Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe
The Project Gutenberg eBook of Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe
Title: Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe
Author: René Bazin
Release date: September 16, 2013 [eBook #43748]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LE MARIAGE
DE
MADEMOISELLE GIMEL
DACTYLOGRAPHE
DU MÊME AUTEUR
LIBRAIRIE CALMANN-LÉVY
Format grand in-18.
| UNE TACHE D'ENCRE (Ouvrage couronné par l'Académie française) | 1 vol. | 
| LES NOELLET | 1 — | 
| A L'AVENTURE (croquis italiens) | 1 — | 
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| MADAME CORENTINE | 1 — | 
| LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI | 1 — | 
| TERRE D'ESPAGNE | 1 — | 
| EN PROVINCE | 1 — | 
| DE TOUTE SON AME | 1 — | 
| LA TERRE QUI MEURT | 1 — | 
| CROQUIS DE FRANCE ET D'ORIENT | 1 — | 
| LES OBERLÉ | 1 — | 
| DONATIENNE | 1 — | 
| PAGES CHOISIES | 1 — | 
| RÉCITS DE LA PLAINE ET DE LA MONTAGNE | 1 — | 
| LE GUIDE DE L'EMPEREUR | 1 — | 
| CONTES DE BONNE PERRETTE | 1 — | 
| L'ISOLÉE | 1 — | 
| QUESTIONS LITTÉRAIRES ET SOCIALES | 1 — | 
| LE BLÉ QUI LÈVE | 1 — | 
| MÉMOIRES D'UNE VIEILLE FILLE | 1 — | 
| ÉDITION ILLUSTRÉE | |
|---|---|
| LES OBERLÉ, un volume in-8o jésus, aquarelles et dessins de CHARLES SPINDLER. | |
| LIBRAIRIE ÉMILE-PAUL | |
| LE DUC DE NEMOURS | 1 vol. | 
RENÉ BAZIN
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
LE MARIAGE
DE
MADEMOISELLE GIMEL
DACTYLOGRAPHE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Droits de reproduction, et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.
Published December sixth, nineteen hundred and eight. Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.
AVIS
Des cinq nouvelles qui composent ce recueil, les trois premières n'ont jamais paru en librairie. Les deux dernières formaient, groupées avec d'autres, avec Donatienne, Madame Dor, l'Adjudant, les Trois Peines d'un Rossignol, un volume édité en 1894 sous le titre de Humble amour.
Or, en écrivant cette première version de Donatienne, celle que publia la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1894, j'avais eu, très nettement, le sentiment que je composais le début d'un roman. Mais aucun des développements imaginés ne m'avait satisfait. Ce ne fut qu'après plusieurs années, vers l'été de 1900, que je trouvai, dans la vie réelle, comme toujours, le dénouement de ce drame de l'abandon. Je me remis aussitôt au travail. La nouvelle devint un roman. Le volume de Humble amour fut retiré de la librairie, et les exemplaires furent détruits.
Voilà de quel naufrage singulier j'ai cru pouvoir sauver deux nouvelles qui reparaissent ici.
R. B.
LE MARIAGE
DE
MADEMOISELLE GIMEL
DACTYLOGRAPHE
I
LA CRÈMERIE DE MADAME MAULÉON
—Pour un joli jour, c'est un joli jour, mademoiselle Evelyne. C'est comme votre nom. En avez-vous eu de l'esprit, de choisir un nom pareil!
—Dites ça à maman: vous lui ferez plaisir.
—Je ne la connais pas. Mais je ne manquerai pas l'occasion, si madame Gimel vient déjeuner chez moi. Evelyne! On voit tout de suite la personne: blanche, frileuse, des yeux bleus, de la distinction, des cheveux de quoi rembourrer un matelas, et fins, et du blond de Paris, justement, couleur de noisette de l'année...
—Madame Mauléon, je demande l'addition, je suis pressée!
—Oui, oui, je comprends, je suis trop familière. Avec vous, il n'y a pas moyen de s'y tromper! Vos cils parlent malgré vous: ils se rapprochent, ils frémissent quand vous êtes fâchée; ils s'étalent pour dire merci...
La grande jeune fille, debout à côté du bureau de la crémière, ne put s'empêcher de rire.
—C'est vrai, dit-elle, mes camarades m'appellent quelquefois «mademoiselle aux yeux plissés».
—Ah! la jolie poupée vivante que vous faites! Et sage, avec cela! Dites, mademoiselle Evelyne, vous m'accorderez bien deux minutes; j'ai à vous...
La crémière s'interrompit:
—Mais enfin, Louise, donnez donc un carafon au 4. Monsieur attend depuis cinq minutes!
En parlant, madame Mauléon s'était penchée, pour désigner le client du 4, et le tablier de linon à bretelles, qu'elle portait, se sépara du corsage et fit poche. Elle aimait le blanc, madame Mauléon. Elle avait des manches de toile toujours immaculées, un comptoir comme une petite chaire de professeur, mais tout recouvert de faïence blanche, et sur lequel, à gauche, à droite, encadrant la patronne et complétant l'harmonie, se levaient des piles d'assiettes et des flacons de lait «double crème». A gauche encore, il y avait mademoiselle Gimel, dont les deux poignets touchaient la tablette du comptoir, et laissaient libres les deux mains, gantées, petites, et qui tapotaient inconsciemment l'une contre l'autre. On eût pu la prendre pour une pianiste jouant un air sur un clavier de songe; mais elle ne savait pas la musique, et c'était simplement une dactylographe, habituée à faire mouvoir ses doigts, et qui composait cette phrase muette:
—Madame Mauléon, vous êtes bavarde; que pouvez-vous bien avoir à me dire? Est-ce la peine de rester là?
Comme elle savait, à deux sous près, le prix de son déjeuner: un petit pain, un œuf au jambon, un verre de lait, elle se mît à étaler la monnaie sur le comptoir.
A ce moment, un client entrait, et madame Mauléon, du regard l'installait, et d'une inclination de tête lui faisait comprendre qu'on le reconnaissait, qu'on allait le servir. Elle appuyait sur un bouton électrique, et Louise, la petite bonne avenante, accourait.
—Voyez au 1, Louise, et vivement!
Mademoiselle Gimel est une fort agréable personne, en effet, et le client qui vient d'entrer, un petit employé de la mairie de la rue d'Anjou, en est déjà tout persuadé. Il la regarde avec intérêt, en dépliant son journal. Mademoiselle Gimel est simplement mise, mais avec soin, comme une Parisienne qu'elle est. Elle n'a d'autre luxe qu'un petit bouquet de violettes piqué à son corsage, un corsage blanc, qui signifie: «Nous sommes au mois de juillet.» La jupe noire ressemble à celle de tant d'ouvrières, qui n'aiment pas le noir, mais qui s'y résignent, parce que c'est une couleur «peu salissante». Le chapeau de paille ne vaut pas six francs: mais les deux roses du dessus ont été choisies, et la mousseline du dessous, le bouillonné qui touche les cheveux, a été délicieusement chiffonné. Mademoiselle Gimel a vingt-deux ans, et en voilà dix au moins qu'elle travaille. Ses yeux sont cernés d'ombre. Madame Mauléon peut les trouver bleus, mais elle se trompe: ils sont gris de lin, avec un peu de fleur si l'on veut, quand ils s'ouvrent en pleine lumière. On dirait qu'ils ont de l'esprit, car ils brillent; mais un psychologue entendu, ou simplement un homme du monde qui causerait avec mademoiselle Gimel de la place de la Concorde à l'Arc de Triomphe, promenade dominicale de la dactylographe et de sa mère, s'apercevrait vite que cette jolie fille a moins d'esprit que de décision, qu'elle est fière, qu'elle cache son cœur, et que cette petite flamme, c'est la volonté d'une enfant de Paris, qui n'a pas peur de la vie, et qui regarde la route avec une prudence secrète et un air amusé. Mademoiselle Gimel est grande et très mince. Elle a le teint pâle, mais vivant, le nez un peu relevé, des lèvres à peine roses au repos, qui deviennent lisses et rouges quand elle rit. Lorsqu'elle a passé à son cou sa chaîne d'argent doré, et qu'elle se promène le dimanche, on la prend pour une jeune femme heureuse, presque riche; les receveurs d'omnibus lui disent:
—Ma petite dame, si vous avez oublié votre monnaie, vous donnerez votre adresse au bureau, voilà tout.
Elle a la sagesse des jeunes filles de grande ville, laquelle est aussi solide que rare, ayant été secouée et éprouvée. Elle a un petit fonds de tristesse, comme beaucoup d'autres, comme presque toutes, mais bien caché et bien gardé. Elle est une tendre avertie, qui placerait sa confiance mieux que ses économies, mais qui n'a point été à même d'en faire l'expérience. Avec madame Mauléon elle-même, elle est encore défiante, elle ne s'avance pas, et c'est pourquoi elle n'a pas l'air d'attacher la moindre importance aux propos de la crémière. Pourtant, elle n'est plus aussi pressée qu'elle paraissait l'être: elle n'a pas de témoin gênant; l'employé de mairie lui importe peu, et la servante Louise n'entend rien quand elle marche.
—Je vous disais donc, reprit madame Mauléon, qu'il y en a beaucoup qui voudraient vous ressembler. J'ai l'idée que vous ne resterez pas longtemps mademoiselle Evelyne.
Les deux mains de mademoiselle Gimel se dressèrent comme un écran pour repousser l'offre.
—Ne plaisantons pas, madame Mauléon! Dans notre métier, on n'a pas le temps de songer à ce qui n'arrive pas. Voilà les quatre-vingt-dix centimes.
—Et si je vous disais que le lieutenant est revenu hier chez moi?
—Hier?
—Hier, presque au moment où vous entriez, il sortait; il était sur le trottoir en face.
Mademoiselle Gimel regarda la patronne, et ses cils s'abaissèrent, et ses yeux se firent doux comme si elle regardait une belle étoile. Mais ce n'était qu'un oubli. Elle sourit.
—Je ne l'ai pas vu, répondit-elle. C'est vraiment dommage.
—Il vous a bien vue, lui! Il est resté là, dehors, devant la porte, comme s'il y avait eu un accident dans la rue, tout le temps, je suppose, que vous avez été debout, visible encore au-dessus des rideaux.
—Et après?
—Il est parti.
—Allons, tant mieux! Au revoir, madame Mauléon!
—A demain, mademoiselle Evelyne.
La jeune fille sortit, suivit la rue Boissy-d'Anglas, où se trouvait la crèmerie, et remonta le boulevard Malesherbes. Elle allait très lentement. Il était une heure dix, et, pourvu qu'elle fût rentrée à une heure vingt-cinq à la banque Maclarey, elle aurait encore cinq bonnes minutes d'avance sur mademoiselle Raymonde et sur mademoiselle Marthe, qui déjeunaient chez elles, dans le quartier des Ternes.
Le soleil très chaud fondait l'asphalte. La joie habitait cette lumière d'été faite encore pour l'accroissement de la vie, et elle rendait plus rapide et plus souple la marche des promeneurs de tout âge qui descendaient ou remontaient le boulevard. Les voitures éventaient la chaussée, et la poussière s'élevait, blonde, jusqu'au troisième étage. Dominant le bruit des cornes, des sirènes et des roues, la dispute de deux hommes fit s'arrêter Evelyne. L'auto avait failli renverser le fiacre. Le cocher injuriait le chauffeur, la rivalité professionnelle rendait les propos vifs. L'homme au cheval criait:
—Espèce d'aristo! Va donc, roulotte! Va donc, fume toujours!
Le mécanicien répliquait:
—Voyez donc l'autre avec son moteur à crottin! A la remise, vieux, à la remise!
Trente passants riaient, se groupaient devant l'endroit où l'auto, une surprenante voiture couleur d'acajou, achevant sa courbe avec l'allure glissante d'un navire qui accoste, se rangeait et s'arrêtait à deux centimètres du trottoir. Evelyne n'avait pas vu encore une berline aussi spacieuse: siège, coupé, et, derrière le coupé, séparé par une vitre, un troisième compartiment.
—C'est pour la dame de compagnie, expliqua un ouvrier.
Evelyne était au premier rang. Elle admirait l'aménagement intérieur, les glaces biseautées, l'étoffe de soie capucine, la poche gonflée de cartes, la longue-vue logée dans une gaine de cuir au plafond, et puis, sur le toit, les malles et le jeu complet de pneus arrimés comme des barils sur un pont de navire.
—Comme ça doit aller loin! dit-elle. On voudrait être la dame de compagnie!
—Eh bien! mademoiselle, si j'étais le maître, votre place serait à l'intérieur, pour sûr!
Elle avait donc parlé tout haut? Elle tourna la tête, prit son air offensé, les sourcils rapprochés, et aperçut un jeune employé à barbe fine, à profil fin, relieur, graveur, décorateur, un peu gouailleur en tout cas, et artiste, qui se tenait en arrière, un carton sous le bras; puis, éclatant de rire:
—Merci, dit-elle, j'aime mieux ne pas me faire rouler!
Elle fendit le groupe, qui s'ouvrit devant cette belle fille qui riait; elle n'eut pas l'air de remarquer le petit salut de la tête fine et barbue, et elle reprit sa route, vivement, dans le soleil.
Elle aurait voulu entrer dans le parc Monceau et faire le tour d'une pelouse: c'était sa campagne préférée. Elle tira sa montre et tourna court, à gauche: impossible de prendre une pareille liberté. La direction de la banque avait remis un travail urgent au bureau des dactylographes. Si Evelyne tardait, mademoiselle Raymonde ne manquerait pas de faire remarquer à M. Maclarey, en la personne d'un employé supérieur, que mademoiselle Evelyne prenait des permissions bien singulières, «sans doute parce qu'elle était jolie». Ah! quelle impardonnable inégalité! Presque toutes les difficultés du métier venaient à mademoiselle Gimel de ce qu'elle avait un visage agréable, et ce je ne sais quoi, en outre, qui fait qu'une femme en jalouse une autre, même à beauté égale.
Pendant qu'elle s'acheminait vers la banque Maclarey, les clients emplissaient la crèmerie: quelques ouvriers,—comme on ne pouvait se faire servir que de l'eau, du lait et de la bière, ils étaient rares chez madame Mauléon,—des employés des postes, une comptable d'une grosse maison de confiserie, un jeune homme qui devait être étudiant, ou avocat stagiaire, à moins qu'il ne fût assureur, car il avait toujours sous le bras, en entrant, une serviette en maroquin, qu'il déposait sur une chaise, avec ses gants et son chapeau de soie. Onze personnes. La petite salle était presque pleine. Il ne restait qu'une seule place. Madame Mauléon, magnifique de contentement, s'épanouissait au cliquetis des assiettes, baissant la tête et présentant ses bandeaux bruns aux reflets du jour, les yeux à demi clos sur des comptes faciles, ou bien elle avançait une soucoupe, une tasse, une assiette, rassurait d'un geste le client pressé, gourmandait à demi-voix l'unique servante, Louise. Celle-ci faisait des prodiges. Elle avait une manière de glisser sur les dalles saupoudrées de sciure de bois, de pousser du pied la porte de la cuisine, de revenir avec quatre ou cinq assiettes pleines, de les distribuer, sans jamais se tromper; elle avait une allure souple, un geste sûr, des yeux noirs qui voyaient tout, une manière preste de dire: «Je sais; tout à l'heure je reviens», qui eût fait l'admiration d'un maître d'hôtel. Il faut croire que les spécialistes manquaient dans la salle. Nul ne pensait à faire à la petite bonne les compliments qu'elle méritait le mieux. Elle entendait d'autres hommages, discrets à cause de la présence de madame Mauléon; elle les accueillait avec indifférence, comme quelqu'un qui n'a pas le temps. Ce n'était pas une sotte. Quand le commis des postes, ayant sucré son café, tira de sa poche et disposa en éventail cinq billets de la loterie des Enfants scrofuleux de la Seine, et demanda: «Mademoiselle Louise, s'il vous plaît, pour que je gagne, choisissez pour moi deux billets, je rends les autres», elle répondit:
—Non. Vous avez la main heureuse. Si je gagne...
—Vous partagez?
—Pas tout à fait, mais je vous embrasse.
—Pas gêné! Ça vous ferait deux gros lots à la fois!
Et elle enleva la cafetière. On riait. Madame Mauléon elle-même approuvait, parce que la plaisanterie n'avait pas ralenti le service. L'employé sortit, l'éventail de billets encore ouvert au bout des doigts. A ce moment même, le lieutenant entrait. Il était en civil. Sans répondre à l'inclination de tête de madame Mauléon, sans paraître même la remarquer, il s'assit devant une table sur laquelle étaient servis des hors-d'œuvre, et se mit à croquer un quartier d'artichaut. On vit, sous ses moustaches, toutes ses dents qui étaient blanches, pointues et ardentes. On eût dit qu'il riait. Il mangeait, comme font les êtres jeunes et affamés, qui ont toujours l'air d'attaquer une proie. C'était un de ces hommes, nombreux en France, qu'on peut appeler des soldats nés. Sous le front, nettement et fortement encadré, sous les sourcils droits, courts, brusquement arrêtés, les yeux, d'un brun de vêtement de travail, semblaient sans curiosité. Quand on rencontrait leur regard, on sentait devant soi une âme disciplinée, une pensée continue, forte, que les images intéressaient peu et ne brisaient jamais. Un gamin avait crié, un jour:
—C'est un revanchard!
Il avait deviné juste: un homme de peu, mais qui portait en lui l'image de la France, et la petite lampe allumée devant. Les traits du visage étaient réguliers, mais d'un modelé rude, et la mâchoire, par exemple, un peu avançante et carrée en avant, se relevait près de l'oreille à angle droit, et partout l'os affleurait la peau. Les moustaches maigres, courtes, qu'il essayait de tordre et de redresser au coin des lèvres, disaient la jeunesse et le jeune orgueil. Ce devait être un de ces fils de fonctionnaire subalterne, ou de sous-officier retraité, ou de minime propriétaire, qui ont appris, dès l'enfance, qu'il faudrait avoir une carrière et en vivre, et qui ont, tout aussitôt, choisi l'armée, sachant qu'elle les laisserait pauvres, mais la préférant à tout, parce qu'elle répond chez eux à une passion d'autorité, d'honneur et d'action. Avec eux, ils apportent au régiment le goût de l'ordre, de la préparation minutieuse des moindres entreprises, des besognes manuelles, de la stricte économie, et aussi une facilité de compagnonnage avec le soldat, une serviabilité précieuse dans la vie de la caserne ou du camp. Comme la vraie noblesse, et pour des raisons autres, ils ont été, ils sont la force, l'élément traditionnel du commandement, le cadre normal de l'armée. Souvent, ils passent par les écoles. Souvent, ils s'engagent. Ils sont méthodiques, sérieux et braves. Un chef qui connaît l'espèce, et qui ne les heurte pas, peut faire d'eux des héros. Ils parlent peu. Quand ils ont le temps, ils rêvent, mais le sentiment est un subordonné.
Louis Morand n'était pas depuis longtemps le client de madame Mauléon. Elle savait peu de chose à son sujet, pour ne pas dire qu'elle ne savait rien. Cela ne pouvait durer, les habitudes de la patronne ne le permettaient pas. Quand le lieutenant eut achevé son déjeuner, il s'approcha du comptoir, et madame Mauléon sourit.
—Monsieur le lieutenant est venu en retard, aujourd'hui. Et il avait faim, je suppose!
Louis Morand inclina légèrement la tête.
—C'est de son âge! reprit la patronne, voyant qu'elle ne recevait d'autre réponse que celle des pièces de monnaie rapidement posées sur la faïence.
La plupart des clients avaient quitté la salle. Madame Mauléon insista:
—Et puis, le métier, n'est-ce pas? Vous faites l'exercice loin d'ici, je parie?
—A Bagatelle ou à Issy-les-Moulineaux, dit enfin M. Morand.
—Rien que ça! Et vingt-cinq degrés à l'ombre. Vous avez trimé! Je ne m'étonne pas que vous ayez bon appétit!
Elle était ravie d'avoir obtenu deux mots du lieutenant; elle souriait, elle triomphait, elle voulait retenir ce client peu parleur, et, le rappelant d'un geste arrondi de la main, car il se détournait:
—Dites, monsieur le lieutenant, je vous assure que j'ai là des clients qui ne la respirent pas souvent, «la bonne air» de la campagne. Tenez, la jolie dactylographe de la banque Maclarey...
Il fronça les sourcils et dit négligemment, mais sans chercher à quitter le comptoir:
—Je ne sais pas qui vous voulez dire.
—Mais si, la jeune fille qui entrait l'autre jour, comme vous sortiez. Elle déjeune toujours avant vous; vous l'avez regardée, de votre trottoir, là-bas. Une jeune fille comme on en voit guère, je vous assure: c'est joli, c'est sage, c'est travailleur.
Les lèvres du lieutenant s'allongèrent de quelques millimètres, brusquement, et, aussitôt, reprirent la ligne normale.
—-Allons, au revoir, madame Mauléon!
—Au revoir, monsieur le lieutenant... A l'honneur, une autre fois.
Il n'entendit même pas. Il gagnait la porte, d'un air grave, au pas de marche, préoccupé de donner une idée avantageuse de l'armée française, de son sérieux, du bon emploi qu'elle fait du temps, aux trois derniers clients, qui regardaient l'officier s'éloigner.
—N'empêche, pensa madame Mauléon, qu'il a jeté un coup d'œil sur la table que je lui montrais, et qui est celle de mademoiselle Evelyne. Il se souvenait donc de quelque chose. C'est un jeune homme très bien, mais froid. Défunt Mauléon ne serait pas parti si vite, quand on lui parlait d'une jeune fille. Il était artiste!... Celui-ci, je ne sais pas.
Elle approfondit ces pensées, les yeux levés vers les vitres qui versaient dans la crèmerie la lumière presque éblouissante de la rue Boissy-d'Anglas.
C'était l'heure où Paris tremble moins, frémit moins, où le bruit diminue, où, dans les quatre mille veines que sont ses rues, la vie se ralentit et la fièvre tombe. Il faisait très chaud. Les passants marchaient sur l'asphalte comme sur du feutre, et sentaient leurs talons s'enfoncer dans le trottoir. Beaucoup d'employés dormaient en gardant le magasin, le ministère, la fabrique. C'était l'heure où le travail va reprendre dans les chantiers et dans les bureaux. Il y avait des têtes jeunes, qui, en franchissant une porte, se retournaient un instant vers la découpure bleue du ciel, par où la vie coulait.
Mademoiselle Gimel était entrée dans le cabinet où travaillaient les trois dactylographes de la banque, lorsque la dictée de la correspondance ou la tenue d'un Conseil d'administration ne les appelait pas dans un des salons. Trois tables disposées le long du mur, près des fenêtres; trois chaises, trois machines; un cartonnier et un porte-manteau, au fond, meublaient la pièce. Evelyne enleva son chapeau.
—Avez-vous chaud, ma chère! Est-ce qu'on vous aurait suivie?
La jeune fille releva ses cheveux, et, sans répondre, s'assit devant la machine qui était la seconde.
La même voix reprit:
—Ça ne vous va pas, vous savez; vous êtes d'un rouge!
La titulaire de la table la plus voisine de la porte, mademoiselle Raymonde, en voyant entrer Evelyne, s'était arrêtée d'écrire, et, penchée en arrière, la regardait, avec une expression qu'elle croyait rendre moqueuse, mais qui trahissait, malgré elle, son âme de souffrance et de révolte. Cette petite femme, proche de la quarantaine, tout en nerfs et en yeux, se sentait vaincue, ou sur le point de l'être, et elle se vengeait de la vie en détestant quelqu'un. Mademoiselle Raymonde était la plus ancienne des dactylographes de la maison, quelque chose comme le chef de la dactylographie. Elle en tirait vanité; elle pouvait dire à Evelyne ou à Marthe, ses deux compagnons d'atelier: «Je suis en pied, mesdemoiselles, je suis la première ici»; mais elle n'ignorait pas que M. Maclarey tenait peu de compte de l'ancienneté, qu'il exigeait de la vitesse de main, de l'exactitude, de la divination, de la finesse d'oreille, pour entendre les mots prononcés en sourdine ou bredouillés, quand il dictait, et que toutes ces virtuosités-là se perdent peu à peu. Vieux caissier, oui; vieille dactylographe, non. Elle en voulait à mademoiselle Marthe et à mademoiselle Evelyne d'être jeunes, et à mademoiselle Evelyne, en outre, d'être jolie. Elle avait remarqué, dès le premier jour, les préférences des employés de la banque pour cette grande employée qui marchait comme une dame sur les tapis du Conseil, et qui portait de la lumière autour de son front jeune.
Mademoiselle Raymonde avait ce visage flasque et à demi fondu qu'on observe si souvent chez les femmes du monde qui veillent trop, des cheveux tout las d'être blondis et ondulés, un teint qu'il fallait poudrer, des lèvres et des paupières pâles. Mais, en ce moment, cette figurine de Saxe craquelée, ranimée par la colère, en était aussi rajeunie. Mademoiselle Raymonde, malgré la chaleur, avait sur les épaules un tour de cou en gaze de soie qui lui seyait. De sa main gauche, exaspérée et tremblante, elle en pinça l'extrémité.
—Tout à l'heure, dit-elle, quand on viendra demander une employée pour le Conseil des Huileries de Mogador, faites-moi le plaisir de ne pas vous proposer. C'est mon droit.
—Mais je ne vous le dispute pas! répondit Evelyne. Je ne me propose jamais. Pour ce que c'est amusant, les Huileries de Mogador!
—Suffit, on vous connaît!
Mademoiselle Marthe, très noire, coiffée en bandeaux, et qu'on eût prise pour une étudiante, entrait dans la salle pour reprendre son travail. Comme elle avait beaucoup de raideur dans les mouvements, ses camarades la surnommaient Monolythe.
—N'est-ce pas, Monolythe, on la connaît, cette demoiselle? Elle vous a des manières de se faire bien voir des patrons! On sait par quels moyens vous arrivez!
Evelyne, que la promenade avait mise de bonne humeur, leva les épaules.
Mademoiselle Marthe eut un sourire de mépris qui tira en bas ses lèvres duvetées et ses paupières aux longs cils. On entendit le flottement et le bruit de cassure des feuilles de papier remuées, puis le coup sec d'une lettre frappant la feuille, puis dix, puis cent coups menus, tout pareils, qui se répondaient. Les trois femmes s'étaient remises à dactylographier. La porte s'ouvrit. Le jeune M. Amédée, l'un des employés pour les ordres de bourse, avança, dans l'entre-bâillement, sa tête carrée, qu'essayait d'allonger une barbe en pointe trop clairsemée et qui laissait voir toute la charpente de la mâchoire et du cou.
—Mesdemoiselles, l'une de vous, s'il vous plaît, pour le Conseil des Huileries...
—Voici, monsieur, j'y vais!
Mais le jeune homme, comme s'il n'avait pas entendu mademoiselle Raymonde, reprit:
—Mademoiselle Evelyne, voulez-vous venir?
Evelyne se leva. Elle évita de regarder ses compagnes, et emporta son cahier de sténographie. Derrière elle, les petits claviers se remirent à battre furieusement. Puis, l'une des dactylographes s'interrompit, et éclata en sanglots.
L'après-midi s'acheva; la lumière décrut très lentement; la chaleur resta étouffante. Quand la nuit fut venue, les fenêtres, peu à peu, s'ouvrirent sur cette braise impalpable des poussières que les hommes, les bêtes, les machines, la trépidation des pavés et des murs, chassaient en haut, par la coupure des rues. Chacune des cellules, riches ou pauvres, où les hommes vivent, les uns au-dessus des autres, était reliée ainsi, plus étroitement, à ce grand courant trouble de mouvement et de bruit qui baigne nos maisons jusqu'aux heures voisines du jour. Chacune recevait, en même temps, un peu de l'air frais qui tombait, par lames, dans la fournaise. Cela ne donnait point de pensée, mais cela écartait l'épouvante qu'est, pour beaucoup, la solitude de la nuit; cela suffisait pour entretenir le demi-sommeil du rêve et du repos.
Madame Gimel, qui habitait au quatrième étage, rue Saint-Honoré, non loin du Nouveau-Cirque, avait ouvert, comme tout le monde, la fenêtre de sa chambre. Elle se tenait assise près du balcon; elle voyait assez clair, grâce aux becs de gaz et aux reflets des façades, pour coudre les plis d'un corsage blanc, qu'elle achevait. Car elle travaillait, jusque vers cinq heures, dans les bureaux d'une maison de gros du quartier de la Banque, et, le soir, elle trouvait le moyen de faire encore quelque ouvrage de lingerie fine. En arrière, dans l'ombre, quelqu'un se taisait et songeait. Madame Gimel, par moments, se redressait; elle tournait la tête, et, bien qu'elle ne vît qu'une forme immobile, étendue dans le fauteuil bergère, elle s'épanouissait. Elle demanda:
—Si tu allumais la lampe?
Une voix répondit:
—A quoi bon, maman? Cela repose si bien, l'ombre! Je trouve qu'il fait délicieux.
—Pas moi.
Il se passa une demi-minute. Dans le précipice de la rue, en bas, le gros omnibus des Ternes cria de ses quatre moyeux freinés subitement; des jurons sans paroles, des ronflements de moteur, des murmures de badauds, s'élevèrent en vagues. Puis, comme si le flot avait déferlé, il y eut accalmie, roulement sourd, et un petit frisson de la terre secouée par le retrait des masses pesantes qui s'étaient de nouveau mises en mouvement.
—Je ne me plains pas... Je pensais au temps où tu seras mariée.
—Moi, je ne vois pas si loin que vous. Vous seriez contente?
—Pas trop: je n'ai que toi. Mais, tout de même, tu as l'âge...
—Vingt-deux ans, oui, bien sonnés, et puis?....
—Tout le reste: un courage de Parisienne, un métier, une frimousse, des dents blanches... Ah! oui, qui en veut des perles, vrai collier, deux rangs, pas une fausse!
—Mais, maman, il n'y a que les messieurs qui n'épousent pas qui les admirent! Quelles idées vous avez ce soir, en effet!
Dans le fond de la chambre, Evelyne riait, et ses dents blanches mettaient un peu de lumière dans l'ombre. Il y avait les marges blanches d'une gravure et une statuette en ivoire, haute d'un doigt, qui luisaient de même. Evelyne, assise sur une chaise basse, avait posé sur sa robe et abandonné aux plis de l'étoffe ses mains qui luisaient aussi, très vaguement. Elle dit,—et madame Gimel devina que sa fille ne riait plus:
—Alors, votre pressentiment de mariage n'est fondé sur rien?
—Sur rien.
—Est-ce curieux! J'en ai un tout pareil à vous offrir. Aucune raison, et le cœur en voyage. C'est le mois qui veut ça.
Elle se leva, et s'en alla vers la vieille femme qui laissa tomber son ouvrage et leva les bras. Près de la fenêtre, sans s'inquiéter des voisins, dans le demi-jour que versait la rue, Evelyne embrassa madame Gimel, qui garda, près de sa tête blanche, la tête blonde, et qui songeait à tout le bonheur passé, comme si un événement en avait marqué la fin, tandis qu'Evelyne songeait à tout le bonheur à venir, bien qu'elle n'aimât personne et que rien ne fût changé dans sa vie. Et elles ne se parlèrent plus, quand elles se furent séparées, quand Evelyne se fut assise, tournant le dos à la rue, à côté de sa mère, et que celle-ci eut repris son aiguille, dont le petit crissement régulier se perdait, comme tant d'autres, dans la rumeur de la ville. Elles pensaient, l'une et l'autre, au mariage d'Evelyne. Et, toute vague qu'elle fût, cette pensée les divisait déjà. Madame Gimel songeait que, si Evelyne se mariait avec le bottier Quart-de-Place ou avec un autre, l'intimité de vingt années ne continuerait pas, malgré le serment qu'Evelyne, dans ses jours d'expansion, faisait d'une voix si grave et si ardente, avec toute son âme dans ses yeux:
—S'il veut me séparer de vous, je le refuse!
Evelyne, qui avait moins d'imagination, repassait simplement dans son esprit les mots de la crémière; elle n'y croyait pas; elle aurait voulu savoir, pourtant, s'il y aurait une suite.
—On a vu des choses plus étonnantes, pensait-elle. Si j'étais aimée, il me semble que je reconnaîtrais vite s'il me trouve seulement une jolie femme, ou bien, et je ne l'aimerais qu'à cette condition-là, s'il a confiance, s'il comprend que je puis être une amie, une force, une ménagère, une vraie femme, et même une dame, pourquoi pas?
Le temps s'écoulait; elle ne pensait pas du tout à madame Gimel. Et c'est pourquoi, deux ou trois fois, elle se reprocha l'égoïsme de cette paresse et de ce silence, et mit la main sur les mains de sa mère, qui s'arrêtait de coudre, tout attendrie.
Dans la chambre, qui était basse d'étage et de moyenne largeur, madame Gimel s'était ingéniée à loger tous les meubles qu'elle avait hérités de son mari: un canapé et quatre chaises de velours vert, une crédence noire qu'elle croyait être Renaissance, un lit debout du même style, et que recouvrait une courtepointe, également de velours vert, coupée par deux bandes de tapisserie à la main. La pièce était sombre; madame Gimel la trouvait de haut goût. Quand le jour baissait, les marges de bristol qui encadraient la photographie pendue en face du lit prenaient une importance extraordinaire, et faisaient comme une gloire autour du portrait de feu M. Gimel, ancien adjudant de la garde républicaine.
II
LE CAHIER
Evelyne Gimel, comme tant d'autres de sa condition, avait un cahier sur lequel,—irrégulièrement, d'ailleurs,—elle notait certains menus faits de sa vie, des dates, des vers qu'elle avait lus, et des «impressions de théâtre». Le cahier, en tout, avait trente-deux pages. Il s'accrut tout à coup de dix pages nouvelles. Et voici ce qu'elles racontaient:
Samedi, 6 juillet 190...
«Ce matin, il m'est arrivé quelque chose de nouveau. Je n'ose pas dire de doux, car on ne sait jamais, quand on n'a pas de dot et qu'on est un peu jolie, si on doit se réjouir d'une attention ou s'en offenser. Mais, malgré moi, je ne me sens pas offensée. D'abord, lui, il paraît extrêmement sérieux; il ne rit pas avec madame Mauléon; je l'ai observé, il ne fait même pas attention aux gens qui entrent, qui sortent, ou à la petite Louise, qui sert... Justement, c'est ce qui a commencé à m'émouvoir: il n'a regardé que moi. Je suis arrivée tard dans la crèmerie... J'avais fait tout un tour, dans le parc Monceau, en sortant de chez Maclarey, au risque d'être grondée par l'aimable Raymonde. La raison? Tout simplement le souvenir de cette plaisanterie de madame Mauléon, qui voulait que cet officier, son client, m'eût remarquée au moment où je sortais de chez elle... En le rencontrant, je verrais bien. Il était là, justement, à sa table; il m'a regardée au moment où j'entrais. J'entrais pour lui, mais il n'en savait rien. Et je ne puis pas dire qu'il a manifesté de l'émotion, ou de l'admiration; mais, quand il a vu que, moi aussi, je le regardais,—oh! comme les autres,—il a baissé les yeux; il n'a pas «insisté», et c'est déjà très gentil; c'est une preuve qu'il ne me méprise pas. Je me suis assise à la table qui est en face du comptoir, près de la glace. Elle me dévorait à coups de paupières, madame Mauléon; elle m'assassinait de sourires. Elle avait l'air de me dire:
»—Enfin, petite, vous voilà venue à l'heure où il déjeune, bravo! Mais tournez donc la tête, rien qu'un peu, à droite.
»Je n'avais pas l'air de comprendre. Cependant, à gauche, dans la glace, sans avoir besoin de faire le moindre mouvement, je voyais toute la salle. Et je n'eus pas de peine à découvrir que j'étais l'objet d'une étude. Il procédait à petits coups, sournoisement, quand il supposait que je ne pouvais pas le voir. Je sais bien que la crèmerie n'offrait pas beaucoup de sujets d'intérêt. Trois, tout au plus: moi, une employée de chez Piver, qui n'est pas laide, et une passementière que j'ai rencontrée déjà, et qui est peu farouche. Il ne regardait que moi, mais discrètement, comme si je l'intimidais. Moi, intimider quelqu'un! Il me semble que cela est curieux! Un compliment m'aurait moins flattée. Je suis partie la première. Je ne crois pas avoir mis dix minutes à déjeuner.»
Lundi, 8 juillet.
«Je l'ai revu. Cette fois, c'est à peine s'il a levé les yeux de mon côté; mais il n'a pas regardé ailleurs. Madame Mauléon m'a appelée près d'elle, quand elle a vu que je voulais payer mon déjeuner à la petite Louise.
»—Je crois, en vérité, qu'il en tient pour vous, mademoiselle Evelyne. Hier dimanche,—vous n'étiez pas là, naturellement,—il m'a demandé toutes sortes de renseignements.
»—Lesquels? Sur qui?
»—Sur vous! Que faisiez-vous? Est-ce que je vous connaissais depuis longtemps? Quel âge aviez-vous exactement?
»—C'est drôle.
»Je disais: c'est drôle. Je pensais tout autre chose. Mais j'ai ri pour ne pas avoir l'air trop naïve.
»—Vingt-deux ans, ma chère madame Mauléon, et assez de vertu pour me défier des hommes qui me trouvent bien.
»J'avais le cœur troublé, en vérité... Il faut si peu de chose, même quand on se croit sûre de soi!»
Mardi, 9 juillet.
«J'ai mis longtemps à déjeuner, d'un œuf et d'un morceau de pain... Personne n'est venu, puisqu'il n'est pas venu, lui. Suis-je oubliée, déjà?»
Lundi, 15 juillet.
«Lendemain de fête nationale. Pour moi, la fête, c'est aujourd'hui. Depuis huit jours, je n'avais aucune nouvelle. Et, ce matin, oh! je ne l'ai pas seulement revu, il m'a parlé; il m'a presque avoué. Et même tout à fait, je crois. J'écris pour être plus sûre, pour pouvoir mieux réfléchir au sens des mots, aux détails, en relisant mon cahier; peut-être aussi pour le plaisir qu'il y a, quand un sentiment vous naît dans le cœur, à le confier à quelque chose, faute de quelqu'un. Donc, c'est moi qui suis entrée la première, et je n'étais pas là depuis cinq minutes qu'il est entré lui-même. Du premier coup, j'ai compris non seulement qu'il me cherchait, mais que cette rencontre allait être une date dans ma vie. Nous étions presque seuls; avec nous, rien qu'un client de hasard, et puis la petite parfumeuse de chez Piver, qui regardait son bifteck avec ses yeux de myope. Madame Mauléon avait pâli, comme il arrive quand elle se trompe dans une addition. M. Morand s'est assis, à gauche, quand j'étais à droite de la salle, et s'est plongé dans la lecture d'un journal; mais je voyais bien qu'il ne lisait pas; ses yeux ne quittaient pas le titre d'un article; il ne commandait rien à la servante, debout près de lui, et qui, inoccupée un moment, remuait en mesure sa tête rose, son pied gauche et la serviette pliée qu'elle portait sur le radius (appris ce mot-là à l'école), pour dire:
»—Quand monsieur le lieutenant daignera s'apercevoir que je suis là!
»Il ne s'apercevait de rien. La petite Piver étant partie, madame Mauléon, qui n'est pas une gourde, s'agita dans sa loge blanche et dit:
»—Monsieur le lieutenant, vous m'aviez promis de m'apporter un souvenir de votre pays!
»Il tressaillit comme un homme qui entend sa condamnation,—j'imagine,—et balbutia, gêné, essayant de sourire et fouillant dans sa poche:
»—En effet, madame, je crois que je l'ai là, sur moi...
»Il se leva, pendant que la petite Louise, pour le laisser passer, se retirait à reculons, et il alla vers le comptoir de madame Mauléon, mon amie, et je vis qu'il lui montrait une série de dessins, ou de cartes postales, et elle remerciait, et il expliquait, et j'entendais des mots coupés d'exclamations, une espèce de duo, incompréhensible à peu près autant que les paroles d'un ensemble à l'Opéra:
»—Parfaitement, ma mère est seule.
»—Cinquante ans?
»—Non, cinquante-sept.
»—Joli petit pays!
»—Que dites-vous là! Grand, immense, madame Mauléon!... Et voici... Nous avons été deux... A peine de quoi vivre... Heureux quand même, allez! Cela s'appelle le Valromey.
»—Vous dites?
»—Valromey, un vieux mot; vallée des Romains.
»Un rayon de soleil touchait la glace de gauche, et rebondissait sur le comptoir et sur l'épaule de la crémière. Madame Mauléon se pencha.
»—Mademoiselle Evelyne, venez donc voir les jolies cartes postales que monsieur Morand m'a apportées... Monsieur Louis Morand, lieutenant au 28e de ligne.
»Il se détourna, salua très bas, comme font les gens de bonne société qu'on présente à une dame, et, avec une décision, une audace que je n'eus pas le temps de goûter et qui me troublèrent tout de suite, il rassembla les cartes postales et vint à moi:
»—Si elles pouvaient vous intéresser, mademoiselle, j'en serais bien heureux.
»Quelle situation! Je déjeunais, ou je faisais semblant; j'avais devant moi un couteau, une fourchette, un verre et je ne sais quoi dans une assiette, et c'est à ce moment-là, sans que j'aie pu rien prévoir, que M. Louis Morand m'adressa la parole pour la première fois! J'avais si peu pensé que cette minute fût proche, ou même possible, que j'avais mis mon corsage de tous les jours et même, sous mon col droit, une cravate bleu vif, que maman m'a donnée et que je n'aime pas. Je me levai, je fis trois pas, non pour me rapprocher de lui, mais pour me placer derrière la table voisine, qui était libre et nette, et je dis:
»—Mais, monsieur, je veux bien. Nous serons mieux, ici...
»Je me sentais bête et timide, ce qui ne m'est pas habituel. Je me rends compte que je devais avoir l'air d'une pensionnaire, comme ils disent, moi qui n'ai jamais fait d'autres études que celles de la primaire, et comme externe! Je baissais les yeux. Il me suivit et se mit, non pas devant moi, mais tout à côté, très près. Il est plus grand que moi d'une tête. Sur le marbre, il étala dix cartes postales, comme un jeu. Il avait l'air de deviner qu'il avait de l'atout.
»—Un pays que vous ne connaissez pas sans doute, mademoiselle, l'Ain, des montagnes, comme vous voyez: la Dent du Chat, le Colombier; de ce côté, le lac du Bourget... Est-ce que cela vous plaît, mademoiselle?
»—Je connais si peu la campagne, monsieur. La rue Saint-Honoré, songez donc!
»Je n'osais pas le regarder. La main qu'il avait posée sur la table se crispa, puis s'allongea de nouveau et saisit une nouvelle image. Il a la main longue, sèche, les phalanges fines et les articulations fortement nouées; c'est la main d'un fort et d'un sentimental. Madame Mauléon, immobile d'inquiétude, devait interroger mon visage.
»—Alors, ceci, mademoiselle? La haute vallée du Valromey, si vous y passiez, vous étonnerait au moins, j'en suis sûr. Ce sont des villages dans une grande cuve fraîche et verte, que remplit le vent des montagnes. En hiver, nous avons souvent un mètre de neige.
»Il hésita un instant, prit une nouvelle carte postale, la retourna, et, mettant le doigt sur une tache d'un gris clair:
»—Voici notre maison. Elle est connue, là-bas, comme le Louvre à Paris. Ma mère y habite encore, seule, à présent que je suis parti... madame Théodore Morand.
»Pourquoi me disait-il cela? Le ton de sa voix était subitement devenu autre. Je levai la tête, pas beaucoup, assez pour que mon regard, du coin de mes yeux, pût rencontrer les yeux de M. Morand. Ce lieutenant est un singulier homme: il était aussi pâle, aussi sévère d'expression, que s'il m'eût proposé un duel. Il attendait ma réponse comme si sa phrase avait eu une signification d'une haute importance. Et je crois, en vérité, qu'il avait voulu dire:
»—C'est là qu'habitera, un jour, celle qui sera ma femme, et si vous écoutiez bien, mademoiselle, mon cœur qui est si près du vôtre, vous entendriez votre nom...
»Je l'entendais, monsieur; mais je suis de Paris, et je suis une employée qui gagne sa vie; cela fait deux raisons pour être défiante. J'ai eu l'air de ne pas comprendre, pensant qu'il répéterait plus clairement sa pensée, si je faisais ainsi. Et j'ai dit:
»—En vérité, non: le plus loin que j'aie été c'est Bagnolet.
»Il m'a regardée avec plus d'attention, pour voir si j'étais intelligente, et probablement aussi il a trouvé que je ne m'exprimais pas dans un français très pur.
»Car il a eu un sourire bref, comme un tour de roue d'auto. Puis, négligemment, il a rassemblé les cartes postales, même celles que je n'avais pas vues.
»—Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous avoir montré des choses si peu intéressantes pour vous.
»—Mais comment donc, monsieur, il n'y a pas d'offense: au contraire.
»Il a repris sa place, et moi j'ai repris la mienne. Madame Mauléon, très émue, et qui croit toujours qu'il n'en paraît rien, s'est remise à contempler le soleil à travers les vitres. Je n'ai plus avalé une bouchée de pain, j'ai laissé dans sa soucoupe une portion de cerises. Le lieutenant a bu d'un trait un verre de café, et il est parti, sans dire un mot à la crémière. En passant à côté de moi, il a salué militairement, et comme il aurait salué madame Mauléon, rien de plus, rien de moins.
»Quand il a eu fermé la porte, je me suis levée, moi aussi. Et ce n'a pas été long:
»—Expliquez-vous, madame Mauléon, qu'est-ce que cela signifie?
»—Qu'il vous aime, ma petite.
»—Parlez plus bas: vous avez un client.
»—Il est sourd... Mais vous voilà toute pâle, ma belle. Qu'avez-vous?
»—C'est qu'il fait froid dans votre boîte.
»—Vingt-six degrés: vous appelez ça froid? Allons, avouez donc! Vous en tenez pour lui, vous aussi.
»—Vous plaisantez, je ne le connais pas!
»—On aime toujours avant de connaître. Et puis, vous allez le connaître, il ne souhaite que cela... Approchez encore, que Louise n'entende pas: il vous demande un rendez-vous.
»—A moi! mais je ne suis pas de celles-là!
»—Vous vous fâchez? Vous ne le connaissez pas, en effet! Eh bien! voici les mots mêmes qu'il m'a dits, je vous les répète:—Vous demanderez, madame Mauléon, si Mademoiselle Gimel voudrait bien me faire l'honneur de m'accorder dix minutes d'entretien.
»—Il a dit: «l'honneur?»
»—Mais oui.
»—Vous êtes bien sûre?
»—Je l'entends encore: l'honneur, l'honneur, je le jurerais!
»—Alors, je dois accepter. L'honneur! C'est pour le bon motif! c'est... Ah! je vous en prie, madame, ne me donnez pas une fausse joie. Je ne suis qu'une pauvre fille. J'ai l'air de plaisanter souvent, mais c'est parce qu'il le faut. Je suis une tendre, tout au fond.
»—Comme moi!
»—Être aimée pour soi-même, c'est une chose qu'on a toujours désiré. Quand elle vient comme ça, tout à coup, vous comprenez...
»—Non, je ris, vous le voyez.
»—C'est la même chose, petite! Qu'on rie, qu'on pleure, le cœur ne sait plus ce qu'il fait. Qu'est-ce qu'il faut que je lui réponde, à votre... amoureux?
»—Pas encore! Je ne sais pas si je lui plairai, quand il aura causé avec moi... Où me conseillez-vous de le rencontrer?... Ah! c'est maman qui va être contente!... Pas chez elle, tout de même?
»—Non, il veut vous parler d'abord, à vous seule, ni chez moi, ni chez vous; un endroit tranquille, sans autobus.
»—Place de la Concorde, alors, à côté de la statue... Ah! non, c'est impossible, toutes mes petites amies croisent par là.
»—Faites cent pas de plus; il vous attendra près de la serre des Tuileries, sur la terrasse à droite, du côté de la Seine, à six heures et demie.
»—C'est cela!
»—L'endroit est parfait. Jusqu'à huit heures, on trouve encore des enfants avec des bonnes. Elles ne s'étonneront pas, vous savez. Elles sont habituées. Et pour quel jour?
»—Mais, demain! Pourquoi tarder? Il désire que ça ne soit pas demain?
»La crémière se mit à rire.
»—Où prenez-vous cela? Mais non! Il est plus amoureux que vous, plus pressé de vous le dire que vous de l'entendre; et, quand je lui dirai «demain», il me demandera:—Pourquoi pas aujourd'hui?
»J'avais cette grande joie qui transparaît et qui se trahit, quoi qu'on fasse. Je m'étais souvent dit:
»—J'aimerai peut-être, mais je ne le montrerai pas, c'est trop bête!
»Je sens bien que je n'ai pas tenu parole. «Être aimée», je goûtais ces deux mots-là, comme, autrefois, je laissais fondre une dragée dans ma bouche. Les passants me regardaient-ils plus que d'ordinaire? Ceux qui portent un secret joyeux s'imaginent qu'ils sont transparents. Ils n'ont peut-être pas tort. A la banque, je ne tenais pas en place. Cette sotte de Marthe, qui se croit artiste parce qu'elle a des bandeaux à la Vierge, n'a pas manqué de faire remarquer que je m'étais dérangée quatre fois pour demander des renseignements à M. Amédée, dont je copiais le rapport; mais Raymonde, qui est plus experte et plus méchante, a pris le rapport achevé, sur une table, sous prétexte de l'examiner, et elle est allée le porter elle-même au jeune secrétaire. J'ai laissé faire. Elle est restée longtemps. Elle est revenue avec les yeux plus rouges que de coutume. Il paraît qu'elle a fait la scène la plus incroyable,—c'est de M. Amédée que je tiens le détail: il m'a parlé, à la sortie,—la scène de jalousie. Ah! bien placée!
»—Il y a vraiment, monsieur, une préférence que je ne m'explique pas, pour mademoiselle Evelyne. Je suis la plus ancienne, et les rapports lui sont confiés... Ce n'est pas la peine d'être dévouée... Je ne sais pas si vous avez remarqué, monsieur, que cette péronnelle est de plus en plus évaporée... Aujourd'hui, cela dépasse les bornes.
»Ici, elle s'attendrissait.
»—J'ai pourtant demandé des renseignements à une amie que j'ai, dans l'établissement de crédit où M. Amédée a travaillé avant de venir chez M. Maclarey... Vous me pardonnerez d'être si franche... Je lui ai demandé si vous étiez capable de...—comment dirais-je?—de favoriser une des dactylographes parce qu'elle est plus jeune et plus coquette... Elle m'a répondu:
—Je ne crois pas, c'est un homme rangé... Et cependant, monsieur, quand il y a un travail important, c'est mademoiselle Evelyne qui l'a!
»Elle s'est mise à pleurer. M. Amédée a déclaré qu'il aimerait mieux diriger trente employés que trois femmes, et il a laissé mademoiselle Raymonde se sécher.
»Tout cela parce que j'avais l'air heureux. J'étais heureuse, en effet, je le suis encore. A l'heure tardive où j'écris, ma mère dort dans sa chambre à côté; moi, je sens bien que le sommeil ne me viendra pas de si tôt. Elle a deviné quelque chose, elle aussi, la chère maman! Pendant que nous dînions, au jour, en tête à tête, dans la cuisine, elle a remarqué, d'abord, que je mangeais avec un appétit de jeune loup, ou de trottin, et que, cependant, j'oubliais de manger, par moments, pour regarder par la fenêtre:
»—A qui ris-tu, Evelyne?
»—A personne!
»—Si.
»—Voyez vous-même: les fenêtres sur la cour, en face, sont toutes fermées, malgré la chaleur.
»—Alors, tu ris à une idée? Je connais ça!
»Elle se tut, et je compris qu'elle faisait beaucoup de chemin silencieux, qu'elle furetait dans toutes les maisons où j'aurais pu, selon elle, avoir un prétendant. Pauvre maman! Comme si Paris était le même, pour elle et pour moi! Elle n'a pas voulu le dire, mais elle souffrait aussi à la pensée que je n'étais pas confiante. Moi, je ne voulais, je ne veux rien dire parce que je ne suis pas sûre... Un pareil amour! Est-ce possible? Moi, la petite dac? Que je voudrais être à demain soir! Ah! demain soir, s'il m'a parlé comme je n'ose pas croire qu'il me parlera, alors, je serai expansive. Oui, je partagerai avec elle ma joie, je réparerai la déconvenue de ce jour. Maman m'a dit:
»—Le fils du bottier, notre voisin, quand je rentrais, ce soir, m'a fait un signe d'amitié; ce n'est pas la première fois; je suis sûre qu'il pense à toi.
»—Quart-de-Place?
»—Pourquoi l'appelles-tu comme ça? Pauvre garçon!
»—C'est son nom pour tous ceux qui ne se fournissent pas chez son père.
»—Oui, plus d'une fois, je l'ai vu, en me détournant un peu, quand je passais avec toi, je l'ai vu qui te mangeait des yeux.
»—Ça me laisse intacte, maman.
»—Sans doute, mais indifférente!
»—Oh! tu parles!... Non, je vous demande pardon, je veux dire absolument.
»La pauvre chère maman n'a rien répondu; mais elle a eu ce petit pincement de lèvres qui est, chez elle, le signe d'un coup reçu, le «touché» du maître d'armes. Et ça me faisait de la peine de lui en faire. Mais le moyen? Nous nous sommes séparées de meilleure heure que d'ordinaire. Elle ne doit pas dormir non plus. Elle pense:
»—Les enfants sont ingrats, tous et toutes!
»Non, ce n'est pas vrai. Je lui suis reconnaissante, au contraire, de ce qu'elle a été une vraie mère, une de celles pour qui l'enfant n'est pas un joujou qu'on habille et qu'on embrasse, mais un amour qui change toute la vie. J'étais grosse comme le poing,—que de fois je l'ai entendue me raconter cela!—j'étais délicate, j'étais «vive comme une souris qui aurait eu les yeux bleus». Maman a eu peur que je ne fusse mal soignée, si elle me confiait à une nourrice de campagne. Elle n'était déjà plus jeune quand elle s'est mariée avec le «beau Gimel», mon père, que j'ai à peine connu... Un petit frisson de peur, et le grand sacrifice a été tout de suite accompli. Maman, qui avait une bonne place; maman, qui était vendeuse chez Revillon, a tout laissé là pour Evelyne. Elle ne m'a plus quittée, et tout le bénéfice qu'elle a eu, hélas! c'est moi, qui ne lui dis pas même, ce soir, qu'une joie me tient éveillée.
»Pauvre maman! L'ancien adjudant de la garde républicaine, son mari, n'a jamais été, je crois bien, un puissant travailleur. Il avait sa retraite. Il disait:
»—Je cherche du travail dans le civil.
»Maman ne disait rien; mais elle brodait, elle cousait, elle gagnait ce qui manquait pour vivre, et le droit de ne pas se séparer de la «petite». Grâce à elle, nous n'avons jamais manqué de rien. Elle prétendait même que nous finirions par être «bien à notre aise».
»J'en ris, ce soir. Nous ne sommes pas devenues riches. Et voici que je suis aimée! Est-ce mystérieux! Aurais-je pu imaginer qu'un officier s'éprendrait de moi pour m'avoir vu, chez madame Mauléon, manger des petits radis roses! Il a dû deviner que j'avais été bien élevée, par une femme courageuse, nette d'esprit, aimant Paris qui ne la gâte pas, mais qui l'amuse, et que j'étais une honnête fille née d'une maman admirable. Ah! si nous devons nous marier, lui et moi, il faudra qu'il soit poli et prévenant avec maman. Pas de morgue! Pas de fausse honte! Je le lui dirai demain, avec d'autres choses..., tant d'autres.»
»Minuit et demi.—Je n'ai aucune envie de dormir. Il faut, cependant, se coucher, parce que, demain matin, la dactylographe devra être au travail à neuf heures. Nous n'avons pas de congés pour cause d'amour. Je vois la tête de M. Maclarey, si je lui disais:
»—J'ai un amoureux; me permettez-vous de sortir une heure avant les autres?
»Il se demanderait si je jouis de mon bon sens. Et M. Amédée? Il mettrait son monocle, pour s'assurer que je suis bien mademoiselle Gimel, dactylographe réputée pour sa régulière application et sa bonne humeur, et il me répondrait, avec son air de diplomate:
»—N'oubliez pas, mademoiselle, que la copie du rapport sur l'emprunt de l'Herzégovine vous a été confiée, parce que vous êtes la moins légère de nos dactylographes.
»Mais, par exemple, à six heures, je file, et sans attendre mademoiselle Raymonde!»
Mardi, 16 juillet.
»Depuis midi, je ne vivais pas. J'ai toujours été fière de mon sang-froid, mais je n'en avais plus. J'ai toujours cru que je ne me laisserais pas emballer, et mon cœur battait follement, sottement, dès que je pensais: «Six heures et demie, aux Tuileries, Louis Morand»; et je ne pensais pas à autre chose, et il m'a fallu une volonté, une application lassante, pour ne pas mêler ces mots-là aux cours des charbonnages et aux rapports financiers que j'ai transcrits pour la banque.
»Je suis donc faible, oh! oui, faible comme toutes. Je n'avais de résolu que le menton, que je porte un peu haut, par habitude, quand je suis sortie de chez Maclarey, six heures sonnant. Raymonde m'a appelée. J'étais déjà loin; la rue était chaude comme un atelier de repasseuse, et je ne songeais qu'à aller vite; je n'avais pas peur d'être rouge quand je le verrais. C'est une peur que j'ai eue d'autres fois, quand il s'agissait de présentations moins graves. Je n'avais pas peur de ne pas plaire: j'étais comme sûre d'être aimée, à jamais, et toute mon âme était tendue seulement vers les mots qui diraient cela, et vers son regard, à lui, la seule chose qui me fit peur. J'ai pris l'avenue des Champs-Élysées du côté gauche, pour ne pas être en face de la serre; je ne voyais que la balustrade, blanche au soleil, comme un tour de plume, les arbres au-dessus, et des points noirs qui allaient lentement d'un tronc d'arbre à l'autre. J'aurais voulu avoir les jumelles de maman. Les voitures revenaient du Bois, beaucoup de sapins découverts, des landaus de noces, des autos: personne n'avait le cœur aussi noyé que moi dans la même pensée; j'aurais voulu avoir un ballon, monter dedans, traverser la place, et descendre sur la terrasse, en disant:
»—Me voilà!
»Eh bien! c'est à peu près ce que j'ai dit à M. Morand. J'avais tellement envie de le voir la première, de le surprendre ainsi, pensant à moi, que j'ai usé d'un moyen qui m'a paru tout simple et qu'il a beaucoup admiré, quand je le lui ai raconté. Où devait se tenir M. Louis Morand, qui attendait mademoiselle Evelyne Gimel, venant du boulevard Malesherbes? Au coin de l'orangerie, près de la place de la Concorde, et il devait regarder vers l'ouest. J'ai donc tourné l'orangerie, je suis arrivée par l'est, j'ai suivi la terrasse au-dessus du quai... Et, tout au bout, immobile, penché sur la balustrade, il y avait un jeune homme, qui protégeait ses yeux, de sa main droite posée en visière sur son front, et qui interrogeait, avec passion, avec un dépit visible et les sourcils froncés, la place de la Concorde... Je me suis approchée le plus doucement possible, et j'ai dit:
»—C'est moi, monsieur, Evelyne Gimel.
»Je riais, pour ne pas avoir l'air d'être émue. Je ne veux pas qu'on voie mes émotions. Trois petites bonnes cerclées d'enfants me voyaient. J'ai préféré qu'elles me prissent pour une aventurière. Et, lui aussi, il a été suffoqué de m'entendre rire. Oh! il ne me l'a pas dit. On a le pardon facile quand on voit, pour la première fois, seul à seule ou à peu près, celle qu'on aime. Il m'a regardée; et son regard, qui rencontrait successivement, sur ma frimousse, mes yeux qui riaient, mes joues qui riaient, et le rire de mes lèvres, ne savait plus où se poser parce qu'il était, lui, tout grave et ému. Finalement, il a regardé mes mains, et m'a dit:
»—Je vous remercie; je suis bien content.
»Moi, alors, je les lui ai données toutes les deux. Et j'ai ri un peu plus doucement, en répondant:
»—Voulez-vous que nous nous promenions?
»Les trois petites bonnes nous considéraient avec un si vif intérêt, que j'aurais voulu me promener de l'autre côté de la balustrade, en bas, sur la place, et que j'ai esquissé une conversion à gauche. Mais il s'y est opposé, oh! gentiment, mais très nettement:
»—Tout droit, si vous voulez bien.
»Nous avons passé devant le banc, au milieu des gosses. Il m'a dit, tout de suite après, me regardant de nouveau:
»—Mademoiselle, vous riez bien volontiers.
»—Oh! monsieur, c'est impossible à cacher...
»—Je l'avais remarqué déjà, et je vais vous paraître bien singulier: je ne ris de presque rien.
»—Moi, de presque tout.
»—Cependant, vous ne ririez pas, j'espère, si quelqu'un vous disait qu'il vous aime?
»J'étais ravie de ce mot-là, reconnaissante; mais je ne sais quel stupide esprit d'indépendance et de taquinerie, quelque chose qui n'est pas moi, a prévalu sur ce qui est moi; j'ai tourné la tête vers le lointain de l'île, les quais, et une mouche qui remontait la Seine.
»—Ça dépend qui?
»—Si c'était moi?
»Je me suis arrêtée, je lui ai planté dans les yeux mon petit regard décidé, qui ricanait encore, méchamment; j'ai vu qu'il était à moitié blessé, et j'ai continué, comme pour l'achever:
»—Ma foi, monsieur, nous ne nous connaissons guère.
»—En effet, mademoiselle, vous ne me connaissez pas. Je me suis permis de vous demander de venir, précisément pour vous expliquer...
»—Et peut-être aussi pour savoir qui je suis?
»—Ce que vous voudrez bien me dire de vous me fera plaisir, mais m'apprendra peu de chose.
»—Ah! vraiment?
»—Je vous connais, moi.
»—Par madame Mauléon, alors?
»—Un peu, mais surtout par vous-même: je vous ai regardée pendant onze déjeuners.
»—C'est tout au plus un signalement, ce que vous avez; mais, se connaître, c'est plus long.
»—Vous vous trompez: un regard suffit.
»Il disait cela avec tant de passion, tout au bout de la terrasse, près du pont Solférino, que j'ai eu envie de le remercier. Mais, comme j'ai honte des démonstrations, et que je trouve cela faible, j'ai eu l'air incrédule.
»—Un regard pareil, personne ne l'a eu de moi.
»—Vous voyez bien que je vous connais, mademoiselle; j'en étais persuadé. Vous n'avez encore aimé personne.
»Eh bien! il est tout à fait gentil, M. Louis Morand! J'avais beau lui répondre en plaisantant, et peu de mots, quand il aurait tant voulu m'entendre, il ne se lassait pas d'être aimable, de me trouver bien, et de me le dire. Nous arpentions la terrasse, comme disent les poètes, dans la gloire du couchant. Plus de bonnes à l'étage, plus d'enfants; rien que des passants, au-dessous de la terrasse, qui allaient dîner. Je sentais que maman devait s'inquiéter, aller à la fenêtre, répéter:
»—Cette chérie ne rentre pas! Où est Evelyne? Six heures et demie, six heures trente-cinq, même!
»Il racontait sa vie. Il se faisait très simple, très modeste,—un peu, probablement, pour se rapprocher de moi,—et je ne le trouvais cependant pas familier, ce qui me touchait infiniment. Le respect, dans notre monde, c'est presque un rêve. Je n'avais pas l'air de m'étonner de cette politesse parfaite dont il me donnait la preuve; mais je levais moins souvent les yeux de son côté, et j'évitais de le faire quand il s'excusait de ne pas être riche, de ne pas pouvoir me donner, si j'acceptais de devenir sa femme, le luxe qu'il aurait voulu (ce sont ses mots) «mettre à mes pieds». Si nos yeux s'étaient rencontrés, il aurait vu trop clair dans les miens. Il me racontait qu'il est né dans le département de l'Ain, dans un joli endroit qui se nomme Linot, celui qu'il me montrait, sur la carte postale. Il a perdu son père, qui était conducteur des ponts et chaussées. Et, comme j'avais l'air de trouver ce titre-là très beau, sans savoir ce que c'est, il m'a tout de suite expliqué que je me trompais; il s'y est, je puis le dire, acharné, ne sachant comment me persuader qu'il était de famille très modeste. Vraiment, ce M. Morand ne ressemble à aucun des jeunes hommes que j'ai connus jusqu'ici: il ne se flatte pas du tout, il a peur qu'on ne le croie meilleur qu'il n'est, ou plus riche.
«—Nous sommes presque pauvres, disait-il, ou, plutôt, moi, je puis vivre, à condition que maman se gêne un peu: ma solde ne me suffit pas. Maman la complète. Elle est admirable. Si vous me faites l'honneur de m'écouter...
»—Mais je ne fais pas autre chose!
»—Alors, si vous me faites l'honneur de m'aimer,—ah! comme il prononçait ce mot-là, arrêté, la tête près de la mienne, et cherchant mes yeux qui regardaient au loin, obstinément, méchamment, vers l'Arc de Triomphe!—si vous me faites l'honneur de m'aimer, je veux que vous sachiez bien que ce n'est pas la fortune que vous épouserez. L'armée n'enrichit pas.
»—La dactylographie non plus.
»Nous nous mîmes à rire tous deux ensemble, longuement, sans nous parler, lui me regardant, moi les yeux dans le vague, mais nos deux cœurs si près l'un de l'autre, et si contents, que je ne bougeais pas, pour que cela ne finît pas. Un gros ramier, qui allait se coucher, passa, à me décoiffer, devant nous, et rompit le charme. J'eus un peu honte de ma faiblesse, je demandai:
»—Vous ne m'en voulez pas, monsieur, si je suis prudente. C'est une qualité que la vie d'employée donnerait à celles mêmes qui ne l'auraient pas naturellement. Vous pouvez choisir une jeune fille qui vous apporterait la fortune. Pourquoi une employée? Pourquoi moi?
»Nous avions repris la promenade, et, jusqu'à la place de la Concorde, il me fit sa réponse. Je l'avais peiné. Il fut ardent, rude, passionné, un peu peuple,—j'aime ça,—dans sa façon d'accuser le coup. Il me dit qu'il s'était juré de n'épouser qu'une femme qui ne rougît pas de la modeste famille des Morand, qu'une femme brave, habituée au travail, ingénieuse à vaincre la vie, et, en même temps, jolie, distinguée, pour qu'elle pût faire quelques visites,—les réglementaires,—vive d'esprit, pas embarrassée...
»—C'est donc bien vous que je cherchais, mademoiselle. A présent, si je ne dois pas vous plaire, je préfère le savoir tout de suite; ma demande ou ma personne vous paraît peut-être ridicule... Dites-le-moi.
»J'étais troublée, je ne riais plus. J'ai répondu:
»—Je ne peux pas vous juger en si peu de temps!
»—Est-ce que je vous le demande, mademoiselle?
»—Mais oui!
»—Pas du tout; je demande à vous revoir.
»—Alors, nous sommes d'accord. Voulez-vous venir, demain, chez ma mère? Il faut qu'elle soit avertie.
»—Non!
»—Je ne peux cependant pas...
»—Si, vous pouvez retarder... Je vous supplie de revenir ici, demain, de me connaître avant de consulter une autre personne, fût-ce votre mère. C'est beaucoup vous demander?
»Je l'ai considéré, un moment, de tous mes yeux, de tout mon cœur, de toute ma bonne foi inquiète, et j'ai trouvé, au fond de ce regard, tant de décision, de loyauté et d'amour, que je n'ai plus hésité.
»—Oui, monsieur, c'est beaucoup me demander. Elle est digne de tout savoir. Mais je veux bien. Je ne parlerai pas. Je reviendrai. A demain!
»Je lui ai tendu la main, sérieusement. J'ai cru qu'il allait la baiser. Il l'a serrée légèrement, respectueusement, et je suis partie.
»Je ne sais pas comment j'ai pu avoir encore la présence d'esprit de bien marcher, en descendant la rampe, en traversant la place. Je devinais son âme. J'étais enveloppée dans sa pensée qu'il avait jetée sur moi. Et j'avais envie d'écarter les mailles avec la main. Je ne me suis pas détournée une seule fois. Mais je suis sûre qu'il est resté là, au coin, à côté de l'escalier qui sert d'entrée pendant l'Exposition canine, jusqu'à ce que j'eusse disparu par la rue Royale...
»Maman écoutait, sur le palier, pour être plus vite avertie de mon retour. Elle a presque crié, en reconnaissant mon pas et mon chapeau. Et j'ai dit, d'un étage à l'autre, la tête levée:
»—Ma pauvre maman, nous avons veillé à la banque... Qu'avez-vous à vous inquiéter?... La maison lance un gros emprunt péruvien, après-demain.
»—Sacré Pérou! a-t-elle répondu du haut de la rampe. M'en a-t-il fait faire du mauvais sang!»
Mercredi, 17 juillet.
»Je l'ai revu. Quand on se voit une première fois, l'émotion, l'immensité de l'inconnu, entre deux êtres qui ont vécu loin l'un de l'autre, la crainte de trop se confier,—chez moi, du moins,—font de la première rencontre de ceux qui croient s'aimer un mélange d'effusion et de diplomatie, une parade un peu, une recherche inquiète de la permission d'aimer, une sorte d'examen, qu'on sent trop redoutable pour qu'il soit tout à fait doux. On joue son cœur, son repos, ses rêves, on joue une famille qui n'est pas née et plus encore. J'avais le sentiment si vif de ce péril où nous sommes, au moment où nous allons aimer, que je retenais tout le temps, non seulement mes mots, mais mon cœur, mais mon rire. Cela me ressemble bien peu! Je ne le remerciais pas quand il me disait des choses dont j'étais fière au fond, parce que j'avais peur d'être obligée, l'instant d'après, de me retirer, de redevenir la petite dactylographe qui n'est pas facile à marier, parce qu'elle a l'ambition d'épouser un homme «très bien».
»Je commence à croire qu'il est vraiment très bien. Notre seconde entrevue a été moins longue, mais plus intime: nous avions, l'un et l'autre, moins de crainte de nous être trompés. J'avais mis mon corsage de linon blanc, qui a un empiècement de broderie à jour, et, dans le ruban cerise noué autour de mon cou, j'avais passé un brin de réséda. C'est une fleur fine, et fidèle jusqu'au bout: ça meurt, mais ça ne s'effeuille pas. M. Morand a tout de suite aperçu le réséda, parce qu'il a regardé mon petit cou blanc et mes épaules, et il m'a dit:
»—La fleur que j'aime le mieux, tout justement, mademoiselle! Chez nous, à la maison du Valromey, ma mère sème tous les ans du réséda dans une plate-bande, toujours la même, qui embaume la vallée.
»—Elle est petite, alors, la vallée?
»—Non, très grande. Un être de rien, un brin de lavande ou de réséda, mais qui a une âme très parfumée, quelle puissance, et comme elle va loin!
»—Vous êtes poète?
»—Non, je suis heureux.
»Les bonnes, sur le banc, étaient au complet. Elles ont ri, en nous revoyant, et nous aussi, nous avons ri. Ça devenait gênant. J'ai proposé à M. Louis Morand de nous promener sur le côté de la terrasse qui longe la place de la Concorde. Il a accepté. C'est un grand point que de s'entendre sur le chemin. Tout de suite après, nous sommes devenus graves. Oui, tous les deux ensemble, et presque tristes. Pendant un long moment, nous avons cessé d'être jeunes et de sentir que nous étions amis. Est-ce ainsi pour tout le monde? Peut-être. Nous étions comme ceux qui arrivent au quai d'embarquement, et qui s'arrêtent, moins désireux de la route, pleins de questions sur la mer, et sur le bateau, et sur le vent. Tout à l'heure, un pas de plus, il ne sera plus temps. Nous avions prévu cette minute-là, l'un et l'autre, mais elle était venue, soudaine. Lui, il m'a interrogée sur mon enfance, mon caractère, mes goûts, et, moi, je lui ai demandé:
»—Que dirait votre mère, si vous lui parliez de votre projet, monsieur? Elle ne me trouverait pas de son monde.
»—Elle est fille d'un tout petit propriétaire.
»—Elle était femme d'un conducteur des ponts et chaussées.
»—C'est un fonctionnaire bien modeste. Je vous garantis le consentement de ma mère, mademoiselle, et, mieux, son adoration.
»Je le remerciai d'un regard, et je vis qu'il pâlissait, parce que le regard était doux. C'est un tendre, cet homme qui a l'air dur. Je voulais savoir une chose infiniment délicate; j'ai profité de l'émotion.
»—Les mots que je devine, que je sens tout près de vous sont très beaux; ne les dites pas, cependant, monsieur; je voudrais qu'il n'y eût aucun mensonge entre nous. Ne me dites pas encore que vous m'aimez... Je vous parais singulière, peut-être?
»—Non, vous me surprenez, mais délicieusement.
»—Alors, je puis continuer et vous interroger avec une franchise complète?
»—Oui.
»—Même indiscrète? Je voudrais savoir une chose que vous auriez le droit de me cacher.
»Il fronça les sourcils, et mit une ou deux minutes à prendre son parti.
»—Allez toujours: je ne mens jamais.
»—Eh bien! je voudrais savoir si vous avez souvent dit à d'autres femmes ce que vous me diriez à moi-même, tout de suite, si je ne vous arrêtais pas.
»—Non, vous n'êtes pas la première à qui j'ai dit: «Je vous aime»; je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis; je vous jure, pourtant, que je ne vous aurai pas été souvent infidèle avant de vous connaître, et que, si nous étions mariés...
»—Qu'en savez-vous?
»—J'en réponds, je serais l'ami qui ne varie pas. J'ai l'habitude de la consigne, et puis, ce serait facile avec vous.
»—Facile? Je n'ai pas vu beaucoup de pièces de théâtre, monsieur; mais aucune ne disait cela. Pourtant, je vous crois... J'ai besoin de vous croire.
»Il laissa tomber ces mots, et nous sommes allés côte à côte, l'espace de quatre arbres au moins, sans plus parler. Je suis persuadée qu'il était sincère. Quand ils sont jeunes et près de nous, ils sont très sûrs d'eux-mêmes. Puis, il m'a posé, de nouveau, deux questions:
»—Quitteriez-vous Paris?
»—Cela me serait très dur: je l'aime.
»—Impossible?
»—Non, parce que je puis aimer quelqu'un plus que mon Paris; cela, moi aussi, j'en suis sûre.
»Puis, sans transition, impérieusement, comme s'il faisait un discours à ses hommes, il m'a dit:
»—Je suis très militaire; mais le reste m'est moins familier. Un petit collège, puis de bonne heure dans la troupe, puis Saint-Maixent: vous comprenez qu'il me manque des cordes. Ainsi, je vous avoue que je sais mal la religion. Mais je ne demande pas mieux que de l'apprendre de vous, parce que j'ai des camarades que j'estime beaucoup, que j'estime le plus, et qui sont fervents. Ma mère est une chrétienne admirable. Que pensez vous là-dessus?
»Il a fallu répondre. J'étais contente qu'il fût meilleur que moi, qui n'ai pas ses excuses, et qui suis de médiocre pratique... Des excuses, j'en ai peut-être d'autres, en y songeant bien: j'ai maman, qui n'est guère dévote; j'ai la vie d'employée, qui n'a pas beaucoup de ces exemples-là autour d'elle... J'ai promis d'instruire M. Louis Morand. Mais il faudra d'abord former le professeur, qui n'est pas de premier ordre... Je ne puis pas dire combien j'étais heureuse de cette causerie à plein cœur, sans l'ombre d'une hypocrisie de part ou d'autre. Mon grand Paris s'était fait presque silencieux: on ne peut pas lui demander le silence complet. L'air venait du Bois, si doux qu'à le respirer je me sentais m'attendrir. M. Morand, quelquefois, suivait de l'œil les nuages roses, et leur souriait. J'ai trouvé cela dangereux, pour une petite Evelyne Gimel qui n'aura pas de conseil véritable, dans cette grave affaire, et qui a beaucoup de mal déjà à prendre quarante-huit heures de réflexion. J'ai rompu cette mélancolie d'amour qui nous prenait tous deux. J'ai demandé:
»—Où avez-vous fait l'exercice, ce matin, monsieur?
»—A Issy-les-Moulineaux.
»—Vous voulez dire Issy-les-Aéroplanes?
»—Justement, j'en ai vu deux.
»—Comme j'aurais voulu être là! Ma passion! J'achète tous les jours un journal pour savoir quand nous volerons. Qui était-ce? Delagrange? Malécot? Ferber? la dame aviatrice?
»—Aucun d'eux, mais des nouveaux, des tout jeunes, qui se sont lancés en l'air, portés par des ailes, en toile très fine, qui ressemblaient à celles d'un papillon.
»—Contez-moi cela!
»—J'aimerais mieux vous le raconter demain...
»Il avait l'air si grave que j'ai bien vu que mon rire, à moi, sonnait faux. Il avait tant de bon amour dans les yeux que j'ai dit oui. J'ai promis de revenir, pour la dernière fois.»
Jeudi, 18 juillet.
«C'est le troisième soir de mon amour. Hélas! le dernier de ma joie! Tout est brisé. J'écris ceci à je ne sais quelle heure de la nuit, pendant que madame Gimel—il faut que je l'appelle ainsi à présent—pleure, elle aussi, et souffre presque autant que moi.
»Cela débutait si bien, mon amour! Ce soir encore, à six heures dix, sur la terrasse que nous avions choisie pour nos accordailles, il m'attendait, lui, et il avait, comme moi, toute une marée montante de pensées dans le cœur. Je ne lui avais pas dit que je commençais à l'aimer; j'allais le lui dire; il ne me faisait plus peur. En sortant de la banque, je regarde en l'air, et je reçois sur la joue une goutte d'eau: il pleuvait. Un autre jour, tous les jours, j'aurais été furieuse, car j'étais sans parapluie; eh bien! j'ai étendu mes dix doigts, las d'avoir tapoté les touches de ma machine, et j'ai dit, je me rappelle:
»—J'arriverai fripée s'il le faut, mais cela ne me fait plus rien; il m'aime, à présent, et moi, je vais lui dire que je l'aime!
»Pourquoi? C'est le secret des mots d'hier, des mots qui sont des graines et qui lèvent leurs deux premières feuilles dans une nuit. Et je ne suis pas allée au rendez-vous en prenant des détours, non, mais tout droit, sous la bruine qui tombait et que j'aurais voulu qu'il pût boire sur ma joue. Lui, il était à son poste de guetteur; je voyais sa haute silhouette, de loin, au-dessus de la balustrade blanche, entre deux troncs d'arbres; et puis, j'ai vu son visage immobile; nous étions attirés l'un par l'autre, et moi seule j'avançais; j'ai vu ses yeux qui étaient tout pleins de moi; j'ai monté; personne n'était là que nous; j'ai couru, et j'ai dit:
»—Je vous aime!
»Alors, oh! alors, ses yeux se sont emplis de larmes, subitement. Et, lui pleurant, moi presque, sous la pluie, dans ces Tuileries désertes, nous étions infiniment heureux. Je crois que nous marchions très doucement, mais je ne suis pas sûre. Nous étions, dans nos cœurs, fiancés. Il m'a regardée longtemps, sans mot dire, ses yeux fermes, ses yeux de commandement et de justice fixés sur les miens, et je voyais trembler, au coin de ses lèvres, des mots d'amour qu'il était trop ému pour prononcer. Il était devenu muet.
»—J'ai tout compris, monsieur, mais il pleut. Si nous rentrions?
»Une pluie véritable tombait. J'avais dit étourdiment: si nous rentrions?
»Mais où? La grande serre des Tuileries était là, toutes ses baies vitrées bien ouvertes, laissant voir les palmiers, les orangers, les bananiers, les fougères, et défendue seulement par une chaînette de fer qui, d'un pilier à l'autre, faisait feston. Ma foi, nous entrâmes; je m'adossai à une caisse et M. Morand s'adossa à la même. C'était une très grande caisse; nous étions sous l'oranger, et je ne sais pas si cela porte chance, mais je ne vivrai jamais des minutes plus douces. Il regardait devant lui, la pluie qui tombait, et moi de même, et je crois bien que nous ne voyions rien, que l'avenir, dont nous ne parlions pas. Il avait pris ma main, et il la pressait souvent, et même, dans l'intervalle, je la sentais petite, confiante, aimée entre ses doigts très rudes, mais qui tremblaient. Ce qu'il me disait? Peu de chose; c'était une espèce de plainte qui me semblait délicieuse et qu'il appelait «raconter sa jeunesse».
»—J'ai souffert, répétait-il, jusqu'au moment où je vous ai connue. Ma vie a été seule, pauvre, et vous voici enfin.
»Quel bonheur il y avait pour moi, et pour lui, dans cette tristesse passée! Je compatissais. J'avais le sentiment que je commençais mon rôle de femme, qui est de consoler. Il radotait, et moi aussi, pour que cela durât. Nous laissions des silences entre les mots; mais ils étaient remplis par une espèce de pitié amoureuse, qu'il demandait et que je donnais. Il y a un langage, d'âme à âme, qui n'a point de paroles; c'est comme une couleur changeante dont on se serait enveloppé. Contre mon habitude, je n'étais pas gaie. Je ne retrouvais pas ce qui a été ma manière d'être heureuse jusqu'à présent. Je ne souhaitais rien tant que l'entendre dire toujours:
»—J'ai souffert, et vous voici enfin.
»Tout à coup, une porte s'ouvrit dans le fond de la serre; un jardinier entra par derrière les palmiers.
»—Eh bien! les amoureux! Pas gênés! Voulez-vous filer! C'est pas une marquise de restaurant, la serre des Tuileries!
»M. Louis Morand est un homme de sang-froid. Je l'ai bien vu. Il s'est dressé. Il a observé le jardinier qui arrivait, et, à trois pas, il lui a dit tranquillement:
»—Vous vous appelez Jean-Jules Plot, caporal, il y a trois ans, à la troisième du 2. Est-ce vrai?
»—Peut-être bien. Et vous?
»—Lieutenant Louis Morand. Vous n'étiez pas dans ma compagnie, mais je vous reconnais bien.
»—C'est que vous êtes en civil, mon lieutenant, excusez.
»Alors, ils se sont écartés de moi, et j'ai entendu le jardinier qui disait très bas:
»—Mes compliments: elle est tout à fait chic votre bonne amie, mon lieutenant.
»—Dites ma fiancée, Jean-Jules Plot.
»Et, se détournant, il m'a regardée. Ah! les beaux yeux francs, où il y avait de l'amour pour toute une vie et même pour deux! La pluie tombait moins fort; j'ai fait signe:
»—Si nous sortions?
»Il a ouvert son parapluie; je me suis mise tout près de mon «fiancé»; il était si content que je l'aurais emmené à droite, à gauche, n'importe où.
»—Je vous aime, mademoiselle Evelyne.
»Nous descendions la rampe du jardin, nous passions à côté du bassin, près du vieux père Nil, tout écrasé sous l'avalanche de ses enfants; nous franchissions la grille.
»—Mademoiselle Evelyne, je vous... Au fait, où allons-nous? demanda-t-il.
»—Voir maman: il est temps de la prévenir, après trois rendez-vous!
»Je ne sais s'il avait bien compris, car, des Tuileries jusqu'à la rue Saint-Honoré, il ne s'occupa que de moi, et ne me parla pas d'elle.
»Je n'ai jamais monté plus lentement l'escalier de notre maison. Ah! que j'avais raison! Le bonheur, c'est de la joie qui croit qu'elle va durer. Le mien n'était pas tout à fait complet, Il tremblait un peu. Qu'allait dire maman? Mais je la savais faible pour moi. M. Morand, dès la première marche, avait pris mon bras et l'avait posé sur le sien.
»—Il n'y a que quatre étages? disait-il. Quel dommage! J'apprécierais, en ce moment, une maison américaine.
»Je pensais de même. Il faisait jour encore, dans la grande cage blanche. Personne ne troubla l'ascension. Quand nous nous trouvâmes en haut, nous eûmes ensemble le même battement de cœur, le même recul devant le bouton de cuivre de la sonnette. Derrière la porte, quelle parole allait être dite? Quelle destinée nous guettait? J'avançai la main, très lentement. M. Morand vit le geste, et, peut-être pour retarder le moment où nous serions trois, il prit ma main et la porta à ses lèvres, et je sentis celles-ci qui priaient sur mes doigts et qui disaient:
»—Pas encore.
»Cela dura un peu. Je crois que j'aurais laissé durer la prière si je n'avais entendu le pas de maman. Elle venait, probablement, pour se pencher sur la rampe. Ce fut M. Morand qui sonna. Puis, il s'effaça. Et maman vint ouvrir, précipitamment, joyeusement, comme chaque soir.
»Elle m'aperçut d'abord; je vis commencer le sourire qui m'accueille et qui m'appartient; mais, tout de suite, il cessa. Maman venait de découvrir, en arrière, ce jeune homme; ses yeux myopes firent effort, elle plissa les paupières, elle se demanda:
»—Est-ce que je le connais?
»Elle eut son petit mouvement de tête qui précède le bonjour. Mais non, elle ne connaissait pas ce monsieur. C'était un étranger. Elle ne comprenait plus; elle pensa qu'elle avait encore son tablier de popeline noire, et je vis se reculer dans l'ombre du couloir sa pauvre figure troublée, froide, pincée, tandis que je m'avançais, et que je disais tout bas:
»—Maman, je vais vous expliquer. Ne craignez rien. Allons dans le salon.
»Son premier geste, en entrant dans le salon, c'est-à-dire dans sa chambre, fut de jeter, sous la machine à coudre, le tablier surpris. Alors, elle parut se remettre. Elle leva la mèche de la lampe.
»—Entrez donc, monsieur; qu'est-ce qu'il y a? Je ne m'attendais pas à une visite. Si tu fermais la fenêtre, Evelyne?
»Quand elle fut assise, à contre-jour, quand la fenêtre fut fermée, maman avait déjà repris son air très sûr, son air parisien.
»—Mais asseyez-vous donc, monsieur.
»Et elle le regardait, pendant ce temps-là. Elle l'étudiait. Elle le cataloguait. Moi, j'étais à sa gauche, près du fauteuil, et joliment plus émue qu'aux Tuileries, et je le regardais, lui aussi, et je le trouvais stupéfiant et charmant.
»Il n'était pas embarrassé, pas gauche, pas godiche; il était ému, et, ce qui me parut très bien et très fort, de tout ce qui était dans le salon, il ne considérait que maman. Il la laissait, avec déférence, s'agiter. Il attendait, sans impatience, qu'il pût dire ce qu'il voulait dire. Il restait debout; et ce fut très simple. Moi, je n'avais eu le temps de rien expliquer. Il se chargea des éclaircissements.
»—Madame, dit-il, j'aurais dû vous parler avant-hier; voilà trois jours déjà que j'ai fait ma déclaration à mademoiselle Evelyne.
»Elle a pris son air étonné,—heureux, au fond, pauvre maman, très heureux,—un air qu'elle avait vu prendre à Bartet, dans les comédies.
»—Quelle sorte de déclaration, monsieur?
»J'étais si près d'elle, je me suis penchée, je l'ai embrassée là où commencent ses cheveux blancs, et j'ai dit:
»—D'amour, maman.
»Et, un peu bas:
»—Ça s'est très bien passé... Aux Tuileries... Il est très comme il faut... Recevez-le bien.
»Lui, il ne disait plus rien. Elle l'a considéré peut-être une demi-minute. Elle est sensible, impressionnable! Je lisais tout sur son visage; elle se demandait:
»—Voyons, cette physionomie-là me revient-elle? Du temps de ma jeunesse, quand j'étais vendeuse chez Revillon, m'aurait-il plu? Voyons, ces moustaches, ces sourcils un peu rudes, ce front calme et têtu, ces yeux de commandement, mais qui aiment, qui ont un peu peur, non pas de moi, mais de ce que je vais dire... Oui, sûrement, Evelyne a fait ce que j'aurais fait... Quoique... Vraiment oui, monsieur Gimel, adjudant de la garde républicaine, était un plus bel homme.
»—Excusez-moi, monsieur; on ne s'attend pas à des nouvelles pareilles. Je suis toute saisie. Dites-moi comment vous avez connu Evelyne. Êtes-vous de sa banque?
»Il se mit à rire, et j'entends encore ce rire contenu, mais si franc, le dernier entre nous.
»—Oh! non, madame! non! J'ai commencé par deux années au Soudan...
»—Seigneur! Vous habitez les colonies?
»—Je les habitais hier; j'y retournerais volontiers si je n'avais pas une idée que je viens de vous avouer. Je suis lieutenant d'infanterie.
»Maman devint toute pâle, subitement. Elle chercha ses mots, elle qui les trouve toujours, et si vite!
»—Officier! Mais, monsieur, il faut une dot réglementaire? Je ne sais pas si Evelyne, même après ma mort...
»—Non, maman, il n'en faut plus! J'ai fait l'objection, moi aussi, vous rappelez-vous, monsieur, à côté du myrte, quand le jardinier est entré? Je vous demandais, justement... Non, maman, il y a une circulaire du général...
»Je croyais que maman allait rire. Non, elle pâlissait encore; elle avait l'air de défaillir; elle nous regardait avec une espèce de stupeur, comme si nous allions mourir l'un ou l'autre.
»—En vérité, monsieur, dit-elle, ce projet-là est impossible..., tout à fait impossible... L'honneur était grand, sans doute... Mais Evelyne ne peut pas épouser un officier. Voulez-vous m'attendre ici?... J'ai à parler à l'enfant, qui ne comprend pas plus que vous ce que je veux dire. Viens, ma petite.
»Et, en disant cela, elle m'entraînait dans ma chambre. Je n'avais pas peur; je me sentais forte contre toute opposition, capable d'attendre, de m'exiler, de continuer de travailler, d'apprendre un métier nouveau, s'il le fallait, de tant de choses, que j'étais sûre que celle que maman allait m'opposer comme argument ne tiendrait pas contre ma volonté... Pouvais-je prévoir? Ah! trop confiante que j'étais! Un mot a suffi pour m'accabler. Elle m'a emmenée près de la fenêtre; elle a passé sa main autour de ma taille; elle m'a caché son visage; son front touchant mes cheveux, elle m'a parlé. Aussitôt, j'ai senti mon pauvre amour frappé à mort. Je ne me suis pas défendue; je ne répondais pas; je souffrais. Combien de temps suis-je restée là, sans force, tandis qu'elle me disait:
»—Allons, rentre, mon enfant, trouve un prétexte, écarte-le puisqu'il le faut!
»Voyant que je me taisais, elle me proposa même de retourner seule et de dire elle-même à M. Morand:
»—C'est fini, ne revenez pas.
»Alors seulement, je revins à moi; je la repoussai; elle me laissa faire. J'étais nerveuse, dès lors courageuse. Je devais être très singulière avec mes yeux brillants de larmes que je retenais; avec ma volonté nouvelle de le quitter; avec ma voix que j'avais peur d'entendre moi-même parce qu'elle allait nous séparer. Je ne sais pas comment j'ai eu le courage. J'ai été droit à lui, qui était debout au milieu du salon.
»—Monsieur, voici un grand chagrin pour moi, et pour vous: madame Gimel vient de me parler... J'ignorais ce qu'elle m'a appris, je vous le jure. Elle a bien fait de me l'apprendre. Je ne dois pas, je ne peux pas être votre fiancée.
»—Mais que vous a-t-elle appris, mademoiselle? Elle ne me connaît pas. On m'a peut-être calomnié près d'elle? Qu'elle se renseigne. Je n'ai pas à craindre. Mais ne dites pas des mots comme celui-là.
»—Oh! non, cela ne vous concerne pas.
»—Alors, comment une chose que vous ne saviez pas, et qui vous concernait, mademoiselle, pouvait-elle avoir tant d'importance? Vous l'ignoriez? Qu'est-ce que c'est! Vous ai-je dit que les questions de dot n'entraient pas dans mes préoccupations? Vous seriez sans mobilier et sans trousseau que je ne changerais pas d'avis. N'est-ce que cela?
»—Non, hélas!
»—Mais parlez donc!
»—Je ne peux pas...
»—Vous le devez! Je ne vous quitterai pas sans savoir pourquoi vous rompez. J'ai droit à une explication.
»—Et si je vous demande, monsieur, de ne pas vous en donner?
»—Je refuse... Vous voyez que je souffre cruellement... Je croirai que j'ai été repoussé pour des raisons d'ambition, qu'on vous a fait partager.
»—Non, par exemple! N'injuriez pas la petite, monsieur! Elle avait le droit de choisir, en effet; mais elle avait choisi, et elle n'est pas femme à se reprendre par ambition!
»C'était madame Gimel qui sortait à son tour de ma chambre, animée, rouge, susceptible pour moi, qui n'étais que malheureuse. J'ai étendu la main, pour arrêter la plaidoirie de cette chère offensée. J'ai dit:
»—Vous avez raison, monsieur, il vaut mieux que vous sachiez la vérité.
»—Quoi, Evelyne, tu vas lui dire?...
»—Tout. Monsieur Morand va voir, par là, combien je l'estime. Il verra aussi que je ne puis pas être sa femme... Je suis une enfant abandonnée, monsieur, une pupille de l'Assistance publique, adoptée par madame Gimel... Comprenez-vous, maintenant? Cette femme, qui m'a élevée, n'avait qu'à me laisser avec les autres: j'aurais grandi dans une ferme de la Nièvre ou de la Normandie. Je suis sans père ni mère... Vous voyez vous-même que je ne suis pas de celles qu'on peut présenter à des femmes d'officiers. Dites le contraire!
»Il me regarda, et il m'aimait encore. Mais il ne répondit rien. Il voyait que je ne mentais pas, que j'avais tout ignoré, que je ne voulais pas pleurer, que je ne voulais pas qu'il restât... Et il a voulu, lui aussi, être courageux; il ne m'a même pas demandé de lui tendre la main; il a salué maman, le pauvre garçon, perdu d'esprit et toujours correct; il l'a saluée, et puis il n'a plus eu la force de me dire adieu. Je crois qu'il a essayé de commencer: «Pardonnez-moi», mais il n'a pas eu la force de finir, il a senti que tout s'écroulait et il a quitté le salon... Je suis presque sûre qu'il s'est arrêté pour me regarder, sur le palier. Je n'ai pas couru. La pupille de l'Assistance publique n'avait aucune parole d'espérance à lui donner, aucune illusion. Le bruit sec de la serrure, qui reprenait son rôle de gardienne, nous a séparés.
»Madame Gimel m'a dit:
»—Viens, que je te raconte tout!
»Nous avons causé et pleuré jusqu'à deux heures du matin. Et, maintenant, je n'ai plus de père, plus de mère, plus de nom à moi, et plus de fiancé.»
III
LE NUMÉRO 149 007
A huit heures, Evelyne était debout. Elle avait fait son lit, balayé la chambre, et mis à chauffer le lait que le laitier, à sept heures et demie, tous les matins, déposait sur le paillasson de la porte, dans un flacon cacheté, scellé avec une étiquette bleue: «Grand lait du château de Perray.»
Elle apportait les deux tasses sur un plateau, dans la chambre de madame Gimel.
—Merci, ma petite... Ne te presse pas. Tu as tout le temps. Là, pose le plateau sur le guéridon. Va chercher le croissant... Bien... Pourquoi as-tu mis ta robe noire, et ta cravate noire? Tu as l'air...
—En deuil. C'est ce que je veux.
—Oui, ma pauvre mignonne. Mais que diront-elles, à la banque, les dactys?
—Je n'y vais pas.
—Comment! tu n'y vas pas?
—Non, nous allons toutes les deux faire une course pressée, et j'envoie un mot à monsieur Amédée pour dire que je suis souffrante.
—S'ils apprennent que ça n'est pas vrai?...
—C'est plus vrai que si le médecin l'avait dit...
—En effet... Et où veux-tu?...
—A l'Assistance publique. Je vais redemander maman... Je veux savoir son nom, qui elle est, la retrouver si elle n'est pas morte...
—Tu ne sauras rien, ma petite, puisque, moi, je n'ai rien su...
—Parce que vous êtes timide! Parce que vous êtes de Romorantin, tandis que, moi, je suis Parisienne... Au fait, je ne suis plus sûre de rien... Mais je vous assure qu'ils me le diront!
Elle avait l'air d'une toute jeune veuve qui déraisonne.
—Oui, ma chérie, ils le diront peut-être. Tu as raison. Bois ton lait. Je vais mettre mon chapeau. Assieds-toi... Là, ne te dépêche pas... Nous avons le temps... Je suis toujours ta maman, mon Evelyne.
Elle mit plus de temps que d'ordinaire à piquer son chapeau, la pâle madame Gimel. Comme d'autres, quand elles ont un peu vieilli, elle cherchait des mots pour consoler le chagrin d'amour qui ne voulait pas être consolé, et qui s'avivait au bruit inutile. Evelyne, assise à contrejour, près du guéridon, regardait dans le vide, au-dessus des toits d'en face, qu'on apercevait par la fenêtre ouverte, et elle oubliait de toucher au bol de lait qui fumait en spirale inquiète.
En arrière, madame Gimel, tout armée pour la promenade, ayant même pris son ombrelle «habillée», qui avait une cerise au bout du manche, se tint droite pendant un peu de temps. Elle plaignait Evelyne; elle l'enviait, peut-être; elle travaillait sur la donnée de ce roman vivant qu'elle avait sous les yeux, comme elle faisait, dans les heures de solitude, quand elle avait achevé le feuilleton du Petit Journal. Mais, cette fois, elle se heurtait, de tous côtés, à l'inconnu et à l'impossible.
—Je suis prête, ma petite. Je t'attends.
Evelyne avala une gorgée de lait, et sortit la première.
Tant que les deux femmes marchèrent dans la rue, elles eurent les yeux distraits, et même un peu le cœur. Il était encore de bonne heure. Elles suivaient la rue de Rivoli, qu'elles avaient gagnée en remontant la rue Saint-Honoré. Madame Gimel avait fait exprès de passer sous les galeries des magasins du Louvre, afin de pouvoir dire des mots qui ont une puissance sur l'esprit des femmes,—elle le savait bien,—et où il y a de l'amour de soi, de l'autre, ou de l'enfant:
—Vois donc la jolie berthe en guipure; et cette robe de bains de mer, «robe de plage», crois-tu! Et l'adorable layette...
Malgré son chagrin, Evelyne regardait. Elle n'allait pas jusqu'à sourire, mais une petite caresse lui venait des choses qui lui plaisaient, à l'étalage. Le cœur n'était pas tout fermé à la vie, mais presque. Elle avait sa jupe noire, une ceinture de cuir souple, un corsage blanc, et le canotier de tous les jours, d'où se levait une aile de pigeon, une seule.
Lorsque madame Gimel tourna à droite, un peu avant l'Hôtel de Ville, il y avait bien deux minutes qu'elle n'avait parlé. D'anciens souvenirs et l'appréhension de ces bureaux, derrière lesquels est assis l'État, l'assombrissaient. Evelyne, l'impressionnable Evelyne, hautaine parce qu'elle avait honte, hostile d'avance à tout ce qu'elle allait voir et entendre, hésitait, la tête levée, entre les deux façades de monuments publics qui occupent presque toute la longueur de l'avenue Victoria.
—C'est au 3, l'Assistance publique, dit madame Gimel. Je me souviens, il faut entrer dans la cour... Ah! mon Dieu, voilà vingt-deux ans, j'étais si contente quand je suis sortie de là, avec toi dans les bras, et mon brave homme de mari qui ronchonnait en arrière: «Tu la tiens pas bien. Passe-la-moi donc!» Ça me rappelle tant de choses! Il y avait un employé, qu'est-ce que je dis, plusieurs chefs de bureau et le directeur qui nous ont fait signer les papiers, ce jour-là. J'en reconnaîtrais peut-être quelques-uns...
La mémoire du cœur n'est pas celle des yeux. Madame Gimel, entrée dans l'immeuble numéro 3, avait pris son face-à-main et considérait, sans pouvoir prendre parti, les perrons et les portes distribués autour de la cour, quand Evelyne se dirigea, à droite, vers la porte vitrée sur laquelle étaient inscrits ces mots: «Enfants assistés.—Nouvelles et renseignements.» Les deux femmes entrèrent, tournèrent à gauche, et passèrent devant un bureau où causaient et péroraient, rendant compte de leurs recherches, les employés enquêteurs de la banlieue de Paris. Elles arrivèrent alors devant un guichet pareil à celui d'une banque, et derrière lequel se tenait un homme gras, sérieux, rasé, qui avait les lèvres expressives et qui le savait. Il ne broncha pas, en voyant madame Gimel et Evelyne. Celle-ci ne s'approcha pas. Madame Gimel glissa le pied, comme elle faisait chez Revillon en s'avançant au-devant d'une cliente, et dit:
—Monsieur le chef de bureau?
Il répondit aussitôt:
—Vous avez le numéro de l'enfant?
—Non, monsieur, je ne l'ai pas sur moi, mais je me le rappelle très bien: 149 007.
L'employé se tourna vers une table inclinée sur laquelle reposait un registre. Madame Gimel voyait bien qu'il faisait erreur, mais elle n'osait le dire, à cause de la crainte révérencielle que lui inspirait tout fonctionnaire. L'employé écrasa sous son pouce et souleva d'un mouvement preste, en virgule, cinq ou six feuillets, puis les laissa retomber.
—Mais, dit-il, nous en sommes à 170 000. Il est vieux, votre numéro, madame.
Une voix ferme, jeune, dit:
—C'est moi, monsieur, le 149 007!
Le gros scribe fut frappé de l'accent de cette voix, et, quand il eut regardé Evelyne, qui s'était avancée à la droite de madame Gimel, son étonnement devint de l'admiration. Les lèvres expressives eurent une moue.
—Pardonnez-moi, mademoiselle, je ne pouvais pas me douter...
—Peu importe, interrompit la jeune fille. J'ai été adoptée, il y a vingt-deux ans, par madame.
—Oh! Evelyne!
—Évidemment. Comment voulez-vous que je dise?... Je viens, monsieur, pour avoir des renseignements sur mon origine.
Elle était nerveuse et décidée à être impertinente.
Le chef de bureau ne s'y méprit pas. Il fit l'économie d'un reste de sourire, qui attendait son tour, et répondit:
—Bien, mademoiselle; alors, adressez-vous au bureau des adoptions, escalier A, tout en haut.
Il saluait, avec une politesse administrative, et, cependant, avec une nuance de réserve, à cause de la brusquerie de cette jeune fille. Madame Gimel seule répondit. L'aile de pigeon avait déjà filé devant, et passait en bordure des enquêteurs, qui clignaient l'œil sur le sillage d'Evelyne.
Celle-ci, retraversant la cour, trouva l'escalier A, monta plusieurs étages, et suivit un couloir sur lequel ouvraient des portes numérotées. Elle frappa à l'une des dernières, et entra dans une cellule chaude dont elle venait de réveiller le titulaire.
—Je ne le reconnais pas non plus, souffla madame Gimel, en passant près d'Evelyne.
L'homme avait avancé deux chaises, les deux seules qui meublassent la pièce. Il était de l'espèce intelligente et ardente qui se rue aux emplois publics, invente, médite des réformes, fait des rapports, espère de l'avancement et, n'en recevant que fort peu, enrage quelquefois et, plus souvent, s'endort. Son large front, qui se prolongeait en calvitie aux tempes, son menton pointu et sa barbiche en virgule, lui faisaient une tête triangulaire. Il jeta un coup d'œil sur les petits rideaux d'étoffe rouge qui encadraient la fenêtre, sur la pendule Empire,—deux colonnes noires et un cadran d'or,—sur les dossiers alignés devant lui, afin de s'assurer que tout était en ordre, mit sur son nez, triangulaire aussi, un lorgnon d'écaille, et demanda:
—Qu'y a-t-il, madame, pour votre service?
Evelyne ne laissa pas à madame Gimel le temps de répondre.
—Il paraît, monsieur, dit-elle, que je suis le numéro 149 007. J'ai appris, hier soir, que je n'étais pas la fille de madame Gimel; que j'étais pupille de l'Assistance publique. Je viens vous demander de me nommer ma mère, de me permettre de la retrouver si elle vit... Je suis extrêmement malheureuse... Surtout, je vous en prie, pas de consolations et pas de banalités.
M. Heidemetz eut un regard approbateur, et répondit:
—Cela ne me paraît pas possible. Vous devez avoir, ou madame?...
—Gimel, monsieur; mon mari était adjudant dans la garde républicaine.
—Madame Gimel doit avoir un certificat d'origine, établi par l'administration.
—Oui, je l'ai vu, une pièce où il n'y a rien... Vous ne pouvez pas admettre qu'on abandonne un enfant sans que la mère se nomme?
—Mais je vous demande pardon, mademoiselle.
—Sans qu'elle fasse connaître quel motif l'a conduite?
—Cela se peut, au contraire.
—D'où l'on sort, de quelle misère ou de quel vice? Car je ne peux hésiter qu'entre les deux.
—Voyons, ma petite Evelyne... Calme-toi.
—Laissez-moi; je m'adresse à monsieur, qui voit que je veux savoir tout ce qu'il sait lui-même... Et je trouve que ma prétention n'est pas excessive...
La main de M. Heidemetz ôta le lorgnon, et eut l'air de le tendre.
—Elle l'est, mademoiselle. Vous n'avez droit qu'aux renseignements contenus dans le certificat d'origine de l'administration. Cependant, pour vous être agréable, je vais faire une chose exceptionnelle, tout à fait exceptionnelle, dont j'ai vainement demandé qu'on fît une obligation pour l'Assistance.
Il sonna un garçon de bureau.
—Allez demander, aux archives, ce dossier.
Il écrivit deux lignes sur un carré de papier, qu'il remit à l'employé.
Et, aussitôt, il s'informa, auprès de madame Gimel, des circonstances de ce qu'il appelait: «Le placement sous réserve de tutelle.» Madame Gimel rappelait avec complaisance les longues discussions qu'elle avait eues avec M. Gimel avant de le décider à adopter; l'indécision du mari, qui ne savait s'il adopterait un garçon ou une fille; l'insistance qu'elle avait mise à demander «une petite»; les photographies de «candidates» comparées; puis, la comparution des deux époux, assistés d'un notaire, devant M. le directeur de l'Assistance publique lui-même, «dans ce beau cabinet où il y a des portraits de bienfaisants personnages de tous les temps».
Evelyne ne parlait pas, malgré les prévenances du jeune chef de bureau, qui lui fournissait des explications qu'elle ne demandait pas.
Quand le garçon de bureau rentra, elle se leva, et s'approcha vivement du meuble sur lequel il déposait un petit dossier jauni.
—Ah! laissez-moi voir!
—Voyez!
Evelyne était penchée, les mains appuyées sur la table. Elle suivait le texte que M. Heidemetz lisait à demi-voix, rapidement. C'était une feuille double, de grand format, couleur crème, qui portait, sur chaque feuillet, au recto et au verso, un questionnaire imprimé, et, en face, des cases, hélas! presque toutes vides:
«Bulletin de renseignements concernant un enfant présenté à l'hospice des Enfants Assistés... Sexe de l'enfant: féminin. Nom et prénom: Evelyne.»
—Alors, je n'ai pas de nom, monsieur?
—Evelyne, en tout, mademoiselle. Vous voyez. «Lieu et date de naissance, département: Paris, 1er octobre 1886.»
—C'est au moins cela, dit Evelyne: je suis de Paris.
«Est-il légitime ou naturel? Naturel.—Reconnu par le père? Non.—Par la mère? Non.—Lieu de l'accouchement? Néant.—Vœu des parents quant au culte? Néant...»
—Ah! par exemple, elle a été baptisée, monsieur! interrompit madame Gimel. J'ai eu soin de la faire baptiser, sous condition, comme on dit. Et même je puis dire qu'elle a beaucoup de religion pour une... Enfin, je sais ce que je veux dire: je l'ai élevée comme mon enfant.
«Date du dépôt.»—Vous aviez douze jours, mademoiselle.—«Explication détaillée des motifs qui ont amené l'abandon de l'enfant...»
Ici, M. Heidemetz eut une attention délicate. Il avait le sentiment que l'être jeune qui était là, tout près de lui, souffrait, et il ne lut pas tout haut le motif écrit dans la case aux réponses, le motif en un seul mot: misère. Evelyne lui en sut gré. Il tourna la page. La mère n'avait voulu donner aucun renseignement sur elle-même qui pût la faire connaître, et tout ce qu'elle avait consenti à dire, c'est qu'elle n'avait pas eu d'autre enfant que celui qu'elle abandonnait.
La troisième page devait être la plus rude pour Evelyne, et le silence fut complet, pendant qu'Evelyne lisait ces lignes cruelles:
«—A-t-on dit à la mère que l'admission d'un enfant à l'hospice des Enfants Assistés ne constituait pas un placement temporaire, mais bien un abandon?
»—Oui.
»—Et que les conséquences étaient les suivantes: ignorance absolue des lieux où l'enfant serait mis en nourrice ou placé?
»—Oui.
»—Absence de toute communication, même indirecte, avec lui?
»—Oui.
La jeune fille détourna un instant la tête du côté de madame Gimel.
—Ma mère devait être bien malheureuse! dit-elle. Accepter cela!
Madame Gimel avait les yeux rouges, et ne pouvait répondre. Evelyne lut cette dernière condition:
«Nouvelles de l'enfant données tous les trois mois seulement, et ne répondant qu'à la question de l'existence ou du décès.»
Et il y avait encore «oui» dans la colonne des réponses.
M. Heidemetz replia la feuille, et le bruit de cassure du papier courut d'un mur à l'autre, et régna seul, pendant quelques secondes, dans cette mansarde, au-dessus du grand Paris, où trois personnes revivaient une histoire vieille de vingt-deux ans. Evelyne demanda, très bas:
—C'est tout ce que je saurai d'elle?
—C'est tout ce que nous savons, mademoiselle.
—Elle n'est pas venue demander des nouvelles de son enfant, après?
—J'ignore; il faudrait faire des recherches; pour vous obliger, je puis...
—Non, je vous remercie...
Elle se recula; le chef de bureau feuilletait, un peu par conscience, un peu pour cacher son émotion, le dossier 149 007.
—Ah! montrez ceci, monsieur, je crois me souvenir...
Madame Gimel, entre un rapport et le livret à couverture noire d'Evelyne, avait aperçu une note de service, envoyée par l'agent de Bourbon-l'Archambault; elle la saisit et la lut, pour consoler Evelyne, pour se consoler elle-même:
—Tiens, petite, comme tu étais gentille déjà! Voilà ce qui a décidé monsieur Gimel et moi. Oh! nous avons médité chaque mot: «Deux élèves me paraissent avoir des chances différentes pour être proposées en vue d'adoption: numéro 149 007. Belle enfant, blonde, forte pour son âge.»
Elle rayonnait.
Evelyne, en arrière, dit:
—Venez, voulez-vous? Au revoir, monsieur!
—Mademoiselle!
Elle eut le sentiment qu'il demeurait dans l'ouverture de la porte, sur le seuil, et qu'il suivait des yeux cette abandonnée qui souffrait, à travers les années, de la faute d'une femme inconnue. Pauvre Evelyne, la rieuse! Personne, du moins, ne l'avait vue pleurer; elle ne pleurerait pas; elle allait très vite pour éviter les questions de l'«adoptive», qui trottait en arrière. Dans l'escalier, deux infirmières, un employé de l'Assistance et trois péronnelles qui montaient en baguenaudant, s'écartèrent de la rampe, et se turent un moment pour laisser passer cette douleur. Une des femmes dit même:
—Pourquoi est-elle en demi-deuil? Ça doit être tout récent. Elle a le visage tout blessé par la peine.
Madame Gimel avait aussi sa large part de chagrin; elle souffrait surtout de cette diminution de tendresse et de respect qu'elle constatait, depuis la veille, chez la jeune fille.
—On essaie de faire la mère, songeait-elle; on se fait un cœur pareil à celui des mères, mais le dévouement ne compte guère pour les filles qu'on a seulement aimées: il faut les avoir portées...
Dans la rue, la conversation se borna à des mots échangés à la hâte:
—Prends garde à l'auto.
—Je vois.
—Il va pleuvoir.
—Probable.
—Pluie d'orage.
—Oui.
Evelyne et madame Gimel, ayant descendu l'avenue Victoria, prirent, pour rentrer chez elles, et sans y trop songer d'ailleurs, le quai de la Mégisserie et le quai du Louvre. Là, comme Evelyne obliquait à droite:
—Tu désires reprendre cette rue de Rivoli? C'est plus frais, ici.
—Non, je vais à Saint-Germain-l'Auxerrois.
Madame Gimel fut stupéfaite. Elle le fut plus encore quand elle vit Evelyne demander à un employé de l'église si le vicaire de service était là, quand elle la suivit dans la sacristie et qu'elle entendit cette conversation:
—Monsieur l'abbé, peut-on faire dire une messe pour une femme qu'on n'a pas connue, dont on ne sait pas le nom, rien, rien?
—Sans doute, mademoiselle, il suffit qu'elle ait existé et que votre pensée lui attribue le mérite.
—Alors, je vous prie de dire une messe pour ma mère inconnue.
—Bien, mademoiselle. Vous désirez un jour déterminé?
—Non.
Elle remit trois francs à l'abbé, qui dit:
—Mais c'est moins que cela, mademoiselle.
Evelyne était déjà sortie de la sacristie. A la porte, elle s'arrêta sur les marches, devant la grille, et, quand elle se sentit rejointe par l'ombre maternelle:
—Maman,—madame Gimel trouva doux le retour de ce mot-là,—je vous demande pardon si je vous ai blessée, peinée, étonnée. Je n'ai pas bien eu mon cœur ni ma tête à moi, depuis hier... Je vais me retrouver... Je vous demande seulement de ne pas me plaindre. Ça diminuerait mon courage... Et de ne pas même me demander à quoi je penserai...
Madame Gimel l'embrassa, là, debout sur les marches, et ce fut sa réponse, et sa manière de prêter serment.
IV
SUR LA PELOUSE DE BAGATELLE
Sur la pelouse de Bagatelle, à six heures du matin, le 12 août, trois compagnies d'infanterie manœuvraient. Elles étaient fort réduites, et l'un des trois témoins qui suivaient les évolutions des troupes,—je ne parle que des témoins manifestes,—venait de compter, en tout, cent cinquante-trois hommes, et il inscrivait ce chiffre sur un calepin, au milieu de quelques notes en abrégé. C'était le colonel Ridault. Les deux autres observateurs, qui ne prenaient pas de notes, étaient deux apaches, couchés à l'entrée de la pelouse, les jarrets ployés, l'espadrille faisant drapeau au bout des pieds balancés.
Le colonel, venu sans être attendu, ni invité, et qui avait laissé son cheval sur la route, s'était placé en bordure de l'avenue qui monte vers le château. Debout et de face, il avait encore une belle tournure militaire; de profil, on voyait trop l'accent circonflexe. Il grossissait, et le déplorait.
Mais il ne faisait rien pour ne pas grossir, et continuait de dîner beaucoup en ville. On le recherchait. M. Ridault supportait le régime, et n'en souffrait que dans ce qu'il appelait «sa ligne». Il savait que ses opinions, surtout celles qu'on lui prêtait, l'arrêtaient dans sa carrière. Quelles opinions avait, au juste, le colonel Ridault? Il eut été lui-même embarrassé de le dire. Doué d'un esprit de contradiction qu'il n'avait pas exercé sans perdre quelque chose de ses idées les mieux raisonnées et les plus chères, on aurait pu dire qu'il n'avait qu'une conviction, qu'une passion, qu'une idée dont il n'eût jamais fait lui-même la critique: l'armée. Cela lui nuisait, auprès des civils qui disposent des grades. Il était trop soldat dans un temps où l'on ne se bat pas. Ce vieux garçon, qui ne manifestait qu'une sympathie discrète pour les épreuves des gens du monde, devenait paternel, ridiculement bon quelquefois, quand il s'agissait d'un de ses officiers ou de ses soldats. Sa solde passait en prêts, c'est-à-dire en dons. La tête ronde, la moustache droite, grise et blonde, l'œil bleu, le menton toujours un peu haut, le colonel Ridault ne riait jamais en tenue. Il ne se permettait d'avoir de l'esprit que le soir, jugeant que c'était là, comme la bonne chère, le repos d'un homme fort. On avait dit de lui, longtemps: «C'est un futur grand chef.» On disait, à présent: «Dix-huit de ses jeunes ont passé devant lui. Dans quinze mois, il sera retraité comme colonel. C'est fini.«M. Ridault avait plus de mal que l'opinion publique à en prendre son parti. Cependant, il commençait à exposer, entre amis, ses projets pour cette époque prochaine. N'ayant d'autres parents que des cousins éloignés, avec lesquels il s'était brouillé pour des questions de chasse, le colonel se retirerait dans un bastidon, au soleil, près de Villefranche, et, là, il ferait des économies relatives, pour pouvoir passer trois beaux mois à Paris, au printemps. «En attendant, disait-il, je continuerai le devoir de ma vie, qui est de faire de la discipline.»
Le colonel inspectait attentivement les trois compagnies, depuis dix minutes, lorsque, profitant d'un temps de repos, il cria:
—Lieutenant Morand?
Le lieutenant se détacha d'un groupe d'officiers et de sous-officiers, et vint, au pas de course, la main gauche tenant le sabre. Ce fut vite fait. Il sauta de la pelouse sur le sable de l'allée, et prit la position de l'inférieur devant le chef.
—Vous faites fonction de commandant de compagnie?
—Oui, mon colonel, je suis le plus ancien.
—Combien d'hommes?
—Dans ma compagnie, quarante-huit; dans les trois, cent cinquante et un.
—C'est une erreur; j'en ai compté cent cinquante-trois; vous avez des malades?
—Cinq en tout, mon colonel; mais le service de place, les corvées, les bureaux...
—La carotte aussi, n'est-ce pas? Vous m'enverrez, dès que vous serez de retour, la situation d'effectif.
Le lieutenant fit un signe d'assentiment. Le colonel lui tendit alors la main.
—Monsieur Morand, vous n'avez pas fait de pertes au jeu?
La physionomie grave du lieutenant se détendit une seconde.
—Non, mon colonel.
—Pas de difficultés avec vos chefs?
—Aucune.
—Rien dans le métier qui vous chagrine?
—Rien.
—Vous avez de la chance!... Tout de même, vous avez vos ennuis, cela se voit, tout le monde le voit; votre capitaine m'a raconté que vous ne disiez plus un mot en dehors du service... Je sais que ça ne me regarde plus, les chagrins civils... Je n'ai pas de remède contre eux, à moins que l'amitié d'un vieil homme puisse servir à quelque chose... Et c'est rare.
Morand, qui avait un grand pouvoir sur lui-même, ne laissa d'abord rien deviner de ce qu'il pensait. Puis, les yeux, tant surveillés, s'adoucirent, quelque chose de glacé, un revêtement de fermeté et de réserve tomba.
—J'ai, en effet, un conseil à vous demander, mon colonel.
—Venez, mon cher.
Il fit signe aux officiers, qui observaient, à cent pas, sur la pelouse, de continuer l'exercice, et il se mit à marcher, sur le sable de l'allée encore déserte, à droite du lieutenant, qui parlait en regardant les lointains. Ils firent deux cents pas du nord au sud, revinrent, repartirent. Le sous-lieutenant Léguillé, l'adjudant Prat, le lieutenant Roy, se disaient, de loin: «Il en a une chance, ce Morand! Et, le pire, c'est qu'il ne nous la racontera pas. On ne saura jamais si le colon lui a confié le secret de la mobilisation, ou demandé des nouvelles de son grand-père.»
M. Ridault ne racontait rien, ne demandait rien: il écoutait. Ni l'un ni l'autre ne faisait de gestes. Un observateur attentif aurait noté certaine parenté de tenue et d'allure, entre ce jeune homme svelte et cet homme alourdi, mais entraîné encore, et surtout cet instinct qui faisait lever la tête tantôt à l'un, tantôt à l'autre, et qui les portait à chercher à l'horizon les points où des yeux tristes peuvent errer, sans danger de larmes ou de trahison. C'est à peine si M. Ridault relançait quelquefois Morand, d'un mot ayant un sens déterminé. «Et après? Que dit votre mère?» Le plus souvent, il n'avait qu'un monosyllabe encourageant: «Bien.»
Morand se tut et attendit le jugement, comme s'il avait été devant le Conseil de guerre. Rien ne vint. Les mots restaient dans la gorge du colonel et l'étranglaient.
—Je vous répète ma question, mon colonel: n'est-ce pas votre avis qu'il n'y avait rien à faire, que je ne réussirais pas à faire admettre une enfant trouvée dans le monde du régiment?
—Non, rien à faire que ce que vous avez fait. Je vous plains. Donnez-moi la main. Et reprenez des fiançailles avec l'armée. Au revoir!
V
LE 12 AOUT
Evelyne tenait parole: elle ne pleurait pas; elle ne parlait jamais de l'épreuve si rude qui avait atteint sa jeunesse; elle ne se plaignait pas même de la vie en termes vagues, afin de ne point entrer, par cette large route, dans les chemins où chacun retourne si volontiers se blesser aux mêmes pierres et aux mêmes ronces. Quelque chose était mort, en elle: sa gaieté; malgré sa volonté si ferme, Evelyne ne riait plus.
Ses deux camarades de la banque Maclarey l'avaient remarqué dès le premier jour, mais elles ne s'étaient permis des allusions blessantes que le deuxième, en voyant que cela durait. Mademoiselle Raymonde avait fini par deviner qu'Evelyne souffrait d'une peine sans remède, comme elle souffrait, elle-même, de l'usure de la vie. Dans la première semaine d'août, à la fin d'une journée étouffante, elle avait ri avec mademoiselle Marthe des «amours orageuses» d'Evelyne Gimel. Celle-ci pianotait à la machine, et n'écoutait pas. Tout à coup, mademoiselle Raymonde, qui déchiffrait une page de sténographie, s'arrêta, froissa le papier, le jeta contre la muraille, et, s'épongeant le front, les yeux, le cou, resta hébétée et haletante sur sa chaise, comme une bête forcée. Elle fut une heure sans faire d'autre geste que celui de la main droite, qui agitait le mouchoir mouillé, comme un éventail, devant la face blême et tirée. Au moment où six heures sonnaient, elle dit, s'adressant à Evelyne:
—Je suis finie; je n'ai plus qu'à faire la noce, je n'ai plus de courage. Et vous?
—Oh! moi, quand je n'ai plus de courage, je fais comme si j'en avais.
La stupide Marthe avait ri. Mais Raymonde, comprenant que, seule, une douleur profonde pouvait dire ces mots-là, était sortie avec Evelyne.
—Ma pauvre amie, avait-elle dit, je connais les hommes, c'est tous des canailles. Le vôtre vous a lâchée? Contez-moi ça; vous me ferez du bien.
Evelyne n'avait rien raconté; mais, depuis ce jour-là, elle était rentrée en grâce auprès de la «première dactylographe» de la banque Maclarey.
A la maison, Evelyne et madame Gimel se retrouvaient, chaque soir, avec la même joie apparente et les mêmes mots que par le passé. La jeune fille avait repris l'habitude de dire: «Maman», et l'autre n'avait pas un instant cessé de dire: «Mon enfant, ma fille.» Elles mentaient toutes deux, elles ne pouvaient prononcer de tels mots sans songer à la vérité, qui était autre et cruelle. Deux solitudes voisines, voilà ce qu'était devenue, tout à coup, la vie familiale. Et nulle volonté ne prévalait contre le souvenir à chaque seconde rappelé. Evelyne se représentait les longs soins, la générosité, la tendresse de madame Gimel. «Je l'aime toujours autant», pensait-elle. Madame Gimel se demandait: «Ce qu'Evelyne a appris, moi, je l'ai toujours su. Nous continuerons d'être l'une pour l'autre ce que nous avons été.» Voisines, oui, mais déliées: l'air du dehors courait entre elles. La conversation était devenue moins libre. On ne se disait plus tout. Les deux peines, même, étaient différentes. Madame Gimel, qui avait plus de tendresse que d'invention, crut que le théâtre distrairait Evelyne. En cette saison de canicule, on ne pouvait aller qu'au Théâtre-Français, l'Opéra-Comique étant fermé. Mais Britannicus était bien sérieux, après une journée de dactylographie. Et puis, ce public d'étrangers et de minces provinciaux intéresserait-il Evelyne?
—Ce que je regrette Mignon, disait madame Gimel, et Lakmé!
Elle se rabattit sur les cinématographes et sur les petits théâtres encore ouverts. On organisa quelques parties de troisième galerie, ou de troisième loge de côté. Il fallut défoncer une tirelire en forme de pomme, où dormaient des économies destinées à un voyage à Dieppe. Evelyne s'amusa quelquefois, et, d'autres fois, parut si parfaitement étrangère à la pièce qu'elle était censée écouter, que madame Gimel songea:
—Pauvre petite, elle a sa pièce à elle, dans le cœur, et qui n'est pas gaie.
Une promenade chez une tante qui demeurait à Charenton, un dîner chez un ami de feu M. Gimel, du côté de Bercy, et des «surprises» au dessert, quand on dînait rue Saint-Honoré, et des fleurs, des roses, des œillets, une botte de réséda: rien ne ramenait plus le sourire ancien, celui qui disait: «La vie est bonne, maman! Regardez-moi vivre!»
Madame Gimel ne pensait plus à autre chose: «Un si beau parti! un bel homme! Et officier! Le mien n'était qu'adjudant. Il est vrai que c'était dans la garde! Tout cela manque, parce que le père et la mère manquent, je veux dire leurs noms. Je comprends le refus d'Evelyne. Car c'est elle qui s'est retirée, elle qui n'a pas voulu! Elle est fière, mais ça la tue.»
Elle était tellement pénétrée de cette idée, et tellement malheureuse de n'avoir personne à qui se confier, qu'elle alla, sans rien dire à Evelyne, causer avec madame Mauléon. L'ancienne première vendeuse, toujours «distinguée», et madame Mauléon, simplement plaisante et accorte, se convinrent rapidement et bavardèrent longtemps. Quand elle se retira, madame Gimel dit, d'un air assez pincé:
—Ma chère madame Mauléon, faites-le si vous l'osez; moi, je n'oserai jamais.
Le lendemain, cependant, elle retournait à la crèmerie de la rue Boissy-d'Anglas. C'était au milieu de l'après-midi, pendant les heures qui appartenaient aux mouches, au bruit de la rue et au sommeil léger de la patronne. Madame Gimel se mit à gauche du bureau blanc de la crémière,—où, si souvent, Evelyne s'était appuyée; elle tira de son réticule un papier qu'elle déplia, et se mit à lire, avec un peu de recherche et beaucoup d'émotion, articulant mieux qu'à la Comédie, baissant la voix et soupirant sans l'avoir voulu, ponctuant les phrases, quelquefois, d'un geste de sa main gantée de filoselle. Madame Mauléon, grave, le menton sur ses poings, les yeux vagues et prêts à se mouiller, écoutait. A mesure que sa nouvelle amie lisait, la crémière s'exaltait; un sourire de contentement, de dégustation, d'approbation, écarta ses joues et découvrit les dents, qu'elle avait belles.
Il se passa, ensuite, quinze grands jours, pendant lesquels madame Gimel fut étrangement agitée. Elle avait des distractions si longues en regardant «sa fille» que celle-ci lui demandait:
—Qu'avez-vous? Où êtes-vous? Je suis sûre que vous n'avez pas entendu un mot de ce que je vous ai dit?
C'était vrai. Elle dormait à peine, maigrissait, pâlissait, tellement qu'Evelyne, un dimanche, viola elle-même la consigne qu'elle avait imposée. Madame Gimel revenait d'une promenade assez courte, qu'elles avaient coutume de faire toutes deux, entre quatre et cinq, lorsque le temps était beau: Champs-Élysées, tour de l'Arc de Triomphe et retour par l'avenue de Friedland. A l'angle de la rue du Faubourg Saint-Honoré, elle s'arrêta, et, avisant un omnibus qui descendait:
—Prenons les Filles-du-Calvaire, dit-elle, je n'en puis plus.
Alors, entre les deux femmes, secouées l'une à côté de l'autre sur la même banquette, tout au fond de la voiture, quelques mots furent échangés, que les voyageurs n'entendirent pas:
—Voyons, maman, c'est à cause de moi que vous souffrez?
—Oui.
—Vous ne blâmez pourtant pas ce que j'ai fait?
—Non, pauvre mignonne! Tu as agi comme une...
Elle chercha la comparaison, cela fit un petit silence.
—Comme une sainte.
—Vous ne blâmez pas davantage monsieur Morand?
—Non.
—Alors, puisque rien ne peut être changé à ce qui est, il faut que vous guérissiez, comme moi. Vous devez vous soigner, d'abord. Nous sommes au temps des bains de mer. Je vous offre, sur mes économies et sur les vôtres, un billet pour Trouville. Vous y passerez une ou deux semaines, et vous reviendrez guérie.
—Et toi?
—Moi? Je travaillerai, je n'ai besoin de rien.
A la grande surprise d'Evelyne, madame Gimel reprit, un moment après, en regardant à travers la vitre cintrée:
—Mon enfant, j'attends un remède que j'ai demandé, et qui ne vient pas.
Ce soir-là, elles se sentirent toutes les deux si lasses qu'elles se couchèrent sans avoir dîné. Et elles comprirent que le silence vaut encore mieux que les moitiés de confidences.
Jusqu'au lundi 12, aucun incident ne rompit la monotonie du travail à la banque ou de la vie à la maison. Evelyne avait déjeuné, comme d'habitude, chez madame Mauléon; mais, depuis que le projet de mariage était abandonné, elle évitait de causer avec la crémière, et se contentait d'un signe de tête amical, à l'entrée et à la sortie. Il était exactement trois heures quarante-cinq, quand le bruit d'une musique militaire s'engouffra dans la salle où travaillaient les dactylographes, et arrêta net l'autre musique. Mademoiselle Raymonde se leva la première, esquissa un pas de galop, en secouant sa jupe, et dit:
—J'y vais! je ne manque jamais d'aller les voir!
—Je n'aime pas leur métier, mais j'y vais tout de même.
Evelyne hésita un moment, et suivit ses camarades. Les trois jeunes filles coururent jusqu'au fond du couloir, à gauche, et se penchèrent sur l'appui de la fenêtre. Un régiment passait, remontant le boulevard Malesherbes, tous les cuivres sonnant. Première compagnie; deuxième compagnie, les hommes marchaient vite, troisième compagnie: un officier placé en serre-file, et qui a l'allure nerveuse d'un alpin, un grand, à mâchoire carrée, la moustache courte et la joue plate, un jeune, qui regarde, comme l'ordonne la théorie, à vingt pas en avant, arrivé à la hauteur de la banque Maclarey, tourne la tête, aperçoit les trois jeunes filles à la fenêtre, salue de l'épée, et continue sa route. Le geste a été prompt; mais on l'a vu.
—Eh bien! ma chère, c'est vous qu'il a saluée?
—Mais non, c'est vous.
—C'est vous!
Un fou rire de Raymonde et de Marthe. La fenêtre est fermée. Qu'importe la fin du défilé?
On revient dans la salle des copistes. Mademoiselle Raymonde n'a pas de peine à deviner l'émotion d'Evelyne. Elle a surpris, au moment même où l'officier saluait, un geste de recul involontaire de sa voisine. Étonnement? protestation? colère? Preuve, en tout cas, et aveu.
—Vous ne le connaissez pas, Marthe?
—Non.
—Alors, c'est vous qu'il a saluée, Evelyne, il n'y a pas le moindre doute. Pourquoi vous défendez-vous? Il est fort bien, votre lieutenant.
—Vous nous le présenterez?
—Vient-il vous attendre à la sortie de la banque?
Evelyne nia effrontément. Elle eut de l'esprit, elle s'anima,—les machines ne claquaient pas vite,—et ses deux camarades commençaient à douter, quand, sous prétexte d'ordres à transmettre, de renseignements à donner au service de la dactylographie, M. Amédée, et un autre petit secrétaire, et M. Honoré Pope, le caissier aux cheveux gras, firent une apparition, l'un après l'autre, dans la salle des sténographes. Eux, ils ne doutaient pas. Ils avaient, à travers les barreaux de la fenêtre du rez-de-chaussée, remarqué le salut du lieutenant; ils avaient entendu les éclats de rire à la fenêtre de l'entresol; un instinct infaillible les avertissait qu'une seule des trois femmes avait pu être saluée de la sorte par un officier: cette Evelyne qui plaisait à tous et à qui personne n'avait l'air de plaire. M. Amédée, selon son habitude, arriva en glissant sur le parquet,—il était du monde;—il avait, entre les sourcils, le pli de l'homme chargé de gros intérêts, dans les yeux ce petit feu follet qui démentait la ride, et le sérieux, et l'allure affairée. Il se pencha au-dessus de la table de mademoiselle Raymonde, mais il observait Evelyne, appliquée et penchée; et, en partant, il murmura, impatienté de n'avoir pas été l'objet de la plus petite attention:
—Mes compliments, mademoiselle Evelyne: il est très bien.
Evelyne rougit, tourna la tête: il avait reglissé, gagné la porte et disparu.
Ce fut le tour d'un second employé, qui sourit d'un air entendu, en disant:
—Mesdemoiselles, je vous salue.
Puis, le caissier en second, M. Honoré Pope, entra, pressant sous son bras d'athlète amoindri par la graisse une liasse de papiers.
—Voilà, voilà du travail pour vos quenottes, mes enfants! dit-il.
Avec intention, il déposa la liasse sur la table d'Evelyne, et mit longtemps à détacher la sangle, ce qui lui permit de pousser le coude d'Evelyne. A la deuxième fois, celle-ci se recula, sans cesser de travailler. Le gros homme, qui parlait avec la moitié de ses lèvres seulement, l'autre restant close, dit, en visant à gauche et au-dessous:
—Pas la peine de faire tant de façons, mademoiselle Evelyne: on vous connaît, maintenant!
—Vieux satyre! Vous n'avez pas honte!
—Vous dites?
—Je dis: vieux satyre!
—Très bien! vous aurez de mes nouvelles, mademoiselle Evelyne!
—Il est possible que j'en aie, mais je n'irai jamais en prendre, monsieur Honoré Pope, et, si monsieur Maclarey m'interroge, je lui dirai pourquoi vous sortez de votre boîte!
Elle se leva. Le caissier prit un air de dignité offensée, changea le dossier de place, et le porta à mademoiselle Raymonde, qui sourit agréablement. Mais, à peine l'homme avait-il disparu, que, de la table en avant qui était celle de Raymonde, et de la table en arrière où travaillait Marthe, les mêmes mots vinrent à Evelyne:
—Allons! Ne faites pas de coup de tête! Vous avez raison, il est odieux. Mais, tout de même, le travail, ce n'est pas facile à trouver.
Evelyne se remit à copier. Mais, à six heures moins un quart, elle prit son chapeau:
—Tant pis si on me voit; tant pis si on me congédie: je rentre!
Elle revint tout droit rue Saint-Honoré. Elle était furieuse contre Honoré Pope: mais furieuse aussi contre Louis Morand. Madame Gimel la fit éclater, en lui disant:
—Mademoiselle, j'ai une petite surprise...
—Et, moi, une invraisemblable balourdise de monsieur Morand à vous raconter, à moins qu'il ne faille dire une cruauté dont je le croyais incapable...
—Mais quoi, Evelyne? quoi encore? à quel moment?
—Trois heures quarante-cinq de l'après-midi... Une manière de me désigner qui a pu lui paraître une élégante plaisanterie, à lui, mais qui a lâché contre moi tout le chenil de la banque, jusqu'à ce gros imbécile d'Honoré Pope, à qui j'ai dit ma pensée...
—Oh! Evelyne!
—Toute ma pensée, si bien que, à cette heure-ci, je suis peut-être renvoyée de chez Maclarey.
Madame Gimel ne fut ni terrassée ni même très émue.
—Cela me paraîtrait fâcheux. Voyons, procède par ordre.
En cinq minutes, Evelyne raconta l'après-midi. Pendant qu'elle parlait et qu'elle se montrait fort vive en paroles, la jeune fille observait, avec stupéfaction, le visage de madame Gimel. Madame Gimel s'épanouissait. Cette femme malade, amaigrie, tourmentée, semblait écouter avec plaisir, en tout cas avec une espèce de placidité ironique, l'histoire que revivait Evelyne.
—Petite, interrompit-elle, tu ne pouvais pas comprendre. Il y a une explication. Je t'ai annoncé une petite surprise; c'était pour te ménager: elle est grande.
—Vous avez une obligation à lots qui gagne vingt-cinq francs?
—C'est mieux. Tu vas me pardonner...
—Allez toujours?
—Evelyne, j'ai pris sur moi d'écrire à madame Morand.
—A la mère de monsieur Morand qui est venu ici? A madame Morand qui habite le Bugey?
—Parfaitement. Je lui ai dit que tu aimais toujours son fils.
—Mais vous n'en savez rien!
—Je lui ai dit que tu étais une femme remarquable, un cœur charmant, une laborieuse, et une pauvre enfant qui souffre trop...
Elle s'arrêta, ne pouvant prononcer les autres mots... Evelyne écoutait, blanche, effarée.
—La lettre était jolie, je t'assure; madame Mauléon me l'a répété... Ma petite, ce que je n'osais pas espérer est arrivé: madame Morand a répondu. J'ai trouvé une vraie mère. J'ai sa lettre. Tiens, lis, mon trésor! Moi, je ne pourrais pas.
Elle se mit à sangloter, le dos appuyé à la chaise basse, contente de pleurer enfin devant témoin, ce qui est un aveu, un partage; contente, à présent, qu'elle commençait à espérer, et qu'elle pouvait s'attendrir sur elle-même, sans risquer d'émouvoir par trop l'adorée Evelyne aux cheveux couleur de noisette, la petite qui lisait en face d'elle.
Evelyne lisait une lettre d'une écriture fine, penchée, sans ornement ni rature, sur une feuille de papier bordée d'un filet noir:
Le Haut-Clos, 10 août 190...
«Madame,
»J'ai été bien troublée en recevant votre lettre, d'autant plus que, presque au même moment, j'en recevais une de mon Louis, si malheureuse, si sombre et si résolue, hélas! que j'aurais voulu courir jusqu'à Paris pour le conseiller, le consoler, l'empêcher de prendre un parti bien digne de lui, mais dont je mourrai. Je le connais trop bien pour ne pas savoir que des paroles aux actes, avec lui, la distance est courte. Il veut permuter avec un officier du Congo Français ou du Soudan. Il a déjà fait des démarches. Je le perdrai, si je n'arrive point à rendre possible un projet qui est plein d'impossibilités. Lui, il ne cherche plus. Moi, je suis mère, je cherche encore. J'ai tant songé, et j'ajouterai, pour que vous sachiez mieux qui je suis, tant prié, que je ne veux pas désespérer. Je suis encore dans la nuit. Mais j'essaie d'en sortir. Je vous avouerai tout simplement, madame, que j'ai fait prendre, à l'insu de mon fils, des renseignements sur vous et sur mademoiselle Evelyne. Ils ont été aussi bons que je pouvais l'espérer, ou le redouter: je ne sais lequel des deux mots convient. Je veux voir cette enfant que des parents lâches ont abandonnée. Elle saura, si nous devons à jamais rester étrangères l'une pour l'autre, que je ne me crois pas le droit d'être dure, et que j'ai voulu voir, entendre et plaindre au moins celle que mon fils avait distinguée.
»VEUVE THÉODORE MORAND.»
«P.-S.—Mon fils ne sait pas ma démarche. Il ne sera pas chez moi. Mademoiselle Evelyne, si elle n'a qu'une journée à passer au Haut-Clos, peut arriver de très bonne heure: je me lève avec le jour.»
—Eh bien! Evelyne, que veux-tu que je réponde? Est-ce une femme, cette dame Morand, est-ce une mère?
—Vous aviez fait comme elle, avant elle, maman; et encore mieux: vous ne saviez pas quelle petite canaille je pouvais devenir, et vous m'avez recueillie. Cette dame ne veut de moi qu'une visite. C'est gentil tout de même.
Toute l'intimité d'autrefois, et la reconnaissance, en plus, se trouvaient dans ces mots que madame Gimel s'était penchée pour entendre, tout près, et qu'elle écoutait encore. Madame Gimel ne pleurait plus.
—Que veux-tu que je réponde?
Evelyne relut la lettre, et leva les yeux vers la clarté de la rue.
—Il faut aller, dit-elle.
—C'est mon avis. Quand partons-nous?
Les yeux qui erraient sur les toits d'en face s'allongèrent un peu, mais ne sourirent pas tout à fait.
—Maman, je préfère avoir toute la responsabilité de ce qui arrivera. Si je me trompe, si je ne suis pas bien jugée, je n'aurai à m'en prendre qu'à moi-même. Laissez-moi aller seule. Vous serez au courant des moindres détails, je vous le promets. L'Assomption est jeudi prochain. Je demanderai un congé à monsieur Maclarey. Au besoin, monsieur Honoré Pope m'appuiera, pour avoir l'air d'un brave homme sans rancune. Maman, nous passerons la fête ensemble, je partirai jeudi soir... J'espère qu'il y a un train, le soir, pour le Bugey? Où est-ce au juste, le Bugey?
—J'ai ta petite géographie de l'école, dit madame Gimel, et j'ai aussi un Indicateur de l'an dernier.
Elles passèrent la soirée à combiner le voyage que ferait Evelyne, et à prévoir, et à craindre que ce ne fût pas une joie. Mais, l'inconnu, presque toujours, se résout en espérance. Elles finirent par espérer un peu. L'avenir, les images, les mots de bienvenue, les interrogations probables, les objections, tout cela sonnait dans la chambre où deux pauvres femmes causaient, l'une jeune et l'autre vieille, et s'empressaient autour d'un amour qui avait l'air de revivre.
VI
LE HAUT-CLOS
Le vendredi 16 août, à six heures du matin, Evelyne descendait du train de P.-L.-M., à la gare d'Artemare. Elle était seule; il faisait de la brume; on ne voyait qu'une petite butte pierreuse à gauche de la route, des prés à droite et des silhouettes de peupliers dans le brouillard. Evelyne, en remettant son billet au chef de station, demanda:
—La route de Linot, s'il vous plaît, monsieur?
—C'est là-haut, mademoiselle. Vous traverserez la ville,—ils ont la ville facile, les gens qui habitent les bourgs,—tout droit, puis vous trouverez un lacet qui monte à Don; Linot est sur le molard, au-dessus de Don.
Il suivit des yeux, un moment, la jeune fille vêtue d'une robe très simple, mais si bien coiffée, si bien chaussée, et qui marchait si finement, portant l'ombrelle couchée sur le bras gauche, et, de la main droite, tenant un sac. Le chapeau canotier garni de tulle, le chignon blond, le cou mince et droit, la robe, qui ondulait à droite, à gauche, au rythme sûr du pas parisien, ne furent bientôt qu'une ombre en mouvement parmi d'autres qui ne bougeaient pas. L'employé rentra. Evelyne traversa le bourg d'Artemare et prit le chemin qui monte, en pente raide, de la vallée de Virieu jusqu'à la haute vallée de Valmorey. Le chemin s'élevait, d'abord au flanc des roches à pic qui soutiennent le poids de la haute plaine et qui barrent en ligne droite, comme le barrage d'un grand fleuve tari, tout l'espace entre le mont du Colombier et la montagne de Colère; il tournait; il passait au milieu du village de Don, tournait encore, et aboutissait à la lisière du plateau. Lorsque Evelyne fut arrivée là, elle sentit que l'air était plus léger et la brume mêlée de soleil. Autour d'elle, une route, deux routes, des sentiers escaladant des vignes: plus de maisons. Elle demanda Linot à un cantonnier entre deux âges, à genoux devant un tas de cailloux, et qui, pour la mieux voir, releva ses lunettes et s'assit, d'un mouvement lent, sur le talon de ses sabots.
—Ma mignonne, vous n'avez qu'à filer droit sur la gare du tramway. Là, vous trouverez le chemin. Vous gâteriez votre ombrelle et vos beaux petits souliers jaunes à vouloir monter le molard, comme nous autres, par la traverse.
Un rire qui n'était pas du pays, un rire léger, qui avait de l'esprit comme une ligne de musique, s'envola dans le matin tranquille.
—Quel bien ça fait à la poitrine, l'air de chez vous! dit Evelyne, flattée. Si j'en pouvais boire de pareil, à Paris, je me priverais de lait tous les matins.
—Alors, vous êtes de Paris?
—D'où voulez-vous que je sois? Est-ce loin encore, le Haut-Clos?
—Une promenade de demoiselle. Ah! ce sacré Paris! J'ai un fils qui aurait pu y aller, s'il avait voulu. Mais, voilà: il a une place à Montpellier. Ce sacré Paris, tout de même!
Il ramena ses lunettes sur son nez, et se remit à casser les pierres; le bruit du maillet et celui des talons d'Evelyne sur la route sèche et bombée sonnèrent ensemble un peu de temps. Evelyne modéra bientôt son allure de Parisienne, non pas qu'elle fût lasse, mais de peur d'être rouge en arrivant. Il était sept heures et demie quand elle atteignit le sommet du molard de Linot, et elle reconnut tout de suite, au delà d'un groupe de fermes et de vergers, sur une partie rase et légèrement relevée du plateau, le logis où elle était attendue. C'était bien celui dont elle avait vu la photographie, et dont Louis Morand avait parlé, avec tant d'amour, chez madame Mauléon. On n'apercevait que la façade latérale, inégalement percée d'une porte, d'une grande fenêtre et de trois petites. Même de ce côté, le toit d'ardoise rabattu, à cause de la neige, faisait un triangle bleu barrant la pointe du pignon blanc. La façade du midi, vers la plaine d'Artemare et de Virieu, devait être la principale. Elle ouvrait sur un jardin en pente, entouré d'une palissade, et au bas duquel il y avait une vigne, la vigne, sans doute, d'où venait le nom de Haut-Clos. En arrière, du côté du nord, Evelyne reconnut aussi le noyer où grimpait un lierre. Il poussait isolé, protégeant la maison, dans une terre inculte, une sorte de pâture, à laquelle faisaient suite, encore voilées de brume, des bandes d'herbes de hauteurs différentes, les unes vertes, les autres blondes, et dont Evelyne n'aurait pu dire les noms. Elle s'avança jusqu'à cinquante mètres, et, le cœur battant, elle écouta. Malgré la lettre qui disait: «Je me lève avec le jour», comment oser frapper, ou sonner, à la porte de cette maison? Aucun bruit. Sept heures trente-cinq. A pareille heure, les compagnes de dactylographie commençaient à peine à s'éveiller, et madame Gimel n'avait pas encore mis la bouilloire sur le fourneau à gaz.
Evelyne sentait son cœur battre moins vite et la fraîcheur de l'air courir dans sa poitrine, dans les veines de son cou et de ses tempes. Elle respira trois fois, ses poumons tout ouverts et goûtant la brume de montagne, et elle répéta:
—Que c'est bon, l'air d'ici!
Et, la troisième fois, elle entendit un pas derrière elle. Une dame venait, par un sentier de culture, à peine tracé, entre une luzerne et une planche de chaume. Elle était petite, assez forte, vêtue d'un costume de deuil dont l'étoffe ne devait pas être neuve et dont la coupe était ancienne; elle avait des yeux bleu vif sous des sourcils châtains, et, en marchant, elle regardait Evelyne. Elle la considérait depuis quelque temps sans doute, et d'une façon si attentive et si ferme, que son visage n'avait pas d'autre expression que cette curiosité et cette application. Elle ne se préparait pas à sourire. Quand elle fut à quelques pas de la jeune fille, elle s'arrêta, et elle respira, elle aussi, mais avec effort, et, en pâlissant beaucoup, comme ceux que l'émotion étreint et étouffe, elle dit:
—Je comptais être ici avant vous, mademoiselle... Vous avez dû monter vite... Comme vous ressemblez à la description qu'il m'a envoyée!
Alors seulement, elle s'approcha tout à fait, et elle tendit la main, mais sans pouvoir sourire. Ses yeux, qui regardaient Evelyne, s'efforçaient de voir tout un avenir en elle, et ils étaient dans l'angoisse. Elle ajouta:
—Est-ce que je vous fais peur? Vous êtes toute pâle.
—Je crois que nous le sommes toutes les deux, madame. Cela n'est pas étonnant, pour moi surtout. Et c'est vrai que j'ai peur de vous...
—Une Parisienne! Je les croyais plus braves que nous.
—Oh! il n'y a pas de Parisienne, quand...
—Dites?
—Quand on aime, madame... Je ne suis pas timide, d'ordinaire; mais, aujourd'hui, c'est autre chose. Je viens peut-être pour apprendre que je vous déplairai.
La vieille femme répondit sérieusement:
—Je vous le dirai, si cela est. Venez. Vous devez avoir faim.
L'une près de l'autre, les deux femmes se mirent à marcher vers la maison.
—Voici mon domaine, disait madame Morand; il n'est pas grand...
—Mais le pays doit être joli.
—Vous en jugerez: dans une demi-heure, le brouillard sera haut. Chez moi, les choses n'ont pas changé depuis cinquante ans et plus. Mais ceux qui ont habité la maison avec moi m'ont laissée seule; je l'aime encore à cause d'eux; ailleurs, je serais un peu plus seule. Ma chambre a une petite fenêtre de ce côté, et une grande du côté des vallées basses. Quand il fait beau, je puis apercevoir de là, presque depuis Virieu, mon fils qui monte à Linot. Il vient passer trois semaines avec moi, chaque année. C'est ma provision de joie pour les onze mois qui suivent..., pas toute, cependant: je ne m'ennuie jamais.
—Ni moi, madame, excepté quand mademoiselle Raymonde se plaint de la destinée.
—Qui est-ce?
—Une dactylographe comme moi, chez Maclarey.
Evelyne était plus grande, d'une demi-tête au moins, que madame Morand. Elle vit un commencement de sourire sur les lèvres ridées. Elle observait, sans danger d'être découverte et du coin de l'œil, celle qui lui montrait la maison, et le jardin, et la vigne.
—A côté de la haie, mademoiselle, voyez-vous la tonnelle? C'est là que...
Evelyne étudiait cette figure un peu trop pleine, ridée en cercle et réduite à un seul ton, que le sang ne vivifiait plus, mais qui pouvait encore pâlir; les lèvres gercées; le nez rond et commun; le regard et le front admirables: un de ces fronts transparents, au travers desquels on devine la flamme droite de l'esprit, un regard calme, ménager de la tendresse de l'âme, et devant lequel le monde est comme une chose déjà passée. Elles firent ainsi une centaine de pas; madame Morand entra, par la barrière, dans la partie de l'enclos qui enveloppait la façade latérale du logis, et, de là, dans la cuisine, où la servante, une fille de l'Isère, haute sur jambes et accorte, s'effaça devant la Parisienne, en s'inclinant sur la hanche pour mieux voir la toilette. Madame Morand allait devant, ouvrant et fermant des portes qui avaient de grosses ferrures.
—Entrez ici, mademoiselle Evelyne, dit-elle enfin; votre café au lait doit être servi... Oui, parfaitement... Mangez d'abord, et puis nous causerons... Le soleil vous rend visite, tenez, tout le jardin est clair.
Le jardin était clair, en effet; il venait jusqu'au seuil du salon,—une large pièce tapissée d'un papier fané, et meublée de meubles d'acajou tendus de cretonne à ramages;—il entrait même un peu de chaque côté de la porte-fenêtre, qui était grande ouverte: les plates-bandes envoyaient en reconnaissance, jusque sur le parquet, quelques branches aventurières, comme il y en a dans tout massif; du coin de droite, venait une poignée de réséda; de la gauche, une tige de mauve. L'allée centrale descendait en face, bordée de rosiers dont pas un n'était rare, mais qui étaient féconds comme du petit peuple heureux.
Evelyne s'assit devant le guéridon bas où madame Morand avait coutume de placer son panier à ouvrage, et où étaient disposés, ce matin, la cafetière, la tasse, le sucrier, du beurre, des confitures, et le pot à crème, sur un napperon blanc. Et elle commença de croquer une tartine, qui lui donna le courage de rire, pour la première fois.
—De quoi riez-vous? demanda la vieille dame, qui allait quelquefois jusqu'au bourg, pour voir rire un enfant.
—Je ris d'une expression que j'entends souvent, dans les crèmeries: «Il n'y a de beurre franc qu'à Paris.» Maman dit cela aussi; madame Gimel, je veux dire..., enfin, vous savez, celle qui m'a élevée.
Le rire n'avait pas duré. Evelyne était devenue rouge. Deux larmes montaient au coin de ses yeux. Elle eut l'air de s'intéresser à la tonnelle de buis, au fond du jardin. Et madame Morand, qui aurait pu parler, écarter le souvenir, consoler, n'en fit rien; mais elle regarda en silence les yeux gris de lin que la lumière éclairait jusqu'au fond, jusqu'à l'âme douloureuse, qui cherchait à se ressaisir.
Ce même jour, à deux heures de l'après-midi, le facteur, qui passait par le Haut-Clos, emporta une lettre d'Evelyne, qui écrivait à madame Gimel:
«Il faut que vous sachiez tout; je vous l'ai promis, je tiens. Donc, à huit heures, après la réception que je viens de vous raconter, je venais de pleurer pour une bêtise, pour rien, lorsque madame Morand, qui était debout jusque-là, vint s'asseoir à contre-jour, devant moi, tournant le dos au jardin. Et cette petite personne commença un interrogatoire... Que de choses elle m'a demandées! Elle m'a parlé de vous, de mon éducation, de ce que je pense des théâtres où je suis allée, de l'atelier, de tout, enfin, avec plus de détails que son fils n'avait fait, oh! beaucoup plus. Lui, il me croyait plus vite. Avec elle, je sentais que la défiance diminuait seulement. J'étais quelqu'un de bien loin, de la ville dangereuse, du pays où les hommes se perdent, à cause des femmes qui sont entreprenantes. J'avais mon aplomb. Je lui ai dit:
»—Madame, c'est tout le contraire: ce sont les hommes qui perdent les femmes. J'en sais quelque chose!
»—Vraiment?
»—Comme toutes celles qui sont honnêtes. Ils sont d'une audace! Avec les pauvres filles comme nous, ils ne se gênent pas, je vous assure, dans la rue, dans les omnibus, dans les escaliers, au restaurant...
»—Les polissons!
»—Bien mis, souvent, avec des monocles. Des jeunes, des vieux, ça vous regarde, ça vous dit tout.
»—Moi, je rougirais. Que répondez-vous?
»—Rien, à moins que ça ne soit trop fort. On trotte; on fait la sourde; quelquefois, on entre dans un magasin. Oh! il y a un apprentissage! Le mien est fait. Je passerais entre deux files de gendarmes.
»—Vous êtes vaillante, ma petite.
»—Je ne suis pas tout ce qu'il faudrait, madame, mais, vaillante, oui, un peu. Et je ne suis pas la seule. Elles sont plus nombreuses qu'on ne croit, les vaillantes; et, si vous voulez que je vous dise une pensée que j'ai souvent: le bien, à Paris, est tout à fait chic; il est vacciné, éprouvé, poinçonné, et, avec cela, de belle humeur. J'ai des amies qui n'ont pas des airs imposants; mais, quand on les connaît bien, on leur découvre de la vertu, et de la vraie. La plupart feraient des femmes délicieuses. Il y en a beaucoup de fières, il y a des tendres, des princesses d'élégance, des spirituelles, des...
»Je m'arrêtai, comprenant que j'étais allée trop loin. Madame Morand ne me répondit pas directement. Elle dit:
»—Vous rougissez, mademoiselle Evelyne? Vous avez bien tort... Je crois ce que vous dites... Tenez, laissez-moi vous servir des confitures. Ce sont des confitures de framboises de montagne, comme vous n'en avez jamais mangé à Paris.
»Pour la première fois, j'eus le sentiment que je ne déplaisais pas. J'en fus tellement contente que j'obéis à madame Morand, et qu'il se trouva que j'avais faim.
»La visite de la maison,—qui n'est pas belle, qui ressemble à la maison de pilote que nous avons vue ensemble, vous souvenez-vous, à Dieppe, le jour du train de plaisir?—prit trois bons quarts d'heure. Il était dix heures quand nous sortîmes. Ah! quelles délices, s'il avait été là, lui, pour me montrer son pays! Le soleil partout, la brume envolée, plus de terre sous mes yeux que je n'en ai jamais vu. Devant nous, dans le creux d'où je suis montée, ce matin, jusqu'à Linot, je ne sais combien de vallées basses, de villages, de montagnettes et de montagnes. C'est le côté bleu. Autour de nous, à droite, à gauche, des montagnes encore, mais proches et tachetées de forêts, et, entre les grandes pentes, des ondulations couvertes de vignes, de prés, de maisons.
»—Nous sommes, vous le voyez, disait madame Morand, dans la vallée haute, et sur le molard de Linot; un peu plus loin, voici le molard d'Hostel, avec ses vignes et ses tilleuls; puis celui d'Arcollière...
»—Elle se délectait à prononcer ces noms familiers. Moi, je songeais qu'elle ne me parlait pas de son fils. Nous marchions dans des sentiers de paysans, souvent dans l'herbe, et elle s'arrêtait pour me demander:
»—Vous n'êtes pas lasse?
»Je répondais:
»—Madame, je le suis bien plus quand j'ai fait sept heures de sténographie et de machine. Ce sont les épaules qui sont courbaturées, alors, et les mains qui s'énervent. En montagne, aujourd'hui, je marcherais jusqu'à ce soir.
»Nous arrivâmes à un chemin; elle se plaça à côté de moi, et me dit, d'un ton qui était, je crois, une récompense, et que j'avais gagné:
»—Ce matin, quand je vous ai rencontrée, mademoiselle Evelyne, je revenais de la messe. J'y vais chaque jour. Toute ma force est de là. Maintenant que je vous connais, et que je vois que vous êtes une enfant naturellement noble, et si franche, je puis vous avouer le vœu le plus cher que j'ai formé pour mon Louis...
»Nous étions l'une en face de l'autre, sur le chemin, entre deux grandes haies de ronces. Elle était redevenue toute pâle, comme au premier moment où elle m'avait aperçue. Mais elle me regardait avec des yeux où il y avait de l'amour pour moi, et qui me rappelaient les vôtres. Elle continua:
»—Mademoiselle Evelyne, j'ai désiré, toute ma vie, que mon fils épousât une femme pieuse. Celles qui sont passables sans religion, avec la prière en plus seraient admirables. C'est un monde fermé à beaucoup. Je ne veux pas vous faire de sermon. Je vous demande de me dire, sincèrement, si votre chère âme jeune pourrait monter de ce côté-là.
»Je n'ai jamais vu d'aussi beaux yeux que les siens qui attendaient et qui répétaient:
»—Votre chère âme jeune pourrait-elle monter?
»J'ai répondu:
»—Pourquoi pas? J'ai pensé plus d'une fois à ce que vous me dites. Ça ne s'est pas trouvé sur ma route, voilà tout.
»—Si vous cherchiez?
»—Vous croyez que ce serait une manière de mieux l'aimer?
»—J'en suis très sûre, ma petite.
»J'ai fermé les yeux, j'ai tendu un peu les mains, et j'ai senti cette vieille femme, très tendre comme vous, qui pleurait sur ma poitrine. Et j'ai penché ma tête, tout contre la sienne. Quand j'ai pu parler, je lui ai dit, en reprenant mon chemin auprès d'elle:
»—Madame, je veux tout vous dire, moi aussi... Je suis sûre que personne n'aimera votre fils comme je l'aime; mais je serais un obstacle à sa carrière; même si j'étais moralement telle que vous me voudriez, j'aurais mon misérable état civil d'enfant trouvée. Il y a des portes qui se fermeraient devant nous, ou qui ne s'entr'ouvriraient qu'à la pince-monseigneur, par ordre... Je suis bien malheureuse, je vous assure; je n'aurais pas dû venir; quand nous aurons bien causé, de lui et de moi, nous arriverons à la même conclusion: «Je ne peux pas l'épouser!» En vérité, non, je n'aurais pas dû venir. J'ai fait déjà une fois le sacrifice, et il sera plus dur à refaire... Avez-vous une solution? Avez-vous un moyen?
»Elle était, comme moi, en larmes. Elle redressait, en marchant, son pauvre chapeau noir, que j'avais déplacé, avec mes bras. Et elle se taisait.
»Bientôt, nous aperçûmes les maisons du bourg de Vieu. Les chemins, les paysages, entre les arbres et par-dessus les prés en bosse, étaient peut-être jolis: je ne les voyais pas. Nous entrâmes dans l'église; madame Morand me fit entrer la première, et j'allai d'abord vers le bénitier, puis je revins vers elle, naturellement, pour lui offrir l'eau bénite, ce qui l'étonna. Nous étions seules. Elle monta un peu, dans la nef, et s'agenouilla. Moi, je restai dans le dernier rang de chaises. Et il est sûr que j'étais meilleure que d'habitude: je fis une vraie prière, et je ne m'aperçus pas du temps qu'elle durait.
»Madame Morand me toucha l'épaule; nous sortîmes, et elle me dit simplement:
»—J'ai une commission à donner à Angélique Samonoz. Nous prendrons par ici, s'il vous plaît.
»Chez l'épicière, je vis bien, du seuil où je l'attendais et très triste, qu'elle parlementait, qu'elle comptait de l'argent, qu'elle écrivait quelques lignes. Mais que m'importait? Je fus seulement frappée de la physionomie gaie qu'elle avait, en reprenant la route du Haut-Clos. Elle levait la tête de mon côté. Elle cherchait autre chose que le sourire médiocre, le sourire de seconde classe que je lui donnais. Que voulait-elle? Pouvais-je deviner? A la dernière maison du bourg, sans me prévenir, elle me prit la main, et, la serrant:
»—Petite mademoiselle Evelyne, soyez heureuse!
»—Pourquoi, madame?
»—Je viens d'envoyer un commissionnaire au bureau de poste de Champagne. Je télégraphie à mon fils.
»—Que lui dites-vous?
»—De venir.
»—Quand sera-t-il ici?
»—Demain matin. Et je vous garde.
»... Maman, je ne vous raconte plus le retour au logis du Haut-Clos. Nous n'avons parlé que de Louis. Je suis dans la joie: ça ne se décrit pas. Il n'y a que la peine qui se raconte longuement, et je n'en ai plus qu'une, qui se débat au milieu de mon bonheur, et que je ne peux pas faire envoler, comme une mouche dans de la crème, et la voici: quelle carrière trouver pour Louis, s'il abandonne l'armée? N'est-ce pas trop demander à un homme? A demain.
»EVELYNE.»
«P.-S.—Ne cherchez pas ma photographie. Je l'ai emportée. Était-ce un pressentiment? Je voudrais bien ne pas la rapporter.»
Le lendemain, à la même heure, Evelyne écrivait une seconde lettre:
Le Haut-Clos, samedi.
«Il est arrivé ce matin, pas comme moi, par la route, non, par les sentiers connus des seuls habitants du pays, et rudes, je vous en réponds. Il a mis une demi-heure de moins que moi, pour grimper d'Artemare au Haut-Clos. C'est un énergique, et ce n'est pas de le voir accourir à travers champs et sauter par-dessus les palis qui m'a le mieux prouvé cette énergie. Madame Morand attendait son fils à cette place même. Bien qu'elle se fût couchée fort tard,—dix heures, maman, une folie au Linot, une date dans la montagne!—elle était descendue dès l'aube, dans la cuisine, dans la lingerie, puis dans le jardin. On aurait dit une perdrix en cage. Tout le long de la palissade, en bordure de la vigne, elle trottinait, sans chapeau, la tête couverte d'un châle. Elle se soulevait parfois, sur la pointe des sabots, guettant de l'œil et de l'oreille son lieutenant, mon lieutenant. Moi, j'étais dans le salon, derrière la fenêtre. Nous avions distribué les rôles, hier soir. Elle voulait lui parler la première, lui raconter toute seule ce que nous avions dit toutes deux, faire la mère, enfin, une dernière fois. Je l'aperçois qui se penche entre deux lignes de ceps, qui se redresse, qui lève les mains. Une ombre saute par-dessus la clôture. C'est lui. Je l'aperçois qui embrasse la maman, qui l'interroge, qui lui prend le bras, qui essaie de l'entraîner. Elle résiste en riant. Ah! il m'aime toujours. Il a très bon air, en vareuse et en béret, comme un alpin, les jambes guêtrées. Je le trouve plus grand qu'à Paris. Il vient, décidément, par l'allée centrale, entre les vieux rosiers, au bras de madame Morand. Il ne regarde que la fenêtre où je ne suis plus. J'ai couru à la porte, et je l'ai ouverte... Alors, maman, nous sommes restés les uns en face des autres, moi sur le seuil, eux dans l'allée, immobiles, tout saisis. J'ai cru que j'allais m'évanouir; j'ai fait un grand effort; j'ai dit:
»—Monsieur, je vous aime toujours, mais il ne faudrait pas me sacrifier votre carrière; il ne faudrait pas regretter.
»Lui, il a quitté le bras de madame Morand, il a monté jusqu'à moi, et, avec ma permission, il m'a embrassée, et de tout son cœur, je vous en réponds. Puis, il a dit:
»—Vous êtes ma fiancée: à présent, venez causer de l'avenir.
»Nous avons passé une partie de la matinée dans le salon, tous trois, et le reste dans la campagne, tous deux, autour du Haut-Clos. Louis voulait me montrer les coins du pays où sont encore au gîte, comme il dit, tous les souvenirs de sa jeunesse. Nous étions, et nous sommes très heureux. Nous avons causé de tant de choses qu'il me faudrait un vrai travail, très doux, mais trop long pour une lettre, si j'essayais seulement de les énumérer. Il faisait clair; toutes les bandes de cultures coulaient autour de nous, sur les pentes, et remuaient au vent, comme un flot de rubans neufs. Louis me demandait:
»—Vous aimez la campagne?
»—Je ne la connais pas.
»—Moi, je l'adore. Si j'y reviens, vous l'aimerez?
»—Je vous aime, et partout ce sera de même...
»Madame Morand, à qui nous avons rapporté le dialogue, a pris un air un peu triste, et elle a déclaré:
»—Depuis le temps qu'on se dit ces douceurs-là, et qu'elles font vivre le monde!
»Oh! oui, vivre! Je me sens vivante, et, moi qui ne tenais pas aux heures, je tiens aux minutes. J'ai dit, à mon tour:
»—Vous vous rappèlerez le 12 août? la banque Maclarey, le régiment qui défile, le salut de l'épée? Je vous en ai voulu. Pourquoi m'avez-vous saluée?
»—Parce que, la veille au soir, j'avais reçu la nouvelle que je n'obtiendrais pas d'être envoyé au Soudan. Ma résolution était prise depuis une semaine, si je n'obtenais pas le Soudan, de démissionner, et, puisque ma carrière était l'obstacle entre nous, de supprimer l'obstacle... C'est ce que je vais faire... En vous saluant, j'étais dans mon droit, vous le voyez...
»Il ajouta:
»—Je n'ai qu'une vocation, mais, pour vous, Evelyne, je puis avoir un métier.
»Que c'est bien, ces mots-là, n'est-ce pas? Vous comprenez que je sois flattée, touchée, et que j'aie pleuré, moi, la rieuse, en les écoutant? Il est simple, il est bon, il a une volonté rapide et qui donne confiance.
»Je lui ai dit encore:
»—Savez-vous ce qui m'a plu tout de suite en vous?
»—Quoi? l'uniforme?
»—Non, ce n'est pas aussi joli qu'une robe.
»—Mes moustaches?
»—Trop courtes.
»—Alors, je les laisserai pousser. Mon air martial?
»—Le tendre me va mieux.
»—Je ne sais plus. Dites vous-même.
»—Ce qui m'a ravie, c'est que vous avez eu du respect pour moi. Nous ne sommes pas habituées...
»Voilà où nous en sommes. Un seul point nous inquiète: comment, par quelle carrière remplacer l'armée, où Louis ne peut pas rester? Il est jeune, il va chercher, à Paris d'abord, pour l'amour de moi... Je ferme vite cette longue lettre. Peut-être vous arrivera-t-elle en même temps que moi... Je pars cette nuit. On me fait conduire à la gare en voiture. Louis ne quittera la montagne que dans deux jours. A bientôt!»
»EVELYNE.»
VII
LA DOUBLE VISITE
Dès qu'il fut de retour à Paris, Louis Morand se mit en tenue, et se rendit chez son colonel, qui habitait, place d'Iéna, au-dessus des jardins et de la Seine. Il était dix heures du matin. Le congé du lieutenant ne finissait que le lendemain, et c'est ce qu'observa tout d'abord M. Ridault, en voyant venir à lui l'officier.
—Vous, dit-il, vous avez changé vos habitudes d'autrefois: quatre jours libres, quatre jours dans l'Ain; vous rentriez à Paris à cinq heures du matin, et, à six heures, vous étiez à la Pépinière... Est-ce que vous vieillissez?
—Peut-être, mon colonel.
—Moi, pas. Regardez ça; est-il assez joli, le plan de mon bastidon?... Supposez la mer, par ici, et, par là, le fond de la baie de Villefranche; les terrasses, vous vous souvenez, cuites et dorées comme du pain...
—Je n'ai jamais pu voyager, mon colonel; je ne connais pas; mais la maison sera plaisante, en effet...
Il faisait beau, admirablement. Le soleil et l'air remué par le courant du fleuve entraient dans le cabinet de travail, qui eût été tout Louis XV, sans le râtelier de pipes pendu à côté de la cheminée. Le colonel, en veston clair, assis devant son bureau, étudiait un croquis d'architecte, une aquarelle éclatante, qui représentait une villa basse, couverte en tuiles, et dont les fenêtres semblaient taillées dans les touffes des bougainvilliers. Il releva la tête, écarta un peu son fauteuil, cherchant à deviner, dans la physionomie du lieutenant, le progrès ou la guérison d'une peine d'amour dont il avait été le premier confident.
—Toujours fermé ce visage-là, mon cher Morand. J'y vois, pourtant, que vous avez le moral plus solide... Allons! voilà que vous pâlissez!... Qu'avez-vous?... Une larme!... Je ne vous reconnais pas! Est-ce bien un de mes officiers?
—Qui va quitter le régiment...
—Vous permutez?
—Je démissionne.
—Vous? Mais, je vous le défends!
—Mon colonel!...
—Je ne veux même pas que vous m'en parliez! J'ai le devoir d'empêcher les suicides, Morand, et celui de veiller à l'honneur du régiment. Eh bien! vous vous suicideriez en donnant votre démission, car vous êtes le plus militaire de tous mes officiers, l'homme de discipline, qui mange du devoir comme du pain, tous les jours, et qui trouve ça bon, l'homme à qui je confierais un bataillon dans une guerre, et que tous les soldats suivraient en chantant la charge. Mais vous ne savez donc pas que ce qui fait le chef, ce n'est pas le galon, c'est le cœur qui ne tremble pas, c'est l'œil clair, c'est l'ordre rude, c'est toujours le souci des autres et l'oubli de soi-même, et que tout cela, Morand, vous l'avez!
Le colonel s'était brusquement approché du jeune homme, et il lui avait pris l'épaule, qu'il serrait dans sa forte main, comme pour montrer que Morand était son prisonnier, et que le régiment ne le lâcherait pas. En même temps, entre ces deux hommes, que ne séparait qu'une longueur de bras, le duel des regards se poursuivait, émouvant et rapide. Le vieux soldat ordonnait, suppliait, s'étonnait de ne pas vaincre, et redevenait le supérieur offensé, dont l'œil bleu, tout chargé de volonté, commandait impérieusement, tandis que, devant lui, bien ouverts dans la pleine lumière, les yeux bruns du lieutenant, un moment troublés et humides, refusaient de dire oui, et, de plus en plus, s'assombrissaient.
—Je n'aurais pas cru cela de vous, Morand, dit le colonel, en lâchant prise.
Il boutonna rageusement son veston de toile, se rejeta dans le fauteuil, et se mit à frapper, avec son coupe-papier, l'aquarelle du bastidon étalée devant lui. Morand se redressa un peu plus; ses yeux, à lui, ne s'étaient pas détournés, n'avaient pas cédé.
—Mon colonel, je suis résolu à épouser la jeune fille dont je vous ai parlé. Je lui sacrifie ma vocation de soldat, et tout le travail qu'il m'a fallu pour gagner mon grade.
—C'est possible, mon colonel, mais cela sera, ce soir même...
—Non, monsieur!
—J'écrirai ma lettre au ministre... Je devais vous prévenir: c'est fait.
—Non, ce n'est pas fait! Morand, ne nous quittez pas! Pour l'amour de l'armée, qui n'a que trop de lâcheurs..., non, je veux dire...
Le lieutenant salua et se détourna vers la porte.
—Morand? Je ne peux pas, mon enfant, vous laisser partir ainsi... Revenez. J'ai quelque chose encore à vous demander.
M. Ridault s'était levé, et il ramenait le lieutenant vers la fenêtre ouverte. Ces dernières phrases, il les avait dites avec un tel accent d'affection et de douleur, que, subitement, toute la rudesse factice et même la fermeté naturelle de Morand furent brisées.
—Vous pouvez croire, mon colonel, que la bataille a été cruelle en moi; j'aurais mieux aimé la bataille pour laquelle j'ai été préparé, la vraie, celle des armes...
—Non pas! la vraie c'est celle de tous les jours; et ceux qui ne font pas de faute contre l'honneur dans celle-là n'en commettent pas non plus sous les armes... Je ne veux pas dire que vous alliez contre l'honneur, mon cher ami, non, mais contre votre intérêt, contre votre vocation, contre tout, comme vous l'avouez... Dites-moi: elle est donc charmante?
Il y eut un sourire jeune, très bref, le premier. Les deux hommes s'accoudèrent sur l'appui de la fenêtre, devant Paris tout transparent dans le clair d'été, comme un vitrail.
—Oui, mon colonel..., oui... Ah! oui!
—L'expression manque, n'est-ce pas? Le mot n'est pas assez fort?
Et le premier rire sonna, discrètement, au-dessus des arbres.
—Est-ce que vous auriez une photographie, Morand?
—Depuis trois jours, mon colonel. Elle ne me quitte pas.
Il chercha dans la poche de son dolman, et tendit la carte album: M. Ridault la saisit vivement, la mit en lumière, et l'écarta tant qu'il put de son visage, car il était devenu presbyte. De l'autre main, il relevait la pointe de ses moustaches.
—Charmante n'est pas assez, vous avez raison... Il y a de l'esprit, dans ces yeux-là. Bleus?
—Non, mon colonel, gris clair.
—Nuance rare. Ils doivent avoir un sourire piquant et tendre, n'est-ce pas?
—Ah! mon colonel!
—Et pas commune du tout, cette ligne du menton, ferme, impolie un peu... Et ces lèvres, qui diraient vite une bêtise, mais pas une méchanceté, et que je croirais souveraines pour plaindre... C'est à se demander où va se nicher la race!... Enfin, mon cher, puisque vous êtes sûr qu'elle est une honnête fille, et que, moi, je la trouve aussi jolie que vous la trouvez vous-même, voulez-vous me dire pourquoi elle ne ferait pas sa petite partie, modestement, dans le chœur des «dames» du régiment?
—Vous le savez...
—Eh! oui, son père... un Jean-Jacques dont il ne reste que ça... Il pouvait être très bien, son père, il devait être même très bien... Lieutenant Louis Morand, regardez-moi?
—C'est fait.
—Si je vous assurais que cette jeune femme sera reçue dans le monde militaire, bien reçue même, renonceriez-vous à donner votre démission?
—Mon colonel, je vous remercie de votre sympathie; je suis très touché; mais je suis résolu à quitter l'armée.
—Oui, parce que vous pensez que j'ai changé d'opinion, et que le monde n'en changera pas... Mais si vous aviez des preuves du contraire?
—Lesquelles?
—Si des preuves parfaitement sûres vous étaient données, que les femmes les plus élégantes, les plus mondaines du régiment, recevront la visite de madame Louis Morand, et rendront cette visite,—car l'accueil des autres, de celles que j'appelle les femmes de cœur, n'est pas douteux,—enverriez-vous votre lettre?
—Non, je resterais. Mais cela est invraisemblable, il faut même dire impossible.
—Attendez trois jours. Vous me promettez?
Le lieutenant, flatté et ému de l'insistance de son chef, considéra Paris, où les arbitres de sa destinée, bien inconscients de leur rôle, femmes de lieutenants, de capitaines, de commandants, devaient faire, en ce moment, quelques courses du matin.
—Soit, dit-il. J'aurai obéi jusqu'au bout, mon colonel. J'attendrai trois jours.
Il serra la main que M. Ridault lui tendait, et se retira. Sur le palier, le colonel lui fit encore un signe d'amitié; puis, voyant disparaître, dans la cage aux murs de stuc pourpre, cette jeune silhouette de soldat, il murmura:
—Va, mon petit! Je veux que tu sois mon cadeau d'adieu, mon souvenir au régiment. Je te redonnerai à lui... Il ne se doute pas, le pauvre enfant, que je vais faire une sottise pour lui. Ce n'est pas la première de ma vie, c'est la meilleure, celle qui me vaudra, j'espère, le pardon de plusieurs autres... Bah! je n'ai plus rien à attendre du ministre! Qu'est-ce que je risque?... D'ailleurs, je n'affirmerai rien: ce serait mentir... je laisserai la légende se former et s'envoler. Nous verrons bien.
Rentré dans son cabinet, il sifflota un air de marche, déroula le plan assez maltraité du bastidon, et appuya sur le bouton d'une sonnerie électrique. Une ordonnance ouvrit la porte.
—Lancret, je sortirai à deux heures. Vous préparerez mon complet numéro 1.
Le colonel Ridault fit plusieurs visites dans l'après-midi. Il eut la chance, qu'il cherchait, d'être reçu par trois ou quatre des femmes du régiment, non les plus jeunes, mais les mieux qualifiées par le nombre de leurs relations et la curiosité de leur esprit, pour construire une légende avec un mot, la répandre et lui donner l'autorité de la petite histoire. Chez l'une, il ne parla que de l'esprit et des yeux de mademoiselle Evelyne; chez l'autre, il déclara qu'il voulait être un des témoins du lieutenant, qui faisait un mariage imprévu et délicieux; chez la troisième, qui demandait: «Mais, enfin, à qui ressemble-t-elle?» il répondit:
—A moi, madame.
C'en fut assez. Dès le lendemain, on racontait, dans le monde militaire, que le colonel se proposait de reconnaître plus tard l'enfant abandonnée; qu'en attendant, il avouait sa paternité, avec beaucoup de franchise, avec cette tendresse qui ne saurait tromper, et que, pour réparer sa faute, il dotait mademoiselle Evelyne. On fixa même le chiffre de la dot. Elle était modeste au commencement du jour. Vers la fin, quelques personnes demandaient:
—Croyez-vous qu'il soit aussi riche?
Le surlendemain, plusieurs camarades félicitèrent le lieutenant pendant l'exercice du matin, dans la cour de la caserne. Ils dirent tous:
—On la dit charmante.
Et, quand il rentra chez lui, dans l'après-midi, le concierge lui remit deux cartes, les premières d'une série qui fut longue. L'une portait:
«Félicitations bien sympathiques de notre ménage.»
L'autre, plus explicite, disait:
«Mon cher Morand, nous avons appris l'heureuse nouvelle. Ma femme se réjouit de connaître madame Louis Morand, dont on ne cesse, depuis deux jours, de nous dire le plus grand bien. Elle tient à la présenter à nos meilleurs amis. Cordiale poignée de main.»
Enfin, dans la soirée, un capitaine du régiment, qui avait passé au ministère de la guerre, affirmait que, subitement, les préventions qui avaient retardé l'avancement du colonel étaient tombées, et que M. Ridault, à la prochaine promotion, serait nommé général de brigade. Mais la rumeur était peut-être fausse, et le lieutenant, ce soir-là, oublia tout à fait d'en parler à Evelyne, qu'il allait revoir.