← Retour

Le magasin d'antiquités, Tome II

16px
100%

CHAPITRE XI.

Les rumeurs populaires au sujet du gentleman et de sa mission, en passant de bouche en bouche, et en prenant de plus en plus le caractère du merveilleux à mesure qu'elles circulaient de bouche en bouche, car les rumeurs populaires, à l'opposé de la pierre roulante du proverbe, amassent plus de mousse à proportion qu'on les colporte çà et là, attirèrent, comme à un spectacle agréable, attrayant, digne de la plus vive admiration, une foule considérable à la porte de l'auberge où descendit l'étranger. On vit se presser aussitôt en cet endroit quantité de flâneurs qui, trouvant, il est vrai, leur curiosité à bout d'emploi, par suite de la fermeture de l'exhibition des figures de cire et de l'achèvement des cérémonies nuptiales, considéraient l'arrivée du gentleman tout au moins comme un bienfait de la Providence, et la saluaient avec les démonstrations de la plus vive allégresse.

Bien loin de s'associer à la joie générale, le gentleman, au contraire, avec l'air triste et affaissé d'un homme qui ne veut que méditer en silence et à l'écart sur l'objet de son chagrin, mit pied à terre, et présenta la main à la mère de Kit avec une politesse sombre, qui fit une profonde impression sur les assistants. Puis il donna le bras à mistress Nubbles, et la conduisit dans la maison, tandis que plusieurs garçons s'empressaient de courir devant eux en éclaireurs, pour leur frayer le chemin et leur montrer la salle toute prête à les recevoir.

«Une chambre! dit le gentleman. Près d'ici, s'il se peut.

— C'est tout près d'ici, monsieur; venez de ce coté, s'il vous plaît.

— Celle-ci convient-elle au gentleman? dit une voix en même temps qu'une petite porte latérale contiguë à l'escalier du puits s'ouvrait vivement, et qu'une tête en sortait pour en faire les honneurs. Vous y serez très-bien. Vous y serez le bienvenu, comme les fleurs en mai, et, en hiver, la bûche de Noël. Voulez-vous accepter cette chambre, monsieur? Faites-moi l'honneur d'y entrer. Accordez-moi cette faveur, je vous prie.

— C'est trop de bonté!… s'écria la mère de Kit toute confondue de surprise. Qui se serait attendu à cela?»

N'avait-elle pas, en effet, de justes motifs pour être étonnée, en voyant que la personne qui faisait cette gracieuse invitation n'était autre que Daniel Quilp? La petite porte par laquelle il avait passé sa tête attenait au garde-manger de l'auberge. Il était là à faire des courbettes avec une politesse grotesque, aussi à son aise que s'il eût fait les honneurs de sa propre maison; il empestait de sa présence les gigots de mouton et les poulets rôtis; on aurait dit le mauvais génie des caves sorti de dessous terre pour se livrer à quelque oeuvre malfaisante.

«Voulez-vous me faire cet honneur? répéta Quilp.

— J'aime mieux être seul, répondit le gentleman.

— Oh!» dit Quilp.

Et, en même temps, il se rejeta dans la chambre d'un seul bond en refermant sur lui la porte comme les petits bonshommes des horloges flamandes, au moment où l'heure sonne.

«Comment se fait-il, monsieur, murmura la mère de Kit, que pas plus tard qu'hier au soir, je l'aie laissé au Petit-Béthel?…

— Vraiment!… dit le gentleman. Garçon, quand ce voyageur est-il arrivé ici?

— Ce matin, monsieur, par la voiture de nuit.

— Hum!… Et où va-t-il?

— Je ne pourrais pas vous le dire, monsieur. Quand la femme de chambre lui a demandé s'il désirait un lit, il a commencé par lui faire des grimaces, puis il a voulu l'embrasser.

— Dites-lui de venir ici. Avertissez-le que je serais bien aise d'échanger quelques mots avec lui. Priez-le de venir tout de suite, vous entendez?»

Le garçon ouvrit de grands yeux en recevant cet ordre; car, non- seulement le gentleman n'avait pas témoigné moins d'étonnement que la mère de Kit à la vue du nain; mais, comme il ne le craignait nullement, il ne s'était pas occupé le moins du monde de dissimuler le dégoût et la répugnance qu'il lui inspirait. Le garçon alla exécuter la commission, et reparut presque aussitôt, amenant le nain demandé.

«Votre serviteur, monsieur, dit Quilp. J'ai rencontré à mi-chemin votre messager. Je pensais bien que vous me permettriez de venir vous faire mes compliments. J'espère que vous allez bien. J'espère que vous allez très-bien.»

Ici il y eut une petite pause. Les yeux à demi fermés et le visage incliné, le nain attendait une réponse. Faute d'en recevoir une, il se tourna vers mistress Nubbles, qui était pour lui une plus ancienne et plus intime connaissance.

«La mère de Christophe! s'écria-t-il. Cette chère dame! cette digne femme, si heureusement bénie du ciel dans son honnête fils! Comment va la mère de Christophe? Le changement d'air et de lieu l'a-t-il fatiguée? Et la petite famille? et Christophe? sont-ils en bon état? sont-ils florissants? Deviennent-ils de bons citoyens, eh?»

Faisant gravir à sa voix une sorte d'échelle musicale à mesure qu'il posait ces questions, M. Quilp termina la gamme par un cri aigu, et reprit cet air essoufflé qui lui était habituel, et qui, feint ou naturel, avait également pour effet de bannir toute expression de son visage, et de le rendre parfaitement impassible, autant que cela pouvait lui être utile pour dissimuler sa pensée.

«Monsieur Quilp,» dit le gentleman.

Le nain porta la main à sa grande oreille pendante, pour témoigner, en apparence, la plus grande attention.

«Nous nous sommes déjà rencontrés tous deux?

— Certainement, s'écria Quilp en agitant la tête. Oh! certainement oui, monsieur. Un tel honneur!… Oui, deux fois, maman Christophe, deux fois. Un tel plaisir ne saurait s'oublier si vite, assurément!…

— Vous pouvez vous souvenir que le jour où, en arrivant à Londres, je trouvai vide et déserte la maison où je me rendais, je vous fus adressé par quelques voisins, et courus à votre recherche sans prendre le temps de me reposer ou de me rafraîchir.

— Oui, quelle précipitation, et cependant quelle allure ferme et vigoureuse! dit Quilp se parlant à lui-même, à l'instar de son ami M. Sampson Brass.

— Je vous trouvai, reprit le gentleman, je vous trouvai en pleine possession, de la manière la plus étrange, de tout ce qui avait appartenu si récemment encore à un autre; et cet autre, qui, jusqu'au moment où vous mîtes le pied chez lui, passait pour riche, avait été réduit tout à coup à la misère et expulsé de sa maison.

— Nous avons des témoins pour répondre de nos actes, mon cher monsieur, dit Quilp. Nous avons nos témoins. Ne dites pas non plus qu'il a été expulsé. Il est parti de sa propre volonté, il a disparu dans la nuit, monsieur.

— Qu'importe! s'écria le gentleman avec emportement. Il était parti.

— Oui, il était parti, dit Quilp toujours avec son calme révoltant. Nul doute qu'il ne fût parti. La seule question, c'était de savoir pour quel endroit. Et c'est encore une question.

— Maintenant, dit le gentleman en le regardant d'un air sévère, que dois-je penser de vous qui, n'ayant voulu me donner aucun renseignement, bien plus, ayant su vous retourner si bien et vous abriter sous toutes sortes de ruses, de tromperies et de paroles évasives, venez aujourd'hui épier nos pas?

— Moi, vous épier! cria Quilp.

— Ne le faites-vous pas? répliqua le gentleman arrivé au plus haut point d'exaspération. N'étiez-vous pas, il y a quelques heures, à soixante milles d'ici, dans la chapelle où cette bonne femme a l'habitude de dire ses prières?

— Elle y était aussi, je pense, dit Quilp qui avait repris son sang-froid accoutumé. Je pourrais dire, moi, si je me laissais emporter aussi, que c'est vous qui épiez mes pas. Oui, j'étais dans la chapelle. Eh bien, après? J'ai lu dans les livres qu'il est d'usage pour les pèlerins d'aller à une chapelle avant de se mettre en voyage pour solliciter du ciel un heureux retour. Et cela fait honneur à leur sagesse! Les voyages sont trop périlleux, principalement sur l'impériale. Les roues se détachent, les chevaux prennent le mors aux dents, les conducteurs mènent trop vite, les diligences versent. Je vais toujours à la chapelle avant de me mettre en route. En pareille occasion, c'est toujours par là que je finis mes préparatifs; voilà la vérité.»

Il ne fallait pas une grande pénétration pour deviner que Quilp mentait de gaieté de coeur, quoique l'expression qu'il donnait à son visage, à sa voix et à ses gestes, eût pu faire croire à quelque innocent qu'il était prêt à défendre la vérité au péril de sa vie avec la fermeté calme d'un martyr.

«En vérité, il y a de quoi faire tourner la tête, dit le malheureux gentleman; voyons, dites-moi, n'avez-vous pas, pour un motif particulier, cherché à deviner mes projets? Ne savez-vous pas quel but m'attirait ici, et, si vous le savez, ne pouvez-vous pas me fournir quelque lumière?

— Vous me croyez donc sorcier, monsieur, dit Quilp en haussant les épaules; mais si je l'étais, je me dirais à moi-même ma bonne aventure pour faire fortune.

— Allons! c'est bon! nous nous sommes dit, je le vois, tout ce que nous avions à nous dire, répliqua le gentleman qui se jeta avec impatience sur un sofa. Je vous prie de nous laisser.

— Volontiers, répondit Quilp, très-volontiers. Maman Christophe, ma chère âme, portez-vous bien. Bon voyage, monsieur… pour votre retour… Hem!»

En achevant ces paroles d'adieu avec une grimace indescriptible et qui semblait composée de tout ce que l'homme et le singe peuvent imaginer de contorsions les plus hideuses, le nain battit lentement en retraite et ferma la porte derrière lui.

«Oh! oh! se dit-il quand il eut regagné sa chambre et qu'il se fut assis dans un fauteuil, les poings appuyés sur la hanche. Oh! oh! c'est donc comme cela, mon cher ami? En vé—ri—té?»

Poussant dans sa joie immodérée des éclats de rire étouffés et compensant la gêne qu'il avait dû s'imposer récemment par le déploiement de toutes les variétés possibles de laideur sur sa face, M. Quilp se tordit dans son fauteuil tout en frottant sa jambe gauche et tomba dans certaine méditation dont il est nécessaire de présenter ici la substance.

D'abord il passa en revue les circonstances qui l'avaient amené à se rendre en ce lieu. Peu de mots suffiront pour les exposer.

S'étant présenté la veille au soir à l'étude de M. Sampson Brass, en l'absence de ce gentleman et de sa docte soeur, il était tombé sur M. Swiveller qui, en ce moment, était occupé à arroser d'un verre de grog au gin l'aride poussière du droit qui lui desséchait le gosier et à détremper, comme on dit, son argile mortelle à longs traits. Mais comme en thèse générale l'argile, quand elle est trop mouillée, perd toute consistance et s'amollit tellement qu'elle n'est plus propre à recevoir aucune empreinte, et perd en même temps la force et la solidité de son caractère, ainsi l'argile de M. Swiveller, ayant absorbé une quantité considérable de liquide, était aussi arrivée à cet état de mollesse et d'inconsistance où les diverses idées qui venaient s'y imprimer ne tardaient pas à perdre leur contour distinct et à s'amalgamer les unes avec les autres; et, chose singulière quoique trop certaine, il n'est pas rare que dans cette situation l'argile humaine se prévale par-dessus tout de sa rare prudence et de sa sagacité. M. Swiveller, dans cette situation, se plaisait plus que personne à se reconnaître ces qualités. Il partit de là pour dire qu'il avait fait d'étranges découvertes sur le gentleman qui logeait au- dessus, découvertes qu'il avait résolu d'enfouir dans le plus profond de son coeur; ni tortures, ni caresses ne pourraient jamais le déterminer à les révéler.

M. Quilp approuva hautement cette résolution; en même temps, il s'était assis pour pousser M. Swiveller et lui soutirer d'autres renseignements. Il apprit bientôt de lui qu'on avait vu le gentleman en conférence avec Kit. Tel était le secret que jamais il ne devait divulguer.

Muni de ces renseignements, M. Quilp fut amené à supposer tout d'abord que ledit locataire devait être la même personne qui était venue le trouver déjà; et, s'étant assuré par d'autres questions que ce soupçon était fondé, il en conclut qu'en se mettant en rapport avec Kit, le gentleman avait pour but de retrouver les traces du vieillard et de l'enfant. Brûlant du désir curieux de savoir ce que tout cela voulait dire, il résolut de serrer de près la mère de Kit, qui lui semblait la personne la moins capable de résister à ses artifices et par conséquent la plus propre à se laisser dérober les révélations qu'il convoitait. Prenant donc brusquement congé de M. Swiveller, il courut chez mistress Nubbles. La bonne femme était absente. Il s'informa auprès d'un voisin, comme fit Kit lui-même peu de temps après; on lui enseigna la chapelle, où il se rendit aussitôt pour happer la mère de Kit à la fin du service.

Il n'y avait pas un quart d'heure qu'il était assis dans la chapelle où, les regards pieusement attachés au plafond, il jouissait intérieurement, comme d'une bonne plaisanterie, de sa présence en ce lieu, lorsque Kit lui-même apparut. Avec ses yeux de lynx, un instant suffit au nain pour reconnaître qu'il y avait anguille sous roche. Absorbé en apparence, comme nous l'avons dit, et feignant d'être plongé dans une méditation profonde, Quilp étudiait les moindres mouvements de Kit; et quand celui-ci se fut retiré avec sa famille, le nain sortit vivement après lui. Enfin, il suivit Kit et mistress Nubbles jusqu'à la maison du notaire, où il apprit d'un des postillons dans quelle ville devait se rendre la chaise de poste. Sachant qu'une diligence qui faisait rapidement le service de nuit partait pour cette même ville à l'heure même, et que le bureau n'était qu'à deux pas, il y courut sans autre cérémonie et s'installa sur l'impériale. Plusieurs fois, pendant la nuit, la diligence dépassa la chaise de poste, plusieurs fois aussi la chaise de poste dépassa la diligence, selon que leurs haltes étaient plus ou moins longues et leur vitesse moins régulière; finalement, les deux voitures entrèrent en ville au même moment. Quilp, sans perdre de vue la chaise de poste, se mêla à la foule: il apprit l'objet du voyage du gentleman et ses mécomptes; une fois nanti de ces renseignements, il s'éloigna à la hâte et gagna l'auberge avant le gentleman; c'est là, qu'après avoir eu avec lui l'entretien que nous avons rapporté plus haut, il s'était enfermé dans sa petite chambre où il passait rapidement en revue toutes ces circonstances étranges.

«Ah! c'est comme ça? mon ami, se dit-il en mordant avidement ses ongles. On me suspecte, on me met de côté; et c'est Kit, n'est-ce pas? qui est l'agent confidentiel. En ce cas, je crains bien d'avoir à lui régler son compte.»

Il réfléchit un moment, puis ajouta:

«Si ce matin nous avions trouvé le vieux et l'enfant, j'étais prêt à faire valoir d'assez jolis titres. Quelle bonne aubaine c'eût été pour moi! Sans ces cafards, ces hypocrites, ce garçon et sa mère, j'eusse aussi facilement enveloppé dans mon filet ce farouche gentleman que mon vieil ami, notre ami commun, ah! ah! ah! et la potelée, la fraîche Nelly. Au pis aller, c'est encore une affaire d'or et qu'il ne faut pas perdre. Retrouvons d'abord les fugitifs, puis nous aviserons… au moyen de vous débarrasser d'un peu du superflu de votre numéraire, mon cher monsieur, tant qu'il y aura des barreaux de prison, des verrous et des serrures pour tenir en sûreté votre ami, ou parent, n'importe. Je hais décidément tous ces gens vertueux! s'écria le nain en avalant une gorgée d'eau-de-vie et faisant claquer ses lèvres. Oui! je les hais tous en général et chacun en particulier!…»

Et ce n'étaient pas là des fanfaronnades creuses et vaines; c'était bien l'aveu réfléchi de ses sentiments réels. Car M. Quilp, qui n'aimait personne, en était venu peu à peu à détester tous ceux qui de près ou de loin tenaient à son client ruiné: le vieillard lui-même le premier, parce qu'il avait su le tromper et déjouer sa vigilance; l'enfant, parce qu'elle était l'objet de la commisération et des timides reproches de mistress Quilp; le gentleman, à cause de l'aversion qu'il lui témoignait ouvertement; Kit et sa mère, mortellement, pour les motifs déjà connus. Joignez-y ce sentiment général d'opposition, qui s'unissait étroitement à son désir dévorant de s'enrichir au milieu de ces circonstances équivoques, et voilà pourquoi Daniel Quilp les détestait tous en général et chacun en particulier.

Dans cette aimable disposition d'esprit, il soulagea son estomac et sa haine en bavant une assez notable quantité d'eau-de-vie; puis, changeant de quartier, il se retira dans un cabaret infime, d'où il établit dans l'ombre tous les moyens d'enquête possibles, afin d'arriver à la découverte du vieillard et de sa petite-fille. Mais tout effort resta inutile. Pas la moindre trace, pas le moindre indice qui pût le mettre sur la voie. Les fugitifs avaient quitté la ville pendant la nuit; personne ne les avait vus s'éloigner; nul ne les avait rencontrés sur leur chemin; pas un conducteur de diligence, de charrette ou de fourgon n'avait aperçu de voyageurs répondant à leur signalement; pas une âme en un mot qui eût passé près d'eux ni entendu parler d'eux. Convaincu que pour le moment toute tentative de ce genre était infructueuse, il confia le soin de son affaire à deux ou trois drôles auxquels il promit une forte récompense dans le cas où ils lui feraient parvenir quelque renseignement, et il s'en retourna à Londres par la diligence du lendemain.

En montant sur l'impériale, M. Quilp eut la satisfaction de voir que la mère de Kit était seule dans l'intérieur de la voiture. Durant tout le voyage, il mit à profit cette circonstance pour s'amuser et s'égayer, la situation d'isolement où se trouvait la pauvre femme permettant au malicieux nain de lui causer toutes sortes d'ennuis et d'épouvantes. Ainsi il se tenait penché, suspendu sur un des bords de la voiture au risque de se rompre le cou, et dardait à l'intérieur ses gros yeux à fleur de tête qui semblaient d'autant plus horribles à mistress Nubbles que Quilp avait la tête renversée. Si elle changeait de portière, il se transportait du même côté. Quand on s'arrêtait pour relayer, il sautait lestement à terre et présentait son visage à la glace en louchant affreusement. Cet ingénieux système de tortures produisit sur la victime un tel effet, que mistress Nubbles ne put s'empêcher de croire que M. Quilp, vrai représentant du diable, s'était incarné ce pouvoir de l'enfer si souvent et si vigoureusement attaqué dans les prêches du Petit-Béthel, et que c'était pour la punir du péché qu'elle avait commis le jour du théâtre d'Astley et des huîtres, qu'il s'amusait à la lutiner et à la tourmenter.

Instruit d'avance par une lettre du retour prochain de mistress Nubbles, Kit attendait sa mère au bureau de la diligence, grande fut sa surprise quand il aperçut la figure bien connue de Quilp qui regardait par-dessus l'épaule du conducteur comme un démon familier, invisible à tout autre oeil qu'au sien.

«Comment vous portez-vous, Christophe? croassa le nain du haut de son impériale. Tout va bien, Christophe. Votre mère est là dedans.

— Par quel hasard est-il là, ma mère? dit Kit à demi-voix.

— J'ignore pourquoi ni comment, mon cher enfant, répondit mistress Nubbles en descendant de voiture à l'aide du bras de son fils; mais toute la sainte journée il n'a cessé de me terrifier à m'en faire perdre les sens.

— En vérité?… s'écria Kit.

— C'est au point que vous ne voudriez pas le croire, répliqua sa mère. Mais ne lui dites pas un mot; car réellement je ne sais pas si c'est un homme. Chut! ne vous tournez pas comme si je vous parlais de lui… Justement, il vient de se mettre sous le plein rayon de la lanterne de la diligence pour me faire ses yeux louches et effrayants!…»

Nonobstant la prière maternelle, Kit se tourna vivement pour regarder.

Mais M. Quilp tenait déjà tranquillement ses yeux levés vers les étoiles, et paraissait absorbé par la contemplation des corps célestes.

«Oh! l'artificieuse créature!… s'écria mistress Nubbles. Mais venez. Pour tout au monde ne lui parlez pas.

— Si, ma mère, si, je veux lui parler. Quelle faiblesse!… Dites donc, monsieur…»

M. Quilp affecta de tressaillir et de regarder autour de lui en souriant.

«Voulez-vous bien laisser ma mère tranquille, s'il vous plaît? dit Kit. Comment osez-vous tourmenter une pauvre femme seule comme elle, et la rendre triste et malheureuse, quand elle a déjà bien assez de motifs pour l'être sans vous!… N'êtes-vous pas honteux de votre conduite, petit monstre?…

— Monstre!… répéta Quilp avec un sourire et d'une voix de ventriloque. (Le nain le plus affreux qu'on ait jamais montré pour un sou à la foire.) Monstre!… ah!

— Si à l'avenir vous agissez envers elle avec cette impudence, reprit Kit en plaçant sur son dos le carton de sa mère, je vous le dis et vous le répète, monsieur Quilp, je ne le souffrirai pas. Vous n'avez pas le droit d'agir ainsi; vous savez bien que nous ne vous avons jamais fait de mal. Ce n'est pas la première fois; et si jamais vous la tourmentez ou l'effrayez encore, vous m'obligerez… et j'en aurais regret à cause de votre taille… vous m'obligerez à vous corriger.»

Quilp ne répliqua rien; mais, s'approchant de Kit assez près pour lui darder un regard à deux ou trois pouces du visage, il le contempla fixement, recula à courte distance sans détourner les yeux, s'approcha de nouveau, recula encore, et renouvela ce manège une demi-douzaine de fois, comme les têtes qui apparaissent et disparaissent dans les expériences de fantasmagorie. Kit se tenait ferme, s'attendant à une prochaine attaque; mais, voyant que toutes ces démonstrations n'aboutissaient à rien de sérieux, il fit claquer ses doigts et se retira, entraîné le plus vite possible par sa mère qui, même en écoutant les chères nouvelles du petit Jacob et du poupon, ne pouvait s'empêcher de tourner la tête avec anxiété pour voir si Quilp ne les suivait pas.

CHAPITRE XII.

La mère de Kit eût pu s'épargner la peine de regarder si souvent derrière elle; car rien n'était plus loin de la pensée de M. Quilp que de songer à les poursuivre, elle et son fils, ou de renouveler la querelle sur laquelle ils s'étaient séparés.

Il s'en alla droit son chemin, sifflant de temps à autre quelque bribe de chansonnette; et, avec un visage parfaitement tranquille et composé, il se dirigea allègrement vers son logis. En route il évoquait l'idée des inquiétudes, des terreurs de mistress Quilp qui, n'ayant pas reçu la moindre nouvelle de lui depuis trois grands jours et deux nuits, et n'ayant pas eu préalablement avis de son départ, était sans doute en ce moment dans une mortelle anxiété, en proie au plus vif chagrin.

Cette gracieuse perspective était si bien d'accord avec les goûts du nain, et si agréable pour lui, que, tout en marchant, il en riait à coeur joie jusqu'à en avoir les larmes aux yeux. De plus en plus joyeux, quand il atteignit la rue voisine de sa demeure, il exprima son plaisir par un cri rauque qui n'effraya pas médiocrement un passant paisible qui marchait devant lui sans s'attendre à cette surprise. Nouvelle jouissance pour Quilp, et qui augmenta d'autant sa satisfaction.

Telle était l'heureuse disposition d'esprit de M. Quilp lorsqu'il atteignit Tower-Hill. Là, s'étant arrêté à regarder la croisée de son logis, il la trouva plus splendidement éclairée qu'il n'est d'usage dans une maison en deuil. Il s'approcha plus près encore, écouta attentivement et put entendre plusieurs voix se livrant à une conversation animée, et dans le nombre il reconnut, outre celles de sa femme et de sa belle-mère, des organes masculins.

«Ah! s'écria le nain jaloux, qu'est-ce que c'est que ça?… Est-ce qu'elles reçoivent des visites en mon absence?»

Une toux étouffée qui venait de l'intérieur fut la réponse qu'il reçut.

M. Quilp chercha dans ses poches son passe-partout; mais il l'avait oublié. Il n'avait d'autre ressource que de frapper à la porte.

«Il y a de la lumière dans le couloir, se dit-il en mettant son oeil au trou de la serrure. Frappons un léger coup; et avec votre permission, madame, je vais vous prendre à l'improviste. Holà!…»

Il appliqua à la porte un tout petit coup avec précaution: pas de réponse. Mais, ayant de nouveau fait jouer le marteau sans plus de bruit, il vit s'ouvrir tout doucement la porte et aperçut le jeune gardien de son débarcadère. D'une main, il le saisit au collet; de l'autre, il le traîna jusqu'au milieu de la rue.

«Vous m'étranglez, maître, murmura le jeune garçon, lâchez-moi, s'il vous plaît.

— Qui est-ce qui est là-haut, chien que vous êtes? dit Quilp sur le même ton. Parlez, et parlez bas, ou je vous étranglerai pour tout de bon.»

Le jeune garçon ne put qu'indiquer la fenêtre, et répondre par un rire étouffé, mais qui exprimait si bien une gaieté folle, que M. Quilp furieux prit de nouveau le malheureux à la gorge, et il allait mettre sa menace à exécution ou peu s'en faut, si le jeune garçon ne s'était adroitement débarrassé de l'étreinte du nain pour se jeter derrière le réverbère voisin: là M. Quilp, après de vains efforts pour l'attraper par les cheveux, fut obligé de parlementer.

«Voulez-vous bien me répondre? dit-il. Qu'est-ce qu'on fait là haut?

— Vous ne me laissez pas parler! dit l'autre. Ils… ah! ah! ah! pensent que vous… êtes mort. Ah! ah! ah!

— Mort! s'écria Quilp avec un rire féroce. Oh! que non. Le pensent-ils en effet? Le pensent-ils réellement, chien que vous êtes!

— Ils pensent que vous êtes noyé, répondit le jeune garçon, dont la nature malicieuse avait une grande affinité avec celle de son maître. La dernière fois qu'on vous a vu, c'est au bord du débarcadère, et l'on pensait que vous étiez tombé à l'eau. Ah! ah! ah!

Le plaisir d'espionner son monde dans ce délicieux concours de circonstances et de causer un désappointement général en reparaissant vivant et très-vivant, procura à Quilp une sensation plus douce que n'eût pu le faire le meilleur coup de fortune. Il n'était pas moins réjoui maintenant que son joyeux compagnon: tous deux restèrent quelques instants à grimacer, à souffler comme des cachalots, à secouer la tête l'un en face de l'autre, de chaque côté du poteau, comme une incomparable paire de magots de la Chine.

«Pas un mot, dit Quilp s'avançant vers la porte sur la pointe du pied. Pas un son! même d'une planche qui crie ou d'un faux pas dans une toile d'araignée. Noyé!… eh! eh! mistress Quilp!… noyé!»

En parlant ainsi, il souffla la chandelle, défit ses souliers, et se mit en devoir de gravir l'escalier, laissant son jeune ami enchanté, tout entier au délice de faire ses culbutes dans la rue.

La chambre à coucher donnant sur l'escalier n'était pas fermée; M. Quilp se glissa dans cette pièce et s'établit derrière la porte qui la faisait communiquer au salon. Or, comme elle était entre- bâillée afin de laisser l'air circuler et qu'elle avait en outre une fente assez commode dont le nain s'était maintes fois servi utilement pour espionner et qu'il avait même élargie avec son couteau à cet effet, non-seulement il put tout entendre, mais il put voir distinctement tout ce qui se passait.

L'oeil appliqué à cette fente propice, il vit M. Brass assis à une table où se trouvaient, outre plumes, encre et papier, la cave à liqueurs, sa propre cave avec son propre rhum de la Jamaïque réservé jusqu'ici pour lui seul! puis de l'eau chaude, d'odorants citrons, des morceaux de sucre, tout ce qu'il fallait enfin pour composer un grog délicieux. Avec tous ces matériaux de choix, maître Sampson, qui était loin de méconnaître leurs justes droits à son attention, avait composé un grand verre de punch aux vapeurs brûlantes; en ce moment même il était en train de délayer le breuvage avec une cuiller à thé et y attachait un regard dans lequel une faible expression de regret était dominée par un rayon de douce et agréable jouissance. À la même table et appuyée sur ses deux coudes se trouvait mistress Jiniwin: elle n'avait plus besoin de prélever en cachette quelques cuillerées sur le punch d'autrui; elle buvait à larges gorgées dans son verre à elle; tandis qua sa fille, qui n'avait pas positivement de cendres sur la tête ni un sac de toile sur les épaules, mais bien une tenue décente et un certain air de chagrin, était à demi couchée dans un fauteuil et adoucissait sa peine en acceptant de temps à autre un peu de ce breuvage bienfaisant. Il y avait là encore deux bateliers-côtiers qui tenaient des dragues et autres instruments de leur métier: le plaisir qu'ils avaient à boire, leur nez naturellement rouge, leur face enluminée, leur air joyeux, leur présence en un mot, augmentaient, bien loin de le diminuer, l'air de gaieté et de confort qui faisait le vrai caractère de la réunion.

«Si je pouvais empoisonner le punch de cette chère vieille dame, se dit Quilp, je mourrais heureux!

— Ah! dit M. Brass rompant le silence et levant ses yeux au plafond avec un soupir, qui sait s'il ne nous regarde pas d'en haut! Qui sait s'il ne nous contemple pas de… du lieu quelconque où il peut être, et s'il n'a pas les yeux fixés sur nous! Ô mon Dieu!»

Ici M. Brass fit une pause pour boire la moitié de son verre de punch; puis il reprit ainsi en secouant la tête avec un sourire triste, mais sans perdre de vue l'autre moitié de son verre:

«Il me semble en vérité que j'aperçois ses yeux qui étincellent dans le miroir de cette liqueur. Ah! quand pourrons-nous le revoir ainsi? Jamais, jamais! Ce que c'est que de nous! une minute avant, nous sommes ici, ajouta-t-il en élevant son grand verre à la hauteur de son visage; et la minute d'après, nous sommes là…» Il goûta le contenu, puis, se frappant avec un geste emphatique un peu au-dessous de la poitrine, il s'écria: «Oui, nous sommes dans la tombe silencieuse. Et penser que me voilà ici à boire son rhum!… Tout cela me semble un rêve!»

Pour s'assurer sans doute de la réalité de sa position, M. Brass tendit, tout en parlant, son verre à mistress Jiniwin afin qu'elle l'emplit; et se tournant vers les deux bateliers:

«Alors les recherches ont été tout à fait infructueuses?

— Tout à fait, mon maître. Mais je crois bien que si son corps est porté quelque part, ça sera pour sûr du côté de Grinidge[1], à la marée basse… Est-ce pas, camarade?»

L'autre gentleman fit un signe d'assentiment et ajouta que le corps était attendu à l'hôpital où quelques pensionnaires ne seraient point fâchés de le voir arriver.

«Alors il ne nous reste plus qu'à nous résigner, dit M. Brass, qu'à nous résigner. Ce serait une consolation que d'avoir son corps, une triste consolation.

— Oh! certainement oui, dit vivement mistress Jiniwin; si nous l'avions, au moins n'aurions-nous plus de doutes.»

Sampson Brass reprit sa plume.

«Occupons-nous, dit-il, de l'avis et du signalement à publier. Il y a pour nous un plaisir mélancolique à rappeler ses traits. Nous en étions restés aux jambes…

— Jambes torses, dit mistress Jiniwin.

— Pensez-vous qu'elles fussent torses? dit Brass d'un air confidentiel. Il me semble les voir encore marchant très-écartées dans la rue en pantalon de nankin un peu court sans sous-pieds. Ah! dans quelle vallée de larmes nous vivons! Décidément mettrons- nous torses?

— Je pense qu'elles l'étaient un peu, dit mistress Quilp avec un sanglot.

Jambes torses, dit Brass écrivant et parlant à la fois, la tête grosse, le buste court, les jambes torses.

— Très-torses! dit mistress Jiniwin.

— Non, madame, non, ne mettons pas «très-torses,» dit Brass avec l'expression d'un pieux respect. N'insistons pas sur les imperfections physiques du défunt. Il est en un lieu, madame, où il ne sera plus question de ses jambes. Contentons-nous de mettre torses, madame.

— Je m'imaginais que vous demandiez l'exacte vérité, dit la belle-mère. Voilà tout.

— Dieu vous bénisse comme je vous aime! murmura Quilp. Allons, voilà qu'elle y retourne… Toujours du punch!

— Le soin qui nous occupe, dit l'homme de loi posant sa plume et vidant son verre, me remet involontairement sous les yeux le fantôme du père d'Hamlet. Oui, je me figure voir le défunt avec le costume qu'il portait tous les jours, son habit, son gilet, ses souliers, ses bas, son pantalon, son chapeau, son esprit et sa verve, son éloquence et son parapluie; tout cela se présente à moi comme autant d'images de ma jeunesse, son linge!… dit encore M. Brass avec un doux sourire qu'il adressa à la muraille, son linge qui toujours était d'une couleur particulière, car c'était un de ses caprices, une singulière fantaisie; ah! comme il me semble le voir encore!

— Continuez donc le signalement, monsieur, dit mistress Jiniwin avec impatience; cela vaudrait bien mieux.

— C'est vrai, madame, c'est vrai, s'écria M. Brass. Le chagrin ne doit pas engourdir nos facultés, madame. Voulez-vous m'en verser encore une goutte, s'il vous plaît? Nous en étions à son nez…

— Nez plat, dit mistress Jiniwin.

— Aquilin!… cria Quilp passant sa tête à travers la porte et touchant de sa main le bout de son nez. Aquilin, sorcière que vous êtes! Le voyez-vous? appelez-vous ça un nez plat? Osez-vous l'appeler ainsi, hein?

— Oh! magnifique! magnifique! acclama le procureur par la simple force de l'habitude. Parfait!… Comme il est spirituel!… Quel homme remarquable! quel homme extraordinaire! et quel art il possède pour surprendre les gens!»

Quilp ne prit point garde à ces compliments, ni à l'air décontenancé et terrifié que Brass montrait de plus en plus, ni aux cris que poussaient sa belle-mère qui se sauva hors de la chambre, et sa femme qui tomba évanouie. L'oeil fixé sur Sampson Brass, il alla droit vers la table; commençant par le verre du procureur, il en avala le contenu, puis il fit régulièrement le tour de la table jusqu'à ce qu'il eût bu les deux autres verres; ensuite il mit sous son bras sa cave à liqueurs sans cesser de dévisager Brass avec son regard étrange.

— Je ne suis pas encore mort, Sampson, dit-il. Non, pas encore!

— Oh! c'est charmant! s'écria Brass reprenant un peu d'aplomb. Ah! ah! ah! C'est charmant! Il n'y a pas un homme au monde qui se fût ainsi tiré d'affaire. C'était une position difficile. Mais il a un tel flux de bonne humeur, un flux si prodigieux!…

— Bonsoir, dit le nain avec un geste expressif.

— Bonsoir, monsieur, bonsoir, s'écria le procureur en se retirant à reculons. Quelle heureuse, oh! oui, quelle bienheureuse surprise! Ah! ah! ah! Délicieux! vraiment délicieux!»

Le nain attendit que le bruit des exclamations de M. Brass se perdît dans l'éloignement, car M. Brass n'avait pas cessé de les continuer à haute voix tout en descendant l'escalier. Il s'avança alors vers les deux bateliers qui étaient restés immobiles dans une sorte d'étonnement stupide.

«N'avez-vous pas, messieurs, dit-il en tenant avec une grande politesse la porte ouverte, sondé la rivière toute la journée?

— Oui monsieur, et hier aussi.

— Pardieu! vous vous êtes donné là bien de la peine. Je vous prie de considérer comme à vous tout ce que vous trouverez sur… sur le corps du noyé. Bonsoir.»

Les deux hommes s'entre-regardèrent; mais sans s'amuser à discuter sur le point en litige, ils se glissèrent hors de la chambre. Après avoir fait si vite maison nette, Quilp ferma les portes; et tenant toujours précieusement sa cave à liqueurs, en levant les épaules et se croisant les bras, il resta à considérer sa femme évanouie, semblable à un cauchemar qui vient de peser sur la poitrine du patient endormi.

CHAPITRE XIII.

D'ordinaire, les discussions conjugales ont lieu entre les parties intéressées sous la forme d'un dialogue auquel la dame prend part au moins pour la moitié. Chez M. et mistress Quilp cependant il y avait, sous ce rapport, exception à la règle générale. Les observations réciproques se réduisaient à un long monologue du mari; peut-être la femme trouvait-elle à y introduire quelques courtes supplications, mais qui ne s'étendaient pas au delà d'une syllabe jetée à intervalles éloignés, d'une voix basse et soumise. Sans la circonstance présente, mistress Quilp dut attendre longtemps avant de risquer même cette humble défense; revenue de son évanouissement, elle s'assit en silence, et tout en pleurant écouta avec docilité les reproches de son seigneur et maître.

Ces reproches, M. Quilp les proférait avec tant de volubilité et de violence et en tordant tellement ses membres et sa figure, que sa femme, tout accoutumée qu'elle était à l'attitude de son mari dans ces scènes d'intérieur, se sentit épouvantée et presque hors d'elle. Mais le rhum de la Jamaïque et la satisfaction d'avoir causé un tel mécompte refroidirent par degrés l'emportement de M. Quilp; et du paroxysme ardent et sauvage auquel elle s'était élevée, sa fureur descendit lentement à un état goguenard de raillerie joviale où elle ne s'épargna pas.

«Ainsi, dit Quilp, vous pensiez que j'étais mort et parti pour toujours? Vous croyiez être veuve, hein?… Ah! ah! ah! coquine que vous êtes!

— Vraiment, Quilp, répondit-elle, je suis très-fâchée…

— Qui en doute? s'écria le nain. Vous très-fâchée! Assurément vous l'êtes. Qui doute que vous soyez très-fâchée?

— Je ne suis pas fâchée que vous soyez revenu à la maison, vivant et bien portant; mais je suis fâchée d'avoir été amenée à concevoir l'idée de votre mort. Je me réjouis de vous voir, Quilp; vrai, je m'en réjouis.»

En réalité, mistress Quilp semblait beaucoup plus contente de revoir son mari qu'on n'eût pu s'y attendre, et elle lui témoigna pour son heureux retour un intérêt sur lequel, tout bien considéré, il n'eût pas dû compter. Cependant Quilp ne s'en montra pas autrement ému, si ce n'est qu'il venait lui faire claquer ses doigts tout près des yeux avec des grimaces de triomphe et de dérision.

«Comment avez-vous pu aller si loin sans me dire un mot ou me donner de vos nouvelles? demanda la pauvre petite femme en sanglotant. Comment avez-vous pu être si cruel, Quilp?

— Comment j'ai pu être si cruel, si cruel? s'écria le nain. Parce que c'était mon idée. C'est encore mon idée. Je serai cruel si cela me plaît. Je vais repartir.

— Oh! non.

— Si fait. Je vais repartir. Je sors d'ici à l'instant. Mon projet est de m'en aller vivre là où la fantaisie m'en prendra, à mon débarcadère, à mon comptoir, et de faire le garçon. Vous étiez veuve par anticipation… Goddam! eh bien! moi, je vais, à partir d'aujourd'hui, me faire célibataire.

— Vous ne parlez pas sérieusement, Quilp!… dit la jeune femme en pleurant.

— Je vous dis, ajouta le nain s'exaltant à l'idée de son projet, que je vivrai en garçon, en vrai sans-souci; j'aurai à mon comptoir mon logement de garçon, et approchez-en si vous l'osez. Ne vous imaginez pas que je ne pourrai point fondre sur vous à des heures inattendues; car je vous épierai, j'irai et viendrai comme une taupe ou une belette. Tom Scott!… Où est-il, ce Tom Scott?

— Je suis ici, monsieur, cria le jeune garçon au moment où Quilp ouvrait la croisée.

— Attendez, chien que vous êtes!… Vous allez avoir à porter la valise d'un célibataire. Faites-moi ma malle, mistress Quilp. Frappez chez la chère vieille dame pour qu'elle vienne vous aider, frappez ferme. Holà! holà!»

En jetant ces exclamations, M. Quilp s'empara du tisonnier, et, courant vers la porte du cabinet où couchait la bonne dame, il y heurta violemment jusqu'à ce qu'elle s'éveillât dans une terreur inexprimable. Elle pensait pour le moins que son aimable gendre avait l'intention de la tuer, afin de lui faire expier la critique de ses jambes. Sous cette idée qui la dominait, elle ne fut pas plutôt éveillée, qu'elle se mit à jeter des cris perçants, et elle se fût précipitée par la fenêtre si sa fille ne s'était hâtée de la détromper en invoquant son assistance. Un peu rassurée en apprenant quel genre de service on attendait d'elle, mistress Jiniwin parut en camisole de flanelle. La mère et la fille, toutes deux tremblantes de peur et de froid, car la nuit était très- avancée, exécutèrent les ordres de M. Quilp en gardant un silence respectueux. L'excentrique gentleman eut soin de prolonger le plus possible ses préparatifs pour le plus grand bien des pauvres femmes; il surveillait l'arrangement de sa garde-robe; après y avoir ajouté, de ses propres mains, une assiette, un couteau, une fourchette, une cuiller, une tasse à thé avec la soucoupe et divers autres petits ustensiles de cette nature, il boucla les courroies de sa valise qu'il mit sur son épaule et sortit sans prononcer un mot, avec sa cave à liqueurs, qu'il n'avait pas déposée un seul instant, étroitement serrée sous son bras. En arrivant dans la rue, il remit le fardeau le plus lourd aux soins de Tom Scott, but une goutte à même la bouteille pour se donner du montant, et en ayant assené un bon coup sur la tête du jeune garçon comme pour lui donner un arrière-goût de la liqueur, le nain se rendit d'un pas rapide à son débarcadère, où il arriva entre trois et quatre heures du matin.

«Voilà un bon petit coin! dit Quilp lorsqu'il eut gagné à tâtons sa baraque de bois et ouvert la porte avec une clef qu'il avait sur lui; un bon petit coin!… Vous m'éveillerez à huit heures, chien que vous êtes!»

Sans autre adieu, sans autre explication, il saisit sa valise, ferma la porte sur son serviteur, grimpa sur son comptoir, et s'étant roulé comme un hérisson dans une vieille couverture de bateau, il ne tarda pas à s'endormir.

Le matin, à l'heure convenue, Tom Scott l'éveilla. Ce ne fut pas sans peine, après toutes les fatigues que le nain avait eues à supporter. Quilp lui ordonna de faire du feu sur la plage avec quelques débris de charpente vermoulue, et de lui préparer du café pour son déjeuner. En outre, afin de rendre son repas plus confortable, il remit au jeune garçon quelque menue monnaie pour servir à l'achat de petits pains chauds, de beurre, de sucre, de harengs de Yarmouth et autres articles de ménage; si bien qu'au bout de peu d'instants s'élevait la fumée d'un déjeuner savoureux. Grâce à ces mots appétissants, le nain se régala à coeur joie; et enchanté de cette façon de vivre libre et bohémienne, à laquelle il avait songé souvent et qui lui offrait, partout où il voudrait la mener, une douce indépendance de tous devoirs conjugaux et un bon moyen pour tenir mistress Quilp et sa mère dans un état continuel d'agitation et d'alarme, il s'occupa d'arranger sa retraite et de se la rendre commode et agréable.

Dans cette pensée, il se rendit à un marché voisin où l'on vendait des équipements maritimes; il acheta un hamac d'occasion qu'il accrocha, comme l'eût fait un marin, au plafond du comptoir. Il fit placer aussi dans cette cabine moisie un vieux poêle de navire, avec un tuyau rouillé qui était destiné à conduire la fumée hors du toit; et lorsqu'enfin toutes ces dispositions furent terminées, il contempla cet aménagement avec un ineffable plaisir.

«Je me suis fait une habitation rustique, comme Robinson Crusoé, dit-il en lorgnant son oeuvre; j'ai choisi un lieu solitaire, retiré, espèce d'île déserte où je pourrai être en quelque sorte seul quand j'en aurai besoin, et à l'abri des yeux et des oreilles de tout espion. Personne près de moi, si ce n'est des rats, et les rats sont de bons compagnons, bien discrets. Je vais être au milieu de ce monde-là aussi heureux que le poisson dans l'eau. Pourtant je vais voir si je ne trouve pas un rat qui ressemble à Christophe, celui-là je l'empoisonnerai. Ah! ah! ah! Mais songeons à nos affaires… les affaires!… Il ne faut pas que le plaisir fasse oublier les affaires, et voilà déjà la matinée avancée!…»

Il ordonna ensuite à Tom Scott d'attendre son retour et de ne point s'amuser à se tenir sur la tête, ou à faire des culbutes, ou à marcher sur les mains, sous peine de recevoir une ample correction; puis il se jeta dans un bateau et traversa le fleuve. Arrivé à l'autre bord, il gagna à pied la maison de Bewis Marks, où M. Swiveller faisait son agréable résidence. Ce gentleman était justement seul à dîner dans son étude poudreuse.

«Dick, dit le nain en montrant sa tête à la porte, mon agneau, mon élève, la prunelle de mes yeux, holà! hé!

— Tiens, c'est vous? répondit M. Swiveller. Comment allez-vous?

— Et comment va Richard? comment va cette crème des clercs?

— Une crème bien sure, monsieur, et qui commence à tourner à l'aigre.

— Qu'est-ce que c'est? dit le nain en s'avançant. Sally aurait- elle été méchante? De toutes les jeunes égrillardes de sa force, je n'en connais pas une comme elle, hé, Dick!

— Certainement non, répliqua M. Swiveller, continuant son repas avec une grande gravité; elle n'a pas sa pareille. Sally est le sphinx de la vie domestique.

— Vous paraissez découragé? dit Quilp en s'asseyant. Voyons, qu'y a-t-il?

— Le droit ne me convient pas, répondit Richard. C'est trop aride; et puis on est trop tenu. J'ai pensé plus d'une fois à me sauver.

— Bah! dit le nain. Où iriez-vous, Dick?

— Je l'ignore. Du côté de Highgate, je suppose. Peut-être les cloches sonneraient-elles: «Viens, Swiveller, lord maire de Londres.» Le prénom de Wittington était Dick, comme le mien, vous savez? Seulement, je voudrais qu'on ne le donnât pas aussi à tous les chats.»

Quilp regarda son interlocuteur avec des yeux dilatés par une expression comique de curiosité, et il attendit patiemment que l'autre s'expliquât. Mais M. Swiveller ne paraissait nullement pressé de fournir des explications. Il dîna longuement en gardant un profond silence; puis enfin il repoussa son assiette, se rejeta en arrière sur le dossier de sa chaise, se croisa les bras et se mit à contempler tristement le feu, où quelques bouts de cigares fumaient tout seuls pour leur propre compte, répandant une forte odeur de tabac.

«Peut-être accepteriez-vous un morceau de gâteau? dit Richard se tournant enfin vers le nain. Il doit être de votre goût, puisque c'est votre oeuvre.

— Que voulez-vous dire?» demanda Quilp.

M. Swiveller répondit en tirant de sa poche un petit paquet graisseux qu'il ouvrit avec précaution, et il exhiba du papier d'enveloppe un morceau de plum-pudding très-indigeste, à en juger par l'apparence, et bordé d'une croûte de sucre épaisse au moins d'un pouce et demi.

«Qu'est-ce que vous dites de cela? demanda M. Swiveller.

— On dirait un gâteau de fiancée, répondit le nain en grimaçant.

— Et de qui croyez-vous que vienne ce gâteau? demanda M. Swiveller qui s'en frottait le nez avec un calme effrayant. De qui?

— Ne serait-ce pas…

— Oui, elle-même. Vous n'avez pas besoin de rappeler son nom. Ce nom, d'ailleurs, n'est plus le sien. Maintenant, son nom c'est Cheggs, Sophie Cheggs! … Cependant je l'aimais.

_Comme on peut aimer quand on n'a pas une jambe de bois, et mon coeur, Mon coeur est brisé d'amour pour

Sophie Cheggs!…»_

En adaptant ainsi selon sa fantaisie et pour les besoins de sa triste cause le refrain de la ballade populaire, il enveloppa de nouveau le morceau de gâteau, qu'il aplatit entre les paumes de ses mains, le remit dans sa poitrine, boutonna son habit pardessus, et croisa ses bras sur le tout.

«Maintenant, dit-il, j'espère que vous êtes content, monsieur; j'espère que Fred aussi doit être content. Vous avez joué votre jeu dans mon malheur, et j'espère que vous serez satisfaits. C'est donc là le triomphe que je devais obtenir? C'est comme dans la vieille contredanse, où il y a deux messieurs pour une dame seule. Vous savez, la dame choisit l'un et laisse l'autre, qui doit aller à cloche-pied faire tout seul la figure par derrière. Mais ce sont là les coups de la destinée, et la mienne ne fait que m'écraser sous ses pieds.»

Déguisant la joie secrète que lui causait la défaite de M. Swiveller, Daniel Quilp adopta le meilleur moyen de le calmer en tirant le cordon de la sonnette pour commander un extra de vin rosé (c'est-à-dire de ce qui représente ordinairement ce liquide). Il le versa gaiement et porta divers toasts dérisoires à Cheggs, et d'autres plus sérieux au bonheur des célibataires, en invitant M. Swiveller à lui faire raison. L'effet de ces toasts sur Richard, joint à la réflexion que nul homme ne peut lutter contre sa destinée, fut tel, qu'en très-peu de temps M. Swiveller sentit renaître son énergie et se trouva en état de donner au nain des détails sur la réception du gâteau qui, selon toute apparence, avait été apporté à Bewis Marks par les deux miss Wackles en personne, et remis à la porte de l'étude avec une foule de rires dont il ne partageait pas la joie.

«Ah! dit Quilp, ce sera bientôt notre tour de rire. À propos, vous me parliez du jeune Trent… Où est-il?»

M. Swiveller lui apprit que son honorable ami avait dernièrement accepté une position d'agent responsable dans une banque de jeu ambulante, et qu'en ce moment il était en train de faire une tournée pour les besoins de sa profession parmi les esprits aventureux de la Grande-Bretagne.

«C'est fâcheux, dit le nain, car j'étais venu tout exprès pour m'informer de lui près de vous. J'avais une idée, Dick. Votre ami d'en haut…

— Quel ami?

— Celui du premier étage…

— Oui, eh bien?…

— Votre ami du premier étage, Dick, doit connaître Trent?

— Non, il ne le connaît pas, dit M. Swiveller en secouant la tête.

— Oui et non. Il est vrai qu'il ne l'a jamais vu, répliqua Daniel Quilp; mais si nous les mettions en rapport, qui sait, Dick, si Fred, étant convenablement présenté, ne servirait pas les desseins du locataire tout aussi bien pour le moins que la petite Nelly et son grand-père? Qui sait si la fortune de ce jeune homme, et par suite la vôtre, ne serait pas faite?

— Eh bien, dit M. Swiveller, la vérité est qu'ils ont été mis en présence l'un de l'autre.

— Ils l'ont été!… s'écria le nain attachant sur son interlocuteur un regard soupçonneux. Qui a fait cela?

— Moi, dit Richard avec un peu de confusion. Ne vous ai-je pas conté cela la dernière fois que vous m'avez appelé de la rue en passant?

— Vous savez bien que vous ne me l'avez pas conté.

— Je crois que vous avez raison, dit Richard. Non, je ne vous l'ai pas conté, je m'en souviens. Oh! oui, je les ai mis un jour en présence. Ce fut sur la demande de Fred.

— Et qu'arriva-t-il?

— Il arriva que mon ami, au lieu de fondre en larmes quand il apprit qui était Fred; au lieu de l'embrasser tendrement et de lui dire: «Je suis ton grand-père!» ou «ta grand'mère déguisée!» comme nous nous y attendions pleinement, tomba dans un accès de fureur terrible, lui lança toutes sortes d'injures, et finit par lui dire que, si la petite Nell et le vieux gentleman avaient été réduits à la misère, c'était par sa faute. Il ne nous a pas seulement offert de nous rafraîchir, et… et, en un mot, il nous a mis à la porte de sa chambre plus vite que ça.

— C'est étrange, dit le nain réfléchissant.

— Oui, c'est ce que nous nous disions mutuellement, dit froidement M. Swiveller; mais c'est parfaitement exact.»

Quilp fut complètement ébranlé par cette confidence, sur laquelle il réfléchit quelque temps dans un silence mystérieux. Souvent il levait les yeux sur le visage de Richard, et, d'un regard pénétrant, il en étudiait l'expression. Cependant, comme il n'y lut rien qui lui promît de plus amples détails ou qui pût lui donner des soupçons sur sa véracité; et comme, d'autre part, M. Swiveller, livré à ses propres méditations, poussait de gros soupirs et s'enfonçait plus avant que jamais dans le triste chapitre du mariage de mistress Cheggs, le nain se hâta de rompre l'entretien et de s'éloigner, laissant à ses mélancoliques pensées le pauvre amant éconduit.

«Ils se sont vus! se dit le nain tandis qu'il marchait seul le long des rues. Mon ami Swiveller a voulu négocier cette affaire par-dessus ma tête. Peu importe au fond, puisqu'il en a été pour ses frais; mais c'est égal, l'intention y était. Je suis charmé qu'il ait perdu sa maîtresse. Ah! ah! ah! l'imbécile ne se soustraira plus à ma direction. Je suis sûr de lui dans la maison où je l'ai placé; je le trouverai toutes les fois que j'aurai besoin de lui pour mes desseins; et, d'ailleurs, il est, sans le savoir, le meilleur espion de Brass, et quand il a bu, il dit tout ce qu'il sait. Vous m'êtes utile, Dick, et vous ne me coûtez rien que quelques rafraîchissements par-ci par-là. Il serait bien possible, monsieur Richard, qu'il convint à mes fins, pour me mettre en crédit auprès de l'étranger, de lui révéler avant peu vos projets sur l'enfant; mais pour le moment et avec votre permission, nous resterons les meilleurs amis du monde.»

Tout en poursuivant le cours de ces pensées et se livrant le long de sa route au rêve ardent de ses intérêts particuliers, M. Quilp traversa de nouveau la Tamise et s'enferma dans son palais de garçon. Le poêle, récemment posé en ce lieu et d'où la fumée, au lieu de sortir par le toit, s'était répandue dans la chambre, rendait ce séjour un peu moins agréable peut-être que ne l'eussent désiré des gens plus délicats. Mais un pareil inconvénient, loin de dégoûter le nain de sa nouvelle demeure, ne lui en plaisait que davantage. Ainsi, après un dîner splendide qu'il avait fait venir du restaurant, il alluma sa pipe et fuma près de son poêle jusqu'au moment où il disparut dans un brouillard qui ne laissait voir que sa paire d'yeux rouges et enflammés et tout au plus, par moments, sa vague et sombre face, quand dans un violent accès de toux il déchirait le nuage de fumée et écartait les tourbillons qui obscurcissaient ses traits. Au milieu de cette atmosphère qui eût infailliblement suffoqué tout autre homme, le nain passa une soirée délicieuse: il se partagea tout le temps entre les douceurs de la pipe et celles de la cave à liqueurs. Parfois il se donnait le plaisir de pousser, en manière de chant, un hurlement mélodieux, qui n'offrait pas, du reste, la moindre ressemblance avec aucun morceau de musique, soit vocale soit instrumentale, que jamais compositeur humain ait été tenté d'inventer. Ce fut ainsi qu'il se récréa jusqu'à près de minuit, où il se mit dans son hamac avec la plus complète satisfaction.

Le premier son qui, le matin, vint frapper ses oreilles, tandis qu'il avait encore les yeux à demi fermés et que, se trouvant d'une façon si inaccoutumée tout près du plafond, il éprouvait la vague idée qu'il pouvait bien avoir été métamorphosé en mouche à viande dans le cours de la nuit, le premier son qu'il entendit fut le bruit d'une personne qui se lamentait et sanglotait dans la chambre. Il se pencha avec curiosité vers le bord de son hamac et aperçut mistress Quilp. D'abord il la contempla quelques instants en silence, puis la fit tressaillir violemment par ce cri soudain:

«Holà!

— Ah! Quilp, dit vivement la pauvre petite femme en levant ses yeux, quelle peur vous m'avez faite!

— Tant mieux, coquine que vous êtes! répliqua le nain. Qu'est-ce que vous venez chercher ici? Vous venez voir si je ne suis pas mort, n'est-il pas vrai?

— Oh! je vous en prie, revenez à la maison, revenez à la maison, dit mistress Quilp avec des sanglots; nous ne le ferons plus jamais, Quilp; et après tout, ce n'était qu'une méprise qui provenait de notre anxiété.

— De votre anxiété! dit le nain en grimaçant. Oui, oui, je connais ça, vous voulez dire de votre impatience de me voir mort. Je reviendrai à la maison quand il me plaira, je vous le déclare. Je reviendrai à la maison et m'en irai quand il me plaira. Je serai comme un feu follet, tantôt ici, tantôt là, voltigeant toujours autour de vous, les yeux fixés sur vous au moment où vous m'attendrez le moins, et vous tenant dans un état continuel d'inquiétude et d'irritation. Voulez-vous bien sortir?…»

Mistress Quilp n'osa que faire un geste de supplication.

«Je vous dis que non, reprit le nain. Non! si vous vous permettez de venir ici de nouveau, à moins que ce ne soit sur mon invitation, je lâcherai dans mon terrain des chiens de garde qui hurleront après vous et vous mordront. Je dresserai des chausse- trappes adroitement dissimulées, des pièges à femmes. Je sèmerai des pièces d'artifice qui feront explosion quand vous poserez le pied sur les mèches et qui vous feront sauter en mille petits morceaux. Voulez-vous bien sortir?…

— Pardonnez-moi. Revenez à la maison, dit la jeune femme d'un accent pénétré.

— Non-on-on-on-on! hurla Quilp. Non, pas avant que ce soit mon bon plaisir; et alors je reviendrai aussi souvent que cela me conviendra, et je ne rendrai compte à personne de mes allées et venues. Vous voyez la porte?… Voulez-vous bien sortir!»

Ce dernier ordre, M. Quilp le prononça d'une voix si énergique et, en outre, il l'accompagna d'un geste si violent qui marquait son intention de s'élancer hors de son hamac, et, tout coiffé de nuit qu'il était, de reconduire sa femme chez elle à travers les rues, qu'elle s'enfuit rapide comme une flèche. Son digne seigneur et maître tendit le cou et les yeux jusqu'à ce qu'elle eût franchi le terrain du débarcadère; et alors, charmé d'avoir eu cette occasion d'établir son droit et de poser en fait l'inviolabilité de son manoir, il partit d'un immense éclat de rire, puis s'abandonna derechef au sommeil.

CHAPITRE XIV.

L'aimable et joyeux propriétaire du palais de garçon dormit au milieu de sa société favorite, à savoir: la pluie, la boue, la saleté, l'humidité, le brouillard et les rats, jusqu'à une heure assez avancée du jour. Appelant alors son valet de chambre, M. Tom Scott, et lui ayant ordonné de l'aider à se lever et de lui préparer son déjeuner, il quitta sa couche et fit sa toilette. Ce devoir accompli et le repas terminé, Quilp se rendit de nouveau dans Bewis Marks.

Cette visite n'était pas destinée à M. Swiveller, mais à l'ami et patron d'icelui, M. Sampson Brass. Ces deux gentlemen étaient absents l'un et l'autre; jusqu'à miss Sally, la vie et le flambeau de la loi, qui n'était pas à son poste. Leur absence à tous était signalée aux visiteurs par un bout de papier écrit de la main de M. Swiveller et attaché au cordon de la sonnette; sans faire connaître au lecteur à quel moment de la journée il avait été placé là, ce papier donnait seulement ce vague et trop discret avis: «On sera de retour dans une heure.»

«Il y a bien au moins une servante, je suppose, dit le nain en frappant à la porte de la maison. Voyons ça.»

Après un assez long intervalle de temps, la porte s'ouvrit et une voix grêle fit entendre ces mots:

«Voulez-vous me laisser votre carte ou une lettre?

— Hein?» murmura le nain en abaissant son regard (chose tout à fait contraire à ses habitudes) sur la petite servante.

Et la servante répondit, comme lors de sa première entrevue avec
M. Swiveller:

«Voulez-vous me laisser votre carte ou une lettre?

— Je vais écrire un billet, dit le nain passant devant elle et entrant dans l'étude. Songez bien à le remettre à votre maître dès qu'il sera de retour.»

M. Quilp grimpa sur le haut d'un tabouret pour écrire, tandis que la petite servante, prémunie contre de pareils événements par les instructions qu'on lui avait données, attachait sur le nain de grands yeux, toute prête d'avance, s'il dérobait seulement un pain à cacheter, à se précipiter dans la rue pour appeler la garde.

Le billet fut promptement écrit; il était très-court. Tout en le pliant, M. Quilp rencontra le regard de la petite servante. Il examina longtemps et curieusement cette jeune fille.

«Comment vous trouvez-vous ici?» dit le nain en mâchant un pain à cacheter avec d'horribles grimaces.

La petite servante, effrayée peut-être par cet examen, ne put articuler une réponse intelligible; mais le mouvement de ses lèvres permettait de comprendre qu'elle répétait intérieurement sa même phrase au sujet d'une carte ou d'une lettre.

«Est-ce qu'on ne vous traite pas mal, ici? Votre maîtresse n'est- elle pas un vrai cosaque?» dit Quilp d'un ton caressant.

À cette dernière question, la petite servante, avec un regard très-fin mêlé de crainte, serra fortement sa bouche arrondie, et secoua vivement la tête.

Soit qu'il y eût dans cette vivacité de mouvement quelque chose qui plût à M. Quilp, ou que l'expression qu'avaient prise les traits de la petite servante fixât son attention pour un autre motif; soit tout simplement qu'il voulût s'amuser à lui faire perdre contenance, toujours est-il qu'il posa carrément ses coudes sur le pupitre, et, pressant ses joues entre ses mains, se mit à la dévisager.

«D'où venez-vous? dit-il après une longue pose en se caressant doucement le menton.

— Je ne sais pas.

— Quel est votre nom?

— Je n'en ai pas.

— Quelle bêtise!… Comment votre maîtresse vous appelle-t-elle quand elle a besoin de vous?

— Petit démon.»

Elle ajouta tout aussitôt, comme si elle craignait d'autres questions:

«Voulez-vous me laisser une carte ou une lettre?»

Ces réponses étranges étaient de nature à provoquer des questions nouvelles. Quilp, cependant, sans prononcer un mot de plus, détourna son regard de la petite servante, se frotta le menton d'un air plus préoccupé que jamais; mais se courbant sur le billet comme pour en écrire l'adresse avec plus de soin et d'exactitude scrupuleuse, il examina encore la servante du haut de ses épais sourcils, moins hardiment peut-être, mais fort attentivement. Le résultat de cette investigation secrète fut que notre nain, voilant son visage de ses mains, s'amusa de la jeune fille avec malice et sans bruit, jusqu'au moment où les veines de sa face furent près de se rompre dans un éclat de rire. Enfonçant alors son chapeau sur son front pour dissimuler cette gaieté, il lui jeta le billet et sortit à la hâte.

Une fois dans la rue, il ne put résister à un secret mouvement d'hilarité, et se mit à rire en se tenant les côtes, mais à rire de toutes ses forces, essayant de regarder à travers le grillage de la salle poudreuse, comme pour apercevoir encore la jeune fille; il prolongea ce manège jusqu'à ce qu'il en fût fatigué. Enfin il se rendit au Désert, qui était situé à une portée de fusil de son palais de garçon; là, il commanda, pour le soir, un thé pour trois personnes dans le berceau du bosquet. En effet, sa course et son billet avaient eu pour but d'engager miss Sally Brass et son frère à venir goûter les jouissances qu'on savourait en ce lieu.

Ce n'était pas précisément la saison où l'on a l'habitude de prendre le thé dans les tavernes d'été, moins encore dans les tavernes d'été délabrées, qui dominent les bords vaseux d'un grand fleuve à la marée basse. Néanmoins, ce fut dans ce lieu choisi que M. Quilp ordonna qu'on servît une collation froide; et, à l'heure convenue, il recevait, sous le toit crevassé du berceau ruisselant d'humidité, M. Sampson avec sa soeur Sally.

«Vous aimez les beautés de la nature, dit Quilp avec une grimace. N'est-ce pas, Brass, que c'est charmant? N'est-ce pas que c'est nouveau, pur et primitif?

— C'est délicieux, en effet, monsieur, répondit le procureur.

— Un peu frais? dit Quilp.

— Non… non, pas tout à fait, ce me semble, monsieur, répondit
Brass, dont les dents claquaient de froid.

— Peut-être un peu humide et fiévreux? dit Quilp.

— Juste assez humide pour être agréable, répondit Brass; mais rien de plus, monsieur, rien de plus.

— Et Sally? ajouta le nain ravi de plaisir; aime-t-elle cet endroit?

— Elle l'aimera mieux, répondit la virago, quand elle y prendra le thé: faites-nous-le servir, et ne m'ennuyez pas davantage.

— Douce Sally! s'écria Quilp faisant un geste comme pour l'embrasser; gentille, charmante, ravissante Sally!

— C'est un homme vraiment remarquable! dit M. Brass dans un de ces apartés dont il avait l'habitude; c'est vraiment un troubadour! vous savez, un troubadour!»

Brass semblait laisser tomber ces compliments comme sans y songer, à son propre insu; mais le malheureux procureur, outre le froid terrible qu'il ressentait à la tête, avait été mouillé en chemin, et il eût volontiers consenti même à un sacrifice pécuniaire, pour échanger le lieu humide où il se trouvait contre une bonne chambre bien chaude, où il pût se sécher devant un bon feu. De son côté, Quilp, qui, indépendamment de sa malice démoniaque, n'était pas fâché de faire expier à Sampson la part qu'il avait prise dans la scène de deuil dont il avait été l'invisible témoin, du temps qu'il était noyé, observait ces signes de malaise avec un bonheur inexprimable; il n'aurait pas éprouvé plus de joie à s'asseoir au banquet le plus splendide.

Il convient aussi de faire remarquer, comme un petit trait du caractère de miss Sally Brass, que certainement, pour son propre compte, elle eût supporté de fort mauvaise grâce les désagréments du Désert, et qu'elle n'eût sans doute pas manqué de s'en aller avant l'apparition du thé; mais que, sitôt après avoir remarqué l'état pénible, la souffrance secrète de son frère, elle témoigna une satisfaction farouche, et se mit à s'amuser à sa manière. Quoique la pluie filtrât à travers les fentes du toit et mouillât leurs têtes, miss Brass ne faisait entendre aucune plainte, et présidait à la distribution du thé avec un calme imperturbable. Tandis que M. Quilp, dans sa bruyante hospitalité, installé sur une barrique vide, vantait ce lieu de plaisance comme le plus beau et le plus confortable des trois royaumes, et levait son verre pour boire à leur prochaine réunion de plaisir dans cet agréable endroit; tandis que M. Brass, avec la pluie qui inondait sa tasse, faisait de pénibles efforts pour se donner une contenance et paraître à l'aise; tandis que Tom Scott, qui attendait à la porte sous un vieux parapluie, se roidissait contre son mal, et s'efforçait de rire à gorge déployée, miss Sally Brass, sans songer à la pluie qui tombait sur ses charmes féminins et sur sa riche toilette, se tenait tranquillement assise devant le plateau, contemplant avec une jouissance intérieure la disgrâce de son frère, et satisfaite, dans son généreux oubli d'elle-même, de rester dans la taverne toute la nuit, en face des tourments qu'il éprouvait, et que son caractère avare et sordide ne lui permettait point de vouloir éviter. Et notez bien, car autrement le portrait ne serait pas complet, quoique ce ne soit qu'un trait, notez bien que miss Sally sympathisait au plus haut degré avec M. Brass, et qu'elle eût été hors d'elle si le procureur se fût permis de contrarier son client en quoi que ce fût.

Au plus fort de cette bruyante partie de plaisir, M. Quilp, ayant, sous un prétexte en l'air, renvoyé son serviteur aérien, reprit tout à coup ses manières habituelles, descendit de sa barrique, et posa une main sur la manche du procureur.

«Un mot, dit le nain, avant d'aller plus loin. Sally, voulez-vous écouter une minute?»

Miss Sally se rapprocha, accoutumée qu'elle était à avoir avec leur hôte des conférences qui n'en valaient que mieux, pour être dissimulées sous un air d'indifférence.

«C'est une affaire, dit le nain promenant son regard du frère à la soeur, une affaire très-délicate. Réfléchissez-y bien de concert quand vous serez seuls.

— Certainement, monsieur, répondit Brass tirant de sa poche son agenda et son crayon. Je vais prendre note des points principaux, s'il vous plaît, monsieur. Des documents remarquables, ajouta le procureur en levant les yeux au plafond, des documents parfaits!… Il présente tout avec tant de lucidité, que c'est un plaisir de recueillir ses paroles! Je ne connais pas un acte du Parlement qui le vaille pour être clair.

— Si c'est un plaisir, je suis bien fâché d'être obligé de vous en priver, dit sèchement Quilp. Serrez votre livre. Nous n'avons pas besoin de notes. Voilà: il y a un garçon nommé Kit…»

Miss Sally fit un signe de tête pour témoigner qu'elle connaissait ce garçon.

«Kit? dit M. Sampson. Kit?… ah! oui, j'ai entendu ce nom-là; mais je ne me rappelle pas bien… Je ne me rappelle pas bien…

— Vous êtes aussi lent qu'une tortue, et vous avez le crâne aussi épais qu'un rhinocéros! répliqua son gracieux client avec un geste d'impatience.

— Il est admirablement facétieux!… s'écria l'obséquieux Sampson. Ses connaissances en histoire naturelle sont prodigieuses. C'est un vrai Bouffon

Nul doute que M. Brass ne voulût faire un compliment à son hôte; et il est vraisemblable de penser qu'il avait eu l'intention de dire Buffon, mais qu'il avait laissé se glisser dans le mot une voyelle de trop. Quoi qu'il en soit, Quilp ne lui laissa pas le temps de se reprendre, mais il s'acquitta lui-même de ce soin en lui assenant sur la tête un coup du manche de son parapluie.

«Pas de querelle entre nous, dit miss Sally retenant la main de
Quilp. Je vous ai dit que je connais ce garçon, et cela suffit.

— Elle est toujours dans la question! dit le nain en lui donnant une tape sur le dos et regardant Sampson avec dédain. Sally, je n'aime point ce Kit.

— Ni moi, répondit miss Brass.

— Ni moi, dit Sampson.

— Alors, ça va bien, s'écria Quilp. La moitié de notre besogne est déjà faite. C'est un de ces honnêtes gens, un de ces beaux caractères, un animal qui rôde pour surprendre les secrets, un hypocrite, un double masque, un lâche, un espion furtif, un chien couchant devant ceux qui le nourrissent et l'amadouent, mais pour tous les autres, c'est un dogue qui vient vous aboyer dans les jambes.

— Quelle terrible éloquence! s'écria Brass en éternuant. C'est effrayant!

— Venons-en à l'affaire, dit miss Sally; pas tant de discours!

— C'est juste, s'écria Quilp en laissant tomber un nouveau regard de dédain sur Sampson; toujours elle est dans la question! Je dis, Sally, que ce Kit est un dogue aboyeur et insolent pour tout le monde, mais surtout pour moi. En un mot, je lui garde rancune.

— Cela suffit, monsieur, dit Sampson.

— Non, cela ne suffit pas, monsieur, dit Quilp en ricanant; voulez-vous bien m'écouter jusqu'à la fin? Outre que je lui garde rancune sur ce qu'il me contrecarre en ce moment et s'est placé comme une barrière entre moi et un résultat qui sans cela pourrait être une mine d'or pour nous tous; outre ce motif, je répète qu'il me déplaît, que je le hais. Maintenant, vous connaissez ce garçon, c'est à vous à deviser le reste. Trouvez entre vous quelque moyen de me débarrasser de lui, et mettez-le à exécution. Puis-je y compter?

— Vous pouvez y compter, monsieur, dit Sampson.

— Alors donnez-moi la main, répliqua Quilp. Sally, ma belle enfant, donnez-moi la vôtre: je compte sur vous tout autant et même plus que sur lui. Voici justement Tom Scott qui revient. Holà! de la lumière, des pipes, du grog encore! du grog toujours!… et vive cette charmante soirée!»

Pas un mot de plus ne fut prononcé, pas un regard de plus échangé qui eût le moindre rapport au sujet réel de cette réunion. Ce trio avait l'habitude d'agir de concert; les liens d'un intérêt mutuel les attachaient les uns aux autres; il n'était donc pas besoin de plus amples explications entre eux. Quilp, reprenant ses façons bruyantes aussi aisément qu'il les avait quittées, se montra au bout d'un instant le même tapageur, le même petit sans souci, le même viveur que quelques minutes auparavant. Il était dix heures précises quand l'aimable Sally sortit du Désert, soutenant son tendre et bien-aimé frère qui avait le plus grand besoin de l'appui fraternel que pouvait lui procurer ce corps délicat, son pas étant, pour une cause inconnue, fort loin d'être solide, et ses jambes ayant des dispositions à faire sans cesse des écarts et à se poser tout de travers.

Accablé, malgré les sommes prolongés qu'il avait faits, par les fatigues de ces jours derniers, le nain, ne perdit pas de temps pour se rendre à sa riante demeure, où bientôt il rêva dans son hamac.

Abandonnons-le à ses rêves, auxquels ne sont peut-être pas étrangères les douces figures que nous avons laissées sous le porche de la vieille église, et allons rejoindre nos voyageurs qui sont assis à regarder devant eux.

CHAPITRE XV.

Après un assez long temps, le maître d'école reparut à la petite porte du cimetière. Il accourait vers ses amis tenant à la main un trousseau de clefs rouillées que le mouvement de sa marche faisait tinter les unes contre les autres. La précipitation et le plaisir qu'il éprouvait l'avaient mis presque hors d'haleine lorsqu'il atteignit le porche: il ne put d'abord que montrer du doigt le vieux bâtiment que l'enfant avait contemplé avec tant d'attention.

«Vous voyez ces deux vieilles maisons? dit-il enfin.

— Oui, certainement, répondit Nell. Je n'ai guère regardé qu'elles pendant toute votre absence.

— Et sans doute vous les eussiez regardées plus curieusement encore si vous aviez deviné ce que j'ai à vous dire. L'une de ces maisons sera la mienne.»

Sans s'expliquer davantage ni laisser à l'enfant le loisir de répliquer, le maître d'école prit la main de Nelly, qu'il mena, le visage tout rayonnant de joie, jusqu'à l'endroit dont il lui avait parlé.

Ils s'arrêtèrent devant une porte basse et cintrée. Après avoir inutilement essayé plusieurs clefs, le maître d'école finit par en trouver une à laquelle céda l'épaisse serrure. La porte s'ouvrit, en criant sur ses gonds, et permit aux visiteurs d'entrer dans la maison.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était une chambre voûtée, qui jadis avait été soigneusement décorée par d'habiles architectes, et qui conservait encore dans son beau plafond aux vives arêtes, aux riches broderies de pierre, des vestiges brillants de son ancienne splendeur. Le feuillage sculpté sur les murs et qui défiait l'oeuvre même de la nature, était demeuré à sa place comme pour dire combien de fois les feuilles des arbres avaient repoussé et s'étaient flétries, tandis que celles-là avaient bravé le temps sans éprouver de changement. Les figures à demi brisées qui supportaient l'entablement de la cheminée, bien que mutilées, laissaient voir encore ce qu'elles avaient été autrefois avant d'être cachées sous la couche de poussière qui les recouvrait, et s'élevaient tristement aux deux côtés du foyer vide, comme des créatures qui auraient survécu à leur génération et s'affligeraient de ne pouvoir mourir comme elle.

À une époque éloignée, car le changement même était antique dans ce lieu plein de vétusté, une cloison de bois avait été construite dans une partie de la pièce pour former un cabinet qui pût servir de chambre à coucher: vers ce temps, la lumière y pénétrait par une croisée ou plutôt une lucarne grossièrement percée dans l'épaisse muraille. Les matériaux dont elle était formée, ainsi que deux sièges déposés dans la vaste cheminée, avaient, à une date oubliée, fait partie de l'église du couvent; car le chêne, approprié précipitamment à sa destination actuelle, avait été altéré dans sa forme première, mais n'en présentait pas moins une quantité de fragments de riches moulures empruntées aux stalles des religieux.

Une porte tout ouverte menait à une petite chambre ou cellule, où la lumière pénétrait à peine à travers un rideau de lierre, et qui complétait l'intérieur de cette partie des ruines. La maison n'était pas tout à fait dégarnie de meubles. Quelques sièges de forme antique, dont les bras et les pieds semblaient s'être affaissés avec l'âge; une table, ou plutôt un fantôme de table; un grand vieux coffre qui avait jadis contenu les registres de l'église; enfin, divers objets utiles servant aux usages domestiques, et une certaine quantité de bois à brûler pour la provision d'hiver; tout cela était rangé dans la chambre et fournissait autant de preuves certaines que la maison avait été habitée à une époque récente.

L'enfant tournait autour d'elle des regards empreints de ce sentiment de pieuse vénération avec lequel nous contemplons l'oeuvre des siècles qui sont devenus comme autant de gouttes d'eau dans l'immense océan de l'éternité. Le vieillard les avait suivis. Tous trois restèrent quelque temps silencieux; ils retenaient leur souffle, comme s'ils avaient craint de troubler, même par le moindre bruit, le silence de ce lieu vénérable.

«Oh! la belle maison!… dit enfin l'enfant à voix basse.

— J'avais peur qu'elle ne vous parût différente, répondit le maître d'école. Vous avez frissonné quand nous y sommes entrés, comme si vous l'aviez trouvée froide ou sombre.

— Ce n'était pas cela, répondit Nelly regardant autour d'elle avec un léger frémissement. En vérité, je ne saurais vous dire ce que c'était; mais j'ai éprouvé le même effet lorsque du porche de l'église j'ai contemplé l'extérieur de cette maison. Peut-être est-ce parce qu'elle est si vieille et si grise.

— C'est un endroit où il doit faire bon vivre, ne trouvez-vous pas? dit son ami.

— Oh! répondit l'enfant en joignant les mains avec ardeur; un endroit tranquille et heureux, un bon endroit pour vivre et pour apprendre à mourir!»

Elle en eût dit davantage; mais dominée par l'énergie de ses pensées, sa voix se troubla, et les sons ne vinrent plus à ses lèvres qu'en soupirs confus.

— Un bon endroit pour vivre, et pour apprendre à vivre, pour acquérir la santé de l'esprit et du corps! dit le maître d'école. Car cette vieille maison sera la vôtre.

— La nôtre!… s'écria l'enfant.

— Oui, répondit gaiement le maître d'école, et pour bien des années heureuses, j'espère. Je serai votre proche voisin, porte à porte. Voilà votre maison.»

Débarrassé maintenant du poids de la grande surprise qui leur était préparée, le maître d'école s'assit et fit placer Nell près de lui. Il lui raconta alors comment il avait appris que cet ancien bâtiment avait été occupé depuis fort longtemps par une vieille femme âgée de près de cent ans, qui gardait les clefs de l'église, l'ouvrait et la fermait pour les services et la montrait aux étrangers; comme quoi cette vieille femme était morte quelques semaines auparavant sans qu'on eût trouvé depuis quelqu'un à qui confier cet emploi; comme quoi, ayant appris ces circonstances dans une conversation avec le fossoyeur, qui était retenu au lit par un rhumatisme, il avait été amené à parler de sa compagne de voyage: ce qui avait été si favorablement accueilli par cette haute autorité, que, sur son conseil, il s'était déterminé à soumettre ce sujet au desservant. En un mot, le résultat de ses démarches était que Nell et son grand-père devaient être présentés, le lendemain, au ministre: il ne restait donc plus qu'une pure formalité. Mais ils étaient par le fait déjà nommés au poste vacant.

«Il y a, dit-il, aussi un petit traitement. Sans doute ce n'est pas grand'chose, mais c'est assez pour vivre dans cette retraite. En réunissant nos ressources nous serons à l'aise, n'ayez pas peur.

— Que Dieu vous bénisse et vous protège! dit l'enfant avec des larmes d'attendrissement.

Amen, ma chère, répondit son ami d'un ton de douce gaieté; puisse le ciel me bénir toujours comme il l'a déjà fait en nous conduisant à travers les soucis et les fatigues jusqu'à cette vie tranquille. Mais à présent il s'agit de voir ma maison… Allons, venez!»

Ils se rendirent à l'autre bâtiment. Il fallut chercher dans le trousseau des clefs rouillées; enfin, ils trouvèrent celle qu'il fallait et ouvrirent la porte vermoulue. Elle donnait sur une chambre voûtée et antique, semblable à celle qu'ils venaient de quitter, mais moins spacieuse et n'ayant pour dépendance qu'une autre petite pièce. Il n'était pas difficile de comprendre que la première maison était celle du maître d'école, et que l'excellent homme avait choisi la moins commode, dans son affection pleine d'égards pour ses amis. Ainsi que l'autre maison, celle-ci était garnie des meubles les plus nécessaires, et elle avait également sa provision de bois.

Maintenant ils avaient à s'occuper (occupation bien agréable), de rendre ces habitations aussi confortables que possible. Bientôt chacune des maisons eut son feu brûlant et pétillant dans l'âtre, et colorant les murs vieux et blêmes d'une clarté vive et gaie. Nelly exerça activement son aiguille; elle répara les rideaux de croisée en lambeaux, rajusta les déchirures que le temps avait faites dans les morceaux usés de tapis qu'elle réunit pour leur donner un air décent. Le maître d'école nettoya et aplanit le terrain devant la porte, coupa l'herbe haute, arracha le lierre et les plantes rampantes qui laissaient pendre en désordre leurs tiges languissantes; il donna à l'extérieur des murs un air de propreté et presque de parure. Le vieillard, tantôt seul, tantôt avec l'enfant, les aidait tous deux, rendait patiemment quelques petits services, et se trouvait heureux. Les voisins aussi, au sortir du travail, vinrent les assister, ou bien leur envoyèrent par leurs enfants de petits présents et des objets de nécessité première pour des étrangers. La journée avait été bien remplie: quand la nuit arriva, elle les trouva tout étonnés qu'il y eût encore tant à faire et que l'ombre descendit sitôt.

Ils soupèrent ensemble dans la maison que nous appellerons désormais «la maison de l'enfant», et, le repas terminé, ils s'assirent en cercle devant l'âtre. Là, à demi-voix, car leur coeur était trop plein et trop satisfait pour leur permettre de parler à voix haute, ils s'entretinrent de leurs plans d'avenir. Avant qu'ils se séparassent, le maître d'école fit lecture de quelques prières; puis, remplis de bonheur et de reconnaissance envers Dieu, ils se quittèrent pour le reste de la nuit.

À cette heure silencieuse, tandis que le grand-père dormait paisiblement dans son lit et que tout se taisait, l'enfant demeura devant les cendres mourantes à évoquer le souvenir de ses aventures passées, comme si ce n'était qu'un rêve dont elle aimait à ranimer l'image confuse. La clarté du feu qui s'affaissait, réfléchie par les panneaux de chêne dont les saillies sculptées se découpaient en lignes sinistres sur l'obscurité du plafond; les murailles antiques, où d'étranges ombres allaient et venaient, suivant les vacillations de la flamme; l'aspect solennel du dépérissement qui finit par ronger aussi les objets inanimés et invisibles; partout enfin, autour d'elle, l'image de la mort; cet ensemble portait dans l'âme de Nelly de graves pensées, mais aucun sentiment de terreur ni d'alarme. Peu à peu une métamorphose s'était opérée en elle dans les jours de solitude et de chagrin: sa force avait diminué, mais son courage s'était fortifié; son esprit avait grandi, son âme s'était épurée; dans son sein avaient germé ces saintes pensées et ces graves espérances qui n'appartiennent guère qu'aux faibles et aux languissants. Personne ne vit cette créature fragile lorsqu'elle s'éloigna doucement du feu et qu'elle alla s'appuyer pensive au bord de la petite fenêtre ouverte; nul, si ce n'est les étoiles, n'était là pour apercevoir son visage levé vers le ciel et y lire son histoire. La vieille cloche de l'église sonnait l'heure avec un timbre mélancolique, comme si elle ressentait quelque tristesse d'avoir de si longs entretiens avec les morts, et d'adresser tant d'avertissements inutiles aux vivants; les feuilles mortes bruissaient, l'herbe frémissait sur les tombes; hors cela, tout était tranquille, tout dormait.

Quelques-uns de ces dormeurs sans rêves étaient couchés dans l'ombre de l'église, près des murs; comme s'ils s'y attachaient pour y trouver protection et bien-être. D'autres avaient choisi leur asile sous l'ombrage mouvant des arbres; d'autres sur le chemin où l'on pouvait passer près d'eux; d'autres parmi les tombes des petits enfants. Il y en avait qui avaient préféré s'étendre sur le sol même qu'ils avaient foulé dans leurs pérégrinations du jour; d'autres, là où le soleil couchant échaufferait leur petit lit; d'autres, là où ses premiers rayons les éclaireraient dès l'aube. Peut-être n'y avait-il aucune de ces âmes, emprisonnées maintenant dans la tombe, qui eût jamais de son vivant songé à se séparer de l'église, sa vieille compagne; ou si cette pensée avait jamais traversé son esprit, il avait conservé encore pour elle cet amour que l'on a vu des prisonniers garder à la cellule où ils avaient été longtemps confinés, et dont l'étroite enceinte, au moment du départ, les retenait encore par de chers et douloureux regrets.

Il s'écoula de longues heures avant que l'enfant refermât la fenêtre et gagnât son lit. Elle éprouvait encore quelque chose de semblable aux sensations d'autrefois, un frisson involontaire, une sorte de frayeur momentanée, mais qui s'évanouit aussitôt sans laisser d'alarme après soi. Ses rêves lui montrèrent aussi de nouveau le petit écolier; le toit s'ouvrit, et toute une colonne de visages brillants montaient dans les hauteurs du ciel, comme elle en avait vu dans les vieilles gravures des saintes écritures. Chers anges! ils abaissaient leurs regards sur le lit ou elle reposait. Quel doux et heureux songe! Au dehors, la tranquillité de la nature était restée la même, si ce n'est que l'air retentissait des accords d'une musique et du battement des ailes des séraphins. Au bout de quelque temps, miss Edwards et sa soeur lui apparurent, se tenant par la main, et se promenant parmi les tombes. Et alors le rêve devint confus et s'évanouit.

Avec l'éclat et la gaieté du matin, revint aussi la continuation des travaux de la veille, le retour de ses pensées agréables, un redoublement d'énergie, de tendresse et d'espérance. Ils travaillèrent activement tous trois, jusqu'à midi à mettre en ordre et arranger leurs maisons; puis ils allèrent faire visite au desservant.

C'était un vieux gentleman au coeur simple, à l'esprit humble, modeste, ami de la retraite. Il connaissait peu le monde, qu'il avait quitté depuis bien des années pour venir s'établir en ce lieu. Sa femme était morte dans la maison même qu'il occupait encore, et il y avait longtemps qu'il s'était détaché des joies et des espérances de la terre.

Il reçut avec bonté les visiteurs et montra tout de suite de l'intérêt à Nelly. Il s'informa de son nom, de son âge, du lieu de sa naissance, des événements qui l'avaient conduite dans ce pays, et ainsi de suite. Déjà le maître d'école avait raconté l'histoire de l'enfant.

«Ils n'ont laissé, lui avait-il dit, aucun ami derrière eux: ils sont sans feu ni lieu. Ils sont venus ici partager mon sort. J'aime cette enfant comme si elle était à moi.

— Bien, bien, dit le desservant. Qu'il soit fait comme vous le désirez. Elle est bien jeune.

— Elle est plus vieille que son âge, mûrie trop tôt par l'épreuve de l'adversité, monsieur, répondit le maître d'école.

— Que Dieu l'assiste! Qu'elle se repose et qu'elle oublie tous ses malheurs! dit le vieux desservant. Mais une église antique est un lieu triste et sombre pour un être aussi jeune que vous, mon enfant.

— Oh! non, monsieur, répliqua Nelly. Je suis bien loin de penser ainsi, assurément.

— J'aimerais mieux la voir danser le soir sur le gazon, dit le desservant, en posant sa main sur la tête de Nelly et souriant avec mélancolie, que de la voir assise à l'ombre de nos arceaux poudreux. Songez à cela, et jugez si nos ruines solennelles ne pèseront pas sur son coeur. Votre demande vous est accordée, mon cher ami.»

Après quelques autres paroles d'un accueil cordial, les visiteurs se retirèrent et se rendirent à la maison de l'enfant. Ils y avaient entamé une conversation sur leur heureuse fortune, quand un autre ami parut.

C'était un petit vieillard qui vivait au presbytère où il s'était établi, comme le maître d'école et ses protégés ne tardèrent pas à l'apprendre, depuis la mort de la femme du desservant, qui remontait à une quinzaine d'années environ. Dès le collège, il avait été le meilleur ami du ministre, et depuis, en tout temps, son compagnon assidu. Dans les premiers moments de douleur il était accouru pour le consoler et le soutenir, et, à partir de cette époque, jamais ils ne s'étaient séparés. Le petit vieillard était l'âme du village, le conciliateur de tous les différends; c'était l'ordonnateur de toutes les fêtes, le dispensateur des libéralités de son ami, auxquelles il ajoutait beaucoup du sien; le médiateur universel, le consolateur de tous les affligés. Pas un des braves villageois n'avait songé à s'informer de son nom, ou, s'ils l'avaient appris, ils l'avaient oublié pour lui donner un autre titre. Peut-être d'après une vague rumeur des succès qu'il avait obtenus au collège et donc le bruit s'était répandu lors de son arrivée, peut-être aussi parce qu'il ne s'était pas marié et ne menait pas de famille à sa suite, on l'avait appelé «le vieux bachelier.» Ce nom lui plaisait, ou du moins lui convenait autant qu'un autre, et depuis ce temps il était resté pour tout le monde le vieux bachelier. Or, c'était le vieux bachelier, nous devons le dire, qui avait eu soin de faire apporter la provision de combustible trouvée par les voyageurs dans leur nouveau domicile.

Il souleva le loquet, montra un moment au seuil de la porte sa bonne petite face ronde, et entra dans la chambre en homme qui n'était pas étranger aux localités.

«Vous êtes monsieur Marton, le nouveau maître d'école? dit-il en saluant l'ami de Nell.

— Oui, monsieur.

— Vous arrivez ici avec d'excellentes recommandations et je suis charmé de vous voir. Je serais venu vous visiter dès hier, car j'attendais votre arrivée, mais j'ai été obligé d'aller dans le pays porter une lettre d'une mère malade à sa fille qui est en service à quelques milles d'ici; je ne fais que de revenir. N'est- ce pas là la jeune gardienne de notre église? Vous n'en êtes que davantage le bienvenu pour nous l'avoir amenée ainsi que ce vieillard. Et c'est de bon augure pour un maître que d'avoir commencé par apprendre lui-même à pratiquer l'humanité.

— Depuis quelque temps elle a bien souffert, dit le maître d'école, répondant ainsi au regard que le visiteur avait laissé tomber sur Nelly en l'embrassant sur la joue.

— Oui, oui, je vois bien qu'elle a souffert, dit le vieux bachelier. Ils ont cruellement souffert, et leur coeur aussi.

— En effet, monsieur, ce n'est que trop vrai.»

Tour à tour, le vieux bachelier promena son regard du grand-père à l'enfant, dont il prît tendrement la main. Il se leva.

«Vous serez plus heureux avec nous, dit-il; ou du moins nous ferons tout pour cela. Vous avez déjà fait bien des améliorations ici. Est-ce votre ouvrage, mon enfant?

— Oui, monsieur.

— Nous en ferons d'autres encore, qui ne vaudront certainement pas mieux, mais au moins avec plus de ressources. À présent, voyons, voyons un peu.»

Nell l'accompagna dans les autres petites chambres ainsi que dans le reste des deux maisons. Il fit la remarque qu'il manquait çà et là divers objets nécessaires et s'engagea à y pourvoir, grâce à une collection d'articles divers qu'il possédait chez lui, et ce devait être un magasin des plus variés et des plus hétérogènes. Tout cela arriva presque aussitôt: car une dizaine de minutes ne s'étaient pas écoulées, quand le petit gentleman qui venait de les quitter reparut chargé de vieilles planches, de morceaux de tapis, de couvertures et autres objets d'usage domestique; il était suivi d'un jeune homme qui portait un fardeau de même nature. On jeta le tout en un monceau sur le parquet; puis il fallut déployer une grande activité pour débrouiller, arranger, mettre en place les dons du vieux bachelier qui présidait au travail avec un plaisir extrême et y mettait la main lui-même avec une vivacité sans égale. Lorsqu'il ne resta plus rien à faire, il ordonna au jeune homme d'aller rassembler les enfants de l'école et de les amener devant leur nouveau maître, qui les passerait solennellement en revue.

«Une jolie collection d'élèves, mon cher Marton; vous serez content de les voir, dit-il, se tournant vers le maître d'école quand le jeune homme se fut éloigné. Mais je ne leur dis pas ce que je pense d'eux; cela gâterait tout.»

Le messager reparut bientôt à la tête d'une longue file de bambins, grands et petits, qui, reçus par le vieux bachelier à la porte de la maison, tombèrent dans une foule de convulsions de politesse, pour montrer leur civilité; tenant d'une main serrée leurs chapeaux et leurs bonnets réduits à leur plus simple expression et se livrant à toute sorte de saluts et de révérences: le vieux gentleman contemplait d'un oeil ravi ces démonstrations de respect auxquelles il donnait son approbation par de fréquents signes de tête et des sourires réitérés. La vérité est que le plaisir qu'il avait à les voir n'était pas aussi scrupuleusement dissimulé qu'il avait bien voulu le faire croire au maître d'école; il ne pouvait s'empêcher de le manifester par des remarques confidentielles et des chuchotements prononcés assez haut pour que chacun des élèves l'entendît parfaitement.

«Ce premier enfant, mon cher maître d'école, dit le vieux bachelier, c'est John Owen; un garçon plein de moyens, monsieur, une nature franche et honnête; mais c'est trop irréfléchi, trop joueur, trop léger. Cet enfant, mon cher monsieur, se romprait le cou pour s'amuser et priverait ainsi ses parents de leur principale consolation; et entre nous, regardez-le bien quand il fera le lévrier en jouant à la chasse au lièvre, vous verrez comme il franchit haies et fossés et comme il glisse adroitement tout du long jusqu'au bas de la petite carrière. Vous verrez, vous verrez! Vraiment c'est magnifique.»

John Owen, après cette admonition terrible dont il n'avait rien perdu, fit place à un autre enfant également présenté par le vieux bachelier.

«Maintenant, monsieur, dit-il, regardez celui-ci. Vous le voyez? Il se nomme Richard Evans. Il a une facilité surprenante pour apprendre; il est doué d'une bonne mémoire et d'une intelligence ouverte; en outre, il possède une belle voix et une oreille juste pour chanter les psaumes, et sous ce rapport, personne ne le vaut ici. Cependant, monsieur, cet enfant finira mal; il mourra sur l'échafaud, j'en ai peur; croiriez-vous qu'à l'église monsieur s'endort toujours pendant le sermon? et tenez! pour vous avouer toute la vérité, monsieur Marton, je faisais de même à son âge, et je suis bien certain que cela tenait à ma constitution et que je ne pouvais m'en empêcher.»

L'élève plein d'avenir étant bien et dûment édifié par ce reproche effrayant, notre vieux garçon passa à un autre.

«Mais à propos d'exemples à éviter, dit-il, j'ai là des petits garçons qui semblent faits tout exprès pour servir d'avertissement et de fanal à tous leurs camarades. En voici un que vous n'épargnerez pas, j'espère. Ce gaillard que vous voyez là, avec des yeux bleus et des cheveux blond clair; c'est un nageur, monsieur, un plongeur, Dieu nous bénisse! c'est un garnement, monsieur, qui a eu la fantaisie de se jeter dans dix-huit pieds d'eau tout habillé pour repêcher un chien d'aveugle qui se noyait sous le poids de sa chaîne et de son collier, tandis que le maître de l'animal se tordait les mains sur le rivage, se lamentant sur la perte de son guide, de son meilleur ami. J'ai envoyé sous le voile de l'anonyme deux guinées à ce brave enfant pour la peine, aussitôt que j'ai su ce beau trait, ajouta le vieux bachelier avec ce ton de demi-voix qui lui était particulier; mais n'en soufflez mot, car il ne se doute pas le moins du monde que cet argent lui soit venu de moi.»

Après ce grand coupable, le vieux garçon passa à un autre, puis à un troisième, et ainsi de suite tout le long de la rangée, et pour mieux les retenir dans les bornes de la discipline, il ne manquait pas d'insister avec le même zèle sur celles de leurs qualités qui lui plaisaient le plus et se rapportaient le plus sans doute à ses préceptes et à son propre exemple. À la fin, craignant de les avoir affligés par son excessive sévérité, il les renvoya tous avec un petit présent, en les invitant à retourner paisiblement chez eux sans sauter, ni se battre, ni se détourner de leur chemin; ajoutant, toujours à demi-voix, mais de manière à être entendu de tous, que lorsqu'il était enfant il n'aurait jamais pu s'empêcher de désobéir à un ordre semblable, dût sa vie en dépendre.

À partir de ce moment, le maître d'école conçut bonne espérance pour lui-même de ces dispositions cordiales et bienveillantes du vieux bachelier. Il le quitta, le coeur léger, l'esprit joyeux, et s'estima l'homme le plus heureux de la terre. Cette nuit-là encore, les fenêtres des deux antiques maisons s'éclairèrent du reflet des bons feux qu'on entretenait à l'intérieur; et le vieux garçon, avec son ami le desservant, s'arrêtant pour contempler ces fenêtres au moment où ils revenaient de leur promenade du soir, s'entretinrent à voix basse de la charmante enfant, mais ils se retournèrent vers le cimetière avec un soupir.

CHAPITRE XVI.

Dès le matin, Nelly fut levée de bonne heure: après s'être acquittée d'abord des soins du ménage, après avoir tout apprêté pour le maître d'école, bien assurément contre le désir de cet excellent homme, car il eût voulu lui épargner cette peine, elle détacha d'un clou enfoncé près de la cheminée un petit trousseau de clefs que le vieux bachelier lui avait solennellement remis la veille, et elle sortit seule pour aller visiter l'église.

Le ciel était serein et brillant, l'air transparent, parfumé de la fraîche senteur des feuilles récemment tombées, et vivifiant pour les sens. Le cours d'eau voisin étincelait et coulait avec un murmure mélodieux; la rosée scintillait sur les tertres verts, comme des larmes versées sur les morts par les esprits bienfaisants.

Quelques jeunes enfants, aux figures épanouies, jouaient à cache- cache parmi les tombes. Ils avaient avec eux un petit poupon qu'ils avaient posé tout endormi sur la sépulture d'un enfant dans un lit de feuilles sèches. Cette sépulture était toute récente; peut-être en ce lieu gisait une petite créature qui, douce et patiente dans sa maladie, s'était souvent mise là sur son séant pour regarder ces heureux joueurs, avant de se reposer tout à fait à la même place.

Nelly s'arrêta près de la troupe mutine et demanda à l'un des enfants:

«De qui est-ce là le tombeau?

— Ce n'est pas un tombeau, répondit celui-ci; c'est un jardin… le jardin de mon frère. Il est plus vert que les autres jardins, et les oiseaux l'aiment bien, parce que mon frère avait l'habitude de donner à manger aux oiseaux.»

Tout en parlant, l'enfant considérait Nelly avec un sourire. Il s'agenouilla, s'étendit un moment en appuyant sa joue contre le gazon, puis se releva et s'enfuit gaiement en quelques bonds rapides.

Nelly dépassa l'église, dont elle contempla la tour gothique, franchit la porte guichetée du cimetière, et pénétra dans le village. Le vieux fossoyeur, appuyé sur une béquille, prenait l'air devant la porte de sa chaumière et il souhaita le bonjour à Nelly.

«Allez-vous mieux? dit Nelly s'arrêtant pour causer avec lui.

— Oui, certainement, répondit le vieillard. Je vous remercie beaucoup; infiniment mieux.

— Avant peu, vous serez tout à fait bien.

— Avec la permission de Dieu et un peu de patience. Mais entrez, entrez.»

Le vieux fossoyeur la précéda en boitant.

«Prenez garde; il y a, dit-il, un pas à descendre.»

Ayant lui-même descendu ce pas, non sans une grande difficulté, il introduisit Nelly dans sa modeste habitation.

«Vous voyez, dit-il, il n'y a qu'une chambre. Il y en a bien une autre là-haut, mais depuis quelques années elle ne me sert pas, parce que l'escalier est devenu trop rude à monter. Toutefois, je pense bien que je la reprendrai l'été prochain.»

Nelly s'étonna qu'une tête grise comme cet homme, surtout exerçant une pareille profession, pût parler aussi à l'aise du temps à venir. Il s'aperçut que son regard se promenait sur les outils accrochés le long de la muraille, et il sourit.

«Je parie, dit-il, savoir ce que vous pensez.

— Eh bien?

— Vous pensez que je me sers de tous ces outils pour creuser les tombes.

— En effet, je m'étonnais de ce que vous aviez besoin d'en employer tant.

— Et vous aviez bien raison. C'est que, voyez-vous, je suis jardinier. Je bêche le terrain pour y planter des choses destinées à vivre et à croître. Il ne faut pas croire que mes oeuvres doivent toutes moisir et pourrir en terre. Voyez-vous au milieu cette bêche?

— Qui est si vieille, si ébréchée, si usée?… Oui.

— C'est la bêche du fossoyeur, et vous voyez qu'elle a du service. On se porte bien dans ce pays-ci, et cependant elle a fait joliment du travail. Si elle pouvait parler, cette bêche, elle vous parlerait de plus d'une besogne inattendue qu'elle et moi nous avons accomplie ensemble; mais j'oublie tout à présent, je n'ai plus qu'une pauvre mémoire. Ce n'est pas bien nouveau ce que je vous dis là, ajouta-t-il avec empressement; cela a toujours été et sera toujours.

— Voilà des fleurs et des arbustes pour témoigner de votre autre besogne, dit l'enfant.

— Oh! oui, et aussi de grands arbres… Et ceux-ci ne sont pas étrangers aux travaux du fossoyeur, comme vous pourriez le croire.

— Non!…

— Non, c'est-à-dire dans mon esprit, dans mon souvenir. Souvent ils ont aidé ma mémoire; car ils me disent que j'ai planté tel arbre pour la naissance de tel homme. L'arbre reste pour me rappeler que l'homme est mort. Quand je contemple son ombre large, et me souviens de ce qu'était cet arbre au temps de cet homme, cela me remet juste à la pensée l'âge de mon autre besogne, et alors je puis vous préciser l'époque où je creusai sa tombe.

— Mais il y en a qui peuvent vous faire souvenir aussi de quelqu'un de vivant?

— De vingt morts pour un vivant, tant femmes que maris, pères et mères, frères, soeurs, enfants, amis, oh! oui, une vingtaine pour le moins. Voilà ce qui fait que la bêche du fossoyeur est devenue tout usée, tout ébréchée. Il m'en faudra une neuve l'été prochain.»

L'enfant le regarda vivement; elle s'imaginait que ce vieillard voulait plaisanter avec son âge et ses infirmités; mais le fossoyeur qui ne se doutait nullement de sa surprise parlait très- sérieusement.

«Ah! dit-il après un court silence, les hommes n'apprennent rien… Non, ils n'apprennent rien. Il n'y a que nous, nous qui retournons cette terre où rien ne pousse et où tout meurt, qui pensions à ces choses; je dis, comme il faut y penser… Vous avez été à l'église?

— J'y vais en ce moment, répondit Nell.

— Il y a là, dit le fossoyeur, un vieux puits, juste sous le beffroi, un puits profond, noir et sonore. Durant quarante ans, vous n'avez qu'à laisser glisser le seau jusqu'à ce que le premier noeud de la corde soit dégagé du treuil, et alors vous l'entendez clapoter dans l'eau froide et sombre. Peu à peu l'eau se retire; de sorte qu'au bout de dix ans il faut plonger jusqu'au second noeud, dérouler beaucoup plus de corde, sinon le seau se balance tendu et vide. Dix ans après, l'eau s'est retirée encore; cela va jusqu'au troisième noeud. Dix ans de plus, et le puits s'est desséché; et alors si vous descendez le seau jusqu'à ce que vos bras soient épuisés de fatigue et que vous ayez employé à peu près toute la corde, vous entendrez sur le sol au-dessous un cliquetis et un bruissement soudain, un son qui vous paraîtra si prolongé et si lointain, qu'il vous fera manquer le coeur, et que vous serez entraînée en avant comme si vous alliez tomber dans le puits.

— Quel endroit terrible pour y aller la nuit!… s'écria l'enfant qui avait suivi si attentivement les regards et les paroles au fossoyeur, qu'elle se croyait au bord de l'abîme.

— Qu'est-ce que ce puits? Un tombeau!… reprit-il. Quoi de plus? Tous nos vieillards le savent, et cependant lequel d'entre eux y songe, quand leur printemps s'est évanoui, quand la force leur manque, quand leur vie va déclinant? pas un seul!

— N'êtes-vous pas très-âgé vous-même? demanda involontairement l'enfant.

— J'aurai soixante-dix-neuf ans l'été prochain.

— Vous travaillez encore, quand vous êtes mieux portant?

— Travailler! certainement. Vous verrez près d'ici mes jardins. C'est moi qui ai arrangé, disposé en entier de mes mains tout le terrain. L'année prochaine, ce sera à peine si je pourrai apercevoir le ciel, tant mon feuillage sera devenu épais. Et puis j'ai ma besogne d'hiver aussi, le soir.»

En parlant ainsi, il ouvrit un buffet près duquel il était assis et il en tira quelques petites boîtes de vieux bois grossièrement sculptées.

«Des gentilshommes qui sont épris des temps anciens et de ce qui s'y rattache, dit-il, achètent volontiers ces échantillons de notre église et de nos ruines. Parfois je confectionne ces boîtes avec des débris de chêne que je trouve çà et là, parfois avec des restes de cercueils que les voûtes ont préservés longtemps de la destruction. Voyez ceci; c'est un petit coffret de cette dernière matière, il est garni aux arêtes de fragments de plaques de cuivre sur lesquelles ont été gravées autrefois des inscriptions funèbres qu'on lirait bien difficilement aujourd'hui. À cette époque de l'année, je n'ai pas pour le moment beaucoup de ce bois, mais j'en aurai abondamment l'été prochain.»

L'enfant lui fit compliment de ces jolis ouvrages; puis bientôt après elle s'éloigna. Tout en marchant, elle pensait combien il était étrange que ce vieillard qui tirait une triste morale de ses travaux et de tous les objets dont il était entouré, ne s'en fut jamais fait l'application à lui-même; et que, tout en s'appesantissant sur l'incertitude de la vie humaine, il semblât, dans ses paroles comme dans ses actions, se croire immortel. Mais ses réflexions ne s'arrêtèrent pas sur ce sujet; car elle avait assez de raison pour comprendre que dans les desseins de bonté et de charité de la Providence la nature humaine doit être ainsi, et que le vieux fossoyeur, avec ses plans pour l'été suivant, n'était que le type de l'humanité tout entière.

Ce fut au sein de ces méditations qu'elle atteignit l'église. Il lui fut facile de trouver la clef qui ouvrait la porte extérieure, car à chacune des clefs était attachée une étiquette de parchemin jauni. Le cliquetis de la serrure éveilla un bruit sourd; et quand Nelly entra dans l'église d'un pas chancelant, l'écho qui y retentit la fit tressaillir.

Tout ce qui se produit dans notre vie, soit en bien, soit en mal, nous frappe par le contraste. Si le calme d'un simple village avait ému l'enfant d'autant plus vivement qu'elle avait été obligée, pour y arriver, de traverser, sous le poids de la fatigue et du chagrin, des chemins noirs et rudes, quelle ne fut pas son impression lorsqu'elle se trouva seule au milieu de ce monument solennel! La lumière même, en passant par les fenêtres surbaissées, semblait vieille et grise; l'air, pénétré de miasmes de terre et de moisissure, était comme chargé d'un principe de mort dont le temps avait dégagé les parties les plus impures, et il soupirait à travers les arcades, les nefs et les faisceaux de piliers, comme le souffle des siècles écoulés! Le pavé était tout brisé, tout usé par les pieds des fidèles, comme si le Temps, venant à la suite des pèlerins, avait effacé leurs traces pour ne laisser que des dalles qui s'en allaient en miettes. Les poutres étaient rompues, les arcades affaissées; les murailles sapées tombaient en poussière; la terre avait perdu son niveau; sur les tombes fastueuses, pas une épitaphe n'était restée: tout enfin, marbre, pierre, fer, bois et poussière, n'était plus qu'un monument de ruine commune. Les oeuvres les plus belles comme les plus vulgaires, les plus simples comme les plus riches, les plus magnifiques comme les moins imposantes, les oeuvres du ciel aussi bien que celles de l'homme, avaient toutes subi le même sort et présentaient le même aspect.

Une partie de l'édifice avait servi de chapelle baronniale; on y voyait les images des guerriers couchés sur leurs lits de pierre, les mains jointes, les jambes croisées. Ces chevaliers qui avaient combattu en Palestine, étaient encore ceints de leur épée et couverts de leur armure comme de leur vivant. Les armes de quelques-uns, leur casque, leur cotte de mailles étaient suspendus près d'eux, à la muraille, à des crochets rouillés. Tout brisés et mutilés qu'étaient ces débris, ils conservaient encore leur ancienne forme et une partie de leur antique splendeur.

Ainsi les traces de la violence survivent à l'homme sur la terre, et les vestiges de la guerre et du carnage se mêlent aux emblèmes funéraires, longtemps après que ceux qui répandirent la désolation sont devenus des atomes de poussière.

L'enfant s'assit dans ce lieu vénérable et silencieux, parmi les figures roides et immobiles des tombes qui, pour Kelly, donnaient à ce côté de l'église encore plus de tranquillité et de majesté; promenant autour d'elle des regards pleins d'un respect craintif mélangé d'un plaisir calme, elle se trouva heureuse: elle sentit qu'elle jouissait du repos. Elle prit une Bible sur un banc et se mit à lire; puis, posant le livre, elle s'abandonna à la pensée des jours d'été, du brillant printemps qui reviendrait; des rayons de soleil qui tomberaient obliquement sur la nature endormie; des feuilles qui trembleraient à la fenêtre et projetteraient sur le pavé leur ombre lumineuse; des chants d'oiseaux; des boutons et des fleurs s'épanouissant autour des portes; de la douce brise qui se jouerait dans l'espace et ferait flotter les bannières déchirées. Peu importait que ce lieu éveillât des idées de mort! Quand on mourrait, il resterait toujours le même; ces objets, ces sons se présenteraient avec le même charme; il n'y avait rien de pénible à penser qu'on dormirait au milieu d'eux.

Nelly quitta la chapelle, lentement et se retournant souvent pour regarder en arrière. Elle arriva à une porte basse qui donnait sur la tour, l'ouvrit, gravit dans l'ombre l'escalier tournant; parfois seulement elle apercevait, par le demi-jour d'étroites meurtrières, les degrés qu'elle venait de quitter, ou entrevoyait le reflet métallique des cloches chargées de poussière. Enfin, elle termina son ascension et atteignit le sommet de la tour.

Oh! quelle explosion éclatante et soudaine de lumière! La fraîcheur des plaines et des bois qui s'étendaient au loin de tous côtés, jusqu'à la limite azurée de l'horizon; les troupeaux qui paissaient dans les pâturages; la fumée qui, s'élevant par-dessus les arbres, semblait sortir de la terre; les enfants qui près de l'église se livraient à leurs joyeux ébats; tout était beau, tout était heureux! C'était comme une transition de la mort à la vie, comme un vol vers le ciel.

Les écoliers passèrent au moment où Nelly arrivait au porche et refermait la porte de l'église. En longeant l'école, elle put entendre un bourdonnement de voix. Ce jour-là seulement, son ami avait commencé ses classes. Le bruit augmenta; Kelly se retourna et vit les enfants sortir en troupe et se disperser avec des cris joyeux et des gambades. «Je suis bien contente, pensa-t-elle, qu'ils passent devant l'église.» Et elle eut la fantaisie de s'arrêter pour voir quel effet produisait ce bruit, et comme l'écho en serait agréable en venant expirer dans ses oreilles.

Ce même jour, par deux fois encore, Nelly visita la vieille chapelle, lut à la même place le même livre, et se laissa aller au même cours de pensées tranquilles. Lorsque le crépuscule du soir fut tombé, quand les ombres de la nuit qui descendait rendirent l'édifice plus grave et plus sévère encore, Nelly resta comme rivée au sol, sans rien craindre ni sans songer à s'éloigner.

Ses amis, qui la cherchaient, la trouvèrent enfin en ce lieu et la ramenèrent à la maison. Elle était pâle, mais paraissait heureuse jusqu'au moment où, avant de se séparer, on échangea le bonsoir. Alors, comme le pauvre maître d'école se penchait pour baiser la joue de Nelly, il crut sentir une larme tomber sur son visage.

CHAPITRE XVII.

Parmi ses occupations diverses, le vieux bachelier trouvait dans l'antique église une source inépuisable d'intérêt et d'agrément. Il en était devenu fier, comme la plupart des hommes le sont des merveilles du petit monde où ils se meuvent; il en avait fait une étude particulière; il en avait appris l'histoire; plus d'un jour d'été le trouva dans l'intérieur de l'église, plus d'une soirée d'hiver le vit au coin du feu du desservant, méditant sur ce sujet favori et ajoutant quelque richesse nouvelle à son petit trésor de traditions et de légendes.

Comme il n'était pas de ces esprits farouches qui voudraient mettre à nu la Vérité, en la dépouillant du peu de voiles et de vêtements que le temps et la féconde imagination des poëtes aiment à lui prêter, des agréments qui la décorent et servent, comme les eaux de son puits, à donner des grâces de plus aux charmes qu'ils cachent et montrent à moitié, à éveiller l'intérêt et la curiosité plutôt qu'à faire naître la langueur et l'indifférence; comme, loin de ressembler à ces censeurs moroses et endurcis, le vieux bachelier aimait à voir la déesse couronnée de ces guirlandes de fleurs sauvages que la tradition a tressées pour lui en faire une brillante parure, et qui souvent ont d'autant plus de fraîcheur qu'elles ont plus de simplicité; il marchait d'un pas léger et posait une main légère sur la poussière des siècles. Il aurait été bien fâché de soulever aucune des nobles pierres qu'on y avait élevées sur les tombes, pour voir s'il était vrai qu'il y eût là- dessous quelque coeur honnête et loyal. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux cénotaphe de pierre grossière qui, depuis longues générations, passait pour contenir les ossements d'un certain baron, lequel, après avoir porté le ravage, le pillage et le meurtre en pays étranger, était revenu plein de repentir et de douleur faire pénitence et mourir dans sa patrie. Or, de doctes antiquaires avaient récemment découvert que cette tradition n'était nullement fondée, et que le baron en question était mort, à les en croire, les armes à la main sur un champ de bataille, en grinçant des dents et proférant des malédictions jusqu'à son dernier soupir. Le vieux bachelier soutint haut et ferme que la tradition seule était véridique; que le baron, repentant de ses crimes, avait fait de grandes charités et rendu doucement son âme à Dieu; et que, si jamais baron monta au ciel, celui-ci y était assurément bien tranquille. Autre exemple: lorsque les mêmes archéologues prétendirent prouver qu'un certain caveau secret ne contenait nullement la tombe d'une vieille dame qui avait été pendue, traînée sur la claie et écartelée par les ordres de la glorieuse reine Élisabeth, pour avoir secouru un malheureux prêtre qui se mourait de faim et de soif à sa porte, le vieux garçon soutint solennellement, envers et contre tous, que l'église était sanctifiée par la présence des cendres de la pauvre dame; il démontra que les restes de la victime avaient été recueillis pendant la nuit aux quatre coins de la ville, apportés en secret dans l'église, et déposés dans le caveau. Il y a plus: le vieux bachelier, dans l'excès de son patriotisme local, alla jusqu'à nier la gloire de la reine Élisabeth et à dire tout haut qu'il mettait bien au-dessus d'une pareille gloire celle de la plus humble femme du royaume qui avait au coeur de la tendresse et de la piété. Quant à la tradition d'après laquelle la pierre plate posée près de la porte n'était point le tombeau du misérable qui avait déshérité son fils unique et légué à l'église une somme d'argent pour établir un carillon, le vieux bachelier s'empressa de l'admettre; il disait qu'il était impossible que le pays eût jamais produit un tel monstre. En un mot, il voulait bien que toute pierre ou toute plaque de cuivre fût le monument des actions seules dont la mémoire était digne de survivre, mais pour les autres, elles ne méritaient que l'oubli. Qu'ils eussent été ensevelis dans la terre consacrée, à la bonne heure, mais il les y laissait enfouis profondément, pour ne jamais revoir le jour.

Ce fut par les soins d'un si bon maître que l'enfant apprit facilement sa tâche. Déjà fortement émue par le monument silencieux et la paisible beauté du site au sein duquel il élevait sa majestueuse vieillesse entourée dune jeunesse perpétuelle, il semblait à Nelly, lorsqu'elle entendait ces récits, que cette église était le sanctuaire de toute bonté, de toute vertu. C'était comme un autre monde, où jamais le péché ni le chagrin n'étaient apparus, un lieu de repos inaltérable, où le mal n'osait mettre le pied.

Après lui avoir raconté, au sujet de presque toutes les tombes et les pierres sépulcrales, l'histoire qui s'y rattachait, il la conduisit dans la vieille crypte, maintenant un simple caveau noir, et lui montra comment elle était éclairée au temps des moines; comment, parmi les lampes qui pendaient du plafond, et les encensoirs qui, en se balançant, exhalaient les parfums de la myrrhe, et les chapes brillantes d'or et d'argent, et les peintures, et les étoffes précieuses, et les joyaux tout rayonnants, tout étincelants sur les arcades profondes, le chant des voix de vieillards avait retenti plus d'une fois à minuit dans les siècles reculés, tandis que des ombres dont le visage se cachait sous un capuchon étaient agenouillées tout autour à prier en défilant les grains de leur rosaire. De là, il la ramena dans l'église et lui fit remarquer, au haut des vieilles murailles, de petites galeries le long desquelles les nonnes avaient coutume de passer, à peine visibles de si loin dans leur costume sombre, s'y arrêtant parfois comme de tristes fantômes pour écouter les cantiques. Il lui apprenait aussi comment les guerriers, dont les images étaient couchées sur les tombes, avaient autrefois porté ces armes maintenant brisées; comme quoi ceci avait été un heaume, ceci un bouclier, ceci un gantelet; comme quoi ils avaient tenu l'épée à deux mains et assené sur l'ennemi les coups terribles de leur masse de fer. Tout ce qu'il disait, l'enfant le recueillait précieusement dans son esprit. Que de fois, la nuit, elle s'éveilla d'un rêve du temps passé et sortit de son lit pour aller regarder au dehors la vieille église, souhaitant avec ardeur de voir les croisées s'éclairer et d'entendre le son de l'orgue et les chants apportés sur l'aile du vent!

Le vieux fossoyeur ne tarda pas à aller mieux. Quand il fut sur pied, il apprit à l'enfant bien d'autres choses, quoique de nature différente. Il n'était pas encore en état de travailler; mais un jour qu'il y avait une fosse à creuser, il alla surveiller l'homme chargé de ce soin. Il était justement ce jour-là d'une humeur communicative; et l'enfant, d'abord debout à côté de lui, puis assise à ses pieds sur l'herbe, tournant vers lui son visage pensif, commença à causer avec le vieillard.

L'homme qui servait d'aide au fossoyeur était un peu plus âgé que lui, quoique beaucoup plus actif. Mais il était sourd, et lorsque le fossoyeur, qui par parenthèse eût fait à grand'peine un mille de chemin en une demi-journée, échangeait une observation avec lui au sujet de son ouvrage, l'enfant ne pouvait s'empêcher de remarquer qu'il y mettait une sorte de pitié impatiente pour l'infirmité de cet homme, comme s'il eût été lui-même la plus forte et la plus alerte des créatures vivantes.

«Je suis fâchée de vous voir faire cette besogne, dit l'enfant en s'approchant. Je n'avais pas entendu dire qu'il y eût quelqu'un de mort.

— Elle habitait un autre hameau, ma chère, répondit le fossoyeur, à trois milles d'ici.

— Était-elle jeune?

— Oui… oui; pas plus de soixante-quatre ans, je pense. David, avait-elle plus de soixante-quatre ans?

David, qui bêchait ferme, n'entendit pas un mot de cette question. Le fossoyeur, qui ne pouvait réussir à l'atteindre avec sa béquille et qui était aussi trop infirme pour se lever sans assistance, appela son attention en lui jetant sur son bonnet de coton rouge une motte de terre.

«Qu'est-ce qu'il y a? dit David en le regardant.

— Quel âge avait Becky Morgan? demanda le fossoyeur.

— Becky Morgan? répéta David.

— Oui, répliqua le fossoyeur; ajoutant d'un ton à moitié compatissant et à moitié grondeur, mais sans être entendu de son vieux compagnon: Vous devenez bien sourd, Davy, terriblement sourd.»

Ce dernier, interrompant sa besogne, se mit à nettoyer sa bêche avec un morceau d'ardoise qu'il avait sous la main à cet effet, et grattant dans son opération l'essence d'autant de Becky Morgans que le ciel seul peut en connaître, il se mit à réfléchir sur cette matière.

«Laissez-moi y penser, dit-il ensuite. J'ai vu, la nuit dernière, qu'on avait écrit sur le cercueil… N'était-ce pas soixante-dix- neuf ans?

— Non, non!

— Ah! oui, c'était cela, reprit le vieillard avec un soupir. Car je me souviens d'avoir pensé qu'elle était à peu près du même âge que nous. Oui, c'était soixante-dix-neuf ans.

— Êtes-vous sûr de n'avoir pas mal lu, Davy? demanda le fossoyeur, laissant voir sur ses traits une certaine émotion.

— Hein?… dit l'autre; répétez-moi cela.

— Il est très-sourd! Il est tout à fait sourd! s'écria vivement le fossoyeur. Êtes-vous sûr d'avoir bien lu?

— Oh! oui. Pourquoi pas?

— Il est tout à fait sourd, murmura le fossoyeur; et puis je crois qu'il tombe en enfance.»

Nelly se demandait avec quelque étonnement quelle raison le fossoyeur pouvait avoir de parler ainsi, quand, à dire vrai, son assistant n'avait pas moins d'intelligence que lui et était infiniment plus robuste. Mais le fossoyeur n'ayant rien ajouté de plus, Nelly ne donna pas suite à cette réflexion.

«Vous m'avez parlé, dit-elle, de vos travaux de jardinage. Est-ce que vous plantez quelque chose ici?

— Dans le cimetière?… Non, je n'y mets rien.

— J'y ai vu des fleurs et des arbustes. Tenez, en voici là-bas. Je m'imaginais qu'ils avaient poussé par vos soins, quoiqu'ils soient bien chétifs.

— Ils poussent à la grâce de Dieu, et Dieu sans doute a ses raisons pour qu'ils ne se montrent pas ici dans tout leur éclat.

— Je ne vous comprends pas.

— Eh bien! écoutez. Ces arbustes marquent les tombes de ceux qui avaient des amis tendres et dévoués.

— J'en étais sure!… s'écria l'enfant. Ils ont bien fait, vraiment: cela me fait plaisir à penser.

— Oui, répliqua le fossoyeur; mais attendez. Regardez-les, ces arbustes; voyez comme ils penchent leur tête, comme ils sont languissants, comme ils dépérissent. En devinez-vous la cause?

— Non, répondit l'enfant.

— C'est que la mémoire de ceux qui sont couchés en ce lieu périt si vite! D'abord on vient soigner ces fleurs le matin, vers midi et le soir; bientôt les visites sont moins fréquentes; une fois par jour, une fois par semaine; d'une fois par semaine, elles arrivent à ne plus avoir lieu qu'une fois par mois; puis les intervalles sont éloignés et incertains; et enfin l'on ne vient plus du tout. Il est rare que ces marques de souvenir fleurissent longtemps. J'ai vu les fleurs d'été les plus passagères leur survivre presque toujours.

— Ce que vous m'apprenez là m'afflige extrêmement.

— Ah! répondit le vieillard en hochant la tête, c'est ainsi que s'expriment les braves gens qui entrent ici pour parcourir notre cimetière; mais moi je pense tout autrement. «C'est, me disent- ils, une louable habitude que vous avez dans ce pays de cultiver la terre autour des tombes, mais il est triste de voir toutes ces plantes s'étioler ou mourir.» Je leur demande pardon en leur répondant que, selon moi, c'est bon signe pour le bonheur de ceux qui survivent. C'est comme ça; la nature le veut.

— Peut-être cela vient-il de ce que les parents qui les pleurent s'habituent à regarder dans le jour le ciel bleu, et pendant la nuit les étoiles, et à penser que les morts habitent là et non dans leurs tombeaux.»

L'enfant avait prononcé ces paroles avec chaleur. Ce fut d'un accent de doute que le vieillard lui répondit:

«Oui, peut-être. Ce n'est pas impossible.

— Qu'il en soit ainsi ou non, pensa Nelly, je ferai de cet endroit mon jardin. Ce ne sera pas déjà si rude d'y donner un petit coup de bâche, et je suis certaine que j'y trouverai du plaisir.»

Le fossoyeur ne remarqua ni la coloration de ses joues brûlantes ni les larmes qui humectaient ses yeux. Il s'était tourné vers David qu'il appela par son nom. Bien évidemment la question de l'âge de Becky Morgan le troublait encore, quoique l'enfant eût peine à comprendre pourquoi.

Le deuxième ou troisième appel fait par son nom attira enfin l'attention du vieux compagnon, qui interrompit sa tâche, s'appuya sur sa bêche et posa sa main contre son oreille dure.

«Est-ce que vous m'appelez? dit-il.

— J'aurais cru, Davy, répondit le fossoyeur, que Becky Morgan… et il montra la tombe, était bien plus âgée que vous ou moi.

— Soixante-dix-neuf ans, répondit le vieillard avec un triste balancement de tête. Je vous dis que je l'ai vu.

— Vous l'avez vu?… Oui; mais, Davy, les femmes n'avouent pas toujours leur âge.

— C'est possible tout de même, s'écria le compagnon, dont les yeux brillèrent tout à coup. Elle pouvait bien être plus âgée.

— J'en suis sûr. Songez donc seulement comme elle paraissait vieille. Vous et moi nous n'avions l'air que d'enfants auprès d'elle.

— Elle paraissait vieille, répéta David. Vous avez raison; elle paraissait vieille.

— Rappelez-vous, dit le fossoyeur, combien depuis longues, longues années, elle paraissait vieille; comment voulez-vous qu'elle n'eût que soixante-dix-neuf ans, notre âge seulement?

— Elle devait avoir pour le moins cinq ans de plus que nous! s'écria l'autre.

— Cinq ans!… repartit le fossoyeur; dites plutôt dix. Elle avait bien quatre-vingt-neuf ans. Rappelez-vous l'époque à laquelle sa fille mourut. Certainement elle avait quatre-vingt- neuf ans comme un jour, et la voilà qui veut se donner dix ans de moins!… O vanité humaine!…»

En fait de réflexions morales sur ce thème abondant, le compagnon ne resta pas en arrière, et tous deux ensemble y ajoutaient des commentaires nombreux, d'après l'autorité desquels il eût été permis de se demander, non pas si la défunte avait bien l'âge qu'on lui supposait, mais si elle n'avait pas parfaitement atteint la limite patriarcale de la centaine. Lorsqu'ils eurent décidé la question à leur satisfaction mutuelle, le fossoyeur, avec l'aide de son ami, se leva pour partir.

«Il fait froid à rester assis à cette place, dit-il, et il faut que je prenne des ménagements jusqu'à l'été prochain.

— Qu'est-ce? demanda David.

— Il est très-sourd, le pauvre diable!… Bonjour.

— Ah! dit David le suivant du regard, il baisse considérablement.
Comme il vieillit tous les jours!»

Ce fut ainsi qu'ils se séparèrent, chacun de son côté, persuadé que l'autre avait moins de temps à vivre que lui; tous deux grandement consolés et rassurés par la petite fiction dont ils étaient tombés d'accord sur l'âge de Becky Morgan, car, grâce à cet expédient, la mort n'était plus pour eux un précédent de fâcheux augure, puisqu'elle leur promettait au moins une dizaine d'années à vivre encore.

L'enfant resta quelques minutes à considérer le vieux sourd, comme il rejetait la terre avec sa pelle, s'arrêtant souvent pour tousser et reprendre haleine, et se répétant entre les dents, avec une sorte de joie grave, que le fossoyeur baissait rapidement. À la fin elle s'éloigna et, traversant toute pensive le cimetière, elle rencontra sans s'y attendre le maître d'école qui était assis au soleil sur un tertre vert et lisait.

«Nell ici!… dit-il amicalement, tandis qu'il fermait son livre. Il m'est bien agréable de vous voir respirer en plein air, en pleine lumière. Je craignais que vous ne fussiez encore dans l'église où vous vous tenez si souvent.

— Vous le craigniez!… dit l'enfant en s'asseyant auprès de lui.
N'est-ce pas un lieu convenable?

— Sans doute, sans doute. Mais il faut être gaie quelquefois.
Allons, ne secouez pas la tête et ne souriez pas si tristement.

— Non, si vous lisiez dans mon coeur, vous n'y verriez pas de tristesse. Ne me regardez donc pas ainsi, comme si vous me supposiez du chagrin. Il n'y a pas sur la terre une créature plus heureuse que je ne le suis maintenant.»

Pleine de reconnaissance et de tendresse, l'enfant prit la main du maître d'école et la pressa entre les siennes.

Ils gardèrent un silence de quelques moments; puis Nelly murmura:

«C'est la volonté du ciel!

— Quoi donc?

— Tout ça, tout ce qui nous concerne. Mais lequel de nous est triste maintenant? Ce n'est pas moi toujours, vous voyez que je souris.

— Et moi aussi, dit-il, je souris à l'idée que nous rirons encore plus d'une fois ici. Ne causiez-vous pas avec quelqu'un là-bas?

— Oui.

— De quelque chose qui vous aura rendue triste?…»

Ici il y eut un long silence.

«Qu'est-ce que c'était? demanda tendrement le maître d'école.
Allons, dites-moi ce que c'était.

— Je m'affligeais, dit l'enfant fondant en larmes, je m'affligeais de penser que ceux qui meurent parmi nous sont bientôt oubliés.

— Et pensez-vous, dit le maître d'école, remarquant le regard qu'elle avait promené autour d'elle, qu'un tombeau sans visiteurs, un arbre languissant, une fleur ou deux fanées soient des preuves d'oubli ou de froide négligence? Pensez-vous qu'il n'y ait pas, en dehors des fleurs ou des arbustes, des pensées en action, des souvenirs vivants pour perpétuer la mémoire des morts? Nell, Nell, il y a peut-être dans le monde en ce moment bien des gens occupés au travail, dont les bonnes actions et les bonnes pensées n'ont d'autre source que ces tombeaux en apparence si négligés.

— Ne m'en dites pas davantage, s'écria l'enfant. Ne m'en dites pas davantage. Je sens, je comprends cela. Comment ai-je pu l'oublier? je n'avais pourtant qu'à penser à vous.

— Il n'est rien, dit vivement son ami, non, rien d'innocent et de bon qui puisse mourir et être oublié. Si nous ne croyons pas à cela, ne croyons plus à rien. Un petit enfant, un enfant bégayant à peine qui meurt au berceau, revivra dans les plus doux souvenirs de ceux qui l'aimèrent, et remplira là-haut son rôle en rachetant les péchés du monde, bien que son corps puisse être réduit en cendres ou enseveli dans les profondeurs de l'Océan. Il n'y a pas un petit ange dont se recrute l'armée du ciel, qui ne fasse sur la terre son oeuvre sainte en faveur de ceux qui l'ont chéri ici-bas. Oublié! oh! si l'on pouvait fouiller à leur source les bonnes actions des créatures humaines, combien la mort elle-même paraîtrait belle! et comme on trouverait que la charité, la mansuétude, la pure affection ont pris souvent naissance dans la poussière des tombes!

— Oui, dit Nelly, c'est la vérité; je le sais. Qui peut mieux que moi en reconnaître la force, moi pour qui votre petit écolier est toujours vivant!… Cher, cher bon ami, si vous saviez tout le bien que vous me faites!»

Le pauvre maître d'école se pencha vers elle sans rien répondre, car son coeur était plein.

Ils étaient encore assis au même endroit quand le grand-père arriva. Avant qu'ils eussent pu échanger une parole, l'horloge de l'église sonna l'heure de la classe, et le maître d'école se retira.

«Un brave homme, dit le grand-père le suivant des yeux; un excellent homme. Sûrement ce n'est pas lui qui nous fera jamais du mal. Nous sommes en sûreté ici enfin, n'est-ce pas? Nous ne nous en irons jamais d'ici?»

L'enfant inclina la tête et sourit.

«Elle a besoin de repos, reprit le vieillard en lui caressant la joue. Trop pâle! trop pâle! Elle n'est plus ce qu'elle était…

— Quand? demanda Nelly.

— Ah! oui… quand? Combien y a-t-il de semaines? Pourrais-je les compter sur mes doigts?… Mais il vaut mieux les oublier; heureusement elles sont passées.

— Heureusement, cher grand-papa, répondit l'enfant. Oui, nous les oublierons; oui, si jamais elles reviennent à notre souvenir, ce sera seulement comme un mauvais rêve qui se sera évanoui.

— Chut! dit le vieillard la poussant vivement avec sa main et regardant par-dessus son épaule. Ne parle plus de ce rêve ni de toutes les souffrances qu'il a causées. Ici il n'y a pas de rêves. C'est un lieu paisible; les rêves se sont éloignés. N'y pensons jamais, de peur qu'ils ne reviennent nous poursuivre. Les yeux fatigués et les joues creuses, la pluie, le froid et la faim, et avant cela des horreurs pires encore, voilà ce qu'il nous faut oublier si nous voulons vivre tranquilles ici.

— Merci, ô mon Dieu! s'écria intérieurement Nelly, pour cet heureux changement!

— Je serai patient, dit le vieillard, je serai humble, plein de reconnaissance et de soumission si tu veux bien me garder. Mais ne t'éloigne pas de moi, ne pars point seule; laisse-moi demeurer auprès de Nell, je serai tout à fait sincère et docile.

— Que je parte! que je m'en aille seule! répliqua l'enfant avec une gaieté feinte; en vérité, ce serait une drôle de plaisanterie. Voyez, mon cher grand-papa, nous ferons de cet endroit notre jardin. Pourquoi pas? La place est excellente. Demain nous commencerons et travaillerons ensemble, l'un près de l'autre.

— C'est une bonne idée! s'écria le grand-père. Eh bien! c'est cela, ma mignonne, nous commencerons demain.»

Rien d'égal au plaisir du vieillard, lorsque le lendemain ils entreprirent leur travail. Rien d'égal à son insouciance pour les images funèbres que rappelait ce lieu. Ils arrachèrent des tombes les longues herbes et les orties, éclaircirent les pauvres arbustes, extirpèrent les racines, nettoyèrent le gazon doux en le débarrassant des feuilles mortes et des mauvaises herbes. Ils étaient encore dans toute l'ardeur de leurs opérations quand l'enfant, levant sa tête qui était penchée vers le sol, remarqua que le vieux bachelier était assis sur une barrière voisine à les observer.

«C'est très-bien, très-bien, dit le petit gentleman adressant un signe d'amitié à Nell qui le saluait. Est-ce que vous avez fait tout cela ce matin?»

Nelly répondit en baissant les yeux:

«C'est peu de chose, monsieur, en comparaison de ce que nous voulons faire.

— Un bon ouvrage, un bon ouvrage, dit le vieux garçon. Mais ne vous occuperez-vous que des tombes des enfants et des jeunes gens?

— Nous en viendrons bientôt aux autres, monsieur,» répondit Nell en détournant la tête et parlant bas.

Ce n'était là qu'un petit incident; cette préférence marquée pouvait être volontaire ou bien due au hasard, ou tenir à la sympathie que Nelly éprouvait pour la jeunesse sans en avoir conscience elle-même. Mais ce fait, qu'il n'avait pas remarqué d'abord, parut produire une impression sur le vieillard. Il jeta un regard rapide sur les tombes, puis contempla avec anxiété son enfant qu'il attira contre lui et à qui il ordonna de se reposer. Quelque chose qui depuis longtemps avait échappé à sa mémoire sembla s'agiter péniblement dans son esprit. Il ne pouvait l'en effacer, comme il avait fait d'autres sujets plus graves; mais l'impression grandit, grandit encore, se reproduisit plusieurs fois ce même jour, et souvent dans la suite. Une fois, tandis qu'ils étaient à l'oeuvre, l'enfant, voyant que son grand-père se retournait fréquemment et la regardait avec inquiétude comme s'il s'efforçait de résoudre quelques doutes cruels ou de réunir quelques pensées dispersées, le pressa de s'expliquer à ce sujet. «Ce n'est rien, dit-il, rien!» Et posant sur son bras la tête de Nelly, il lui caressa la joue avec sa main et murmura:

«Chaque jour elle devient plus forte. Ce sera bientôt une femme.»

CHAPITRE XVIII.

À partir de ce temps, il s'éleva dans le coeur du vieillard, à l'égard de l'enfant, une sollicitude vigilante qui ne le quittait plus. Il y a dans le coeur humain des cordes étranges, variées, qui ne vibrent que par accident: elles resteront muettes et sourdes aux appels les plus passionnés, les plus ardents, et puis un jour enfin elles répondront au contact le plus léger et le plus fortuit. Dans les esprits les plus insensibles ou les plus enfantins, il y a un certain fonds de réflexion que l'art suscite rarement et que toute l'habileté du monde ne pourrait inspirer: il se révèle par hasard comme se sont révélées la plupart des grandes vérités, quand celui qui les découvrait n'avait en vue que le but le plus simple.

Du jour où s'était passée cette scène intime, le vieillard n'oublia plus un seul moment la faiblesse et le dévouement de l'enfant. À partir de ce petit incident, lui qui l'avait vue traverser, à ses côtés, tant d'obstacles et de souffrances, sans l'envisager autrement que comme la compagne naturelle des misères qu'il ressentait si cruellement lui-même et qu'il déplorait aussi bien pour lui que pour elle, il sentit intérieurement s'éveiller l'intelligence de sa dette envers Nelly et de l'état où ces misères l'avaient réduite. Depuis cette époque jusqu'à la fin, jamais, non, jamais, même dans un moment d'oubli, il ne se préoccupa plus de sa propre personne; jamais aucune pensée, aucune considération d'intérêt particulier ne vint le distraire de la contemplation du gracieux objet de son amour.

Il la suivait partout pour guetter l'instant où elle serait fatiguée et sentirait le besoin de s'appuyer sur son bras; il s'asseyait en face d'elle au coin de la cheminée, heureux de veiller sur elle et de la regarder, jusqu'à ce qu'elle relevât la tête et lui sourît comme autrefois; il lui épargnait avec empressement les soins domestiques qui eussent pu excéder la mesure de ses forces; pendant les sombres et froides nuits, il se levait pour écouter le souffle de son enfant endormie, et parfois il restait penché des heures entières au chevet de son lit rien que pour avoir le plaisir de toucher sa main. Celui qui sait tout peut seul savoir combien d'espérances, combien de craintes, combien de pensées d'affection profonde se croisaient dans ce coeur déchiré, et quel changement s'était opéré chez le pauvre vieillard.

Quelquefois (bien des semaines s'étaient écoulées déjà) l'enfant, épuisée même au bout de peu d'efforts, passait toute la soirée sur un lit de repos devant le feu. Alors le maître d'école apportait des livres et lui faisait la lecture à haute voix; mais rarement la soirée s'écoulait sans que le vieux bachelier vint aussi et se mît à lire à son tour. Le grand-père restait assis à écouter, il n'écoutait guère, mais il tenait ses yeux fixés sur l'enfant; et si elle souriait, si elle s'animait au récit qu'elle entendait, le vieillard disait que ce récit était plein d'intérêt, et il se prenait à aimer le livre. Lorsque, dans la causerie de la soirée, le vieux bachelier racontait quelque histoire qui plaisait à Nelly, et les histoires du vieux bachelier ne manquaient jamais de lui plaire, le vieillard s'efforçait, bien qu'à grand'peine, de la graver dans son esprit; de plus, quand le vieux bachelier prenait congé d'eux, parfois le vieillard courait après lui et le priait humblement de vouloir bien lui redire quelque partie de son histoire qu'il désirait apprendre pour obtenir un sourire de Nelly.

Mais ces circonstances ne se produisaient par bonheur que rarement: car l'enfant n'aimait qu'à être dehors et à se promener dans son jardin solennel. Bien des personnes aussi venaient visiter l'église; et comme ceux qui étaient venus parlaient de l'enfant à leurs amis, il s'en présentait beaucoup d'autres: si bien que, même à cette époque de l'année, il y avait foule de visiteurs. Le vieillard les suivait à quelque distance le long de l'église, écoutant la voix si chère à son coeur; et quand les étrangers avaient quitté Nelly et s'éloignaient, il se mêlait à eux pour saisir quelques lambeaux de leur conversation; ou bien dans ce, but, il restait à la porte, la tête découverte, guettant le moment où ils passeraient. Ceux-ci vantaient toujours l'esprit et la beauté de l'enfant, et le vieillard était fier de les entendre! Mais qu'ajoutaient donc si souvent ces visiteurs, pour que le coeur du vieillard fût torturé et pour que le pauvre homme allât tout seul gémir et sangloter dans un coin sombre? Hélas! qu'ils étaient indifférents à ses yeux, ceux qui n'éprouvaient pour elle que le faible intérêt du moment, ceux qui s'en allaient oublier dès la semaine suivante l'existence d'un être si charmant, même après l'avoir vu, même après en avoir eu pitié, même après avoir adressé au grand-père un adieu plein de compassion et chuchoté entre eux, en passant, d'un air mystérieux!

Parmi les gens du village aussi il n'y en avait pas un qui ne ressentit de l'affection pour la pauvre Nelly: tous éprouvaient le même sentiment; tous avaient non-seulement de la tendresse pour elle, mais une pitié qui croissait chaque jour. Les écoliers eux- mêmes, tout légers et insouciants qu'ils étaient, aimaient Nelly. Le plus hébété d'entre eux eût été bien fâché de ne pas l'avoir aperçue à sa place accoutumée lorsqu'il se rendait à la classe, et il se fût volontiers détourné de son chemin pour aller demander de ses nouvelles à la fenêtre garnie de barreaux. Si elle était assise dans l'église, les écoliers y hasardaient tout doucement un regard à travers la porte entre-bâillée, mais ils ne s'avisaient point de lui parler, à moins qu'elle ne se levât et ne vînt leur adresser la parole. Ils lui reconnaissaient quelque chose de supérieur qui l'élevait au-dessus d'eux.

Quand le dimanche revenait, il n'y avait dans l'église que de pauvres gens; car le château où avaient vécu les anciens seigneurs du pays n'était plus qu'une ruine abandonnée; et, à sept milles à la ronde, il n'existait que d'humbles cultivateurs. En ce jour consacré à la prière et jusque dans le lieu saint l'on témoignait à Nelly le même intérêt que partout ailleurs. On se réunissait autour d'elle sous le porche, avant et après le service. Les tout petits enfants s'attachaient à sa jupe; les vieillards et les femmes interrompaient leurs commérages pour lui adresser un salut affectueux. Plusieurs qui étaient venus d'une distance de trois à quatre milles, lui apportaient leur modeste présent; et les plus pauvres, les plus infimes avaient au moins pour elle des voeux sortis du coeur.

Elle avait voué une tendresse toute particulière aux jeunes enfants qu'elle avait vus pour la première fois jouant dans le cimetière. L'un d'eux, celui qui avait parlé de son frère, était son petit favori, son ami; souvent, à l'église, il se tenait assis auprès d'elle, ou bien il montait avec elle jusqu'au sommet de la tour. Il était heureux de la soutenir, ou de s'imaginer du moins qu'il lui prêtait appui, et bientôt ils devinrent inséparables.

Il advint qu'un jour, comme Nelly était seule, dans le vieux cimetière, occupée à lire, le jeune garçon y accourut, les yeux pleins de larmes, et après l'avoir tenue un moment à quelque distance de lui en la contemplant fixement, jeta avec une ardeur passionnée ses petits bras autour du cou de sa jeune amie.

«Qu'est-ce donc? dit Nelly cherchant à le calmer. Qu'y-a-t-il?

— Elle n'en est pas encore un!… s'écria l'enfant l'embrassant plus étroitement encore. Non, non!… Elle n'en est pas un!…»

Elle le regarda avec surprise, et lui débarrassant le front des cheveux qui le couvraient, elle demanda en l'embrassant au petit homme ce qu'il voulait dire.

«Chère Nell, s'écria-t-il, il ne faut pas que vous en soyez un!… Nous ne les revoyons plus. Jamais ils ne viennent jouer avec nous, jamais ils ne viennent nous parler. Restez telle que vous êtes. Vous êtes bien mieux comme ça.

— Je ne vous comprends pas… Expliquez-vous.

— Eh bien, ils disent, reprit le petit garçon en la regardant en face, ils disent que vous serez un ange avant que les oiseaux aient recommencé à chanter. Mais vous ne le voulez pas, n'est-il pas vrai? Nell, ne nous quittez pas, quoique le ciel soit bien brillant. Ne nous quittez pas!…»

Nelly baissa la tête, et couvrit son visage de ses mains.

«C'est bon, c'est bon, elle ne veut pas! s'écria le petit garçon, se réjouissant à travers ses larmes. N'est-ce pas que vous n'irez pas au ciel? Vous savez combien ça nous ferait de peine. Chère Nell, dites-moi que vous resterez avec nous. Oh! je vous en prie, je vous en prie, dites-moi que vous le voulez!»

Le petit garçon joignit les mains et s'agenouilla devant Nelly.

«Regardez-moi seulement, Nell, reprit-il, et dites-moi que vous resterez, et alors je verrai bien qu'ils se trompaient, et je ne pleurerai plus. Nell, ne me direz-vous pas oui?»

Nelly continuait de baisser la tête et de se voiler le visage; ses sanglots troublaient seuls le silence morne qu'elle gardait toujours.

«Au bout de quelque temps, poursuivit le petit garçon en s'efforçant de lui prendre une de ses mains, les bons anges seront satisfaits de penser que vous n'êtes point parmi eux et que vous êtes restée ici pour être avec nous. Willy est allé les rejoindre; mais s'il avait su combien il allait me manquer, la nuit, dans notre petit lit, sûrement il ne m'aurait pas quitté.»

Nelly ne put pas encore lui répondre, elle sanglotait comme si son coeur était prêt à se briser.

«Pourquoi partiriez-vous, chère Nelly? Je sais que vous ne seriez pas heureuse si vous appreniez que nous pleurons à cause de votre perte. Ils disent que Willy est maintenant dans le ciel, où l'été dure toujours, et cependant je suis sûr qu'il s'afflige, quand je me couche sur son lit de gazon, de ne pouvoir revenir m'embrasser.»

Il ajouta en la caressant et en pressant son visage contre celui de Nelly:

«Mais si vous voulez absolument partir, au moins aimez bien Willy, pour l'amour de moi. Dites-lui combien je l'aime encore, combien je l'aimais; et quand je songerai que vous êtes tous deux ensemble, tous deux heureux, je tâcherai de supporter cela et jamais je ne vous causerai de peine en faisant quelque chose de mal. Oh! jamais, jamais!…»

Nelly laissa le petit garçon lui prendre les mains et se les mettre autour du cou. Il y eut alors un silence mêlé de larmes; mais il s'écoula peu de temps avant que Nelly regardât son petit ami avec un sourire et lui promît, d'une voix douce et calme, qu'elle resterait, et qu'il serait son ami tant que le ciel la laisserait sur terre. Il se frotta les mains avec joie et la remercia nombre de fois. Elle le pria de ne rien dire à personne de ce qui s'était passé entre eux, et il l'assura d'un accent chaleureux qu'il n'en dirait jamais rien.

En effet, Nelly n'entendit jamais dire qu'il en eût parlé: désormais il était de moitié dans ses promenades comme dans ses méditations, et jamais cependant il ne toucha un seul mot du sujet qu'il savait lui avoir fait de la peine, bien qu'il ne se rendît pas compte de la cause de ce chagrin. Il y avait encore en lui un certain sentiment de défiance: souvent, en effet, il venait même dans les soirées sombres, et d'une voix timide, s'informer, à travers la porte, si Nelly allait bien: quand on lui répondait que oui et qu'on l'invitait à entrer, il s'asseyait aux pieds de Nelly sur un petit tabouret et restait ainsi patiemment jusqu'à ce qu'on vint le chercher pour le ramener chez lui. Dès le matin, il ne manquait pas de rôder autour de la maison pour demander des nouvelles de Nelly; et soit le matin, soit dans la journée, soit enfin dans la soirée, il laissait là le jeu et ses compagnons de plaisir pour la suivre partout où elle allait.

Une fois le vieux fossoyeur dit à Nelly:

«C'est un bon petit garçon, tout de même. Quand son frère aîné mourut, … frère aîné, c'est cela qui est drôle, un frère aîné de sept ans, je me rappelle qu'il en fut frappé jusqu'au fond du coeur.»

Nelly songea à ce que le maître d'école lui avait dit de l'oubli où tombaient les morts, et elle jugea que son petit ami donnait un démenti à ce préjugé.

«Quoique ça, je pense qu'il s'est remis l'esprit en repos; car il est assez gai parfois. Je parierais bien que vous et lui vous avez été écouter le vieux puits.

— Vraiment non, répliqua Nelly. J'aurais eu trop peur d'aller auprès… Je ne vais pas souvent dans cette partie basse de l'église; je ne connais même pas l'endroit.

— Venez-y avec moi, dit le fossoyeur. Je n'étais encore qu'un enfant que je le connaissais déjà. Venez!…»

Ils descendirent les marches étroites qui menaient à la crypte et s'arrêtèrent parmi les arcades sombres, dans un endroit plein de ténèbres et de tristesse.

«C'est ici, dit le vieillard. Donnez-moi la main pendant que vous relèverez le couvercle, de peur que vous ne veniez à trébucher et à tomber dans le puits. Je suis trop vieux et trop chargé de rhumatismes pour pouvoir me pencher moi-même.

— Est-ce noir et effrayant!… s'écria l'enfant.

— Regardez au fond,» dit le vieillard en montrant du doigt l'orifice du puits.

L'enfant obéit et plongea sou regard dans l'abîme.

«Ce puits ne ressemble-t-il pas à un tombeau? dit le vieillard.

— Oui, il ressemble à un tombeau, répéta l'enfant.

— Souvent je me suis imaginé, dit le fossoyeur, qu'on avait dû le creuser dans l'origine pour rendre la vieille église plus lugubre, et les moines plus pieux et plus austères. On a l'intention de le fermer et de le murer, à ce qu'ils disent.»

L'enfant était encore à contempler pensive le souterrain.

«Mais bah! nous verrons, dit le fossoyeur, bien des jeunes têtes ensevelies dans l'autre terre, avant qu'on bouche ce jour-là. Dieu le sait! Soi-disant c'est pour le printemps prochain.

— Les oiseaux recommenceront à chanter, au printemps, pensa l'enfant le soir, pendant qu'elle était appuyée à sa petite fenêtre et contemplait le soleil couchant. Le printemps!… la belle et heureuse saison!»

CHAPITRE XIX.

Un jour ou deux après le thé donné par Quilp au Désert, M. Swiveller se rendit, à l'heure accoutumée, à l'étude de Sampson Brass. Se trouvant seul dans ce temple de la probité, il posa son chapeau sur le pupitre; puis, tirant de sa poche une étroite bande de crêpe noir, il se mit à l'appliquer autour de sa coiffure, et à l'y fixer avec des épingles, en signe de deuil. Quand il eut terminé l'arrangement de cet appendice, il contempla son oeuvre avec une complaisance toute paternelle, et replaça son chapeau sur sa tête, très-penché sur un oeil pour en rendre l'effet plus lugubre. Tout étant disposé de façon à le satisfaire complètement, il enfonça ses mains dans ses poches et arpenta l'étude de long en large à pas comptés.

«Toujours il en fut ainsi pour moi, dit M. Swiveller, toujours. Oui, toujours il en fut ainsi, depuis ma première enfance où j'ai vu s'écrouler mes plus chères espérances; jamais je n'ai aimé un arbre ou une fleur sans voir l'arbre dépérir et la fleur se faner la première entre toutes. J'avais élevé une gentille gazelle pour me réjouir dans la contemplation de ses doux yeux noirs: mais quand elle en vint à me bien connaître et à m'aimer, il a fallu que ce fut pour épouser un jardinier-fleuriste!»

Accablé par ces réflexions, il s'arrêta court devant le fauteuil des clients, et se jeta dans les bras qu'il semblait lui tendre pour le consoler.

«Et voilà, reprit-il avec une sorte d'amertume railleuse, voilà la vie, sans doute. Oh! certainement. Pourquoi pas? C'est bon: je ne veux plus me plaindre.»

Puis, retirant son chapeau de sa tête et le contemplant avec férocité, comme si des considérations pécuniaires l'empêchaient seules de le fouler aux pieds, il poursuivit ainsi:

«Je porterai cet emblème de la perfidie d'une femme, en mémoire de celle avec qui je ne suivrai plus les détours du labyrinthe, de celle à qui je n'adresserai plus de toast avec le vin rosé, de celle qui jusqu'à la fin empoisonnera le baume de ma courte existence!… Ah! ah! ah!»

Ici il peut être nécessaire de faire observer, de peur que la fin de ce monologue ne paraisse peu convenable, que M. Swiveller ne se fût pas élevé à ce diapason de fou rire si fort en opposition assurément avec ses réflexions solennelles, n'était que se trouvant en humeur théâtrale, il accomplissait seulement ce jeu de scène qu'on appelle dans le mélodrame: «Rire infernal.» En effet il paraîtrait que dans les enfers, ces diables-là rient toujours par syllabes, et toujours en trois syllabes, jamais plus jamais moins, ce qui est chez cette race un trait de caractère fort remarquable et tout à fait digne d'attention.

L'écho des imprécations sinistres était à peine éteint et M. Swiveller se tenait encore assis avec tous les signes du désespoir dans le fauteuil des clients, quand vint à retentir la sonnette, ou, pour mieux accommoder le mot à l'humeur actuelle de l'infortuné, le glas funèbre de la cloche de l'étude. Il ouvrit vivement la porte et aperçut la tête expressive de M. Chukster. Ils échangèrent un bonjour fraternel.

«Vous voilà diablement de bonne heure dans ce vieux et pestilentiel abattoir, dit le gentleman, se posant sur une jambe tandis qu'il balançait l'autre avec une aisance parfaite.

— Mais oui, un peu, répondit Richard.

— Un peu! répéta M. Chukster avec cet air de gracieux badinage qui lui allait si bien. Parbleu! je le crois. Savez-vous, mon bon, quelle heure il est? Neuf heures et demie passées du matin!

— Est-ce que vous n'entrez pas? dit Richard. Je suis tout seul.
Vous savez, Swiveller, solus: «C'est l'heure du sabbat

Où le cimetière s'ouvre…

Et où les tombeaux rendent leurs morts…»

En terminant cette citation intercalée dans l'entretien familier, chacun des deux gentlemen prit la pose de rigueur; puis revenant aussitôt à la vile prose, ils entrèrent dans l'étude. Ces tirades lyriques étaient familières aux glorieux Apollinistes, c'étaient comme les chaînons qui les liaient les uns aux autres et les élevaient au-dessus de la froide et terne humanité.

«Eh bien! comment cela va-t-il, mon gaillard? dit M. Chukster en prenant un tabouret. J'ai été obligé de me rendre dans la Cité pour certaines petites affaires qui me concernent, et je n'ai pu passer devant le coin de cette rue sans voir si vous étiez arrivé; mais sur mon âme, je ne m'attendais pas à vous rencontrer. Il est si prodigieusement de bonne heure!»

M. Swiveller lui exprima ses remercîments; et comme la suite de la conversation témoigna qu'il se portait bien et que M. Chukster était également dans cette condition désirable, ces deux messieurs, d'accord en cela avec la coutume antique et solennelle de la Société fraternelle à laquelle ils appartenaient, unirent leurs voix dans un passage du duo populaire de: «Tout va bien!» en faisant un long trille sur la finale.

«Et quoi de neuf? dit Richard.

— La ville est aussi plate, mon cher ami, répondit M. Chukster, que la surface, d'un four hollandais. Pas de nouvelles. Par parenthèse, votre locataire est bien le plus singulier original. Il échappe à la perspicacité la plus vigoureuse. Jamais on ne vit d'homme semblable!

— Qu'est-ce qu'il a donc fait encore?

— Par Jupiter! monsieur, répondit M. Chukster en tirant une tabatière oblongue, dont le couvercle était orné d'une tête de renard en cuivre curieusement ciselée, cet homme est impénétrable. Monsieur, cet homme s'est lié par un commerce d'amitié avec notre apprenti clerc. Celui-ci n'est pas méchant, mais il est extraordinairement lourd et doucereux. S'il avait besoin d'un ami, ne pouvait-il pas en choisir un qui sût dire deux mots, le charmer par ses manières et sa conversation? J'ai mes défauts, monsieur…

— Nullement, nullement.

— Si, si, j'ai mes défauts; personne ne connaît ses défauts mieux que moi. Mais je ne suis pas doucereux. Mes plus grands ennemis, tout homme a ses ennemis, monsieur, et j'ai les miens, ne m'ont jamais accusé d'être doucereux. Et je vous le dis, monsieur, si je ne possédais pas plus de ces qualités, qui d'ordinaire attachent l'homme à ses semblables, que n'en possède notre apprenti clerc, j'irais plutôt prendre un fromage de Chester et me l'attacher au cou pour me noyer. Je mourrais dégradé comme j'aurais vécu. Je le ferais, sur mon honneur!»

M. Chukster s'arrêta après cette période, frotta la tête du renard juste sur le bout du nez avec la phalangette de l'index, prit une pincée de tabac et regarda fixement M. Swiveller, comme pour lui dire que, s'il s'imaginait qu'il allait éternuer, il se trompait bien.

«Non content, monsieur, continua-t-il, de s'être lié avec Abel, il a cultivé la connaissance du père et de la mère. Depuis qu'il est revenu de cette chasse aux oies sauvages, il a toujours été fourré chez ces gens-là: en ce moment même il y est encore. Il protège en outre ce jeune snob, vous savez; vous pourrez le voir, monsieur, constamment en route, soit pour aller à notre maison soit pour en revenir; et cependant, moi, monsieur, sauf quelques formes banales de politesse, je ne suppose pas qu'il ait jamais échangé plus d'une demi-douzaine de mots avec moi. Maintenant, sur mon âme! vous me connaissez, ajouta M. Chukster secouant gravement la tête, comme on a l'habitude de le faire quand on juge que les choses vont un peu trop loin; c'est une affaire si humiliante que, si je n'éprouvais quelque sympathie pour le patron et ne savais pas qu'il ne pourrait jamais marcher sans moi, je serais forcé de rompre nos relations. En vérité, je n'aurais pas d'autre alternative.»

M. Swiveller, qui était assis sur un autre tabouret en face de son ami, ranima le feu dans un excès de sympathie, mais sans prononcer une parole.

«Quant au jeune snob, monsieur, poursuivit M. Chukster avec un regard prophétique, vous verrez qu'il tournera mal. Notre profession nous permet de connaître quelques-uns des replis du coeur humain; croyez-en ma parole, ce garçon-là, qui était revenu soi-disant pour achever de gagner son schelling, se révélera un de ces jours sous ses couleurs véritables. C'est un fripon, monsieur. Il faut que ce soit un fripon.»

M. Chukster s'étant levé eût probablement continué sur le même sujet et avec plus d'emphase encore, mais un coup appliqué à la porte et qui semblait annoncer l'arrivée de quelque client, l'obligea de prendre un air de calme qui ne s'accordait guère avec la violence de ses dernières paroles. En entendant ce même bruit, M. Swiveller imprima à son tabouret un mouvement rapide de rotation sur un des pieds et le fit tourner en face du pupitre, où il fourra le tisonnier que, dans le trouble de ses esprits, il avait oublié de déposer à sa place légitime, en criant:

«Entrez!»

Or, qui est-ce qui se présenta? Précisément ce même Kit qui venait d'être le thème des injures de M. Chukster! Jamais homme ne reprit si vivement courage et ne parut plus féroce que M. Chukster lorsqu'il vit le nouveau venu. Quant à M. Swiveller, il considéra un moment Kit; puis sautant à bas de son tabouret et retirant le tisonnier de l'endroit où il l'avait caché, il s'en servit pour exécuter avec une sorte de frénésie toutes les passes et les parades de l'escrime à l'espadon.

«Le gentleman est-il chez lui?» dit Kit passablement étonné de cette réception peu ordinaire.

Avant que M. Swiveller eût pu répondre, M. Chukster saisit l'occasion pour protester du ton d'un homme indigné contre cette manière de demander les gens, manière irrespectueuse, dit-il, et digne d'un snob.

«Lorsque vous voyez deux gentlemen ici présents, comment osez-vous dire le gentleman? Ne pouviez-vous dire au moins l'autre gentleman? ou plutôt, car il n'est pas impossible que celui que vous demandez soit de qualité inférieure, pourquoi n'avez-vous pas dit son nom tout court, laissant à ceux qui vous entendent le soin de lui donner eux-mêmes sa qualité? J'ai quelque raison de croire que c'est une insulte personnelle que vous avez voulu me faire; je ne suis pas homme à permettre que l'on s'avise de badiner avec moi, comme certains snobs que je ne veux point nommer pourraient bien l'apprendre à leurs dépens.

— Je demande le gentleman de là-haut, dit Kit se tournant vers
Richard Swiveller. Est-il chez lui?

— Pourquoi? répondit Richard.

— Parce que s'il y est, j'ai une lettre pour lui.

— De quelle part?

— De la part de M. Garland.

— Oh!… murmura Richard avec une extrême politesse. Vous pouvez alors me la remettre, monsieur. Et si vous attendez une réponse, monsieur, vous pouvez l'attendre, monsieur, dans le couloir, qui est un appartement spacieux et bien aéré, monsieur.

— Je vous remercie, répondit Kit. Mais je ne dois donner cette lettre qu'au gentleman, s'il vous plaît.»

L'audace excessive de cette réplique mit tellement M. Chukster hors de lui-même et excita à un si haut degré sa fibre sensible à l'endroit de la dignité de son ami, que le maître clerc déclara que, s'il n'était retenu par des considérations officielles, il anéantirait Kit sur place; quand l'affront était aggravé par les circonstances extraordinaires qui l'accompagnaient, le juste châtiment qui en eût résulté ne pouvait manquer de recevoir, selon lui, la sanction, l'approbation d'un jury anglais, qui ne ferait aucune difficulté de rapporter un verdict d'homicide justifiable et d'y joindre un haut témoignage en faveur de la moralité et du caractère du vengeur de l'affront. Loin de s'enflammer ainsi sur ce sujet, M. Swiveller éprouva un peu de honte de l'emportement de son ami, surtout en face du sang-froid et de l'air calme de Kit, et il ne savait trop que faire quand on entendit le gentleman appeler à haute voix sur l'escalier.

«Hé! cria-t-il, n'ai-je pas vu venir quelqu'un pour moi?

— Oui, monsieur, répondit Richard. Certainement, monsieur.

— Alors, où est-il?

— Ici, monsieur, répliqua M. Swiveller. Allons, jeune homme, n'entendez-vous pas qu'on vous appelle? Êtes-vous sourd?»

Kit n'eut pas l'air d'avoir la moindre envie de poursuivre le débat, mais il se précipita vers l'escalier et laissa les glorieux Apollinistes se regarder l'un l'autre en silence.

«Qu'est-ce que je vous disais? s'écria M. Chukster. Que pensez- vous de cela?»

M. Swiveller était au fond ce qu'on appelle un bon enfant. Comme il ne voyait rien dans la conduite de Kit de répréhensible ni de blâmable, il se trouva assez embarrassé pour répondre. Il fut tiré de peine cependant par l'arrivée de M. Brass et de sa soeur Sally, dont l'aspect fit fuir précipitamment M. Chukster.

Le procureur et son aimable compagne avaient l'air d'avoir tenu une consultation après leur frugal déjeuner, sur quelque sujet d'un grand intérêt et d'une haute importance. Quand avaient lieu de semblables conférences, Brass et Sally apparaissaient généralement à l'étude une demi-heure plus tard que de coutume et avec un air souriant, comme si les plans qu'ils venaient de tramer avaient tranquillisé leurs esprits et jeté un rayon de lumière sur leurs doutes pénibles. En ce moment, par exemple, ils semblaient plus gais encore que d'habitude; miss Sally avait quelque chose d'onctueux, et M. Brass se frottait les mains comme un homme qui se sent l'humeur joyeuse et l'esprit libre de tout souci.

«Eh bien, monsieur Richard!… dit le procureur, comment allons- nous ce matin? Sommes-nous dispos et content, monsieur?… Hein, monsieur Richard?

— Très-bien, monsieur, répondit Swiveller.

— À merveille. Ah! ah! soyons gais comme des pinsons, monsieur Richard, pourquoi pas? C'est un monde charmant que le monde où nous vivons, monsieur. Il s'y trouve de mauvaises gens, monsieur Richard; mais s'il n'y avait pas de mauvaises gens, il n'y aurait pas de bons procureurs. Ah! ah! est-il venu quelque lettre par la poste ce matin, monsieur Richard?»

M. Swiveller répondit négativement.

«Ah! reprit Brass, ça ne fait rien. S'il y a peu de besogne aujourd'hui, il y en aura davantage demain. Un coeur satisfait, monsieur Richard, c'est la douceur de l'existence. Il n'est venu personne, monsieur?

— Mon ami seulement, répondit M. Richard. «Puissions-nous ne jamais manquer d'un…

— D'un ami,» continua vivement Brass, «ou d'une bouteille à lui offrir.» Ah! ah! C'est ainsi que dit la chanson, n'est-il pas vrai? Une jolie chanson, monsieur Richard, une jolie chanson. J'en aime le sentiment. Ah! ah! Votre ami est, je pense, le jeune homme de l'étude de Witherden? Oui. «Puissions-nous ne jamais manquer d'un…» Il n'y a rien d'ailleurs, monsieur Richard?

— Quelqu'un seulement chez le locataire.

— En vérité? Quelqu'un chez le locataire, ah! ah!… «Puissions- nous ne jamais manquer d'un ami ou d'une…» Quelqu'un chez le locataire, disiez-vous, monsieur Richard?

— Oui, dit celui-ci un peu surpris du décousu des paroles de son patron. Ils sont ensemble en ce moment.

— Ensemble!… s'écria Brass. Ah! ah! Qu'ils y restent, joyeux et libres, tirelirelire!… N'est-ce pas, monsieur Richard? Ah! ah!

— Certainement.

— Et, dit Brass en fouillant dans ses papiers, quel est ce visiteur? Ce n'est pas, j'espère, une dame, monsieur Richard? Vous savez qu'à Bevis-Marks on tient à la morale, monsieur! «Quand femme jolie se livre à la folie…» et cetera. Vous dites donc, monsieur Richard?

— C'est un autre jeune homme qui appartient aussi à Witherden ou à peu près, un nommé Kit.

— Kit!… répéta Brass. Singulier nom!… Le nom d'une pochette de maître à danser… Ah! ah! Ce Kit est ici?»

Richard regarda miss Sally, s'étonnant tout bas qu'elle ne gourmandât point cette exubérance d'esprit extraordinaire chez M. Brass. Mais comme elle n'essayait nullement de la réprimer, et qu'au contraire même elle semblait y donner un acquiescement tacite, Richard conclut de ce bon accord qu'ils venaient sans doute de perpétrer ensemble quelque fourberie, dont ils avaient déjà reçu le salaire.

— Voulez-vous avoir la bonté, monsieur Richard, dit Sampson en tirant une lettre de son pupitre, d'aller porter ceci à Peckham Rye? Il n'y a pas de réponse; mais la lettre est particulière et doit être remise en main propre. Vous mettrez votre voiture à la charge de l'étude, vous comprenez? Ne ménagez pas l'étude; tirez- en tout ce que vous pourrez. C'est la devise d'un clerc. N'est-ce pas, monsieur Richard? ah! ah!»

M. Swiveller retira solennellement sa veste de canotier, endossa son habit, prit son chapeau au crochet, mit la lettre dans sa poche, et partit. Sitôt qu'il fut dehors, miss Sally Brass se leva, et adressant un aimable sourire à son frère, qui fit un signe de tête et se frotta le nez en manière de réponse, elle se retira également.

Sampson Brass ne fut pas plutôt seul, qu'il ouvrit toute grande la porte de l'étude, et s'établit à son pupitre qui était juste en face. De cette façon, il ne pouvait manquer de voir les gens qui descendraient l'escalier ou qui franchiraient la porte de la rue. Il commença à écrire avec beaucoup d'ardeur et de suite, chantant entre ses dents, d'une voix qui n'était rien moins que musicale, certains refrains qui semblaient se rapporter à l'union de l'Église et de l'État; car c'était une espèce de salmigondis de l'hymne du matin et du God save the King.

Le procureur de Bevis-Marks resta donc assis pendant longtemps, écrivant et fredonnant à la fois: parfois, cependant, il s'arrêtait et se mettait à écouter avec une physionomie pleine d'astuce; n'entendant rien, il reprenait plus vivement sa chanson, et plus lentement sa copie. Enfin, dans un de ces moments d'arrêt, il entendit la porte de son locataire s'ouvrir, puis se fermer, et le bruit d'un pas qui retentissait sur l'escalier. Alors M. Brass cessa tout à fait d'écrire, et, sa plume à la main, il chanta plus fort que jamais, battant la mesure avec sa tête, comme un homme dont l'âme tout entière s'abandonne aux voluptés de la musique, avec un sourire de séraphin.

L'escalier et les accents mélodieux guidèrent Kit jusqu'à ce doux spectacle. À l'instant où le jeune homme arrivait juste en face de sa porte, M. Brass interrompit son chant sans interrompre son sourire; il fit un signe de tête affable, et, du bout de sa plume, adressa un appel à Kit.

«Comment ça va-t-il, Kit?» dit M. Brass, de l'air du monde le plus aimable.

Kit, qui se méfiait passablement de cet ami, fit une réponse convenable, et déjà il avait posé la main sur le bouton de la porte de la rue, quand M. Brass l'appela d'un accent doucereux.

«Ne vous en allez pas, s'il vous plaît, Kit, dit le procureur d'un air mystérieux et affairé. Restez un peu, s'il vous plaît. Mon Dieu! mon Dieu! Quand je vous regarde, ajouta Sampson quittant son tabouret et s'adossant au feu, je me rappelle la plus ravissante petite figure que jamais mes yeux aient contemplée. Je me souviens que vous êtes venu trois ou quatre fois dans la maison du bonhomme, pendant que nous en prenions possession légale. Ah! Kit, mon cher ami, dans notre profession, nous avons à accomplir des devoirs si pénibles, qu'on ne doit point nous en vouloir; non, l'on ne doit point nous en vouloir!

— Je ne vous en veux pas non plus, monsieur, dit Kit; ce n'est pas d'ailleurs à moi à juger de ça.

— Notre unique consolation, Kit, poursuivit le procureur en le regardant d'un air pensif et absorbé, c'est que, si nous ne pouvons détourner l'orage, du moins nous pouvons l'adoucir, à brebis tondue, vous savez, les procureurs mesurent le vent.

— Oui, tondue, et bien tondue, pensa Kit sans le dire.

— Dans cette occasion, Kit, dans cette circonstance à laquelle je viens de faire allusion, j'eus un rude assaut à soutenir contre M. Quilp, car M. Quilp n'est pas un homme commode, afin d'obtenir en faveur du vieillard et de l'enfant les égards qu'ils ont obtenus. Cela pouvait me faire perdre un client. Mais la cause de la vertu souffrante me donnait du courage, et j'ai fini par l'emporter.

— Tiens! il n'est pas si méchant après tout, pensa l'honnête Kit, tandis que le procureur serrait ses lèvres de l'air d'un homme obligé de réprimer ses bons sentiments.

— Vous, Kit, je vous estime, dit Brass avec émotion. Je vous ai suffisamment vu à l'oeuvre dans ce temps-là pour vous estimer, bien que votre condition soit humble et votre fortune modeste. Ce n'est pas à la veste que je regarde, c'est au coeur. Les bigarrures de la veste ne sont que les barreaux de la cage: mais le coeur est l'oiseau. Ah! combien de petits oiseaux comme ça qui consument leur vie captive à passer leur bec à travers les barreaux, pour essayer de fraterniser avec l'humanité!»

Cette image poétique, que le jeune homme prit pour une allusion directe à son gilet rayé, triompha de tous ses doutes. La voix et l'attitude de M. Brass n'ajoutaient pas médiocrement à l'effet de ces paroles fleuries; car le procureur parlait avec l'austérité affable d'un ermite, et il ne lui manquait que le cordon de Saint- François à la ceinture par-dessus sa grosse redingote, et un crâne posé sur la cheminée, pour compléter l'illusion, et le transformer en un anachorète de profession.

«C'est bel et bon, dit-il, souriant comme sourit un brave homme qui compatit à ses peines ou à celles des personnes qu'il aime; mais voici quelque chose de plus solide. Prenez cela, s'il vous plaît.»

Tout en parlant, il lui montra une couple d'écus posés sur le pupitre.

Kit regarda les pièces, puis le procureur, avec une hésitation.

«C'est pour vous, dit Brass.

— De quelle part?

— Peu importe de quelle part. Dites-moi seulement si vous voulez les accepter. Nous avons là-haut des amis excentriques, mon cher Kit; il ne faut pas leur faire trop de questions ni trop parler, vous comprenez? Prenez, voilà tout; et, entre nous, je ne crois pas que ces deux écus soient les derniers que vous aurez à recevoir de la même main. J'espère que non. Bonjour, Kit, bonjour!»

Le jeune homme prit l'argent avec force remercîments, et, tout en se faisant à lui-même des demi-reproches pour avoir, sur de légères apparences, suspecté la bonne foi d'un homme qui, dès leur première conversation, se montrait si différent de ce qu'il avait supposé, il s'achemina d'un pas pressé vers la maison de ses maîtres. M. Brass était resté devant son feu, et il avait repris tout à la fois ses exercices de vocalise et son sourire de séraphin.

«Puis-je entrer? dit miss Sally hasardant un regard dans l'étude.

— Oui, oui, vous pouvez entrer, lui répondit son frère.

— Eh bien?… fit-elle avec une forte toux.

— Oui, répondit Sampson, le tour est fait.»

CHAPITRE XX.

L'indignation de M. Chukster n'était pas dénuée de quelque fondement. L'amitié qui s'était établie entre le gentleman et M. Garland, loin de se refroidir, avait fait de rapides progrès; on peut dire qu'elle était devenue florissante. Ces deux messieurs n'avaient pas tardé à nouer entre eux de fréquents rapports; ils avaient fini par se voir continuellement. Vers cette époque, le gentleman eut une maladie peu grave, à la vérité, et qui, sans doute, provenait de l'excitation d'esprit causée par le désappointement de ses démarches infructueuses. Cette circonstance avait donné lieu à des relations plus étroites encore. Il ne se passait pas un jour sans qu'un des habitants d'Abel-Cottage, à Finckley, vînt visiter Bevis-Marks.

Comme le poney avait jeté le masque, et que, sans prendre la peine de pallier désormais la chose ou détourner autour du pot, il refusait obstinément de se laisser conduire par tout autre que Kit, il arrivait généralement que, si le vieux M. Garland ou M. Abel venait à Bevis-Marks, Kit était de la partie. En vertu de sa position, Kit était le porteur de tous les messages, de toutes les lettres. Aussi, tant que dura l'indisposition du gentleman, Kit fit-il, chaque matin, le voyage de Bevis-Marks avec presque autant de régularité que la grande poste.

M. Sampson Brass, qui, sans doute, avait ses raisons pour l'épier attentivement, apprit bientôt à distinguer le trot du poney et le bruit que faisait la petite chaise en tournant le coin de la rue. Dès que le premier son arrivait à ses oreilles, il déposait immédiatement sa plume pour se frotter les mains en témoignant la plus grande joie.

«Ah! ah! s'écriait-il. Voici encore le poney. Un bon poney, monsieur Richard, et si docile! N'est-ce pas, monsieur?»

Richard faisait une réponse en l'air; quant à M. Brass, grimpé sur le haut de son tabouret, comme pour jeter un coup d'oeil dans la rue à travers le haut de sa fenêtre opaque, il se mettait à l'affût afin d'observer les visiteurs.

«Encore le vieux gentleman!… s'écriait-il, un vieux gentleman, de l'abord le plus prévenant, monsieur Richard, une charmante tournure, monsieur, quelque chose de calme, une bienveillance parfaite dans toute la physionomie, monsieur. Il réalise complètement pour moi le type du roi Lear, tel qu'il était lorsqu'il possédait encore son royaume, monsieur Richard. C'est la même affabilité, c'est la même chevelure blanche sur une tête à demi chauve, c'est la même facilité à se laisser attraper. Ah! quel beau coup d'oeil, monsieur, quel beau coup d'oeil!»

Puis, dès que M. Garland avait mis pied à terre et gravi l'escalier, Sampson adressait, de sa croisée, un signe de tête et un sourire à Kit; il sortait ensuite dans la rue pour le saluer, et entamait avec lui une conversation à peu près en ces termes:

«Voilà une bête admirablement pansée, Kit!»

M. Brass caresse le poney.

«Il vous fait honneur; le poil lisse et brillant. Il a littéralement l'air d'avoir été passé au vernis de la tête aux pieds.»

Kit touche le bord de son chapeau, sourit, caresse lui-même le poney et exprime sa conviction «qu'en effet, M. Brass en trouverait peu comme cela.

— Un magnifique animal!… s'écrie M. Brass, et si intelligent!

— Dieu me pardonne! répond Kit, il comprend tout ce qu'on lui dit comme un chrétien.

— Vraiment!… s'écria M. Brass, qui ne pouvait revenir de son étonnement quoiqu'il eût entendu la même chose, à la même place, de la même personne, dans les mêmes termes, une douzaine de fois.

— La première fois que je le vis, dit Kit flatté du profond intérêt que le procureur témoigne à son favori, je ne m'attendais guère à devenir aussi intime avec lui que je le suis à présent.

— Ah! réplique M. Brass, chez qui les préceptes de morale et d'amour de la vertu coulaient à pleins bords, c'est un charmant sujet de réflexion pour vous, un charmant sujet; un sujet d'orgueil et de joie, Christophe. La probité est la meilleure politique. Je l'ai toujours éprouvé par moi-même. Ce matin même, j'ai perdu quarante-sept livres dix schellings par pure probité. Mais pour moi ce n'est pas une perte, c'est un gain véritable.»

M. Brass frotte vivement son nez avec sa plume et regarde Kit avec des larmes dans les yeux. Kit pense que si jamais brave homme donna un démenti à son extérieur, c'est bien Sampson Brass.

«Un homme, dit le procureur, qui dans une seule matinée perd par probité quarante-sept livres dix schellings est un homme à faire plutôt envie que pitié. Si la somme avait été de quatre-vingts livres, la plénitude de mon coeur ne connaîtrait plus de bornes. Pour chaque livre perdue, j'eusse gagné cent pour cent de bonheur. Il y a là en moi, Christophe, ajoute Brass avec un sourire et en se frappant sur la poitrine, une petite voix de conscience qui me chante des chansons si douces, que c'est toute joie et tout plaisir.»

Kit est tellement frappé de ces paroles; il trouve ces sentiments si complètement à l'unisson des siens, qu'il en est à se demander ce qu'il répondra, quand M. Garland reparaît. M. Sampson Brass aide avec de grandes démonstrations de politesse le vieux gentleman à remonter dans sa chaise; et le poney, après avoir secoué la tête plusieurs fois et être resté trois à quatre minutes avec ses quatre pieds plantés fixement sur le sol comme s'il était déterminé à ne pas quitter la place, à la vie et à la mort, part tout d'un coup sans être touché le moins du monde, et court à une vitesse de douze milles anglais à l'heure. Alors M. Brass et sa soeur, qui est venue le rejoindre à la porte, échangent un sourire bizarre qui n'est pas des plus avenants, et retournent auprès de M. Richard Swiveller qui, durant leur absence, s'est régalé de diverses attitudes de pantomime, et se laisse surprendre, à son pupitre, dans un état d'agitation et de rougeur qui le trahit, grattant vivement rien du tout avec son canif ébréché.

Quand il arrivait que Kit venait seul et sans la chaise, toujours aussi il se trouvait que Sampson Brass, se rappelant une commission, avait à envoyer M. Swiveller, sinon de nouveau à Peckam Rye, du moins à quelque endroit assez éloigné pour que le clerc ne pût pas être de retour avant deux ou trois heures, ce gentleman n'étant pas d'ailleurs, à dire vrai, renommé pour sa diligence dans les courses, car il avait plutôt l'habitude de prolonger et d'étendre jusqu'aux dernières limites du possible le temps qui lui était accordé. Sitôt M. Swiveller sorti, miss Sally s'éclipsait. Alors M. Brass ouvrait toute grande la porte de l'étude, se mettait gaiement à entonner sa vieille chanson et reprenait son sourire séraphique. En arrivant à l'escalier, Kit ne manquait pas de s'entendre appeler: le procureur engageait avec lui une conversation morale et amusante; parfois il le priait de veiller un instant sur l'étude parce qu'il avait à faire une petite course, et, en revenant, il le gratifiait d'un écu ou deux. Ces rémunérations se reproduisirent si souvent, que Kit, ne doutant nullement qu'elles vinssent du gentleman déjà si généreux avec mistress Nubbles, ne pouvait assez admirer tant de libéralité, et il achetait tant de bagatelles à bon marché, soit pour la mère, soit pour le petit Jacob, soit pour le poupon, soit enfin pour Barbe, que chaque jour l'un ou l'autre avait son nouveau cadeau.

Tandis que ces faits et gestes se manigançaient tant chez Sampson Brass qu'au dehors, Richard Swiveller, souvent laissé seul dans l'étude, commença à trouver que le temps lui pesait. En conséquence, pour se maintenir en belle humeur et pour empêcher ses facultés de se rouiller, il fit l'emplette d'un cribbage[2] et d'un jeu de cartes, et s'habitua à jouer au cribbage avec un mort, en supposant des mises de vingt, trente et quelquefois cinquante livres de chaque côté, sans compter les paris hasardeux qui s'élevaient à un chiffre fabuleux.

Tandis que le jeu se poursuivait dans le plus grand silence, malgré l'importance des intérêts qui y étaient attachés, M. Swiveller en vint à penser que les soirs où M. et miss Brass étaient dehors, et maintenant cela leur arrivait souvent, il entendait une sorte de ronflement ou de respiration difficile dans la direction de la porte: après réflexion, il avisa que ce bruit pourrait bien provenir de la petite servante qui avait un rhume perpétuel causé par l'humidité de sa résidence. Un soir donc, regardant avec attention de ce côté, il aperçut distinctement un oeil qui brillait au trou de la serrure; ne doutant plus de la justesse de ses soupçons, il se glissa doucement jusqu'à la porte, et fondit à l'improviste sur la petite curieuse.

«Oh! je ne voulais pas faire de mal. Sur ma parole, je ne voulais pas faire de mal, s'écria la petite servante, se débattant avec une vigueur qui n'était pas de sa taille. La cuisine en bas est si triste! Je vous en prie, n'en dites rien; je vous en prie, ne le dites pas.

— Et pourquoi donc le dirais-je?… N'était-ce pas pour chercher compagnie que vous regardiez à travers le trou de la serrure!

— Oui, ce n'est que pour ça, ma parole.

— Y a-t-il longtemps que vous vous amusez à vous glacer l'oeil à cet exercice? demanda Richard.

— Oh! depuis que vous avez commencé pour la première fois à jouer aux cartes, et même longtemps avant.»

Le vague souvenir de divers amusements fantastiques auxquels il s'était livré pour se rafraîchir des fatigues du travail, et dont sans doute la petite servante avait été témoin, déconcerta passablement M. Swiveller: mais il n'était pas assez sensible à cet égard pour ne point se remettre promptement.

«C'est bien, venez, dit-il après un moment de réflexion; venez ici, asseyez-vous. Je vous apprendrai à jouer.

— Oh! je n'oserais pas, répondit la petite servante. Miss Sally me tuerait si elle savait que je suis entrée ici.

— Avez-vous du feu en bas? demanda Richard.

— Un tantinet.

— Ma foi! miss Sally ne me tuera pas, moi, si elle vient à savoir que j'y suis descendu. J'y vais donc, dit Richard mettant les cartes dans sa poche. Dieu! que vous êtes maigre! Pourquoi donc ça?

— Ce n'est pas ma faute.

— Est-ce que vous ne mangeriez pas bien du pain et de la viande? dit Richard décrochant son chapeau. Oui? Ah! je le pensais bien. Avez-vous jamais goûté de la bière?

— J'en ai bu une fois un petit coup.

— Quel état de choses! s'écria M. Swiveller levant ses yeux au plafond. Elle n'en a jamais goûté!… Car ce n'est pas en goûter que d'en boire un petit coup. Quel âge avez-vous?

— Je ne sais pas.»

M. Swiveller ouvrit de grands yeux et parut quelques moments pensif; alors ordonnant à la jeune fille de veiller à la porte jusqu'à ce qu'il fût de retour, il s'éloigna vivement.

Il ne tarda pas à revenir, suivi d'un garçon de taverne qui portait d'une main une assiettée de pain et de boeuf, et de l'autre un grand pot rempli d'une boisson très-odorante et d'un fumet agréable; espèce de bière d'absinthe supérieure, faite d'après une recette particulière que M. Swiveller avait enseignée au maître de l'établissement, à l'époque où il était fort endetté chez lui et où il lui importait de se concilier son amitié. À la porte, il déchargea le garçon de son fardeau qu'il remit à sa petite compagne en la pressant de l'emporter, de peur de surprise, à sa cuisine où il la suivit.

«Là! dit-il, en posant l'assiette devant elle. Avant tout, nettoyez-moi ça; et nous verrons après.»

La petite servante ne se le fit pas dire deux fois, et l'assiette fut bientôt vide.

«Maintenant, dit Richard lui tendant le pot, empoignez-moi ça; mais modérez vos transports, vous savez! car vous n'avez pas l'habitude de la chose. Eh bien! est-ce bon?

— Oh! oui, n'est-ce pas?» dit la petite serrante.

M. Swiveller parut enchanté au delà de toute expression par cette réponse. Il absorba lui-même un bon coup du précieux liquide, tout en regardant fixement sa compagne. Après ces préliminaires, il se mit à enseigner le jeu à la petite servante qui ne fut pas longtemps à l'apprendre d'une manière passable, car elle avait l'esprit subtil et délié.

«Maintenant, dit M. Swiveller, mettant deux pièces de six pence dans une saucière et ajustant la mauvaise chandelle, les cartes une fois battues et coupées, maintenant voici les enjeux. Si vous gagnez, vous aurez tout; si je gagne, ce sera pour moi. Pour rendre le jeu plus amusant et plus comique, je vous appellerai la Marquise, entendez-vous?»

La petite servante fit un signe de tête.

«Allons, marquise, dit Swiveller, feu!»

La marquise, tenant ses cartes très-serrées dans ses deux mains, examina laquelle elle jetterait; et M. Swiveller, prenant l'attitude joviale et fashionable qui convenait à une semblable compagnie, s'ingurgita une nouvelle gorgée de bière à l'absinthe, en attendant que la petite servante eût joué.

Chargement de la publicité...