← Retour

Le magasin d'antiquités, Tome II

16px
100%

CHAPITRE XXI.

M. Swiveller et sa partenaire jouèrent plusieurs parties avec des succès variés, jusqu'à ce que la perte de trois pièces de six pence, l'absorption graduelle de la bière et le son des horloges, qui annoncèrent dix heures du soir, rappelèrent à ce gentleman la fuite rapide du temps et la nécessité pour lui de se retirer avant le retour de M. Sampson et de miss Sally Brass.

«Marquise, dit-il d'un ton de gravité, en présence de ces circonstances impérieuses, je demanderai à Votre Seigneurie la permission de mettre le jeu dans ma poche, et de vous quitter maintenant que j'ai achevé ce pot; vous faisant seulement observer, marquise, que, si la vie coule comme un fleuve, je ne m'alarme pas de la voir couler si vite, madame, puisqu'une pareille absinthe croît sur ses bords, et que de tels yeux éclairent ses ondes pendant qu'elles suivent leur cours. Marquise, à votre, santé! Excusez-moi de garder mon chapeau; mais le palais est humide, et le pavé de marbre est, pardon de l'expression, fangeux.»

Comme précaution contre ce dernier inconvénient, M. Swiveller était resté, durant tout le temps, assis avec les pieds en l'air posés contre la plaque de la cheminée, position qu'il gardait encore lorsqu'il donna cours à ces observations apologétiques, tandis qu'il savourait lentement les dernières gouttes du nectar.

«Le baron Sampsono Brasso et sa charmante soeur sont, me dites- vous, au spectacle?» dit M. Swiveller, appuyant d'aplomb son bras gauche sur la table et élevant sa voix avec sa jambe droite, à la manière des bandits de théâtre.

La marquise fit un signe de tête.

«Ah! dit M. Swiveller avec un majestueux froncement de sourcils, c'est bien, marquise! Mais que nous importe!… Du vin, holà!»

Comme accompagnement à ces déclamations mélodramatiques il se présenta le vidrecome avec beaucoup de respect et fit claquer ses lèvres avec une satisfaction farouche.

La petite servante, qui était loin de posséder aussi bien que M. Swiveller le secret des ficelles théâtrales, n'ayant jamais vu une comédie ni entendu parler de rien de semblable, à moins que ce ne fût par hasard, à travers les fentes des portes ou en tout autre endroit défendu, fut passablement alarmée de ces démonstrations si nouvelles pour elle; et ses regards témoignèrent si manifestement de son trouble, que M. Swiveller jugea qu'il devait, par charité, échanger sa pose de brigand contre une attitude plus conforme à la vie habituelle.

«Est-ce qu'ils vous laissent souvent ici pour voler où la gloire les appelle? demanda-t-il.

— Oh! oui, je crois bien! répondit la petite servante, Miss Sally est si gagneuse!

— Si…?

— Si gagneuse!» répéta la marquise.

Après un moment de réflexion, M. Swiveller se détermina à ne plus se préoccuper de rectifier le langage de la jeune fille et à la laisser babiller à l'aise: il était évident que sa langue était déliée par la bière à l'absinthe; et d'ailleurs, elle n'était pas assez souvent en humeur de discourir pour qu'il dût perdre le temps à discuter un petit barbarisme de plus ou de moins.

«Ils vont quelquefois voir M. Quilp, dit la petite servante avec un regard futé; ils vont bien aussi ailleurs. Dieu merci.

— Est-ce que M. Brass est aussi un gagneur?… demanda Dick.

— Pas la moitié autant que miss Sally, pour sûr, répondit la petite servante en secouant la tête. Dieu merci! il ne ferait rien de rien sans elle.

— Vrai, il ne ferait rien?

— Miss Sally l'a si bien mis au pas, dit la petite servante, qu'il lui demande toujours son avis; quelquefois même il en profite. Bonté divine! je crois bien qu'il ne le laisse pas tomber par terre.

— Je suppose, dit Richard, qu'ils se consultent souvent et qu'ils ont l'occasion de parler de beaucoup de gens, de moi par exemple, hein! marquise?»

La marquise remua la tête d'une manière très-prononcée.

«Est-ce en bien?» demanda M. Swiveller.

La marquise changea le mouvement de sa tête, qui, sans cesser cependant de remuer, commença tout à coup à tourner de droite à gauche et de gauche à droite avec une vivacité négative qui pouvait faire craindre que le cou ne se disloquât, par occasion.

— Hum! murmura Richard. Marquise, serait-ce trop exiger de votre confiance que de vous prier de m'apprendre ce qu'ils disent du très-humble individu qui a en ce moment l'honneur de…?

— Miss Sally dit que vous êtes un garçon sans cervelle.

— Très-bien, marquise; ceci n'est pas un mauvais compliment. La gaieté, marquise, n'est point une qualité basse. Le vieux roi Cole était lui-même un joyeux compère, si nous devons ajouter foi à l'histoire.

— Mais elle dit, poursuivit sa compagne, qu'il n'y a pas à se fier à vous.

— Eh bien! au fait, marquise, dit M. Swiveller d'un air pensif, plusieurs dames et messieurs, non pas positivement des personnes d'une profession libérale, mais des gens du commerce, madame, oui, du commerce, ont fait à mon sujet la même remarque. L'obscur citoyen, qui tient un hôtel dans cette rue penchait fortement ce soir vers cette opinion quand je lui ai commandé de préparer le festin. C'est un préjugé populaire, marquise; et pourtant je ne sais vraiment sur quoi il est fondé, car j'ai dans le temps obtenu crédit pour un chiffre considérable, et je puis dire que jamais je n'ai manqué au crédit. C'est plutôt lui qui m'a manqué; mais moi, jamais… M. Brass partage l'opinion de sa soeur, à ce que je suppose?»

Son amie fit un nouveau signe de tête, mais affirmatif cette fois, en y joignant pourtant un regard malin qui semblait donner à supposer que les opinions de M. Brass à cet égard étaient encore plus prononcées que celles de sa soeur; puis, par un retour sur elle-même, elle ajouta d'un ton suppliant:

«Surtout n'en dites rien, car je serais battue à mort.

— Marquise, dit M, Swiveller en se levant, la parole d'un gentleman a autant de valeur que son billet, quelquefois même elle en a davantage; dans le cas présent, par exemple, où son billet pourrait rencontrer du doute et de la méfiance. Je suis votre ami, et j'espère que nous pourrons jouer encore plusieurs parties liées dans ce même salon. Mais, à propos, marquise, ajouta Richard s'arrêtant dans son trajet vers la porte et décrivant lentement un cercle autour de la petite servante qui le suivait avec la chandelle à la main, il est évident pour moi que vous devez avoir l'habitude constante de faire prendre l'air à votre oeil par le trou de la serrure pour en savoir si long.

— C'était seulement parce que je voulais savoir, répondit en tremblant la marquise, où était cachée la clef du garde-manger, voilà tout; et si je l'avais trouvée, je n'aurais pas pris grand- chose, seulement de quoi apaiser ma faim.

— Alors vous ne l'avez pas trouvée; car vous seriez plus grasse. Bonsoir, marquise. Porte-toi bien, et si je te quitte pour jamais, à jamais porte-toi bien. Tends la chaîne de la porte, marquise, de crainte d'accident.»

Sur ces dernières recommandations, M. Swiveller sortit de la maison; et, trouvant qu'il avait bu tout autant qu'il convenait à sa constitution (la bière à l'absinthe est un breuvage si capiteux!) il se détermina sagement à se rendre chez lui et à se mettre au lit. Il gagna donc ses appartements, car il avait conservé la fiction du pluriel; et, comme ses appartements n'étaient qu'à une courte distance de l'étude, bientôt Richard se trouva dans sa chambre à coucher où, ayant ôté une botte et oublié l'autre à son pied, il se laissa aller à une profonde méditation.

«Cette marquise, se dit-il en croisant ses bras, est une personne tout à fait extraordinaire. Le mystère l'entoure. Elle ignore le goût de la bière. Elle ne connaît pas son nom (ce qui est moins étonnant), et elle n'a pris quelques notions bornées de la société qu'à travers les trous des serrures. Tout cela était-il écrit dans sa destinée, ou bien quelque créancier inconnu a-t-il mis l'embargo sur les décrets du sort? Mystère profond et terrible!»

Ses réflexions étant arrivées à cette conclusion satisfaisante, Richard se souvint de la botte qui était restée à son pied; il se mit en devoir de la retirer avec une rare solennité, secouant tout le temps sa tête d'un air grave, et soupirant profondément.!

Il dit ensuite, en mettant son bonnet de nuit juste de la même manière qu'il posait son chapeau, sur le coin de l'oeil:

«Ces parties liées me rappellent le foyer conjugal. La femme de Cheggs joue au cribbage, à l'impériale, peut-être. Elle fait sauter la banque en ce moment. On l'entraîne de plaisir en plaisir, pour dissiper ses regrets; mais c'est égal, ils la suivent partout. Aujourd'hui, je puis le dire, ajouta Richard en posant de profil sa joue gauche et regardant avec complaisance au miroir la réflexion d'une très-petite ligne de favoris, aujourd'hui, je puis le dire, le fer a pénétré dans son coeur. C'est bien fait!…»

Tombant ensuite de ce sentiment farouche et féroce dans une pensée tendre et pathétique, M. Swiveller poussa un gémissement, arpenta sa chambre d'un air égaré, fit mine de se tirer une poignée de cheveux, mais jugea à propos de s'en tenir à la démonstration, et se contenta d'arracher le gland de son bonnet de coton. Enfin se déshabillant avec une sombre résolution, il se mit au lit.

Dans cette triste position, d'autres eussent eu recours à la boisson; mais, comme M. Swiveller en avait usé précédemment, il recourut seulement à sa flûte, en face de cette pensée affreuse et trop certaine que Sophie Wackles était à jamais perdue pour lui. Après mûres considérations, il pensa que c'était là une bonne, sonore et lugubre occupation, non-seulement en harmonie avec la tristesse de ses propres idées, mais capable d'éveiller chez les voisins de la sympathie pour le jeune célibataire. En conséquence, il poussa une petite table près de son chevet, et, disposant de son mieux la lumière et son cahier de musique, il tira la flûte de sa botte et commença à jouer de la façon la plus funèbre.

C'était l'air Toujours avec mélancolie, air qui, lorsqu'on le joue au lit très-lentement sur la flûte, et lorsqu'en outre il a l'inconvénient d'être joué par un gentleman peu au fait de l'instrument et qui est forcé de donner plusieurs fois la même note avant de trouver la suivante, ne produit pas un effet très- saisissant. Cependant, durant la moitié de la nuit et même davantage, M. Swiveller, tantôt étendu sur le dos avec les yeux fixés au plafond, sortant du lit à moitié pour mieux lire son cahier de musique, joua vingt fois de suite cet air infortuné, ne s'arrêtant guère qu'une ou deux minutes pour respirer et faire des monologues sur le compte de la marquise; après quoi, il recommençait à jouer avec un redoublement de vigueur. Ce ne fut qu'après avoir épuisé ses divers sujets de méditation, et avoir soufflé dans sa flûte jusqu'à la lie l'essence de la bière à l'absinthe; ce ne fut qu'après avoir mis la tête à l'envers à tous les gens de la maison et des maisons voisines, peut-être de toute la rue, qu'il ferma son cahier, éteignit sa chandelle, et, se trouvant enfin l'esprit dispos et soulagé, se tourna contre le mur et s'endormit.

Le matin, au réveil, son moral était parfaitement rétabli. Il prit encore une demi-heure d'exercice sur sa flûte. Après avoir gracieusement reçu congé de la maîtresse de la maison, qui, pour lui intimer l'ordre de déguerpir, l'attendait sur l'escalier depuis le point du jour, il se rendit à Bevis-Marks. Là, la belle Sally était déjà à son poste, et son visage offrait le doux rayonnement qui brille au front de la chaste Diane.

M. Swiveller lui adressa un signe de tête et échangea son habit contre sa veste aquatique, ce qui lui prenait un certain temps, car les manches en étaient si justes, que c'était toujours une opération difficile et laborieuse. Cette difficulté vaincue, Richard s'assit devant le pupitre, à sa place accoutumée.

Miss Brass rompit brusquement le silence.

«N'avez-vous pas trouvé ce matin un porte-crayon en argent, dites?

— J'en ai peu rencontré dans la rue, répondit M. Swiveller. J'en ai vu un cependant, un gros porte-crayon, d'air très-respectable; mais, comme il était en compagnie d'un vieux canif et d'un jeune cure-dent, avec lesquels il paraissait en conversation réglée, je me serais fait conscience de le déranger.

— Voyons! pas de bêtise, avez-vous notre porte-crayon? répliqua miss Brass sérieusement; oui ou non?

— Il faut donc que vous soyez enragée pour m'adresser sérieusement une pareille question? s'écria M. Swiveller. Est-ce que vous ne voyez pas que je ne fais que d'arriver?

— À la bonne heure; mais tout ce que je sais, dit-elle, c'est qu'on ne peut pas le retrouver, et qu'il a disparu, cette semaine un jour où je l'avais laissé sur ce pupitre.

— Holà! pensa Richard; j'espère que la marquise n'aura pas travaillé de ce côté.

— Il y avait aussi, dit miss Sally, un couteau de même modèle. Ces deux objets m'avaient été donnés par mon père, il y a bien des années, et tous deux ont disparu. N'avez-vous rien perdu vous- même?»

M Swiveller porta involontairement la main à sa veste pour s'assurer que c'était bien une veste et non un habit à basques; et, s'étant convaincu bien vite que ce vêtement, l'unique effet mobilier qu'il possédât dans Bevis-Marks, était en parfaite sûreté, il fit une réponse négative.

«C'est fort désagréable, Dick, reprit miss Brass en ouvrant sa boîte d'étain et se rafraîchissant avec une pincée de tabac; mais, entre nous, entre nous qui sommes des amis, car si Sammy venait à le savoir, ça n'en finirait pas, il y a aussi de l'argent de l'étude qu'on avait laissé traîner et qui a disparu de même. Pour ma part, j'ai perdu en trois fois trois écus.

— Vous n'y pensez pas! s'écria Richard. Prenez garde à ce que vous dites, mon vieux; car c'est chose sérieuse. Êtes-vous bien sûre de votre fait? N'y a-t-il pas quelque erreur?

— C'est très-réel, répondit miss Brass avec énergie, et il ne peut y avoir aucune erreur.

— Alors, par Jupiter! pensa Richard en posant sa plume, j'ai bien peur que ce ne soit la marquise qui ait fait le coup!»

Plus il retournait ce sujet dans son esprit, plus il ne pouvait s'empêcher de croire que très-probablement la misérable petite servante était la coupable. Quand il considérait à quelle chétive nourriture elle était réduite, dans quel état d'abandon et d'ignorance elle vivait, et combien sa malice naturelle avait dû être aiguisée par la nécessité et les privations, il n'en faisait pas l'ombre d'un doute. Et cependant elle lui inspirait tant de pitié; il était tellement pénible pour Richard de voir une cause si grave troubler l'originalité de leur connaissance, qu'il se disait en lui-même, et très-sincèrement, que si on lui offrait d'une part cinquante livres sterling et de l'autre la preuve de l'innocence de la marquise, il n'hésiterait pas à repousser l'argent.

Tandis qu'il était plongé dans ces profondes et tristes méditations, miss Sally s'assit en secouant la tête d'un air de grand mystère et d'inquiétude sérieuse: on venait d'entendre dans le couloir la voix de Sampson chantant un gai refrain, et bientôt le gentleman lui-même apparut tout rayonnant de son sourire vertueux.

«Bonjour, monsieur Richard. Eh bien! monsieur, voici que nous commençons une nouvelle journée, le corps fortifié par le sommeil et le déjeuner, l'esprit frais et dispos. Nous voici, monsieur Richard, levés avec le soleil pour suivre notre petit train comme lui, notre petit train de devoirs journaliers, monsieur, et pour accomplir comme lui notre travail de la journée avec profit pour nous-mêmes et pour nos semblables. Quelle réflexion charmante, monsieur! Quelle charmante réflexion!»

Tout en adressant ces paroles à son clerc, M. Brass s'était mis avec une certaine affectation à examiner soigneusement du côté du jour un billet de banque de cinq livres qu'il tenait à la main.

Mais M. Richard ne témoignant aucun enthousiasme à ce discours, son patron tourna les yeux vers lui et remarqua tout haut qu'il paraissait troublé.

«Vous êtes agité, monsieur, dit-il. Monsieur Richard, nous nous attendions à vous trouver gaiement à l'ouvrage et non pas dans un état d'abattement. Il est juste, monsieur Richard, que…»

Ici la chaste Sarah poussa un gros soupir.

«O ciel! dit M. Sampson, vous aussi!… Qu'y a-t-il donc? monsieur
Richard…»

Et regardant miss Sally, Richard comprit qu'elle lui faisait signe d'instruire son frère du sujet de leur conversation récente. Comme sa propre position n'était pas très-agréable jusqu'à ce que la question eût été vidée de manière ou d'autre, il obéit, et miss Brass, roulant entre ses doigts sa tabatière d'une façon désordonnée, confirma le rapport de M Swiveller.

Sampson perdit contenance, et l'anxiété se peignit sur ses traits. Au lieu de déplorer amèrement la perte de son argent, comme miss Sally s'y attendait, il alla sur la pointe du pied jusqu'à la porte, l'ouvrit, regarda dehors, referma la porte tout doucement, revint sur la pointe du pied et dit à voix basse:

«C'est une circonstance extraordinaire et pénible, monsieur Richard, c'est une circonstance très-pénible. Le fait est que moi- même j'ai perdu récemment plusieurs petites sommes que j'avais laissées sur mon pupitre; je m'étais donné de garde d'en parler, espérant que le hasard ferait découvrir le coupable; mais non, je n'ai rien pu découvrir. Sally, monsieur Richard, c'est une très- malheureuse affaire!»

Tout en parlant, Sampson posa le billet de banque sur son pupitre parmi d'autres papiers, comme par mégarde, et mit ses mains dans ses poches. Richard Swiveller lui montra le billet et l'avertit de le reprendre.

«Non, monsieur Richard, dit Brass avec émotion; non, je ne le reprendrai pas. Je le laisserai en cet endroit, monsieur. Le reprendre, monsieur Richard, ce serait jeter un doute sur vous, et j'ai en vous, monsieur, une confiance illimitée. Nous laisserons là ce billet, monsieur, s'il vous plaît; pour rien au monde, je ne voudrais le reprendre.»

Et, ce disant, M. Brass lui frappa deux ou trois fois sur l'épaule, de la façon la plus amicale.

«Soyez certain, ajouta-t-il, que je n'ai pas moins confiance en votre probité qu'en la mienne.»

En tout autre temps, M. Swiveller eût attaché médiocrement d'importance à ce compliment; mais vu les circonstances présentes, il éprouva un grand soulagement de cette assurance qu'on ne lui faisait point l'injure de le soupçonner. Il répondit convenablement. Alors M. Brass le prit par la main et parut s'abandonner à une sombre méditation; il en fut de même de miss Sally. Richard aussi s'était plongé dans ses pensées. À tout moment, il craignait d'entendre accuser la marquise, car il ne pouvait s'empêcher de la croire coupable.

Durant quelques minutes, ils restèrent tous trois dans cette attitude.

Soudain miss Sally donna un grand coup sur le pupitre avec son poing fermé en s'écriant:

«Je le tiens.»

En effet, elle tenait le pupitre, et elle avait touché juste; car elle en fit voler un morceau de son poing mignon; mais ce n'était pas là le sens de ses paroles.

«Eh bien! dit Brass avec impatience. Expliquez-vous!

— Eh bien! répliqua la soeur, d'un air de triomphe, depuis ces trois ou quatre dernières semaines n'y a-t-il pas eu quelqu'un qui rôdait dans l'étude et dehors? Cette personne n'a-t-elle pas été laissée seule quelquefois dans l'étude, grâce à votre confiance? et me soutiendrez-vous que ce n'est pas là le voleur?

— Quelle personne?… cria Brass.

— Attendez donc, comment l'appelez-vous?… Kit!

— Le domestique de M. Garland?

— Certainement.

— Jamais! s'écria Brass, jamais! Ne me parlez pas de ça. Pas un mot de plus!»

Et il secouait la tête, et il agitait ses deux mains comme s'il eût voulu détruire dix mille toiles d'araignée.

«Jamais je ne croirai cela de lui; jamais!

— Eh bien! moi, je parie, répéta miss Brass en humant une nouvelle prise de tabac, je parie que c'est notre voleur.

— Eh bien! moi, je parie, répliqua Sampson avec violence, que ce n'est pas lui. Qu'est-ce que c'est que cela? Comment osez-vous l'accuser? Des caractères comme celui-là doivent-ils être en butte à des insinuations pareilles? Savez-vous bien que c'est le garçon le plus honnête et le plus fidèle qui ait jamais existé, et qu'il a une réputation sans tache?… Entrez, entrez.»

Ces derniers mots ne s'adressaient pas à miss Sally, quoiqu'ils eussent été prononcés sur le même ton que les chaleureuses remontrances qui avaient précédé, mais à une personne qui venait de frapper à la porte de l'étude; et à peine M. Brass les eut-il fait entendre, que Kit lui-même parut et dit:

«Le gentleman d'en haut est-il chez lui, monsieur, s'il vous plaît?

— Oui, Kit, dit Brass encore enflammé d'une vertueuse indignation et regardant sa soeur avec des yeux pleins de courroux et les sourcils froncés; oui, Kit, il y est. Je suis charmé de vous voir, Kit; je me réjouis de vous voir. Passez par ici, Kit, en redescendant.»

Et quand le jeune homme se fut retiré:

«Ce garçon-là un voleur! s'écria Brass; lui un voleur, avec cette physionomie franche et ouverte!… Je lui confierais de l'or sans le compter. Monsieur Richard, ayez la bonté de vous rendre immédiatement chez Wrasp et Compagnie, dans Broad-Street, et d'y demander s'ils ont eu des instructions pour paraître dans l'affaire Karmen et Painter. Ce garçon-là un voleur! reprit Sampson en ricanant de colère. Suis-je donc aveugle, sourd, imbécile? Est-ce que je ne sais pas juger la nature humaine d'un coup d'oeil? Kit un voleur! Bah!»

Jetant à miss Sally cette interjection finale avec un incommensurable dédain, Sampson Brass plongea la tête dans son pupitre comme pour se soustraire à la vue des misères et des bassesses de ce monde, et jeter un dernier défi à la médisance, à l'abri du couvercle à demi clos.

CHAPITRE XXII.

M. Sampson Brass était seul dans l'étude, au moment où Kit, ayant rempli sa commission, sortit de chez le gentleman et descendit l'escalier, environ un quart d'heure après être monté. Le procureur ne chantait point comme à l'ordinaire. Il n'était pas non plus assis à son pupitre. La porte, toute grande ouverte, laissa voir M. Brass adossé au feu et ayant un air si étrange, que Kit s'imagina qu'il lui avait pris quelque indisposition subite.

«Qu'y a-t-il donc, monsieur? dit Kit.

— Ce qu'il y a!… répondit vivement Brass. Rien. Pourquoi y aurait-il quelque chose?

— Vous êtes tellement pâle, que je vous aurais à peine reconnu.

— Bah! bah! pure imagination, cria Brass en se penchant pour relever les cendres; jamais je n'ai été mieux, Kit; jamais de ma vie je ne me suis mieux porté. Je suis même très-gai. Ah! ah! Comment va notre ami d'en haut?

— Beaucoup mieux.

— J'en suis ravi; mille remercîments. Un parfait gentleman! honnête, libéral, généreux, ne donnant aucun embarras; un admirable locataire. Ah! ah! M. Garland se porte bien, j'espère, Kit? Et mon ami le poney, mon ami intime, vous savez? Ah! ah!»

Kit donna des nouvelles satisfaisantes de tout le petit monde d'Abel-Cottage. M. Brass, qui semblait distrait et impatient, se plaça sur son tabouret, et invita Kit à s'approcher en le prenant par la boutonnière.

«J'ai pensé, Kit, dit le procureur, que je pourrais faire gagner à votre mère quelques petits émoluments. Vous avez votre mère, je crois? Si j'ai bonne mémoire, vous m'avez raconté que…

— Oh! oui, monsieur, oui, certainement.

— Une veuve, n'est-ce pas? une veuve laborieuse?

— La femme la plus dure à la besogne et la meilleure mère qui ait jamais existé, monsieur.

— Ah! s'écria Brass, c'est touchant, très-touchant. Une pauvre veuve luttant pour tenir ses orphelins dans un état décent et confortable. C'est un délicieux tableau de vertu humaine. Déposez votre chapeau, Kit.

— Merci, monsieur, il faut que je m'en aille tout de suite.

— Posez-le toujours, pendant que vous êtes là, dit Brass, qui lui prit son chapeau des mains et mit quelque désordre dans les papiers en lui cherchant une place sur le pupitre. Je pensais, Kit, que très-souvent nous avons à louer des maisons pour les personnes de notre clientèle, etc. Or, vous savez que nous sommes obligés de mettre du monde dans ces maisons pour les surveiller, et malheureusement ce sont trop souvent des gens à qui nous ne pouvons nous fier. Qui nous empêcherait d'avoir une personne en qui nous pussions avoir une confiance absolue, en même temps que nous nous donnerions la douceur de faire une bonne action? Je m'explique: qui nous empêcherait d'employer cette digne femme, votre mère, tantôt à une besogne, tantôt à une autre? Elle aurait le logement, et un bon logement, à peu près toute l'année, sans impositions, en outre une allocation hebdomadaire; tout cela donnerait à votre famille bien des avantages dont elle ne saurait jouir dans sa condition présente. Qu'est-ce que vous en pensez? Y voyez-vous quelque objection? Je n'ai pas en cela d'autre désir que de vous rendre service, Kit; ainsi ne vous gênez pas, expliquez-vous librement.»

En parlant ainsi, Brass remua deux ou trois fois le chapeau qu'il glissa de nouveau parmi les papiers, avec l'air de chercher quelque chose.

«Quelle objection pourrais-je faire à une proposition aussi bienveillante que la vôtre, monsieur? répondit Kit d'un accent pénétré. Je ne sais vraiment, monsieur, comment vous remercier.

— Eh bien! alors,» dit Brass se tournant tout à coup vers lui et approchant son visage de celui de Kit, avec un sourire si repoussant que le jeune homme, même dans toute la plénitude de sa reconnaissance, recula presque effrayé, «eh! bien, alors c'est fait

Kit le regarda d'un air de trouble.

«C'est fait, dis-je, reprit Sampson se frottant les mains et reprenant ses manières doucereuses. Ah! ah! vous verrez, Kit, vous verrez. Mais, bon Dieu! que M. Richard tarde à revenir! Quel ennuyeux flâneur!… Voulez-vous bien veiller sur l'étude une minute, le temps seulement de monter là-haut? une minute seulement. Je ne vous tiendrai pas un instant de plus, Kit.»

En même temps, M. Brass s'élança hors de l'étude où il revint presque aussitôt. M. Swiveller rentra; et comme Kit sortait en toute hâte de la chambre pour regagner le temps perdu, miss Brass elle-même le rencontra au seuil de la porte.

«Oh! dit ironiquement Sally, qui en entrant le suivit de l'oeil, voici votre favori qui s'en va, Sammy!

— Oui, il s'en va, répondit Brass. Mon favori, tant que vous voudrez. Un honnête garçon, monsieur Richard, un digne jeune homme.

— Hem! fit miss Brass avec une petite toux provoquante.

— Je vous dis, drôlesse, s'écria Sampson avec colère, que je donnerais ma vie en gage de sa probité. Est-ce que ça ne finira pas? Serai-je toujours harcelé, obsédé par vos honteux soupçons? N'avez-vous aucun respect pour le vrai mérite, méchant garnement que vous êtes? Tenez, si vous voulez que je vous le dise, je suspecterais plutôt votre honnêteté que la sienne!»

Miss Sally tira sa tabatière d'étain et huma longuement et lentement une prise de tabac, tout en attachant sur son frère un regard fixe et ferme.

«Elle me rendra fou de rage, monsieur Richard, dit Brass; elle m'exaspère au delà de toute mesure. Je suis enflammé, je suis outré, monsieur. Ce ne sont pas là les manières, ce n'est pas là la tenue d'un homme qui est dans les affaires; mais elle me met hors de moi!

— Pourquoi ne le laissez-vous pas tranquille? dit Richard à miss
Sally.

— Parce que c'est plus fort qu'elle, monsieur, répliqua Sampson; parce que c'est un besoin de sa nature que de m'irriter et de me vexer; je crois que sans cela elle tomberait malade. Mais n'importe, n'importe; j'ai fait ce que je voulais. J'ai montré ma confiance en ce jeune homme. Aujourd'hui encore, il a gardé l'étude. Ah! ah!… Fi! vilaine vipère!»

La belle vierge huma une nouvelle prise de tabac et mit dans sa poche sa boite d'étain, tout en continuant de contempler son frère avec un sang-froid parfait.

«Aujourd'hui encore il vient de garder l'étude, répéta Brass d'un ton triomphant; je lui ai donné cette nouvelle preuve de ma confiance, et je ne m'en tiendrai pas là. Eh bien! où donc est le?…

— Qu'avez-vous perdu? demanda M. Swiveller.

— O ciel!…, s'écria Brass, tâtant toutes ses poches l'une après l'autre, regardant dans le pupitre, dessus, dessous, et bouleversant d'une main fébrile les papiers voisins; le billet, monsieur Richard! le billet de banque de cinq livres, qu'est-il devenu? Je l'avais laissé ici… Dieu me pardonne!

— Allons!… s'écria à son tour miss Sally, tressaillant, frappant ses mains et semant les papiers sur le plancher. Disparu!… Qui est-ce qui avait raison?… Qui est-ce qui l'a pris?… Ce n'est pas pour les cinq livres!… Qu'est-ce que c'est que cela, cinq livres?… Mais ce garçon est honnête, vous savez, très-honnête. Ce serait une indignité de le soupçonner. Ne courez pas après lui. Non, non, pour rien au monde!…

— Sur ma parole, monsieur Richard, répliqua le procureur, qui n'avait cessé de fouiller ses poches avec tous les signes de la plus vive agitation, je crains que ce ne soit une vilaine affaire. Certainement le billet de banque a disparu, monsieur; que faut-il faire?

— Ne courez pas après lui, dit miss Sally, se bourrant de plus en plus le nez de tabac. Non, non, gardez-vous-en bien. Laissez-lui le temps de se débarrasser du billet. Ce serait trop cruel de le surprendre en flagrant délit!»

M. Swiveller et Sampson Brass se regardèrent mutuellement après avoir regardé miss Brass; l'un et l'autre étaient bouleversés. Soudain, par une même impulsion, ils saisirent leurs chapeaux et s'élancèrent dans la rue dont ils prirent le milieu, renversant tout sur leur passage, comme s'ils couraient pour échapper à la mort.

Or, justement Kit avait couru aussi, bien qu'un peu moins vite, et comme il était parti depuis quelques minutes, il avait sur eux une assez grande avance. Cependant, comme ils connaissaient bien son itinéraire, du train dont ils allaient, ils l'eurent bientôt rattrapé, au moment où, il venait de reprendre haleine pour recommencer à courir.

«Arrêtez!… cria Sampson lui posant une main sur l'épaule, tandis que M. Swiveller le happait de l'autre côté. Pas si vite, monsieur. Vous êtes donc bien pressé?

— Oui, je le suis, dit Kit les regardant tous deux avec une vive surprise.

— Il… il…, m'est pénible de tous soupçonner, dit Sampson d'une voix haletante; mais un objet de quelque valeur vient de disparaître de l'étude. J'espère que vous ne savez pas ce que c'est.

— Savoir quoi! bon Dieu, monsieur Brass! s'écria Kit tremblant de la tête aux pieds. Vous ne supposez pas…

— Non, non, dit vivement Brass. Je ne suppose rien. Ce n'est pas moi qui vous accuse. Vous allez me suivre tranquillement chez moi, j'espère?

— Volontiers. Pourquoi pas?

—- Certainement! dit Brass. Pourquoi pas? J'ai bien peur que la chose ne finisse pas par un «pourquoi pas.» Si vous saviez quels assauts j'ai eus à supporter ce matin pour vous défendre, Christophe, vous en seriez peiné.

— Et moi, je suis sûr que vous regretterez, monsieur, de m'avoir soupçonné. Allons, revenons vite chez vous.

— Oui, oui! s'écria Brass. Le plus tôt sera le mieux. Monsieur Richard, ayez la bonté de prendre ce bras; moi, je vais prendre celui-ci. Il n'est pas facile de marcher trois de front; mais dans les circonstances où nous nous trouvons, c'est indispensable; il n'y a pas d'autre moyen.»

Kit passa du blanc au rouge et du rouge au blanc lorsqu'ils s'assurèrent ainsi de sa personne, et un moment il parut disposé à résister. Mais, faisant un prompt retour sur lui-même, et songeant que s'il engageait une lutte, il pourrait être traîné par le collet à travers les rues, il se borna à répéter d'un accent plein de sincérité et avec des larmes dans les yeux, qu'ils auraient bien du regret de ce qu'ils faisaient là, et se laissa emmener. Tandis qu'ils reprenaient le chemin de l'étude, M. Swiveller, à qui ses fonctions présentes répugnaient extrêmement, saisit un instant propice pour souffler à l'oreille de Kit que, s'il consentait à avouer sa faute, fût-ce par un simple mouvement de tête, et qu'il lui promit de ne plus recommencer à l'avenir, il l'autorisait à donner un croc-en-jambe à Sampson Brass pour se sauver; mais Kit ayant repoussé cette offre avec indignation, il ne resta plus d'autre parti à Swiveller que de le tenir ferme jusqu'à ce qu'ils eussent atteint Bevis-Marks, où on le mit en présence de la charmante Sarah, qui prit aussitôt la précaution de fermer la porte à clef.

«Maintenant, dit Brass, vous savez, Christophe, l'innocence ne saurait mieux ressortir que d'un examen minutieux qui satisfasse pleinement toutes les parties. En conséquence, si vous voulez bien permettre qu'on vous fouille, ce sera pour tout le monde un grand soulagement.»

Il accompagna ces paroles d'une démonstration qui indiquait le genre d'enquête à pratiquer, autrement dit, il retourna la coiffe de son chapeau.

«Fouillez-moi, dit fièrement Kit en croisant ses bras. Mais songez-y bien, monsieur, vous en aurez du regret jusqu'à la fin de vos jours.

— C'est assurément une circonstance très-pénible, dit Brass avec un soupir, comme il plongeait sa main dans une des poches de Kit et en retirait une collection variée de menus objets, c'est une circonstance très-pénible. Il n'y a rien là dedans, monsieur Richard; parfait, parfait. Rien non plus ici, monsieur Rien dans la veste, monsieur Richard; rien dans les basques de l'habit. Vraiment j'en suis ravi.»

Richard Swiveller, tenant à la main le chapeau de Kit, suivait l'opération avec le plus vif intérêt, et dissimulait du mieux possible un léger sourire, tandis que Brass, fermant un oeil, sondait avec l'autre l'intérieur d'une des manches du pauvre jeune homme comme il eût regardé dans un télescope. Soudain Sampson, se retournant vivement vers son clerc, lui ordonna de fouiller le chapeau.

«Il y a un mouchoir, dit Richard.

— Nul mal à cela, monsieur, répondit Brass appliquant son oeil à l'autre manche et parlant du ton d'un homme qui aperçoit devant lui une perspective illimitée. Un mouchoir, c'est très-innocent. Quoique pourtant la Faculté ne considère point, je pense, monsieur Richard, l'habitude de porter un mouchoir dans un chapeau comme très-favorable à la santé. J'ai entendu dire que cela tient la tête trop chaude. Mais à tout autre point de vue, l'examen est satisfaisant, très-satisfaisant.»

Une triple exclamation jetée à la fois par Richard Swiveller, miss Sally et Kit lui-même, arrêta net le procureur. Sampson tourna la tête et vit Richard le billet de banque à la main.

«Dans le chapeau?… s'écria Brass avec une sorte de glapissement.

— Sous le mouchoir, et caché dans la doublure,» dit Richard, frappé d'horreur à cette découverte.

M. Brass regarda successivement Richard, miss Sally, les murs, le plafond et le plancher, tout enfin, excepté Kit qui était demeuré stupéfié et incapable de faire un mouvement.

«Et voilà, s'écria Brass enjoignant ses mains, voilà donc ce que c'est que ce monde qui tourne sur son axe, soumis aux influences de la lune et aux révolutions qui s'opèrent autour des corps célestes et ainsi de suite!… Voilà donc la nature humaine!… O nature, nature!… Voilà le malheureux que je voulais faire profiter des ressources de ma petite industrie, et pour qui, même en ce moment encore, j'éprouve une compassion telle, que je le laisserais volontiers partir!… Mais, ajouta M. Brass d'un accent plus ferme, avant tout je suis homme de loi, et par conséquent mon devoir est de donner l'exemple en mettant à exécution les lois de mon heureuse patrie. Pardonnez-moi, ma chère Sally, et tenez-le ferme de l'autre côté. Monsieur Richard, ayez la bonté de courir chercher un constable. Le temps de la faiblesse est passé, monsieur; la force morale est revenue. Un constable, monsieur, s'il vous plaît!»

CHAPITRE XXIII.

Kit était comme plongé dans un sommeil léthargique, les yeux tout grands ouverts et fixés sur le sol, sans prendre garde à la main tremblante de M. Brass qui le tenait par un des bouts de sa cravate, ni à la serre beaucoup plus solide de miss Sally qui en avait étreint l'autre bout; cependant les précautions de la vieille fille n'étaient pas pour lui sans inconvénient: car miss Sally, cette femme enchanteresse, outre qu'elle lui enfonçait de temps en temps les phalanges de ses doigts dans la gorge un peu plus qu'il ne fallait, avait dès le premier moment appréhendé si fortement ce malheureux, que même dans le désordre et l'égarement de ses pensées, il ne pouvait s'empêcher de se sentir suffoqué. Il resta dans cette posture, entre le frère et la soeur, passif et n'opposant aucune résistance, jusqu'au moment où M. Swiveller revint suivi d'un constable.

Ce fonctionnaire était sans doute familiarisé avec des scènes de cette nature; les vols qui chaque jour défilaient sous ses yeux, depuis le minime larcin jusqu'à l'effraction dans les maisons habitées, ou les aventures de grand chemin, n'étaient pour lui qu'une affaire comme une autre; il ne voyait dans les individus coupables de ces méfaits qu'autant de pratiques qui venaient se faire servir au magasin de loi criminelle en gros et en détail dont il tenait le comptoir; aussi reçut-il de M. Brass le rapport de ce qui s'était passé à peu près avec autant d'intérêt et de surprise qu'en pourrait montrer un entrepreneur de pompes funèbres, s'il lui fallait écouter dans les plus minutieux détails le récit de la dernière maladie du mort auquel il vient rendre par profession les devoirs suprêmes. Ce fut donc avec une parfaite indifférence qu'il arrêta Kit.

«Nous ferons bien, dit ce ministre subalterne de la police, de le conduire au bureau du magistrat, tandis que celui-ci y est encore. Je vous prierai, monsieur Brass, de venir avec nous, ainsi que…»

Il regarda miss Sally d'un air d'hésitation et de doute, comme s'il ne savait comment qualifier une personne qui pouvait être prise aussi raisonnablement pour un griffon ou tout autre monstre mythologique.

«Madame, hein? dit Sampson.

— Ah! oui… madame, répliqua le constable. Le jeune homme qui a découvert le billet est nécessaire également.

— Monsieur Richard, monsieur, dit Brass d'une voix dolente Quelle triste nécessité!… Mais l'autel de la patrie, monsieur…

— Vous prendrez un fiacre, je suppose? interrompit le constable saisissant avec peu de précaution par le bras, au-dessus du coude, Kit que ses gardiens avaient relâché. Veuillez en envoyer chercher un.

— Mais permettez-moi de dire un mot, s'écria Kit levant ses yeux et regardant autour de lui d'un air de supplication. Un mot seulement! Je suis aussi innocent que pas un de vous. Sur mon âme, je ne suis pas coupable. Moi, un voleur! Ah! monsieur Brass, vous ne le croyez pas, j'en suis sûr. C'est bien mal de votre part.

— Je vous donne ma parole, constable…» dit Brass.

Mais ici le constable l'interrompit, en vertu de ce principe constitutionnel: «Les paroles volent,» faisant observer que les paroles ne sont que de la bouillie pour les chats, mais que les serments en justice sont la nourriture des hommes forts.

«Parfaitement juste, constable, dit Brass toujours sur le même ton dolent; c'est d'une exactitude rigoureuse. Constable, je fais devant vous le serment qu'il y a quelques minutes à peine, avant d'avoir fait cette fatale découverte, j'avais encore tant d'estime pour ce jeune homme, que je lui eusse confié… Un fiacre, monsieur Richard! Vous tardez bien, monsieur!…

— Vous ne trouverez personne, s'écria Kit, pour peu qu'il me connaisse, qui n'ait confiance en moi. Qu'on demande à qui que ce soit si jamais l'on a douté de ma probité, si jamais j'ai fait tort d'un farthing à personne. Autrefois, quand j'étais pauvre, quand j'avais faim, ai-je jamais été pris en faute, et peut-on supposer que je commencerais à l'être aujourd'hui?… Oh! réfléchissez à ce que vous faites. Comment, avec cette affreuse accusation qui pèse sur moi, oserais-je jamais revoir les meilleurs amis qu'il y ait au monde?»

M. Brass répondit que le prisonnier aurait bien fait de penser à tout cela plus tôt; et il était en train de lui adresser d'autres observations d'une nature aussi peu consolante, quand on entendit le locataire demander, du haut de l'escalier, ce qu'il y avait et pourquoi tout ce tapage et ce bruit de pas qui remplissaient la maison.

Involontairement, Kit fit un mouvement pour s'élancer vers la porte, dans son désir de répondre lui-même; mais il fut vivement retenu par le constable, et il eut la douleur de voir M. Sampson Brass sortir seul pour aller raconter les faits à sa manière.

Quand M. Brass fut de retour, il dit, au sujet du gentleman:

«Il est comme nous tous: il ne voulait pas y croire. Que ne puis- je moi-même mettre en doute le témoignage de mes sens! Mais malheureusement ce témoignage est irréfragable. Mes yeux n'ont pas besoin de subir un débat contradictoire, et, en disant cela avec véhémence, il clignotait et frottait ses yeux, ils sont bien obligés de s'en tenir à leur impression première. Allons, Sarah! j'entends le fiacre qui roule dans Bevis-Marks; mettez votre chapeau; nous partirons immédiatement. Triste commission! Il me semble que je vais à l'enterrement.

— Monsieur Brass, dit Kit, accordez-moi une faveur. Conduisez-moi d'abord chez M. Witherden.»

Sampson secoua la tête d'un air d'irrésolution.

«Je vous en prie, dit le jeune homme. Mon maître y est. Au nom du ciel, conduisez-moi là d'abord.

— En vérité, je ne sais pas… balbutia le procureur; qui peut- être avait ses raisons secrètes pour désirer de se présenter sous le jour le plus favorable aux yeux du notaire. Constable, combien de temps avons-nous?»

Le constable, qui, durant toute cette scène, avait mâchonné une paille avec la plus grande philosophie, répondit que, si l'on partait tout de suite, on aurait bien le temps; mais que, si l'on s'amusait à lanterner, il faudrait aller tout droit à Mansion- House; et finalement, il déclara que ça lui était bien égal, qu'on en ferait ce qu'on voudrait.

M. Richard Swiveller, que le fiacre avait amené, était resté incrusté dans, le meilleur coin sur la banquette de derrière. M. Brass invita le constable à faire avancer le prisonnier, et se déclara prêt à partir. En conséquence, le constable, tenant toujours Kit de la même manière et le poussant un peu devant lui, à la distance réglementaire d'environ trois quarts de bras, le fit monter dans la voiture où il le suivit. Miss Sally grimpa ensuite. La voiture se trouvant remplie par les quatre personnes qui l'occupaient, M. Sampson Brass se jucha sur le siège et fit partir le cocher.

Encore étourdi complètement par le changement soudain et terrible qui s'était opéré dans son sort, Kit était assis tristement, promenant son regard à travers la glace de la portière. Il appelait de tous ses voeux l'apparition dans la rue de quelque phénomène monstrueux qui pût lui donner lieu de croire avec raison qu'il faisait un rêve. Hélas! tous les objets qu'il apercevait n'étaient que trop réels et trop connus; c'était la même succession de détours de rue, c'étaient les mêmes maisons, les mêmes flots de gens courant sur le trottoir, les uns près des autres, dans diverses directions; le même mouvement de charrettes et de voitures sur la chaussée; les mêmes étalages bien connus à la porte des boutiques: une régularité dans le bruit et le tumulte, telle que jamais rêve n'en a possédé. Toute fantastique qu'elle semblait être, la situation n'en était donc pas moins réelle. Kit était arrêté sous une accusation de vol; le billet de banque avait été trouvé sur lui, bien qu'il fût innocent en pensée comme en action, et on l'emmenait prisonnier!

Absorbé par ces cruelles idées, songeant dans l'affliction de son coeur à sa mère et au petit Jacob, se disant que la conscience même de son innocence ne suffirait pas pour soutenir sa fermeté en face de ses amis, si ces derniers le croyaient coupable; perdant de plus en plus l'espérance et le courage à mesure qu'on approchait de la maison du notaire, le pauvre Kit continuait de regarder fixement sans rien voir à travers la glace, quand tout à coup, comme si le nain avait été évoqué par une conjuration magique, la hideuse face de Quilp lui apparut.

Quel rayonnement de joie il y avait sur cette face!

Quilp était à la fenêtre d'une taverne d'où il promenait ses regards dans la rue; et il se penchait si fort en avant, les coudes appuyés sur le rebord de la croisée et la tête posée entre ses deux mains, que cette attitude, ainsi que ses efforts pour comprimer un éclat de rire, le faisaient paraître tout bouffi, tout gonflé et deux fois plus gros et plus large que de coutume. En le reconnaissant, M. Brass fit immédiatement arrêter la voiture juste en face de l'endroit où était le nain. Celui-ci ôta son chapeau et salua les voyageurs avec une hideuse et grotesque politesse.

— Ohé! cria-t-il. Où allez-vous ainsi, Brass? Où allez-vous?
Quoi! Sally est aussi avec vous? Douce Sally! Et Richard? Aimable
Richard! Et Kit? Honnête Kit!

— Il est tout à fait jovial!… dit Brass au cocher. Ah! monsieur, une triste affaire!… Ne croyez jamais à la probité, monsieur.

— Pourquoi pas? répliqua le nain. Pourquoi pas, coquin de procureur?

— Un billet de banque se perd dans notre étude, monsieur, dit Brass en secouant la tête, et il se retrouve dans son chapeau. Je l'avais laissé seul un moment auparavant. Pas moyen de se faire illusion, monsieur. Une kyrielle de preuves. Rien n'y manque.

— Eh! quoi, s'écria le nain, avançant son corps à moitié hors de la fenêtre, Kit un voleur! Kit un voleur! Ah! ah! ah! Eh bien, c'est le voleur le plus laid qu'on puisse montrer pour un penny. Ohé, Kit! Ah! ah! ah! Comment? vous avez fait arrêter ce pauvre Kit avant qu'il ait eu seulement le temps de me rosser. Est-ce malheureux! Ohé, Kit!»

Et en même temps, il fit entendre une explosion de rire qui fit trembler le cocher sur son siège, montrant du doigt la perche d'un teinturier voisin, d'où pendaient diverses étoffes, qui figuraient, par analogie, un homme accroché au gibet.

«Ah! voilà comme ça finit, Kit?… cria-t-il en se frottant rudement les mains. Ah! ah! ah! Quel chagrin pour le petit Jacob et pour son aimable mère!… Brass, envoyez-lui le ministre du Petit-Béthel, pour qu'il l'assiste et le console. Holà, Kit, holà! En avant, marche, cocher. Bonjour, bonjour, Kit; bonne chance; bon courage; toutes mes amitiés aux Garland, à la bonne chère dame et au gentleman. Dites-leur, je vous prie, que j'ai demandé de leurs nouvelles. Bien des voeux pour eux, pour vous, pour tout le monde, Kit, pour tout le monde!»

Ces voeux et ces adieux coulaient comme un torrent, et le flot en durait encore lorsque la voiture fut hors de vue. Bien sûr enfin de ne plus apercevoir le fiacre, Quilp releva la tête et se roula sur le parquet dans un accès de joie furibonde.

On arriva chez le notaire, ce qui ne fut pas long, car on avait rencontré le nain dans une rue voisine, à très-peu de distance de la maison de M. Witherden. Brass descendit; et ouvrant d'un air triste la portière du fiacre, il invita sa soeur à l'accompagner dans l'étude, pour préparer les excellentes personnes qui se trouvaient dans la maison à la fâcheuse nouvelle qu'on leur apportait. Il requit également l'assistance de M. Swiveller. Tous trois entrèrent dans l'étude, M. Sampson donnant le bras à sa soeur, et M. Swiveller seul, derrière eux.

Le notaire était assis devant le feu, au fond de l'étude; il causait avec M. Abel et M. Garland; M. Chukster, assis à son pupitre, attrapait comme il pouvait à la volée quelques lambeaux de leur conversation. Tout en tournant le bouton, M. Brass observa, à travers le vitrage de la porte, cette disposition locale; et voyant que le notaire l'avait reconnu, il commença à secouer la tête et à soupirer profondément, tout le long de la cloison qui les séparait encore.

«Monsieur, dit Sampson, retirant son chapeau et portant à ses lèvres les deux premiers doigts du gant de castor de sa main droite, je me nomme Brass, Brass de Bevis-Marks, monsieur. J'ai eu l'honneur et le plaisir, monsieur, de soutenir contre vous quelques petites affaires testamentaires. Comment va votre santé, monsieur?

— Mon clerc est là pour s'entendre avec vous, monsieur Brass, sur l'affaire qui vous amène, dit le notaire, l'éloignant par un geste.

— Je vous remercie, monsieur, je vous remercie certainement. Permettez-moi, monsieur, de vous présenter ma soeur; presque un de nos collègues, monsieur, malgré la faiblesse de son sexe; une femme qui m'est précieuse, monsieur, dans mes travaux. Monsieur Richard, ayez la bonté d'approcher, s'il vous plaît. Non réellement, dit Brass, faisant quelques pas entre le notaire et son cabinet, vers lequel celui-ci avait commencé à battre en retraite, et parlant du ton d'un homme offensé, réellement, monsieur, avec votre permission je requiers de vous personnellement un mot ou deux d'entretien.

— Monsieur Brass, répondit avec vivacité le notaire, je suis occupé. Vous voyez bien que je suis occupé avec monsieur. Si vous voulez communiquer votre affaire à M. Chukster que voici là-bas, vous pouvez compter de sa part sur toute l'attention qu'elle mérite.

— Messieurs, dit Brass, portant sa main droite le long de son gilet et regardant avec un sourire affable les deux Garland père et fils, messieurs, j'en appelle à vous; veuillez considérer que je m'adresse à vous. J'appartiens à la justice. Je suis qualifié «gentleman» par acte du parlement. Mon titre, je le maintiens en vertu d'une patente annuelle de douze livres sterling pour mon diplôme. Je ne suis pas de vos musiciens, de vos acteurs, de vos faiseurs de livres, de vos peintres, tous gens qui prennent un état sans garantie du gouvernement. Je ne suis pas de vos bohémiens ou vagabonds. Quiconque m'intente une poursuite, est obligé de m'appeler gentleman; sinon, son action est nulle et de nul effet. Eh bien! je vous le demande, est-ce comme ça qu'on doit me recevoir? En effet, messieurs…

— Bien, bien, interrompit le notaire. Ayez la bonté d'exposer votre affaire, monsieur Brass.

— M'y voici, monsieur. Ah! monsieur Witherden! vous êtes loin de vous douter de… Mais je ne me laisserai pas aller aux digressions. Je pense que le nom d'un de ces messieurs est Garland.

— De tous deux, dit le notaire.

— Vraiment!… dit Brass avec le salut le plus humble. J'eusse dû le penser, d'après la ressemblance qui est prodigieuse. Enchanté d'avoir l'honneur d'être présenté à deux gentlemen de leur distinction, quoique la circonstance qui me vaut cette faveur soit bien pénible. Un de vous, messieurs, a un domestique appelé Kit?

— Tous deux, répondit le notaire.

— Deux Kit!… dit Brass en souriant. Bon Dieu!

— Un Kit, monsieur, répliqua M. Witherden avec impatience; un Kit qui est au service de ces deux messieurs. Eh bien, qu'y a-t-il?

— Ce qu'il y a, monsieur!… répondit Brass en baissant la voix de manière à faire impression sur l'auditoire. Ce jeune homme, monsieur, en qui j'avais une confiance entière et sans limites; que j'avais toujours traité comme s'il était mon égal; ce jeune homme a ce matin commis un vol dans mon étude, et il a été saisi en flagrant délit.

— C'est quelque fausseté! s'écria le notaire.

— Ce n'est pas possible, dit M. Abel.

— Je n'en crois pas un mot,» dit le vieux gentleman.

M. Brass promena sur eux un regard calme et répondit avec le même sang-froid:

«Monsieur Witherden, vos paroles sont de celles qu'on peut actionner; et si j'étais un homme de bas étage, qui ne pût supporter bravement la calomnie, je vous poursuivrais en dommages. Mais dans ma position, je me borne à mépriser de pareilles expressions. Je respecte la chaleureuse indignation de l'autre gentleman, et je regrette sincèrement d'être le messager d'aussi mauvaises nouvelles. Je ne me fusse certainement pas exposé à une commission si pénible, n'était que le jeune homme a demandé d'être conduit ici d'abord et que j'ai cédé à ses prières. Monsieur Chukster, voulez-vous avoir la bonté de frapper à la fenêtre pour avertir le constable qui attend dans le fiacre?»

À ces mots, les trois gentlemen s'entre-regardèrent avec consternation. M. Chukster, exécutant la prière qui lui était adressée et quittant son tabouret avec l'ardeur d'un prophète qui voit l'accomplissement de ses prédictions à jour fixe, tint la porte ouverte pour laisser entrer le malheureux prisonnier.

Quelle scène lorsque le pauvre Kit entra! Jetant les accents à la fois éloquents et rudes que lui dictait la vérité, il appela le ciel en témoignage de son innocence, et déclara devant Dieu qu'il ne savait pas comment le billet avait pu être trouvé sur lui! Quelle confusion de langues, avant que tous les détails fussent relatés et les preuves énoncées! Quel morne silence quand tout eut été dit, et quels regards de doute et de surprise furent échangés par les trois amis!

«N'est-il pas possible, dit M. Witherden après une longue pause, que ce billet soit tombé accidentellement dans le chapeau, par exemple, quand on a écarté les papiers qui se trouvaient sur le pupitre?»

Mais on lui fit comprendre clairement que c'était impossible. M. Swiveller, bien qu'il ne voulût pas être un témoin à charge, ne put s'empêcher de démontrer, d'après la place qu'occupait le billet dans le chapeau, qu'on devait l'y avoir caché tout exprès.

«Je suis désolé, dit Brass, affreusement désolé. Lorsqu'il sera mis en jugement, je m'estimerai heureux de le recommander à l'indulgence du tribunal en raison de ses bons antécédents. J'avais déjà perdu de l'argent, mais il ne s'ensuit pas positivement que ce soit ce garçon qui l'ait pris. La présomption est contre lui, elle est très-forte; mais, après tout, nous sommes des chrétiens.

— Je suppose, dit le constable en promenant son regard en demi- cercle, que personne ne peut fournir de témoignage sur tout l'argent dont il a pu disposer dans ces derniers temps. En savez- vous quelque chose, monsieur?»

M. Garland, à qui la question avait été posée, répondit: «Il avait de l'argent de temps en temps. Mais l'argent dont vous parlez lui était donné, m'a-t-il dit, par M. Brass lui-même.

— Oui certainement, s'écria vivement Kit. Ne pouvez-vous pas me justifier en cela, monsieur?

— Hein? murmura Brass, dont les yeux se portèrent de visage en visage avec une expression d'étonnement stupide.

— Vous savez, cet argent, ces petits écus que vous me donniez de la part du locataire.

— O ciel! s'écria Brass en secouant la tête et en fronçant les sourcils, vilaine affaire! vilaine affaire!

— Eh! quoi, ne lui avez-vous pas donné de l'argent, de la part de quelqu'un, monsieur? demanda M. Garland avec la plus grande anxiété.

Moi? je lui ai donné de l'argent, monsieur! répondit Sampson. Oh! par exemple, c'est trop d'effronterie. Constable, mon cher ami, nous ferons mieux de partir.

— Comment!… dit Kit d'une voix déchirante, ose-t-il nier qu'il m'ait donné cet argent?… Demandez-le-lui, je vous en supplie. Demandez-lui de déclarer, oui ou non, si ce n'est pas vrai.

— Est-ce vrai, monsieur? dit le notaire.

— Messieurs, répondit Brass de l'accent le plus grave, je vous déclare qu'il ne fera que gâter encore son affaire par un pareil détour. Si réellement il vous inspire de l'intérêt, donnez-lui plutôt le conseil de changer de tactique. Vous me demandez si c'est vrai, monsieur? Certainement non, ce n'est pas vrai.

— Messieurs, s'écria Kit, éclairé tout à coup par un rayon de lumière, mon maître, monsieur Abel, monsieur Witherden, vous tous, je vous ai dit la vérité!… Comment ai-je pu m'attirer sa haine, je l'ignore; mais tout ceci n'est qu'un complot tramé pour ma ruine. Soyez-en sûrs, messieurs, c'est un complot; et quoi qu'il arrive, jusqu'à mon dernier soupir je dirai que c'est lui, lui- même, qui a mis le billet dans mon chapeau. Regardez-le, messieurs. Voyez comme il change de couleur. Lequel de nous deux a l'air d'être le coupable, de lui ou de moi?

— Vous l'entendez, messieurs, dit Brass en souriant, vous l'entendez. Maintenant, n'êtes-vous pas frappés de l'idée que cette affaire prend une sombre tournure? Est-ce un acte de haute trahison ou bien un simple délit ordinaire? Peut-être, messieurs, s'il n'avait pas dit cela en votre présence et si je vous l'avais rapporté, vous n'eussiez pas voulu le croire, mais vous voyez.»

Grâce à ces observations pacifiques et railleuses, M. Brass avait réussi à dissiper la répugnance invincible qu'inspirait son caractère. Mais la vertueuse Sarah, obéissant à l'impulsion de sentiments plus violents, et peut-être aussi plus jalouse de l'honneur de la famille, s'élança d'auprès de son frère sans que rien eût pu faire soupçonner son dessein, et se rua furieuse sur le prisonnier. Le visage de Kit se fût probablement trouvé mal de cette attaque, si le constable, devinant les projets de miss Sally, n'eût poussé Kit de côté dans ce moment critique. Ce fut M. Chukster qui paya pour lui: car ce gentleman, se trouvant juste auprès de l'objet du ressentiment de miss Brass, et la rage étant aveugle comme l'amour et la fortune, il fut appréhendé au corps par la belle guerrière; son faux-col fut arraché jusqu'en ses fondements et sa chevelure mise dans le plus grand désordre avant que les efforts réunis des assistants fussent parvenus à faire comprendre à miss Sally son erreur.

Le constable, averti par cette attaque désespérée et pensant probablement qu'il serait mieux dans les vues de la justice que le prisonnier fût conduit sain et sauf devant le magistrat avant d'être mis en pièces, emmena Kit sans plus de façons vers le fiacre. Là, il insista pour que miss Brass montât en lapin auprès du cocher. Ce ne fut pas sans une violente discussion que cette charmante créature voulut bien obtempérer à cette proposition. Pourtant elle finit par prendre sur le siège la place occupée précédemment par son frère Sampson, qui après quelque résistance se mit sur la banquette à la place de Sarah. Ces arrangements une fois terminés, prisonnier, constable et témoins se rendirent en toute hâte chez le magistrat, suivis par le notaire et ses deux amis dans une autre voiture. M. Chukster seul fut laissé en arrière, à sa grande indignation: car il considérait comme si matériellement concluantes, et comme des indices si frappants du caractère hypocrite et astucieux de Kit, les preuves qu'il eût pu fournir sur la manière dont ce jeune homme était revenu pour achever de gagner son schelling, qu'il ne pouvait voir dans la suppression forcée de son témoignage qu'un compromis véritable avec le crime.

À la salle de justice, ils trouvèrent le locataire qui s'y était rendu directement et les attendait dans une impatience indicible. Mais cinquante locataires ensemble n'eussent pu prêter assistance au pauvre Kit. Au bout d'une demi-heure, il était renvoyé aux prochaines assises. Tandis qu'il était conduit en prison, un charitable agent de la justice l'avertit de ne point se laisser abattre, car la session devait s'ouvrir bientôt; sa petite affaire y serait, selon toute vraisemblance, jugée très-promptement, et en moins d'une quinzaine il pourrait être confortablement embarqué pour se voir transporter à Botany-Bay.

CHAPITRE XXIV.

Les moralistes et les philosophes diront tout ce qu'ils voudront, il est permis de se demander si un coupable eût éprouvé la moitié au moins de l'angoisse que Kit, malgré son innocence, ressentit cette première nuit. Le monde, rempli comme il l'est d'une foule énorme d'injustices, est un peu trop enclin à se décharger de toute responsabilité, grâce à cet axiome, que, si la victime de sa fausseté et de sa malice a la conscience nette, elle ne pourra manquer de se tirer d'affaire, et que, de manière ou d'autre, le bon droit triomphera à la fin; auquel cas ceux-là mêmes qui ont plongé le malheureux dans l'embarras, en sont quittes pour dire: «À coup sûr, nous ne nous y attendions pas, mais nous en sommes bien heureux.» Le monde, au contraire, devrait songer que, de toutes les iniquités sociales, l'injustice est pour une âme généreuse et élevée la plus insupportable, celle peut-être qui inflige le plus de tortures.; et qu'il n'en faut pas davantage pour avoir égaré plus d'une conscience, et brisé plus d'un noble coeur: car le sentiment de leur innocence ne pouvait qu'aggraver leur souffrance et leur en rendre le poids doublement douloureux.

Cependant il n'y avait rien ici à imputer aux erreurs du monde; Kit était innocent, mais son innocence même et l'idée que ses meilleurs amis ne l'en jugeaient pas moins coupable; que M. et mistress Garland le regarderaient comme un monstre d'ingratitude; que Barbe le confondrait avec tout ce qu'il y avait de plus méchant et de plus criminel; que le poney se croirait abandonné par son ami; que sa mère elle-même pourrait se laisser aller à la force des apparences qui s'élevaient contre lui et lui imputer sérieusement la faute qu'il semblait avoir commise; tout cela le plongea d'abord dans un accablement d'esprit inexprimable. Il était presque fou de chagrin, et il arpentait en tous sens la petite cellule dans laquelle on l'avait enfermé pour la nuit.

Même quand la violence de ces émotions premières se fut un peu apaisée; quand le prisonnier eut commencé à devenir plus calme, une angoisse nouvelle s'empara de son esprit, et celle-là était à peine moins cruelle que le reste. L'enfant, cette brillante étoile qui avait rayonné sur son humble existence; l'enfant, qui toujours se représentait à son souvenir comme un beau rêve; l'enfant qui avait fait, de la partie de sa vie la plus pauvre et la plus misérable, la plus heureuse et la meilleure; que penserait-elle si elle venait à apprendre cet événement!… Quand cette idée vint se présenter à son esprit, les murs de la prison semblèrent s'écrouler pour faire place à la vieille boutique d'autrefois, telle qu'elle était par les nuits d'hiver, avec le foyer, avec le souper sur la petite table, avec le chapeau, l'habit et la canne du vieillard, avec cette porte demi-close qui menait à la chambrette de l'enfant: tout revivait dans son souvenir, tout était à sa place. Nell y était, et lui aussi, tous deux riant de bon coeur comme ils avaient fait souvent; et après s'être égaré dans ces douces visions, Kit ne put aller plus loin; il se jeta sur sa misérable couchette pour s'abandonner à ses larmes.

Qu'elle fut longue cette nuit-là! longue à n'en plus finir! Cependant Kit s'endormit et rêva. Il se voyait toujours en liberté et cheminant tantôt avec une personne, tantôt avec une autre; mais une vague crainte d'être remis en prison traversait constamment ces rêves: ce n'était pas cette prison même qui s'offrait à son imagination, mais bien plutôt une idée lugubre, l'image sombre sinon d'un cachot, du moins de la tristesse et de la peine, l'image d'un événement accablant, image toujours présente, quoique toujours indéfinissable.

L'aube apparut enfin, et avec elle la réalité froide, noire, effrayante, la réalité en un mot. Mais Kit eut la consolation d'être laissé seul à lui-même. On lui permit de se promener, à une certaine heure, dans une petite cour pavée: le guichetier qui était venu lui ouvrir son cachot et lui montrer où il devait se laver, lui apprit qu'il y avait pour les visites faites aux prisonniers un espace de temps déterminé, et que, si quelqu'un de ses amis se présentait afin de le voir, on le ferait descendre au guichet. Après lui avoir donné ces informations ainsi qu'une écuelle d'étain contenant son déjeuner, le guichetier le verrouilla de nouveau; puis cet homme s'en alla bruyamment le long du couloir de pierre, ouvrant et fermant tour à tour un grand nombre d'autres portes et faisant retentir des échos sonores qui se prolongeaient et se répétaient dans l'étendue du bâtiment, comme si les échos mêmes étaient aussi sous les verrous sans pouvoir s'échapper de leurs prisons.

Le geôlier lui avait donné à entendre qu'il était, ainsi que plusieurs autres détenus, logé à part de la masse des prisonniers, parce qu'on ne le supposait pas complètement dépravé ni tout à fait incorrigible, et que jamais il n'avait encore occupé d'appartements dans ce palais. Kit se sentit reconnaissant de cette mesure d'indulgence: il s'assit et se mit à lire très- attentivement le catéchisme, bien qu'il le sût par coeur depuis sa plus tendre enfance, jusqu'au moment où il entendit la clef tourner dans la serrure et vit le geôlier entrer de nouveau.

«Allons, dit celui-ci, suivez-moi.

— Où, monsieur?» demanda Kit.

L'homme se borna à répondre brièvement: «Des visiteurs,» et prenant Kit par le bras juste comme le constable l'avait pris la veille, il le mena à travers des corridors tortueux et en ouvrant successivement plusieurs portes épaisses, jusqu'à un couloir où il le mit derrière un grillage; après quoi, il tourna les talons. Au delà de cette grille, à une distance de quatre ou cinq pieds environ, il y en avait une autre, exactement semblable à la première. Dans l'intervalle laissé entre les deux grilles était assis un guichetier qui lisait un journal; et au delà de l'autre grille, Kit aperçut, le coeur tout palpitant, sa mère avec le petit enfant dans les bras; la mère de Barbe avec son inséparable parapluie, et le pauvre petit Jacob regardant de son mieux, comme pour voir un oiseau en cage ou plutôt une bête féroce dans sa loge, s'imaginant qu'il ne se trouvait là des hommes que par pur accident; que pouvaient-ils avoir de commun avec des barreaux?

Mais voici que le petit Jacob vit son frère, et passa ses bras entre les grilles pour l'étreindre; puis, comprenant qu'il ne pouvait arriver jusqu'à lui, il posa la tête, de désespoir, contre le bras qu'il venait d'appuyer le long d'un barreau, et commença à se lamenter: là-dessus, la mère de Kit et la mère de Barbe, qui s'étaient contenues jusque-là, se mirent à leur tour à pleurer, à sangloter. Le pauvre Kit ne put s'empêcher de joindre ses larmes à leurs larmes; aucun d'eux n'était en état de prononcer un seul mot.

Pendant cet intervalle de tristesse muette, le guichetier lisait son journal avec un air jovial; sans doute il était tombé sur quelque article facétieux. Ayant détourné un instant les yeux de ce passage, comme s'il voulait savourer à son aise l'excellente plaisanterie qui le faisait rire aux larmes, il s'avisa pour la première fois qu'on pleurait auprès de lui.

«Mesdames, mesdames, dit-il en se retournant avec surprise, je vous engage à ne pas perdre le temps comme ça. Il vous est rationné, vous savez, et puis ne laissez pas cet enfant faire tant de bruit, c'est contre le règlement.

— Ah! monsieur, c'est moi qui suis sa malheureuse mère, dit avec des sanglots mistress Nubbles en saluant humblement; et cet enfant est son frère, monsieur, O mon Dieu! mon Dieu!

— Eh bien! dit le guichetier, étendant son journal sur ses genoux comme pour se mieux préparer à lire le haut de la colonne suivante, je ne peux rien faire à ça, vous savez. Il n'est pas le premier qui soit dans cette position. Il n'y a pas de quoi faire tant de tapage.»

Cela dit, il reprit sa lecture. Cet homme n'était naturellement ni dur ni cruel. Il en était venu seulement à considérer le vol comme une sorte de maladie, telle que la fièvre scarlatine ou l'érysipèle: les uns avaient attrapé ce mal, les autres ne l'attrapaient pas, au petit bonheur!

«O mon cher Kit! dit mistress Nubbles que la mère de Barbe avait charitablement débarrassée de son petit enfant; devais-je vous voir ici, mon pauvre fils!

— Vous ne pensez pas, j'espère, que je sois coupable de ce dont on m'accuse, ma chère mère? s'écria Kit, d'une voix animée.

— Moi le penser! s'écria la pauvre femme; moi, qui sais que jamais vous n'avez menti ni commis une mauvaise action depuis votre naissance! moi à qui jamais vous n'avez causé un moment de chagrin, si ce n'est de vous avoir servi de si maigres repas, que vous preniez encore avec tant de bonne humeur et de satisfaction, que je me consolais de ne pouvoir vous mieux traiter, en vous voyant si aimant et si raisonnable, bien que vous ne fussiez qu'un petit enfant!… Moi penser cela d'un fils qui, depuis qu'il est au monde, a été jusqu'à ce jour ma consolation et ne m'a jamais fait passer une nuit d'insomnie!… Moi penser cela de vous, Kit!…

— Alors, Dieu soit loué! dit le jeune homme saisissant les barreaux avec une vivacité qui les ébranla; je pourrai supporter cette épreuve, ma chère mère. Quoi qu'il arrive, une goutte de bonheur me restera dans le coeur en songeant que vous m'estimez toujours.»

À ces mots, la pauvre femme et la mère de Barbe se remirent à pleurer. Et le petit Jacob, dont pendant ce temps les impressions vagues s'étaient résumées dans cette idée unique et distincte que Kit ne pouvait pas se promener s'il le désirait, et que derrière ces barreaux il n'y avait ni oiseaux, ni lions, ni tigres, ni autres curiosités, mais bien un frère mis en cage, Jacob joignit à petit bruit ses larmes à celles qui coulaient autour de lui.

La mère de Kit, essuyant ses yeux sans pouvoir les sécher, la pauvre âme, prit à terre un petit panier, et, d'une voix humble, elle pria le guichetier de vouloir bien l'écouter une minute. Le guichetier, qui était dans un paroxysme de gaieté folle, lui fit signe de la main de le laisser encore un instant tranquille, et conserva sa main dans cette position, comme un commandement perpétuel de ne pas l'interrompre avant qu'il eût achevé la lecture de l'alinéa: puis il la suspendit quelques secondes, en montrant sur son visage un sourire qui voulait dire: «Farceur de journaliste, va! chien de farceur!!» puis il demanda à mistress Nubbles:

«Que désirez-vous?

— Je lui ai apporté quelque chose à manger, dit la bonne femme.
S'il vous plaît, monsieur, peut-il l'avoir?

— Oui, il peut l'avoir. Le règlement ne le défend pas. Donnez-moi votre paquet quand vous vous en irez; j'aurai soin qu'il lui soit remis.

— Non, mais s'il vous plaît, monsieur… Ne vous fâchez pas, monsieur, vous avez eu une mère… Si je pouvais le voir manger seulement un petit morceau, je partirais bien plus sûre qu'il est un peu moins malheureux.»

Et de nouveau coulèrent les pleurs de la mère de Kit, de la mère de Barbe et du petit Jacob. Quant au poupon, il criait et riait à coeur joie, s'imaginant sans doute que tout ce spectacle avait été monté et mis en scène pour son divertissement particulier.

Le guichetier parut trouver la requête étrange et tout à fait insolite; néanmoins il déposa son journal, et, venant du côté de mistress Nubbles, il prit le panier qu'elle lui présentait; après en avoir examiné le contenu, il le tendit à Kit, puis retourna à sa place.

On concevra aisément que le prisonnier n'eût pas grand appétit; mais il s'assit à terre et mangea du mieux qu'il put, tandis qu'à chaque bouchée qu'il portait à ses lèvres, sa mère pleurait et sanglotait de nouveau, bien que la satisfaction qu'elle éprouvait à cette vue adoucit un peu son chagrin.

Tout en se livrant à cette occupation, Kit fit avec anxiété quelques questions sur ses maîtres, et demanda s'ils avaient exprimé une opinion sur son compte; mais tout ce qu'il put apprendre, ce fut que M. Abel lui-même avait, la nuit précédente, porté à mistress Nubbles avec infiniment de bonté et de délicatesse la nouvelle de l'événement, sans laisser percer son opinion personnelle sur l'innocence ou la culpabilité du prisonnier. Kit était au moment de réunir tout son courage pour demander à la mère de Barbe des nouvelles de sa fille, quand le porte-clefs qui l'avait amené reparut, en même temps que le deuxième guichetier se montrait derrière les visiteurs, et que le troisième, l'homme au journal, disait à haute voix: «L'heure est sonnée» ajoutant du même ton: «À d'autres maintenant!» puis il remit le nez sur son journal. En un instant Kit disparut, emportant une bénédiction de sa mère et un cri poussé par le petit Jacob qui retentissait cruellement à ses oreilles. Comme il traversait la cour suivante, sous la conduite du premier guichetier, son panier à la main, un autre employé vint à eux et les invita à s'arrêter. Il tenait un litre de porter.

«Ce n'est pas là, dit-il, le nommé Christophe Nubbles, qui est entré ici hier au soir pour crime de vol?

— Oui, répondit le camarade, c'est le poulet en personne.

— Alors cette bière est pour vous, dit l'homme à Kit. Eh bien! qu'avez-vous tant à regarder? Il n'y en a pas de répandue.

— Je vous demande pardon, dit Kit; mais qui m'a envoyé cela?

— Qui? votre ami m'a dit que vous en auriez autant chaque jour; et vous l'aurez s'il paye.

— Mon ami! répéta Kit.

— Comme vous êtes effaré!… Tenez, voici sa lettre. Prenez.»

Kit prit la lettre, et une fois dans sa cellule, il lut ce qui suit:

«Buvez à cette coupe, vous y trouverez à chaque goutte un charme contre les maux de l'humanité. Prenez ce cordial qui a pétillé pour Hélène. La coupe d'Hélène n'était qu'une fiction; mais celle- ci est une réalité (Barclay et Cie). Si on vous la remet en vidange, plaignez-vous au directeur.

«Votre ami, R. S.»

«R. S.» dit Kit après un moment de réflexion. Ce doit être M. Richard Swiveller. Ah! c'est bien bon de sa part, et je le remercie de tout mon coeur!»

CHAPITRE XXV.

Une faible lumière, rouge et enflammée, comme un oeil qui souffre du brouillard, scintillait à la fenêtre du comptoir de Quilp, en son débarcadère. Tel était, à travers la brume, le fanal qui annonça à M. Sampson Brass, s'approchant d'un pas craintif de la maisonnette de bois, que l'excellent propriétaire de l'immeuble, son estimable client, était chez lui et attendait sans doute, avec sa patience accoutumée et la douceur bien connue de son caractère, l'accomplissement de la mission qui amenait M. Brass dans son magnifique domaine.

«Un vilain endroit pour s'y hasarder la nuit, murmurait Sampson, comme il trébuchait pour la vingtième fois sur quelque vieille épave et se relevait boitant du coup. Je crois en vérité que le gamin s'amuse chaque jour à changer de place les attrapes dont il jonche le sol pour meurtrir et estropier les gens, à moins que ce ne soit son maître lui-même qui le fasse de ses propres mains, ce qui est encore plus probable. Je n'aime pas à venir ici sans ma soeur Sally, c'est une protection plus sûre que celle d'une douzaine d'hommes.»

Tout en rendant cet hommage au mérite de l'enchanteresse en son absence, M. Brass fit une halte; il dirigea un regard d'anxiété, d'abord vers la lumière, puis par-dessus son épaule.

«Qu'est-ce qu'il fait là? se dit le procureur se levant sur la pointe des pieds et essayant de distinguer un peu ce qui se passait à l'intérieur, chose bien impossible, à raison de la distance. Il boit, je suppose; il s'échauffe le sang pour se rendre plus dolent et plus furieux encore, et pour élever sa méchanceté et sa malice à la température de l'eau bouillante. J'ai toujours peur quand il me faut venir seul ici; avec ça que sa note monte à un joli total. Je ne crois pas qu'il lui prenne envie de m'étrangler et de me jeter doucement dans l'eau à l'heure de la marée montante, ni plus ni moins qu'il tuerait un rat, mais c'est égal, je ne suis pas sûr qu'il n'en fit volontiers la farce. Attention! le voilà qui chante!…»

M. Quilp, en effet, se délassait par un exercice vocal, mais c'était moins un chant qu'un récitatif, la répétition monotone et précipitée d'une phrase unique, avec une bruyante cadence sur le mot final qu'il enflait et terminait par un rugissement discordant. Cette mélopée ne se rapportait ni à l'amour, ni à la guerre, ni au vin, ni à l'honneur, à rien de ce qui inspire la plupart des chansons; le sujet n'était pas de ceux qu'on met le plus souvent en musique ou qu'on connaît généralement dans les ballades. Voici la phrase purement et simplement: «Le digne magistrat, après avoir fait observer que le prisonnier aurait bien du mal à trouver un jury disposé à accueillir ses moyens de défense, l'a renvoyé pour être jugé aux assises prochaines, et a ordonné la mise à exécution immédiate de l'enquête ordinaire pour continuer les pour—su—i—tes.»

Toutes les fois qu'il arrivait à ce mot décisif, il y insistait à perte d'haleine, et finissait en poussant un grand éclat de rire, puis il recommençait.

«Il est terriblement imprudent, murmura Brass après avoir entendu deux ou trois reprises du chant, horriblement imprudent! Je voudrais qu'il fût muet; je voudrais qu'il fût sourd; je voudrais qu'il fût aveugle. Que le diable l'emporte!… cria-t-il en l'entendant recommencer encore. Je voudrais qu'il fût mort.»

Tout en articulant ces voeux d'ami en faveur de son client M. Sampson composait ses traits de manière à leur donner leur douceur habituelle; il attendit que le hurlement du refrain eût expiré pour s'approcher de la maison de bois et frapper à la porte.

«Entrez, cria le nain.

— Comment cela va-t-il ce soir, monsieur? dit Sampson regardant à l'intérieur. Ah! ah! ah! comment cela va-t-il, monsieur? Oh! bon Dieu! qu'il est original! étonnamment original!

— Entrez, imbécile que vous êtes, répliqua le nain, au lieu de rester là à branler la tête et à montrer vos dents. Entrez, faux témoin, parjure, suborneur! entrez.

— Quelle richesse de bonne humeur! s'écria Brass en fermant la porte derrière lui; quelle veine prodigieuse de comique! Cependant n'y a-t-il pas aussi quelque imprudence, monsieur?…

— À quoi? demanda Quilp. À quoi, Judas?

— Judas! s'écria Brass; quelle verve d'esprit et de gaieté!
Judas! Ah! oui… bon Dieu! c'est excellent! Ah! ah! ah!»

Pendant tout ce temps, Sampson se frottait les mains et contemplait avec un mélange de surprise risible et d'effroi une grande figure provenant sans doute de la carcasse d'un vieux vaisseau, une grosse tête avec des yeux à fleur de tête et un nez épaté, qui avait été dressée contre la muraille, dans un coin, auprès du poêle, comme l'idole hideuse de quelque fétiche adoré par le nain. Une certaine quantité de bois de charpente posé sur cette tête, et qui, dans l'obscurité et à distance, se dessinait comme un chapeau à cornes, ainsi qu'une imitation d'étoile sur le côté gauche de la poitrine et d'épaulettes sur les épaules, dénotait que ce devait être dans l'origine l'image de quelque amiral fameux; car, sans cela, l'observateur eût cru plutôt voir le portrait authentique d'un triton de distinction ou du grand serpent de mer. Comme cette figure se trouvait disproportionnée avec l'appartement qu'elle décorait maintenant, on l'avait sciée net à la ceinture. Même dans cet état, elle touchait encore du plancher au plafond; et se portant en avant de cet air de curiosité hardie et avec ce sans-gêne effronté qui caractérisent les têtes de vaisseau, elle paraissait réduire tout autour d'elle à des proportions microscopiques.

«Connaissez-vous cela? dit le nain suivant le regard de Sampson.
Reconnaissez-vous à qui ça ressemble?

— Eh! dit Brass penchant son visage de côté, puis le rejetant un peu en arrière, comme font les connaisseurs; en l'examinant avec plus d'attention, il me semble voir un… Oui, il y a certainement dans le sourire ce je ne sais quoi qui me rappelle le… et cependant, sur mon honneur, je…»

Le fait est que Sampson, n'ayant jamais rien aperçu qui offrît la moindre analogie avec ce fantôme matériel, était fort embarrassé, n'étant point certain que M. Quilp ne considérât pas cette figure comme sa propre image et ne l'eût pas mise là par conséquent comme un portrait de famille, ou bien qu'il n'eût pas eu la fantaisie d'y voir l'effigie de quelque ennemi. Au reste, il ne tarda pas à savoir ce qu'il en devait croire, car, tandis que Brass examinait la tête avec ce regard capable que bien des gens prennent quand ils sont pour la première fois devant des portraits qu'ils doivent deviner sans les reconnaître le moins du monde, le nain tira le journal où se trouvaient les mots déjà cités qu'il avait psalmodiés, et saisissant une grosse barre de fer qui lui tenait lieu de tisonnier, il appliqua sur le nez de l'amiral un coup si violent que la tête en fut ébranlée.

«N'est-ce pas Kit? n'est-ce pas son portrait, son image, lui-même enfin? cria le nain faisant pleuvoir un déluge de coups sur la tête impassible et la couvrant de meurtrissures profondes. N'est- ce pas là le modèle exact, le vrai daguerréotype de ce chien?… N'est-ce pas…? n'est-ce pas…? n'est-ce pas lui?»

Et chaque fois qu'il répétait cette question, il frappait sur le colosse jusqu'à ce que son propre visage fût baigné d'une sueur produite par la violence de cet exercice.

Assurément, c'eût été chose fort amusante à voir du haut d'une galerie où l'on se serait trouvé à l'abri, de même qu'un combat de taureaux est généralement regardé comme très-agréable pour les gens qui ne sont pas dans l'arène, de même aussi que l'aspect d'une maison en feu a bien plus d'attraits que la comédie même, pour les personnes qui n'habitent pas près du foyer de l'incendie. Mais dans l'ardeur des gesticulations de Quilp il y avait quelque chose qui fit regretter au procureur que le comptoir fût un peu trop petit et beaucoup trop solitaire pour trouver autant de plaisir qu'il aurait voulu à ce genre de divertissement. Il se tint donc le plus loin possible des atteintes du nain en besogne, sans pouvoir articuler que de faibles applaudissements. Mais quand Quilp eut cessé, et que d'épuisement il fut tombé sur un siège, son conseiller légal s'approcha de lui d'un air plus obséquieux que jamais.

«Parfait!… cria-t-il. Hé! hé! parfait!»

Et se retournant comme pour invoquer le témoignage de l'amiral lui-même, tout meurtri qu'il était:

«C'est une tête tout à fait remarquable! ajouta-t-il.

— Asseyez-vous, dit le nain. J'ai acheté ce chien-là hier. Je l'ai percé avec des vrilles, je lui ai enfoncé des fourchettes dans les yeux, j'ai gravé mon nom sur sa face. Je me propose de finir par le brûler.

— Ah! ah! s'écria Brass. C'est fort amusant!

— Venez! dit Quilp en lui faisant signe de s'approcher davantage.
Qu'est-ce que vous trouvez donc d'imprudent, hein?

— Rien, monsieur, rien. À peine si cela vaut la peine d'en parler, monsieur; mais je pensais que ce chant, d'une gaieté admirable en soi, était peut-être un peu…

— Oui? dit Quilp; un peu quoi?

— Un peu trop… ou si vous l'aimez mieux, suspect de ressembler à un manque de réflexion, monsieur, répondit Brass regardant avec timidité les yeux du nain qui étaient tournés vers le feu dont ils reflétaient la lueur rougeâtre.

— Eh bien?… demanda Quilp sans se retourner.

— Eh bien! vous savez, monsieur… répondit Brass s'enhardissant à prendre plus de familiarité; le fait est, monsieur, que toute allusion à ces petites coalitions d'amis pour des objets très- louables en eux-mêmes, mais que la loi désigne sous le nom de complots, doit être, vous me comprenez, monsieur? tenue, le plus possible, secrète et entre amis.

— Ah! ah! dit Quilp levant les yeux avec un calme parfait; qu'entendez-vous par là?

— De la prudence, une prudence excessive! l'oeil au guet! s'écria Brass en hochant la tête. Bouche close, monsieur, même ici, voilà ma pensée exacte.

Votre pensée exacte… à vous, à vous, méchant Polichinelle, qu'est-ce que c'est que votre pensée? Qu'est-ce que vous me parlez de coalitions faites ensemble? Est-ce que je me coalise, moi? Est-ce que je connais rien à vos coalitions?

— Non, non, monsieur; non certainement, non du tout.

— Si vous continuez de me cligner de l'oeil et de me secouer ainsi votre tête, dit le nain regardant autour de lui comme s'il cherchait son tisonnier, je vais faire faire une autre grimace à votre figure de singe.

— Ne vous emportez pas, je vous prie, monsieur, répliqua Brass se reprenant vivement. Vous avez parfaitement raison, monsieur, parfaitement raison. Je n'eusse pas dû faire d'allusion à ce sujet, monsieur. Changeons de conversation, s'il vous plaît. Vous vous êtes informé, monsieur, à ce que m'a dit Sally, de notre locataire. Il n'est pas de retour, monsieur.

— Non? dit Quilp faisant bouillir du rhum dans une petite casserole et le surveillant pour l'empêcher de déborder. Pourquoi n'est-il pas de retour?

— Pourquoi, monsieur?… Il… mon Dieu! monsieur Quilp…

— Pour quelle raison? dit le nain suspendant sa main au moment où il allait porter la casserole à sa bouche.

— Vous avez oublié l'eau, monsieur, dit Brass, et… Excusez-moi, monsieur, mais c'est brûlant.»

Sans daigner répondre à cette observation autrement que par un fait pratique, M. Quilp approcha la casserole de ses lèvres et but résolument tout le spiritueux qui s'y trouvait contenu, une pinte environ, qui, à l'instant où il avait retiré le vase du feu, bouillonnait et sifflait avec force. Ayant absorbé ce joli petit stimulant et montré son poing à l'amiral, il ordonna à M. Brass de poursuivre.

«Mais d'abord, dit-il avec sa grimace habituelle, prenez vous-même une goutte, une légère goutte, une bonne goutte toute chaude.

— Volontiers, monsieur, dit Brass; s'il y avait dedans quelque chose comme une cuillerée d'eau, ça ne ferait pas de mal…

— Il n'y a rien de semblable ici! cria le nain. De l'eau pour les procureurs!… Du plomb fondu et du soufre, une bonne poix bouillante à faire des vésicatoires, et du goudron, voilà ce qu'il leur faut. N'est-ce pas, Brass? hein?

— Ah! ah! ah! dit en riant M. Brass. Dieu, que c'est brûlant! et cependant cela vous chatouille. On a beau faire, c'est un vrai plaisir, ma parole!

— Buvez cela, dit le nain qui pendant ce temps en avait fait chauffer encore un peu. Avalez-moi cela jusqu'à la lie, écorchez- vous le gosier et soyez heureux.»

L'infortuné Sampson prit quelques petites gorgées de la liqueur, qui aussitôt se répandit en larmes brûlantes, et sous cette forme coula des joues de Brass dans la cruche où il buvait, faisant passer au rouge cramoisi la couleur de son visage et de ses paupières et produisant un violent accès de toux, au milieu duquel on eût pu entendre encore la victime déclarer, avec la constance d'un martyr, que c'était «vraiment magnifique!»

Tandis que le procureur souffrait le martyre, le nain renoua la conversation.

«Qu'est-il donc devenu, votre locataire? demanda-t-il.

— Il est encore avec la famille Garland, répondit Brass pris par intervalles de quintes de toux. Il n'est venu chez nous qu'une fois, monsieur, depuis le jour où le coupable a subi son interrogatoire. C'était pour annoncer à M. Richard qu'il ne pouvait plus supporter le séjour de la maison après ce qui s'était passé; qu'il en avait beaucoup souffert, d'autant plus qu'il se regardait jusqu'à un certain point comme la cause de cet événement. Un excellent locataire, monsieur. J'espère que nous ne le perdrons pas.

— Bah! s'écria le nain; vous ne pensez jamais qu'à vos intérêts; pourquoi alors ne pas vous imposer des réformes? Si j'étais à votre place, je gratterais, j'entasserais, j'économiserais.

— Sur ma parole, monsieur, je crois que Sarah entend l'économie aussi bien que personne. Je fais bien tout ce que vous dites là, monsieur Quilp.

— Allons, arrosez-moi encore votre gosier; vous n'avez encore pleuré que d'un oeil: c'est au tour de l'autre à présent, buvez, mon homme, cria le nain. Vous allez me faire croire que c'est pour m'obliger que vous avez pris un clerc.

— Enchanté, monsieur, toutes les fois que nous pouvons vous être agréables. Eh bien! oui, monsieur, c'était pour vous faire plaisir.

— Qu'est-ce qui vous empêche de le renvoyer? Ce sera toujours ça d'économisé.

— Renvoyer M. Richard!…

— Dame! à moins que vous n'en ayez encore un autre, perroquet que vous êtes! Quand vous répéterez toujours ce que je dis, à quoi bon?… Eh bien! oui.

— Sur ma parole, monsieur… Je ne m'attendais pas à ce conseil de votre part.

— Comment pouviez-vous vous y attendre? dit le nain en ricanant, moi-même je ne m'y attendais pas. Combien de fois aurai-je besoin de vous répéter que j'ai conduit chez vous ce jeune homme pour avoir toujours l'oeil sur lui et savoir ce qu'il devenait; que j'avais une combinaison, un projet, un joli petit divertissement en train, dont l'essence, la fine fleur étaient que le vieillard et l'enfant, qui sont maintenant, je pense à tous les diables, devinssent aussi gueux que des rats galeux, tandis que Richard et son gracieux ami les croyaient riches comme des Crésus!

— Je sais cela, monsieur; je sais bien cela.

— Très-bien, monsieur. Mais à présent vous pouvez savoir aussi qu'ils ne le sont pas, pauvres, qu'ils ne peuvent pas l'être, lorsqu'un homme tel que votre locataire les cherche et bat tout le pays pour les retrouver?

— Naturellement, dit Sampson.

— Naturellement? répéta le nain avec humeur. Eh bien! alors naturellement aussi vous devez comprendre que je me moque de ce jeune homme comme de rien du tout, et naturellement vous devez savoir que hors de là il ne peut vous servir à rien ni à vous ni à moi?

— J'ai dit fréquemment à Sarah, répondit Brass, qu'il n'entendait rien aux affaires. On ne peut avoir aucune confiance en lui, monsieur. Vous me croirez si vous voulez, mais je me suis aperçu que ce jeune homme, même dans les plus simples affaires de l'étude qui lui étaient confiées, embrouillait tout, malgré les recommandations qu'on lui avait faites. C'est une mâchoire, monsieur, dont l'incapacité dépasse tout ce qu'il est possible d'imaginer. N'était le respect, la reconnaissance que je vous dois, monsieur…»

Comme il devenait clair que Sampson allait se lancer sur le terrain d'une harangue apologétique, à moins qu'il ne fût interrompu à propos, M. Quilp le frappa poliment sur le haut de la tête avec la petite casserole, en le priant de vouloir bien lui laisser la paix.

«J'entends, monsieur, dit Brass en frottant la place sur sa caboche avec un sourire, vous me rappelez au fait, c'est bien là votre caractère pratique, et j'ajouterai aussi extrêmement plaisant, excessivement plaisant!

— Écoutez-moi, s'il vous plaît, répliqua le nain; sinon, je serai un peu moins plaisant. Il n'y a pas lieu de penser que le digne ami de Richard revienne jamais. Ce chenapan aura été forcé de se sauver pour quelque friponnerie en pays étranger, où puisse-t-il pourrir!

— Certainement, monsieur, c'est très-juste, puissamment raisonné, s'écria Brass regardant de nouveau l'amiral, comme si la grosse tête était en tiers dans leur conversation.

— Je le hais, dit Quilp entre ses dents; je l'ai toujours haï pour des motifs de famille. C'était d'ailleurs un drôle intraitable; autrement, on eût pu en tirer parti. Le Swiveller est un coeur de poule, un esprit léger. Je n'ai plus besoin de lui. Qu'il se pende ou se noie, qu'il meure de faim ou qu'il aille au diable, peu m'importe!

— Il sera fait assurément comme vous le voulez, répondit Brass. Ce sera un coup pénible pour Sarah; mais elle sait maîtriser toutes ses impressions. Ah! monsieur Quilp, j'y ai souvent pensé, mon Dieu! s'il avait plu à la Providence de vous réunir vous et Sarah dans votre jeunesse, quels fruits de bénédiction eussent résulté d'une telle union! Vous n'avez jamais connu notre cher père, monsieur? C'était un gentleman parfait. Sarah était son orgueil et sa joie; monsieur, le vieux renard eût fermé ses yeux en paix, s'il eût pu auparavant lui trouver un époux tel que vous. Vous l'estimez, n'est-ce pas, monsieur?

— Je l'aime! coassa le nain.

— Vous êtes trop bon, monsieur. Avez-vous à me donner quelque autre ordre dont je puisse prendre note, avec cette petite affaire de M. Richard?

— Non, répondit le nain en saisissant la casserole. Buvons à la belle Sarah.

— Si nous pouvions, dit humblement le procureur, y boire dans un autre vase qui fût moins brûlant, cela vaudrait peut-être mieux. Je pense que Sarah, en apprenant l'honneur que vous lui avez fait de porter un toast à sa santé, ne sera pas fâchée en même temps d'apprendre que cette fois-ci la liqueur aura été un peu moins chaude.»

Mais M Quilp resta sourd à ces objections. Sampson Brass, qui jusqu'alors avait bu modérément, se vit forcé à de nouvelles libations de cette liqueur diabolique; aussi, malgré tous ses efforts pour conserver le sang-froid et l'équilibre, le rhum eut- il sur lui un effet terrible. Le pauvre procureur vit le comptoir tourner en cercle avec une excessive rapidité, et le parquet s'élever en même temps que le plafond descendait, de manière à produire un aplatissement épouvantable. Après un moment de stupeur léthargique, il se trouva partie sous la table partie sur la grille du foyer. Comme cette position peu confortable n'était pas celle qu'il eût choisie lui-même, il tenta de se remettre sur ses jambes vacillantes, et prenant pour point d'appui la tête de l'amiral, il chercha autour de lui son hôte.

La première impression de M. Brass fut que son hôte était parti, et l'avait laissé seul, que peut-être même il l'avait enfermé sous clef pour la nuit. Cependant, une forte odeur de tabac, changeant le cours de ses idées, l'amena à regarder en l'air: il vit alors que le nain était occupé à fumer dans son hamac.

«Bonsoir, monsieur, dit M. Brass d'un ton caressant; bonsoir, monsieur.

— Vous avez, à ce que je vois, l'intention de passer là toute la nuit? dit le nain, laissant tomber un regard sur lui. Eh bien! c'est bon, passez-y la nuit, si vous voulez.

— En vérité, cela me serait impossible, monsieur, répondit Brass, que les nausées et l'atmosphère fétide de la chambre avaient presque asphyxié; si vous aviez l'extrême bonté de me prêter une lumière pour que je pusse me diriger à travers votre cour, monsieur…»

Quilp descendit en un moment, non sur ses jambes, ni sur sa tête ni sur ses mains, mais en laissant rouler son corps tout en bloc.

«Certainement,» dit-il.

Et il saisit une lanterne qui était le seul luminaire de la maison.

«Prenez bien garde où vous mettrez le pied, mon cher ami. Marchez prudemment parmi les charpentes, car tous les gros clous ont la pointe en l'air. Dans la ruelle voisine il y a un chien. La nuit dernière, il a mordu un homme; la nuit précédente, une femme; et mardi dernier, il a étranglé un enfant, seulement, histoire de rire. N'approchez pas trop de lui.

— De quel côté du chemin se trouve-t-il, monsieur? demanda Brass épouvanté.

— À droite. Mais quelquefois il se cache à gauche pour s'élancer de là sur les passants. Je ne puis donc pas vous renseigner d'une manière précise à cet égard. Ayez soin de bien vous garer. Je ne vous pardonnerai jamais si vous y manquez. Voici une lumière. Allons, n'hésitez pas, vous connaissez le chemin: tout droit!»

Quilp avait méchamment caché la lumière en tournant le verre de la lanterne du côté de sa poitrine, et il resta à la porte de son comptoir, éclatant de rire et tremblant de joie des pieds à la tête; car il entendait le procureur trébucher sur le terrain, et de temps en temps tomber lourdement de tout son poids. Enfin, cependant, M. Brass parvint à s'éloigner, et Quilp ne distingua plus le bruit de ses pas.

Alors le nain rentra chez lui et s'élança de nouveau dans son hamac.

CHAPITRE XXVI.

Ce n'était pas à tort que l'agent de justice avait annoncé à Kit, en guise de consolation, que le jugement de sa petite affaire aurait lieu à Old-Bailey et ne se ferait sans doute pas attendre longtemps. Au bout de huit jours, la session s'ouvrit. Le lendemain, le grand jury déclara qu'il y avait lieu à suivre contre Christophe Nubbles pour crime de félonie; et deux jours après cette déclaration, le prévenu était appelé à comparaître pour répondre devant le tribunal sur la question de culpabilité ou de non-culpabilité comme ayant, ledit Christophe, saisi et dérobé traîtreusement dans le domicile et l'étude du nommé Sampson Brass, gentleman, un billet de banque de cinq livres sterling provenant du gouverneur et de la compagnie de la banque d'Angleterre, contrairement aux statuts établis et en vigueur sur la matière, comme aussi à la paix de notre souverain maître le roi, et à la dignité de sa couronne.

Quand la question lui fut posée, Christophe Nubbles répondit d'une voix basse et tremblante, qu'il n'était pas coupable. Ceux qui ont l'habitude de former sur les apparences des jugements précipités et qui eussent voulu que Christophe, s'il était innocent, parlât à voix haute et ferme, purent remarquer à quel point l'emprisonnement et l'anxiété abattent les coeurs les plus résolus: un homme qui est resté étroitement enfermé, ne fût-ce que dix à onze jours, à ne voir que des murs de moellon et tout au plus quelques visages de pierre, se sentira naturellement déconcerté et même effrayé en entrant tout à coup dans une grande salle pleine de bruit et de mouvement.: sans compter que l'aspect de personnages avec des perruques est beaucoup plus effrayant pour beaucoup de gens que celui de têtes coiffées de leurs cheveux naturels. Si l'on ajoute à ces considérations l'émotion que Kit dut éprouver en voyant les deux MM. Garland et le petit notaire, pâles et le visage rempli d'anxiété, personne ne s'étonnera qu'il fût déconcerté et qu'il ne se sentît pas du tout à son aise.

Bien que depuis son emprisonnement il n'eût reçu la visite ni d'aucun des MM. Garland ni de M. Witherden, cependant on lui avait donné à entendre qu'ils avaient fait choix pour lui d'un avocat. Lorsqu'un des gentlemen en perruque se leva et dit: «Milord, je me présente ici pour le prisonnier,» Kit fit un salut; et lorsqu'un autre gentleman, également en perruque, se leva à son tour et dit: «Milord, je me présente contre lui,» Kit devint tout tremblant, et salua aussi cet avocat. Mais je suis sûr qu'au fond de l'âme il espérait bien que son gentleman à lui allait faire voir à l'autre gentleman son béjaune, et ne tarderait pas à le renvoyer tout penaud.

L'avocat qui plaidait contre Kit fut appelé à parler le premier: il était malheureusement dans les dispositions les plus heureuses, car il venait justement, dans la dernière affaire jugée, d'obtenir à peu près l'acquittement d'un jeune étourdi qui avait eu le malheur d'assassiner son père. Aussi il avait la parole en main, et il en usa joliment, comme vous pouvez croire. Il prévint les jurés que, s'ils acquittaient le prévenu, ils devaient s'attendre à éprouver autant de remords cuisants et de tortures morales que les jurés précédents en eussent ressenti s'ils avaient condamné l'autre accusé. Après avoir exposé amplement l'affaire, après avoir dit que jamais il n'en avait vu de pire espèce, il s'arrêta un instant, comme un homme qui a quelque chose de terrible à leur communiquer. «Je suis informé, dit-il, qu'un effort sera tenté par mon honorable ami (et il se tourna en le désignant vers le conseil de Kit) pour invalider la déposition des témoins irréprochables que je vais appeler devant vous, messieurs; mais j'ai l'espoir et la confiance que mon honorable ami montrera plus de respect et de vénération pour le caractère du plaignant. Jamais il n'y eut, je le sais, plus digne membre de cette digne profession à laquelle il appartient. Messieurs les jurés connaissent-ils Bevis-Marks, et, s'ils connaissent Bevis-Marks, comme j'ose l'affirmer en leur nom, connaissent-ils les hautes illustrations historiques qui se rattachent à ce lieu si remarquable? Pourraient-ils croire qu'un homme tel que M. Brass pût résider dans un lieu comme Bevis-Marks, et n'être pas un coeur vertueux, un esprit élevé?»

Après avoir ressassé cet argument vigoureux, l'avocat ajouta, en manière de conclusion, qu'insister sur un fait si bien apprécié déjà par MM. les jurés, serait faire injure à leur intelligence, et en conséquence il appela tout d'abord Sampson Brass au banc des témoins.

M. Brass se présente. Il est vif et frais. Il salue le juge en homme qui a eu déjà le plaisir de le voir et qui espère bien avoir conservé son estime depuis leur dernière entrevue, croise ses bras et regarde son avocat comme pour dire: «Me voici. Je suis plein de preuves jusqu'à la gorge. Un petit coup seulement sur la bonde, et je vais déborder?» L'avocat se met aussitôt à la besogne, mais avec une grande réserve, tirant peu à peu les preuves pour en faire ressortir la netteté et l'éclat aux yeux de tous les assistants. Alors le conseil de Kit provoque un contre- interrogatoire; mais il ne peut rien tirer du procureur qui soit utile à la cause de son client. Après avoir subi un grand nombre de longues questions auxquelles il ne fait que de courtes réponses, M. Sampson Brass descend du banc dans toute sa gloire.

Sarah lui succède. Elle est jusqu'à un certain point d'humeur coulante avec l'avocat de M. Brass, mais très-rétive avec celui de l'accusé. En résumé, l'avocat de Kit ne peut obtenir d'elle que la répétition de ce qu'elle a déjà énoncé, seulement cette fois en termes plus violents contre son client; aussi un peu confus, s'empresse-t-il de la renvoyer. Alors l'avocat de M. Brass appelle Richard Swiveller: Richard Swiveller paraît.

On a secrètement averti l'avocat de M. Brass que ce témoin éprouve des dispositions favorables au prisonnier; et, à dire vrai, il n'est pas fâché de le savoir, car ledit avocat passe pour être très-fort dans l'art de coller son homme, comme on dit vulgairement. En conséquence, il commence par requérir l'huissier de s'assurer si le témoin a baisé l'évangile, puis il se met à entreprendre Richard des pieds et des mains, des dents et des griffes.

Quand celui-ci a fini sa déposition dans laquelle il a mis une contrainte visible et trahi son désir de la rendre le moins défavorable possible à l'accusé:

«Monsieur Swiveller, dit l'avocat de Brass, où avez-vous, s'il vous plaît, dîné hier?

— Où j'ai dîné hier?

— Oui, monsieur; où avez-vous dîné hier? Était-ce près d'ici, monsieur?

— Oh! certainement… Oui… Tout près d'ici.

— Certainement… Oui… Tout près d'ici, répète l'avocat de M. Brass en jetant de côté un regard à la cour. Et il ajoute: Vous étiez seul, monsieur?

— Plaît-il, monsieur?… dit M. Swiveller qui n'a pas saisi la question.

— Si vous étiez seul, monsieur? répète d'une voix de tonnerre l'avocat de M. Brass. Avez-vous dîné seul? N'avez-vous pas traité quelqu'un, monsieur? Parlez.

— Oh! certainement si; si, j'ai traité quelqu'un, dit
M. Swiveller avec un sourire.

— Ayez la honte, monsieur, de vous départir d'une légèreté très- déplacée devant le tribunal, quoique peut-être vous ayez quelque raison de vous féliciter d'y être seulement en qualité de témoin.»

Et en disant cela l'avocat donne à entendre par un signe de tête que la place légitime de M. Swiveller serait plutôt au banc des accusés.

«Veuillez m'écouter attentivement. Hier vous étiez près d'ici, attendant pour savoir si le procès serait appelé. Vous avez dîné de l'autre côté de la rue. Vous avez traité quelqu'un. Maintenant, ce quelqu'un n'était-il pas le frère du prisonnier ici présent?»

M. Swiveller se met en devoir de fournir des explications.

«Oui ou non, monsieur? crie l'avocat de Brass.

— Mais permettez-moi…

— Oui ou non, monsieur?

— Eh bien, oui, mais…

— Vous voyez bien! s'écrie l'avocat l'arrêtant net. Un joli témoin, ma foi!»

L'avocat de M. Brass s'assied. L'avocat de Kit, ne sachant pas de quoi il s'agit, n'ose insister sur l'incident. Richard Swiveller se retire abasourdi. Le juge, les jurés, les spectateurs, tout le monde se le représente en idée, faisant quelque orgie avec un sacripant aux épaisses moustaches, un jeune dissolu de six pieds de haut pour le moins. La réalité, c'est le petit Jacob avec ses mollets au grand air et sa taille enveloppée d'un châle. Personne ne sait la vérité, tout le monde est dupe d'un mensonge, et cela grâce au talent de l'avocat de M. Brass!

Les témoins à décharge sont appelés ensuite. C'est ici que brille de nouveau l'avocat du procureur. Il appert que M. Garland n'a pas eu de renseignements précis sur Kit, qu'il n'en a demandé qu'à la mère même du jeune homme, et que celui-ci a été renvoyé par son premier maître pour cause inconnue, «En, vérité, monsieur Garland, dit l'avocat de M. Brass, c'est être à votre âge, et j'affaiblis l'expression, singulièrement imprudent.» Cette conviction est partagée par le jury qui déclare Kit coupable. On emmène le prisonnier sans écouter ses humbles protestations d'innocence. Les spectateurs se pressent à leurs places avec un redoublement d'attention, car on doit entendre dans l'affaire suivante plusieurs femmes qui déposeront comme témoins, et le bruit court que l'avocat de M. Brass sera très-amusant dans le débat contradictoire qu'il leur fera subir vis-à-vis de l'accusé.

La mère de Kit, pauvre femme! attend en bas de la prison à la grille du parloir. Elle est accompagnée de la mère de Barbe, âme excellente! qui ne sait que pleurer en tenant le petit enfant. Triste entrevue que celle de Kit et des visiteuses! Le guichetier amateur de journaux leur a tout dit. Il ne pense pas que Kit soit transporté pour la vie, parce qu'il peut encore prouver ses bons antécédents, ce qui ne manquera pas de lui être utile.

«Je m'étonne, dit le guichetier, qu'il ait commis ce vol.

— Il ne l'a jamais commis! s'écrie mistress Nubbles.

— Bien, bien, je ne veux pas vous contredire; mais qu'il l'ait commis ou non, c'est tout un.»

La mère de Kit passe sa main à travers les barreaux qu'elle secoue. Dieu seul et ceux auxquels il a donné une semblable tendresse savent avec quel désespoir Kit lui recommande d'avoir bon courage et, sous prétexte de se faire présenter les enfants pour les embrasser encore, il prie à demi-voix la mère de Barbe de ramener mistress Nubbles au logis.

«Des amis se lèveront pour nous défendre, ma mère, j'en suis bien sûr, dit Kit. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera bientôt Mon innocence ressortira, ma mère, et je serai renvoyé absous: je m'y attends. Ayez soin un jour d'apprendre à Jacob et au petit tout ce qu'il en était, car s'ils pensaient que j'aie jamais pu être un malhonnête homme, s'ils le pensaient quand ils seront devenus assez grands pour comprendre les choses, mon coeur se briserait à cette idée, fussé-je à des milliers de milles d'ici. Oh! ne se trouvera-t-il pas ici un homme compatissant pour soutenir ma mère!…»

La main de mistress Nubbles quitte celle du prisonnier; la pauvre créature tombe à la renverse, privée de ses sens. Tout à coup Richard Swiveller parait; il s'approche vivement, écarte les assistants, saisit non sans peine mistress Nubbles, l'emporte sur un bras, à la manière des ravisseurs de théâtre, fait un signe amical à Kit, ordonne à la mère de Barbe de le suivre, et gagne rapidement un fiacre qui l'attendait à la porte.

Il reconduisit mistress Nubbles à son domicile. Nul ne sait combien d'incroyables absurdités il débita en route avec sa manie de citer des ballades et des poésies de toute sorte. Après avoir attendu que la mère de Kit fût complètement revenue de son évanouissement, il partit, mais comme il n'avait pas d'argent pour payer la voiture, il se fit transporter pompeusement dans Bevis- Marks, commandant au cocher de rester devant la porte de M. Brass tandis qu'il entrerait dans cette maison pour «changer.» Car, c'était un samedi soir, jour de paye.

«Monsieur Richard!… Eh! bonjour!» s'écria joyeusement le procureur.

Si d'abord l'affaire de Kit lui avait semblé monstrueuse, cette fois Richard ne put s'empêcher de soupçonner son aimable patron d'y avoir joué un vilain rôle. Peut-être le sentiment sérieux éprouvé en ce moment par ce jeune homme d'un caractère léger, provenait-il surtout de la triste scène à laquelle il avait assisté: quelle qu'en fût la source, ce sentiment le dominait; aussi se borna-t-il à dire brièvement le motif qui l'amenait.

«De l'argent!… s'écria Brass en tirant sa bourse. Ah! ah!… Certainement, monsieur Richard, certainement, monsieur. Il faut bien que tout le monde vive. Pouvez-vous me rendre sur un billet de banque de cinq livres?

— Non, répondit sèchement Dick.

— Ah! tenez, voici justement la somme. Cela sera plus tôt fait.
Vous êtes venu à propos. Monsieur Richard…»

Dick, qui déjà avait gagné la porte, se retourna à l'appel de son nom.

«Vous n'aurez pas besoin de vous déranger pour revenir ici, monsieur.

— Hein?

— C'est comme cela, monsieur Richard, dit Brass en plongeant ses mains dans ses poches et se balançant à droite et à gauche sur son tabouret. Il est certain qu'un homme de votre mérite, monsieur, perd complètement son temps, son avenir en restant dans notre sphère aride et desséchante. C'est une pénible, ennuyeuse, énervante besogne. Moi, je pense que le théâtre, ou l'armée, monsieur Richard, ou quelque emploi supérieur dans le commerce patenté des liquides, c'est là seulement ce qui convient au génie d'un homme tel que vous. J'espère que vous reviendrez nous voir de temps en temps. Sally en sera enchantée certainement. Elle regrette infiniment de vous perdre, monsieur; mais la conscience de son devoir envers la société la soutiendra. C'est une créature extraordinaire, monsieur! Vous trouverez votre compte d'argent bien exact. Il y a eu un carreau cassé, mais je n'ai pas voulu en faire déduction. «Toutes les fois qu'on se sépare de ses amis, monsieur Richard, il faut qu'on s'en sépare au moins d'une manière libérale.» J'aime cet axiome de la sagesse plus que je ne puis vous dire.»

Swiveller ne répondit pas un seul mot. Mais rentrant pour reprendre sa jaquette de canotier, il la roula en une espèce de boule très-serrée, et regarda fixement le procureur comme s'il eût voulu lui lancer ce paquet au visage. Cependant il se contenta de mettre le vêtement sous son bras, et sortit de l'étude en gardant un profond silence. À peine avait-il fermé la porte, qu'il la rouvrit; il resta sur le seuil à regarder encore quelques minutes M. Brass avec la même gravité majestueuse; et faisant un dernier signe de tête, il disparut lentement et glissa comme un fantôme.

Il paya le cocher et s'éloigna dans Bevis-Marks en ruminant de grands projets pour consoler la mère de Kit, et rendre service à Kit lui-même.

Mais la vie des jeunes gens voués, comme Richard Swiveller, au plaisir, est extrêmement précaire. L'excitation que son esprit avait subie depuis une quinzaine de jours, jointe au travail intérieur qu'avaient dû produire plusieurs années d'excès bachiques, agit tout à coup sur lui de la manière la plus violente. Dans la nuit même il tomba dangereusement malade, et dès le lendemain il était en proie à une fièvre ardente.

CHAPITRE XXVII.

Richard Swiveller se retournait en tous sens dans son lit brûlant et incommode: tourmenté par une soif dévorante que rien ne pouvait apaiser; sans pouvoir trouver aucune position qui lui procurât un moment de calme ou de bien-être; se perdant à travers un dédale de pensées qui se pressaient sans trêve ni relâche; pas une image consolante, pas une voix amie près de lui! Livré à un accablement continuel, il avait beau changer de place ses membres épuisés par la fièvre, il n'y trouvait aucun soulagement; il avait beau lancer dans les divagations les plus variées son esprit en délire, il était toujours dominé par une anxiété sombre. Il sentait derrière lui quelque chose d'inachevé qui poursuivait ses rêves. Il voyait devant lui des obstacles insurmontables, obsédé par une préoccupation qu'il ne pouvait parvenir à repousser, mais qui assiégeait son esprit en désordre, auquel elle se représentait tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Toujours une vision funèbre et voilée d'ombre; toujours le même fantôme, quelque apparence qu'il prit, affreux et sombre comme la conscience du mal, qui lui faisait du sommeil une torture horrible. Telles étaient les souffrances et les angoisses de la maladie cruelle qui peu à peu consumait, épuisait l'infortuné, jusqu'à ce qu'enfin, lorsqu'il lui semblait avoir combattu, avoir lutté corps à corps, s'être vu saisi et entraîné vers l'abîme par des démons, il tomba dans un sommeil profond, un sommeil sans rêves.

À son réveil, il eut une sensation de repos bienfaisant, plus réparateur encore que le sommeil; il commença par degrés à se rappeler quelque chose de ses souffrances passées, à se souvenir de la longue nuit qui s'était écoulée, à se demander s'il n'avait pas deux ou trois fois passé par le délire. Dans le cours de ces réflexions, il lui arriva d'étendre la main; il fut surpris de la sentir si lourde, et en même temps de la voir si maigre et si transparente. Au sein de la sensation vague et heureuse qu'il éprouvait, sans s'attacher à définir la cause de ce changement, il demeurait livré à une sorte de sommeil lucide, quand une toux légère attira son attention. Il se demanda avec un certain doute si c'est que la nuit dernière il avait oublié de fermer sa porte, et fut tout stupéfait de voir qu'il avait un compagnon de chambre. Il n'avait pas assez de force encore pour enchaîner ses idées; et à son insu, dans un reste de somnolence, il attacha son regard sur quelques raies vertes qui sillonnaient son couvre-pied: elles lui représentaient des pièces de frais gazon, tandis que le fond jaune de l'étoffe produisait à ses yeux comme des allées sablées qui lui ouvraient une longue perspective de jardins bien entretenus.

Il errait en imagination sur ces terrasses, il s'y était même égaré lorsqu'il entendit tousser encore. À ce bruit, le sentiment de la réalité renaît; les allées de gazon de ses jardins imaginaires redeviennent les raies vertes du couvre-pied. Il se soulève un peu sur son lit, et écartant d'une main le rideau, il regarde hors de l'alcôve.

C'était bien toujours sa même chambre, éclairée en ce moment par une chandelle; mais avec quel profond étonnement il voit toutes ces bouteilles, tous ces bols, tous ces linges exposés au feu, tous les objets enfin qu'on rencontre dans la chambre d'un malade! Tout était propre et net, mais cette chambre était bien différente de ce que Richard l'avait laissée quand il s'était mis au lit. Une fraîche senteur d'herbes et de vinaigre remplissait l'atmosphère; le plancher était arrosé; le… Eh! quoi, la marquise!… Oui, la marquise assise à table et jouant toute seule au cribbage. Elle était là, appliquée à son jeu, toussant parfois tout bas comme si elle craignait d'éveiller M. Swiveller, taillant les cartes, coupant, distribuant, jouant, comptant, marquant, s'acquittant enfin de toutes les opérations du cribbage, comme si elle n'eût jamais fait autre chose depuis sa naissance.

M. Swiveller resta quelque temps à la contempler; puis laissant retomber le rideau, il posa de nouveau sa tête sur l'oreiller.

«Je fais un rêve, pensa-t-il, c'est évident. Quand je me suis mis au lit, mes mains n'étaient pas faites de coquilles d'oeufs; et maintenant je puis parfaitement voir à travers. Si ce n'est pas un rêve, je me serai réveillé par aventure en pleine Arabie, dans le pays des Mille et une Nuits et non pas à Londres. Mais il n'y a pas de doute que je suis endormi.»

Ici la petite servante eut un nouvel accès de toux.

«Prodigieux! pensa Richard. Jamais je n'avais rêvé d'une toux réelle, comme celle-là». Au reste, j'ignore si j'ai jamais rêvé de toux ou d'éternuement. Peut-être est-ce dans la philosophie des songes un article dont on ne rêve pas. Une autre toux!… Une autre!… Décidément, c'est un peu fort pour un rêve.»

Afin de se fixer lui-même sur la réalité des choses, M. Swiveller, après réflexion, se pinça le bras.

«Voilà qui est encore plus étrange! pensa-t-il. Quand je me suis mis au lit, j'étais plutôt gras que maigre, et maintenant je n'ai plus que la peau sur les os. Il faut que je passe un nouvel examen…»

Le résultat de cette dernière inspection de la chambre fut de convaincre Swiveller que les objets dont il se voyait entouré étaient bien réels, et qu'il les contemplait sans aucun doute avec des yeux éveillés.

«Alors, se dit-il, je vois ce que c'est: c'est une nuit des contes arabes. Je suis à Damas ou bien au grand Caire. La marquise est un Génie; elle aura fait avec un autre Génie un pari, à qui montrerait le plus beau jeune homme du monde, le plus digne de devenir l'époux de la princesse de la Chine; elle m'a transporté avec ma chambre pour me soumettre à la comparaison. Peut-être, ajouta-t-il en se tournant languissamment sur son oreiller et regardant du côté de la ruelle, peut-être la princesse est-elle encore là… Non, elle est partie.»

Cette explication ne lui suffisait pas, car toute satisfaisante qu'elle lui paraissait, elle était enveloppée de doute et de mystère. Aussi, M. Swiveller prit-il le parti de relever le rideau, bien déterminé cette fois à saisir la première occasion favorable pour adresser la parole à sa compagne. Cette occasion se présenta bientôt d'elle-même. La marquise donna les cartes, retourna un valet et oublia de marquer. Sur quoi, Richard dit le plus haut qu'il lui fut possible:

«Deux points au talon!»

La marquise fit un bond et frappa des mains.

«Toujours une nuit d'Arabie, rien de plus sûr, pensa M. Swiveller; les Génies frappent toujours des mains au lieu de tirer la sonnette. Voilà qu'elle appelle deux mille esclaves noirs portant sur leur tête des jarres pleines de joyaux.»

Elle avait frappé des mains, mais c'était de joie: car aussitôt elle commença à rire, puis elle se mit à pleurer, déclarant, non pas en beaux termes arabes, mais tout simplement en anglais familier, qu'elle était si heureuse qu'elle ne savait plus où elle en était:

«Marquise, dit Richard devenu pensif, veuillez, je vous prie, vous approcher. Avant tout, ayez la bonté de m'apprendre où je pourrai retrouver ma voix; puis, ce qu'est devenue ma chair?»

La marquise se contenta de secouer tristement la tête, et elle pleura de nouveau; là-dessus, M. Swiveller, qui était très-faible, sentit ses yeux mouillés aussi.

«Je commence à croire, d'après votre attitude et aussi d'après tout ce que je vois, marquise, dit Richard après une pause et en souriant d'une lèvre tremblante, que j'ai été malade.

— Si vous l'avez été!… répondit la petite servante en s'essuyant les yeux. Et comme vous avez eu le délire!

— Oh! marquise… j'ai donc été bien malade?

— En danger de mort. Je n'espérais pas que vous guérissiez. Dieu soit loué! vous voilà guéri!»

Swiveller resta longtemps silencieux. Puis, il commença à parler et demanda combien de jours avait duré sa maladie.

«Il y aura demain trois semaines, répondit la petite servante.

— Trois… quoi?

— Semaines! reprit la marquise enflant sa voix; trois longues et lentes semaines.»

La simple pensée d'avoir été réduit à une telle extrémité fit retomber Richard dans un nouveau silence. Il s'étendit sur le dos tout de son long. La marquise, ayant arrangé ses draps pour qu'il fût mieux couché et trouvant qu'il avait les mains et le front moins brûlants, découverte qui la remplit de joie, en pleura un peu plus fort, et se mit alors en devoir de préparer le thé et de faire griller des rôties bien minces.

Pendant ce temps, Swiveller la contemplait avec reconnaissance, étonné de voir comme elle s'était complètement identifiée au ménage, et faisait remonter l'origine de ces soins à Sally Brass, que dans le fond de sa pensée il ne pouvait assez remercier. Quand la marquise eut achevé de faire les rôties, elle étendit un linge bien propre sur un plateau, et servit à Swiveller quelques tartines croustillantes et un grand bol de thé faible avec lequel, suivant l'ordonnance du docteur, dit-elle, il pouvait se rafraîchir maintenant qu'il était éveillé. Elle plaça des oreillers derrière lui pour lui soutenir la tête, peut-être pas avec l'habileté d'une garde-malade expérimentée, mais certainement avec des soins plus affectueux. Une ineffable satisfaction se peignit dans ses regards, tandis que le pauvre convalescent, s'arrêtant parfois pour lui serrer la main, prenait son modeste repas avec un appétit et un plaisir que les meilleures friandises du monde n'eussent jamais provoqués dans d'autres circonstances. Ayant ensuite tout nettoyé et bien rangé tout avec ordre autour de lui, elle s'assit à table pour prendre le thé à son tour.

«Marquise, dit M. Swiveller, comment va Sally?»

La petite servante fit une moue pleine d'embarras et de bouderie, en même temps qu'elle secoua la tête.

«Eh bien! est-ce qu'il y a longtemps que vous ne l'avez vue?

— Vue? s'écria-t-elle. Dieu merci, je me suis sauvée de chez elle.»

Richard, en entendant cela, se laissa aussitôt retomber tout de son long, position où il resta environ cinq minutes. Il se remit ensuite par degrés sur son séant et demanda:

«Et où demeurez-vous, marquise?

— Où je demeure? s'écria-t-elle. Ici!

— Oh!» murmura-t-il.

Et il retomba en arrière aussi brusquement que s'il eût reçu un coup de feu. Il resta ainsi, sans mouvement et sans parole, jusqu'à ce que la marquise eût achevé son repas, remis tout en place et balayé. Alors il la pria d'approcher une chaise de son lit; et, bien appuyé de nouveau sur ses oreillers, il reprit ainsi la conversation:

«Comme cela, vous vous êtes enfuie?

— Oui… dit la marquise, et ils m'ont avisée.

— Ils vous ont…? Je vous demande pardon, qu'est-ce qu'ils ont fait?

— Ils m'ont avisée, vous savez? avisée dans les journaux.

— Ah! oui… Ils ont publié un avis pour vous retrouver.»

La petite servante fit une inclination de tête et cligna des yeux. Ses pauvres yeux! les veillées et les larmes les avaient tellement rougis, que la muse tragique elle-même dont ce n'est pas le métier aurait eu, je crois, meilleure grâce à cligner de l'oeil. Dick fut frappé de cette idée.

«Dites-moi, ajouta-t-il, comment se fait-il que vous ayez pensé à venir ici?

— Mais vous sentez, répondit la marquise; vous parti, je n'avais plus d'ami; car le locataire n'était pas revenu, et j'ignorais où je pourrais vous trouver l'un ou l'autre. Mais un matin, comme j'étais…

— Au trou de la serrure? dit Swiveller pour la tirer d'embarras.

— Tout juste, répondit-elle en baissant la tête. Comme j'étais au trou de la serrure de l'étude où vous m'avez trouvée, vous savez, j'entendis une femme dire qu'elle demeurait ici, et qu'elle était la maîtresse de la maison où vous étiez logé, que vous étiez tombé dangereusement malade, et demander s'il n'y avait personne qui voulût venir vous soigner. M. Brass dit: «Ce n'est pas mon affaire.» Miss Sally dit: «C'est un drôle de corps, mais cela ne me regarde pas.» La femme s'en alla indignée, et ferma la porte rudement, je vous en réponds. Cette nuit-là même, je m'enfuis; je vins ici, je dis aux gens de cette maison que vous étiez mon frère, ils me crurent, et depuis je suis restée auprès de vous.

— Cette pauvre petite marquise! s'écria Dick. Elle s'est tuée de fatigue!

— Non, dit-elle, pas du tout. Ne vous inquiétez pas de moi. Je me trouve bien de m'asseoir dans un de ces fauteuils et, Dieu merci, j'y ai souvent fait un somme. Mais, si vous aviez pu voir comme vous vous efforciez de sauter par la fenêtre, si vous aviez pu entendre comme vous chantiez sans cesse, comme vous faisiez de grands discours, vous ne le croiriez pas encore. Oh! que je suis heureuse que vous soyez mieux, monsieur Viverer!…

— Oui, Viverer, dit Richard devenu pensif. Je suis vivant, en effet; mais c'est bien grâce à elle. Je soupçonne fort, marquise, que sans vous je serais mort.»

En disant cela, M. Swiveller saisit de nouveau la main de la petite servante: faible et triste comme il l'était, il n'eût pas manqué, en voulant lui exprimer ses remercîments, de se rendre les yeux aussi rouges que l'étaient ceux de la jeune fille: mais celle-ci coupa net à l'émotion en forçant Richard à s'étendre dans son lit et le pressant de se tenir en repos.

«Le docteur, dit-elle, a recommandé que vous soyez bien tranquille, et qu'on ne vous fasse pas de bruit. Allons, faites un somme; nous causerons ensuite. Je resterai assise auprès de vous. Fermez vos yeux, vous vous endormirez peut-être. Cela vous fera du bien, essayez.»

La marquise tira alors une petite table contre le lit, s'assit auprès, et avec l'adresse d'une vingtaine de pharmaciens se mit en devoir de préparer des boissons rafraîchissantes. Quant à Richard, fatigué comme il l'était, il ne tarda pas à s'endormir. Au bout de quelque temps il se réveilla et demanda quelle heure il était.

«Juste six heures et demie,» répondit la marquise en l'aidant à se remettre sur son séant.

Richard appuya la main sur son front et se tourna tout à coup, comme s'il venait de lui passer une idée subite par la tête.

«Marquise, dit-il, qu'est devenu Kit?

— Il a été condamné à je ne sais combien d'années de déportation.

— Est-il parti?… et sa mère?… que fait-elle?… qu'est-elle devenue?»

La petite garde-malade secoua la tête et répondit qu'elle n'en savait rien du tout.

«Mais, ajouta-t-elle, si vous vouliez me promettre de rester tranquille, et de ne pas vous donner encore une rechute, je vous conterais… Mais non, pas à présent.

— Si, si, contez toujours… cela me distraira.

— Oh! non, je suis sûre du contraire, répondit la petite servante, d'un air effaré. Attendez que vous soyez mieux portant, et alors je vous raconterai tout.»

Dick attacha sur sa petite amie un regard pressant. Ses yeux agrandis et creusés par la maladie prirent une expression telle, que la jeune fille en fut épouvantée; elle le supplia de ne plus songer à cela. Mais le peu de mots qu'elle avait prononcés n'avaient pas seulement piqué la curiosité de Richard; ils avaient fait naître en lui de sérieuses inquiétudes. Aussi la pressa-t-il de tout lui dire, quelque fâcheuses que pussent être les nouvelles.

— Oh! il n'y a rien de fâcheux là dedans, dit-elle. Rien du tout qui vous concerne.

— Mais ça concerne peut-être?… Enfin est-ce que vous n'avez rien entendu à travers les fentes des portes ou les trous de serrure, qu'on n'aurait pas été bien aise que vous pussiez entendre?»

En faisant cette question, Dick respirait à peine.

«Oh! que si.

— Dans… dans Bevis-Marks? ajouta vivement Richard Quelque conversation entre Brass et Sally?

— Oui.»

Richard tira hors du lit son bras décharné; et, saisissant la jeune fille par le poignet, il la pressa de s'expliquer; sinon, il ne répondrait pas de ce qui pourrait arriver, dans l'état d'agitation et d'angoisse où il se trouvait et qu'il était incapable de supporter davantage. En le voyant si inquiet, la marquise comprit qu'il y aurait plus de danger à différer sa révélation que d'inconvénients à la faire tout de suite. Elle promit d'obéir, à condition que le malade se tiendrait parfaitement tranquille et s'abstiendrait de remuer ou de se tourner brusquement comme il faisait.

«Mais si vous recommencez, dit-elle, je laisserai là l'histoire.
Je vous en préviens.

— Vous ne pouvez la laisser avant de l'avoir commencée. Commencez, ma mignonne. Parlez, ma soeur, parlez. Gentille Polly, dites. Dites-moi tout. Je vous en prie, marquise. Je vous en supplie.»

En présence de ces ardentes prières, que Richard Swiveller jetait d'un ton aussi passionné que s'il s'agissait des voeux les plus solennels et les plus terribles, la jeune fille ne put résister davantage.

«Eh bien! dit-elle, avant le jour où je me suis enfuie, je, couchais ordinairement dans la cuisine où nous avons joué ensemble aux cartes, vous savez. Miss Sally avait l'habitude d'avoir dans sa poche la clef de la cuisine, et le soir elle ne manquait jamais de venir prendre la chandelle et couvrir le feu. Cela fait, elle me laissait gagner mon lit dans l'obscurité, fermait la porte en dehors, remettait la clef dans sa poche, et me tenait ainsi enfermée jusqu'au lendemain matin où elle revenait de très-bonne heure, je vous assure, me rendre ma liberté. J'avais terriblement peur de me savoir ainsi calfeutrée; car je savais bien que, si le feu prenait à la maison, ils m'oublieraient pour ne songer qu'à eux. Aussi, quand je pouvais trouver une vieille clef rouillée, je la ramassais bien vite pour l'essayer à la porte. Enfin dans un coin poudreux de la cave je rencontrai une clef qui fit mon affaire.»

Ici M. Swiveller agita violemment ses jambes. Mais comme, devant cette démonstration, la petite servante s'était interrompue sur- le-champ dans son récit, il cessa de remuer et, s'excusant d'avoir oublié un moment leur convention, il pria la jeune fille de continuer.

«Allez, dit-elle, ils étaient bien regardants pour ma nourriture. Oh! vous ne sauriez vous imaginer comme ils me serraient de près. Aussi j'avais l'habitude de sortir la nuit quand ils étaient au lit et de rôder dans l'ombre, à la recherche de quelque morceau de biscuit ou de sandwich que vous auriez laissé dans l'étude, ou même de pelures d'orange pour les mettre dans de l'eau chaude et m'en faire censé du vin. Avez-vous jamais goûté de la pelure d'orange infusée dans de l'eau?»

M. Swiveller répondit qu'il n'avait jamais goûté de cette liqueur brûlante, et pressa de nouveau son amie de reprendre le fil de son récit.

«Avec beaucoup de bonne volonté on finit par trouver cela agréable: autrement, on regrette de ne pas y sentir un peu plus de goût, comme de raison. Eh bien! donc, quelquefois je sortais quand mes maîtres étaient allés se mettre au lit; et une ou deux nuits avant qu'il y eût ce fameux bruit dans l'étude quand on arrêta le jeune homme, je montai l'escalier tandis que M. Brass et miss Sally étaient assis devant le feu de l'étude; et pour dire la vérité, confiante dans ma clef qui protégeait mon retour, je me mis à écouter à la porte.»

M. Swiveller leva ses genoux comme pour faire un dais conique des draps et de la couverture; la plus grande impatience se trahit dans l'expression de ses traits. Mais la petite servante s'arrêtant et le menaçant du doigt de ne pas continuer, le cône disparut; l'air d'impatience seul resta.

«Ils étaient là tous deux, lui et elle, dit la petite servante, assis près du feu et causant tout doucement ensemble. M. Brass dit à miss Sally: «Ma foi, c'est une chose dangereuse, qui peut nous mettre bien des désagréments sur les bras, et je ne m'en soucie guère.» Mais elle, elle lui disait, vous savez son genre, elle lui disait: «Il faut que vous soyez un vrai coeur de poulet, l'homme le plus faible, le plus mou que j'aie jamais vu, et c'est une grande erreur de la nature que nous ne soyons pas nés plutôt moi le frère et vous la soeur. Quilp, dit-elle encore, n'est-il pas notre principal client? — Oui certainement, répondit M. Brass. — Et, ne sommes-nous pas toujours occupés à ruiner quelqu'un pour son compte? — Oui certainement, répondit M. Brass. — Eh bien, dit-elle, qu'importe la ruine de Kit, puisque Quilp la désire? — Au fait, oui, qu'importe?» dit M. Brass. Alors ils se mirent à chuchoter et à rire longtemps entre eux en se disant qu'il n'y aurait aucun danger pourvu que la chose fût bien menée M. Brass tira son livre de poche et dit: «Voilà l'affaire, tenez! justement le billet de banque de cinq livres que m'a remis Quilp. Il ne nous en faut pas davantage. Kit doit venir demain matin, je le sais. Tandis qu'il sera en haut, vous sortirez, et j'enverrai en course M. Richard. Kit étant seul vis-à-vis de moi, j'engagerai la conversation avec lui et mettrai ce billet dans son chapeau. Je m'arrangerai de manière à faire trouver le billet par M. Richard, qui deviendra notre témoin. Et ce sera bien le diable si avec tout cela nous ne réussissons pas à débarrasser M. Quilp de Kit pour satisfaire son ressentiment. Miss Sally se mit à rire en approuvant le plan. Mais comme ils firent mine de vouloir se retirer et que j'avais peur d'être surprise en restant plus longtemps, je redescendis bien vite mon escalier. Voilà!»

En parlant ainsi, la petite servante s'était peu à peu animée autant que M. Swiveller; aussi ne fit-elle pas d'effort pour le contenir lorsqu'il se dressa dans son lit et demanda vivement:

«Cette histoire n'a-t-elle été confiée à personne?

— Comment l'aurait-elle été? répondit la garde-malade. Rien que d'y penser j'en étais toute saisie, et j'espérais que le jeune homme serait renvoyé absous. Quand je leur entendis dire qu'on avait déclaré Kit coupable d'un vol dont je le savais innocent, vous étiez parti, le locataire aussi, et d'ailleurs je crois bien que j'aurais eu peur de lui raconter la chose, même s'il avait été là. Quant à vous, depuis que je suis venue ici, vous avez été si malade, qu'il n'y avait pas moyen de songer à vous en parler.

— Marquise, dit M. Swiveller arrachant de sa tête son bonnet de nuit qu'il envoya à l'autre bout de la chambre, faites-moi le plaisir d'aller voir quelques moments sur le palier, si j'y suis. Il faut que je sorte.

— Vous!… s'écria sa garde-malade. Vous n'y pensez pas?

— Il le faut, reprit-il en promenant son regard autour de la chambre. Où sont mes habits?

— Oh! que je suis heureuse!… Vous n'en avez plus du tout.

— M'dame!… dit M. Swiveller profondément étonné.

— J'ai été obligée de les vendre les uns après les autres afin de me procurer les médicaments qui vous étaient ordonnés. Mais ne vous occupez pas de cela, ajouta vivement la marquise en voyant Richard retomber en arrière sur son oreiller; vous n'auriez seulement pas la force de vous tenir debout.

— Je crains bien, dit tristement Richard, que vous n'ayez raison.
Que faire? Mon Dieu! que faire?»

Il lui suffit naturellement d'un moment de réflexion pour sentir qu'avant toute chose il fallait se mettre en rapport avec un des MM. Garland. Il n'était pas impossible que M. Abel ne fût pas encore sorti de l'étude. En moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, la petite servante eut l'adresse écrite au crayon sur un bout de papier, avec un portrait verbal, véritable signalement du père et du fils, assez frappant pour qu'elle pût reconnaître sans la moindre difficulté, soit l'un soit l'autre des MM. Garland; enfin une recommandation spéciale de se méfier de M. Chukster, vu son antipathie bien connue pour Kit. Munie de ces minces renseignements, elle s'élança avec ordre de ramener M. Garland ou son fils M. Abel.

«Je suppose, dit Richard au moment où elle fermait lentement la porte et jetait un dernier regard dans la chambre pour s'assurer si le malade était bien à son aise, je suppose qu'il ne reste plus rien ici, pas même une veste?

— Non, rien.

— C'est embarrassant, dit-il, en cas d'incendie; un parapluie au moins eût servi à quelque chose. Mais c'est égal, ce que vous avez fait est bien fait, chère marquise. Sans vous, je serais un homme mort.»

CHAPITRE XXVIII.

Bien heureusement pour la petite servante qu'elle était vive et alerte; sans cela, la course qu'elle entreprenait toute seule, dans le voisinage même de l'endroit où elle courait le plus de risque à se montrer, eût eu pour effet peut-être d'amener une restauration de la suprême autorité de miss Sally sur sa personne. Ne se dissimulant pas le péril qu'elle courait, la marquise n'eut pas plutôt quitté la maison, qu'elle se jeta dans la première rue sombre et écartée qui s'offrit à elle; et, sans s'inquiéter du terme assigné à sa course, elle ne songea tout d'abord qu'à mettre deux bons milles de briques et de plâtre entre elle et Bevis- Marks.

Une fois qu'elle eut accompli ce premier point, elle commença à se diriger vers l'étude du notaire. En s'informant avec adresse auprès des marchandes de pommes et des écaillères, au coin des rues, plutôt que dans les brillantes boutiques ou auprès des personnes bien mises, au risque d'un accueil plus ou moins poli, elle obtint assez bien les renseignements nécessaires. Comme les pigeons voyageurs, d'abord perdus dans un lieu qui leur est inconnu, aspirent l'air au hasard pendant quelque temps, avant de s'élancer vers le lieu de leur message, de même la marquise fit des détours avant de se croire en sûreté, puis elle se dirigea vivement vers le but qui lui avait été assigné.

Elle n'avait point de chapeau; rien sur la tête qu'une grande coiffe portée au temps jadis par Sally Brass, dont le goût en fait de couture était, comme on sait, tout particulier. Sa course était plutôt entravée qu'aidée par ses souliers en savate qui s'échappaient sans cesse de ses pieds, et qu'elle avait ensuite bien de la peine à retrouver au milieu du flot des passants. La pauvre petite créature éprouva tant d'embarras et de retard pour retrouver ces objets de toilette dans la boue et le ruisseau, et fut tellement coudoyée pendant ce temps-là, poussée, heurtée et portée de main en main, qu'au moment où elle atteignit enfin la rue du notaire, elle était presque épuisée et à bout de forces: elle en avait la larme à l'oeil.

Mais enfin la voilà arrivée, c'était une grande consolation; d'autant plus que par la fenêtre de l'étude elle vit briller des lumières, et put espérer par conséquent qu'il n'était pas trop tard. Elle s'essuya donc les yeux avec le revers de sa main, et, montant tout doucement les degrés du perron, regarda à travers les vitres.

M. Chukster était debout derrière son bureau. Il faisait ses dispositions de fin de journée, comme de tirer ses poignets, de relever son col de chemise, de rattacher plus gracieusement sa cravate et d'arranger secrètement ses moustaches à l'aide d'un petit morceau de miroir d'une forme triangulaire. Devant le feu se tenaient deux gentlemen: l'un d'eux lui parut être le notaire, et elle ne se trompait pas; l'autre, qui boutonnait sa grande redingote pour s'apprêter à partir, M. Abel Garland.

Ces observations faites, la petite rusée tint conseil avec elle- même. Elle résolut d'attendre dans la rue la sortie de M. Abel. Alors elle n'aurait plus à craindre d'être forcée de parler devant M. Chukster, et il lui serait plus facile de remplir son message. Dans cette intention, elle se laissa glisser au bas de la fenêtre, traversa la rue et alla s'asseoir sur le pas d'une porte juste en face.

À peine avait-elle pris cette position, qu'un poney arriva en dansant tout le long de la rue avec ses jambes en zigzag et sa tête qui se tournait de tous côtés. Derrière le poney un phaéton, et dans le phaéton un homme; mais le poney ne semblait s'inquiéter ni du phaéton ni de l'homme: car tour à tour il se levait sur ses jambes de derrière, ou s'arrêtait, ou s'élançait, ou s'arrêtait de nouveau, ou reculait, ou se jetait de côté, sans le moindre égard pour l'un ni pour l'autre, selon que la fantaisie l'en prenait, et comme s'il avait à coeur de montrer qu'il était l'animal le plus libre qu'il y eût dans le monde. Quand la voiture arriva à la porte du notaire, l'homme dit d'une manière très-respectueuse: «Ohah! c'est ici!» ayant l'air de faire entendre que, s'il prenait l'extrême liberté d'émettre un voeu, ce serait celui de s'arrêter en cet endroit. Le poney fit une pause d'un moment; mais, comme s'il eût réfléchi que s'arrêter lorsqu'on l'en priait serait établir un précédent peu convenable et même dangereux, il repartit immédiatement, courut au trot allongé jusqu'au coin de la rue, tourna, revint sur ses pas, et alors s'arrêta de sa propre volonté.

«Oh! vous faites un joli coco!… dit l'homme qui ne voulait pas s'aventurer légèrement à peindre le poney sous des couleurs plus tranchées avant d'avoir mis en toute sécurité pied à terre sur le trottoir. Je voudrais bien te voir une bonne fois récompensé comme tu le mérites, va!

— Qu'est-ce qu'il a fait? dit M. Abel qui tournait un châle autour de son cou tout en descendant les marches.

— Il y a de quoi mettre un homme hors de lui, répondit le valet d'écurie. C'est bien le coquin le plus vicieux… Ohah! vas-tu rester tranquille!

— Ce n'est pas le moyen qu'il reste tranquille, si vous lui lancez des injures, dit M. Abel qui s'installa dans la voiture, les guides en main. Il est très-bon enfant quand on sait le prendre. Voici, depuis longtemps, la première fois qu'il sort, car il a perdu son conducteur, et jusqu'à ce matin il n'a pas voulu bouger. Les lanternes sont prêtes, n'est-ce pas? Bien. Trouvez- vous ici demain, à la même heure, s'il vous plaît, pour tenir mon cheval. Bonsoir.»

Après une ou deux cabrioles de son invention, le poney céda à la douceur de M. Abel et se mit à trotter gentiment.

Durant tout ce temps, M. Chukster s'était tenu debout sur le seuil de la porte. En le voyant, la petite servante n'avait pas osé s'approcher. Elle n'eut donc d'autre parti à prendre que de courir après le phaéton et de crier à M. Abel d'arrêter. Mais, par suite de cette course haletante, elle était hors d'état de se faire entendre. Le cas était désespéré, car le poney pressait le pas. La marquise se pendit quelques instants à la voiture; mais sentant qu'elle ne pouvait aller plus loin, et que bientôt même il lui faudrait renoncer à son projet, elle grimpa, d'un bond vigoureux, sur le siège de derrière, et, dans cette ascension, perdit sans retour un de ses souliers.

M. Abel étant dans une disposition d'esprit rêveuse, et ayant d'ailleurs assez à faire de diriger le poney, allait au petit trot sans se retourner. Il était bien loin de songer à l'étrange figure qu'il traînait derrière lui, jusqu'à ce que la marquise, un peu remise de sa suffocation, de la perte de son soulier et de la nouveauté de sa situation, jeta tout près de son oreille ces mots:

«Dites donc, monsieur…»

Il se retourna vivement et, arrêtant le poney, s'écria avec une certaine émotion:

«Mon Dieu! qu'est-ce que c'est que ça?

— N'ayez pas peur, monsieur, répondit la messagère encore haletante. Oh! j'ai tant couru après vous!

— Que voulez-vous? dit M. Abel. Comment êtes-vous là?

— Je suis montée par derrière, répondit la marquise. Oh! je vous en prie, conduisez-moi, monsieur… sans vous arrêter… vers la Cité. Oh! je vous en prie, hâtez-vous… C'est une affaire importante. Il y a là quelqu'un qui désire vous voir. Il m'a envoyée vous demander de venir tout de suite, parce qu'il sait toute l'affaire de Kit, et qu'il peut le sauver encore en prouvant son innocence!…

— Que me dites-vous là, mon enfant!

— La vérité, sur ma parole, sur mon honneur. Mais veuillez tourner de ce côté, et vivement, s'il vous plaît. Je suis partie depuis si longtemps, qu'il doit croire que je me suis perdue.»

Involontairement, M. Abel poussa le poney en avant. Le poney, obéissant à une secrète sympathie, ou bien écoutant un nouveau caprice, s'élança rapidement et sans ralentir son pas, sans, se livrer à aucun acte d'excentricité avant d'avoir atteint la porte de la maison où logeait M. Swiveller: là, chose merveilleuse! il consentit à s'arrêter au moment même où M. Abel lui en intima l'ordre.

«Voyez! dit la marquise montrant une fenêtre faiblement éclairée; c'est cette chambre là-haut. Venez!»

M. Abel, qui était bien une des créatures du monde les plus simples et les plus modestes, et qui à cette simplicité joignait une timidité naturelle, hésita; car il avait entendu parler, et il le croyait mordicus, de personnes attirées dans des lieux équivoques, en des circonstances semblables, par des guides comme la marquise, pour s'y voir volées et même assassinées.

Cependant sa sympathie pour Kit l'emporta sur toute autre considération. Ainsi, confiant Whisker aux soins d'un homme qui précisément se tenait près de là pour gagner quelque chose, il laissa sa compagne de route lui prendre là main pour le conduire jusqu'au haut d'un escalier étroit et obscur.

Sa surprise ne fut pas médiocre quand il se vit introduit dans une chambre de malade éclairée d'une lueur douteuse, où un homme dormait tranquillement dans son lit.

«N'est-ce pas, dit son guide à voix basse mais avec une certaine chaleur, n'est-ce pas que ça fait plaisir de le voir reposer comme ça?… Oh! si vous l'aviez vu il y a deux ou trois jours seulement! quelle différence!»

Le jeune M. Garland ne répondit rien, et, à dire vrai, il aimait mieux se tenir très-loin du lit et très-près de la porte. Son guide, qui paraissait comprendre sa répugnance, moucha la chandelle, la prit à la main et s'approcha du malade. Au même moment le dormeur tressaillit… M. Abel reconnut dans ce visage dévasté par la souffrance les traits de Richard Swiveller.

«Qu'est-ce que ceci? dit-il d'un ton amical et en s'élançant vers lui; vous avez donc été malade?

— Très-malade, répondit Richard, à deux doigts de la mort. Il ne s'en est fallu de rien que vous vinssiez à apprendre que votre très-humble Richard était dans sa bière, sans l'amie que j'ai envoyée à votre recherche… Une autre poignée de main, marquise, s'il vous plaît… Asseyez-vous, monsieur.»

M. Abel, qui ne parut pas médiocrement surpris d'entendre conférer une telle qualité à son guide, prit une chaise et s'assit auprès du lit.

«J'ai envoyé chez vous, monsieur, dit Richard; elle vous a sans doute appris déjà pour quel motif.

— En effet, j'en suis encore tout bouleversé. Je ne sais réellement que dire ni que penser.

— Vous le saurez bientôt, répliqua Dick. Marquise, asseyez-vous au pied du lit, s'il vous plaît. Maintenant, racontez à ce gentleman tout ce que vous m'avez raconté à moi-même, d'un bout à l'autre. Vous, monsieur, ne dites rien.»

L'histoire fut répétée exactement de la même manière que la première fois, sans addition, sans omission non plus. Durant tout le récit, Richard Swiveller tint ses yeux fixés sur le visiteur; et quand la marquise eut achevé, il reprit aussitôt la parole:

«Vous venez, dit-il, d'entendre tous ces détails, et vous ne les oublierez pas. Je suis trop affaibli, trop épuisé pour pouvoir vous donner aucun conseil; mais vous et vos amis vous saurez bien ce que vous aurez à faire. Après ce long retard, chaque minute est un siècle. Si jamais dans votre vie vous vous êtes hâté de retourner chez vous, que ce soit surtout ce soir. Ne vous arrêtez pas pour me dire un seul mot, mais partez. On la trouvera ici si l'on a besoin d'elle. Et quant à moi, vous êtes bien sûr de me trouver au logis une semaine ou deux au moins. Il y a pour cela plus d'une bonne raison. Marquise, une lumière. Si vous perdez une minute de plus à me regarder, monsieur, je ne vous le pardonnerai jamais!»

M. Abel n'avait pas besoin d'être stimulé davantage. En un instant il fut parti; et quand la marquise, qui l'avait éclairé sur l'escalier, revint, elle annonça que le poney s'était mis en plein galop sans faire la moindre objection préliminaire.

«C'est bien! dit Richard. Il a du coeur, et à partir de ce moment je l'honore. Mais soupez donc, prenez donc un pot de bière; je suis sûr que vous devez être accablée de fatigue. Prenez un pot de bière. Cela me fera autant de bien de vous voir boire que si je buvais moi-même.»

Il ne fallait rien moins que cette assurance pour déterminer la petite garde-malade à se permettre un tel luxe. Elle se mit donc à boire et à manger, à la grande satisfaction de M. Swiveller, puis elle lui donna à boire, remit tout en ordre, s'enveloppa d'un vieux couvre-pied et se coucha sur le tapis devant le feu.

Pendant ce temps, M. Swiveller murmurait dans son sommeil: «Étale, oh! étale un lit de roseaux, nous y reposerons jusqu'aux lueurs matinales… Bonne nuit, marquise.»

CHAPITRE XXIX.

Le lendemain matin, à son réveil, Richard Swiveller distingua peu à peu des voix qui chuchotaient dans sa chambre. Il regarda à travers les rideaux et aperçut M. Garland, M. Abel, le notaire et le gentleman réunis autour de la marquise, et lui parlant avec une grande animation, bien qu'à demi-voix, dans la crainte sans doute de le troubler. Il ne perdit pas de temps pour les avertir que cette précaution était inutile. Les quatre gentlemen s'approchèrent aussitôt du lit. Le vieux M. Garland fut le premier à prendre la main de Richard, à qui il demanda comment il se trouvait.

Dick allait répondre qu'il était infiniment mieux, quoique aussi faible que possible, quand sa petite gardienne, écartant les visiteurs et se mettant à son chevet, comme si elle eût été jalouse que d'autres approchassent de son malade, lui servit son déjeuner et insista pour qu'il le prît avant de se fatiguer, soit à entendre parler, soit à parler lui-même. M. Swiveller, qui avait une faim dévorante, et qui, toute la nuit, avait nourri un rêve clair et suivi de côtelettes de mouton, de bière forte et autres raffinements de friandise, trouva même à une tasse de thé faible et à une rôtie sèche des douceurs infinies, mais il ne consentit à manger et boire qu'à une condition.

«C'est, dit-il en rendant à M. Garland sa poignée de main, c'est que vous répondiez franchement à la question suivante, avant que je prenne un morceau ou que je boive une gorgée: Est-il trop tard?

— Pour compléter l'oeuvre si bien commencée par vous hier au soir? dit le vieux gentleman. Non, vous pouvez avoir l'esprit tranquille là-dessus. Non, je vous le certifie.»

Rassuré par cette nouvelle, le convalescent prit son repas avec le plus vif appétit, quoiqu'il ne parût pas avoir à manger lui-même la moitié du plaisir qu'éprouvait sa garde-malade à le voir manger. Voici comment les choses se passaient: M. Swiveller, ayant à main gauche le morceau de rôtie ou la tasse de thé, et prenant, selon l'occasion, tantôt une bouchée, tantôt une gorgée, tenait constamment dans sa main droite et serrait étroitement une des mains de la marquise; et pour presser ou même baiser cette main captive, il interrompait de temps en temps son déjeuner avec un sérieux parfait, une gravité complète. Toutes les fois qu'il mettait quelque chose dans sa bouche pour manger ou pour boire, le visage de la marquise s'éclairait d'une joie indicible; mais lorsque Richard lui donnait ces marques de reconnaissance, les traits de la jeune fille s'assombrissaient, et elle commençait à sangloter. Et soit qu'elle rayonnât de joie, soit qu'elle s'abandonnât à ses larmes, la marquise ne pouvait s'empêcher de se tourner vers les visiteurs avec un regard éloquent qui semblait dire: «Vous voyez ce jeune homme, puis-je l'abandonner?» Et les assistants, devenus ainsi acteurs à leur tour dans la scène qui se passait, répondaient régulièrement par un autre regard: «Non, certainement non.» Ce jeu muet dura pendant tout le déjeuner de l'invalide, et l'invalide lui-même, pâle et maigre, n'y prenait pas une médiocre part; aussi peut-on douter, à juste titre, que jamais repas, muet comme celui-là d'un bout à l'autre, ait été aussi expressif par des gestes en apparence si simples et si insignifiants.

Enfin, et, pour dire vrai, ce ne fut pas long. M. Swiveller avait expédié autant de rôties et de thé que la prudence permettait de lui en donner, à cette époque de sa convalescence. Mais les soins de la marquise ne s'arrêtèrent pas là, car ayant disparu un instant, elle revint presque aussitôt avec une cuvette pleine d'une eau bien claire. Elle lava le visage et les mains de Richard, lui brossa les cheveux, et l'eut bientôt rendu aussi propre, aussi coquet qu'on peut l'être en pareille circonstance; et tout cela vivement, d'un air dégagé, comme si Richard n'eût été qu'un petit enfant dont elle fût elle-même la bonne. M. Swiveller se prêtait à ces divers soins avec un étonnement plein de reconnaissance qui ne lui permettait pas de parler. Quand tout fut achevé, quand la marquise se fut retirée dans un coin à distance pour prendre son mince déjeuner, qui s'était passablement refroidi, Richard détourna quelques moments son visage, et agita gaiement ses mains en l'air.

«Messieurs, dit-il après cette pause et en se retournant vers la compagnie, j'espère que vous m'excuserez. Les gens qui sont tombés aussi bas que je l'ai été, sont aisément fatigués. Me voilà dispos maintenant et en état de causer. Nous sommes à court de sièges ici, sans compter bien d'autres bagatelles qui y manquent aussi; mais si vous daignez vous asseoir sur mon lit…

— Que pouvons-nous faire pour vous? dit M. Garland avec effusion.

— Si vous pouviez faire de la marquise que voilà une vraie marquise, et non pas une marquise de contrebande, je vous serais reconnaissant d'opérer cette métamorphose en un tour de main. Mais comme c'est impossible, et qu'il ne s'agit pas ici de ce que vous pouvez faire pour moi, mais de ce que vous pouvez faire pour quelqu'un qui a bien autrement de droits à votre intérêt, apprenez-moi, je vous prie, monsieur, comment vous comptez agir.

— C'est surtout pour cela que nous sommes venus, dit le locataire; car bientôt vous allez recevoir une autre visite. Nous avions peur que vous ne fussiez inquiet si vous n'appreniez pas de notre propre bouche les démarches auxquelles nous comptons nous livrer; et en conséquence nous avons voulu vous voir avant de poursuivre l'affaire.

— Messieurs, répondit Richard, je vous remercie. Excusez une impatience bien naturelle dans l'état d'affaiblissement où vous me voyez. Je ne vous interromprai plus, monsieur.

— Eh bien, mon cher ami, dit le locataire, nous ne doutons pas de la vérité de cette découverte qui a été si providentiellement mise au grand jour…

— Par elle!… s'écria Richard en montrant la marquise.

— Oui, par elle; nous n'avons aucun doute à cet égard; nous sommes même certains que par un emploi convenable et intelligent de cette révélation, nous pourrons obtenir immédiatement la mise en liberté du pauvre garçon; mais nous craignons beaucoup que cela ne suffise pas pour nous faire mettre la main sur Quilp, l'agent principal dans toute cette infamie. Je vous dirai que nous ne sommes que trop confirmés dans ce doute, et presque dans cette certitude, par les meilleurs renseignements, qu'en un aussi court espace de temps, nous avons pu nous procurer à ce sujet. Vous conviendrez, avec nous, qu'il serait monstrueux de laisser à cet homme la moindre chance d'échapper à la justice, si nous pouvons y mettre ordre. Vous conviendrez avec nous, j'en suis sûr, que, si quelqu'un doit encourir les rigueurs de la loi, c'est lui plus que tout autre.

— Assurément, dit Richard. Oui, si quelqu'un doit les encourir… Mais, c'est cette hypothèse qui me déplaît; et pourquoi donc quelqu'un? pourquoi pas tous? puisque les lois ont été faites à tous leurs degrés pour châtier le vice chez les autres aussi bien que chez moi, et cætera, vous savez?… N'êtes-vous pas frappé de cette idée?»

Le gentleman sourit comme si cette idée, introduite par M. Swiveller dans la question, n'était pas extrêmement frappante, et lui expliqua que leur dessein était d'agir de ruse d'abord, pour essayer d'arracher un aveu à la séduisante Sarah.

«Quand elle verra, dit-il, combien nous savons de choses et comment nous les savons; lorsqu'elle comprendra à quel point elle est déjà compromise, nous avons quelque lieu d'espérer que nous obtiendrons d'elle les renseignements suffisants pour atteindre ses deux complices. Si nous en arrivions là, je la tiendrais quitte du reste.»

Dick ne fit pas du tout à ce plan un gracieux accueil, et représenta avec autant de chaleur qu'il lui était possible alors de le faire, qu'on aurait plus de peine à venir à bout du vieux lapin, c'est de Sarah qu'il voulait parler, que de Quilp lui-même; que ni ruses, ni menaces, ni caresses n'étaient capables d'agir sur elle ni de la faire céder; que cette Brass-là était un vrai bras d'acier, aussi roide et aussi inflexible; en un mot, qu'ils n'étaient pas de taille à se mesurer contre elle, et qu'ils seraient battus à plate couture.

Mais il était inutile d'engager ces messieurs à suivre un autre plan. Nous avons dit que le locataire avait exposé leurs intentions communes; il faudrait ajouter que tous parlaient à la fois, que si l'un d'eux, par hasard, s'arrêtait un instant, ce n'était que pour respirer, pour reprendre haleine, en attendant une nouvelle occasion de recommencer à crier; en résumé, qu'ils avaient atteint ce degré d'impatience et d'anxiété où les hommes ne peuvent plus se laisser raisonner ni convaincre; et qu'il eût été plus facile de dompter la tempête que de les faire revenir sur leur première détermination. Ainsi donc, après avoir dit à M. Swiveller qu'ils n'avaient pas perdu de vue la mère de Kit et ses enfants, ni Kit lui-même, et qu'ils n'avaient cessé de faire tous leurs efforts pour obtenir en faveur du condamné un adoucissement de peine, tout partagés qu'ils étaient alors entre les fortes preuves de sa culpabilité et leurs présomptions bien affaiblies en faveur de son innocence; après avoir ajouté enfin que M. Richard Swiveller pouvait se tranquilliser, que tout serait terminé heureusement avant la nuit; après toutes ces déclarations, auxquelles se joignirent une foule d'expressions bienveillantes et cordiales adressées à Richard et qu'il est inutile de reproduire ici, M. Garland, le notaire, le gentleman s'en allèrent bien à propos, sans quoi Richard Swiveller allait tomber, à coup sûr, dans un nouvel accès de fièvre, dont les suites eussent pu lui être fatales.

M. Abel était resté. Souvent il consultait sa montre, puis il allait regarder à la porte de la chambre jusqu'au moment où M. Swiveller fut tiré d'une courte sieste par le bruit que fit comme en tombant des épaules d'un commissionnaire sur le carreau du palier, un énorme paquet qui sembla ébranler toute la maison et fit résonner les petites fioles de pharmacie posées sur le manteau de la cheminée du malade. Aussitôt que ce bruit eut frappé ses oreilles, M. Abel s'élança, gagna la porte en boitillant, l'ouvrit… Et voilà qu'on aperçoit un homme aux formes athlétiques, avec une grande manne qu'il traîne dans la chambre, qu'il découvre et qui laisse échapper de ses larges flancs des trésors de thé, café, vin, biscuits, oranges, raisins, poulets à rôtir et à bouillir, gelée de pieds de veau, arrow-root, sagou et autres ingrédients délicats. La petite servante, comme pétrifiée et immobile, avec son unique soulier au pied, restait à contempler ces objets, dont l'existence simultanée ne lui semblait possible que dans les boutiques. L'eau lui était venue tout à la fois aux yeux et à la bouche, et la pauvre enfant était incapable d'articuler un mot. Mais il n'en était pas de même de M. Abel, ni du gaillard robuste qui, en un clin d'oeil, avait vidé la manne, toute pleine qu'elle était, ni d'une bonne vieille dame qui apparut si soudainement, qu'elle était sans doute auparavant derrière la manne, assez large du reste pour la cacher, et qui, allant à droite, à gauche, partout en même temps sur la pointe du pied et sans bruit, se mit à remplir de gelée les tasses à thé, à faire du bouillon de poulet dans de petites casseroles, à peler des oranges pour le malade et à les distribuer par tranches, à offrir à la petite servante un verre de vin et à lui choisir quelques morceaux jusqu'à ce que des mets plus substantiels fussent préparés pour remettre ses forces. Il y avait tant d'imprévu et presque de magie dans ce coup de théâtre, que M. Swiveller, après avoir pris deux oranges avec un peu de gelée, et vu le gros porteur s'en aller avec sa manne vide, en laissant à sa disposition cette abondance de trésors, ne trouva rien de mieux à faire que de se rejeter sur l'oreiller et de se rendormir, tant son esprit était hors d'état de comprendre de tels miracles.

Pendant ce temps, le gentleman, le notaire et M. Garland s'étaient rendus à un café. Là, ils rédigèrent une lettre qu'ils envoyèrent à miss Sally Brass, la priant en termes mystérieux et concis de vouloir bien accorder le plus tôt possible l'honneur de sa compagnie à un ami inconnu qui désirait la consulter et qui l'attendait en ce lieu. Cette communication eut le plus prompt résultat: dix minutes à peine s'étaient écoulées depuis le retour du messager, lorsqu'on annonça miss Brass en personne.

«Madame, dit le gentleman seul alors dans la salle, veuillez prendre une chaise.»

Miss Brass s'assit d'un air très-roide et très-froid. Elle parut n'être pas peu surprise, et elle l'était beaucoup en effet, de trouver que le locataire et le mystérieux correspondant ne faisaient qu'un.

«Vous ne vous attendiez pas à me voir? dit le gentleman.

— En effet, je ne m'y attendais guère, répondit l'aimable beauté. Je supposais qu'il s'agissait d'une affaire de l'étude. S'il s'agit de votre appartement, vous donnerez naturellement à mon frère un congé en forme, vous comprenez, ou bien de l'argent. C'est très-simple. Vous êtes un homme solvable; ainsi, dans le cas dont il s'agit, argent légal ou congé légal, cela revient à peu près au même.

— Je vous remercie infiniment de votre bonne opinion, répliqua le gentleman. Je partage votre sentiment. Mais ce n'est pas là le sujet dont je désire vous entretenir.

— Oh!… alors expliquez-vous. Je suppose que c'est une affaire qui concerne notre profession.

— Oui, oui, c'est une affaire qui se rattache au droit.

— Très-bien. Mon frère et moi nous ne faisons qu'un. Je puis prendre vos instructions et vous donner mes avis.

— Comme il y a, avec moi, d'autres parties intéressées, dit le gentleman en se levant et en ouvrant la porte d'une chambre intérieure, nous ferons mieux de conférer tous ensemble. Miss Brass est ici, messieurs!»

M. Garland et le notaire entrèrent d'un air très-grave. Ils placèrent leurs chaises de chaque côté de celle du gentleman, et formèrent ainsi une sorte de barrière autour de la gentille Sarah qu'ils bloquèrent dans un coin. En pareille circonstance, son frère Sampson n'eût pas manqué de laisser paraître quelque confusion, quelque trouble; mais elle, toute calme, tira de sa poche sa boîte d'étain et y puisa tranquillement une pincée de tabac.

«Miss Brass, dit le notaire prenant la parole en ce moment décisif, dans notre profession nous nous entendons mutuellement, et, quand nous le voulons bien, nous pouvons exprimer en très-peu de mots ce que nous avons à dire. Vous avez dernièrement publié un avis dans les journaux pour une servante qui a disparu de chez vous?

— Eh bien! répondit miss Sally, dont les joues se couvrirent d'une subite rougeur, qu'y a-t-il?

— Elle est retrouvée, madame, dit le notaire en déployant victorieusement son mouchoir de poche. Elle est retrouvée.

— Qui l'a retrouvée? demanda vivement Sarah.

— Nous, madame, nous trois. C'est seulement depuis hier au soir; sinon, vous eussiez eu plus tôt de nos nouvelles.

— Et maintenant que j'ai eu de vos nouvelles, dit miss Brass, croisant ses bras d'un air résolu, comme si elle était décidée à se faire tuer plutôt que de rien avouer, qu'avez-vous à me dire? Est-ce qu'il vous est venu là-dessus quelque chose dans la tête? Des preuves, s'il vous plaît! Des preuves! voilà tout. Vous l'avez retrouvée, dites-vous? Je puis vous dire, moi, si vous l'ignorez, que vous avez retrouvé la plus artificieuse, la plus menteuse, la plus voleuse, la plus infernale petite gaupe qui ait jamais existé. L'avez-vous amenée ici? ajouta miss Brass en jetant autour d'elle un regard farouche.

— Non, elle n'est pas ici à présent, répondit le notaire, mais en lieu de sûreté.

— Ah!… s'écria Sally puisant dans sa boîte une prise de tabac avec autant de dédain que si elle eût pincé du même coup le nez de la petite servante, je vous l'y mettrai désormais en sûreté; je vous le garantis.

— Je l'espère bien, répondit le notaire. Ne vous étiez-vous jamais aperçue, avant sa fuite, que la porte de votre cuisine avait deux clefs?»

Miss Sally aspira une nouvelle prise de tabac, et penchant la tête, elle regarda M. Witherden en contractant ses lèvres avec une incroyable expression de ruse et de défi.

«Deux clefs, répéta le notaire, deux clefs dont l'une fournissait à votre servante le moyen d'errer la nuit dans la maison, quand vous pensiez l'avoir bien enfermée, et de saisir certaines consultations confidentielles, entre autres cette conversation intime qui aujourd'hui même sera déférée au juge et que vous entendrez répéter par cette enfant; cette conversation que vous eûtes avec M. Brass dans la nuit même qui précéda le jour où ce malheureux et innocent jeune homme fut accusé de vol, par suite d'une machination horrible, dont je me bornerai à dire qu'on pourrait la flétrir de toutes les épithètes que tout à l'heure vous lanciez à cette pauvre petite créature, et même de plus fortes encore.»

Sally huma une nouvelle prise de tabac. Bien qu'elle sût étonnamment composer son visage, il était évident qu'elle était prise sans vert, et que les reproches auxquels elle s'attendait, au sujet de sa petite servante, n'étaient certainement pas ceux qu'elle venait d'essuyer.

«Allez, allez, miss Brass, dit le notaire; vous avez au plus haut degré l'art de contenir votre physionomie; mais vous voyez que par un hasard, auquel vous n'eussiez jamais songé, ce lâche complot est dévoilé, et que deux des complices peuvent être traînés devant la justice. Maintenant, vous connaissez le châtiment qui vous est réservé, je n'ai donc pas besoin de m'étendre sur ce chapitre. Mais j'ai une proposition à vous faire. Vous avez l'honneur d'être la soeur d'un des plus grands fripons qui existent; et, si je puis parler ainsi à une femme, vous êtes à tous égards digne de votre frère. Mais avec vous deux il y a un tiers, un méchant homme nommé Quilp, le premier instigateur de toute cette machination diabolique, et je le crois pire que ses deux associés. Pour votre salut, pour celui de votre frère, miss Brass, veuillez nous révéler toute la trame de cette affaire. Rappelez-vous que, si vous cédez à nos prières, vous vous mettrez par là en pleine sûreté (tandis que votre position actuelle n'est pas des meilleures), et que vous ne ferez, du reste, aucun tort à votre frère; car nous avons déjà contre lui comme contre vous des preuves bien suffisantes. Vous comprenez? Je ne veux pas dire que nous vous suggérions ce moyen par pitié; car, à vous parler franchement, nous ne saurions avoir de pitié pour vous; mais c'est une nécessité que nous subissons, et je vous recommande la franchise comme la meilleure politique.»

M. Witherden ajouta en tirant sa montre:

«Dans une affaire comme celle-ci, le temps est extrêmement précieux. Faites-nous connaître le plus tôt possible votre décision, madame.»

Miss Brass grimaça un sourire, regarda successivement les personnes présentes, prit encore deux ou trois pincées de tabac; et comme sa provision s'était épuisée, elle se mit à fouiller tous les coins de sa tabatière avec le pouce et l'index, puis enfin à gratter pour trouver encore à glaner quelques atomes tabachiques. Après cette opération, elle remit soigneusement la boîte dans sa poche et dit:

«Comme cela, il faut que sur-le-champ j'accepte ou repousse votre proposition?

«Oui,» dit M. Witherden.

La charmante créature ouvrait les lèvres pour répondre quand la porte fut poussée vivement…

La tête de Sampson Brass apparut dans la chambre.

«Pardon, dit à la hâte le procureur. Attendez un peu.»

En parlant ainsi, et sans se préoccuper de l'étonnement causé par sa présence, il s'avança, ferma la porte, baisa son gant graisseux par forme de politesse très-humble, et fit le salut le plus rampant.

«Sarah, dit-il, retenez votre langue, s'il vous plaît, et laissez- moi parler. Messieurs, vous auriez peine à me croire si je vous exprimais le plaisir que j'éprouve à voir trois gentlemen tels que vous dans une heureuse unité de sentiments, dans un concert parfait de pensées. Mais quoique je sois malheureux, bien plus, messieurs, criminel, s'il était permis d'employer des expressions si violentes en une compagnie comme la vôtre, cependant, je suis sensible comme un autre. J'ai lu dans un poëte que la sensibilité était le lot commun de l'humanité. Pensée si belle, messieurs, que quand ce serait un pourceau qui l'eût trouvée, elle eût suffi pour le rendre immortel.

— Si vous n'êtes pas un idiot, dit rudement miss Brass, taisez- vous.

— Ma chère Sarah, je vous remercie, répondit le frère. Mais je sais ce que je suis, mon amour, et je prendrai la liberté de m'exprimer en conséquence… Monsieur Witherden, votre mouchoir va tomber de votre poche. Voulez-vous bien me permettre…»

Comme M. Brass s'avançait pour remédier à l'accident, le notaire s'écarta de lui avec un air de grande dignité. Brass qui, outre ses agréments physiques habituels, avait la face égratignée, une visière verte sur un oeil, et son chapeau gravement bossue, s'arrêta court et se retourna avec un piteux sourire.

«Il me fuit, dit Sampson, comme si je voulais amasser sur sa tête des charbons enflammés. Bien!… Ah! j'y suis: la maison croule, et les rats, si je puis me servir de cette expression à l'endroit du gentleman que je respecte et que j'aime au plus haut degré, se dépêchent de déménager. Messieurs, quant à votre conversation de tout à l'heure, je vous dirai que, voyant ma soeur venir ici et me demandant où elle pouvait aller ainsi, étant d'ailleurs, dois-je l'avouer? assez soupçonneux de ma nature, je l'ai suivie. Arrivé à la porte, je me suis mis à écouter.

— Si vous n'êtes pas fou, dit miss Sally, arrêtez-vous, pas un mot de plus.

— Sarah, ma chère, répondit Brass avec une politesse marquée, je vous remercie infiniment, mais je tiens à continuer. Monsieur Witherden, comme nous avons l'honneur d'appartenir à la même profession, pour ne rien dire de cet autre gentleman qui a été mon locataire et qui a partagé, selon l'adage, mon toit hospitalier, je pense qu'à la première occasion vous ne m'opposerez pas le refus que vous avez fait de mon offre. Maintenant, mon cher monsieur, ajouta-t-il en voyant que le notaire était prêt à l'interrompre, permettez-moi de parler, je vous en prie.»

M. Witherden garda le silence, et Brass poursuivit en ces termes, après avoir levé sa visière verte et découvert un oeil horriblement poché:

«Si vous voulez bien me faire la faveur de regarder ceci, vous vous demanderez naturellement au fond du coeur comment cela a pu m'arriver. Si de mon oeil vous portez votre examen au reste de ma figure, vous chercherez avec étonnement quelle a pu être la cause de ces meurtrissures. De mon visage, dirigez vos yeux sur mon chapeau, et voyez dans quel état il est! Messieurs, cria-t-il en frappant avec rage sur son chapeau avec son poing fermé, à toutes ces questions je répondrai: Quilp!»

Les trois gentlemen échangèrent mutuellement un regard sans rien dire.

«Je dis, poursuivit Brass tournant de côté les yeux vers sa soeur, comme s'il parlait pour elle, et s'exprimant d'un ton d'amertume bourrue qui contrastait singulièrement avec ses habitudes de langage mielleux, je dis qu'à toutes ces questions je répondrai: Quilp, Quilp, qui m'a attiré dans son infernale tanière, et a trouvé son plaisir à me contempler dans l'embarras et à rire aux éclats tandis que je m'écorchais, que je me brûlais que je me meurtrissais, que je m'estropiais; Quilp! qui jamais, non jamais, dans toutes nos relations, ne m'a traité autrement que comme un chien; Quilp! que j'ai toujours détesté de tout mon coeur, mais jamais autant qu'à présent. Pour cette dernière affaire, il me bat froid, comme s'il n'avait rien à y voir et comme s'il n'avait pas été le premier à me la proposer. Comment voulez-vous qu'on se fie à lui? Dans un de ses accès d'humeur hurlante, frénétique, flamboyante, on croit qu'il va aller jusqu'au bout, fût-ce jusqu'au meurtre, et qu'il ne s'imaginera jamais en avoir fait assez pour vous épouvanter. Eh bien! à présent, ajouta M. Brass reprenant son chapeau, rabaissant sa visière sur son oeil et se prosternant dans l'attitude la plus servile, où tout cela peut-il me conduire? Messieurs, y a-t-il quelqu'un de vous qui puisse me faire le plaisir, de me le dire? Je vous défie de le deviner.»

Tout le monde se tut. Brass resta quelque temps à sourire avec une sorte de malice, comme s'il allait lâcher encore quelque coq-à- l'âne de premier choix, et finit par dire:

«Eh bien! pour abréger, voilà où cela me conduit: si la vérité s'est fait jour, comme cela est arrivé, de manière qu'on ne puisse en douter (et quelle sublime et grande chose c'est que la vérité, quoique, comme tant d'autres choses sublimes et grandes, l'orage et le tonnerre, par exemple, nous ne soyons pas toujours parfaitement satisfaits de la voir en face); j'aime mieux perdre cet homme que de laisser cet homme me perdre. C'est pourquoi, s'il y en a un qui doive déchirer l'autre, je préfère jouer ce rôle et prendre cet avantage. Ma chère Sarah, comparativement parlant, vous n'avez rien à craindre. Je relate ces faits pour ma propre sûreté.»

Après cela, M. Brass se mit à raconter toute l'histoire avec une extrême volubilité; pesant lourdement sur son aimable client, et se représentant comme un petit saint, bien que sujet, il le reconnut, aux faiblesses humaines. Voici comment il conclut:

«À présent, messieurs, je ne suis pas homme à faire les choses à demi. Moi, j'y vais bon jeu, bon argent. Faites de moi ce qu'il vous plaira. Si vous voulez mettre ma déposition par écrit, rédigez-en immédiatement la teneur. Vous aurez des ménagements pour moi, j'en suis sûr. Vous êtes des hommes de coeur, et vous avez des sentiments. J'ai cédé à Quilp par nécessité; car si la nécessité n'a pas de loi, cela ne l'empêche pas d'avoir les hommes de loi. Je me livre donc à vous par nécessité, mais aussi par politique, et pour obéir aux mouvements de sensibilité qui depuis longtemps me tourmentaient. Punissez Quilp, messieurs. Pesez sur lui de tout votre poids. Broyez-le, foulez-le sous vos pieds. Voilà longtemps qu'il m'en fait autant.»

Arrivé au terme de cette péroraison, Sampson arrêta tout court le torrent de son indignation, baisa de nouveau son gant, et sourit comme savent sourire seuls les flatteurs et les lâches.

Miss Brass leva son visage qu'elle avait jusque-là tenu appuyé sur ses mains, et, mesurant Sampson de la tête aux pieds, elle dit avec un ricanement amer:

«Quand je pense que cet être-là est mon frère!… Mon frère, pour qui j'ai travaillé, pour qui je me suis usée à la peine; mon frère, chez qui je croyais qu'il y avait quelque chose d'un homme!

— Ma chère Sarah, répondit Sampson en se frottant légèrement les mains, vous troublez nos amis. D'ailleurs, vous… vous êtes contrariée, Sarah, et comme vous ne savez plus ce que vous dites, vous vous exposez.

— Oui, pitoyable poltron, je vous comprends. Vous avez eu peur que je ne prisse les devants sur vous. Moi! moi! me croire capable de me laisser prendre à dire un mot! Non, non, j'eusse résisté dédaigneusement à vingt ans d'attaques comme celles-là.

— Hé! hé! dit avec un sourire niais Sampson Brass, qui, dans son profond affaissement, semblait réellement avoir changé de sexe avec sa soeur, et avoir fait passer dans Sarah les quelques étincelles de virilité qui avaient pu briller en lui, vous croyez cela: il est possible que vous le croyiez; mais vous auriez changé d'avis, mon garçon. Vous vous seriez rappelé la maxime favorite du vieux Renard, notre vénérable père, messieurs: «Méfiez-vous de tout le monde.» C'est une maxime qu'on doit avoir présente à l'esprit durant la vie entière! Si vous n'étiez pas encore décidée à acheter votre salut, au moment où je suis venu vous surprendre, je soupçonne que vous eussiez fini par le faire. Aussi l'ai-je fait, moi; et je vous en ai épargné l'ennui et la honte. La honte, messieurs, ajouta Brass se donnant l'air légèrement ému, s'il y en a, qu'elle soit pour moi. Il vaut mieux qu'une femme ne la subisse pas!…»

Quelque respect que nous ayons pour le jugement de M. Brass, et particulièrement pour l'autorité du grand ancêtre, il nous est permis de douter, en toute humilité, que la maxime professée par le vieux Renard et mise en pratique par son descendant, soit toujours prudente et produise toujours les résultats qu'on peut en attendre. Je sais bien que ce doute, en dehors même de la question, est hardi et téméraire, d'autant plus qu'une foule de gens éminents, qu'on appelle des hommes du monde, à la mine longue, au regard futé, aux calculs subtils, aux mains crochues, des aigrefins, des tricheurs, des filous, ont fait et font chaque jour, de la maxime du vieux Renard, leur étoile polaire et leur boussole. Pourtant qu'on me permette d'insinuer ce doute tout doucement. Par exemple, nous prendrons la liberté de faire observer que si M. Brass, au lieu d'être soupçonneux à l'excès, avait, sans se mettre à l'affût et aux écoutes, laissé à sa soeur le soin de conduire en leur nom commun la conférence; ou que si, tout en se mettant à l'affût et aux écoutes, il ne s'était pas tant hâté de la prévenir, ce qu'il n'eût point fait sans sa méfiance jalouse, il ne s'en serait pas trouvé plus mal au dénoûment. De même, il arrive souvent que ces habiles du monde qui vont toujours armés de pied en cap, également en garde contre le bien et contre le mal, n'ont pas beaucoup à s'en louer, sans parler de l'inconvénient et du ridicule qu'il y a à monter constamment la garde avec un microscope, et à porter une cotte de mailles en permanence dans les circonstances les plus innocentes.

Les trois gentlemen s'entretinrent quelques instants en aparté. Après cette conférence, qui du reste fut très-courte, le notaire dit à M. Brass:

Il y a sur cette table tout ce qu'il faut pour écrire. Si vous voulez rédiger votre déclaration, rien ne vous manque. Je dois aussi vous prévenir que votre présence à la justice de paix sera nécessaire; c'est à vous à peser tout ce que vous avez à dire ou à faire.

— Messieurs, dit Brass, retirant ses gants et s'aplatissant moralement devant les trois gentlemen, je saurai justifier les ménagements avec lesquels je ne doute pas qu'on me traite; et, comme d'après la découverte qui a été faite je serais, si l'on ne me ménageait pas, celui de nous trois qui aurait la plus fâcheuse position, vous pouvez compter que je ne vais rien dissimuler. Monsieur Witherden, j'éprouve une faiblesse… voudriez-vous me faire la faveur de sonner pour demander quelque chose de chaud et d'épicé? D'ailleurs, nonobstant ce qui s'est passé, ce sera pour moi une consolation dans mon malheur, de boire à votre santé. J'avais espéré, ajouta Brass en regardant autour de lui avec un sourire dolent, vous voir tous trois, messieurs, un de ces jours, réunis à dîner, les pieds sous ma table d'acajou, dans mon humble parloir de Bevis-Marks. Mais l'espoir est quelque chose de si volage! O mon Dieu!»

En ce moment, M. Brass se trouva si accablé, qu'il ne put rien dire ni rien faire jusqu'à ce que le rafraîchissement fût arrivé. Il l'absorba assez lestement pour un homme si agité, puis il s'assit et se mit à écrire.

Pendant ce temps, la belle Sarah, tantôt les bras croisés, tantôt les mains jointes par derrière, arpentait la salle à grandes enjambées; elle ne s'arrêtait que pour tirer de sa poche sa tabatière, dont elle ratissait les parois. Elle continua ce manège jusqu'à satiété, et finit, de guerre lasse, par se laisser tomber dans un fauteuil près de la porte où elle s'endormit.

On eut lieu de supposer depuis, et non sans raison, que ce sommeil était une pure frime; car miss Sally trouva moyen de s'échapper sans être aperçue, à la faveur de l'obscurité. Que ce fut la fugue intentionnelle d'une personne bien éveillée, ou le départ somnambulique d'une personne qui marche en dormant les yeux ouverts, c'est un sujet de controverse médicale que je ne veux point aborder; mais tout le monde fut d'accord sur le point principal. C'est que, dans quelque état qu'elle fût sortie, il est certain qu'elle ne revint pas.

Puisque nous avons parlé de l'obscurité, il est à propos d'ajouter qu'en effet la tâche de M. Brass demanda un assez long temps pour ne pouvoir être terminée que le soir; mais, lorsque enfin tout fut achevé, le digne procureur et les trois amis se rendirent en fiacre au bureau du magistrat, lequel fit à M. Brass un accueil très-empressé et le retint en lieu sûr pour avoir plus sûrement le plaisir de le revoir le lendemain. Le juge, en renvoyant les autres personnes, leur promit formellement qu'un mandat d'amener serait lancé aussi le lendemain contre M. Quilp, et que le secrétaire d'État, qui par bonheur était à Londres, ne manquerait pas de recevoir sur tous ces faits un rapport circonstancié pour assurer la grâce de Kit et sa mise immédiate en liberté.

Et maintenant tout semblait annoncer que la funeste influence de Quilp tirait à sa fin; car le châtiment, qui souvent s'apprête lentement, surtout quand il doit être terrible, avait dépisté avec certitude les traces de ce misérable et le gagnait de vitesse. La victime, qui n'entend pas derrière elle le pas léger de la vengeance, poursuit sa marche triomphale. Mais déjà l'autre est sur ses talons, et une fois attachée à sa poursuite, elle ne lâchera pas sa proie.

Voyant leur tâche accomplie, les trois gentlemen retournèrent en toute hâte chez M. Swiveller. Ils le trouvèrent assez bien rétabli pour pouvoir se tenir assis une demi-heure et causer avec entrain. Depuis quelque temps mistress Garland était partie, mais M. Abel avait voulu rester assis auprès de Richard. Après lui avoir raconté tout ce qu'ils avaient fait, les deux MM. Garland et le vieux gentleman, comme par un accord tacite, prirent congé pour la nuit, laissant le convalescent seul avec M. Witherden et la petite servante.

«Puisque vous voilà mieux, dit le notaire en s'asseyant au chevet du lit, je puis me hasarder à vous communiquer une pièce que la nature de mes fonctions a mise entre mes mains.»

L'idée d'une communication officielle faite par un gentleman appartenant au ressort de la loi sembla causer à Richard un médiocre plaisir. Peut-être se liait-elle, dans son esprit, avec certaines dettes criardes et des créanciers obstinés. Ce fut avec un certain trouble qu'il répondit:

«Volontiers, monsieur. J'espère cependant que ce n'est pas quelque chose d'une nature trop désagréable.

— S'il en était ainsi, répliqua M. Witherden, j'eusse choisi un moment plus opportun pour vous faire cette communication. Permettez-moi de vous dire d'abord que mes amis, qui sont venus ici aujourd'hui, ne connaissent nullement cette affaire, et que leur empressement à votre égard a été tout spontané et complètement sans arrière-pensée. Cela doit vous rassurer et vous disposer parfaitement à recevoir cette nouvelle.»

Dick le remercia.

«Je m'étais livré à quelques recherches pour vous découvrir, dit M. Witherden, et j'étais bien loin de m'attendre à vous trouver dans des circonstances semblables à celles qui nous ont réunis. Vous êtes le neveu de Rébecca Swiveller, vieille demoiselle qui habitait Cheselbourne, dans le Dorsetshire, et qui y est décédée.

— Décédée! s'écria Richard.

— Décédée. Si vous vous étiez conduit autrement avec votre tante, vous fussiez entré en pleine possession, le testament le dit, et je n'ai aucune raison d'en douter, de vingt-cinq mille livres[3]. Quoi qu'il en soit, elle vous a légué une rente annuelle de cent cinquante livres[4]; c'est beaucoup moins sans doute, cependant je crois devoir vous en faire mon compliment.

— Monsieur, dit Richard sanglotant et riant à la fois, comment donc? mais avec plaisir. Dieu merci, nous allons faire une savante de la pauvre marquise! Elle va porter des robes de soie, elle va avoir plus d'argent qu'il ne lui en faut, aussi vrai que j'espère bien quitter ce lit maudit.»

Chargement de la publicité...