tenait la tête baissée.

«Êtes-vous là? dit miss Sally.

— Oui, madame, répondit une voix faible.

— Éloignez-vous de ce gigot de mouton; car je vous connais, vous tomberiez bientôt dessus.»

La jeune fille se retira dans un coin, tandis que miss Brass prenait une clef dans sa poche, ouvrait le garde-manger, en exhibait une affreuse pâtée de pommes de terre froides qui devaient être aussi tendres sous la dent qu'un caillou de granit. Elle mit le plat devant la petite servante, lui ordonna de s'asseoir en face; puis s'arma d'un grand couteau à découper et lui donna un coup pour l'aiguiser sur la grande fourchette.

«Voyez-vous ceci?» dit miss Brass, découpant une émincée de gigot de deux pouces de long après tous ces préparatifs, et élevant le morceau sur la pointe de la fourchette.

La petite servante fixa assez vivement son regard affamé sur ce lambeau pour l'envisager tout entier dans son exiguïté, et elle répondit: «Oui.

— Eh bien! alors n'allez plus dire qu'on ne vous nourrit pas ici.
Tenez, mangez.»

L'opération fut bientôt achevée.

«Maintenant, vous en faut-il davantage?» demanda miss Sally.

La créature affamée répondit faiblement: «Non.»

Évidemment la réponse lui était dictée d'avance.

«On vous a offert d'en prendre une seconde fois, dit miss Brass, résumant les faits; vous en avez eu autant que vous en pouviez prendre; je vous demande s'il vous faut quelque chose de plus, et vous répondez: — «Non!» N'allez donc plus dire qu'on vous fait votre part; songez-y bien.»

En achevant ces mots, miss Sally poussa le plat, ferma à double tour le garde-manger, et se rapprochant de la petite servante, elle la surveilla tandis que celle-ci achevait les pommes de terre.

Il était évident qu'une tempête extraordinaire couvait dans l'aimable coeur de miss Brass, et ce fut sans doute ce qui la poussa, sans aucune raison plausible, à frapper la jeune fille avec le plat du couteau tantôt sur la tête, tantôt sur le dos, comme s'il lui paraissait impossible de se trouver si près d'elle sans lui administrer quelques légers horions. Mais M. Swiveller ne fut pas peu surpris de voir sa camarade clerc, après s'être dirigée lentement à reculons vers la porte, comme si elle voulait se retirer sans pouvoir s'y résoudre, s'élancer tout à coup en avant, et, tombant sur la petite servante, lui assener de rudes soufflets à poing fermé. La victime criait, mais à demi-voix, comme si elle avait peur de s'entendre elle-même, et miss Sally, se réconfortant avec une prise de tabac, remonta l'escalier juste au moment où Richard rentrait fort à propos dans l'étude.

CHAPITRE XXXVII.

Entre autres singularités, et il en avait un fonds si riche qu'il en donnait chaque jour un nouvel échantillon, le gentleman s'était pris d'une passion extraordinaire pour le spectacle de Polichinelle. Si le bruit de la voix de Polichinelle, même à distance éloignée, arrivait jusqu'à Bevis Marks, le gentleman, fût-il au lit et endormi, se levait en sursaut, et, se rhabillant à la hâte, courait à l'endroit où se trouvait son héros favori, et revenait à la tête d'une longue procession de badauds, au milieu desquels se trouvait le théâtre ambulant et ses propriétaires. Immédiatement le tréteau se dressait en face de la maison de M. Brass; le gentleman s'établissait à la fenêtre du premier étage, et la représentation commençait avec son joyeux tapage de fifre, de tambour et d'acclamations, à la consternation profonde de la population laborieuse qui habitait ce quartier silencieux. Au moins pouvait-on espérer que la pièce une fois achevée, comédiens et auditoire se disperseraient: mais l'épilogue était aussi fâcheux que la pièce elle-même; car le Diable n'était pas plutôt mort, que le gentleman appelait le directeur des marionnettes et son aide dans sa chambre, où il les régalait de liqueurs fortes qu'il avait en son particulier, et entrait avec eux en une longue conversation dont le sujet échappait à toute créature humaine. Le secret de ces entretiens n'importait guère. Mais le pis de la chose c'est que, tandis qu'ils avaient lieu, l'attroupement continuait de stationner devant la maison, que les petits garçons frappaient à coups de poing sur le tambour et imitaient Polichinelle avec leurs voix grêles, que la fenêtre de l'étude était obscurcie par les nez qui s'y aplatissaient, et qu'au trou de la serrure de la porte de la rue brillaient des yeux investigateurs; que, si l'on apercevait à la fenêtre d'en haut le gentleman ou l'un de ses interlocuteurs, ou si même le bout d'un de leurs nez se rendait visible, la foule impatiente, qui hurlait en bas, jetait un cri de fureur, et repoussait toute consolation, jusqu'à ce que les propriétaires des marionnettes lui fussent rendus, et qu'elle pût les escorter ailleurs: en un mot, le mal était que Bevis Marks était révolutionné par ces mouvements populaires, et que la paix et le calme avaient fui des limites de son territoire.

Personne plus que M. Sampson Brass n'était indigné de ce qui se passait. Mais comme il ne se souciait nullement de perdre un bon locataire, il jugeait à propos d'empocher les ennuis que lui causait le gentleman comme il empochait son argent, quitte à troubler l'auditoire qui se pressait autour de sa porte par les moyens bornés de petites vengeances qu'il avait à sa disposition. C'était, par exemple, de verser sur la tête des assistants de l'eau sale avec un pot inaperçu, ou de les mitrailler, du haut du toit de la maison, avec des débris de tuiles et des plâtres, ou enfin d'engager les cochers de cabriolets de louage à tourner tout à coup le coin de la rue et à lancer vivement leurs voitures au milieu de l'auditoire. À première vue, il pourra paraître étrange à quiconque n'y réfléchirait pas mûrement, que M. Brass, appartenant à la chicane, n'eût pas assigné légalement la partie ou les parties qui, à ses yeux, contribuaient le plus activement au dommage: mais qu'on veuille bien se rappeler que, si les médecins usent rarement de leur propre ordonnance, que, si les ecclésiastiques ne pratiquent pas toujours ce qu'ils prêchent, de même les gens de justice n'aiment pas à mêler la loi dans leurs affaires particulières, sachant parfaitement que la loi est un instrument à double tranchant, d'un usage dangereux, et que Thémis est comme les dentistes, qui arrachent quelquefois par erreur la bonne dent au lieu de la mauvaise.

«Allons, dit M. Brass une après-midi, voilà deux jours passés sans
Polichinelle. J'espère que notre homme a épuisé son caprice.

— Vous espérez?… répliqua miss Sally. Quel mal ça vous fait-il?

— Quel singulier garçon!… s'écria Brass laissant tomber sa plume avec désespoir. Cet animal se plaît à m'exaspérer!

— Eh bien, dit Sally, quel mal ça vous fait-il?

— Quel mal!… N'est-ce pas un mal qu'on vienne crier, hurler sous votre nez, vous déranger de votre besogne et vous faire grincer les dents de colère? N'est-ce pas un mal d'être aveuglé, suffoqué? N'est-ce pas un mal que le pavé du roi soit intercepté par un tas de braillards dont les gosiers semblent faits de…

— Brass… murmura M. Swiveller.

— Ah! oui, d'airain, dit le procureur, regardant son clerc pour s'assurer si le mot qu'il avait prononcé l'avait été sans malice, ou s'il n'avait pas un double sens moins innocent. N'est-ce pas un mal?»

Le procureur s'arrêta court dans sa déclamation; il écouta un instant, et, reconnaissant une voix qui lui était familière, il appuya sa tête sur sa main, leva les yeux au plafond et laissa tomber ces mots d'une voix gémissante:

«En voici encore un!»

En ce moment le gentleman venait d'ouvrir la fenêtre.

«Encore un! répéta Brass. Ah! si je pouvais lancer un break[13] à quatre chevaux pur sang au milieu de Bevis Marks, quand la foule sera le plus épaisse, je donnerais bien trente sous, et de bon coeur encore.»

On entendit de nouveau Polichinelle dans le lointain.

Le gentleman ouvrit sa porte. Il descendit vivement l'escalier, entra dans la rue, dépassa la fenêtre de l'étude et courut tête nue vers l'endroit d'où le bruit partait. Il n'y avait plus de doute, il courait engager la troupe ambulante.

«Si je pouvais seulement savoir quels sont ses parents, murmura Sampson en remplissant sa poche de papiers! Ils n'auraient qu'à former une jolie petite commission de lunatico à Grays's Inn Coffea House pour le faire interdire et me charger de l'affaire; je me moquerais bien que mon logement fût vacant quelque temps.»

En achevant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux comme pour se soustraire complètement à la vue de l'odieuse visite qu'il ne pouvait épargner à sa maison, puis s'élança de chez lui pour se sauver au loin.

Comme M. Swiveller était un partisan déclaré de ce spectacle, par la raison qu'il valait toujours mieux regarder Polichinelle ou quoi que ce fût par la fenêtre que de rester à travailler, et, comme pour ce motif il avait pris la peine d'éveiller chez son collègue de l'étude le sentiment des beautés de Polichinelle et de ses nombreux mérites, miss Sally et lui se levèrent et allèrent d'un commun accord se mettre à la croisée, au-dessous de laquelle s'étaient installés du mieux possible un certain nombre de demoiselles et de jeunes messieurs, chargés de soigner des marmots et qui se faisaient un devoir de ne pas manquer avec leurs jeunes nourrissons les représentations de ce genre.

Comme les vitres étaient sales, M. Swiveller, fidèle à une habitude amicale qui s'était formée entre lui et miss Brass, détacha l'écharpe brune de la tête de Sally, et s'en servit pour enlever soigneusement la poussière. Puis il la lui rendit, et la belle personne la remit sur sa tête avec un calme admirable et une indifférence parfaite. Pendant ce temps, le locataire était revenu ayant sur ses talons le théâtre, les artistes, et un bon surcroît de spectateurs. Celui qui montrait les marionnettes disparut à la hâte sous la toile, tandis que son compagnon, debout à l'un des côtés du théâtre, examinait l'auditoire avec une expression remarquable de tristesse. Cette tristesse parut plus remarquable encore lorsqu'il joua un air de bourrée écossaise sur ce doux instrument musical qu'on appelle vulgairement flûte de Pan, toujours avec la même mélancolie dans les yeux et sur le front, au milieu des contorsions nécessairement très-animées qui mettaient en mouvement ses lèvres, son menton et ses mâchoires.

Le drame tirait à sa fin et tenait enchaînée, comme à l'ordinaire, l'attention des spectateurs. La sensation qui détend les grandes assemblées lorsqu'elles respirent enfin d'un spectacle émouvant, saisissant, pour reprendre l'usage de la parole et le mouvement, permettait à peine à l'auditoire de se reconnaître quand le locataire invita, selon son usage, les directeurs des marionnettes à monter chez lui.

«Tous les deux! cria-t-il de sa croisée en voyant qu'un seul, celui qui faisait mouvoir les figures, un gros petit homme, se disposait à obéir à cet appel. J'ai besoin de vous parler. Montez tous deux.

— Venez, Tommy, dit le petit homme.

— Je ne suis pas causeur, répondit l'autre. Dites-lui ça. Je n'ai pas besoin de vous accompagner pour aller causer avec lui.

— Ne voyez-vous pas, répliqua le petit homme, que le gentleman tient à la main une bouteille et un verre?

— Que ne le disiez-vous d'abord? dit l'autre avec une vivacité soudaine. Eh bien! qu'est-ce qui vous arrête? Voulez-vous que le gentleman nous attende toute la journée? Ce serait bien poli, ma foi!»

Tout en le chapitrant, le mélancolique personnage, qui n'était autre que M. Thomas Codlin, poussa son ami et cher confrère, M. Harris, autrement dit Short ou Trotters, pour passer le premier, et arriva avant lui à l'appartement du gentleman.

«Eh bien! mes braves gens, dit celui-ci, vous avez fort bien joué. Qu'est-ce que vous voulez prendre?… Dites donc à ce petit homme qui se tient derrière vous de fermer la porte.

— Fermez la porte, s'il vous plaît! dit M. Codlin en se tournant d'un air refrogné vers son ami. Vous auriez bien pu penser, sans qu'on eût besoin de vous en avertir que le gentleman désirait que sa porte fût fermée.»

M. Short obéit, tout en disant à voix basse:

«L'ami me semble bien aigre ce soir: j'espère qu'il n'y a pas de laiterie dans le voisinage, car son humeur serait capable de faire tourner le lait.»

Le gentleman montra du doigt une couple de chaises, et, par un geste majestueux, il invita MM. Codlin et Short à s'asseoir. Ceux- ci, après s'être mutuellement consultés du regard avec beaucoup de doute et d'indécision, s'assirent enfin, chacun sur l'extrême bord de la chaise qui lui était offerte et tenant son chapeau collé contre sa poitrine, tandis que le gentleman remplissait deux verres avec le contenu d'une bouteille posée sur une table vis-à- vis de lui et les leur présentait en bonne et due, forme.

«Vous êtes bien hâlés par le soleil, dit-il. Est-ce que vous venez de voyage?»

Un signe de tête et un sourire affirmatif furent la réponse de M. Short; réponse que M. Codlin corrobora par un autre signe de tête et un petit gémissement, comme s'il sentait encore le poids du théâtre sur ses épaules.

«Vous fréquentez les foires, les marchés, les courses, je suppose?

— Oui, monsieur, répondit Short; nous avons visité à peu près tout l'ouest de l'Angleterre.

— J'ai parlé à des hommes de votre profession qui venaient du nord, de l'est et du sud, dit le gentleman avec une sorte d'admiration, mais jusqu'à présent je n'en avais pas rencontré qui vinssent de l'ouest.

— Chaque été, monsieur, dit Short, nous faisons notre tournée dans l'ouest. V'là ce qui en est: au printemps et en hiver, nous prenons l'est de Londres; et l'été, l'ouest de l'Angleterre. On a bien de la misère, allez, à passer des jours et des mois par la pluie et la boue, et souvent sans gagner un sou dans sa journée.

— Permettez-moi de remplir encore votre verre.

— Si c'est un effet de votre bonté, monsieur, il n'y a pas de refus, dit M. Codlin se hâtant de pousser son verre en avant et écartant celui de Short. C'est moi qui suis le souffre-douleur, monsieur, dans tous nos voyages, comme dans toutes nos haltes. En ville ou, dans la campagne, qu'il pleuve ou qu'il fasse sec, que le temps soit chaud ou froid, c'est Tom Codlin qui est toujours là pour pâtir, et encore Tom Codlin ne doit pas se plaindre. Oh! non. Short a droit de se plaindre; mais si Codlin murmure un tant soit peu, oh! Dieu! à bas Codlin! on crie aussitôt: à bas Codlin! Il n'a pas la permission de murmurer, il n'est pas là pour ça.

— Codlin n'est pas sans utilité, dit à son tour Short avec un regard malin. Mais il ne sait pas toujours tenir ses yeux tout grands ouverts. Quelquefois il s'endort, c'est connu. Souvenez- vous des dernières courses, Tommy.

— Ne cesserez-vous jamais de taquiner les pauvres gens? dit Codlin. Est-ce que par hasard je dormais quand je vous ai, d'un coup de filet, ramassé sept francs vingt-cinq? J'étais bien à mon poste, au contraire, mais on ne peut pas avoir les yeux de vingt côtés à la fois, comme un paon qui fait la roue; je voudrais bien vous y voir. Si je me suis laissé attraper par ce vieillard avec son enfant, vous avez fait de même; ainsi ne me jetez pas ça au nez. Quand on crache en l'air…

— Vous ferez aussi bien de briser là, Tom, dit Short. Ce n'est pas un sujet bien intéressant pour lui, n'est-ce pas?

— Alors, il ne fallait pas le mettre sur le tapis, répliqua M. Codlin, je demande pardon pour vous au gentleman; vous n'êtes qu'un étourneau qui aime à écouter son propre ramage, sans savoir seulement ce qu'il dit.»

Au début de cette dispute, leur interlocuteur s'était tranquillement assis, les regardant tour à tour, comme s'il attendait le moment convenable pour leur adresser de nouvelles questions, ou pour revenir à celle d'où l'on s'était écarté. Mais à partir du moment où M. Codlin eut à se défendre d'être trop sujet à s'endormir, le gentleman prit un intérêt de plus en plus vif à la discussion, qui en était arrivée à une extrême vivacité.

«Vous êtes, s'écria-t-il, les deux hommes dont j'ai besoin, les deux hommes que j'ai cherchés, que j'ai cherchés partout. Où sont- ils ce vieillard et cette enfant dont vous parlez?

— Monsieur!… dit Short avec hésitation et en tournant les yeux vers son ami.

— Le vieillard et sa petite-fille qui ont voyagé avec vous; où sont-ils? Parlez, vous ne vous en repentirez pas, cela vous rapportera peut-être plus que vous ne croyez. Ils vous ont quittés, dites-vous, à ces courses, si j'ai bien compris. On a retrouvé leur trace jusque-là, mais c'est là qu'on l'a perdue. N'avez-vous pas quelque renseignement à me donner, quelque idée de ce qu'ils peuvent être devenus, pour m'aider à les retrouver?

— Je vous l'avais toujours dit, Thomas, s'écria Short se tournant vers son ami avec un regard d'abattement, qu'on ne manquerait pas de chercher après ces deux voyageurs!

— Vous l'aviez dit!… répliqua M. Codlin. Et moi, n'ai-je pas toujours dit que cette innocente enfant était la plus intéressante créature que j'aie jamais vue? Ne disais-je pas toujours que je l'aimais, que j'en raffolais? La jolie créature! il me semble l'entendre encore: «C'est Codlin qui est mon ami, disait-elle, ce n'est pas Short. Short est un brave homme, disait-elle, je n'ai pas à me plaindre de Short; il cherche à me faire plaisir, je l'avoue; mais Codlin, disait-elle, m'aime comme la prunelle de ses yeux, sans que ça paraisse.»

En répétant ces paroles avec une grande émotion, M. Codlin se frottait le bout du nez avec le bout de sa manche, et, secouant tristement la tête de côté et d'autre, il donna à entendre au gentleman que, depuis le moment où il avait perdu les traces de son cher petit dépôt, il avait perdu du même coup tout repos et tout bonheur.

«Bon Dieu! dit le gentleman parcourant la chambre, ai-je donc enfin trouvé ces hommes pour découvrir seulement qu'ils ne peuvent me fournir de renseignements utiles! Il eût mieux valu vivre au jour le jour avec l'espérance, sans jamais les rencontrer, que de voir ainsi tromper mon attente.

— Une minute, dit Short. Un homme nommé Jerry… Vous connaissez
Jerry, Thomas?

— Oh! ne me parlez pas de Jerry, répliqua M. Codlin. Je me moque de Jerry comme d'une prise de tabac, quand je songe à cette charmante enfant. «C'est Codlin qui est mon ami, disait-elle; cher, bon, tendre Codlin, qui invente toujours quelque chose pour me faire plaisir! Je n'ai rien à dire contre Short, disait-elle, mais je corde avec Codlin.»

Il parut réfléchir et ajouta:

«Une fois elle m'appela «Papa Codlin.» J'ai cru que j'allais en pleurer de joie.

— Monsieur, dit Short passant de son égoïste associé à leur nouvelle connaissance, un homme nommé Jerry, qui conduit une troupe de chiens, m'a appris par hasard en route qu'il avait vu le vieillard en compagnie d'une collection de figures de cire qui voyage et qu'il ne connaît pas. Comme le vieillard et l'enfant nous avaient quittés furtivement, qu'on n'avait plus entendu parler d'eux, et qu'on les avait vus ailleurs que dans le pays où nous étions, je ne m'inquiétai pas davantage à ce sujet et je ne fis pas d'autres questions à Jerry. Mais il y aurait moyen, si vous voulez.

— Cet homme est-il à Londres? dit impatiemment le gentleman.
Parlez donc vite.

— Non, il n'y est pas, mais il y arrivera demain, répondit vivement Short. Il loge dans la même maison que nous.

— Eh bien! amenez-le-moi. Voici un louis pour chacun de vous. Si par votre secours je réussis à retrouver ceux que je cherche, je vous en donnerai vingt fois plus. Revenez me voir demain, et réfléchissez entre vous sur ce sujet. Il est à peu près inutile que je vous le recommande, car vous agirez dans votre propre intérêt. Maintenant, donnez-moi votre adresse, et laissez-moi.»

L'adresse fut donnée, les deux hommes partirent, le rassemblement les suivit, et le gentleman, rempli d'une agitation extraordinaire, arpenta sa chambre, durant deux mortelles heures, au-dessus de la tête étonnée de M Swiveller et de miss Sally Brass.

1 Voir ci-après le texte original.

2 M. Humphrey est boiteux.

3 C'est à Covent-Garden-Market que se vendent les pigeons et autres volatiles vivants.

4 Le genre féminin était admis au XIXe siècle. [Note du correcteur.]

5 Un franc 35 centimes.

6 Presque dans chaque village est un endroit particulier, destiné à garder les animaux perdus ou égarés qui n'ont pas encore été réclamés.

7 Trotte menu.

8 Sweet-William, oeillet de poêle.

9 Grands chariots couverts, à l'usage des saltimbanques.

10 Jeu de balle, en grand honneur dans toute l'Angleterre.

11 Brass: airain.

12 De Fox, renard.

13 Voiture pour dresser les chevaux.

End of Project Gutenberg's Le magasin d'antiquités, Tome I, by Charles Dickens

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