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Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe

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LE
RAPHAËL DE M. PRUNELIER

I

Pourquoi se promenait-il au bord de l'Aulne, lui qui ne se promenait jamais? Pourquoi revenait-il à petits pas le long de la jolie allée bordée de hêtres qui va de Port-Launay à Châteaulin, le visage épanoui, et d'un geste paternel répondant aux laveuses qui de loin en loin, agenouillées sur la berge en pente, s'arrêtaient de battre leur linge pour dire:

—Bonjour, monsieur Piédouche!

C'est là un point que nul n'éclaircira. M. Piédouche, banquier depuis trente ans à Châteaulin, gros, riche et considéré, ne racontait ses affaires à personne. Une dépêche de la Bourse, arrivée dans l'après-midi, l'avait mis en liesse: voilà tout ce que savaient les plus avisés de ses commis. Il était sorti, il avait marché une heure, et maintenant il rentrait, satisfait de lui-même, du temps, du paysage, plein d'une sympathie débordante pour les mendiants du chemin. Sa joie prenait toutes les formes: aumônes, coups de chapeau, sourires, refrains de jeunesse fredonnés ou sifflés. Il était si content qu'il lui vint une irrésistible envie d'acheter quelque chose, et que, dans la rue du Tribunal, apercevant une gravure, il s'arrêta.

Cette gravure, exposée au milieu de plusieurs autres, derrière la fenêtre basse d'un vieil hôtel, était tout bonnement de Nicolas Berghem. Elle représentait un groupe d'arbres à demi dépouillés de leurs feuilles, un gué, une femme sur son âne, un ciel moutonné, tout cela de belle humeur et dans la note précisément où se trouvait l'âme de M. Piédouche.

«Je vais faire plaisir à deux personnes, pensa-t-il, à moi d'abord, et à ce pauvre M. Prunelier.»

Il monta les trois marches de granit moussues, usées aux extrémités, où tant de générations avaient posé le pied, et sonna. La maîtresse du logis vint ouvrir. Ce n'était sûrement pas une femme du pays. Ses cheveux blonds relevés par un peigne d'écaille en travers, je ne sais quoi de fin et de preste dans l'allure, de jeune malgré la quarantaine qui criblait sa figure rose de petites hachures, sa parole aussi, très rapide et sans accent, toute sa personne restait en dehors du convenu provincial. Quand elle eut fait entrer M. Piédouche dans le salon, elle s'assit à contre-jour, sur une chaise basse.

—Vous venez pour monsieur Prunelier? dit-elle.

—Non, madame.

—Quel dommage! continua-t-elle sans entendre la réponse: mon mari est sorti. Je ne crois pas qu'il rentre avant six heures, ce soir. Mais vous savez qu'il se rend à domicile. Les conditions sont des plus douces: pour un simple crayon, cinq francs seulement la séance, ressemblance garantie; l'huile est plus chère, naturellement. Je vous conseille beaucoup l'huile. C'est la spécialité de monsieur Prunelier. Il a tant de talent, Félix!

—Vous vous méprenez, interrompit le banquier. Je n'ai aucunement l'intention de faire faire mon portrait. Je venais vous demander le prix de cette gravure exposée là-bas.

La pauvre femme avait espéré mieux de la visite du banquier. Susceptible comme ceux qui ont connu des jours meilleurs, elle redressa la tête, et répondit d'un air quelque peu offensé:

—Le Berghem de monsieur Prunelier n'est pas à vendre, monsieur.

L'autre, qui était un bon homme, se leva, et, voulant sortir sur un mot aimable, désigna trois tableaux pendus au-dessus du canapé de cretonne usée.

—Un spécimen de votre fameuse collection, madame Prunelier? Jolie peinture!

—Ce sont des Lancret, répondit-elle négligemment, école française. Lancret est un maître recherché dans les ventes.

—Très recherché, répéta le banquier, sans trop savoir, mais toujours désireux de bien finir.

—Voulez-vous visiter la galerie? dit aussitôt madame Prunelier.

Il accepta. Il n'était pas fâché de voir cette collection, qui avait une réputation dans tout le Finistère, et qui faisait dire à Châteaulin: «Vous savez, quand les Prunelier voudront se faire des rentes, cela leur sera facile.»

Madame Prunelier monta devant lui, le laissa un instant devant une porte, pendant qu'elle allait chercher la clef, revint, ouvrit, et s'effaça pour que le banquier entrât le premier, et reçût mieux «le choc des maîtres».

C'était, en effet, de prime abord, un éblouissement. Des quatre murs de la salle, couverts de tableaux aux cadres dorés, des gerbes d'étincelles jaillissaient, éparpillement d'or rouge et d'or jaune, et, mêlées aux petites flammes des vernis, aux reflets des draperies éclatantes tombant par plaques des toiles penchées, s'allongeaient sur le parquet brun et blond, un beau parquet en fougère où les trois fenêtres de façade se dessinaient comme des miroirs.

Un second étonnement succédait à celui-là. Chaque tableau portait, sur un cartouche, le nom de son auteur. Et quels noms! les plus grands de toutes les écoles et de tous les temps, groupés par une baguette magique qui n'en avait oublié aucun. Ruysdaël coudoyait Hobbéma; un mendiant de Ribéra invoquait une vierge de Léonard; deux Pérugin flanquaient un triptyque du vieil Holbein. Les moindres toiles étaient de Téniers, de Terburg, de Potter, de Fragonard. Quelques-unes, très rares, confuses d'un anonymat qui les diminuait tant, se tenaient dans les coins avec la mention: «École vénitienne, école florentine, école flamande.»

—Tout cela découvert, restauré, retouché par monsieur Prunelier, dit la dame après un instant: il a tant de talent, Félix!

Puis, remarquant le peu de discernement artistique de M. Piédouche, qui ne s'arrêtait que devant les cadres sculptés:

—Tenez, dit-elle aimablement, notre Poussin, école française: le Baiser de saint Dominique et de saint François.

Le banquier trouva bien que les deux saints avaient l'air de deux guêpes; mais il ne commit pas l'impolitesse de l'avouer.

—Ici, maintenant, continua son hôtesse: un tableau de premier ordre, le Combat, par Salvator Rosa. Voyez, quel relief, quelle vie! Il y a longtemps qu'il serait chez Rothschild, si nous l'avions voulu.

Cela parut frapper beaucoup M. Piédouche. Il s'approcha très près: trois croupes de chevaux occupaient le premier plan, et derrière ces rondeurs gris pommelé, il se passait, paraît-il, une terrible lutte de partisans.

—Alors, vous n'avez pas voulu? dit-il.

—Naturellement.

Il eut un mouvement de sourcils qui montrait qu'il ne comprenait pas le moins du monde pourquoi M. Prunelier n'avait pas cédé aux instances de Rothschild.

—Où est-il donc signé? demanda-t-il. J'ai si peu l'habitude des tableaux que je ne sais pas même s'il faut chercher la signature à droite où à gauche.

Le pauvre homme ignorait que ces recherches de paternité sont, en général, du plus mauvais goût dans les collections particulières. Madame Prunelier le lui fit sentir.

—Vous devriez savoir, dit-elle, que Salvator ne signait presque jamais... La belle affaire qu'une signature! C'est la pâte, monsieur, le dessin, la couleur, qui sont la vraie signature, celle qu'on n'imite pas.

Sous la pluie d'apostrophes, M. Piédouche longeait toujours le même mur! seulement il se hâtait davantage.

Madame Prunelier se tut, et le laissa trotter. Mais quand elle vit que le visiteur approchait du dernier panneau, qu'il allait passer, peut-être sans le remarquer, devant cette merveille qu'enchâssait un cadre de bois noir ajouré, elle ne put résister à la tentation de le rejoindre et de reprendre son rôle de cicerone.

—Raphaël! murmura-t-elle d'une voix de songe, lente, troublée par l'émotion.

Et elle attendit.

Si résolu que fut M. Piédouche à ne plus laisser paraître la moindre marque de scepticisme, il eut, à ce nom, un léger mouvement de recul.

—Vous êtes frappé! Tout le monde l'est comme vous! continua madame Prunelier, de la même voix suffoquée. Oui, monsieur, Raphaël Sanzio; la copie de cette madone est au musée de Naples.

Le banquier s'inclina.

—Je dis bien: la copie. Des amateurs de Châteaulin sont récemment allés à Naples, ils l'ont vue, cette copie, et ils m'ont déclaré au retour, ici, à la place où vous êtes: «C'est joli, mais ça n'est plus ça, madame Prunelier; chez vous, on se sent en présence de l'original. C'est justement ce que vous venez d'éprouver. Je l'attendais, ce mouvement d'épaules, ce frisson de l'authentique, comme dit mon mari.»

Le brave homme, devenu prudent, ne soufflait mot. Elle le considéra un instant, et conclut par cette phrase qui était un avertissement:

—D'ailleurs, le Raphaël de monsieur Prunelier n'a jamais été discuté!

M. Piédouche n'avait aucune envie de discuter le Raphaël. Il descendit, et il allait prendre congé de madame Prunelier, lorsque la porte de la maison s'ouvrit, et M. Prunelier entra comme un coup de vent, grand, déhanché, le chapeau sur la tête. Les deux yeux de M. Prunelier vivaient éloignés l'un de l'autre, ce qui lui donnait un air farouche. Il fixa l'un d'eux sur le banquier, et son regard demandait: «Qu'est-ce que ce monsieur? Huile? Crayon? Simple badaud!»

—Monsieur vient de visiter notre galerie, répondit sa femme.

M. Prunelier leva les épaules, outré sans doute de s'être arrêté si longtemps pour un bourgeois, poussa du poing la porte du salon, et disparut en criant:

—J'ai à te parler, Valentine!

Puis, quand il fut seul avec elle, accourue et attentive, dans la salle à manger attenante au salon, il lui dit, toujours tragique:

—Valentine, il y a une exposition des beaux-arts à Châteaulin!

Elle devina la pensée inexprimée du maître. Quelque chose de douloureux et d'attendri passa sur son visage, et, voulant être sûre, elle dit:

—Eh bien, Félix?

Il était encore théâtral quand il répondit:

—C'est une décision. Je l'exposerai. Je veux le vendre. Ne me le défends pas!

Mais elle fut naturelle et touchante quand elle le remercia en disant, les yeux mouillés de deux grosses larmes:

—Tu es généreux, Félix, tu es brave, c'est bien!

L'émotion, d'ailleurs, leur passa vite à tous deux. Ils se mirent à table devant une tranche de pâté et une assiette de cerises, trouvèrent qu'ils avaient appétit, et se prirent à causer et à rire de M. Piédouche, des bourgeois, de la province, comme ils n'avaient ni causé ni ri depuis vingt ans, depuis l'âge d'or où, le dimanche, dans un coin de Clamart ou de Meudon, las d'une longue course à travers les bois, des noisettes plein leurs poches et de l'espérance à plein cœur, ils dînaient sous les treilles ensoleillées, en face de Paris brumeux.

II

Il y a loin de Paris à Châteaulin! Comment étaient-ils venus s'échouer là, lui gascon, elle parisienne, tous deux bohèmes et fanatiques de la grande ville? Quelle raison de choisir ce coin de Bretagne? La plus commune, hélas! Après dix ans passés à attendre une médaille au Salon, la médaille n'était pas venue, la dot de madame Prunelier était mangée, M. Prunelier aigri. Tout l'hiver, on vivait d'expédients. L'été, on voyageait, par économie, dans les pays pauvres où l'on trouve des hôtels à quatre francs par jour, bougie comprise. Prunelier continuait de brosser des sous-bois qui ne se vendaient pas. Et voilà qu'une fois, à Châteaulin précisément, quelqu'un lui avait commandé un portrait. A peine la commande achevée, il en était venu une seconde, puis une troisième. On le priait de rentoiler des galeries d'ancêtres. Des femmes du monde lui écrivaient: «Mon cher monsieur Prunelier.» Plusieurs le suppliaient d'ouvrir un cours de dessin. Il fut conquis, il s'imagina que la veine ne tarirait pas, et se fixa au milieu de ses modèles.

Voilà comment, depuis dix ans, il habitait Châteaulin, de moins en moins occupé. Sa femme le soignait, l'entretenait dans la tiède atmosphère d'illusions qui convenait à cette nature d'enfant. C'était une vaillante. Elle avait ce ressort des Parisiennes qui sont merveilleuses de patience, d'invention, d'entrain dans la lutte contre la misère. Vous devinez bien qu'elle avait souvent pensé à vendre le Raphaël. C'eût été si bon de n'avoir plus de dettes, de vivre largement, d'acheter des rideaux pour les fenêtres, un manteau de loutre dont elle raffolait, des fleurs à profusion, et, qui sait? d'oser dire un matin, en s'éveillant, à M. Prunelier: «Félix, ta jeunesse et la mienne nous rappellent là-bas. Les entends-tu qui chantent sur les deux bords de la Seine, notre amour de vingt ans, nos espérances longues, tant d'amitiés, tant d'heures charmantes dont la moindre à présent m'est un regret? Allons-nous-en, dis, veux-tu? Puisque nous sommes riches!» Oui, bien souvent, elle avait songé à tout cela, sans jamais le dire. Le sacrifice eût été trop rude pour M. Prunelier d'aliéner la perle de sa collection, et l'excellente femme avait mis un peu de sa tendresse à ne point parler d'une telle séparation.

Mais maintenant! Maintenant qu'il s'était résolu de lui-même à exposer le chef-d'œuvre et à le vendre, voyez cette faiblesse humaine, elle n'avait plus le courage de dire non; elle se sentait envahie par une joie qu'elle se reprochait; le Raphaël lui devenait odieux; elle aurait voulu le savoir très loin, dans le château de quelqu'un de ces lords anglais qui payent des prix fabuleux les belles œuvres d'art. Cette exposition ne viendrait donc jamais?

Le jour arriva pourtant, comme ils arrivent tous, désirés ou non. Dans la salle des Pas-Perdus du tribunal civil, alors en vacances, des peintres de tout ordre, ceux surtout qui fréquentent les plages bretonnes, avaient envoyé beaucoup de pommiers en fleurs, beaucoup de marines avec une gerbe de rayons traînant sur l'eau, des pêcheuses à la Feyen-Perrin, des paysannes ressemblant à celles de Jules Breton, cinq ou six tableaux immenses puisqu'ils traitaient d'histoire, une nature morte. Sur un panneau réservé, au milieu d'œuvres anciennes prêtées par les châteaux du Finistère, et rasant la cimaise, les trois perles de M. Prunelier: le Poussin, le Salvator Rosa et le Raphaël. Ces trois noms, dorés à neuf, étincelaient au bas des cadres. En dessous, une banderole de carton, se déroulant sur une longueur de trois mètres, portait: «De la galerie de M. Prunelier (Félix), artiste peintre à Châteaulin—à vendre.» L'artiste peintre entrait là comme chez lui, à toute heure, sans payer, ce qui le réjouissait à chaque fois, sa carte d'exposant attachée par un caoutchouc et dansant à sa boutonnière. On le regardait beaucoup. Il demeurait des après-midi entiers mêlé aux groupes de visiteurs, essayant de saisir un éloge, de le provoquer au besoin, prêt à répondre aux propositions des acquéreurs. Car il venait du monde. Des affiches, placardées dans toutes les villes de l'Ouest, convoquaient les peuples aux «fêtes de Châteaulin, à l'occasion de l'exposition des beaux-arts»; les journaux, ceux-mêmes de Paris, applaudissaient à cet essai de «décentralisation artistique», et M. Prunelier, radieux, avait pu lire à sa femme ces lignes extraites de l'un d'eux: «Le clou de l'exposition est sans contredit le Raphaël tiré de la galerie de M. Prunelier, un des amateurs les plus distingués de Châteaulin. Cette superbe toile est à vendre. Nous voulons espérer que l'administration des beaux-arts ne se laissera pas, une fois de plus, devancer par la concurrence étrangère, et que notre Louvre, si pauvre..., etc.»

Depuis lors, madame Prunelier ne sortait plus.

—Tu comprends, Valentine, avait dit le peintre, il va venir un délégué de l'administration des beaux-arts. Il faut qu'il trouve à qui parler. Moi je serai là-bas. Ne bouge pas d'ici. De la sorte, nous ne le manquerons pas.

Elle avait observé fidèlement la consigne, tressailli à chaque coup de sonnette, cru cent fois le voir passer, comme son mari croyait le reconnaître parmi les visiteurs.

—Ce doit être lui, disait-elle, grand, mince, décoré, un portefeuille, l'air de ne pas connaître Châteaulin.

—Il n'est pas entré?

—Non.

—Il se rendait sans doute à l'hôtel. Ce sera pour demain, Valentine.

Le mois s'écoula, l'exposition prit fin; le délégué n'avait pas paru. M. Prunelier commençait à parler dans les plus mauvais termes de cette administration, la plus insouciante de l'Europe, lorsque, un matin qu'il travaillait seul dans la petite salle à manger, le facteur apporta une lettre de format allongé, au timbre étranger. M. Prunelier comprit tout de suite qu'une heure décisive était venue. Sur l'enveloppe, il y avait d'abord l'adresse imprimée de l'expéditeur: Thos Sheppard and Sons, dealers in old pictures; 253, Southampton Street, London; au-dessous, d'une admirable écriture anglaise: Monsieur Prunelier (Félix), esq.. et, dans un angle, la mention «confidentielle». Le peintre l'ouvrit, poussa un cri, et se mit à danser autour de l'appartement.

Dix minutes lui parurent une heure.

Quand il entendit le grincement de la clef dans la serrure, il se précipita au-devant de sa femme, qui rentrait du marché.

—Vendu! cria-t-il, vendu!

Elle devint toute pâle, et, chancelante, sans mot dire, suivit son mari dans la salle à manger. Il ferma les portes, la fit asseoir près de la table, lui prit les mains, et, tandis que ses yeux, les ailes mobiles de son nez, sa bouche cachée dans les frisons de sa barbe grise, tout son visage s'épanouissait:

—Comprends-tu? répéta-t-il, vendu!

Elle sourit avec effort, comme une personne qui n'est pas maîtresse de son émotion première, et qui doute encore.

—Vraiment, Félix! Il est donc venu pendant que j'étais sortie?

—Non, une lettre d'une grande maison de Londres. Tant pis pour l'administration. Tu n'es pas d'avis que je l'attende plus longtemps?

—Oh, non! dit-elle vivement, je t'en prie!

—Il m'en coûte, Valentine. Mon patriotisme en souffre: voir une œuvre comme celle-là passer en des mains étrangères, une œuvre!...

—Combien t'offrent-ils? interrompit-elle.

Et dans son regard, fixé sur son mari, on aurait pu lire que c'était la question même de la misère ou de la vie heureuse qu'elle posait.

Il détourna les yeux, et dit, en faisant courir ses doigts sur la table:

—Mon Dieu! ce n'est pas une fortune... bien moins que cela ne vaut: huit cents francs.

Madame Prunelier se dressa tout debout:

—Huit cents francs, le Raphaël!

—Non, mon amie, reprit M. Prunelier en baissant la voix, le Raphaël... avec le Poussin et le Salvator... Je l'avoue, c'est bien...

—Comment? les trois! Mais c'est une plaisanterie, une affreuse duperie... ou bien alors, ta collection...

—Valentine!

—Que veux-tu? cela passe les bornes aussi! Huit cents francs, un Raphaël qui n'a jamais été discuté! Combien me l'as-tu dit de fois qu'il n'avait jamais été...

—Eux-mêmes ne le discutent pas, ma chère! Ils écrivent positivement: «Votre Raphaël, votre Poussin, votre Salvator.» Regarde. Seulement les arts ne vont plus, pas plus à Londres qu'à Châteaulin. Est-ce ma faute?... Ah! tiens, pourquoi es-tu rentrée? J'étais si content tout à l'heure!

Le long des joues du peintre, deux larmes coulaient et roulaient sur les broussailles de sa barbe. Il avait l'air si malheureux que sa femme en eut pitié. Elle s'approcha de lui et l'embrassa.

—Mon pauvre Félix, dit-elle, je m'étais forgé des idées folles, vois-tu. Cette madone me semblait une fortune. Enfin, huit cents francs, c'est quelque chose, certainement... Cela va nous faire du bien, beaucoup de bien...

Il était déjà consolé, ce vieil enfant, qu'apaisait une caresse et qu'un mot d'espérance emportait dans le rêve.

—Tu es une brave femme! dit-il, une vraie femme d'artiste! Tu peux compter que je vais travailler ferme, va! Cela donne du courage, de voir arriver un peu d'eau au moulin. Car, tu viens de le dire avec raison: huit cents francs, c'est une somme. D'abord, je t'achète un manteau pour cet hiver.

—Non, non, Félix je ne veux pas.

—Puisque je te l'offre, Valentine! Nous en recauserons. Sortons, veux-tu?

M. Prunelier avait pris le bras de sa femme, et l'entraînait dehors. Il avait besoin de montrer sa joie. Et dehors, vraiment, le jour était d'une limpidité exquise et tentante. Sur les murs effrités des vieilles cours, les giroflées buvaient le soleil. Le ruissellement de lumière qui fouillait toutes choses argentait des restes de mica dans le granit des hôtels sombres. Les grandes fenêtres à petits carreaux étaient ouvertes de chaque côté de la rue, et les ménagères, qu'un seul bruit de pas attire, regardaient, étonnées, M. Prunelier, qui marchait doucement, contre son habitude, le nez au vent, rajeuni, ayant l'air d'un homme nouveau parmi les choses nouvelles.

Elles ne se trompaient pas. Il allait en plein songe d'avenir. Il n'avait plus tout à fait vingt ans, sans doute, mais la vie était encore longue devant lui, heureuse surtout. Avec le prix de son Raphaël, il achetait une obligation à lots, et aussi un complet de molleton bleu, large et douillet, une tenue matinale de gentilhomme artiste.

Il entrevoyait même, dans son atelier agrandi, un élève à barbe pointue qui viendrait, sous sa direction, apprendre à découvrir et à réparer les œuvres des maîtres. Car se faire chef d'école, et préparer des prix de Rome, il y pensait beaucoup moins à présent.

Madame Prunelier l'écoutait, encore triste de la déception qu'elle avait eue, contente pourtant de le voir heureux.

Ils rencontrèrent M. Piédouche, et M. Prunelier l'aborda familièrement.

—Vous savez, dit-il, ce Raphaël que vous ne preniez pas au sérieux?

—Eh bien!

—Vendu à l'Angleterre.

—Ce n'est pas possible?

—Comme je vous le dis. Il n'y a pas de profits que dans la banque, monsieur Piédouche: l'art a ses revanches!

Le banquier était un bon homme. Il répondit simplement:

—Tant mieux, monsieur Prunelier, tant mieux!

Et les deux époux continuèrent leur promenade. Ils traversèrent l'Aulne, tournèrent à gauche et montèrent par le chemin que suivent les pardons, jusque sur les collines qui dominent la petite ville. Ils s'assirent. La rivière tournait à leurs pieds; un double mur d'arbres tournait avec elle; des hauteurs boisées se levaient çà et là dans l'horizon vaste; le ciel était bleu.

—Ça ressemble un peu à Saint-Germain, dit M. Prunelier. Te rappelles-tu, le lendemain de nos noces, quand nous nous promenions sur la terrasse? J'avais vingt-quatre ans. Que tu étais jolie, Valentine! Il faisait un jour bleu comme aujourd'hui, te rappelles-tu?

Pour le coup, madame Prunelier fut prise au piège des souvenirs. Tous deux s'en allèrent bien loin dans le passé joyeux, tous deux convinrent que la vie avait de douces heures, et, quand ils descendirent de la colline, longtemps après, Châteaulin eut de madame Prunelier un petit sourire d'autrefois, qui s'adressait à Saint-Germain-en-Laye.

Puis M. Prunelier commença à attendre le payement de son Raphaël, avec la tranquillité confiante de ceux qui n'ont, d'habitude, que des créanciers.

III

Trois mois plus tard, le peintre était alité, malade de misère et de chagrin. Hélas! cette grande maison anglaise! Elle avait eu l'audace, quelques semaines après la livraison des tableaux, de réclamer les cadres, tous trois anciens, que M. Prunelier s'était cru autorisé à conserver, vu le petit prix des toiles. Elle laissait entendre qu'elle payerait sitôt cette condition remplie. Le pauvre homme avait envoyé les cadres rejoindre Salvator, Raphaël et Poussin. Mais rien n'était venu en retour, pas un rouge liard.

Dans son lit de fer sans rideaux, il était couché en proie à la fièvre, amaigri et abattu. Le fameux manteau de fausse loutre, acheté à crédit, qui lui couvrait les pieds en guise d'édredon, le papier de la chambre qui se détachait et pendait par endroits, les barreaux de chaises et les morceaux de planches brûlant dans la cheminée, tout, autour de lui, annonçait une misère contre laquelle on ne lutte plus.

C'était la fin. A quoi bon réparer, à quoi bon conserver? Le maître mourait. Pour lui acheter des remèdes ou quelques douceurs qu'il aimait, madame Prunelier se privait de manger.

Elle s'efforçait de lui rendre courage, et, bien que n'ayant plus, depuis longtemps, la moindre lueur d'espérance, elle en parlait souvent. Son tour était venu d'appeler l'avenir au secours du présent, et, vingt fois le jour, elle s'approchait du malade, et disait, avec un sourire faible:

—Je ne sais pas pourquoi, j'ai l'idée que nous serons payés, Félix... Quelqu'un me disait encore hier qu'il n'y avait rien de perdu... Quel plaisir ce sera, n'est-ce pas, dès que tu seras mieux, d'aller toucher toi-même cette lettre de change?... Nous payerons nos dettes, toutes nos dettes... Et il restera encore... Certainement, Félix; j'ai calculé qu'il resterait encore quelque chose.

Mais il n'avait plus foi dans la vie. Elle le regardait, se détournait, et son sourire était déjà passé.

Un soir, M. Piédouche sonna et monta. Il avait un air discrètement épanoui quand il entra dans la chambre.

Ses breloques frétillaient sur sa poitrine essoufflée. En le voyant s'asseoir au pied du lit, le malade se redressa sur les coudes. Un éclair de sa belle jeunesse d'artiste farouche, un vieux brandon de sa haine contre les bourgeois traversa ses yeux.

—Comment allez-vous, monsieur Prunelier? dit le banquier.

—Mal, monsieur.

—Qu'avez-vous donc?

—Le grand ressort brisé.

—Sapristi, ce n'est pas le moment. Nos affaires sont en bonne voie.

—Pas les miennes, toujours...

—Et voici la preuve, mon cher monsieur.

Le banquier prit dans son portefeuille quatre billets de banque et les tendit au maigre bohème.

M. Prunelier, qui avait instinctivement allongé la main, la retira dignement.

—A quel titre, s'il vous plaît? demanda-t-il.

L'autre rougit légèrement, et dit:

—Eh mais! c'est un acompte de la maison anglaise.

—Sheppard and Sons?

—Précisément.

—C'est bien, monsieur. Excusez-moi. J'avais cru que c'était une aumône.

Et le pauvre homme saisit les billets, les compta, les retourna, les disposa à la file sur son lit. On eût dit que la vie revenait en lui. L'accablement dont rien ne le sortait jusque-là disparaissait par degrés. Il se mit à causer, pendant plus d'un quart d'heure. Une lueur de gaieté l'effleura même, et il retrouva sa voix gouailleuse d'atelier pour dire au banquier, qui prenait congé de lui:

—Farceur! vous voyez bien que je ne m'étais pas trompé: c'était une grande maison!

Illusions, reines souriantes du monde, comme il vous appartenait celui-là!


Il mourut. Mais il laissait par testament, à sa veuve, «en retour de son inaltérable dévouement dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, tous ses biens meubles et immeubles, en toute propriété, notamment le reliquat de la créance Sheppard and Sons, de Londres.»

Le banquier paya une seconde fois, du même argent sans doute que la première, sans exiger de commission.

Madame Prunelier, reconnaissante de ce bon procédé, pria M. Piédouche d'accepter la gravure de Berghem.

Et c'est chez lui que je l'ai vu, dans le cabinet du banquier, au-dessus du trébuchet qui pèse l'or, le joli paysage hollandais, avec son moulin, sa rivière, son pâle soleil discret comme un sourire de pitié.

M. Piédouche y tient. Il le regarde avec un plaisir où l'art entre pour bien peu. Car un jour que quelqu'un lui disait:

—Combien l'avez-vous payé?

Il répondit étourdiment:

—Huit cents francs.

Et, comme l'autre se récriait, le brave homme reprit:

—Je ne le céderais pas pour le double.

FIN

366

TABLE

AVIS I
LE MARIAGE DE MADEMOISELLE GIMEL 1
I. La crèmerie de madame Mauléon 1
II. Le cahier 29
III. Le numéro 149.007 85
IV. Sur la pelouse de Bagatelle 104
V. Le 12 août 111
VI. Le Haut-Clos 131
VII. La double visite 156
LE PETIT CINQ 169
LE TESTAMENT DU VIEUX CHOGNE 227
AUX PETITES SŒURS 251
LE RAPHAEL DE M. PRUNELIER 337

ÉMILE COLIN ET Cie—IMPRIMERIE DE LAGNY—17856-3-09. E. GREVIN, SUCCr

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