Le magasin d'antiquités, Tome II
CHAPITRE XXX.
Ignorant les faits que nous avons exposés fidèlement dans le chapitre qui précède, et ne se doutant pas le moins du monde de la mine qui s'était creusée sous ses pieds, car pour éviter tout soupçon de sa part on avait, dans toutes les démarches, gardé le plus profond secret, M. Quilp demeurait enfermé dans son ermitage, et jouissait doucement et en toute sécurité du résultat de ses machinations. Absorbé par des chiffres et des comptes, occupation que favorisaient le silence et la solitude de sa retraite, il y avait deux jours entiers qu'il n'était pas sorti de sa tanière. Le troisième jour le trouva plus appliqué que jamais au travail et peu disposé à mettre le pied dehors.
C'était le lendemain même des aveux de M. Brass, et par conséquent le jour où M. Quilp devait se voir menacé dans sa liberté, et brusquement informé de certains faits assez désagréables auxquels il ne s'attendait guère. Mais, comme il n'avait aucun pressentiment du nuage suspendu au-dessus de sa maison, il était dans son état habituel de gaieté; et quand il trouvait qu'il avait fait assez de besogne, au point de vue de sa santé et de sa belle humeur qu'il fallait ménager, il variait ses occupations monotones par un petit cri, ou par un hurlement, ou par tout autre délassement innocent de même nature.
Il était servi, selon l'ordinaire, par Tom Scott, accroupi auprès du feu comme un crapaud, et saisissant le moment où son maître avait le dos tourné pour imiter ses grimaces avec une affreuse exactitude. La grosse tête de bois n'avait pas encore disparu; elle figurait toujours à son ancienne place. Horriblement brûlée à force d'avoir reçu des coups de tisonnier tout rouge, ornée en outre d'un énorme clou que le nain lui avait enfoncé dans le nez, elle souriait cependant encore avec ceux de ses traits qui étaient le moins lacérés, et semblait, comme un hardi martyr, défier son bourreau et provoquer ses nouveaux outrages.
Dans les quartiers les plus élevés et les plus beaux de la ville, le jour était humide, sombre, froid et triste: mais dans cet endroit bas et marécageux, le brouillard étendait sur tous les coins et recoins un voile épais d'obscurité. On n'y voyait point à deux pas de distance. Les lumières et les feux de signaux allumés sur le fleuve étaient impuissants à vaincre ces ténèbres; et s'était le froid vif et pénétrant qui régnait dans l'air, n'était le cri d'alarme de quelque batelier effaré qui se reposait sur ses rames en essayant de s'orienter, on eût pu croire que le fleuve lui-même était à quelques milles de là.
Quoique le brouillard tombât lentement, il était très-incommode. Il perçait les fourrures et les vêtements les plus épais. Il semblait pénétrer les passants grelottants jusque dans la moelle des os, pour les torturer de froid et de souffrance. Tout était humide et gluant. La flamme ardente pouvait seule le braver de ses joyeuses étincelles. C'était un jour à rester chez soi, accroupis autour du foyer, en se racontant mutuellement l'histoire des voyageurs qui, par un temps semblable, se sont égarés dans les bruyères et les marécages, et à savourer plus que jamais les délices d'un âtre brûlant.
On sait que le goût favori du nain était d'avoir son coin du feu à lui tout seul, et, s'il se sentait d'humeur à se régaler, de s'empiffrer aussi tout seul. Plus sensible que jamais, ce jour-là, au plaisir de s'établir confortablement dans son intérieur, il ordonna à Tom Scott de bourrer de charbon le petit poêle, et renvoyant le travail à un autre jour, il se détermina à se donner du bon temps.
À cette fin, il alluma des chandelles neuves et amoncela le combustible sur son feu. Puis, ayant dîné avec un bifteck qu'il fit rôtir lui-même, sans plus d'apprêt que les sauvages et les cannibales, il se prépara un grand bol de punch brûlant, alluma sa pipe et s'assit pour passer agréablement sa soirée.
En ce moment, un coup frappé timidement à la porte de la cabine attira son attention. Il attendit que le coup eût été répété deux ou trois fois; alors il ouvrit doucement sa petite fenêtre, et y passant la tête, demanda:
«Qui est là?
— Ce n'est que moi, Quilp, répondit une voix de femme.
— Ce n'est que vous!… cria le nain allongeant le cou afin de mieux apercevoir son visiteur. Qui vous amène ici, coquine? Osez- vous bien approcher du manoir de l'ogre?
— Je suis venue vous apporter des nouvelles, répondit mistress
Quilp. Ne vous fâchez pas contre moi.
— Sont-ce de bonnes nouvelles, d'agréables nouvelles, des nouvelles à bondir de joie et à faire claquer ses doigts? La chère vieille dame serait-elle morte?
— J'ignore quelles sont ces nouvelles, et si elles sont bonnes ou mauvaises.
— Alors la vieille dame est encore vivante, et il ne s'agit pas d'elle. Retournez au logis, petit hibou, retournez au logis.
— Je vous apporte une lettre, dit la douce petite femme.
— Jetez-la par la croisée et passez votre chemin, cria Quilp; sinon, je sors, et si je vous attrape…
— Je vous en prie, Quilp, écoutez-moi, dit la jeune femme d'un ton humble et les larmes aux yeux. Je vous en prie!
— Parlez donc! grogna le nain avec une grimace malicieuse Faites vite surtout. Allons, parlerez-vous?
— Cette lettre, dit mistress Quilp tremblante, a été apportée dans l'après-midi à la maison, par un commissionnaire qui a dit ne pas savoir de quelle part elle venait, mais qu'on lui avait enjoint de nous la laisser avec force recommandations de vous la porter tout de suite, vu qu'elle était de la plus haute importance. Mais, ajouta-t-elle comme son mari étendait la main pour saisir la lettre, veuillez me laisser entrer chez vous. Vous ne savez pas comme je suis mouillée et gelée, car je me suis égarée bien des fois avant d'arriver jusqu'ici à travers cet épais brouillard. Laissez-moi me sécher cinq minutes à votre feu. Je partirai aussitôt que vous me l'ordonnerez, Quilp, je vous le promets.»
L'aimable époux eut un moment d'hésitation; mais pensant en lui- même que mistress Quilp pourrait emporter la réponse, s'il en avait une à faire, il ferma la croisée, ouvrit la porte et invita rudement sa femme à entrer. Celle-ci obéit avec empressement et s'agenouilla devant le feu pour se réchauffer les mains, après avoir remis au nain un petit paquet.
«Que je suis donc content de vous voir mouillée comme ça, dit Quilp en lui arrachant la lettre des mains et dirigeant sur sa femme des yeux louches; quel plaisir de vous voir gelée! Quel bonheur que vous vous soyez perdue en route! C'est une vraie jouissance de voir comme vos yeux sont rouges à force de pleurer, et je me sens dilater le coeur de voir votre petit nez violet de froid comme une pomme de terre.
— Quilp!… s'écria la jeune femme en sanglotant, que vous êtes cruel!…
— Eh bien! elle croyait donc que j'étais mort! dit le nain plissant son visage en une foule de grimaces plus extraordinaires les unes que les autres. Elle croyait donc qu'elle allait avoir tout mon argent pour se remarier à quelque galant de son goût? Ah! ah! ah! elle croyait ça!»
Ces reproches ne furent suivis d'aucune réponse de la pauvre petite femme. Elle restait agenouillée, chauffant ses mains en pleurant, ce qui charmait M. Quilp. Mais, tandis qu'il la contemplait, tout épanoui de joie, il vint à remarquer que Tom Scott paraissait aussi s'amuser beaucoup de son côté. Comme il ne se souciait pas d'associer à son plaisir ce présomptueux compagnon, le nain se lança sur lui, le saisit au collet, le traîna jusqu'à la porte et, après une courte lutte, l'envoya d'un coup de pied dans la cour. En retour de cette marque d'attention, Tom se planta immédiatement sur ses mains et courut ainsi jusqu'à la croisée; là, si l'on peut admettre cette expression, il regarda avec ses souliers par la fenêtre: tambourinant avec ses pieds comme une benshée[5], du haut en bas des vitres. Naturellement, M. Quilp ne perdit pas de temps pour recourir à l'inévitable tisonnier. Il s'avança doucement en faisant des détours et se mettant en embuscade; puis soudain, avec sa barre de fer, il envoya à son jeune ami un ou deux compliments si peu équivoques, que Tom Scott se sauva précipitamment, laissant son maître tranquille possesseur du champ de bataille.
«C'est bien! dit froidement le nain. À présent que cette petite affaire est heureusement terminée, je vais lire ma lettre. Hum! murmura-t-il en y jetant les yeux, je connais cette écriture. C'est de la belle Sarah!…»
Il ouvrit la lettre et lut les lignes suivantes, écrites en une ronde légale magnifique:
«Sammy s'est laissé retourner et a révélé le secret. Tout est connu. Vous n'avez rien de mieux à faire que de vous sauver, car on vous cherche déjà pour vous arrêter. Ils sont restés tranquilles jusqu'à cette heure, parce qu'ils espèrent vous surprendre. Ne perdez pas de temps. J'en ai fait autant de mon côté. Je les défie bien de me trouver. Si j'étais à votre place, je ne me laisserais pas prendre non plus. S. B., ci-devant à B. M.»
Il ne faudrait rien moins qu'une langue nouvelle pour décrire les divers changements que subit la physionomie de Quilp, en relisant cette lettre une demi-douzaine de fois: jamais on n'a rien écrit, rien lu, rien dit qui fût d'un effet plus énergique. Pendant longtemps, le nain resta sans prononcer une seule parole; mais après un intervalle considérable qui tint mistress Quilp paralysée de terreur sous les regards que lui lançait son mari, celui-ci murmura avec un effort inouï:
«Si je le tenais ici! Ah! si je le tenais seulement ici!…
— Quilp, dit-elle, qu'y a-t-il donc? Contre qui êtes-vous en colère?
— Je le noierais! dit le nain sans s'occuper d'elle. C'est une mort trop facile, trop prompte, trop douce, mais la rivière coule à deux pas d'ici. Oh! si je le tenais! Tout juste pour le mener jusqu'au bord en l'amadouant et causant avec amitié, en le prenant par la boutonnière, en plaisantant avec lui; puis le pousser tout à coup et l'envoyer patauger dans l'eau! On dit que les gens qui se noient reviennent trois fois à la surface. Ah! le voir ces trois fois et me moquer de lui, quand sa figure reviendrait comme un bouchon de ligne à pêcher, oh! quel magnifique régal!…
— Quilp, balbutia la jeune femme, qui se hasarda en même temps à lui toucher l'épaule, qu'est-il donc arrivé de fâcheux?»
Elle éprouvait une telle épouvante du plaisir avec lequel Quilp peignait les tortures qu'il eût voulu infliger au procureur, qu'à peine pouvait-elle parler d'une manière intelligible.
«Ce misérable chien qui n'a pas de sang dans les veines! dit Quilp en se frottant lentement les mains et les serrant étroitement, je comptais sur sa couardise et sa servilité pour nous garantir son silence. Oh! Brass, Brass, mon cher ami, mon bon ami, mon ami dévoué, fidèle et complimenteur, si je vous tenais seulement ici!…»
Mistress Quilp, qui s'était un peu retirée à l'écart pour n'avoir pas l'air d'écouter ces apartés, essaya de nouveau de reprendre courage et de s'approcher de lui. Elle ouvrait la bouche quand le nain s'élança vers la porte et appela Tom Scott qui, n'ayant pas oublié sa dernière petite leçon, jugea prudent de paraître sans retard.
«Ici! dit Quilp l'attirant dans la chambre. Reconduisez-la à la maison. Ne revenez pas ici demain, car mon comptoir sera fermé, ne revenez plus jusqu'à ce que vous ayez eu de mes nouvelles ou que vous m'ayez vu. Vous comprenez?»
Tom inclina la tête d'un air boudeur et invita mistress Quilp à partir.
«Quant à vous, dit le nain s'adressant directement à sa femme, ne faites aucune question sur moi; pas de recherche pour me retrouver; rien enfin qui me concerne. Je ne serai pas mort, madame, si cela peut vous consoler. Tom aura soin de vous.
— Mais, Quilp, qu'y a-t-il donc?… Qu'est-ce que vous projetez de faire?… Dites-moi quelque chose de plus!…
— Si vous ne partez pas immédiatement, s'écria le nain en la saisissant par le bras, je dirai et ferai des choses qu'il vaut mieux pour vous que je ne dise ni ne fasse.
— Qu'est-il arrivé?… demanda instamment sa femme. Oh! dites-le- moi.
— Oui-da!… cria le nain. Non pas. Vous êtes bien curieuse. Je vous ai dit ce que vous avez à faire. Malheur à vous si vous y manquez, ou si vous me désobéissez, de l'épaisseur d'un cheveu seulement! Voulez-vous partir?…
— Je pars, je pars tout de suite… Mais, ajouta la jeune femme en tremblant, répondez d'abord à une question, une seule. Cette lettre a-t-elle quelque rapport avec ma chère petite Nell? Il faut que je vous fasse cette question, je le dois absolument, Quilp. Vous ne pouvez vous imaginer combien il m'en a coûté de jours et de nuits de chagrin pour avoir trompé cette enfant. J'ignore au juste de quel mal j'ai pu être la cause: mais qu'il soit grand ou petit, je ne l'ai fait que pour vous, Quilp. Ma conscience me le reproche. Répondez-moi là-dessus seulement, je vous en prie.»
Le nain exaspéré ne répondit rien; mais il se retourna et chercha avec tant de violence son arme habituelle, que Tom Scott, mesurant le danger, crut devoir entraîner mistress Quilp de vive force et le plus vite possible. Il était temps: Quilp en effet, presque fou de rage, les poursuivit jusqu'à la ruelle voisine, et il eût prolongé cette chasse, n'était le sombre brouillard qui les déroba bientôt à sa vue, car de moment en moment il semblait devenir plus épais.
«Voilà une bonne nuit pour voyager incognito, dit Quilp comme il s'en revenait lentement, tout essoufflé de sa course. Halte-là. Prenons garde. Nous ne sommes pas en sûreté ici.»
Grâce à sa force incroyable, il ferma les deux vieux battants de porte qui étaient profondément enfoncés dans la boue et les étaya avec de lourdes poutres. Cela fait, il secoua ses cheveux collés sur ses yeux qu'il écarquilla pour mieux voir.
«La balustrade qui sépare mon débarcadère de la propriété voisine peut être aisément franchie, dit le nain après avoir pris ces précautions. Il y a ensuite une ruelle reculée. Ce sera par là que je passerai. Il faut un homme qui connaisse joliment son chemin pour le trouver la nuit dans ce charmant endroit. Je ne crois pas que j'aie à craindre de visiteurs par ce temps-là.»
Réduit à la nécessité de se diriger à tâtons, tant l'obscurité et le brouillard s'étaient accrus, il revint à son repaire. Là, il resta quelque temps à rêver auprès du feu, puis il disposa tout pour un prompt départ.
Tandis qu'il réunissait quelques objets de première nécessité et les fourrait dans ses poches, il ne cessait de se redire à voix basse, entre ses dents, ce qu'il avait dit en achevant la lecture de la lettre de miss Brass:
«O Sampson, bonne et digne créature! Si je pouvais seulement vous étreindre! Si je pouvais seulement vous serrer dans mes bras et vous presser les côtes! Oh! comme je les presserais si je vous tenais là bien contre moi! quelle étroite union entre nous! Sampson, si jamais nous nous rencontrons, vous n'oublierez de votre vie l'accueil que je vous destine, je vous en réponds. Choisir exprès le moment où tout allait si bien pour me trahir par pure bonté d'âme, par un remords de charité. Oh! si nous nous trouvions jamais face à face dans cette chambre, maître cafard, avec ton visage jaune comme un coing, il y en a un de nous deux qui passerait un mauvais quart d'heure!»
Ici il s'arrêta; et portant à ses lèvres le bol de punch, il en absorba longuement une bonne lippée, comme si ce n'était pour son gosier brûlant que de l'eau fraîche, un simple rafraîchissement. Ensuite il le posa brusquement, reprit ses préparatifs et recommença son soliloque.
«Sally!… dit-il les yeux flamboyants, à la bonne heure! Voilà une crâne femme qui a du coeur, de l'énergie, des idées!… Elle était donc endormie ou pétrifiée, qu'elle ne l'a pas poignardé ou empoisonné pour plus de sûreté; elle aurait dû prévoir ce qui allait arriver. Pourquoi m'avertit-elle quand il est trop tard? Lorsqu'il était assis dans cette chambre, là, là, avec sa face blême, ses cheveux rouges, son sourire dégoûtant, pourquoi n'ai-je pas su deviner ce qui se passait dans son âme? Si j'avais connu son secret, je le lui aurais noyé dans le coeur… Ou bien, il aurait donc fallu qu'il n'y eût plus au monde de drogues pour endormir un homme, ou de feu pour le brûler!»
Il but encore un coup, et, se penchant vers le feu avec un air féroce, il marmotta entre ses dents:
«Et tout cela, comme tant d'autres ennuis que j'ai éprouvés dans ces derniers temps, c'est ce vieux radoteur avec sa chère enfant qui en sont cause, deux misérables vagabonds sans feu ni lieu! Patience! je serai encore leur mauvais génie. Et vous, doucereux Kit, honnête Kit, vertueux, innocent Kit, prenez garde à vous. Quand je hais, je mords. Je vous hais et pour bonne raison, mon digne garçon; et vous triomphez ce soir, mais j'aurai mon tour, n'ayez pas peur. Qu'est-ce que c'est que ça?…»
On frappait à la porte que le nain venait de fermer. On frappait très-fort. Puis il y eut un temps d'arrêt, comme si ceux qui frappaient s'étaient interrompus pour écouter. Ensuite le bruit recommença, plus violent et plus obstiné que jamais.
«Si tôt!… dit le nain; ils sont donc bien pressés!… Je crains fort que vous n'ayez compté sans votre hôte, messieurs. Il est heureux que tous mes préparatifs soient achevés. Sally, je vous rends grâces!»
Tout en parlant il éteignit sa chandelle. Dans ses efforts impétueux pour dissimuler la vive clarté du foyer, il renversa son poêle qui roula en avant et tomba avec fracas sur les charbons ardents qu'il avait vomis dans sa chute. Une épaisse obscurité régnait dans la chambre. Cependant le bruit qu'on faisait dehors continuait toujours. Quilp alors se dirigea vers la porte et se trouva en plein air.
En ce moment le bruit cessa. Il était environ huit heures, mais les ténèbres de la nuit la plus sombre eussent été la clarté de midi en comparaison du voile de brouillard qui couvrait la terre et empêchait de rien distinguer. Quilp fit quelques pas en avant, comme s'il pénétrait dans l'orifice d'une caverne noire et béante; mais, craignant de s'être trompé, il changea de direction; alors il s'arrêta, ne sachant plus de quel côté tourner.
«S'ils pouvaient frapper encore! dit-il s'efforçant de percer du regard l'obscurité qui l'entourait. Le bruit me guiderait. Allons donc! frappez donc encore à la porte!»
Il resta à écouter attentivement, mais le bruit ne se renouvela pas. On n'entendait rien dans cet endroit désert, que les chiens qui par intervalles hurlaient au loin. Ces hurlements partaient tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et ils ne pouvaient indiquer à Quilp sa direction; car il savait bien qu'ils venaient pour la plupart des bâtiments amarrés sur le fleuve.
«Si je trouvais un mur ou une palissade, dit le nain étendant ses bras et avançant lentement, je reconnaîtrais par là mon chemin. Quelle bonne et sombre nuit du diable pour tenir ici mon cher ami! Si je pouvais seulement réaliser ce voeu, ça me serait bien égal de ne plus jamais revoir le jour!…»
Comme ce dernier mot passait sur ses lèvres, Quilp chancela et tomba… Un moment après, il se débattait contre l'eau noire et glacée.
Au milieu du bourdonnement qui se faisait dans ses oreilles, il put entendre les coups retentir encore à la porte du débarcadère, il put entendre un cri qui s'éleva ensuite, il put reconnaître la voix. Dans la lutte qu'il soutenait contre les vagues, il put comprendre que sa femme et Tom Scott, s'étant égarés, étaient revenus au point même de leur départ, qu'ils étaient tout près de l'endroit où il se noyait, mais sans pouvoir faire le moindre effort pour le sauver, puisqu'il avait lui-même fermé toute communication. Il répondit au cri d'appel par un hurlement qui sembla faire trembler et vaciller les centaines de feux qui voltigeaient devant ses yeux, comme si un coup de vent les eût agités. Vaines clameurs! La marée montait; l'eau pénétra dans la gorge du nain et emporta le corps dans son rapide courant.
Il lutta en désespéré et remonta à la surface, frappant la vague avec ses mains, et suivant d'un regard sauvage et ardent des formes noires qui passaient près de lui. C'était la coque d'un vaisseau! Il put en toucher la surface lisse et glissante. Il jeta encore un cri retentissant, mais l'eau plus forte que lui l'entraîna sous la quille avant qu'il pût se faire entendre; cette fois elle n'emportait plus qu'un cadavre.
Dans ses caprices elle se fit un jouet de cette horrible épave, tantôt la meurtrissant contre des pieux gluants, tantôt la cachant dans la vase ou les hautes herbes du rivage, tantôt la heurtant pesamment sur de grosses pierres, ou la couchant sur le sable, tantôt paraissant vouloir la reprendre, et par une aspiration puissante l'attirant en avant jusqu'à ce que, lasse de cet épouvantable jeu, elle rejeta le cadavre dans un endroit marécageux, juste à la place infâme où des pirates avaient été autrefois pendus avec des chaînes par une nuit d'hiver et laissés à la potence pour y laisser blanchir leurs os.
Le voilà donc là, tout seul. L'horizon était embrasé, et l'eau qui avait porté le corps en ce lieu s'était colorée de cette subite lumière, tandis que le nain flottait à sa surface. La maison de bois qu'un homme vivant, à présent cadavre abandonné, venait de quitter tout à l'heure, n'était plus qu'une ruine flamboyante. Un reflet de l'incendie éclairait le visage de Quilp. Ses cheveux, qu'agitait la brise humide, se mouvaient sur sa tête comme par une ironie de la mort, une ironie qui eût réjoui le coeur de Quilp lui-même s'il eût encore été de ce monde, et le vent de la nuit soulevait ses habits en se jouant.
CHAPITRE XXXI.
Des chambres bien éclairées, de bons feux, des figures joyeuses, la musique de voix enjouées, des paroles d'amitié et de bienvenue, des coeurs chauds et des larmes de bonheur, quel changement chez M. Garland! Voilà pourtant les délices vers lesquelles le pauvre Kit précipite ses pas. On l'attend, il le sait. Il a peur de mourir de joie avant d'être arrivé parmi ceux qui l'aiment.
Toute la journée on l'avait préparé insensiblement à de si bonnes nouvelles. On lui avait dit d'abord qu'il ne devait pas perdre espoir jusqu'au lendemain. Par degrés on lui fit connaître que des doutes s'étaient élevés, qu'on allait procéder à une enquête, et que peut-être après cela il obtiendrait un verdict de libération. Le soir venu, on l'avait fait entrer dans une salle où plusieurs gentlemen étaient réunis. Parmi ceux-ci se trouvait au premier rang son bon maître qui s'avança et le prit par la main. Kit apprit alors que son innocence était reconnue, et qu'il était renvoyé de la plainte. Il ne put distinguer la personne qui lui parlait, mais il se tourna du côté d'où partait la voix, et en essayant de répondre il tomba évanoui.
On le rappela à lui-même; on lui dit de se contenir et de supporter en homme la prospérité. Quelqu'un ajouta qu'il devait penser à sa pauvre mère. Ah! c'était parce qu'il pensait tant à elle, que cette heureuse nouvelle l'avait anéanti. On l'entoura, on lui dit que la vérité s'était fait jour; que partout, en ville comme au dehors, la sympathie avait éclaté pour son malheur. Ce n'était pas là ce qui le touchait; sa pensée ne s'étendait pas au delà de la maison. Barbe avait-elle eu connaissance de tout ce qui s'était passé? Qu'avait-elle dit? Que lui avait-on dit? Il n'avait pas d'autre parole.
On lui fit boire un peu de vin. On lui adressa quelques mots affectueux jusqu'à ce qu'il fût remis; alors il put entendre distinctement et remercier ses protecteurs.
Il était libre de partir. M. Garland émit l'avis d'emmener Kit, maintenant qu'il se sentait beaucoup mieux. Les gentlemen l'entourèrent et lui pressèrent les mains. Il leur exprima toute sa reconnaissance pour l'intérêt qu'ils lui avaient témoigné et pour les bonnes promesses qu'ils lui faisaient; mais cette fois encore il fut impuissant à parler, et il lui eût été bien difficile de marcher s'il ne se fût appuyé sur le bras de son maître.
Comme on traversait les sombres couloirs, on rencontra quelques employés de la prison qui attendaient Kit pour le féliciter dans leur rude langage sur sa mise en liberté. Le lecteur de journal était de ce nombre: mais ses compliments, loin de partir du coeur, avaient quelque chose de morose. Il semblait considérer Kit comme un intrus, comme un intrigant qui, sous de faux prétextes, avait obtenu son admission dans la prison et joui d'un privilège auquel il n'avait pas droit.
«C'est, pensait-il, un excellent jeune homme; mais il n'avait pas affaire ici, et le plus tôt qu'il en sortira sera le mieux.»
La dernière porte se ferma derrière Kit et ses amis. Ils avaient franchi le mur extérieur et se trouvaient en plein air, dans la rue dont il s'était si souvent retracé l'image, qu'il avait si souvent rêvée lorsqu'il était enfermé entre ces noires murailles. La rue lui sembla plus large, plus animée qu'autrefois. La nuit était triste, et cependant combien à ses yeux elle parut vive et gaie!
Un des gentlemen, en prenant congé de Kit, lui glissa de l'argent dans la main. Kit ne le compta point: mais à peine eut-on dépassé le tronc destiné aux prisonniers pauvres, que le jeune homme y courut déposer l'argent qu'on venait de lui donner.
M. Garland avait dans une rue voisine une voiture qui l'attendait. Il y fit monter Kit auprès de lui, et ordonna au cocher de le conduire à la maison. La voiture ne put d'abord marcher qu'au pas, précédée de torches pour l'éclairer, tant le brouillard était intense: mais quand on eut franchi la rivière et laissé en arrière les quartiers de la ville proprement dite, on n'eut plus à prendre ces précautions, et l'on alla plus vite. Le galop même semblait trop lent à l'impatient Kit, pressé d'arriver au terme du voyage; ce ne fut que lorsqu'ils furent près de l'atteindre, qu'il pria le cocher d'aller plus lentement, et, quand il verrait la maison, de s'arrêter seulement une minute ou deux pour lui laisser le temps de respirer.
Mais ce n'était pas le moment de s'arrêter. Le vieux gentleman éleva la voix; les chevaux hâtèrent leur pas, franchirent la grille du jardin, et une minute après stationnèrent à la porte. À l'intérieur de la maison retentit un grand bruit de voix et de pieds. La porte s'ouvrit. Kit se précipita… Il était dans les bras de sa mère.
Il y avait là aussi l'excellente mère de Barbe, qui tenait le petit nourrisson dont elle ne s'était pas séparée depuis le triste jour où l'on pouvait si peu espérer une telle joie. La pauvre femme! Elle versait toutes ses larmes et sanglotait comme jamais femme n'a sangloté; puis il y avait la petite Barbe, pauvre petite Barbe, toute maigrie et toute pâle, et cependant si jolie toujours! Elle tremblait comme la feuille et s'appuyait contre la muraille. Il y avait mistress Garland, plus affable et plus bienveillante que jamais, et qui, dans son émotion, se sentait défaillante et prête à tomber sans que personne songeât à la soutenir; puis M. Abel, qui frottait vivement son nez et voulait embrasser tout le monde; puis le gentleman qui tournait autour d'eux tous sans s'arrêter un moment; enfin il y avait le bon, le cher, l'affectueux petit Jacob, assis tout seul au bas de l'escalier, avec ses mains posées sur ses genoux comme un vieux bonhomme, criant à faire trembler sans que personne s'occupât de lui: tous et chacun heureux au delà de leurs souhaits et faisant ensemble ou à part mille espèces de folies à la fois.
Même après qu'ils commencèrent à calmer ce fortuné délire, et qu'ils purent ressaisir la parole et le sourire, Barbe, cette douce, gentille et folle petite Barbe, disparut soudainement, et on s'aperçut qu'elle venait de tomber en pâmoison dans le parloir voisin; que de la pâmoison elle était tombée en une attaque de nerfs, et retombée de cette attaque de nerfs en une nouvelle pâmoison; son état était tellement grave, qu'en dépit d'une quantité considérable de vinaigre et d'eau froide, à peine finit- elle par se sentir à la fin un peu mieux qu'elle n'était d'abord. Alors la mère de Kit s'approcha demandant à son fils s'il ne voulait pas entrer voir Barbe et lui dire un mot: «Oh! oui,» dit- il, et il entra. Et il dit d'une voix amicale:
«Barbe!»
Et la mère de Barbe dit à sa fille: «Ce n'est que Kit.»
Et Barbe dit, les yeux fermés tout ce temps:
«Oh! vraiment, est-ce bien lui?»
Et la mère de Barbe dit: «Certainement, ma chère; il n'y a plus rien à craindre à présent.»
Et comme pour donner une preuve de plus qu'il était sain et sauf, Kit lui adressa de nouveau la parole, et alors Barbe tomba dans un nouvel accès d'hilarité suivi d'un nouveau déluge de pleurs, et alors la mère de Barbe et la mère de Kit sanglotèrent dans les bras l'une de l'autre, tout en la grondant d'en faire autant, mais c'était seulement pour lui rendre le plus tôt possible l'usage de ses sens. En matrones expérimentées, habiles à reconnaître les premiers symptômes propices du retour de Barbe à la santé, elles consolèrent Kit en l'assurant qu'elle «allait bien maintenant,» et le renvoyèrent d'où il était venu.
Justement en rentrant dans la chambre voisine, qu'est-ce qu'il voit? Des carafes pleines de vin et toutes sortes de bonnes choses aussi splendides que si Kit et ses amis étaient des gens de la plus haute volée. Le petit Jacob, avec une incroyable activité, tombait, comme on dit, à pieds joints, sur un baba de ménage; il ne quittait pas des yeux les figues et les oranges qui devaient suivre, et vous pouvez penser s'il faisait bon usage de son temps. Kit ne fut pas plutôt entré, que le gentleman (jamais il n'y eut gentleman aussi affairé) remplit les verres, quels verres! jusqu'au bord, porta sa santé et lui dit:
«Tant que je vivrai, vous ne manquerez jamais d'un ami.»
M. Garland fit de même, de même mistress Garland, de même M. Abel. Mais ce n'était pas assez de tant d'honneur et de distinction: car le gentleman tira de sa poche une grosse montre d'argent, qui allait bien, à une demi-seconde près, et sur le boîtier de laquelle était gravé le nom de Kit avec des enjolivements tout autour; bref, c'était la montre de Kit, une montre achetée exprès pour lui et qui lui fut offerte séance tenante. Vous pouvez être certain que M. et mistress Garland ne purent s'empêcher de donner à entendre qu'ils avaient, eux aussi, leur présent en réserve, et que M. Abel dit clairement qu'il avait également le sien, et que Kit fut le plus heureux des heureux mortels de ce monde.
Mais il y a encore un ami que Kit n'a pas revu, et comme ledit ami, en sa qualité de quadrupède, avec ses souliers ferrés, ne pouvait être convenablement admis dans le cercle de famille, Kit saisit la première occasion favorable pour s'éclipser et se rendre en toute hâte à l'écurie. Au moment même où le jeune homme posait sa main sur le loquet, le poney le salua du plus bruyant hennissement que puisse faire entendre un poney. Lorsque Kit franchit le seuil de la porte, Whisker cabriola le long de sa demeure où il était en pleine liberté, car il n'eût pas supporté l'injure d'un licou, pour lui souhaiter la bienvenue à sa manière folle; et lorsque Kit se mit à le caresser et lui donner de petites tapes, le poney frotta son nez contre l'habit de Kit, et le caressa plus tendrement que jamais poney n'a caressé un homme. Ce fut le bouquet de cette vive et chaleureuse réception, et Kit enlaça de son bras le cou de Whisker pour le presser contre sa poitrine.
Mais expliquez-moi par quel hasard Barbe se trouve à l'écurie. Ah! qu'elle était redevenue jolie! Je parie qu'elle était allée donner un coup d'oeil à son miroir depuis qu'elle avait repris l'usage de ses sens. Mais enfin comment se fit-il que de tous les endroits du monde ce fut l'écurie qu'elle choisit pour y venir? Voici l'explication du mystère: depuis que Kit était parti, le poney n'avait voulu recevoir sa nourriture de personne que de Barbe, et Barbe, vous comprenez, ne se doutant pas que Christophe fût là, et voulant s'assurer si tout était en ordre, l'avait rejoint sans le savoir. Comme elle rougit, la petite Barbe!
Peut-être que Kit avait suffisamment caressé le poney; peut-être aussi qu'il y avait à caresser mieux qu'un poney, que vingt poneys. Tout ce que je sais, c'est qu'il laissa aussitôt Whisker pour Barbe…
«J'espère que vous allez mieux, dit-il.
— Oui. Beaucoup mieux. J'ai peur (et ici Barbe baissa les yeux et rougit plus encore), j'ai peur que vous ne m'ayez trouvée bien ridicule.
— Pas du tout, dit Kit.
— Ah! tant mieux!» dit Barbe avec une petite toux; hem! la plus petite toux possible, quoi! pas plus que ça, hem!
Quel discret poney quand il lui plaisait d'être discret! Le voilà aussi tranquille que s'il était de marbre. Il a l'air un peu farceur à regarder de côté; mais ce n'est pas nouveau: il a toujours l'air farceur.
«À peine, Barbe, si nous avons eu le temps de nous serrer la main,» dit Kit.
Barbe lui tendit la main. Mais en vérité elle tremblait! Est-elle sotte, cette Barbe, d'avoir peur comme ça! quand on est à la distance d'une longueur de bras, pourtant! Il est vrai qu'une longueur de bras, ce n'est pas grand'chose, et puis le bras de Barbe n'était pas bien long, et d'ailleurs, elle ne le tenait pas tout droit, mais elle le pliait un peu. Kit était si près d'elle, quand leurs mains se pressèrent, qu'il put apercevoir une toute petite larme qui tremblait encore au bout d'un cil. Il était naturel qu'il examinât cela de plus près, sans en rien dire à Barbe. Il était naturel aussi que Barbe levât ses yeux sans se douter de cet examen et rencontrât les siens. Mais était-il aussi naturel qu'en ce moment et sans la moindre préméditation Kit embrassât Barbe? Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est qu'il l'embrassa.
«Fi donc!» s'écria Barbe.
Mais elle le laissa recommencer. Il l'eût même embrassée jusqu'à trois fois si le poney ne se fût avisé de ruer et de secouer la tête comme dans un transport subit de folle joie. Barbe, effrayée, s'enfuit, nais elle n'alla pas tout droit là où se trouvaient sa mère et mistress Nubbles, de peur qu'elles n'eussent l'idée de remarquer comme elle avait les joues rouges, et de la questionner là-dessus. O la maligne petite Barbe!
Quand les premiers transports de tout le monde furent passés, lorsque Kit et sa mère, Barbe et sa mère, avec le petit Jacob et le poupon, eurent soupé, sans se presser, car ils fussent volontiers restés ensemble la nuit entière, M. Garland appela Kit, et le menant à part dans une salle où ils étaient tout seuls il lui annonça qu'il avait à lui faire une communication qui le surprendrait étrangement. Kit parut si inquiet et devint si pâle- en entendant ces paroles, que le vieux gentleman s'empressa d'ajouter que cette surprise serait d'une nature agréable, et il lui demanda s'il serait prêt le lendemain matin pour entreprendre un voyage.
«Un voyage, monsieur?… s'écria Kit.
— Oui, en ma compagnie et celle de mon ami qui est à côté.
Devinez-vous le motif de ce voyage?»
Kit devint plus pâle encore et secoua la tête comme s'il ne s'en doutait pas.
«Oh! que si, je suis sûr que vous le devinez déjà, lui dit son maître. Essayez.»
Kit murmura quelques mots vagues et inintelligibles. Cependant il dit distinctement: «Miss Nell!» Il le dit trois ou quatre fois, et chaque fois il secouait la tête, comme s'il eût voulu ajouter: «Mais non, ce n'est pas ça.»
Mais M. Garland, au lieu de lui dire: «Essayez,» puisque Kit avait satisfait à sa question, dit très-sérieusement qu'il avait deviné juste.
«Le lieu de leur retraite est enfin découvert, poursuivit-il. Tel est le but de notre voyage.»
Kit multiplia en tremblant des questions comme celles-ci: Où était le lieu de leur retraite? Comment l'avait-on découvert? Depuis quand? Miss Nell était-elle bien portante? Était-elle heureuse?
«Nous savons qu'elle est heureuse, dit M. Garland. Bien portante, je… je pense qu'elle ne tardera pas à l'être. Elle a été faible et souffrante, à ce qu'on m'a dit; mais elle était mieux, d'après les nouvelles que j'ai reçues ce matin, et l'on était plein d'espoir. Asseyez-vous, que je vous dise le reste.»
Osant à peine respirer, Kit obéit à son maître. M. Garland lui raconta alors qu'il avait un frère, dont il devait se souvenir d'avoir entendu parler dans la famille et dont le portrait, fait au temps de sa jeunesse, ornait la plus belle pièce de la maison; que ce frère avait vécu depuis longues années à la campagne, auprès d'un vieux desservant son ami d'enfance; que tout en s'aimant comme doivent s'aimer deux frères, ils ne s'étaient pas revus dans tout ce laps de temps, et n'avaient communiqué entre eux que par des lettres écrites à d'assez longs intervalles; qu'en attendant toujours l'époque où ils pourraient encore se presser la main, ils laissaient s'écouler le présent, selon l'usage des hommes, et l'avenir devenir lui-même le passé; que son frère, dont le caractère était très-doux, très-tranquille, très-réservé, comme celui de M. Abel, avait gagné l'affection des pauvres gens parmi lesquels il vivait et qui vénéraient le vieux bachelier (c'était son sobriquet) et éprouvaient tous les jours les effets de sa charité et de sa bienveillance; qu'il avait fallu bien du temps et des années pour connaître toutes ces petites circonstances, car le vieux bachelier était de ceux dont la bonté fuit le grand jour et qui éprouvent plus de plaisir à découvrir et vanter les vertus des autres qu'à emboucher la trompette pour préconiser les leurs, fussent-elles plus grandes. M. Garland ajouta que c'était pour cela que son frère lui parlait rarement de ses amis du village; que cependant deux de ces derniers, une enfant et un vieillard auquel il s'était fortement attaché, lui avaient tellement été au coeur que, dans une lettre datée de ces derniers jours, il s'était étendu sur leur compte, depuis le commencement jusqu'à la fin, et avait donné sur l'histoire de leur vie errante et de leur tendresse mutuelle des détails si touchants, que cette lettre avait fait couler les larmes de toute la famille. À cette lecture, M. Garland avait été amené tout de suite à penser que l'enfant et le vieillard devaient être ces deux infortunés fugitifs qu'on avait tant cherchés, et que le ciel les avait confiés aux soins de son frère. Il avait en conséquence écrit pour obtenir de nouvelles informations qui ne laissassent subsister aucun doute: le matin même, la réponse était arrivée; elle avait confirmé les premières conjectures. Telle était la cause du projet de voyage qu'on devait exécuter dès le lendemain.
«Cependant, ajouta le vieux gentleman en se levant et posant la main sur l'épaule de Kit, vous devez avoir grand besoin de repos; car une journée comme celle-ci est faite pour briser les forces de l'homme le plus robuste. Bonne nuit, et puisse le ciel donner à notre voyage une heureuse fin!»
CHAPITRE XXXII.
Kit ne fit pas le paresseux le lendemain matin. Il sauta à bas du lit avant le jour et commença à se préparer pour l'expédition tant désirée. Agité à la fois par les événements de la veille et par la nouvelle inattendue qu'il avait reçue le soir, il n'avait guère goûté de sommeil durant les longues heures d'une nuit d'hiver; des rêves sinistres qui avaient assiégé son chevet l'avaient tellement fatigué, que ce fut pour lui un repos de se trouver debout sur ses pieds.
Mais, quand c'eût été le commencement de quelque grand travail, comme ceux d'Hercule, avec Nelly pour but, quand c'eût été le départ pour quelque voyage de longue haleine, à pied même, dans cette saison rigoureuse, condamné à toutes les privations, entouré de tous les genres d'obstacles, menacé de mille peines, de mille fatigues, de mille souffrances; quand c'eût été l'aurore d'un grand jour d'entreprise laborieuse, capable de mettre à l'épreuve toutes les ressources de sa fermeté, de son courage et de sa patience, qu'on lui laissât voir seulement en perspective la chance de le terminer heureusement par la satisfaction et le bonheur de Nell, Kit n'aurait pas déployé moins de zèle, il n'aurait pas montré moins d'impatience et d'ardeur.
Il n'y avait pas que lui qui fût éveillé et sur pied. Un quart d'heure après, toute la maison était en mouvement. Chacun était affairé, chacun voulait contribuer pour sa part à hâter les préparatifs. Le gentleman, il est vrai, ne pouvait guère rien faire par lui-même; mais il exerçait une surveillance générale, et peut-être n'y avait-il personne qui se donnât autant de mouvement. Il ne fallut pas longtemps pour arranger les bagages; tout était prêt dès le point du jour. Alors Kit commença à regretter qu'on eût été aussi vite, car la chaise de poste qui avait été louée d'avance ne devait arriver qu'à neuf heures; et d'ici là, il n'y avait que le déjeuner pour remplir l'attente d'une heure et demie.
Oui, mais Barbe? Il ne faut pas l'oublier. Barbe avait fort à faire; mais tant mieux, après tout, Kit pourrait l'aider, et c'était bien la manière la plus agréable de tuer le temps. Barbe ne fit aucune objection à cet arrangement; et Kit, poursuivant l'idée qui la veille au soir lui était venue si subitement, commença à se douter que sûrement Barbe l'aimait et que sûrement il aimait Barbe.
Barbe, de son côté, s'il faut dire la vérité, comme on doit toujours la dire, Barbe semblait, de toutes les personnes de la maison, celle qui s'associait avec le moins de plaisir à tout ce mouvement; et Kit, dans l'expansion de son coeur, lui ayant fait connaître tout son ravissement, toute sa joie, Barbe devint encore plus abattue et parut voir avec moins de plaisir que jamais le voyage projeté.
«Vous n'êtes pas plutôt de retour au logis, Christophe, dit Barbe du ton le plus insouciant du monde, vous n'êtes pas plutôt de retour au logis, que vous voilà tout content de partir.
— Ah! mais vous savez pourquoi? répondit Kit. Pour ramener miss Nell! pour la revoir! Songez donc!… et puis, ça me fait tant de plaisir de penser que vous aussi vous allez la voir enfin, Barbe!»
La jeune fille ne dit pas absolument qu'elle n'y trouverait pas un grand plaisir; mais elle exprima si parfaitement par un petit mouvement de tête ce qu'il y avait dans son coeur, que Kit en fut tout déconcerté et se demanda, simple comme il était, pourquoi elle témoignait tant de froideur.
«Vous verrez, dit-il en se frottant les mains, si elle n'a pas la plus douce, la plus jolie figure que vous ayez jamais aperçue. Je suis bien sûr que vous le direz comme moi.»
Barbe secoua de nouveau la tête.
«Qu'y a-t-il donc, Barbe? dit Kit.
— Rien,» s'écria Barbe.
Et Barbe fit la moue, pas de ces moues qui enlaidissent, mais une jolie petite moue qui fit encore mieux voir le vermeil de ses lèvres couleur de cerise.
Il n'y a pas d'école où l'élève fasse de progrès plus rapides que celle où Kit avait pris son premier grade en donnant un baiser à Barbe. Il comprit la pensée de Barbe; il sut tout de suite sa leçon par coeur; Barbe était le livre; il le lut tout couramment comme si les pages en étaient imprimées.
«Barbe, dit Kit, vous n'êtes pas fâchée contre moi?»
Oh! mon Dieu! non. Pourquoi Barbe serait-elle fâchée? Quel droit avait-elle d'être fâchée? Et puis, qu'est-ce que cela faisait qu'elle fût fâchée ou non? Qui est-ce qui faisait attention à elle?
«Moi, dit Kit; moi naturellement.»
Barbe dit qu'elle ne savait pas pourquoi c'était lui naturellement.
Kit répondit qu'elle devait pourtant le savoir; qu'elle n'avait qu'à y penser un peu.
Certainement oui, elle voulait bien y penser un peu. Mais ça n'empêche pas qu'elle ne voyait pas pourquoi «c'était lui naturellement.» Elle ne comprenait pas ce que Christophe entendait par là. D'ailleurs, elle était sûre qu'on avait besoin d'elle en haut, et elle était obligée de monter.
«Non, Barbe, dit Kit la retenant doucement, séparons-nous bons amis. Dans mes chagrins, je n'ai cessé de songer à vous. J'eusse été, sans vous, bien plus malheureux encore que je ne l'ai été.»
Bonté céleste! que Barbe était jolie avec la rougeur qui colora son visage, toute tremblante comme un petit oiseau qui se recoquille!
«Sur mon honneur, je vous dis la vérité, continua Kit avec chaleur, mais je ne la dis pas aussi fortement que je le voudrais. Si je désire que vous ayez quelque satisfaction à voir miss Nell, c'est seulement parce que je serais content si vous aimiez ce que j'aime. Voilà tout. Quant à elle, Barbe, je mourrais volontiers pour lui rendre service; mais vous en feriez autant si vous la connaissiez comme je la connais, j'en suis bien sûr.»
Barbe fut touchée, elle eut regret de s'être montrée si indifférente.
«Voyez-vous, reprit Kit, je me suis habitué à parler d'elle, à penser à elle absolument comme si elle était devenue un ange. Au moment où je m'apprête à la revoir, je me rappelle comme elle souriait, comme elle était contente lorsque j'arrivais, comme elle me tendait la main et disait: «Voilà mon vieux Kit!» ou quelque chose comme ça. Je pense au plaisir de la voir heureuse, avec des amis autour d'elle, traitée comme elle le mérite, comme elle doit l'être. Mais moi, je ne me considère que comme son ancien serviteur, comme un garçon qui a chéri en elle son aimable, bonne et gentille maîtresse, et qui se serait mis au feu pour la servir et qui s'y mettrait encore, oui, encore. D'abord, je n'ai pu m'empêcher de craindre que, si elle revenait avec des amis auprès d'elle, elle n'eût oublié ou rougi d'avoir connu un humble garçon comme moi, et qu'ainsi elle ne me parlât froidement, ce qui m'aurait percé jusqu'au fond du coeur plus que je ne saurais le dire, Barbe. Mais en y songeant de nouveau, j'ai réfléchi que sûrement je lui faisais injure: j'ai donc pris le dessus, espérant bien la trouver telle qu'elle était toujours autrefois. Cette espérance, ce souvenir m'ont animé du désir de lui plaire, et de me montrer à ses yeux tel que je voudrais être toujours comme si j'étais encore à son service. Si je trouve du plaisir à penser tout ça, et la vérité est que j'en éprouve beaucoup, c'est à elle encore que j'en suis redevable; je l'en aime et je l'en honore d'autant plus. Voilà l'honnête et exacte vérité, chère Barbe; sur ma parole, voilà tout.»
La petite Barbe n'était ni entêtée ni capricieuse; et comme elle se sentit pleine de remords, elle fondit tout bonnement en larmes. Nous n'avons pas à rechercher où cette conversation eût pu les conduire en se prolongeant: car en ce moment on entendit les roues de la chaise de poste, puis la sonnette retentit à la porte du jardin, et aussitôt toute la maison fut en rumeur. Si l'on s'était engourdi un peu, il y eut alors un redoublement de vie et d'énergie.
En même temps que la voiture de voyage, M. Chukster arriva en fiacre. Il était porteur de certains papiers et de fonds supplémentaires pour le gentleman, à qui il les remit. Ce devoir accompli, M. Chukster présenta ses devoirs à la famille; puis se réconfortant par un bon déjeuner qu'il fit debout, en péripatéticien, il assista avec une indifférence parfaite au chargement de la chaise de poste.
«Le snob est de la partie, à ce que je vois, monsieur? dit-il à M. Abel Garland. Je croyais que la dernière fois on ne l'avait pas emmené, parce qu'on avait lieu de craindre que sa présence ne fût pas très-agréable au vieux buffle.
— À qui, monsieur? demanda M. Abel.
— Au vieux gentleman, répondit M. Chukster un peu interdit.
— Notre client préfère l'emmener, dit sèchement M. Abel. Il n'y a plus de ces précautions-là à prendre avec eux: les liens de parenté qui existent entre mon père et une personne qui a toute leur confiance, seront une garantie suffisante de la nature amicale de cette excursion.
— Ah! pensa M. Chukster regardant par la fenêtre, tout le monde excepté moi. Un snob passe avant moi! à la bonne heure. Il n'a pas pris, à ce qu'il paraît, le billet de banque de cinq livres, mais je n'ai pas le moindre doute qu'il ne soit toujours à la veille de quelque chose comme ça. Il y a longtemps que je l'ai dit avant cette affaire. — Tiens! Voilà une fillette qui est diablement gentille! Parole d'honneur, une jolie petite créature!»
C'était Barbe qui était l'objet des remarques flatteuses de M. Chukster. Pendant qu'elle se tenait près de la voiture prête à partir, ce gentleman se sentit saisi tout à coup d'un très-vif intérêt pour la fillette. Il s'en alla en flânant dans un coin du jardin, où il prit position à distance convenable pour jouer de la prunelle. Comme c'était un vrai Lovelace, la coqueluche du beau sexe, et par conséquent fort au courant de ces petits artifices qui vont droit au coeur, M. Chukster prit une pose à effet: il appuya une main sur sa hanche, et de l'autre ajusta les boucles flottantes de sa chevelure. C'est une attitude à la mode dans les cercles élégants, et, pour peu qu'on l'accompagne d'un gracieux sifflement, elle a souvent, comme on sait, un succès immense.
Cependant telle est la différence des moeurs de la ville et de celles de la campagne, que personne ne prit garde le moins du monde à cette pose engageante; car toutes ces bonnes gens ne songeaient qu'à adresser leurs adieux aux voyageurs, à s'envoyer des baisers avec la main, à agiter leurs mouchoirs, enfin à une foule de pratiques bien moins élégantes et moins distinguées que la pose de M. Chukster. Déjà le gentleman et M. Garland étaient dans la voiture, le postillon en selle, et Kit, bien enveloppé d'un manteau, bien emmitouflé, était monté sur le siège de derrière. Près de la chaise de poste se tenaient mistress Garland, M. Abel, la mère de Kit et le petit Jacob; à quelque distance, la mère de Barbe qui portait le poupon éveillé Tous faisaient signe de la tête et des bras, saluaient ou criaient «Bon voyage!» avec toute l'énergie dont ils étaient capables. Au bout d'une minute, la voiture fut hors de vue; M. Chukster resta seul à son poste. Il avait encore présent aux yeux Kit, debout sur son siège, envoyant de la main un adieu à Barbe, et l'image de Barbe lui renvoyant le même salut, _sous ses yeux, _lui Chukster, Chukster l'homme à bonnes fortunes, Chukster, sur qui tant de belles dames avaient laissé tomber leurs regards, du haut de leur phaéton, le dimanche à la promenade dans les parcs!
Mais il est hors de notre sujet de retracer comme quoi M. Chukster, exaspéré par ce fait monstrueux, resta là quelque temps comme s'il avait pris racine dans le sol, protestant en lui- même contre Kit, ce prince des perfides, cet empereur du Mogol et des intrigants, et comme quoi il rattacha dans sa pensée cette révoltante circonstance à l'ancien trait d'hypocrisie du schelling. Nous n'avons rien de mieux à faire que de suivre les roues qui tournent, et de tenir compagnie à nos voyageurs durant leur pénible excursion d'hiver.
C'était par une journée d'un froid aigu; un vent violent soufflait au visage des voyageurs et blanchissait la terre durcie en dépouillant les arbres et les haies de la gelée qui les couvrait, et qu'il faisait tournoyer comme un tourbillon de poussière. Mais qu'importait à Kit le mauvais temps! Il y avait même dans ce vent qui arrivait avec des mugissements quelque chose de libre et de rafraîchissant qui eût été agréable si le souffle n'avait pas été si fort. Tandis qu'il balayait tout sur le passage de son nuage de glace, jetant à terre les branches sèches et les feuilles flétries, et les emportant pêle-mêle, il semblait à Kit qu'une sympathie générale régnait dans la nature en faveur du même but, et que tout y mettait le même intérêt et le même empressement qu'eux-mêmes. Chaque bouffée semblait les pousser en avant. Croyez-vous que ce ne fût rien que de leur livrer bataille à chaque pas, de les forcer à livrer passage, de les vaincre l'une après l'autre, de les regarder venir, ramassant toutes leurs forces et leur furie pour les assaillir, de leur faire tête un moment, le temps de les laisser passer en sifflant, et alors de se donner le plaisir de se retourner pour les voir fuir par derrière, honteux comme des vaincus, d'entendre leur rage expirante dans le lointain, frémissant encore au travers des arbres robustes qui se courbent devant les derniers efforts de la tempête!
Toute la journée, il neigea sans interruption. La nuit vint, brillante et étoilée; mais le vent n'était pas tombé, et le froid était des plus vifs. Parfois, vers la fin de ce long relais, Kit ne pouvait s'empêcher de souhaiter qu'il fît un peu plus chaud; mais quand on s'arrêtait pour changer de chevaux, et qu'il avait battu la semelle pendant quelques minutes, payé le postillon, éveillé l'autre, qu'il s'était donné du mouvement à droite et à gauche jusqu'à ce que les chevaux fussent attelés, il avait si chaud, que le sang lui fourmillait au bout des doigts. Alors il lui semblait qu'avec un peu moins de froid il perdrait la moitié du plaisir et de l'honneur du voyage. Là-dessus, il s'élançait gaiement sur sa banquette, chantant aux accords joyeux des roues qui recommençaient à tourner; et, laissant les bons citadins dormir dans leurs lits bien chauds, il poursuivait sa course le long de la route solitaire.
Cependant les deux gentlemen qui étaient à l'intérieur, fort peu disposés à dormir, trompaient le temps par la conversation. Pressés l'un et l'autre de la même impatience, leur entretien roulait souvent sur l'objet de leur expédition, sur la manière dont elle avait été conduite, sur les espérances et les craintes que leur en inspirait le dénoûment. Des premières, ils en avaient beaucoup; des secondes, peu, peut-être même aucune, au delà de cette inquiétude indéfinissable qui est inséparable d'une espérance subitement éveillée et d'une attente prolongée.
Dans un moment de repos après une de leurs conversations, et quand déjà la moitié de la nuit s'était écoulée, le gentleman, devenu de plus en plus silencieux et pensif, se tourna vers son compagnon et lui dit brusquement:
«Êtes-vous un auditeur patient?
— Comme bien d'autres, je suppose, répondit en souriant M. Garland. Je puis l'être si ce qu'on me raconte m'intéresse; dans le cas contraire, je puis faire semblant de l'être. Pourquoi me demandez-vous ça?
— J'ai sur les lèvres un court récit, et je vais vous mettre tout de suite à l'épreuve. C'est très-court.»
Et sans attendre une réponse, il appuya sa main sur le bras de
M. Garland et s'exprima ainsi:
«Il y avait autrefois deux frères qui s'aimaient tendrement l'un l'autre. Il existait entre leurs âges une certaine disproportion: quelque douze ans. Peut-être était-ce une raison pour accroître leur attachement mutuel. Cependant, malgré la distance qui les séparait, ils devinrent rivaux de bonne heure. La plus profonde, la plus forte affection de leurs coeurs se porta sur le même objet.
«Le plus jeune s'en aperçut le premier, à diverses circonstances qui éveillèrent son attention et sa vigilance. Je ne vous dirai pas quelle douleur il éprouva, à quelle agonie son âme fut en proie, quelle lutte il eut à soutenir contre lui-même. Il avait eu une enfance maladive. Son frère, plein de patience et d'égards au sein de sa belle santé et de sa force, s'était bien souvent sevré des plaisirs qu'il aimait pour rester assis au chevet du malade, lui racontant de vieilles histoires jusqu'à ce que son visage pâle s'illuminât d'un éclat extraordinaire; ou pour le porter dans ses bras jusqu'à quelque lieu champêtre où il veillait sur le pauvre et triste enfant, pendant qu'il jouissait là d'une brillante journée d'été et du spectacle de la santé, partout dans la nature alentour, excepté en lui-même; en un mot, pour lui servir de tendre et fidèle garde-malade. Je ne m'étendrai pas sur tout ce qu'il fit pour conquérir l'amour de la pauvre et faible créature; car mon histoire n'aurait pas de fin. Mais quand arriva le temps de la rivalité, le coeur du plus jeune frère se remplit du souvenir de ces jours d'autrefois. Le ciel lui donna la force d'acquitter, par les sacrifices réfléchis d'une âme déjà mûrie par les années, les soins donnés par un élan de dévouement juvénile. Il ne troubla point le bonheur de son frère. La vérité ne s'échappa jamais de ses lèvres; il quitta son pays, avec l'espoir de mourir à l'étranger.
Le frère aîné épousa cette femme… qui depuis longtemps est dans le ciel et légua une fille à son mari.
«Si vous avez vu quelque galerie de portraits d'une ancienne famille, vous aurez dû remarquer combien de fois la même physionomie, la même figure, souvent la plus belle et la plus simple de toutes, se perpétue à vos yeux dans diverses générations, et comme vous pouvez suivre à la trace la même douce jeune fille à travers toute une longue ligne de portraits, ne vieillissant jamais, ne changeant jamais, comme le bon ange de la famille, toujours là pour assister les siens à l'heure des épreuves, peut-être pour les racheter de leurs fautes…
«Dans cette fille revivait la mère. Vous pouvez juger avec quel amour celui qui avait perdu la mère presque en l'obtenant s'attacha à cette enfant, sa vivante image. Elle grandit; elle devint femme, elle donna son coeur à un homme qui n'en était pas digne. Eh bien! son tendre père ne put la voir s'affliger et languir dans la peine. Il se dit que peut-être, après tout, cet homme qu'il regrettait de lui voir aimer valait mieux qu'il ne paraissait; qu'en tout cas, il ne pourrait manquer de s'améliorer dans la compagnie d'une telle femme. Le pauvre père joignit leurs mains: le mariage s'accomplit.
«Le malheur qui suivit cette union, le froid abandon et les reproches immérités, la pauvreté qui vint fondre sur la maison, les luttes de la vie quotidienne, ces luttes trop mesquines et trop pénibles pour être racontées, mais affreuses à traverser: tout cela, la jeune femme le supporta comme les femmes seules savent le supporter, dans le dévouement profond de leur coeur, dans l'excellence de leur nature. Ses moyens d'existence étaient épuisés; le père était réduit presque au dénûment par la conduite du gendre; et chaque jour, comme ils vivaient tous sous le même toit, il était témoin des mauvais traitements et du malheur que subissait sa fille. Et cependant elle ne se plaignait point d'autre chose que de n'être point aimée de son mari. Patiente et soutenue jusqu'au bout par la force de l'affection, elle suivit à trois semaines de distance son mari dans la tombe, léguant aux soins de son père deux orphelins: l'un, un fils de dix ou douze ans; l'autre, une fille, une fille presque encore au berceau, semblable pour sa faiblesse, pour son âge, pour ses formes et ses traits, à ce qu'elle avait été elle-même quand elle avait perdu sa mère jeune encore.
«Le frère aîné, grand-père de ces deux orphelins, était désormais un homme brisé par la douleur; courbé, écrasé déjà, moins par le poids des années que sous la main pesante du malheur. Avec les débris de sa fortune il entreprit le commerce des tableaux d'abord, puis des curiosités antiques. Il avait toujours eu, dès l'enfance, un goût dominant pour les objets de ce genre; il en avait fait son amusement autrefois, il s'en fit alors une ressource pour se procurer une subsistance pénible et précaire.
«Le fils en grandissant rappelait de plus en plus le caractère et les traits de son père; la fille était tout le portrait de sa mère: aussi quand le vieillard la prenait sur ses genoux et contemplait ses doux yeux bleus, il lui semblait sortir d'un rêve douloureux et revoir sa fille redevenue enfant. Le garçon dépravé ne tarda pas à se dégoûter de la maison et à chercher des compagnons qui convinssent mieux à ses goûts. Le vieillard et la petite fille demeurèrent seuls ensemble.
«Ce fut alors, ce fut lorsque l'amour qu'il avait eu pour deux mortes qui avaient été l'une après l'autre si chères à son coeur, se fut porté tout entier sur cette petite créature; lorsque ce visage, qu'il avait constamment devant les yeux, lui rappelait heure par heure les changements qu'il avait observés d'année en année chez les autres, les souffrances auxquelles il avait assisté et tout ce que sa propre fille avait eu à supporter; ce fut alors, quand les désordres d'un jeune homme dissipé et endurci achevèrent l'oeuvre de ruine que le père avait commencée, et amenèrent plus d'une fois des moments de gêne et même de détresse, ce fut alors que le vieillard commença à se sentir poursuivi sans cesse par la sinistre image de la pauvreté, du dénûment, qu'il redoutait non pas pour lui, mais pour l'enfant. Cette idée une fois conçue vint obséder la maison comme un spectre qui la hantait jour et nuit.
«Le plus jeune frère avait pendant ce temps-là visité plusieurs contrées étrangères et traversé la vie en pèlerin solitaire. On avait injustement interprété son bannissement volontaire, mais il avait supporté, non sans douleur, les reproches et les jugements précipités pour accomplir le sacrifice qui avait brisé son coeur, et il avait su se tenir dans l'ombre. D'ailleurs, les communications entre lui et son frère aîné étaient difficiles, incertaines, souvent interrompues; toutefois elles n'étaient point brisées, et ce fut avec une profonde tristesse que de lettre en lettre il apprit tout ce que je viens de vous raconter.
«Alors les rêves de la jeunesse, d'une vie heureuse, heureuse, bien que commencée par le chagrin et la souffrance prématurée, l'assaillirent de nouveau plus fréquemment qu'auparavant: chaque nuit, redevenu enfant dans ses rêves, il se revoyait aux côtés de son frère. Il mit le plus tôt possible ordre à ses affaires, convertit en espèces tout ce qu'il possédait, et avec une fortune suffisante pour deux, le corps tremblant, la main ouverte, le coeur plein d'une émotion délirante, il arriva un soir à la porte de son frère! …
Le narrateur, dont la voix était devenue défaillante, s'arrêta.
«Je sais le reste, dit M. Garland en lui serrant la main.
— Oui, reprit son ami après un moment de silence, nous pouvons nous épargner le reste. Vous connaissez le triste résultat de toutes mes recherches. Lors même qu'après des poursuites où j'ai mis toute l'activité et la prudence possible, nous apprîmes qu'on les avait vus en compagnie de deux pauvres coureurs de foires, et que plus tard nous découvrîmes ces deux hommes, puis le lieu où s'étaient retirés le vieillard et l'enfant, eh bien! même alors nous arrivâmes trop tard. Ah! Dieu veuille que cette fois encore il ne soit pas trop tard!
— Non, non, dit Garland; cette fois nous réussirons.
— Déjà je l'ai cru, déjà je l'ai espéré; en ce moment je le crois et je l'espère. Mais un poids cruel pèse sur mon esprit, et la tristesse qui m'obsède résiste à l'espérance et à la raison.
— Cela ne me surprend point, dit M. Garland; c'est la conséquence naturelle des événements que vous venez de retracer; de ces temps malheureux, de ce voyage pénible, et, par-dessus tout, de cette nuit affreuse. Une nuit affreuse, en vérité!… Entendez-vous comme le vent mugit!…»
CHAPITRE XXXIII.
Le jour revint et retrouva les voyageurs en route. Depuis leur départ, ils avaient dû s'arrêter quelquefois pour prendre un peu de nourriture; et souvent perdre du temps, surtout la nuit, pour attendre des chevaux de relais. Hors cela, ils n'avaient fait aucune halte. Mais le temps continuait d'être affreux; les routes étaient souvent escarpées et difficiles. Ce n'était qu'à la nuit qu'ils pouvaient espérer d'atteindre le but de leur excursion.
Kit, tout gonflé, tout roidi par le froid, supportait cela comme un homme. Il avait bien assez de maintenir son sang en circulation, de se représenter l'heureuse issue de cet aventureux voyage et de s'étonner à chaque pas de tout ce qui lui passait sous les yeux, sans prendre le temps de songer aux inconvénients de la route. Cependant le jour qui s'obscurcissait, et la fuite rapide des heures accroissaient son impatience, comme celle de ses compagnons. La courte clarté d'un jour d'hiver ne tarda pas à s'évanouir; quand la nuit fut tombée, il leur restait encore à faire plusieurs milles.
Le vent tomba à l'entrée de la nuit. Ses mugissements éloignés devinrent une plainte basse et mélancolique: rampant tout le long du chemin et effleurant des deux côtés les buissons desséchés, on aurait dit un grand fantôme pour qui la route était trop étroite et dont les vêtements frôlaient de chaque côté les ronces du chemin à mesure qu'il avançait. Petit à petit il finit par se calmer et s'éteindre; ce fut au tour de la neige.
Les flocons se pressaient, serrés et rapides; bientôt ils couvrirent la terre à quelques pouces d'épaisseur, répandant en même temps un silence solennel, tout alentour. Les roues tournaient sans bruit; et le son éclatant et retentissant du sabot des chevaux ne devint plus qu'un piétinement sourd et comprimé. Leur marche muette et lente ne troublait plus le silence de mort qui régnait partout.
Abritant ses yeux contre la neige qui se gelait sur ses cils et obscurcissait sa vue, Kit s'efforçait souvent de distinguer les premières lueurs vacillantes qui pouvaient indiquer l'approche de quelque bourg. Il apercevait bien de temps en temps quelques objets, mais aucun d'une manière précise. Tantôt apparaissait un grand clocher qui bientôt après se transformait en un arbre; tantôt une grange; tantôt une ombre qui s'étendait sur le sol, projetée par les brillantes lanternes de la chaise de poste; tantôt c'étaient des cavaliers, des piétons, des voitures qui précédaient les voyageurs ou se croisaient avec eux sur la route étroite, et qui, au bout d'un certain temps, devenaient des ombres à leur tour. Un mur, une ruine, un pignon épais se dressait au bord de la route; et, lorsqu'on avançait la tête, on trouvait que ce n'était plus que la route elle-même. D'étranges tournants, des ponts, des courants d'eau semblaient s'élancer au-devant des voyageurs, rendant la direction plus incertaine encore: et cependant on était toujours sur la route; et tout cela, comme le reste, finissait par se perdre en de vaines illusions.
Kit descendit lentement de sa banquette, car ses membres étaient transis de froid, au moment où l'on arriva à une maison de poste isolée, et il y demanda à quelle distance ils étaient encore du terme de leur voyage. Il était tard pour un relais de traverse, et tout le monde était couché. Mais d'une fenêtre d'en haut quelqu'un répondit: Dix milles. Les quelques minutes qui s'écoulèrent ensuite semblèrent avoir la durée d'une heure; mais enfin un homme amena en grelottant les chevaux, et ne tarda pas à repartir.
Le chemin où l'on s'engagea était un chemin de traverse. Au bout de trois ou quatre milles, il se trouva qu'il était plein de trous et d'ornières, couverts de neige, qui faisaient à chaque instant tomber les chevaux tremblants et les obligeaient à ne plus aller qu'au pas. Comme il était impossible, pour des gens aussi agités que l'étaient nos voyageurs, de rester tranquillement assis et d'avancer si lentement, tous trois descendirent et suivirent péniblement la voiture. La distance semblait interminable, et l'on avait toutes les peines du monde à marcher. Les voyageurs croyaient déjà que le postillon s'était trompé de route, lorsque minuit sonna à l'horloge d'une église peu éloignée; la voiture s'arrêta. Elle ne faisait pas grand bruit auparavant; mais lorsqu'elle cessa de faire craquer la neige, le silence fut aussi effrayant que si quelque tumulte étourdissant avait été remplacé tout à coup par un calme complet.
«C'est ici, messieurs, dit le postillon descendant de son cheval et frappant à la porte d'une petite auberge. Holà!… après minuit, dans ce pays-ci, tout est mort.»
Le postillon avait frappé ferme et longtemps, mais sans réussir à se faire entendre des habitants plongés dans le sommeil. Tout demeurait sombre et silencieux. Les voyageurs se reculent pour regarder aux fenêtres, simples trous grossièrement percés dans la muraille blanche. Pas de lumière. On croirait la maison déserte, et les dormeurs déjà morts; car rien ne bouge.
Les voyageurs se consultèrent avec anxiété et à voix basse, comme s'ils craignaient de troubler les échos sinistres qu'ils venaient de réveiller.
«Allons-nous-en, dit le gentleman, et que ce brave homme continue de frapper jusqu'à ce qu'on l'entende, si c'est possible. Je ne puis me reposer avant de savoir si nous ne sommes pas arrivés trop tard. Allons-nous-en, au nom du ciel!»
Ils s'éloignèrent, laissant au postillon le soin de recommencer à frapper et de se procurer tout ce que l'auberge pourrait fournir. Kit les accompagna avec une petite boîte qu'il avait suspendue dans la voiture au moment du départ, sans l'oublier depuis; c'était l'oiseau de Nelly dans sa vieille cage, juste comme elle le lui avait légué. Il savait bien qu'elle aurait du plaisir à revoir son oiseau!
La route descendait par une pente douce en avançant, les voyageurs perdirent de vue l'église dont ils avaient entendu l'horloge, ainsi que le petit village groupé tout autour. Les coups de marteau répétés à la porte de l'auberge, et que dans le calme général ils pouvaient distinguer parfaitement, les troublaient. Ils auraient voulu que le postillon se tînt plutôt tranquille, et regrettèrent de ne pas lui avoir dit de ne point rompre le silence avant leur retour.
La vieille tour de l'église, revêtue comme un fantôme de son blanc manteau de frimas, se dressa de nouveau devant eux; et en quelques moments, ils s'en trouvèrent tout près. Ce monument vénérable tranchait par sa teinte grise sur la blancheur du paysage dont il était entouré. L'ancien cadran solaire placé sur le mur du beffroi avait presque disparu sous un monceau de neige et on eût eu peine à le reconnaître. Le temps semblait lui-même avoir caché ses heures, dans son humeur triste et sombre, désespérant de voir jamais le jour succéder à cette nuit funèbre.
Tout près de là se trouvait une porte à claire-voie; mais il y avait plus d'un sentier dans le cimetière sur lequel elle ouvrait; et incertains de celui qu'ils prendraient, les voyageurs s'arrêtèrent.
— Voici la rue du village, si l'on peut donner le nom de rue à un assemblage irrégulier de pauvres chaumières de grandeurs et d'époques diverses, les unes se présentant de face, les autres de dos, d'autres avec des pignons tournés vers la route; çà et là une enseigne ou un hangar, qui empiétait sur le chemin. À une fenêtre peu éloignée tremblait une faible lumière; Kit courut vers cette maison pour prendre des informations.
Un vieillard qui était à l'intérieur répondit au premier appel, il parut aussitôt à la petite croisée, en roulant un vêtement autour de sa poitrine pour se garantir du froid, et demanda qui pouvait être dehors à cette heure indue et ce que l'on voulait.
«Par un si mauvais temps, dit-il d'un ton grondeur, on ne dérange pas les gens. Ma besogne n'est pas de nature à ce qu'on ait besoin de me relancer jusque dans mon lit. Il n'y a pas grand mal à laisser refroidir les corps pour lesquels on recourt à moi, surtout dans cette saison. Qu'est-ce que vous demandez?
— Je ne vous aurais pas fait sortir de votre lit, répondit Kit, si j'avais su que vous fussiez âgé et malade.
— Âgé!… répéta l'autre d'un accent bourru; comment pouvez-vous savoir si je suis âgé? Peut-être pas aussi âgé que vous le pensez, l'ami. Quant à être malade, vous trouverez bien des jeunesses moins bien portantes que moi, et c'est grand dommage; non pas que je sois robuste et actif malgré mes années, ce n'est pas là ce que je veux dire, mais que la jeunesse ne les empêche pas d'être si faibles et si fragiles. Je vous demande pardon si je vous ai d'abord parlé rudement. Mes yeux ne sont pas bien bons la nuit, mais ce n'est pas à cause de l'âge ou de la maladie; ils n'ont jamais été bons, et je n'avais pas vu que vous êtes un étranger.
— Je suis bien fâché de vous avoir fait lever de votre lit, reprit Kit; mais ces messieurs que vous apercevez à la porte du cimetière sont aussi des étrangers qui arrivent en ce moment après un long voyage, pour aller au presbytère. Pouvez-vous nous l'indiquer?
— Si je le puis! répondit le vieillard d'une voix tremblante. Vienne l'été prochain, il y aura cinquante ans que je suis fossoyeur en ce village. Votre chemin, mon ami, est de prendre à droite. J'espère que vous n'apportez pas de fâcheuses nouvelles à notre bon ministre?»
Kit s'empressa de répondre négativement et de le remercier. Il allait s'éloigner quand son attention fut attirée par une voix d'enfant. Il leva les yeux et aperçut une toute petite créature à une croisée voisine.
«Qu'est-ce qu'il y a? dit vivement l'enfant. Est-ce que mon rêve serait vrai? Je vous en prie, dites-le-moi, qui que vous soyez, vous qui êtes là debout et éveillé.
— Pauvre enfant! dit le fossoyeur avant que Kit eût pu répondre.
Comment ça va-t-il, mon mignon?
— Mon rêve est-il vrai? s'écria de nouveau l'enfant d'une voix si fervente qu'elle eût fait vibrer le coeur de quiconque pouvait l'entendre. Non, non, c'est impossible. Je me trompe. Comment serait-ce possible?
— Je comprends sa pensée, dit le fossoyeur. Retourne à ton lit, cher enfant!
— Oh! s'écria l'enfant dans un transport de désespoir, je savais bien que cela n'était pas possible, j'en étais bien sûr avant de le demander. Mais toute cette nuit et l'autre nuit aussi, mon rêve a été le même. Je ne puis plus m'endormir sans que ce vilain rêve me revienne.
— Essaye de te rendormir, dit doucement le vieillard; ton rêve ne reviendra pas.
— Non, non, je préfère qu'il revienne, tout cruel qu'il est; je préfère qu'il revienne. Je n'ai pas peur de le revoir dans mon sommeil, mais après ça, j'en ai tant de chagrin que j'en suis triste, tout triste!…»
Le vieux fossoyeur lui adressa un: «Dieu te bénisse!» L'enfant éploré répondit: «Bonne nuit!» et Kit se trouva seul de nouveau.
Il se hâta de retourner vers son maître, tout ému de ce qu'il venait d'entendre, mais plus encore de l'accent du jeune garçon, que de ses paroles, dont il ne pouvait comprendre le sens. Les voyageurs suivirent le sentier indiqué par le fossoyeur, et bientôt ils arrivèrent au presbytère. Regardant alors autour d'eux quand ils furent en cet endroit, ils aperçurent, à quelque distance et à la fenêtre ogivale d'un bâtiment en ruine, une lumière qui veillait solitaire.
Cette lumière entourée de l'ombre épaisse des murs au fond desquels elle était enfoncée, brillait comme une étoile. Vive et radieuse comme les astres qui diamantaient le ciel au-dessus de la tête des voyageurs, solitaire et immobile comme eux, elle semblait être de la même famille que les éternelles lampes de l'espace et brûler de conserve avec elles.
«Quelle est cette lumière? s'écria le gentleman.
— Sûrement, dit M. Garland, elle est dans la ruine qu'ils habitent. Je ne vois pas d'autre bâtiment ruiné.
— Impossible, répliqua vivement le gentleman: ils ne peuvent pas veiller jusqu'à une heure aussi avancée!…»
Kit, pour les tirer d'embarras, leur proposa, tandis qu'ils sonneraient à la porte du presbytère, d'aller, en attendant, du côté où brillait la lumière pour reconnaître s'il y avait par là quelqu'un d'éveillé; il s'élança donc, avec leur permission, respirant à peine, et toujours la cage à la main, tout droit vers son but.
Il n'était pas facile de se diriger parmi les tombes, et en toute autre occasion Kit eût marché plus lentement ou bien pris un détour. Mais, sans se préoccuper des obstacles, il continua son chemin à pas pressés, et ne tarda point à arriver à quelques pieds de la fenêtre.
Il s'approcha le plus doucement possible, et frôlant la muraille d'assez près pour heurter avec sa manche le lierre blanchi par la neige, il écouta. Nul bruit à l'intérieur. L'église elle-même ne pouvait pas être plus silencieuse. Appuyant sa joue contre la vitre, il écouta encore. Rien. Et pourtant, il y avait alentour un si profond silence, que Kit était bien certain qu'il eût pu entendre même la respiration d'une personne endormie, s'il y en avait eu dans ce lieu.
Chose étrange qu'une lumière en cet endroit à une heure aussi avancée de la nuit, et personne auprès de la lumière!
Un rideau était tiré vers la partie inférieure de la croisée; Kit ne pouvait donc voir dans la chambre. Mais, sur ce rideau ne se projetait aucune ombre. Grimper au mur et essayer de regarder du dehors n'eût pas été une tentative sans danger, ni certainement sans bruit, et il eût pu effrayer Nelly, si c'était là réellement le lieu de sa demeure. Il écouta encore; toujours le même silence inquiétant.
Il quitta la place lentement et avec précaution, tourna derrière la ruine et arriva enfin à une porte. Il frappa. Point de réponse. Mais à l'intérieur régnait un singulier bruit. Il eût été difficile d'en déterminer la nature. Il ressemblait au gémissement étouffé d'une personne affligée; mais ce n'était pas cela, car il était trop régulier et trop répété. Tantôt on eût dit une sorte de chant, tantôt une lamentation, selon le sens imaginaire qu'il lui prêtait, car le son était uniforme et continu. Jamais Kit n'avait entendu rien de semblable, et dans cette psalmodie, il y avait quelque chose d'effrayant, de surnaturel et de glacial.
Kit sentit son sang se figer plus encore peut-être que tout à l'heure par la gelée et la neige: cependant, il frappa de nouveau. Pas de réponse; le bruit continua sans interruption. Alors, Kit posa avec précaution sa main sur le loquet et poussa son genou contre la porte qui, n'étant pas fermée à l'intérieur, céda à la pression et tourna sur ses gonds. Le jeune homme aperçut le reflet d'un feu de foyer sur les vieilles murailles, et il entra.
CHAPITRE XXXIV.
La sombre et rougeâtre lueur d'un feu de bois, car ni lampe ni chandelle n'éclairaient la chambre, montra à Kit un personnage assis en face du foyer, tournant le dos et penché vers la flamme vacillante. Son attitude était celle d'un homme qui rechercherait la chaleur. C'était cela, et ce n'était pourtant pas tout à fait cela. Sa pose inclinée, sa taille voûtée semblaient indiquer cette intention; mais ses mains n'étaient pas étendues en avant pour recueillir la chaleur bienfaisante, mais il n'y avait ni mouvement d'épaules ni frémissement du corps qui annonçât qu'il savourait le bien-être du foyer en le comparant avec le froid âpre du dehors. Les membres ramassés, la tête baissée, les bras croisés sur sa poitrine et les doigts étroitement repliés, cette figure se balançait à droite et à gauche sur son siège sans s'arrêter un moment, accompagnant cette oscillation du son lugubre que Kit avait entendu.
Quand le jeune homme était entré, la lourde porte s'était refermée derrière lui avec un fracas qui l'avait fait tressaillir. La figure ne parla ni ne se retourna pour regarder; elle ne témoigna par aucun signe que ce bruit fût parvenu jusqu'à elle; c'était la forme d'un vieillard, dont les cheveux blancs se rapprochaient par leur teinte des cendres consumées vers lesquelles il tenait la tête penchée. Lui, et la lueur vacillante, et le feu mourant, et la chambre délabrée, et la solitude, et les débris d'une vie frappée au coeur, et l'obscurité, tout était en harmonie. Cendres, poussière, ruines!
Kit essaya de parler et prononça quelques mots sans savoir ce qu'il disait. Toujours le même gémissement terrible et sourd, toujours le même balancement sur la chaise. La figure restait courbée, dans sa même attitude et sans paraître se douter de la présence d'un étranger.
Kit avait la main sur le loquet pour sortir, quand il crut reconnaître ce personnage mystérieux à la lueur que fit une bûche embrasée en se rompant et roulant par terre. Il retourna plus près, puis il avança d'un pas, d'un autre, d'un autre encore. Un autre pas, et il put voir sa figure. Oh! oui, toute changée qu'elle était, il la reconnut bien!
«Mon maître! s'écria-t-il tombant à genoux et lui prenant la main.
Mon cher maître! parlez-moi!»
Le vieillard se retourna lentement vers lui et murmura d'une voix sourde:
«Encore un!… Combien donc d'esprits y aura-t-il eu cette nuit?
— Ce n'est pas un esprit, mon bon maître. Ce n'est que votre ancien serviteur. Vous me reconnaissez, n'est-ce pas, j'en suis sûr? Miss Nell… où est-elle? Où est-elle?
— Ils sont tous de même: ils ne savent dire que cela! s'écria le vieillard. Ils me font tous la même question. C'est encore un esprit.
— Où est-elle? demanda Kit. Oh! je ne vous demande que ça!… Où est-elle, mon cher maître?
— Elle dort là-bas, là.
— Dieu soit loué!
— Oui, Dieu soit loué! répéta le vieillard. Je l'ai prié bien des fois, bien des fois, bien des fois, tout le long de la nuit, quand elle s'est endormie. Il le sait bien. Écoutez! n'a-t-elle pas appelé?
— Je n'ai rien entendu.
— Vous avez entendu. Vous l'entendez maintenant. Me direz-vous que vous n'avez pas entendu ça?»
Il se leva et écouta de nouveau.
«Ni ça peut-être? s'écria-t-il avec un sourire triomphant. Ah! c'est que personne ne peut connaître sa voix aussi bien que moi?… Chut! chut!»
Faisant signe à Kit de garder le silence, le vieillard passa dans une autre chambre.
Après une courte absence, pendant laquelle Kit put l'entendre parler d'une voix douce et caressante, il revint, portant à la main une lampe.
«Elle dort toujours, murmura-t-il. Vous aviez raison. Elle n'a pas appelé, à moins que ce ne soit dans son sommeil. Ce ne serait pas la première fois, monsieur, qu'elle m'aurait appelé dans son sommeil, et qu'assis près d'elle à la veiller, j'aurais vu ses lèvres remuer; et que j'aurais bien reconnu, quoiqu'il n'en sortit pas de son, qu'elle parlait de moi. J'ai craint que la lumière n'éblouît ses yeux et ne l'éveillât; aussi je l'ai apportée ici.»
Il se parlait ainsi à lui-même, plutôt qu'il ne s'adressait au visiteur; mais lorsqu'il eut posé la lampe sur la table, il la leva, comme s'il était frappé d'un souvenir momentané ou d'un sentiment de curiosité, et la porta au visage de Kit. Puis, ayant l'air d'oublier à l'instant même ce qu'il voulait faire, il se retourna et remit la lampe sur la table.
«Elle dort tranquillement, dit-il, mais ce n'est pas étonnant. Les mains des anges ont semé la neige à flots épais sur la terre pour que le pas le plus léger semble plus léger encore; les oiseaux eux-mêmes sont morts pour que leurs chants ne puissent l'éveiller. Elle avait l'habitude de leur donner à manger, monsieur. Quelque froid qu'il fasse et quelques affamés qu'ils soient, les timides oiseaux nous fuient; mais elle, ils ne la fuyaient jamais.»
Il s'arrêta encore pour écouter, et, osant à peine respirer, il écouta longtemps, longtemps. Passant de cette idée à une autre, il ouvrit un vieux coffre, en retira quelques vêtements avec la même précaution que si c'eussent été autant de créatures vivantes, et se mit à les caresser avec sa main et à les plier soigneusement.
«Pourquoi perdre ton temps au lit comme ça, chère Nell? murmura-t- il, lorsqu'il y a dehors de jolies baies rouges qui t'attendent pour les cueillir? Pourquoi perdre ton temps au lit comme ça, lorsque tes petits amis se glissent près de la porte en criant: «Où est Nell! la douce Nell?» et pleurent et sanglotent, parce qu'ils ne te voient pas!… Elle était toujours mignonne avec les enfants. Le plus farouche était docile avec elle. Elle était si gentille pour eux, si gentille et si bonne!»
Kit n'avait pas la force de parler. Ses yeux étaient remplis de larmes.
«Son petit vêtement de la maison, son vêtement favori!… s'écria le vieillard en le pressant contre son coeur et le caressant de sa main ridée. Elle le cherchera à son réveil. On l'avait caché ici pour rire, mais elle l'aura, elle l'aura. Je ne voudrais point contrarier ma bien-aimée, pour tous les biens du monde entier, je ne le voudrais point. Voyez ces souliers, comme ils sont usés! Elle les a gardés pour se rappeler notre long voyage. Comme ses petits pieds étaient à nu sur le sol! J'ai su depuis que les pierres les avaient blessés et meurtris. Mais elle, elle ne me l'aurait jamais dit. Non, non, elle s'en serait bien gardée! et depuis, je me suis souvenu qu'elle marchait derrière moi, monsieur, afin que je ne visse pas comme elle boitait. Et cependant elle tenait ma main dans les siennes, et cherchait encore à me soutenir!»
Il pressa les souliers contre ses lèvres, et les ayant posés avec soin, il recommença son dialogue intérieur. De temps en temps il regardait d'un oeil inquiet et ardent du côté de la chambre qu'il venait de visiter tout à l'heure.
«Elle n'avait pas l'habitude autrefois de rester ainsi au lit; mais c'est qu'alors elle se portait bien. Prenons patience. Quand elle se portera bien, elle se lèvera de bonne heure, comme autrefois; elle ira dehors respirer la fraîcheur salutaire du matin. Souvent, j'ai essayé de reconnaître le chemin qu'elle avait suivi; mais ses petits pieds de fée ne laissaient pas d'empreinte pour me guider sur la terre humide de rosée. — Qui est là?… Fermez la porte… Vite!… N'avons-nous pas déjà assez de mal à la défendre contre ce froid de marbre et à la tenir chaudement?»
La porte s'était ouverte en effet. M. Garland et son ami entrèrent, accompagnés de deux autres personnes. C'était le maître d'école et le vieux bachelier. Le maître d'école tenait à la main une lumière: selon toute apparence, il était allé chez lui nourrir sa lampe épuisée par une longue veillée, au moment où Kit était arrivé. C'est ce qui fait qu'il avait trouvé le vieillard seul.
Celui-ci se calma à la vue de ses deux amis, et perdant tout à coup l'irritation, si l'on peut donner ce nom à une agitation si faible et si triste, avec laquelle il avait parlé quand la porte s'était ouverte, il reprit sa première position, et peu à peu retomba dans son balancement monotone et dans sa lugubre et vague lamentation.
Quant aux étrangers, il n'y fit seulement pas attention. Il les avait bien aperçus, mais il semblait incapable d'éprouver de l'intérêt ou de la curiosité. Le plus jeune frère se tint debout de côté. Le vieux bachelier prit une chaise et s'assit près du grand-père. Après un long silence, il se hasarda à parler.
«Comment! lui dit-il avec douceur, encore une nuit où vous ne vous êtes pas couché! J'espérais que vous me tiendriez mieux votre promesse. Pourquoi ne prenez-vous pas un peu de repos?
— Il ne me reste plus de sommeil, répondit le vieillard. Elle a tout pris pour elle.
— Ça lui ferait bien de la peine si elle savait que vous veillez ainsi, dit le vieux garçon. Vous ne voudriez pas lui causer du chagrin?
— Ce n'est pas sûr, si je croyais que ça dût la réveiller!… Voilà si longtemps qu'elle dort!… Et cependant j'ai tort. C'est un bon et heureux sommeil, n'est-ce pas, hein?
— Oui, oui, répondit le vieux garçon. Oh! oui, un bienheureux sommeil.
— Bien!… Et le réveil? demanda le vieillard d'une voix tremblante.
— Il sera heureux aussi. Plus heureux que ne peut le dire aucune langue, que ne peut le concevoir aucun coeur.»
En le voyant se lever pour aller sur la pointe du pied dans la chambre voisine, où la lampe avait été replacée, en l'entendant parler encore dans cette chambre muette, ils s'entre-regardèrent, et pas un d'eux dont la joue ne fût humide de larmes. Le vieillard revint; il dit à demi-voix qu'elle était encore endormie, mais qu'il croyait l'avoir vue remuer. «C'est sa main, dit-il, … un peu, un tout petit peu;» mais il était bien sûr qu'elle l'avait remuée, peut-être en cherchant la sienne. Ce n'était pas la première fois qu'il le lui avait vu faire, et dans son plus profond sommeil encore. À ces mots, il retomba sur sa chaise, et, frappant sa tête de ses mains, il poussa un de ces gémissements qu'on ne saurait oublier.
Le bon maître d'école fit signe au vieux bachelier de s'approcher de l'autre côté et de lui adresser la parole. Tous deux lui retirèrent doucement ses doigts qu'il avait enroulés dans ses cheveux gris, et les pressèrent entre leurs mains.
«Il m'écoutera, j'en suis sûr, dit le maître d'école. Il écoutera l'un de nous, vous ou moi, si nous l'en supplions. Elle nous écoutait toujours.
— Je veux bien écouter toute voix qu'elle se plaisait à entendre, dit le vieillard. J'aime tout ce qu'elle aimait!
— Je le sais, répliqua le maître d'école, j'en suis certain. Songez à elle; songez à tous les chagrins, à toutes les épreuves que vous avez partagés; à toutes les fatigues et à toutes les paisibles jouissances que vous avez connues ensemble.
— J'y songe, j'y songe bien. Je ne songe à rien autre.
— Je désire que cette nuit vous ne songiez pas à autre chose, mon cher ami, que vous songiez uniquement à ces sujets qui peuvent calmer votre coeur et l'ouvrir aux impressions d'autrefois, aux souvenirs du temps passé. C'est ainsi qu'elle vous parlerait elle- même, et c'est en son nom que je vous parle.
— Vous faites bien de parler à voix basse, dit le vieillard. Cela fait que nous ne l'éveillerons pas. Oh! que je serais content de revoir ses yeux, de revoir son sourire. En ce moment, il y a bien encore un sourire sur son jeune visage; mais il est fixe et immobile. Je voudrais le voir aller et venir. Cela arrivera au temps du bon Dieu. Ne l'éveillons pas.
— Ne parlons point de ce qu'elle est dans son sommeil, mais de ce qu'elle était habituellement quand vous voyagiez ensemble, bien loin; de ce qu'elle était au logis, dans la vieille maison d'où vous avez fui ensemble; de ce qu'elle était dans votre bon temps d'autrefois.
— Elle était toujours joyeuse, bien joyeuse, s'écria le vieillard en regardant fixement le maître d'école. D'ailleurs, du plus loin que je me souvienne, je lui ai toujours vu quelque chose de doux et de tranquille; mais aussi c'est qu'elle était d'un bien heureux naturel.
— Nous vous avons entendu dire, ajouta le maître d'école, qu'en cela, comme en toutes ses qualités, elle était l'image de sa mère. Ne pouvez-vous y songer et vous rappeler sa mère?»
Le vieillard continua de le regarder fixement, mais sans rien répondre.
«Ou même, dit à son tour le vieux garçon, vous rappeler celle qui l'avait précédée? Il y a bien des années de cela, et l'affliction allonge la durée du temps; mais vous n'avez pas oublié celle dont la mort contribua à vous rendre si chère cette enfant, avant même que vous pussiez savoir si elle était digne de votre affection, ni lire dans son coeur? Vous pourriez, par exemple, ramener vos pensées sur les jours les plus éloignés, sur la première partie de votre existence, sur votre jeunesse, que vous n'avez point passée tout seul comme cette charmante fleur. Voyons! ne pouvez-vous pas vous rappeler, à une longue dis tance, un autre enfant qui vous aimait tendrement, quand vous n'étiez vous-même encore qu'un enfant? N'aviez-vous pas un frère depuis longtemps oublié, depuis longtemps absent, dont vous êtes séparé depuis longtemps, et qui enfin, au moment critique où vous avez besoin de lui, pourrait revenir vous soutenir et vous consoler?…
— Être enfin pour vous ce que vous fûtes autrefois pour lui! s'écria le plus jeune frère en mettant un genou en terre devant le vieillard. Oui, un frère qui revient, ô frère chéri, payer votre ancienne affection par ses soins constants, son dévouement et son amour; être à vos côtés ce qu'il n'a jamais cessé d'être quand les océans s'étendaient entre nous; invoquer, attester sa fidélité invariable et le souvenir des jours passés, des années de douleur et de misère. Mon frère, témoignez par un mot, un seul, que vous me reconnaissez; et jamais, non jamais, dans les plus beaux moments de nos plus jeunes années, quand, pauvres petits êtres innocents, nous espérions passer notre vie ensemble, jamais nous n'aurons été à moitié aussi précieux l'un à l'autre que nous allons l'être désormais.»
Le vieillard promena successivement son regard sur les assistants et remua les lèvres; mais il ne s'en échappa aucun son, aucun mot de réponse.
«Si nous étions si unis alors, continua le plus jeune frère, quel lien plus étroit encore pour nous unir désormais! Notre amour, notre intimité, ont commencé dans l'enfance, quand la vie tout entière était devant nous; ils seront renoués maintenant que nous avons éprouvé la vie et que nous voilà redevenus enfants. Il y a des esprits inquiets qui ont poursuivi à travers le monde la fortune, la renommée ou le plaisir, et qui aiment à se retirer après, sur le déclin de l'âge, là où fut leur berceau, pour s'efforcer vainement de revenir à l'enfance avant de mourir; nous, au contraire, moins heureux qu'eux au commencement de la vie, mais plus heureux à la fin, nous nous reposerons au sein des lieux et des souvenirs de notre jeune âge; et, retournant chez nous sans avoir réalisé une espérance qui se rattachât à ce bas monde; ne rapportant rien de ce que nous avions emporté, si ce n'est une compassion mutuelle; n'ayant sauvé d'autre fragment des débris de la vie que ce qui nous l'avait d'abord rendue chère, qui donc nous empêcherait de redevenir enfants comme autrefois? Et même, ajouta- t-il d'une voix altérée, et même si ce que je n'ose dire était arrivé, oui, même si cela était… ou devait être, puisse le ciel l'empêcher et nous épargner cette douleur! cher frère, ne nous séparons pas, ce sera toujours une grande consolation pour nous dans notre affliction profonde.»
Peu à peu le vieillard s'était glissé vers la chambre intérieure, tandis que ces paroles lui étaient adressées. Il y jeta un regard tout en répondant d'une voix tremblante:
«Vous complotez entre vous pour lui ravir mon coeur. Vous n'y réussirez jamais; jamais, tant que je serai vivant. Je n'ai pas d'autre parent, pas d'autre ami qu'elle; je n'en ai jamais eu d'autre; je n'en aurai jamais d'autre. Elle est tout pour moi. Il est trop tard pour nous séparer maintenant.»
Il les écarta du geste, et, appelant doucement Nelly tout en marchant, il s'insinua dans la chambre. Ceux qu'il avait laissés en arrière se réunirent, et, après avoir échangé quelques mots brisés par l'émotion, ils se déterminèrent à le suivre. Ils marchèrent avec assez de précaution pour ne faire aucun bruit; mais du sein de ce groupe s'échappaient des sanglots, des gémissements douloureux, et le deuil était sur tous les visages.
Car elle était morte! Elle reposait sur son petit lit. Le calme solennel de sa chambre n'avait plus rien d'étonnant. Tout s'expliquait.
Elle était morte. Pas de sommeil aussi beau, aussi calme, aussi dégagé de toute trace de douleur, aussi ravissant à contempler. On aurait dit une créature sortie à peine de la maison de Dieu et n'attendant que le souffle vital pour naître, plutôt qu'une créature qui eût déjà connu la vie et la mort.
Son lit était parsemé de baies d'hiver et de feuilles vertes recueillies dans un endroit qu'elle préférait.
«Quand je mourrai, mettez auprès de moi quelque chose qui ait aimé la lumière du jour et qui ait eu toujours le ciel au-dessus de soi,» telles avaient été ses paroles.
Elle était morte! Chère, charmante, courageuse, noble Nelly! elle était morte. Son petit oiseau, un pauvre être chétif qu'un coup de pouce eût étouffé, sautait vivement dans sa cage; et le coeur puissant de l'enfant, sa maîtresse, était pour jamais muet et immobile.
Où étaient les traces de ses soucis prématurés, de ses souffrances, de ses fatigues? Tout avait disparu. Le chagrin était mort en elle; mais la paix et le bonheur parfait venaient de naître à la place et se reflétaient dans sa beauté tranquille, dans son repos inaltérable.
Et pourtant toute sa personne d'autrefois subsistait encore sans que ce changement l'eût en rien altérée. Le vieil air de famille, le même calme du coin du feu souriait encore sur ce doux visage; il avait traversé comme un rêve les phases de la misère et de l'angoisse. Ce même air de douceur, de bonté affectueuse, il survivait, tel qu'il était par un soir d'été, à la porte du pauvre maître d'école; par une froide nuit pluvieuse, devant le feu de la fournaise, ou bien au chevet du petit écolier mourant; tels nous verrons les anges dans toute leur majesté… après la mort.
Le vieillard saisit un des bras inertes de Nell et appuya fortement, pour la réchauffer, la petite main contre sa poitrine. C'était la main qu'elle lui avait tendue en lui adressant son dernier sourire, la main avec laquelle elle le conduisait dans toutes leurs excursions. De temps en temps il la portait à ses lèvres, puis il la pressait de nouveau sur sa poitrine en disant à demi-voix qu'elle devenait plus chaude; et tout en parlant ainsi il regardait avec désespoir ceux qui l'entouraient, comme pour implorer leur assistance en faveur de Nelly.
Elle était morte, elle n'avait plus besoin d'assistance. Les chambres d'autrefois qu'elle remplissait de vie même alors que sa vie allait déclinant si rapidement; le jardin dont elle avait pris soin; les yeux qu'elle avait charmés; ses promenades silencieuses qu'elle avait visitées à plus d'une heure de rêverie; les sentiers qu'elle semblait avoir foulés la veille encore; rien de tout cela ne la reverrait plus.
Le maître d'école se baissa pour l'embrasser sur la joue, et donnant un libre cours à ses larmes:
«Ce n'est pas, dit-il, sur la terre que finit la justice du ciel. Pensez à ce que c'est que la terre, comparée au monde vers lequel cette jeune âme vient de prendre sitôt son essor; et dites-nous ensuite, quand nous pourrions, par l'ardeur d'un voeu solennel prononcé près de ce lit, la rappeler à la vie, dites si quelqu'un de nous oserait le faire entendre?»
CHAPITRE XXXV.
Quand le matin fut arrivé, et que les voyageurs purent s'entretenir avec plus de calme du sujet de leur tristesse, ils apprirent les détails suivants sur la mort de Nelly.
Il y avait deux jours qu'elle était morte. Ses amis du village étaient auprès d'elle au moment suprême, sachant bien qu'elle tirait à sa fin. Elle mourut peu après le lever de l'aurore. Tour à tour on lui avait fait la lecture, on lui avait parlé jusqu'à une heure assez avancée; mais vers la dernière partie de la nuit, elle s'endormit. On put comprendre, aux paroles qu'elle prononçait en rêvant, que ses rêves lui retraçaient les excursions faites avec le vieillard; les scènes pénibles en avaient disparu pour faire place à l'image des êtres généreux qui avaient assisté et traité avec bienveillance le grand-père et sa petite-fille; car souvent elle disait d'un ton de vive reconnaissance: «Que Dieu vous bénisse!» Quand elle s'éveilla, elle n'eut pas de délire, si ce n'est qu'elle parla d'une admirable musique qu'elle entendait dans les airs. Qui sait? c'était peut-être vrai.
Ouvrant les yeux à la fin, après un sommeil très-paisible, elle les pria de l'embrasser encore une fois. Lorsqu'ils l'eurent embrassée, elle se tourna vers le vieillard avec un sourire plein de tendresse, un sourire, dirent les témoins, comme ils n'en avaient jamais vu, et tel qu'ils ne pourraient jamais l'oublier; et de ses deux bras elle entoura le cou de son grand-père. D'abord, on ne s'aperçut pas qu'elle était morte.
Souvent elle avait parlé des deux soeurs qu'elle aimait, disait- elle, comme de vraies amies. Elle souhaitait qu'on pût leur apprendre un jour combien leur pensée l'avait occupée et combien de fois elle les avait suivies de loin, tandis qu'elles se promenaient ensemble le soir, au bord de la rivière. Elle eût voulu revoir le pauvre Kit, dont elle prononça fréquemment le nom. Elle formait le voeu que quelqu'un lui portât son souvenir; et même alors elle ne songeait à lui ou ne parlait de lui qu'avec une gaieté franche et vive, comme autrefois.
Au reste, jamais elle n'avait fait entendre ni un murmure ni une plainte. Toujours calme au contraire, toujours la même aux yeux de ceux qui l'entouraient, si ce n'est qu'elle leur montrait chaque jour plus d'attachement et de reconnaissance, elle s'éteignit comme la lumière du soleil dans un beau soir d'été.
L'enfant qui avait été son petit ami se présenta aussitôt qu'il fit jour, avec des fleurs desséchées qu'il demanda la permission de poser sur la poitrine de Nelly. C'était lui qui dans la nuit s'était mis à la fenêtre et avait parlé au fossoyeur. Aux traces de ses petits pieds sur la neige, on reconnut qu'avant d'aller se coucher il avait erré près de la chambre où Nelly reposait. Sans doute il avait craint qu'on ne la laissât seule, et n'avait pu supporter cette idée.
Il leur parla encore de son rêve où il avait vu qu'elle leur serait rendue dans son état habituel. Il sollicita instamment la faveur de voir Nelly; il promit de se tenir bien tranquille: on n'avait pas à craindre qu'il eût peur, disait-il, car il avait gardé tout seul durant une journée entière son jeune frère défunt, content de se trouver jusqu'à la fin si près de lui. On exauça son désir; et vraiment il tint parole, son courage enfantin dans un âge si tendre avait été pour tous une édifiante leçon.
Jusque-là, le vieillard n'avait pas prononcé une parole, sinon pour s'adresser à Nelly; il n'avait pas bougé d'auprès du lit. Mais quand il aperçut le petit favori de son enfant, il fut plus ému que jamais, et lui fit signe de s'approcher de lui. Alors lui montrant le lit, il fondit en larmes pour la première fois; et les assistants, comprenant que la présence de cet enfant faisait du bien au vieillard, les laissèrent seuls ensemble.
L'enfant sut calmer le vieillard en lui parlant de Nell dans son langage naïf, et lui persuader qu'il devait sortir un peu pour prendre quelque repos… il lui fit faire enfin tout ce qu'il voulait.
Lorsque vint la lumière du jour, de ce jour où Nell devait, sous sa forme terrestre, disparaître à jamais des yeux mortels, l'enfant emmena le vieillard afin qu'il ne sût pas le moment où elle allait lui être ravie.
Ils allèrent cueillir des feuilles fraîches et des baies pour en décorer le lit funèbre. C'était le dimanche, par une brillante et claire après-midi d'hiver. Comme ils suivaient la rue du village, ceux qui se trouvaient sur leur chemin se détournaient en leur faisant place et leur adressaient un salut amical. Quelques-uns secouaient cordialement la main du vieillard, d'autres se découvraient la tête en le voyant avancer d'un pas chancelant, et s'écriaient lorsqu'il passait près d'eux: «Que Dieu l'assiste!»
«Voisine, dit le vieillard, s'arrêtant à la porte de la chaumière qu'habitait la mère de son jeune guide, depuis quand les gens d'ici sont-ils presque tous en noir le dimanche? J'ai vu à la plupart d'entre eux un ruban de deuil ou un morceau de crêpe.»
La femme répondit qu'elle ne savait pas pourquoi.
«Vous-même, s'écria-t-il, vous portez aussi cette couleur. Les croisées sont fermées partout, comme jamais elles ne le sont dans la journée. Qu'est-ce que cela signifie?»
La femme répondit encore qu'elle ne savait pas pourquoi.
«Retournons-nous-en, dit impétueusement le vieillard; il faut voir ce que c'est.
— Non, non! cria l'enfant qui le retint. Rappelez-vous ce que vous m'avez promis. Nous avons à aller jusqu'à cette pelouse du sentier où elle me menait si souvent et où vous nous avez trouvés plus d'une fois faisant des guirlandes pour son jardin. Ne nous en retournons pas!
— Où est-elle maintenant? demanda le vieillard. Dites-le-moi.
— Ne le savez-vous pas? répondit l'enfant. Ne l'avons-nous pas quittée tout à l'heure.
— C'est vrai, c'est vrai. C'était elle… que nous avons quittée.»
Le vieillard appuya la main sur son front, tourna autour de lui des yeux hagards; et, comme poussé par une pensée subite, il traversa la route et entra dans la maison du fossoyeur. Celui-ci, avec le sourd qui l'aidait dans ses travaux, était assis devant le feu. Tous deux se levèrent à la vue du vieillard.
Le jeune garçon leur fit un signe rapide de la main. Ce fut l'affaire d'un moment; mais ce geste, et mieux encore l'expression des traits de son compagnon malheureux suffirent bien.
«Est-ce que… est-ce que vous enterrez quelqu'un, aujourd'hui?… dit le vieillard avec anxiété.
— Non, non! répondit le fossoyeur. Qui donc voulez-vous que nous ayons à enterrer.
— Oui, qui donc en effet? c'est ce que je me demande.
— C'est jour férié, mon bon monsieur, répliqua doucement le fossoyeur. Nous n'avons pas à travailler aujourd'hui.
— En ce cas, j'irai où vous voudrez, dit le vieillard se tournant vers l'enfant. Vous êtes bien sûr de ce que vous me dites? Vous n'êtes pas capable de me tromper?… Je suis bien changé, allez! même depuis la dernière fois que vous m'avez vu.
— Allez en paix avec lui, monsieur, cria le fossoyeur, et que le ciel vous conduise.
— Je suis prêt, dit le vieillard d'un ton de soumission. Allons, mon enfant, allons.»
Et alors il se laissa emmener.
Voilà que la cloche retentit, la cloche que Nelly avait entendue si souvent la nuit et le jour et qu'elle écoutait avec un plaisir grave, absolument comme une voix vivante. Voilà que la cloche sonna son implacable glas pour elle, si jeune, si jolie et si bonne. La vieillesse décrépite, les hommes dans la vigueur de l'âge, la jeunesse florissante, la faible enfance, tous se précipitèrent, tous se rassemblèrent autour de la tombe de Nelly, les uns sur des béquilles, les autres dans l'orgueil de la force et de la santé, ceux-ci dans l'épanouissement des promesses de l'avenir encore à l'aube de la vie. Il y avait là des vieillards avec leurs yeux émoussés, leurs membres insensibles; des aïeules qui eussent dû être mortes depuis dix ans, tant elles étaient déjà vieilles alors; il y avait les sourds, les aveugles, les boiteux, les paralytiques, les morts vivants de toute taille et de toute forme, tous accourus pour voir se fermer cette tombe prématurée. Qu'était-ce que cette mort anticipée qu'on allait y ensevelir, en comparaison de cette autre mort infirme et tardive qui se traînait à peine vivante encore autour de la fosse!
On la porta le long d'un sentier encombré par la foule; pure comme la neige nouvelle qui couvrait le sol, elle n'avait fait comme elle qu'apparaître un jour sur la terre.
Elle passa de nouveau sous ce porche où elle s'était assise quand le ciel, dans sa miséricorde, l'avait conduite vers cette retraite paisible; la vieille église la reçut au sein de son ombre maternelle.
On la porta dans un coin où bien souvent elle s'était assise toute rêveuse, et l'on déposa soigneusement sur les dalles le précieux fardeau. La lumière s'y projetait à travers les vitraux d'une fenêtre coloriée, une fenêtre que les rameaux des arbres effleuraient constamment pendant l'été et où les oiseaux venaient chanter doucement tout le long du jour. À chaque souffle d'air qui agiterait ces branches, un reflet tremblant, une clarté changeante tomberait sur le tombeau de Nelly.
La terre retourne à la terre, la cendre à la cendre, la poussière à la poussière. Plus d'une jeune main déposa sur le cercueil sa petite couronne; on entendit plus d'un sanglot étouffé. Plusieurs, et ce fut le plus grand nombre, s'agenouillèrent. Tous étaient sincères dans leurs regrets.
Le service étant achevé, les personnes qui menaient le deuil se rangèrent de côté, et les villageois se réunirent en cercle pour regarder la tombe avant que les dalles eussent été replacées. Un d'eux rappela combien de fois on avait vu Nelly assise en ce même endroit; combien de fois, son livre de prières sur ses genoux, elle contemplait le ciel avec des yeux pensifs. Un autre disait qu'il s'était étonné souvent qu'une créature si délicate, fût en même temps si courageuse; que jamais elle n'avait craint d'entrer seule la nuit dans l'église, qu'au contraire elle aimait à y errer quand tout était tranquille, et même à gravir l'escalier de la tour sans autre lumière que les rayons de la lune pénétrant à travers les meurtrières percées dans l'épaisseur du vieux mur. Les plus anciens du pays murmurèrent entre eux que c'était pour voir les anges et converser avec eux; et on n'avait pas de peine à le croire, en se rappelant ses traits, ses discours, sa mort prématurée. On s'approchait de la tombe par petits groupes, on y jetait un regard, puis on faisait place à d'autres et l'on sortait à trois ou quatre en chuchotant. Bientôt il ne resta dans l'église que le vieux fossoyeur et les amis de Nelly.
Ils virent refermer le caveau et fixer dessus la pierre. Quand l'obscurité du soir fut descendue, quand le calme sacré du lieu saint ne fut plus troublé par le moindre bruit, quand la brillante clarté de la lune se projeta sur la tombe et sur l'église, sur les piliers, les murailles, les arceaux, et principalement, on eût pu le croire du moins, sur la paisible sépulture de Nelly, à cette heure du repos où tous les objets extérieurs et les pensées de l'âme s'accordent pour témoigner de l'éternité devant laquelle les espérances muettes et les craintes s'humilient dans la poussière, alors les amis de l'enfant se retirèrent pieusement résignés, et la laissèrent avec Dieu.
Ah! elle coûte cher à apprendre la leçon que donnent de telles morts: mais qu'aucun homme ne la repousse; car c'est une leçon utile à tous, celle qui contient dans toute sa puissance et son universelle sagesse la vérité. Lorsque la mort frappe ces petits innocents, il sort de ces fragiles enveloppes d'où elle dégage l'âme palpitante, des essaims nombreux de vertus qui, sous la forme de la bonté, de la charité, de l'amour, vont par le monde répandre leurs bénédictions. De toute larme versée sur ces tombes verdoyantes par des êtres désolés, il naît quelque bien pour notre âme, quelque progrès pour notre nature. Les traces mêmes du génie destructeur fécondent de brillantes créations qui défient sa puissance, et le chemin sombre par où il a passé devient une traînée lumineuse qui conduit au ciel.
Il était tard quand le vieillard rentra au logis. L'enfant l'avait d'abord conduit chez sa mère, sous quelque prétexte. Assoupi par sa longue promenade et par ses veilles précédentes, le vieillard tomba dans un profond sommeil, au coin du feu. Épuisé de fatigue comme il l'était, on eut soin de ne point le réveiller. Ce repos dura longtemps, et, quand il en sortit, la lune brillait de tout son éclat.
Le plus jeune frère, inquiet de son absence prolongée, attendait son retour à la porte de la maison, quand il vit le vieillard s'avancer sous la conduite de son petit guide. Il alla au-devant d'eux, et pressant avec tendresse son frère de vouloir bien s'appuyer sur son bras, il le mena jusqu'en sa demeure où le vieillard rentra d'un pas lent et tremblant.
Il alla tout droit à la chambre de Nelly. N'y trouvant pas ce qu'il y avait laissé, il revint avec des yeux humides dans la pièce où ses amis étaient réunis. De là il courut à la maison du maître d'école, en appelant: «Nelly! Nelly!» On le suivait de près, et quand il eut vainement cherché sa petite fille, on le reconduisit chez lui.
Là, avec les paroles de tendresse et de persuasion que peuvent inspirer la pitié et l'amour, ils l'engagèrent à s'asseoir parmi eux, à écouter ce qu'ils avaient à lui communiquer. Alors, s'efforçant par quelques petits détours de préparer son esprit à une révélation indispensable, et insistant dans les termes les plus tendres sur le partage heureux qui était échu à Nelly, ils lui dirent enfin toute la vérité. À l'instant même où elle sortit de leur bouche, il tomba roide comme un homme assassiné.
Durant plusieurs heures on eut peu d'espoir de le ramener à la vie; mais la douleur a la vie dure, et le vieillard revint à lui.
S'il existait quelqu'un qui n'eût jamais connu le vide affreux qui suit la mort, ni le sentiment de désolation qui s'appesantit sur les esprits les plus forts, lorsqu'ils sentent à chaque instant qu'il leur manque un être précieux et chéri; ni le lien étroit qui s'établit entre les choses inanimées, les objets les plus insensibles et l'idole de leurs souvenirs, alors qu'il n'est pas un meuble dans la maison qui ne devienne un monument sacré, pas une chambre qui ne soit un tombeau; s'il existait quelqu'un qui ne connût pas cela et ne l'eût point éprouvé par sa propre expérience, celui-là aurait peine à comprendre comment, pendant de longs jours, le vieillard languissant usa le temps à errer çà et là comme une âme en peine, cherchant toujours quelque chose sans jamais trouver le repos.
Tout ce qu'il avait conservé de pensée et de mémoire était concentré sur elle. Jamais il ne reconnut ou ne parut reconnaître son frère. La tendresse, les soins le laissaient indifférent. Si on lui parlait de tel sujet ou de tel autre, sauf un seul, il écoutait quelques moments avec patience, puis il se dépêchait d'aller recommencer sa recherche.
Quant au sujet qui était dans sa pensée comme dans celle de tout le monde, il était impossible de l'aborder. Morte! Il ne pouvait ni entendre ni supporter ce mot. La moindre allusion à cet égard l'eût jeté dans un accès semblable à celui où il était tombé la première fois. Nul ne pourrait dire dans quelle espérance il supportait la vie: mais qu'il eût quelque espérance de retrouver Nelly, une espérance vague et obscure qui chaque jour fuyait devant lui, et qui de jour en jour lui rendait le coeur plus malade et plus accablé, personne n'en pouvait douter.
Ses amis décidèrent qu'il conviendrait de l'éloigner du théâtre de ce dernier malheur; d'essayer si un changement de lieu le tirerait de cet état de stupeur et de chagrin. Son frère consulta sur ce point les maîtres les plus habiles de la science; Ils vinrent et examinèrent le vieillard. Plusieurs restèrent à causer avec lui quand il voulait bien causer, et à suivre ses mouvements tandis qu'il marchait seul et silencieux.
«En quelque endroit qu'on le conduise, dirent-ils, il cherchera toujours à revenir ici. Son esprit n'en sortira pas. On pourrait le garder à vue, veiller sur lui avec soin, le tenir prisonnier enfin; mais s'il réussissait à s'échapper, il ne manquerait pas de retourner au même lieu, ou bien c'est qu'il mourrait en route.»
Le petit garçon, à qui il avait obéi d'abord, perdit sur lui son influence. Le vieillard lui permettait parfois de marcher à ses côtés, il paraissait assez sensible à sa présence pour lui donner la main, ou même encore il s'arrêtait de temps en temps pour l'embrasser sur la joue ou pour lui caresser la tête. D'autres fois il lui enjoignait, sans rudesse, cependant, de s'éloigner, et ne supportait pas sa vue près de lui. Mais soit qu'il fût seul ou avec son docile ami, soit qu'il se trouvât avec ceux qui eussent donné tout au monde pour pouvoir lui procurer quelque consolation, quelque repos d'esprit, toujours il restait le même: il n'aimait plus rien, il ne se souciait plus de rien dans la vie. C'était un coeur brisé à tout jamais.
Un jour enfin on s'aperçut qu'il s'était levé de très-bonne heure et qu'il était parti avec son havre-sac sur le dos, son bâton à la main, emportant avec lui le chapeau de paille de Nelly avec son petit panier rempli des objets qu'elle avait coutume d'y mettre. Comme on allait se mettre à sa poursuite, on vit accourir tout effrayé un enfant de l'école qui, un moment auparavant, l'avait aperçu assis dans l'église, sur le tombeau de Nelly, dit-il.
On s'y rendit en toute hâte: et, du seuil de la porte, dont on s'était approché sur la pointe du pied, on le vit là dans l'attitude d'un homme qui attend. On se garda bien de le déranger, on laissa seulement quelqu'un pour le surveiller toute la journée. Quand descendit l'ombre du soir, le vieillard se leva, retourna au logis et se mit au lit en murmurant: «Elle viendra demain!»
Le lendemain, il se rendit de nouveau dans l'église où il resta depuis le matin jusqu'à la nuit; et, la nuit venue, il alla se coucher en murmurant comme la veille: «Elle viendra demain!»
Ce fut ainsi que désormais chaque jour, et durant la journée entière, il attendit Nelly sur son tombeau. Que de fois dans la vieille, sombre et silencieuse église, il vit se dresser devant lui les brillantes visions de ce qu'avait été Nelly, de ce qu'il espérait qu'elle pouvait redevenir encore: ces tableaux d'excursions nouvelles dans de belles campagnes, de haltes pittoresques sous le ciel tout ouvert, d'allées et venues à travers les champs et les bois; ces accents de la voix toujours vivante dans son souvenir; ses traits, sa taille, son vêtement flottant, ses cheveux agités gaiement par la brise!
Jamais il ne dit à ses amis ni ce qu'il pensait ni où il allait. Le soir, il était assis parmi eux, méditant avec un secret plaisir, qui n'était un mystère pour personne, de fuir avec Nelly avant la nuit suivante; et on pouvait l'entendre de nouveau murmurer dans ses prières: «O mon Dieu, laissez-la venir demain!»
Ce fut par une belle journée de printemps que finit ce drame. Le vieillard n'était pas revenu à son heure habituelle. On se mit à sa recherche, et on le trouva couché sur le tombeau de Nelly. Il était mort.
On l'inhuma à côté de celle qu'il avait si tendrement aimée, dans cette église où souvent ils avaient prié, rêvé, en se tenant par la main. L'enfant et le vieillard reposent ensemble.
CHAPITRE XXXVI.
Le tourbillon magique qui, dans sa course aventureuse, a entraîné jusqu'ici le chroniqueur, commence à ralentir son pas; il s'arrête. Le voilà arrivé au but; notre tâche va finir aussi.
Il ne nous reste plus qu'à prendre congé des acteurs du petit monde qui nous a tenu compagnie tout le long du chemin, pour terminer notre voyage.
Entre tous, par-dessus tous, le doucereux Sampson Brass et Sally, viennent, bras dessus bras dessous, réclamer notre attention et nos égards.
Nous avons déjà vu que M. Sampson était tombé entre les mains de la justice, après l'avoir invoquée d'abord, et on avait si fortement insisté pour qu'il voulût bien prolonger son séjour dans la prison, qu'il n'avait pu s'y refuser. Il demeura sous la protection des lois durant un temps considérable, tenu si étroitement à l'écart par l'attention pleine de sollicitude de ceux qui veillaient à ses besoins, qu'il était perdu pour la société, sans pouvoir se livrer à aucun exercice extérieur, si ce n'est dans l'espace d'une petite cour pavée. Les gens auxquels il avait affaire, connaissant son caractère modeste et son goût pour la retraite, jaloux d'ailleurs de l'avoir toujours près d'eux, ne voulurent pas s'en séparer avant que deux riches particuliers eussent fourni une caution de trente-sept mille cinq cents francs; ce ne fut qu'à cette condition que ses hôtes lui permirent de quitter leur toit hospitalier, tant ils avaient peur qu'il ne leur faussât pour toujours compagnie, s'ils ne prenaient pas leurs sûretés avant de lui donner la clef des champs. M. Brass, frappé de ce que ce badinage avait de spirituel, et le prenant tout à fait au sérieux, trouva dans le vaste cercle de ses relations une couple d'amis dont la fortune réunie s'élevait à un peu moins de un franc cinquante centimes; il offrit donc ces messieurs en garantie: histoire de rire! Mais, ces gentlemen n'ayant pas été accueillis, après vingt-quatre heures de réflexion pour la forme, M. Brass consentit à rester dans son domicile actuel, et il y resta en effet jusqu'au moment où un club d'esprits d'élite, vulgairement appelé le Grand-Jury, qui étaient dans le secret de la plaisanterie, l'appelèrent à comparaître pour parjure et dol, devant douze autres personnages facétieux qui, à leur tour, s'amusèrent beaucoup à le déclarer coupable. Il y a plus; la populace elle-même s'associa au badinage; et lorsque M. Brass fut emmené en fiacre vers l'édifice où se réunissaient ses juges, elle salua sa venue en lui jetant à la tête des oeufs pourris et des petits chats noyés; elle fit même semblant de vouloir le mettre en pièces, ce qui accrut infiniment le comique de la situation, et dut, sans nul doute, augmenter d'autant la satisfaction de l'ex- procureur.
Une fois en vaine de gaieté, M. Brass ne s'en tint pas là: il se pourvut en cassation, alléguant en sa faveur que, s'il avait consenti à déclarer lui-même les faits à sa charge, c'était sur l'assurance réitérée qu'on lui avait donnée, et les promesses qu'on lui avait faites d'obtenir pour lui pardon et impunité; il invoquait l'indulgence que la loi ne refuse pas en pareil cas aux esprits crédules, victimes de leur confiance innocente. Après un débat solennel, ce point, ainsi que d'autres de nature technique, dont il serait difficile d'exagérer la grotesque extravagance, fut déféré à la décision des juges. En attendant, Sampson avait été réintégré dans sa première résidence. Finalement, vainqueur sur quelques points, vaincu sur d'autres, le résultat définitif fut qu'au lieu d'être prié de vouloir bien voyager pour un temps en pays étranger, il obtint la faveur d'orner de sa présence la mère patrie, sous certaines restrictions tout à fait insignifiantes.
Voici quelles furent ces restrictions: il devait, durant un nombre d'années déterminé, résider dans un bâtiment spacieux où étaient logés et entretenus aux frais du public plusieurs autres gentlemen qui étaient vêtus d'un uniforme gris très-simple, bordé de jaune, portant les cheveux ras et vivant principalement d'un petit potage au gruau. On l'invita aussi à partager leur exercice qui consiste à monter constamment une série interminable de marches d'escalier; et de peur que ses jambes, peu accoutumées à ce genre de divertissement, ne s'en trouvassent avariées, on lui fit porter au-dessus de la cheville une amulette de fer pour lui servir de charme contre la fatigue. Une fois bien convenus de leurs faits, on le transporta un soir à son nouveau séjour, en grande cérémonie, dans un des carrosses de Sa Majesté, en compagnie de neuf autres gentlemen et de deux dames admis au même privilège.
Indépendamment de ces petites peines, autrement dit, de ces bagatelles, son nom fut effacé du rôle des attorneys; et je ne sais pas si vous savez que jusqu'à ces derniers temps cette mesure a toujours été considérée comme une marque de dégradation, de déshonneur pour celui qui la subit, comme impliquant nécessairement quelque acte de félonie abominable, vu qu'il y a tant de noms très-peu respectables qui se carrent tranquillement aux meilleures places de la liste des procureurs, sans être en rien molestés.
Quant à Sally Brass, il courut sur son compte une foule de rumeurs contradictoires. Il y en avait d'aucuns qui disaient avec pleine assurance qu'elle s'était rendue aux docks en habits d'homme et s'y était engagée comme matelot femelle. D'autres insinuaient qu'elle s'était enrôlée comme simple soldat dans le deuxième régiment des gardes à pied et qu'on l'avait aperçue en uniforme à son poste, c'est-à-dire se tenant un soir appuyée sur son fusil dans une des guérites du parc de Saint-James; mais de tous ces bruits, celui qui paraît le plus vraisemblable, c'est, qu'après un laps de quelque cinq années, pendant lesquelles rien n'indique que personne ait pu la rencontrer, on vit plus d'une fois deux misérables créatures se glisser à la nuit hors des réduits les plus reculés de Saint-Giles et cheminer le long des rues en traînant la savate, le corps tout courbé, scrutant les tas d'ordures et les ruisseaux comme pour y chercher quelque débris de nourriture, quelque rebut du souper de la veille. Jamais ces espèces de spectres n'apparaissaient que dans les nuits de froid et d'obscurité où ces terribles fantômes, ces images incarnées de la misère, du vice et de la famine, qui en tout autre temps se cachent dans les plus hideux repaires de Londres, sous les portes cochères, les voûtes sombres et dans les caves, s'aventurent à rôder dans les rues. Ceux qui avaient connu Sampson et Sally, disaient tout bas que ce devait être l'ex-procureur et sa soeur; et il paraît qu'encore aujourd'hui on les voit quelquefois passer, la nuit, quand il fait bien noir, avec leur sale accoutrement, tout contre le passant, qui s'écarte avec dégoût.
On ne retrouva le corps de Quilp qu'au bout de quelques jours. Une enquête fut ouverte près de l'endroit où les flots l'avaient déposé. L'opinion générale fut que le nain s'était suicidé, et comme toutes les circonstances de sa mort paraissaient s'accorder avec cette présomption, le verdict fut rendu dans ce sens. Il fut enterré avec un pieu enfoncé au travers du coeur, au beau milieu d'un carrefour.
Cependant, le bruit courut plus tard que cette horrible et barbare pratique n'avait pas été mise à exécution et que les restes de Quilp avaient été secrètement rendus à Tom Scott. Sur ce point même, toutefois, les sentiments furent divisés, car plusieurs personnes prétendirent que Tom Scott avait déterré à minuit la dépouille de son maître et l'avait portée à un endroit indiqué d'avance par la veuve. Il est à présumer que ces deux histoires n'avaient pas d'autre fondement que les larmes versées par Tom, lors de l'enquête: et nous devons dire à ceux qui ne voudraient pas le croire, que le fait des larmes est véritable; bien plus, Tom manifesta le plus vif désir d'aller donner une pile au jury. Voyant qu'on l'en empêchait et qu'on l'avait même chassé de la salle, il voulut du moins, par esprit de vengeance, en obscurcir l'unique croisée en se posant en éventail dans l'embrasure, la tête en bas, jusqu'à ce qu'un sergent de ville, qui ne badinait pas, le remit sur ses pieds lestement en lui faisant faire la culbute.
Se trouvant sur le pavé, par suite de la mort de son maître, il se détermina à courir le monde sur la tête et sur les mains, et, en conséquence, il commença à faire la roue pour gagner sa vie. Cependant, comme sa qualité d'Anglais lui paraissait un obstacle insurmontable à ses succès dans cette carrière (quoique l'art des culbutes soit chez nous en assez grande faveur), il prit le nom d'un marchand d'images italien avec qui il fit connaissance; et sous le nom de Tomscotino fit désormais ses pirouettes à l'envers avec un succès prodigieux et devant un public de plus en plus nombreux.
La petite mistress Quilp ne se pardonna jamais l'unique faute qui pesât sur sa conscience, et elle ne pouvait y penser ni en parler sans pleurer amèrement. Son mari ne laissait point de parents, elle était riche; il n'avait pas fait de testament, sinon elle fût restée pauvre. S'étant mariée la première fois à l'instigation de sa mère, elle ne consulta que son propre goût pour un second choix. Ce choix tomba sur un homme agréable et jeune encore; et comme il avait posé pour condition préliminaire que mistress Jiniwin vivrait hors de la maison avec une pension alimentaire, les deux époux n'eurent, après la célébration du mariage, que la moyenne nécessaire de querelles qu'il doit y avoir dans un bon ménage, et menèrent une joyeuse existence avec l'argent du défunt.
M. et mistress Garland et M. Abel continuèrent leur petit trantran ordinaire, à l'exception d'un changement qui se produisit dans leur intérieur, comme nous allons l'exposer: Quand le temps fut venu, M. Abel s'associa avec son ami le notaire. À cette occasion, il y eut dîner, bal, réjouissance complète. Au bal, le hasard voulut qu'on eût invité la jeune personne la plus modeste qu'on ait jamais vue, et le hasard voulut encore que M. Abel tombât amoureux d'elle. Comment se fit la chose, ou comment les deux jeunes gens s'en aperçurent, ou lequel des deux communiqua le premier à l'autre sa découverte, c'est ce que l'on ignore. Toujours est-il qu'après un certain temps ils se marièrent; toujours est-il qu'ils furent heureux à faire envie, toujours est- il enfin qu'ils méritaient bien leur bonheur. Il ne pouvait rien y avoir de plus agréable pour nous que d'ajouter à ces détails qu'ils eurent beaucoup d'enfants; car la bonté et la vertu ne peuvent se multiplier et se répandre sans que ce soit un ornement de plus à joindre aux autres beautés de la nature et un sujet de joie légitime pour l'humanité tout entière.
Le poney garda son caractère et ses principes d'indépendance jusqu'au dernier moment de sa vie, qui fut d'une longueur peu commune, et lui valut le surnom de Mathusalem. Souvent il traîna le petit phaéton de la maison de M. Garland père à la maison de M. Garland fils; et comme les parents et leurs enfants se réunissaient très-fréquemment, il eut chez les jeunes époux une écurie à lui où il se rendait de lui-même avec une étonnante dignité. Il voulut bien condescendre à jouer avec les enfants lorsque ceux-ci furent devenus assez grands pour cultiver son amitié, et il courait avec eux comme un chien à travers le petit enclos. Mais, bien qu'il se relâchât à tel point de sa fierté d'humeur, et leur permît des caresses et de petites privautés, comme par exemple d'examiner ses sabots ou de se pendre à sa queue, jamais il ne souffrit qu'aucun d'eux montât sur son dos pour le conduire; montrant ainsi que la familiarité elle-même a ses limites, et qu'il y a des points réservés avec lesquels il ne faut pas badiner.
Vers la fin de sa vie, Whisker prouva qu'il n'était pas encore incapable de former des attachements de coeur: lorsque le bon vieux bachelier vint vivre avec M. Garland après le décès de son ami le desservant, le poney se prit pour lui d'une grande amitié et se laissa volontiers conduire par lui sans opposer la moindre résistance. Deux ou trois années avant sa mort on cessa de le faire travailler; il vécut à même l'herbe des prés comme un vrai coq en pâte, et son dernier acte, bien digne d'un vieux gentleman colérique, fut de lancer une ruade contre son docteur… vétérinaire.
Après une longue convalescence, M. Swiveller, qui était entré en jouissance de son revenu, acheta une bonne garde-robe à la marquise et la mit aussitôt en pension, conformément au voeu qu'il avait fait sur son lit de souffrance. Il chercha longtemps un nom qui fût digne d'elle, et finit par se décider en faveur de Sophronie Sphinx, nom euphonique, gracieux, qui avait de plus l'avantage de laisser supposer au fond un mystère. Ce fut donc sous ce nom que la marquise se rendit, tout en larmes, à la pension choisie par M. Swiveller: mais elle en fut retirée, par suite de ses progrès rapides qui l'avaient placée au-dessus de ses compagnes, pour entrer dans un établissement d'un ordre plus élevé. M. Swiveller, c'est une justice à lui rendre, bien que les frais d'éducation de la marquise dussent le mettre à la gêne pour une demi-douzaine d'années au moins, ne sentit pas un instant son zèle se refroidir et se trouva toujours payé amplement par les rapports avantageux qu'il recevait, avec beaucoup de gravité, sur les progrès de la jeune élève, chaque fois qu'au bout du mois il faisait sa visite à la directrice, qui le considérait comme un gentleman aux habitudes excentriques, très-littéraire et d'une force prodigieuse sur les citations.
En un mot, M. Swiveller tint la marquise dans cette maison jusqu'à ce qu'elle eût atteint à peu près sa dix-neuvième année; elle avait alors de bonnes manières, de l'instruction, de l'élégance. Il se demanda sérieusement, à cette époque, ce qu'il y avait maintenant à faire. Dans une de ses visites périodiques, tandis qu'il roulait cette question dans son esprit, la marquise arriva au parloir; elle était seule, elle était plus souriante et plus fraîche que jamais: alors la pensée vint à Richard, et ce n'était pas la première fois, que si elle consentait à l'épouser, ils seraient parfaitement heureux ensemble. Richard lui posa la question, elle ne dit pas non. Au bout d'une semaine, ni plus ni moins, ils étaient mariés, ce qui permit à M. Swiveller de faire remarquer bien des fois plus tard qu'il y avait eu, avec tout cela, une jeune demoiselle qui l'avait attendu pour l'épouser.
Il y avait justement à louer un petit cottage à Hampstead avec une tabagie pour fumer, objet d'envie du monde civilisé; ils se gardèrent bien de manquer l'occasion, et allèrent s'y établir après la lune de miel. Chaque dimanche, M. Chukster se rendait régulièrement en ce lieu de retraite pour y passer la journée; il commençait par y déjeuner. C'était lui qui était leur grand pourvoyeur de nouvelles publiques et des cancans de la société fashionable. Durant quelques années, il continua de porter à Kit une haine à mort, protestant qu'il avait encore une meilleure opinion de lui du temps qu'on l'accusait d'avoir soustrait le billet de banque, que depuis qu'on avait reconnu pleinement son innocence; car enfin son crime témoignait au moins chez lui d'une certaine audace, d'une certaine énergie, tandis que son innocence n'était qu'une preuve de plus de son caractère souple et artificieux. Cependant il en vint plus tard, mais combien il fallut de temps! à se réconcilier avec lui; il alla même jusqu'à l'honorer de son patronage, comme un homme qui s'était assez visiblement corrigé pour mériter pardon et indulgence. Toutefois, il ne mit jamais en oubli et ne put lui pardonner le fait du schelling; car enfin, disait-il, s'il fût revenu pour en gagner un autre, à la bonne heure, mais revenir pour achever de gagner ce qu'on lui avait donné tout d'abord, c'était sur son caractère moral une tache que ni regret ni contrition ne pouvait jamais complètement faire disparaître.
M. Swiveller, qui avait toujours eu du goût pour la philosophie contemplative, s'y adonnait de temps en temps avec fureur dans sa petite tabagie, dont il ne pouvait s'arracher. Durant ces heures de méditation, il s'était mis à débattre dans son esprit la question mystérieuse de la famille de Sophronie. Sophronie elle- même croyait être orpheline; mais M. Swiveller, d'après quelques légers indices qu'il réunit d'autre part, inclina souvent à penser que miss Brass devait en savoir plus long, et, ayant appris par sa femme les détails de l'étrange entrevue qu'elle avait eue avec Quilp, il soupçonna maintes fois que le nain eût bien pu, de son vivant, fournir la clef de l'énigme, si cela lui eût convenu. Disons cependant que ces raisonnements ne troublaient aucunement le repos de M. Swiveller; car Sophronie était toujours pour lui une femme aimable, dévouée et vigilante. Richard, de son côté, d'humeur égale et paisible, à cela près de quelques brouilles passagères avec M. Chukster, que Sophronie, en femme de bon sens, encourageait plutôt qu'elle ne les calmait, fut toujours pour elle un époux plein d'égards et de tendresse. Ils jouèrent ensemble des milliers de parties de cribbage. Et nous devons ajouter, à l'honneur de Dick, que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il continua d'appeler du titre de marquise celle que nous appelons, nous, Sophronie, et que, chaque année, à l'anniversaire du jour où il l'avait aperçue dans sa chambre de malade, il y avait un dîner auquel M. Chukster était engagé: et, ce jour-là, on mettait les petits plats dans les grands.
Les joueurs de profession Isaac List et Jowl, avec leur digne associé M. James Graves, ce personnage chatouilleux à l'endroit de sa réputation, poursuivirent leurs opérations avec des chances diverses jusqu'au moment où l'insuccès d'une affaire un peu hardie dans l'exercice de leur profession les obligea de se disperser dans toutes les directions, sans pouvoir éviter l'atteinte de la justice, qui a le bras long. Cette déroute provint de l'étourderie d'un nouvel affidé, le jeune Frédéric Trent, qui, en divulguant le secret de ses complices, devint ainsi, à son insu, l'instrument de leur châtiment comme du sien.
Ce jeune homme passa à l'étranger, où, pendant quelque temps, il s'abandonna à toutes sortes d'excès, vivant de son industrie, autrement dit, de l'abus de toutes les facultés qui, dignement employées, élèvent l'homme au-dessus de la bête, mais qui le ravalent au contraire au-dessous d'elle lorsqu'il s'est ainsi dégradé. Peu de temps après, son corps, tout meurtri et défiguré par quelque rixe violente, fut reconnu par un Anglais qui visitait par hasard le bâtiment spécial de la Morgue, à Paris, où sont exposés les noyés. Mais cet Anglais garda prudemment le secret jusqu'à son retour dans son pays, et le corps de Frédéric Trent ne fut réclamé par personne.
Le gentleman, désignation familière sous laquelle nous avons fait connaître le frère du grand-père de Nelly, voulait absolument tirer le pauvre maître d'école de sa retraite ignorée pour faire de lui son compagnon et son ami; mais l'humble instituteur de village craignait de s'aventurer dans un monde bruyant, et d'ailleurs, il s'était habitué à aimer le voisinage du vieux cimetière. Calme et heureux dans son école, dans son pays d'adoption, et surtout dans son attachement pour sa chère petite amie tant pleurée, il continua tranquillement sa vie paisible et demeura, malgré l'insistance du reconnaissant gentleman, ce qu'on peut exprimer en peu de mots, un pauvre maître d'école, rien de plus.
Son ami, le gentleman, ou le plus jeune frère, comme vous voudrez, avait conservé au fond du coeur un pesant chagrin. Mais ce chagrin ne faisait de lui ni un misanthrope ni un ermite. Il traversait le monde en gardant ses affections. Longtemps, très-longtemps, son principal plaisir fut de rechercher la trace des lieux par où avaient passé le vieillard et l'enfant, autant que les derniers récits de Nelly lui permirent de retrouver ces indices, de s'arrêter là où ils s'étaient arrêtés, de méditer là où ils avaient souffert, et de se réjouir là où ils avaient éprouvé quelque bon traitement. Ceux qui leur avaient témoigné quelque bonté ne purent échapper à ses recherches. Les deux soeurs du pensionnat de miss Monflathers, qui avaient été aimées de Nelly parce qu'elles-mêmes n'avaient pas d'amis; mistress Jarley, la propriétaire des figures de cire; Codlin, Short, tous, il les retrouva; et l'on nous a même affirmé qu'il n'oublia pas non plus le chauffeur de la fournaise.
L'histoire de Kit, en se répandant au dehors, lui attira une multitude d'amis et lui valut beaucoup d'offres généreuses. D'abord, il ne songeait nullement à quitter le service de M. Garland; mais, sur les représentations sérieuses et les bons avis de ce gentleman, il commença à s'accoutumer à l'idée d'un changement de condition dans le temps comme dans le temps; mais, en moins de rien et sans qu'il eût seulement le loisir de respirer, un des jurés qui l'avait autrefois cru coupable du crime qu'on lui imputait et qui s'était prononcé en conséquence, lui proposa un bon poste. Il avait la bonté d'assurer en même temps à la mère de Kit des moyens suffisants d'existence et de bien-être. Ce fut ainsi, comme Kit le répétait souvent, qu'un grand malheur devint pour lui la source de toutes ses prospérités.
Kit resta-t-il célibataire, ou bien se maria-t-il? Il va sans dire, qu'il se maria. Et qui pouvait-il épouser, si ce n'est Barbe? Et même, bien mieux, il se maria assez jeune pour que le petit Jacob se trouvât avoir des neveux et nièces avant que ses mollets, déjà mentionnés honorablement dans cette histoire, eussent encore eu l'honneur de se voir logés dans un grand pantalon. Au reste, ce n'était pas nécessaire pour porter le titre vénérable d'oncle, car le poupon l'était aussi comme lui. Le bonheur que cet événement causa à la mère de Kit et à la mère de Barbe est au-dessus de toute expression; se trouvant si bien d'accord sur ce point comme sur tous les autres, elles prirent le parti de se loger ensemble et vécurent dans la plus parfaite intimité. Le cirque d'Astley avait un attrait irrésistible pour les réunir tous au parterre à chaque trimestre; et la mère de Kit ne manquait pas de dire, chaque fois qu'elle voyait badigeonner à neuf l'extérieur de ce théâtre florissant, que son fils, en les y conduisant, n'avait pas nui au succès de la troupe, et elle s'attendait presque à voir le directeur sortir pour l'en remercier avec effusion quand elle passait par là.
Lorsque Kit eut des enfants de six et sept ans, il y eut dans le nombre une Barbe, et une jolie Barbe encore. Il n'y manquait pas non plus un fac-simile exact du petit Jacob, tel qu'il était dans ces temps reculés où on lui révéla ce que c'était que des huîtres. Naturellement, il y avait un Abel, le filleul de M. Garland fils; il y avait un Dick, également filleul de M. Swiveller. Le petit groupe d'enfants se réunissait souvent le soir autour du père, en le priant de raconter encore l'histoire de cette bonne miss Nell, qui était morte. Kit la leur racontait; et, quand les enfants pleuraient après l'avoir entendue, regrettant qu'elle ne fût pas plus longue, il leur disait qu'elle était montée au ciel, où vont tous les braves gens, et que, s'ils étaient bons comme elle, ils pouvaient espérer d'aller aussi un jour au ciel, où ils pourraient la voir et la connaître comme il l'avait vue et connue lui-même du temps qu'il n'était encore qu'un tout petit garçon. Puis il leur racontait combien alors il était pauvre, comment elle lui avait enseigné ce qu'il n'avait pas le moyen d'apprendre, et comment le vieillard avait l'habitude de dire: «Elle se moque toujours de Kit;» et alors les enfants séchaient leurs larmes et se mettaient à rire à la pensée de ce qu'avait fait cette bonne miss Nell, et ils étaient tout joyeux.
Parfois, Kit les conduisait jusqu'à la rue où Nell et son grand- père avaient habité; mais de nouvelles constructions en avaient totalement changé la physionomie. Depuis longtemps la vieille maison avait été abattue, et, à la place, on avait ouvert une belle et large voie. Les premières fois, Kit put tracer encore avec sa canne un cercle sur le sol, comme pour indiquer à ses enfants la place où avait été la maison; mais bientôt il n'eut plus lui-même qu'un souvenir confus de cette place: tout ce qu'il put dire, c'est que ce devait être ici où là, et que tous ces changements lui avaient brouillé l'esprit.
Telles sont les métamorphoses que produisent un petit nombre d'années, et c'est ainsi que tout passe, comme une histoire qu'on raconte.
FIN.
1 Pour Greenwich.
2 Sorte de jeu de cartes particulier aux Anglais.
3 625 000 francs.
4 3 750 francs.
5 Fée d'Écosse.