Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe
LE PETIT CINQ
I
M. de Rabelcourt, Louis-Jean-Népomucène, assis sous une tonnelle de jasmin, au fond de son jardin anglais, murmura:
—Je suis un lâche!
Et il ajouta presque aussitôt ce commentaire, qui n'alla pas plus loin que les parois vertes, immobiles dans la chaleur de juin:
—Elle n'a plus que moi. Je suis son seul appui. Elle a crié vers moi, voici déjà trois semaines, et je n'ai pas bougé. Je suis un lâche!
Chaque jour, plusieurs fois, M. de Rabelcourt s'adressait à lui-même ce propos désobligeant, et il ne pouvait se décider à quitter le domaine de Wimerelles, où il habitait l'été, à un quart d'heure au delà de la frontière belge. Court et alerte, le buste un peu gros et les jambes nerveuses, la figure pleine, colorée, rasée sauf deux petits favoris qui étaient tout ronds au bas de l'oreille, et tout blancs, et tout légers comme si on les eût fabriqués avec de la soie, M. de Rabelcourt appartenait à cette catégorie des hommes âgés qui restent jeunes. Leur jeunesse est presque toujours faite d'une qualité particulière de leur esprit, que sa vie n'a pas détrompé. Ils gardent l'illusion, ou d'eux-mêmes, ou de la science, ou de leur profession, ou de la durée, ou seulement la curiosité de l'heure présente et le goût du fait divers. Il suffisait d'observer les yeux de M. de Rabelcourt, des yeux gris bleu, toujours frémissants et vibrants, qui s'amusaient à regarder, qui fouillaient, qui interrogeaient, qui lisaient le regard ou le sourire d'autrui, pour deviner que cet homme avait, ou croyait avoir un talent singulier de psychologue. Pour lui, toute visite, toute rencontre, même banale, ressemblait à une consultation, et tournait à l'expérience. Il avait l'air de demander à ceux qu'il abordait pour la première fois, surtout aux femmes qu'il trouvait infiniment plus intéressantes que les hommes: «Quel est ce cœur? Bat-il? Ne bat-il pas? Battra-t-il? A-t-il un secret? Peut-on savoir?» et à ceux qu'il retrouvait, même à bref intervalle: «Où en sommes-nous, depuis l'autre jour?»
Dans le monde de Bruxelles, qu'il fréquentait l'été, à Paris où il vivait l'hiver, il avait la réputation d'un causeur aimable, d'une érudition supérieure dans les affaires de cœur, un peu trop porté à enrichir ses observations, et d'une discrétion au-dessous de la moyenne, ce qui ne veut pas dire très sûre. On le recherchait, et on le redoutait. On aimait, surtout dans leur fraîcheur, les histoires qu'il contait. On avait peur de celles qu'il pouvait surprendre ou inventer.
Tout s'expliquait, lorsqu'on apprenait que M. de Rabelcourt avait été dans la diplomatie, et cette tension perpétuelle de sa curiosité vers l'inconnu féminin, l'insistance et le papillonnement de ses yeux, le tour insidieux de sa conversation, perdaient de leur singularité, et devenaient une transposition, excusable et gênante, de l'habitude professionnelle. On se disait qu'il avait un tempérament de diplomate, qu'il continuait dans les salons sa carrière interrompue par la retraite, et, si on craignait encore sa manière, on ne s'en étonnait plus.
Il passait donc, dans deux capitales au moins, pour un homme d'esprit. C'eût été le calomnier, d'ailleurs, que de lui refuser une certaine sensibilité. Il aimait ses souvenirs de Washington, où il avait débuté comme attaché d'ambassade, de Montevideo, de Valparaiso, de Lima où il avait lentement monté en grade, de Buenos-Ayres, où, devenu ministre, dans cette même Amérique d'où on ne le sortait point, il avait vieilli, jalousé, croyait-il, oublié en réalité; il aimait les dépêches qu'il avait adressées à vingt ministres successifs, et qu'il était seul à connaître; il aimait des images familières que le seul mot d'Amérique évoquait devant lui, des créoles, des métisses, des Espagnoles, des Portugaises, des femmes qui fumaient, balancées dans des hamacs, un bras pendant, sous l'ombre des bananiers et des mimosas; il aimait ses voyages d'autrefois dans les défilés des Cordillères, et son repos d'à présent dans la campagne plate de la frontière belge, son chalet de brique, son jardin si différent d'une forêt vierge, son angora qui ressemblait à une chenille jaune, ses décorations, au nombre d'une vingtaine, enfermées dans un écrin aussi gros qu'une valise; il aimait son cercle de Bruxelles où il passait régulièrement le samedi et le dimanche de chaque semaine; il aimait aussi la comtesse Guillaumette, sa petite nièce, sa dernière parente, mariée à un officier de cavalerie, celle-là justement, au sujet de laquelle, depuis vingt et un jours, M. de Rabelcourt s'accusait d'égoïsme et d'irrésolution.
«Chère enfant! murmurait-il, sous la tonnelle de jasmin. A peine huit ans de mariage, et déjà malheureuse! Elle si jolie, si spirituelle, si ailée: un peu le portrait de mon frère, un peu le mien, avec une grâce qui n'est qu'à elle! Et je n'ai pas répondu à sa lettre! Et je ne suis pas accouru chez elle! Tu vieillis, Rabelcourt, tu as peur d'un voyage en Berry; tu jouis de ton repos, tandis que Guillaumette pleure et t'attend!»
L'ancien diplomate interrompit son monologue, pourchasser, d'une pichenette, un pétale blanc, effilé, courbé comme le col neigeux d'un cygne minuscule, qui venait de tomber, en tournoyant, sur la manche de sa jaquette. Puis il releva son regard, et, par la baie cintrée de la tonnelle, contempla amoureusement, avec l'inquiète tendresse qui précède un adieu, le rectangle allongé que formait son jardin: les grands arbres, pressés en mince futaie aux deux bords, et qui se dressaient, comme une falaise verte, dans la plaine toute rase; les deux avenues qui passaient à leur ombre et enveloppaient un ovale de gazon; la pelouse, fraîche comme aux jours d'avril, arrosée chaque matin, tondue chaque quinzaine, où les pâquerettes ne fleurissaient jamais qu'à condition de se tapir contre le sol; enfin, tout au bout, derrière le voile transparent de l'air qui tremblait, la maison rose, basse, dont les tuiles étaient çà et là effleurées par des branches d'ormeaux, éventails silencieux que remuait la brise d'été.
«Voilà donc ce qui me retient!» pensa M. de Rabelcourt.
Il releva la tête, qu'il avait un peu penchée en avant, pour mieux voir par-dessous les tiges folles qui pendaient du cintre et diminuaient l'ouverture de la porte, et il appela:
Rien ne répondit d'abord, puis le sable d'une allée craqua, de plus en plus nettement, sous des pas qui se rapprochaient. Le valet de chambre de M. de Rabelcourt, blond et gourmé, vêtu de noir, apparut à l'angle d'un massif.
—Eugène, tu vas monter dans ma chambre et préparer ma valise. Je prends l'express ce soir. Mets mon habit numéro deux; c'est pour la campagne.
Le pas s'éloigna, et se perdit dans le silence de la plaine accablée sous le soleil, tandis que M. de Rabelcourt tirait de sa poche une enveloppe lilas, déjà usée aux angles, l'ouvrait pour la vingtième fois, et relisait, en sautant les phrases inutiles et scandant les autres, une lettre qu'il aurait pu réciter.
«Mon cher oncle, je veux vous donner d'abord des nouvelles des enfants... Jean, Pierre... Ta, ta, ta... Louise souffre des dents... Ta, ta, ta... Roberte... Ta, ta, ta... Quant à moi, j'aimerais mieux ne pas répondre à vos questions, si affectueuses. Il ne faut interroger que ceux qui sont jeunes, gais, contents, car, sans cela, on s'expose à se charger, hélas! inutilement, de la peine des autres. Non, mon oncle, je ne suis plus la nièce rieuse que vous avez connue; je voudrais pouvoir m'en aller loin, à Buenos-Ayres, à Lima, et vivre libre avec vous. J'en ai assez de la vie. C'est trop lourd. Ah! bien sûr, quand mes filles seront en âge de se marier, je leur dirai de réfléchir à deux fois, à cent fois... Mais qu'est-ce que je vous raconte? Il y a une faiblesse à se plaindre. Oubliez ce que je viens d'écrire... Surtout ne me répondez rien à ce sujet: ce serait désastreux. Racontez-moi plutôt la fin de cette histoire que vous aviez commencé à me dire, dans votre dernière lettre, l'histoire de cette madame de... Ta, ta, ta.—Recevez, mon cher oncle... Ta, ta, ta.—Post-scriptum: Édouard est revenu d'Algérie, voilà neuf semaines. Il se porte parfaitement.»
M. de Rabelcourt soupira longuement, en remettant la lettre dans sa poche, mais sa physionomie, comme sa voix, était devenue de plus en plus ferme, à mesure qu'il lisait.
«Est-ce assez clair, dit-il tout haut, assez limpide! Il n'y a pas besoin d'être diplomate pour déchiffrer cette pauvre énigme. C'est l'éternelle dépêche du livre jaune de la vie. Guillaumette se plaint de son mari; elle souffre à cause de lui: la sécheresse du post-scriptum est assez éloquente: «Édouard se porte parfaitement.» Il l'a trompée. Où? avec qui? Est-ce à Limoges où ils sont en garnison? Je ne le pense pas, puisque M. de Rueil vient de séjourner six mois en Algérie, pour une mission topographique, et la lettre de Guillaumette révèle une douleur qui éclate, une surprise; elle est un cri. Alors, quoi? Je ne vois que deux hypothèses: une aventure algérienne, que cette pauvre enfant a découverte, ou bien une liaison en Berry, au retour, dans ce coin paisible où elle se réjouissait de passer leurs trois mois de congé... Je vais savoir ce qu'il en est. Elle me le dira, puisqu'elle a commencé les aveux. Elle m'appelle, puisqu'elle m'a pris pour confident. Je pars, Guillaumette! Je pars! Je vais t'aider!»
Il traversa son jardin, dans toute sa longueur, ouvrit l'écrin des Ordres, où il choisit une décoration que Don Pedro avait attachée lui-même sur la poitrine du «cher ministre», et ne put s'empêcher de sourire tristement, en passant le ruban à sa boutonnière. «Je rentre dans la diplomatie active, pensa-t-il, et il est de bon augure d'emporter avec soi le témoignage de ses meilleurs succès. Puissé-je réussir, comme j'ai réussi dans l'affaire de la concession Jacobson!»
Il dîna, et, la nuit venue, monta dans le rapide qui venait de Bruxelles.
II
Le voyageur ne fit que traverser Paris. Cinq ou six courses entre l'arrivée, au petit jour, par la gare du Nord, et le départ, dans l'après-midi, par la gare d'Orléans, lui rendirent son élan naturel, qu'une nuit de tressautements et d'éveils brusques avait un peu déprimé. Quand il fut remonté en wagon, et qu'il se sentit rouler vers ces campagnes du Berry dont il n'était plus séparé que par quelques heures de route, il retrouva toute la confiance en son étoile diplomatique, toute l'humeur vibrante, toute l'abondance d'idées et de formes oratoires, qu'il avait connues jadis, la veille des audiences princières ou des entrevues avec les ministres de l'Amérique du Sud. Son imagination le devançait et lui représentait le château de Monant, vieille demeure familiale, d'où il s'était échappé de bonne heure pour courir le monde. La dernière fois qu'il avait pris le chemin du Berry, c'était pour assister au mariage de Guillaumette. On avait retardé les noces d'un mois, afin que l'oncle diplomate eût le temps d'arriver. Comme il revoyait nettement ces deux tours bâtardes reliées par un corps de logis, posées sur une colline et enveloppées de châtaigneraies descendantes; la tente fleurie de drapeaux, de gerbes de marguerites et de bleuets, où avait eu lieu le déjeuner, au retour de l'église, et ce départ précipité, disputé, plein de trouble et plein de joie des jeunes mariés, qui se levaient de table avant leurs hôtes, et quittaient la salle pour se rendre à la station voisine, tous deux, tout seuls, mais suivis par la pensée de tous! Était-elle jolie, en ce moment-là, cette Guillaumette, radieuse et émue, à qui cent amis et amies, Parisiens, Berrichons, Poitevins, disaient, dans un murmure où il y avait des larmes et des rires mêlés: «Adieu, mignonne! au revoir, madame! soyez heureuse! oubliez-nous, Guillaumette! songez à nous, bien-aimée!» Et les regards étaient attachés sur cette apparition souriante, arrêtée un dernier moment dans l'encadrement de la portière qu'elle soulevait d'une main, sur ce visage où chacun cherchait avec une jalousie secrète, avec des sanglots refoulés, avec un désir infini, le rayonnement fugitif de la parfaite croyance en la vie, tandis qu'elle, déjà détachée des autres, ne regardait plus qu'une seule personne, son plus vieil et son plus fidèle ami. Oui, M. de Rabelcourt avait eu la suprême pensée de Guillaumette, à l'heure où l'enfance finissait pour elle. Lui, protégé contre l'attendrissement par la longue habitude des séparations, il avait pleuré, lui, sceptique, il avait cru, et cru fermement au bonheur qu'il souhaitait à sa nièce, et qu'il enviait presque. Cet Édouard de Rueil, qui enlevait Guillaumette et l'emmenait hors du château de Monant, était si évidemment amoureux! Jeune aussi, plein d'avenir comme tous les officiers qui se marient, il passait bien pour un peu brusque, rude, entêté, mais ses camarades le jugeaient comme une nature loyale, toute droite, incapable d'une trahison.
«Qui l'eût dit alors? se répétait M. de Rabelcourt, en voyant l'ombre descendre sur les campagnes embrumées du Berry. Qui l'eût deviné? Rueil, avec son grand cou, son nez busqué, ses yeux très noirs, avait l'air d'un aigle, d'un épervier, mais pas le moins du monde d'un tourtereau volage! Il n'est pas d'humeur facile. Cela même a dû augmenter. En vérité, j'ai là une jolie affaire sur les bras!»
Il s'inquiétait un peu de son rôle. Mais une petite fièvre d'amour-propre et de colère le poussait en avant.
Il était huit heures du soir, lorsqu'il mit pied à terre sur le quai d'une petite station rurale, au milieu d'un pays presque désert, couvert d'arbres et frais comme une cave à champignons.
—Ouf! fit-il, quel voyage! Parti hier soir à onze heures! Enfin, m'y voici. Je reconnais cet air vif de Monant. Des jours brûlants, des nuits glacées!
Il jeta sur ses épaules, bien qu'il eût mis un pardessus d'été, son plaid écossais, et regarda autour de lui. Comme il avait négligé de prévenir, afin de tomber «en plein jeu», selon son expression favorite, il n'aperçut que le train qui filait, le chef de station qui rentrait avec sa lanterne, et les étoiles qui se levaient. Le hasard fit heureusement passer un petit vacher qui s'en retournait, sifflant, vers quelque métairie.
—Prends ma valise et accompagne-moi au château, dit M. de Rabelcourt; je te récompenserai.
—Vous allez au bal? demanda l'enfant.
—Au bal? Non, mon ami. Je vais au château de Monant, pas ailleurs. Il y a, en effet, deux ou trois gentilhommières un peu folles, dans les environs, mais moi, je vais à Monant, tu entends, Monant!
Le petit le regarda, eut un hochement de tête qui signifiait: «Je me trompais, en effet», et, le prenant sans doute pour quelque homme d'affaires, le précéda, sans plus dire un mot.
Il faisait une nuit reposante, tout embaumée de l'odeur des feuilles, des blés en grain et des ajoncs en fleur. M. de Rabelcourt, à la suite de son guide, prit par la traverse, par les chemins creux, marchant sur la crête des ornières, sur les pentes d'herbe qu'aucune tondeuse n'avait jamais fauché. Il allait, de son pas relevé, la tête haute, les narines au vent, aspirant l'air à pleins poumons. De temps en temps, il prononçait à demi-voix des phrases qui lui semblaient opportunes et saisissantes:
—Ce pays est capiteux, monsieur, j'en conviens, capiteux et poétique. Mais quand on a femme et enfants, que diable, on vit chez soi! Il y a une morale après tout!
Le petit crut qu'il récitait des fables.
Ensemble ils descendirent au creux des vallons, ils grimpèrent des pentes où les fougères luisaient sous les branches des châtaigniers. Enfin, après une demi-heure, au tournant d'une futaie qui s'ouvrait subitement sur une clairière montante, ils se trouvèrent subitement sur une avenue sablée, à cent pas du château qui se dressait sur la crête de la colline, et dont les fenêtres, du haut en bas, étaient illuminées.
—Sapristi! dit M. de Rabelcourt, ils ne m'attendent cependant pas?
—C'est qu'ils dansont! fit le petit gars. Ça leur arrive. Ils ne s'en gênent guère.
Le voyageur écouta un instant les notes grêles d'un piano qui fusaient dans la nuit, et il ne douta plus. Contrarié, il continua de s'avancer, doucement, pour reprendre haleine. Quelques hommes de service, groupés le long des écuries, causaient, à droite du château. L'un d'eux se détacha, un vieux maître d'hôtel à gros favoris blancs, solennel, qui servait depuis trente ans les châtelains de Monant, et qui avait connu M. de Rabelcourt au temps de l'activité diplomatique, au plus beau de la carrière.
—Comment! dit-il, c'est monsieur le Ministre!
—Moi-même, Claude, répondit M. de Rabelcourt, flatté d'une appellation qu'on ne lui donnait plus aussi fréquemment qu'autrefois. Une surprise! J'arrive sans qu'on en sache rien.
—Monsieur le Ministre désire qu'on prévienne madame?
—Du tout! au contraire. Vous monterez seulement ma valise, afin que je puisse changer, et vous m'ouvrirez une chambre d'ami... Mais qu'y a-t-il donc ce soir à Monant? Un bal?
—Pardon, monsieur le Ministre. Les appartements se prêteraient mal à ce qu'on appelle un grand bal. Nous recevons quelques personnes des environs, une trentaine. Ça n'est qu'une sauterie. Ça va finir à onze heures. Je me permets de l'assurer à monsieur le Ministre, parce que madame a donné déjà quelques réunions de ce genre pour égayer les dernières semaines de congé de monsieur.
Il s'inclina, en prenant la valise, et l'on eût dit, à l'air dont il passa devant le front de ses camarades, qu'il portait celle-là même où le ministre de jadis enfermait ses dépêches.
«Brave et imprudente enfant, pensa M. de Rabelcourt, je la reconnais bien! Elle danse pour donner le change au monde. Elle veut faire croire à un bonheur qui n'est plus. Je n'ai peur que d'une chose: c'est que les masques tombent d'eux-mêmes, et trop brusquement, quand je vais entrer. Car j'arrive, monsieur de Rueil, et je serai de la fête!»
Lorsqu'il eut passé son habit,—neuf heures sonnaient à l'horloge du vestibule,—le diplomate eut une petite tape pour écraser, sur sa boutonnière, le ruban brésilien dont les ailes s'insurgeaient, tira bien droit, dans l'alignement de l'ouverture de la chemise, les quatre boutons de son gilet blanc, et, sans bruit, poussa la porte du salon.
Il s'arrêta à trois pas. On valsait. D'abord personne ne le vit. Puis une jeune femme, assise près d'une douairière et qui cherchait des yeux un sujet de paroles, remarquant l'inconnu, se pencha et demanda:
—Qui est-ce?
La douairière se pencha à son tour vers la gauche, et le mouvement se propagea, comme dans un champ d'épis; des épaules blanches s'inclinèrent; le même mot. «Qui est-ce?» vola de groupe en groupe, jusqu'à Guillaumette de Rueil, que le diplomate, aveuglé par l'éclat des lumières, s'efforçait de découvrir derrière les couples de danseurs. Elle était assise dans l'angle le plus éloigné du salon, au milieu de quatre amies de son âge, un peu renversée sur le dossier de son fauteuil, écoutant rire autour d'elle, un peu distraite, et effaçant, à petits coups, les plis du tulle perlé qui recouvrait sa robe de satin rose. Tout à coup, le murmure qui gagnait de proche en proche arriva jusqu'à elle: «Qui est-ce?» D'un mouvement souple, elle se redressa. Toutes ses amies suivirent le geste de son visage qui se penchait en avant. Ses yeux se plissèrent une seconde; puis deux fossettes creusèrent ses joues; ses dents parurent, éclatantes, entre les lèvres lisses.
—Ah! dit-elle, mon oncle Rabelcourt!
Et, glissant parmi les valseurs qui n'avaient rien vu, les mains tendues, rose et rousselée sous l'auréole de ses cheveux blonds relevés, la mouche impertinente qui marquait sa pommette droite déplacée par le sourire et remontée d'une ligne, comme la pointe des sourcils, comme le coin des yeux, comme les ailes du nez, comme le fuseau des lèvres, Guillaumette de Rueil, dans le reflet des étoffes et des glaces, rythmant sa marche sur la musique de la valse lente, s'avança vers M. de Rabelcourt immobile, déjà courbé pour le baise-main, et qui la regardait venir.
Elle l'embrassa.
—Quelle bonne surprise, mon oncle!
—Je n'ai pas pu venir plus tôt, dit M. de Rabelcourt rapidement et à voix basse: les affaires, de grosses affaires m'ont retenu, mais je n'ai pas voulu manquer au rendez-vous, chère petite!
Elle répondit, du ton le plus naturel, et sans baisser la voix:
—Je n'en crois pas mes yeux: mon oncle à Monant! D'où venez-vous?
—Mais, de Belgique, murmura M. de Rabelcourt, tu sais bien.
—Naturellement.
—Et vous nous restez, je suppose?
—J'ai fait porter mon bagage par Claude.
—Voilà qui est gentil! Édouard va être ravi.
Et comme elle riait, ses yeux bleus, encore câlins comme ceux d'un enfant, fixés sur le vieillard, celui-ci eut un hochement de tête admiratif, et songea: «Merveilleusement joué, Guillaumette! Pas un trouble de physionomie, pas un aveu devant témoin! Tu es de ma race!»
Puis, comme la valse avait pris fin, et que tous les yeux se tournaient à présent vers Guillaumette de Rueil et vers lui, M. de Rabelcourt, jusque-là très grave, ajouta d'un air dégagé, à voix haute:
—Plus Watteau que jamais, ma nièce!
—Vous trouvez?
—Fraîche, mince, une taille de jeune fille!
Le sourire s'accentua sur les lèvres de madame de Rueil. Une pensée drôle dut lui traverser l'esprit.
—Toujours diplomate! répondit-elle. Vous ne changez pas non plus, mon oncle! Voulez-vous venir avec moi: Édouard est de ce côté?
En parlant, elle entraînait M. de Rabelcourt vers un petit salon où une dizaine d'hommes, campagnards de haute mine et retraités de la danse, jouaient aux cartes. Au moment où madame de Rueil entrait, l'un d'eux se retourna, en posant son jeu sur le tapis de la table. Il était grand, nerveux; ses cheveux en brosse grisonnaient; son nez dessinait une courbe accentuée au-dessus d'une forte moustache. Chez lui, dans sa physionomie de soldat qui n'avait qu'un petit nombre d'expressions simples, sans nuances intermédiaires, le premier mouvement se lisait à livre ouvert. Il ne put dissimuler une impression de contrariété que M. de Rabelcourt nota précieusement. Mais, en homme bien élevé, il se ressaisit vite, se leva, tendit la main:
—Tiens, mon oncle? dit-il. Vous êtes si rare ici que vous me voyez étonné. Est-ce que vous seriez en mission dans le Berry?
—A peu près, mon neveu.
—J'en suis ravi, parce que j'espère qu'elle vous retiendra près de nous.
—Oh! cela dépend, je ne suis pas encore fixé, vous comprenez?
M. de Rabelcourt avait dit cela la tête haute, les yeux fixés sur ceux de Rueil, qui essayait de comprendre. Mais le jeune homme ne chercha pas longtemps, et, une demi-minute plus tard, un gros rire étouffé apprenait aux joueurs du petit salon que l'arrivée de l'oncle n'avait rien qui enchantât le neveu.
Déjà le diplomate s'était mêlé aux invités qui remplissaient la pièce voisine. Guillaumette le présentait. On s'empressait autour de lui. Quelques vieilles dames le reconnaissaient, pour l'avoir aperçu, soit à la fameuse fête de Monant, soit dans le monde, à Paris. «Ce cher ministre! Monsieur de Rabelcourt! Comment donc! mais qui pourrait vous oublier! Quelle bonne chance pour notre Berry! Vous souvenez-vous de ce bal à l'ambassade d'Autriche, à la fin du second Empire..» M. de Rabelcourt répondait: «Parfaitement.» Il se souvenait de tout. Il avait des oreilles pour tout le monde, des paroles pour chacun, et des yeux pour toutes les jeunes femmes qui s'inclinaient: «Madame de Hulle, mon oncle; madame de Houssy; madame Guy Milet; madame O'Parell; ma bonne amie la baronne de Saint-Saulge...» En même temps, des mots se croisaient derrière lui, chuchotés: «Comment, ma chère, ministre?—Oui, plénipotentiaire.—Ah! très bien! où donc?—En Amérique, autrefois, je ne sais pas trop.—Amusant?—Tout à fait!»
Dans le nombre, insidieusement, selon sa coutume, et sans décourager aucune sympathie, M. de Rabelcourt choisissait les privilégiées qu'il désirait grouper autour de lui, les retenait d'un mot, d'un coup d'œil plus attentif, plus ému, qui disait: «Je vous reviens.» Il revint bientôt, en effet, après avoir fait le tour du salon, et, comme la danse recommençait, alla s'asseoir à côté de la baronne de Saint-Saulge, qui rangea sa traîne avec un sourire flatté. Deux douairières, non expressément invitées, l'encadrèrent. Quelques toutes jeunes châtelaines formèrent cercle devant eux. Celles qui étaient moins jeunes et moins candides préférèrent danser. M. de Rabelcourt débuta par complimenter sa voisine, à voix très basse, sur la façon de son corsage. Les sept femmes se penchèrent pour recueillir les mots de l'ancien ministre, et elles s'épanouirent toutes. Alors, se sentant écouté, étudié, maître de son auditoire, retrouvant ce léger frisson d'aise que doivent éprouver les vieux oiseaux au soleil d'avril, il se mit à causer. L'histoire de la concession Jacobson eut encore un renouveau; on vit reparaître les hamacs suspendus aux lianes fleuries, Pepita la Péruvienne, dont le nom rassemble les lèvres comme pour un double baiser; Juana, «sombre et jalouse créature», d'autres encore, dont le souvenir, habilement mêlé à des noms d'empereurs, de présidents de Républiques lointaines, de fleuves et de montagnes, éveillait, chez les jeunes auditrices de M. de Rabelcourt, une idée de la diplomatie qu'elles n'avaient point encore. Il contait bien, et, sans s'interrompre, à cause de la grande habitude qu'il avait des mêmes récits, il pouvait lever les yeux au delà de son petit cercle, et observer ce qui se passait dans les deux salons. Il observait par exemple, que madame de Rueil, invitée trois fois dans un court espace de temps, avait refusé de danser, et s'était mise au piano. Il notait en lui-même qu'elle était un peu rouge et agitée, et que, parfois, se penchant à droite du clavier, tout au bout du salon, là-bas, elle jetait sur le groupe un regard de maîtresse de maison, qui pensait: «Mes amies ne dansent plus depuis que mon oncle est là.» L'oncle songeait: «Elle est inquiète.» Cela ne l'empêchait pas de discourir. Les phrases se succédaient dans la bouche de M. de Rabelcourt, comme au piano, également faciles, pleines de la même gaieté légère, banale et mesurée.
Elles produisirent assez vite l'inévitable ennui des musiques faciles. Les imprudentes qui avaient recherché le voisinage du diplomate s'aperçurent que celui-ci prenait plus de plaisir à raconter qu'elles-mêmes à écouter; elles se rendirent compte qu'elles rajeunissaient, tout simplement, un vieux succès de salon; elles commencèrent à trouver que les histoires d'Amérique n'avaient de nouveauté que les noms, qu'on avait mieux dans l'ancien monde, et elles regrettèrent de s'être laissées prendre au piège. Une à une, elles écartèrent leur chaise, élargirent le cercle, promenèrent des yeux quêteurs autour du grand salon, appelèrent au secours d'un mouvement de paupière, se laissèrent inviter, et, s'excusant d'un geste navré auprès de M. de Rabelcourt, partirent en tournant pour ne plus revenir.
Il ne resta, dans l'angle de l'appartement, que les deux vieilles dames dont M. de Rabelcourt s'occupait assez peu, mais qui s'attendaient à moins encore, et la petite baronne de Saint-Saulge, femme de trente-deux ans, laide, osseuse, qui lui plaisait par l'insolence naturelle de son esprit, l'exubérance de ses gestes, le timbre de sa voix qui était cristallin, par la vengeance qu'elle tirait de sa laideur, en supportant comme s'ils s'adressaient à une autre, les regards les plus insistants et les mots les plus crus, et surtout à cause de l'intimité qu'il savait maintenant exister entre madame de Rueil et cette voisine de campagne. En tacticien expérimenté, il réfléchissait que Guillaumette pouvait se dérober, ou ne pas tout dire, tandis qu'il avait là, ce soir, une occasion unique de s'instruire, un témoin qui ne devait rien ignorer, et qui ne demandait sans doute qu'à être indiscrète. Interroger sans rien livrer, employer des mots vagues dans l'espoir d'attirer des réponses précises, avoir l'air de tout connaître pour obtenir un secret, tel avait été, dans la vie publique, le procédé classique de M. de Rabelcourt. Il résolut de l'employer de nouveau.
Dès qu'il se sentit seul, ou à peu près, avec madame de Saint-Saulge, il se détourna insensiblement de la douairière de droite, opéra une conversion à gauche et, se penchant au-dessus du fauteuil où la baronne était pelotonnée:
—Je vois avec plaisir, dit-il, que vous êtes, madame, l'une des meilleures amies de ma nièce. Elle a besoin d'appui, la chère petite!
—Oui, nous nous entendons à merveille, bien que nos caractères soient très différents.
—Il y a des circonstances, fit sentencieusement M. de Rabelcourt, qui rapprochent les natures les plus opposées.
—Nous habitons tout près l'une de l'autre, en effet, repartit madame de Saint-Saulge. Jusqu'à ces derniers mois, nous nous connaissions sans doute, mais nous nous sommes liées surtout pendant ce long congé que monsieur de Rueil a passé tout entier à Monant. Je viens chez elle, elle vient chez moi, c'est-à-dire ils viennent. Oui, je l'aime beaucoup, cette pauvre chérie, si bonne, si oublieuse d'elle-même...
—Vous la plaignez, baronne, puisque vous dites pauvre?
—Le mot s'applique si souvent aux riches! Qui est-ce qui n'a pas ses misères? même les plus heureuses, même Guillaumette?
Il se pencha un peu plus, et murmura:
—Vous savez donc tout, vous aussi?
Madame de Saint-Saulge se déplaça légèrement dans son fauteuil, afin de rétablir les distances que M. de Rabelcourt tendait à rapprocher; elle regarda fixement le diplomate, se demandant: «Que veut-il dire? A quoi fait-il allusion? Je ne sais rien que de tout simple au sujet de ce ménage tout droit et tout heureux. Laissons venir ce vieux dénicheur de nids, et ne nous avançons pas!»
Elle répondit donc, du ton le plus simple, en jouant avec la chaîne d'or de son face-à-main, qu'elle enroulait sur le bois de son éventail:
—Que voulez-vous dire, monsieur?
—Que Guillaumette, d'abord, a l'air préoccupée.
—Je ne trouve pas.
—Elle nous regarde sans cesse, voyez!
—Apparemment nous lui sommes chers, tous deux.
—Elle ne danse pas!
—Non, madame, ce n'est pas naturel. Elle adorait la danse autrefois... Elle souffre. N'essayez pas de me tromper: j'ai deviné l'injure qu'on lui a faite, le délaissement, l'abandon... Pauvre petite!
Madame de Saint-Saulge eut un sursaut. Elle releva vivement les yeux, qui suivaient les saluts de huit danseurs de menuet, et prit son face-à-main pour mieux considérer M. de Rabelcourt. Toute sa jeunesse amusée, son large mépris de la finesse des hommes, son ravissement de trouver une occasion de berner un diplomate, l'espièglerie de l'enfant, persistante et vivante chez la femme de trente ans, s'épanouirent dans le regard dont elle fit le tour du visage inquiet de son interlocuteur. Et, ravie d'enfoncer M. de Rabelcourt dans sa méprise, penchant un peu la tête:
—Vous voulez parler de leur liaison? dit-elle.
—Justement!
—Bien forte!
—J'en étais sûr! dit M. de Rabelcourt en s'enhardissant. Je l'avais deviné à ses signes certains. Mais quel triste événement, madame, et invraisemblable!
—Invraisemblable? Non. Je m'y attendais, et d'autres avec moi, tout le monde...
Elle souriait. Il prit une physionomie plus grave encore pour ajouter:
—Vraiment? Est-ce que le voisinage se doute de quelque chose?
—Un soupçon, vague encore. C'est si récent!
—Deux mois, peut-être?
—Pas plus de trois, assurément, dit madame de Saint-Saulge en riant tout à fait.
—Je vous envie, madame, fit M. de Rabelcourt, de parler d'une situation pareille avec tant de détachement. Vous n'avez pas, comme moi, des liens étroits de parenté avec Guillaumette. Dites-moi: a-t-elle fait des reproches à son mari? Y a-t-il eu des scènes?
—Mais, je n'en sais rien! répondit la jeune femme, en ouvrant son éventail... Personne n'en peut rien savoir... vous me demandez des détails d'une intimité...
—Tant mieux! mille fois tant mieux, madame! Je suis heureux qu'il n'y ait pas de scandale. Un simple murmure dans le voisinage... Ma nièce est si brave qu'elle a dissimulé... On ne lui reproche rien, j'espère, pas la plus légère faute?
—Comment dites-vous?
—Je dis qu'Édouard est le seul coupable, et que c'est bien ce que je pensais!
—Mais non, monsieur, il ne l'est pas!
—Vous l'absolvez?
—Sans doute: un homme accompli, sérieux et gai, charmant, que tout le monde aime!
«C'est elle», pensa M. de Rabelcourt.
Il se leva, sévère, et, incapable de contenir son indignation:
—Madame, murmura-t-il, vous êtes très jeune. Mais dussé-je vous paraître appartenir à l'âge du fer ou de la pierre, je trouve la conduite de monsieur de Rueil inqualifiable.
La baronne de Saint-Saulge, luttant contre le fou rire, répondit après un instant:
—Quel drôle de dictionnaire vous avez, monsieur!
—Ce n'est pas une question de dictionnaire, madame; c'est le fond même de nos sentiments qui diffère... complètement... complètement.
Il salua, et la jeune femme suivit, de ses yeux où le rire diminuait, cet oncle singulier qu'elle n'avait pas encore catalogué dans sa riche collection de souvenirs mondains.
Il faisait chaud. La soirée manquait d'entrain depuis l'arrivée de ce personnage encombrant qui semblait accaparer, de loin, l'attention de madame de Rueil et, de près, celle de madame de Saint-Saulge. Elle se traîna une demi-heure encore, jusqu'au thé. Puis, le bruit des voitures, tournant une à une devant le château, fit crépiter les vitres. Les voisins se séparèrent avec des «Charmante soirée, à bientôt», qui n'étaient pas tout à fait aussi faux qu'ailleurs. Madame de Saint-Saulge, en prenant congé de son amie, lui dit à l'oreille:
—Exquis, ton oncle!
—Tu trouves?
—Impossible de s'ennuyer un instant avec lui. Il a inventé sur ton compte une histoire folle. Je l'ai emballé. Nous avons fini par nous dire des injures. Je viendrai te conter cela demain matin.
Guillaumette répondit, avec le sourire calme qui lui était habituel:
—C'est cela, chérie, à demain.
Et elle demeura au salon, seule avec M. de Rabelcourt, tandis que son mari reconduisait un groupe d'amis jusqu'au perron.
A peine la porte fut-elle fermée, que M. de Rabelcourt, ressaisi par le sentiment de sa mission, s'approcha de la jeune femme et, serrant entre ses deux mains la main de sa nièce, lui dit tragiquement, à mots pressés:
—Nous n'avons qu'un moment, Guillaumette... J'en sais long... Tu me diras le reste... Nous agirons de concert, ma pauvre enfant!
Elle n'eut pas l'air de comprendre.
—Mais, je n'ai rien à vous dire, mon cher oncle!
—N'équivoquons pas. Rien ce soir, mais demain? Tu m'as appelé?
—Non.
—Ta lettre!
Guillaumette de Rueil rougit jusqu'à son auréole blonde. Embarrassée, hésitante, confuse, elle demeura un moment sans rien dire, se demandant s'il fallait ou non se confier à l'oncle si peu discret, qu'elle avait eu le tort d'alarmer. Elle se décida pour la négative, et, mettant ses deux bras sur les épaules du vieillard, rieuse et caressante, elle l'embrassa en disant:
—J'ai écrit cela dans un moment de folie. Vous saurez tout un jour, bientôt, je vous le promets. Ne vous alarmez de rien. Je ne pense plus rien de ce que je disais... Si vous voulez me faire plaisir...
—Certes oui!
—Eh bien! n'insistez pas. Oubliez la lettre. Surtout, n'y faites jamais allusion devant Édouard! Il serait furieux contre moi.
—Allons, mon cher oncle, dit Édouard de Rueil en entrant, une partie de billard, voulez-vous? Il n'est que onze heures!
—Je vous remercie, mon neveu, dit froidement M. de Rabelcourt. J'ai cent vingt-sept lieues de chemin de fer dans le corps, et beaucoup de soucis dans l'esprit. Je te prie de sonner le valet de chambre, Guillaumette; je me retire.
Un moment plus tard, sur la première volée de l'escalier, M. de Rabelcourt, très digne, suivi de son ombre agrandie qui tournait sur le mur, montait, en posant les deux pieds sur chaque marche, et par petites enjambées saccadées qui faisaient valoir la forme et l'élasticité de son mollet. Devant lui, le valet de chambre portait le bougeoir. Dans le grand salon, derrière la porte entre-bâillée, monsieur et madame de Rueil, pris d'un accès de gaieté, se disaient:
—Qu'est-ce qu'il a, votre bonhomme d'oncle, Guillaumette? Je le trouve d'un baissé! Comprenez-vous pourquoi il me fait une tête pareille?
—Pas encore. Je le saurai demain.
—Est-il de passage, au moins?
—J'espère...
—Vous ne l'avez pas invité?
—Oh! pas précisément!
—Délivrez-m'en, dites! Pour nos derniers jours, est-ce gai? A la fin de la semaine, nous réintégrons Limoges. S'il reste ici, je considère mon congé comme déjà fini!
Elle réfléchit un moment, et dit:
—Je trouverai en dormant.
Lui, habitué à ce qu'elle eût de l'esprit pour deux, il la regarda avec admiration, la crut sur parole, et déjà délivré, demanda:
—Si nous montions, nous aussi?
Et ils montèrent, sans valet de chambre et sans solennité.
III
M. de Rabelcourt dormit peu: la fatigue du voyage, le changement de lit, quelques cris d'enfant qui venaient de la nursery du deuxième, à travers le plafond, le tinrent éveillé une partie de la nuit. Il eut le temps de combiner son plan de bataille. Malgré tout, son esprit s'était reposé; ses idées se classaient d'elles-mêmes; sa vieille expérience lui conseillait, sans même hésiter, la conduite à tenir:
—Je me trouve en présence d'un cas bien simple, et bien connu. Une femme est trompée. C'est elle. Dans le premier moment de son indignation, elle cherche un sauveur, un homme qui soit un confident discret et un appui naturel. C'est moi. Cet ami, ce parent accourt. Elle s'affole à la pensée de compléter l'aveu, d'analyser elle-même son mal, elle hésite par pudeur, par crainte aussi des conséquences nécessaires, l'explication qui n'a pas eu lieu, la colère, la séparation probable. Que doit-il faire? Premièrement rester, afin d'augmenter les preuves qu'il possède déjà, et deuxièmement, quand il aura son dossier complet, l'ouvrir devant cette femme trop faible, lui dire paternellement: «Je n'ai besoin d'aucun aveu; la preuve est acquise; agissons!»
A l'heure du premier déjeuner, il trouva la famille rassemblée dans la salle à manger. Les enfants étaient sous les armes, en sarraux immaculés, rangés par taille décroissante, à côté de leur mère, Jean et Pierre en bleu, Louise en rose; la petite Roberte, soutenue par les deux bras de sa mère, se tenait debout, fléchissante sur ses chaussons de laine.
—Bonjour, mon oncle!
Trois voix fraîches saluèrent M. de Rabelcourt qui entrait, trois sourires l'accueillirent, le suivirent pendant qu'il s'approchait, et s'effacèrent lorsque, en récompense, l'oncle distrait, peu paternel, n'eut donné à chaque enfant qu'une petite tape sur la joue.
—Sont-ils gentils? demanda Guillaumette. A qui ressemblent-ils?
—Ma chère, dit M. de Rabelcourt, je n'ai jamais jugé les femmes avant vingt ans et les hommes avant trente.
Il serra la main d'Édouard de Rueil, qui s'était levé à moitié de la chaise où il était assis, et disait:
—Eh bien! mon oncle, avez-vous des projets pour aujourd'hui?
—Toujours, mon neveu.
—Je parierais que c'est de revoir madame de Saint-Saulge? Savez-vous que vous lui faisiez, hier soir, une cour assidue? Confidences, airs penchés, rires discrets, rien n'y manquait.
—Si ce n'est la sympathie, fit M. de Rabelcourt, en s'asseyant devant sa tasse de chocolat à la crème.
—Comment! s'écria Guillaumette, qui nouait la serviette derrière le cou de Roberte, Thérèse ne vous a pas séduit? Elle plaît à tout le monde!
M. de Rabelcourt lui jeta un coup d'œil de pitié, comme à une enfant qui ne comprend pas, et, fixant M. de Rueil, qui levait la tête, un peu étonné, de l'autre côté de la table:
—Une évaporée!
—Pleine de bon sens, pleine de cœur, dit Édouard.
—Sur ce dernier point, vous ne vous trompez pas, monsieur de Rueil: je crois qu'elle en a pour deux.
Il eut un de ces rires qu'il appelait sardoniques, mais qui ressemblaient à tous les autres.
—Votre meilleure amie? ajouta-t-il.
—Sans doute.
—Guillaumette me l'a dit, madame de Saint-Saulge me l'a confirmé; vous me le répétez; je n'en doute aucunement, mais je prétends que Guillaumette aurait pu mieux choisir. Cette intime amie—il appuya sur l'épithète—m'a tenu des propos...
—Légers, mon oncle? dit M. de Rueil, dont la forte et rude figure s'épanouissait d'aise. Mais vous avez dû les provoquer? Je vous connais: vous êtes ermite, mais pas de la stricte obédience. Avouez que vous avez raconté à madame de Saint-Saulge de ces histoires de l'Amérique du Sud...
—Non, monsieur, les histoires venaient d'elle. Il était question de ce pays-ci, de vos environs, de vos environs immédiats...
Il s'arrêta, pour juger l'effet, qui ne parut pas considérable. Et M. de Rabelcourt, haussant le ton, rouge, les lèvres serrées, ajouta:
—Sans insister davantage, pour le moment, je vous répète qu'elle a fait étalage devant moi d'une morale facile, plus que facile... Je n'ai pas la prétention d'être un modèle, mais enfin, entre sa morale et la mienne, il y a, Dieu merci, un abîme.
—Mon cher oncle, dit Guillaumette, inquiète de la tournure que prenait la conversation, je vous assure que vous vous trompez. Elle a pu plaisanter. Elle est fine. Elle aime la contradiction. Quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez que l'abîme est un tout petit fossé.
—Toi, dit M. de Rabelcourt, tu es aveugle. Mais monsieur de Rueil doit mieux m'entendre. J'aimerais mieux voir votre baronne à dix lieues d'ici.
—Parlez pour vous! répondit Rueil, qui se montait.
—Je parle pour vous, au contraire, pour vous personnellement, dit M. de Rabelcourt. J'aimerais mieux la voir à cent lieues d'ici que dans votre maison!
—Madame la baronne de Saint-Saulge désirerait dire un mot à madame, dit le valet de chambre en ouvrant la porte. Je l'ai fait entrer dans le petit salon.
Guillaumette de Rueil, après un instant de surprise, se souvint du rendez-vous donné la veille au soir, et, se penchant vers ses quatre enfants, barbouillés, qui achevaient de manger, n'ayant pas soufflé mot:
—Mes mignons, fit-elle, vous demanderez à votre grand-oncle sa plus belle histoire d'Amérique. Voyez s'ils sont sages, monsieur le Ministre! ajouta-t-elle en riant. Gâtez-les pendant cinq minutes. Et ne dites pas de mal de mon amie derrière moi, ce serait la trahir.
Elle adressa à son mari un regard plein de recommandations prudentes, auquel Édouard de Rueil répondit par un haussement d'épaules qui voulait dire: «Je vais me taire, mais ne me laissez pas longtemps en présence de votre oncle: il m'exaspère!»
Puis elle traversa l'appartement et sortit.
M. de Rabelcourt regarda fixement son neveu, acheva son chocolat, ne prononça plus un mot, et remonta dans sa chambre.
Édouard de Rueil ne le retint pas.
IV
Après cinq minutes de conversation, les deux jeunes femmes se levaient et s'embrassaient.
Madame de Rueil avait des larmes au bord des yeux. L'autre riait.
—Vous êtes folle, Guillaumette, de pleurer parce que votre oncle n'est pas bon psychologue!
—Soupçonner mon mari! Inventer une histoire pareille! En parler dans un bal, chez moi! Faire un visage de justicier devant Édouard qui n'a pas un tort, que j'aime, que je... vous admettez cela?
—Pourquoi avez-vous écrit?
—Je ne savais pas ce que je faisais.
—Il m'en voudra. Il trouvera que j'ai été sotte, et il aura raison. Et cependant, si je ne dis rien, nous aurons une scène de famille, Rabelcourt contre Rueil.
—Faites mieux.
—Quoi donc?
—Cédez-moi Édouard. Je l'invite à déjeuner. Tout s'arrange: ma voiture est au bout du parc; nous partons à l'instant, lui et moi; je le garde jusqu'à cinq heures; vous aurez le temps de mettre votre oncle à la raison, et, quand ils se rencontreront, il n'y aura plus de nuages pour faire l'éclair.
—Admirable! Mais ne dites rien de ma lettre!
—C'est promis.
Guillaumette essuya ses yeux, traversa le salon, entr'ouvrit la porte de la salle à manger, et, passant la tête dans l'ouverture:
—Édouard, dit-elle, bonne nouvelle! La maison est intenable avec ce pauvre oncle, qui me semble de plus en plus original. Madame de Saint-Saulge va vous sauver: elle vous invite à déjeuner.
—J'y cours! dit Rueil. Tâchez de le liquider! Qu'est-ce qu'il a donc contre moi?
—Je vais vous conter cela, dit madame de Saint-Saulge en lui prenant le bras.
Ensemble ils descendirent le perron, et madame de Rueil les vit s'éloigner doucement dans l'avenue ensoleillée, vers les bois qui commençaient à mi-pente. L'ombrelle cachait la tête de madame de Saint-Saulge, mais on entendait la note perlée de son rire. L'officier secouait la tête comme pour dire: «Ce n'est pas croyable!» faisait des gestes avec sa canne, se penchait pour entendre ce que racontait sa voisine, et les confidences devaient être amusantes, car elles modéraient l'allure de leur commune jeunesse. Ils formaient un joli groupe, lui, serré dans un complet d'étoffe bleue, qui faisait valoir sa haute taille, elle vêtue d'une robe claire, mousseuse, rayée de mauve, dont la jupe, à cent pas, traînant sur l'herbe et sur le sable, avait l'air d'un grand pavot blanc. Guillaumette les suivit du regard, à travers les vitres, et ils allaient atteindre le tournant de la futaie et disparaître sous les arbres, quand elle observa que son amie avait relevé son ombrelle, regardé une seconde du côté de la maison, et pris tout aussitôt une allure plus rapide Madame de Saint-Saulge fuyait avec son invité.
Devant qui?
Ce ne fut pas longtemps une question.
Se dégageant de l'ombre de la tour de droite, passant entre les verveines du massif central et la corbeille de pétunias qui bordait la pelouse, lancé à toute la vitesse que permettait la rondeur de son buste, M. de Rabelcourt apparut. Il filait dans la même direction. Sa tête, qu'il tendait en avant, ses yeux fixés sur le lointain de l'avenue, suivaient les fugitifs. Il les avait aperçus de sa chambre. Doutant de ses yeux, il avait examiné, avec ses jumelles d'opéra, ce couple de jeunes gens qui s'évadait si résolument et si gaiement dans la campagne. C'était lui! c'était elle! M. de Rabelcourt n'avait pas hésité. Il avait saisi sa canne, descendu l'escalier, ouvert la porte avec précaution. Il s'était juré de les rattraper, et, de tout son pouvoir, il s'efforçait d'accomplir sa promesse.
Madame de Rueil devina bien que les promeneurs, là-bas, hâtaient la marche à cause de lui. Mais elle hésitait à croire que son oncle cherchât à les rejoindre.
Elle étudia un moment la silhouette diminuante de M. de Rabelcourt. Bientôt le doute ne fut plus possible. «Ah! mon Dieu! pensa-t-elle, il court après eux!»
Elle ouvrit la fenêtre, et appela:
—Mon oncle! mon oncle!
Il n'entendit pas ou feignit de ne pas entendre. Ses épaules se trémoussant, ses jambes qui décrivaient des courbes inusitées et soulevaient à chaque pas une fusée de poussière, son chapeau de soie agité par la course et présentant au soleil toutes les faces du cylindre, continuèrent de s'éloigner vers les allées couvertes où venaient de disparaître madame de Saint-Saulge et Édouard de Rueil.
Guillaumette aurait voulu avoir un cheval, une bicyclette, des ailes, pour courir après lui, l'arrêter, prévenir un esclandre.
Agitée, inquiète, ne pouvant songer à empêcher désormais la rencontre des deux parties adverses, elle prit un chapeau de jardin, le piqua rapidement sur ses cheveux, et, s'engageant dans un sentier qui coupait la prairie et rejoignait les bois sur la droite, elle s'enfonça sous la futaie, afin de trouver au moins son oncle au retour, quand il reviendrait de l'extrémité du parc, et par le chemin le plus direct.
Elle avait marché vite, elle aussi. Elle s'assit sur un banc, dans une clairière d'où l'on voyait, devant soi, trois allées divergentes, pleines d'une ombre étoilée que berçait le vent. Madame de Rueil écouta, l'oreille tendue vers les lointains, là-bas, par où l'avenue principale trouait les massifs du bois, par où se poursuivait cette chasse du diplomate galopant une intrigue en fuite. Les grillons seuls chantaient. Elle entendit cependant, après quelques minutes, une voix assourdie par la distance et par les feuilles. La voix s'éleva trois fois, et, bien qu'on ne pût distinguer les mots, il était évident qu'elle était violente, qu'elle commandait. Puis tout se tut. Les bois s'endormaient de chaleur. Autour de Monant, dans les taillis et dans les futaies, on sentait diminuer même et mourir peu à peu ce long frissonnement des frondaisons que l'oreille confond avec le silence et qui défaille à certaines heures, comme le bruit de la mer.
Dix minutes s'écoulèrent. Madame de Rueil agita tout à coup son ombrelle, et fit signe:
—Je suis là! Venez!
Au bout de l'allée verte débouchait M. de Rabelcourt. Il avait vu sa nièce. Il s'avançait d'un pas moins rapide qu'en partant du château, mais encore ému et forcé. Il devait entretenir avec lui-même une conversation très vive, car sa canne faisait le moulinet, à intervalles rapprochés, et s'abattait sur des pousses de ronces, et il levait les épaules, et il se redressait par moments, comme s'il avait devant lui un contradicteur.
Quand il fut à portée de la voix, madame de Rueil lui cria:
—Les avez-vous rattrapés?
—Oui!
Elle devint toute pâle. Il s'approcha.
—Alors, qu'avez-vous fait? Mon oncle, que je suis inquiète! Qu'avez-vous fait?
—Mon devoir!
Il était rouge et essoufflé. Le sentiment de sa victoire le remplissait encore. Mais il s'y mêlait de la pitié pour cette jeune femme qui, de si loin, le regardait venir et se troublait à mesure. M. de Rabelcourt s'arrêta, à deux pas d'elle, et dit:
—Ne t'alarme pas, ma pauvre chérie; ne t'agite pas; laisse-moi reprendre les choses à l'origine...
Mais elle l'attira, se recula un peu, le fit asseoir près d'elle.
—Vite, vite, dites-moi au contraire ce qui vient de se passer... Je suis si malheureuse!... C'est ma faute... J'aurais dû vous expliquer ma lettre... Vous n'avez pas compris...
—Tout, mon enfant, tout...
—Mais non!
—Laisse-moi parler! Tu vas voir! Mais ne m'arrête plus! Oui, ta lettre m'a donné le premier soupçon, presque une certitude. J'accours à Monant; je te vois agitée; je vois ton mari gêné par ma présence! j'interroge madame de Saint-Saulge, elle avoue...
—Quoi donc, puisqu'il n'y a rien?
—Elle avoue cette trahison dont tu souffres, malheureuse enfant, et que tu voudrais me cacher maintenant! reprit M. de Rabelcourt, en levant les deux bras. Elle le fait avec un cynisme complet, à moi ton oncle, chez toi! Ah! je ne l'ai pas manquée, tout à l'heure! J'ai aperçu ton mari qui la rejoignait dans les allées, j'ai couru après eux, la colère me rendait la jeunesse, je les ai, non pas rejoints, car ils trottaient presque, mais approchés d'assez près pour que ma voix portât, et...
—Mon Dieu, qu'avez-vous dit?
—J'ai dit, de toutes mes forces: «Monsieur de Rueil, vous trahissez vos devoirs les plus sacrés, mais désormais, il y a un témoin, c'est moi!»
—Et qu'est-ce qu'il a fait? il s'est emporté?
—Non.
—Il a répondu, du moins, très vertement?
—En aucune façon: au lieu de s'arrêter, il a continué à courir, il a seulement tourné la tête, et il m'a jeté cette simple impertinence: «Au revoir, tonton!» pendant que sa complice, encore plus légère que lui, l'entraînait. Je les ai entendus rire, Guillaumette, rire, quand je ne les voyais plus!
—Ah! tant mieux! tant mieux!
Elle n'en put dire davantage. Des larmes, l'agitation de ses nerfs, le contre-coup de l'émotion qu'elle avait eue l'empêchaient de parler. Et, à demi tournée vers M. de Rabelcourt, elle faisait signe avec ses paupières, avec ses lèvres qui se relevaient aux angles, avec toute sa jolie tête blonde qu'elle agitait: «Ne faites pas attention, j'ai eu peur, j'ai un moment de faiblesse, mais je suis contente, enchantée, ravie, et je vais vous le dire!»
M. de Rabelcourt la crut folle. Il la considérait en silence, il étudiait ces jeux changeants de physionomie et ces gestes qui s'effaçaient l'un l'autre; il éprouvait un peu d'inquiétude et de remords devant sa nièce, comme devant un de ces jolis jouets fragiles, dont on a faussé le ressort sans le vouloir, et qu'on ne sait plus comment réparer.
Elle se répara toute seule.
Madame de Rueil cessa de pleurer tout à coup, saisit les deux mains de son oncle, et devenue grave, affectueuse même, ayant retrouvé cette limpidité du regard qu'elle avait plus que personne, elle dit:
—Mon cher oncle, c'est ma faute, mais vous avez commis une erreur énorme!
Elle ressemblait si bien en ce moment à la raison qui parle, elle avait un tel air de conviction, qu'il perdit toute la sienne. M. de Rabelcourt sentit qu'il avait erré, et rougit par avance de ce qu'il allait apprendre.
—Quelle erreur, Guillaumette? demanda-t-il. N'es-tu pas malheureuse?
—Je l'ai été vingt-quatre heures. Je ne le suis plus du tout.
—Ton mari ne te trompe pas?
—Il est le plus fidèle et le plus aimant des maris!
—Je n'ai cependant pas rêvé ma conversation avec madame de Saint-Saulge?
—Une plaisanterie!
—Elle m'a parlé d'une liaison d'Édouard!
—Avec moi.
—Elle vient de l'emmener chez elle.
—De mon plein consentement: il déjeune aux Roches.
—Alors, pourquoi diable m'as-tu appelé?
—Je n'en ai rien fait!
—Par exemple! Et ta lettre?
—Mon cher petit oncle, dit Guillaumette de sa voix la plus douce, il ne faut pas m'en vouloir; vous avez trop d'expérience pour ne pas savoir que les jeunes femmes, même les plus heureuses, ont des moments où elles maudissent la vie, où leur jeunesse ne leur est pas une consolation, au contraire. J'ai passé par une de ces crises-là. Ma lettre a été écrite par votre Guillaumette, déjà chargée d'une assez lourde famille...
—Jean, Pierre, Louise, Roberte, compta l'oncle.
—En six ans, reprit-elle. La mère souhaitait un peu de liberté, des vacances... Elle a eu la surprise désagréable...
—Tu serais?
—Oui, mon oncle: un petit cinq!
—Avec ta taille fine?
—Nous le baptiserons cet hiver, à Limoges.
—Et c'est tout!
—C'est bien assez! Ne vous fâchez pas!
—Et tu as eu le front de m'écrire, pour si peu, que tu voudrais partir avec moi pour Buenos-Ayres?
—Je l'ai regretté le lendemain!
—Et tu me donnes trois semaines d'angoisses en ne m'expliquant rien! Tu me fais faire cent vingt-sept lieues. J'arrive, je te crois trompée, je soupçonne madame de Saint-Saulge, j'offense ton mari, je risque de brouiller deux ménages, j'aventure gravement ma réputation d'homme du monde et de diplomate, et quand le mal est fait, tu veux bien m'apprendre que tout ce beau désespoir te venait de ce qu'on appelle une espérance! En vérité, non, ma chère, ce n'est pas pardonnable!
M. de Rabelcourt retira ses deux mains que, jusque-là, Guillaumette de Rueil avait retenues entre les siennes, et, froissé, redressé contre le dossier du banc, il se mit à regarder vaguement les futaies.
La jeune femme n'essaya pas de se défendre. Elle se sentait en faute, mais, se souvenant des recommandations d'Édouard et de l'heure qui s'écoulait, elle s'efforça de deviner les intentions de M. de Rabelcourt.
A l'autre extrémité du banc, les yeux vagues aussi et devenus songeurs:
—Je me charge de vous réconcilier, dit-elle, avec madame de Saint-Saulge...
Il ne répondit pas.
—Le plus difficile, continua-t-elle, ce sera de faire entendre raison à mon mari. Vous, mon oncle, il vous excusera sans peine;... mais il faudra lui avouer que j'ai écrit cette lettre fâcheuse, ridicule... Et je m'en inquiète un peu... Il ne sera que trop disposé à penser comme vous, que j'ai manqué d'esprit ce jour-là en ne me taisant pas, et que j'en ai manqué hier soir, en me taisant... Il est si bon pour moi, que ses reproches me sont infiniment durs.
M. de Rabelcourt la laissa continuer son monologue, sans l'interrompre.
Au bout d'un quart d'heure, il soupira, ses traits se détendirent, il regarda sa nièce avec des yeux où il y avait beaucoup d'indulgence et un peu de regret.
—Allons! dit-il, Guillaumette, rentrons au château. Je vais te rendre l'explication toute facile: ne crains rien. Es-tu de force à revenir à pied?
Ils se levèrent tous les deux.
En montant les marches du perron, M. de Rabelcourt, qui recouvrait de moment en moment sa belle humeur, ajouta:
—C'est égal, le voyage n'aura pas été sans profit pour moi. Il m'aura rappelé ce que nous sommes toujours tentés d'oublier, nous autres hommes: qu'il ne faut pas se hâter de secourir une femme qui se plaint. Fais atteler, ma petite Guillaumette.
Quelques minutes plus tard, comme la Victoria qui faisait le service de Monant à la station voisine emportait M. de Rabelcourt et tournait l'angle du château, le diplomate allongea la tête hors de la voiture, et, complètement rasséréné, souriant déjà aux ombrages de Wimerelles, saluant sa nièce qui se penchait à une fenêtre basse:
—Au revoir, cria-t-il, au revoir, Guillaumette! Ne me dérange pas pour le sixième!
LE
TESTAMENT DU VIEUX CHOGNE
Rien ne disait l'heure, si ce n'est le silence. On devait être au milieu de la nuit, ou un peu après, dans cette courte période, point mort du cadran, où les chiens de garde eux-mêmes s'éveillent difficilement. A peine s'il arrivait de l'étable, à de longs intervalles, un meuglement bref, la plainte d'une bête fatiguée par la chaleur que la neige des toits maintenait amassée. Pas de bruit; pas de lumière non plus dans la grande salle de la ferme. Deux hommes étaient cependant assis près de la table où mangeaient soir et matin les maîtres et les domestiques de la Grange de Beinost; tous les deux du même côté et regardant le lit dont les draps et l'édredon étaient immobiles et soulevés, dans toute la longueur, par une forme humaine. Autour du lit, à droite de la cheminée, des linges traînaient à terre; d'autres séchaient, étendus sur le dos d'une chaise, devant des tisons dispersés, que la cendre aveuglait. Ailleurs, le long des murs de la pièce, il y avait, comme dans toutes les fermes de la région, une provision de bois soigneusement empilée, un vaisselier, une armoire couronnée de paires de bottes dont les tiges s'évasaient, un coffre, deux ou trois sacs de pommes de terre ou de châtaignes. Ces choses, très vaguement, émergeaient des ténèbres. Le reflets des champs de neige, qui ne perdent pas toute clarté dans la nuit, entrait à travers les vitres des fenêtres opposées, et maintenait, pour les yeux habitués des témoins, un peu de la vie des couleurs et des reliefs. Les hommes parlèrent enfin, à demi-voix.
—Depuis une heure, dit l'un, il n'a pas bougé.
—Je n'entends plus le souffle, répondit l'autre.
—Il a passé si subitement, reprit l'aîné, qu'on n'a pas eu le temps de lui faire faire son testament. Ça ne se peut, pourtant, que Mélanie partage avec nous le bien du père.
—Non, ça ne se peut: le pré doit nous rester, et aussi la vigne d'en bas et toute la Grange.
—Alors, tu es d'accord avec moi, Francis?
—Oui.
—Tout à fait?
Le cadet répondit d'un signe de tête, accompagné d'un abaissement des paupières, qui signifiait: «Je sais ce que j'ai à faire, inutile de parler.» Il était jeune, maigre, sans teint, jaune de cheveux; il avait le nez aquilin, les yeux pâles et toujours errants. Quelques-uns le prenaient pour un être de peu de jugement: ils ne remarquaient pas le rire bref qui avait peine à détendre les lèvres et les joues, mais où transparaissait un esprit résolu et rusé.
Anthelme, l'aîné, lourd paysan, barbu, épais de visage et camard, donnait l'impression d'une force brutale et impulsive; mais il avait, lui aussi, sa part de ruse, qu'il dissimulait sous la violence des mots, du ton et du geste. D'habitude, on n'entendait que lui à la Grange de Beinost; le vrai maître était cependant le père qui venait de mourir, et après lui le cadet qui ressemblait au père. Francis se leva le premier.
—Va donc chercher le Biolaz, dit-il; moi je m'occupe des témoins, et du reste.
Un quart d'heure plus tard, la grosse poulinière noire dont la bouche, trop tôt tirée par le mors, était restée allongée par un rire stupide, attendait sous la neige, dans la cour de la ferme. Francis se tenait auprès du traîneau, il avait une dernière recommandation à faire, et, quand la porte de l'étable s'ouvrit:
—Anthelme, dit-il, tiens bien ta langue avec le Biolaz!
Et il rentra aussitôt, en secouant sa veste. Anthelme s'était enveloppé dans une limousine doublée, manteau de misère, qui servait depuis vingt années à tous les gardeurs de vaches de la Grange, et sa tête disparaissait presque dans l'entonnoir du col relevé. Il s'avança, portant devant lui la lanterne allumée, qu'il fixa dans une bague de fer, à droite du siège, et il partit. La montagne était entièrement blanche, sans arbre ni buisson jusqu'aux premiers plans de la vallée. Il tâchait donc, dans le rayonnement des pentes, de reconnaître le lacet qu'il n'aurait pu quitter sans risquer sa vie. Il neigeait mollement. Les villages, au-dessous, dans le brouillard glacé, dormaient. Aucun bruit ne montait des vallées. Rien ne remuait, dans cette nuit d'hiver, si ce n'est, très haut sur le Colombier, la flamme de la lanterne qui faisait, autour du traîneau, un halo minuscule, et qui descendait en zigzags à travers les champs de neige.
Anthelme Chogne allait chercher le notaire.
Ces Chogne étaient connus dans la montagne pour une famille riche, processive, et de tout temps redoutable à ceux qui ne la servaient pas. Les voisins disaient: «On ne fait jamais une bonne affaire avec un Chogne, et ceux-là sont heureux, qui n'en font point une mauvaise.» Le vieux père ne descendait presque jamais de sa ferme, perchée à huit cents mètres en l'air, dans la partie du massif du Colombier, où les crêtes diminuent, et où la montagne élargit ses flancs. Autour de la Grange de Beinost, quand l'été avait fondu la neige, on n'apercevait que des pâturages maigres et semés de pierres, et quelques champs non limités, où l'écorce du sol, égratignée par la charrue et par la bêche, donnait de maigres récoltes de seigle, de fèves et de pommes de terre; mais il y en avait en bas, sur une ancienne moraine, que côtoyait un torrent, une vigne en forme de tortue, qui donnait un vin rouget, clairet, piquant, très renommé dans la contrée. C'était la richesse, le joyau des Chogne. Il y avait encore au-dessus de la ferme, montant toute noire, pressée, fût contre fût, jusqu'au sommet de la chaîne, une forêt de pins qui n'appartenait point aux Chogne, mais que les Chogne exploitaient, dévastaient, de père en fils, avec une audace contre laquelle le propriétaire n'avait jamais trouvé de défense utile. Si des arbres disparaissaient, personne n'avait jamais vu le bûcheron qui les abattait; s'ils étaient trouvés au bas de la montagne, dans les plis où les troncs d'arbres coulent, soit avec les avalanches, soit avec le torrent, les Chogne prétendaient toujours que le bois leur appartenait, qu'il venait d'une coupe achetée par eux, sur les lisières, et la preuve était impossible contre eux, dans ce pays vaste, peu habité, difficile d'accès, et où pas un témoin n'aurait osé dire: «Chogne a menti.» Sombre d'humeur, avare, très rude avec les siens, le père Chogne n'avait jamais pu supporter la présence d'une femme à la maison. Son unique fille, Mélanie, à l'âge de quinze ans, hébétée par l'abandon, et par le manque de nourriture, s'était placée comme domestique à Nantua. Elle avait à présent vingt-cinq ans. C'était elle qu'il fallait dépouiller de la vigne et de la Grange, et de tout ce que le père aurait pu lui enlever s'il n'était pas mort si vite, par cette nuit d'hiver.
Anthelme avait mis la jument au trot dès l'arrivée en plaine. Il traversa les bourgs, l'un après l'autre, sans arrêter, et c'est à peine s'il ralentit l'allure pour remonter la pente, de l'autre côté de la vallée et pour atteindre le col qui fait communiquer le Valromey avec Hauteville. La neige était molle et très épaisse sur les hauteurs. Heureusement, elle ne tombait plus dans cette région nouvelle. Le traîneau glissait sur une route large, balisée par des forêts ou des bouquets d'arbres. La seconde descente fut aisée et rapide. Le paysan s'arrêta dans la principale rue de la ville, vers le milieu, devant une porte à laquelle on accédait par quatre marches, munies d'une rampe, et il jeta sa couverture sur la jument dont tout le corps fumait comme une mare au petit jour.
—Allons, monsieur Firmin Biolaz! cria-t-il.
Et il tira, en même temps, la sonnette. Une musique aiguë et prolongée lui répondit, un grelottement de cuivre qui s'apaisa lentement et sans fruit. Au troisième appel seulement, les volets du premier étage, légèrement poussés sur la tôle de l'appui, chassèrent dehors un bourrelet blanc qui s'émietta en l'air, et une voix demanda:
—Vous ne pourriez pas sonner moins fort? Qui êtes-vous?
—Je viens vous querir pour un testament.
—Est-ce pressé?
—Oui bien.
—Alors, j'irai dans la matinée. Qui êtes-vous?
—Dans la matinée! Mais non! C'est tout de suite qu'il faut venir. Tout est prêt.
L'homme éleva la voix, de façon à être entendu jusqu'au fond des alcôves, où les voisins dormaient sous les rideaux tirés.
—Ouvrez, monsieur Biolaz; c'est dans la loi que les notaires ne peuvent pas refuser les clients! Ouvrez!
Les volets se rapprochèrent l'un de l'autre. Puis Anthelme perçut le bruit douillet des bourrelets de la fenêtre qu'on fermait. Il ne demeura dehors que le temps qu'il faut à un notaire pour allumer une bougie, pour expliquer à sa femme qu'il n'y a pas de danger, pour chausser des pantoufles, enfiler un pantalon, y insérer les plis amples de la chemise de nuit, et descendre un étage.
—Entrez vite, dit M. Biolaz; il fait diablement froid.
—Vous ne me l'apprenez pas!
—Par ici, dit le notaire, en poussant, à gauche, dans le corridor, la porte de son cabinet.
Il passa le premier, avança une chaise, dans l'ombre troublée par la bougie errante, fit le tour du bureau, et s'assit à la place accoutumée, en élevant le bougeoir, pour étudier le client. Celui-ci déboutonnait le col de sa limousine, en retirait sa barbe, sur laquelle coulaient des gouttes de neige fondue, enlevait sa casquette, et proclamait:
—Je suis Chogne, Anthelme, de la Grange de Beinost.
—Chogne, dit le notaire en posant le bougeoir; ah! très bien! Qui donc est malade, chez vous?
—Le vieux; il ne passera pas la nuit, c'est sûr.
—Très bien; très bien, répéta le notaire.
Les deux hommes s'observèrent l'un l'autre pendant une demi-minute de silence, chacun cherchant à lire et à ne pas être lu. Les visages restèrent inexpressifs, au cran d'arrêt. Néanmoins, par une communication directe, qui s'établit toujours entre deux esprits en lutte, Anthelme comprit, il vit nettement que M. Biolaz pensait: «Tous les Chogne sont des canailles; défions-nous.» M. Biolaz, de son côté, sut, à n'en pas douter, que Chogne, Anthelme, de la Grange de Beinost, songeait: «Le notaire a entendu parler de nous; il n'a pas bonne opinion, mais je suis plus fin que lui.» Cet homme encore jeune et tout rond, rappelait par sa figure tavelée de rouge, ses paupières abaissées, le tic nerveux qui tirait le coin d'une de ses lèvres, ses cheveux coupés en brosse et comme à l'ordonnance, par la gaucherie de son geste, le type légendaire du fantassin qui entre à la caserne: mais il avait toujours vécu dans le pays et approfondi ce qu'il nommait «la clinique notariale». Il demanda:
—Vous aurez des témoins, à cette heure-ci?
—Ils seront à la Grange, tous les quatre, quand vous arriverez. Ah çà!...
Le cou du paysan se tuméfia; ses yeux rosirent; il frappa du poing la table.
—Ah çà! vous déciderez-vous, à la fin?
M. Biolaz eut un papillotement de paupières et une sorte de salut de la tête qu'Anthelme prit pour un signe de peur. Il ne répondit pas, mais se leva, saisit une sacoche pendue le long de la tapisserie verte, y glissa du papier écolier, du papier timbré, des plumes, et, au dernier moment, un objet enfermé dans une gaine de cuir haute d'une main, rectangulaire, qui se trouvait sur le bureau.
—Vous savez, dit Anthelme d'un ton de moquerie, vous n'avez pas besoin d'emporter votre revolver: la maison est sûre.
Le notaire fit claquer le ressort qui fermait son sac.
—Passez donc le premier, monsieur Chogne; ce n'est pas un revolver que j'emporte, c'est un petit instrument avec lequel je prends des notes, quand j'en ai besoin.
Anthelme n'attendit pas longtemps dans la rue. M. Biolaz reparut, chaussé de bottes, enveloppé d'une peau de bique, traînant après lui une couverture de fourrure. Sans faire une observation ou une recommandation, il s'empaqueta dans ces pelleteries, se coucha à l'arrière du traîneau, la valise sous la tête, et murmura:
—A vos ordres, monsieur Chogne!
Pendant la plus longue partie de la route, et jusqu'à ce qu'il fût arrivé au bas de sa montagne, près de sa vigne, Anthelme sembla n'avoir d'autre préoccupation que de faire galoper sa jument déjà lasse. Le brusque changement de vitesse, quand le sol se releva, rendit la parole au conducteur. Anthelme se détourna à moitié, sur le siège du traîneau. Il vit, à l'aspect des brumes qui se formaient en paquets, que le jour approchait, et que la matinée serait claire.
—Monsieur Biolaz, est-ce que vous connaissez bien mon père?
—Pour l'avoir rencontré, une ou deux fois, dans des foires.
—Il vous reconnaîtra sûrement, lui; il a une mémoire!... Dites donc, monsieur Biolaz, et mon frère Francis, le connaissez-vous bien?
Le paysan fouetta la jument qui n'en pouvait plus, et ajouta:
—Il sera peut-être là; il n'y sera peut-être pas: il est allé au médecin, rapport au père, n'est-ce pas?
De la Grange de Beinost, on guettait les voyageurs. Dès que le traîneau vira sur l'espèce de plate-forme qui s'étendait en arrière de la ferme, la porte de la grande salle s'ouvrit, et un homme s'avança dans la nuit, en disant:
—Salut! Entrez donc! Il n'est pas mort, mais il faut faire vite; il se plaint tout le temps.
Le notaire entra. La salle n'était éclairée que par une lanterne d'écurie, à verre bombé, qu'on avait placée au milieu de la table. Il aperçut le lit, mais il ne put voir du malade, caché entre les oreillers et les draps, qu'un bonnet de coton et un profil fuyant, tourné du côté de la venelle. Il s'échappait de là une plainte ininterrompue. Le notaire fit le grand tour, et s'arrêta dans les environs de la cheminée parmi les chaises chargées de linge. Les rideaux étaient à moitié fermés.
—C'est moi, monsieur Chogne; c'est moi, le notaire. Vous m'entendez bien?
Une voix assourdie répondit:
—Oui, oui, monsieur Biolaz, de Hauteville. Ah! là, là, que je suis malade, mon pauvre monsieur!
—Pas tant que vous le croyez, monsieur Chogne... regardez-moi?
Au fond de la pièce, plusieurs voix d'hommes protestèrent:
—Faut le laisser... Il est assez malade comme ça... Puisqu'il ne veut pas remuer, cet homme, pourquoi le tourmenter?
On entendit la voix traînante du notaire:
—Passez-moi la lanterne?
Les quatre mots tombèrent dans un silence aussi profond que s'ils avaient été prononcés au milieu des champs de neige et de la brume de l'aube. M. Biolaz les répéta, du même ton tranquille. Alors, l'homme qui était venu au-devant de lui, dans la cour, un très grand, qui avait son chapeau enfoncé jusqu'aux yeux, prit la lanterne par l'anse de cuivre et la leva, sans quitter le milieu de sa chambre. M. Biolaz n'insista pas; mais il observa, en se penchant, le testateur qui s'était remis à geindre, puis il se détourna vivement. Au fond de la pièce, sur un banc, le long du mur, trois autres paysans écoutaient et regardaient, respirant à peine, le buste tendu en avant. Le mouvement du notaire les fit se redresser, comme s'ils avaient été pris en faute. L'un d'eux dit avec humeur:
—Faites donc votre métier, monsieur Biolaz, au lieu de vous dandiner comme ça dans votre peau de bique.
Le notaire n'hésita plus: il eut le sentiment qu'il était seul contre cinq, car Anthelme rentrait, après avoir dételé la jument, et il disait:
—C'est ça; approchez vos papiers de la lanterne, monsieur Biolaz; là, vous serez bien pour écrire; nous n'avons plus de pétrole, malheureusement; on a tout dépensé ces jours-ci, vous comprenez.
Puis, comme M. Biolaz commençait à demander aux témoins leurs noms, prénoms et professions:
—Dommage que mon frère Francis ne soit pas revenu pour le testament du père, reprit Anthelme; ça sera un chagrin pour sa vie.
Le notaire n'avait plus l'air d'écouter; il rédigeait. Ayant étalé une feuille de papier timbré sous le rayon de la lanterne, il s'appliquait, le front plissé d'une ride unique, à combiner ses formules, et à peser ses mots. Les témoins devenaient expansifs. Ils causaient entre eux. «Par-devant Me Firmin Biolaz, a comparu M. Mathieu-Napoléon Chogne, lequel, se croyant gravement malade, a requis ledit Me Biolaz de dresser son testament.» Le notaire relevait ensuite, avec minutie, les circonstances de date et de lieu, décrivant la salle de la Grange de Beinost, et le malade lui-même, «pour le peu que j'en ai vu», disait-il. Puis il demanda au testateur de lui dicter ses volontés. Le vieux Chogne, dont la parole était coupée par de fréquents soupirs, plaintes et accès de toux, dicta quand même quelques phrases qui décelaient une longue expérience des affaires. Il léguait, «par préciput et hors part, à ses fils Anthelme et Francis, tout ce qu'il pouvait enlever à sa fille Mélanie, et ce, pour les remercier des bons soins dont ils avaient entouré sa vieillesse.» Il exprimait le désir «qui serait sacré pour tous», que la vigne appartînt à Francis et la Grange de Beinost à Anthelme.
La rédaction achevée, M. Biolaz relut l'acte à haute voix, et se leva pour faire signer le malade. Deux des quatre témoins et Anthelme se dressèrent en même temps, et se placèrent entre le notaire et le lit. Les deux autres passèrent dans la venelle.
—Je ne peux pas signer, gémit le malade, je ne peux pas.
—Encore le tourmenter! Vous l'entendez! grognèrent les hommes. Monsieur Biolaz, il faut coucher sur le papier qu'il ne pouvait pas signer... Monsieur Biolaz, n'approchez pas comme ça; il a peur de vous, vous voyez... Laissez la lanterne sur la table... Ça lui fait mal, la lumière...
Le notaire était au pied du lit, que cachait une couverture qui tombait jusque sur le sol. Les hommes s'agitaient, aux deux côtés du malade, et se courbaient pour lui parler, tellement qu'on ne le voyait plus.
—N'est-ce pas que tu ne peux pas signer, vieux père? Répète-le! Il faut qu'il s'en aille, à présent, le notaire... On ne doit pas contrarier comme ça les malades, monsieur Biolaz.
Pendant ce temps, le notaire relevait, avec précaution, et sans qu'ils y prissent garde, la couverture sur laquelle il marchait. Il avait senti, à travers la laine, quelque chose de résistant et de mou à la fois; il en avait suivi le contour, du bout de ses bottes, et sans baisser les yeux un seul moment.
Si les témoins et Anthelme n'avaient été si violemment occupés de défendre le vieux Chogne, ils eussent vu que M. Biolaz pâlissait. Le notaire tourna la tête vers la fenêtre qui était toute proche. La lumière de l'aube était vive au dehors, et, relancée par la neige, elle entrait dans la salle. Il se recula.
—J'ajouterai la formule légale, messieurs; je mettrai que le testateur ne peut signer. Venez, et terminons.
Ils se placèrent aussitôt et tous devant lui, de l'autre côté de la table. De la main droite, il écrivit la formule; de la gauche, il fouilla dans le sac de voyage, et prit la petite boîte enveloppée de cuir qu'il posa debout sur le bois de la table.
—Qu'avez-vous à faire de ça? cria Anthelme. Je ne permets pas!... Empêchez-le!
—C'est moi qui ne permets pas que vous empêchiez les témoins de signer! A moi, témoins!
Les témoins écartèrent Anthelme, qui se débattait. M. Biolaz orienta la boîte vers le pied du lit, pressa un ressort muet, et enfouit l'objet dans la poche de sa peau de bique.
A ce moment, l'aîné des Chogne bondit sur le lit, se baissa, ramena jusqu'à terre la couverture qui avait été relevée, et accroupi, les poings tendus, chercha du regard le compagnon qui l'aiderait à faire un mauvais coup. On pouvait aisément se jeter sur M. Biolaz, le fouiller, le ligotter s'il résistait. Mais le notaire paraissait si calme, et si bien occupé à contrôler les signatures, que les yeux auxquels s'adressait Anthelme répondirent, d'un clignement expressif: «Inutile; il n'a rien vu; ne compromets rien».
—Imbéciles! dit Anthelme tout haut, en se redressant, et en prenant faction au pied du lit.
—Anthelme, dit simplement M. Biolaz; c'est le premier témoin qui me reconduira. Faites atteler un autre cheval au traîneau.
Nul n'aurait pu deviner, quand le notaire s'étendit, pour la seconde fois, dans la cage de bois qui devait le ramener à Hauteville, qu'il venait, dans la même heure, de découvrir un crime et d'en commettre un autre.
L'enterrement du vieux Chogne eut lieu le surlendemain. Le cinquième jour, dans la matinée, les deux fils se présentaient à l'étude Biolaz. Le notaire s'attendait à leur visite. Il les fit asseoir devant son bureau, et resta debout de l'autre côté. Il avait son air naïf et le ton traînant de tous les jours, mais les lèvres tiquaient plus fort que de coutume.
—Eh bien! dit-il, qu'est-ce que vous me voulez?
Il s'en doutait.
—Savoir si vous avez fait enregistrer l'acte, répondit l'aîné.
—Car ma sœur Mélanie, ajouta le cadet, accepte tout ce que le père a voulu; elle ne fera pas d'opposition.
M. Biolaz se recueillit, baissa très bas les paupières, coula les yeux vers Anthelme au museau de loup, puis vers Francis au museau de fouine, et dit, en détachant les syllabes:
—Le testament n'a pas été enregistré, et il ne le sera pas: il est nul!
—Nul! dit Anthelme en repoussant violemment sa chaise. Il ne l'est pas. Je l'ai vu, et je m'y connais!
—Il faudrait le prouver, qu'il est nul! ajouta Francis.
Les deux frères étaient debout, les mains appuyées sur le bord du bureau.
—Voilà la pièce, dit le notaire en prenant une feuille de papier qu'ils reconnurent. Elle est trois fois nulle. D'abord ceci, vous voyez: «lequel a requis Me Biolaz de dresser son testament».
—Eh bien?
—Il fallait mettre à la suite: «et l'a dicté». La mention que le testament a été dicté est une mention nécessaire. Je l'ai omise.
—Exprès?
—Oui.
—Misérable!
—Attendez avant de dire ce gros mot-là, Anthelme; nous verrons qui de nous trois le mérite.
—Et après, monsieur Biolaz? demanda Francis.
—J'ai négligé, en outre, d'indiquer que j'avais lu le testament au testateur et aux témoins, et enfin, troisième nullité, j'ai bien écrit que le testateur était trop faible pour signer, mais je n'ai pas constaté qu'il me l'avait lui-même déclaré.
La petite feuille tomba sur le bureau, sans bruit, comme la neige. Une émotion égale étreignait les trois hommes, et leurs trois colères se heurtaient dans l'étroit espace qui séparait les visages, les bras, les poitrines.
—Dites donc, Biolaz, cria Anthelme, cela s'appelle un faux en écriture publique!
—Je le sais.
—Cela conduit un homme aux galères! dit Francis.
—Parfaitement, riposta M. Biolaz, cela conduit un officier public aux galères, quand il n'a pas, pour se justifier, le petit document que voici.
Il tendit un petit papier carré et brun.
Les deux Chogne se reculèrent.
—Oh! vous pouvez prendre; j'ai vingt épreuves pareilles, et le cliché est en lieu sûr.
Ce fut le cadet qui prit la photographie, et qui l'approcha de la fenêtre. L'épreuve était floue; les rideaux du lit, les draps, les oreillers, s'arrondissaient en volutes de brume autour d'un profit très typique, mais imprécis et sans âge. Au premier plan seulement, à l'endroit où la fenêtre avait versé plus abondamment la lumière, on voyait sous le lit, on distinguait deux surfaces blanches, évasées, accolées, qui se terminaient par une dentelure.
—J'ai étudié le cliché à la loupe, dit M. Biolaz, et il n'y a pas de doute, ce sont des pieds humains, les pieds du mort, entendez-vous, les deux Chogne, de votre père mort que vous aviez jeté sous le lit!
Anthelme et Francis ne se retournèrent pas; ils se regardèrent l'un l'autre, et, dans ce regard, il y eut l'ordre à Anthelme de ne pas parler, et l'aveu d'un moment de désarroi. Francis retourna la photographie, la considéra de près et de loin, pour se donner du temps. Enfin il dit:
—Personne ne pourrait jurer que c'étaient les pieds d'un mort, monsieur Biolaz. Personne non plus ne reconnaîtrait la figure qui est dans le lit; elle est trop petite... Non, il n'y a aucun danger pour nous. Seulement, le monde est si jaloux: ces choses-là feraient du bruit; on raconterait des histoires... Tenez, mon frère et moi, nous laisserons tomber le testament.
Le notaire ne répondit pas, et montra la porte. Ils la prirent. Au moment de saluer, avant de descendre les marches du perron, Anthelme se détourna, et dit, comme s'il confiait un secret:
—Vous êtes tout de même fort dans votre partie, monsieur Biolaz; je ne dis pas qu'on ne reviendra pas chez vous, quand même.
—Tu ne peux donc pas te taire! dit Francis.
Et il l'emmena.
M. Biolaz poussa la porte, et il écouta, avec satisfaction, le bruit du ressort qui terminait la visite.
AUX PETITES SŒURS
I
Le père Honoré Le Bolloche, n'ayant plus d'ouvrage du tout, sortit de l'appentis où il travaillait, fit trois pas dehors, et s'assit sur la chaise qu'il venait de rempailler: car il était, de son état, rempailleur de chaises. Il étendit d'abord sa jambe de bois, puis l'autre, chercha du tabac dans son gousset, et, n'en trouvant pas, il se sentit pauvre.
Pauvre, Le Bolloche l'avait toujours été, mais il ne s'en était pas toujours aperçu, ce qui constitue, au fond, la vraie manière de ne pas l'être. A l'armée, par exemple, quand il était sergent de zouaves, de quoi manquait-il? Le plus bel homme du régiment, la figure longue et bronzée, avec un nez bien droit d'arête, légèrement aplati et large à la base, une barbiche qui eût fait envie à plus d'un commandant,—à cette époque napoléonienne où il y avait des commandants si décoratifs,—les épaules effacées, le cou tanné et sillonné de ravins blancs, la poitrine bombée, il jouissait de la considération de ses compagnons d'armes! et d'un traitement qui lui suffisait. Son livret ne portait, au passif, que des punitions insignifiantes, pour quelques fortes bordées militaires, à des anniversaires glorieux: une poule chapardée à des Bédouins; deux ou trois réparties trop vives à des chefs plus jeunes que lui; des misères. L'actif était superbe: cinq campagnes, tout ce qu'on pouvait avoir de chevrons, une citation à l'ordre du jour, la médaille militaire, un cor de chasse de tir, la menue monnaie d'un général en chef. Plusieurs fois il avait passé en triomphe dans des villes, sous des arceaux de lauriers, marchant sur les fleurs, applaudi par les femmes, au retour d'Italie ou de Crimée. On le mettait en avant, ces jours-là, à cause de sa prestance et de quelque blessure qu'il avait l'esprit de recevoir, aux bons moments et aux bons endroits: une balafre de sabre en pleine tempe à Solférino, et une balle dans le mollet, à Malakoff. Le Bolloche aimait la gloire. Les jeunes soldats, tout en l'admirant, le dotaient aussi d'une humeur grincheuse. Mais les chefs, mieux informés sans doute, le disaient seulement un peu haut d'honneur. Le ciel l'avait doué d'une santé à toute épreuve. Le Bolloche était heureux.
Plus tard même, atteint par la limite d'âge, selon son expression, et sorti du régiment, il avait rencontré quelque douceur dans cette vie civile dont il médisait journellement autrefois. Habitué à être commandé et entouré, sa liberté lui pesait, non moins que sa solitude. Encore vert, d'ailleurs, et de galantes façons, il avait aisément trouvé à se marier. La femme n'était pas toute jeune, mais il commençait à vieillir. Elle apportait, du reste, ce qui peut passer pour jeunesse aux yeux de bien des gens: une dot, une petite maison bâtie dans un bas-fond, au delà des octrois, et autour, un pré de quelques ares, ou pour mieux dire deux bandes d'herbe en pente, traversées l'hiver par un filet d'eau, dont il restait, l'été, un marécage en rond, grand comme une aire à battre.
Le voisinage des joncs qui poussaient là, l'ignorance de tout métier, une certaine adresse de main furent causes que l'ancien soldat se mit à rempailler des chaises. Il ne prenait pas cher. La pratique lui arrivait abondamment du faubourg, où les enfants se chargeaient de lui donner de l'ouvrage. Sa santé se maintenait. Et, plusieurs années encore, Le Bolloche n'eut pas lieu de se plaindre.
Bien au contraire, une joie lui vint, la plus vive qu'il eût connue, et de celles qui durent: un enfant. Il avait immensément souhaité une fille. Celle que sa femme lui donna était rose, blonde et gaillarde. Le Bolloche se reconnut tout de suite en elle. Ce fut une adoration immédiate. Il voulut,—bien que très peu dévot,—la porter lui-même à l'église, et quand le curé lui demanda le nom sous lequel elle devait être baptisée: «Appelez-la Désirée, dit-il, car jamais je n'ai rien désiré tant qu'elle.» Il prit soin d'elle, et l'éleva plus encore que la mère. Toute petite, avant même ses premiers pas, elle se roulait dans l'appentis, tandis qu'il travaillait. Elle riait, et il était content. Si elle pleurait, il avait des inventions incroyables pour la consoler, il la berçait, il lui chantait, comme une nourrice, des chansons qui n'ont que trois notes, de celles qu'on entend dans les arbres, au temps des nids.
A peine fut-elle assez sage pour se tenir tranquille et assez forte pour plier un jonc, il lui apprit à tresser des cages, des paniers, des bateaux, qu'on allait ensemble lancer sur la mare. Puis, l'amusement devint un art. Elle sut bientôt ce que savait le père, et plus encore. Celui-ci n'en fut pas jaloux. Il lui confia les ouvrages fins, qui demandaient une main agile, un peu de goût et d'invention. Et toutes les fois qu'une chaise bourgeoise, non pas grossièrement joncée, mais paillée en belle paille de seigle, d'une ou de deux couleurs, arrivait au logis, avec un siège à remplacer ou une blessure à fermer seulement, Le Bolloche en chargeait Désirée.
Ainsi élevée tendrement, entre trois personnes qui la choyaient à l'envi,—car Le Bolloche avait retiré chez lui sa très vieille mère aveugle,—il n'était guère possible que l'enfant ne devînt pas aimable. En effet, on n'aurait pu trouver, dans tout le faubourg et dans la campagne voisine, une fille plus avenante. A quinze ans, on l'eût prise pour une femme déjà. Elle était grande, bien faite, rose de visage, légèrement rousselée. Ce n'est pas qu'elle eût les yeux plus longs ou plus larges qu'une autre, mais elle regardait tout droit, si franchement qu'on devinait en elle un cœur tout simple.
Elle riait volontiers, et son rire demeurait dans la pensée, comme une chose fraîche. Elle ne portait pas de bonnet, un peu par économie, beaucoup pour montrer ses cheveux qui ondulaient sur ses tempes en deux écheveaux d'or, et qu'elle tordait par derrière, à la diable. Son goût lui conseillait les robes claires. Elle piquait souvent un brin de fuchsia rouge à son corsage d'indienne.
Pourvu qu'il pût la voir, ou seulement l'entendre près de lui, Le Bolloche ne trouvait rien à reprendre à la vie. Comme Désirée, pour causer, ne s'arrêtait pas de tordre la paille, ils bavardaient en travaillant; comme elle était déjà d'un âge qui fait songer, ils parlaient presque toujours d'avenir.
Ce fut à cette époque, précisément, que l'épreuve commença pour le père Le Bolloche. D'abord, la blessure de sa jambe, qui n'avait jamais totalement guéri, s'envenima. Il eut beau jurer, la gangrène s'y mit. Après des semaines de souffrances, il fallut couper la cuisse. Toute la réserve du ménage s'en alla en honoraires de chirurgien, et en petites fioles qui s'alignaient sur la cheminée, vides, avec des étiquettes rouges. Le malade ne décolérait pas d'être au lit, et de voir couler son argent. Il fut une saison entière convalescent. Et, quand il reprit sa place sous l'appentis, il constata bien vite qu'il avait perdu de son corps beaucoup plus qu'il ne croyait, hélas! la souplesse, l'énergie, cette vaillance de muscles enfin qui est la bonne humeur de nos membres. Le mal l'avait usé.
Désirée était là, sans doute, chaque jour plus experte, pour gagner le pain de la maison. Grâce à l'activité de sa fille et à une légère augmentation de prix, Le Bolloche espérait que les trois femmes, l'âne, les poulets et la chatte, qui formaient le personnel confié à sa sollicitude, ne ressentiraient point trop les suites de cet accident qui, de simple blessé, l'avait fait invalide. Il gagnerait moins, peut-être, mais sa fille gagnerait un peu plus: le résultat serait le même. Il se trompait.
Un second obstacle surgit, celui-là invincible. Ni le père ni la fille ne refusaient le travail: ce fut le travail qui commença à manquer. D'une saison à l'autre, la diminution des commandes se faisait plus sensible. Il y eut d'abord des heures de chômage, puis des jours entiers. En vain Le Bolloche, avec son âne et sa charrette, continua de parcourir, chaque samedi, les quartiers suburbains, et d'envoyer aux fenêtres, où fleurissent les géraniums-lierres en éventail et les œillets en pyramide, son cri traditionnel: «Pailleur! pailleur de chaises!» De moins en moins son appel trouvait de l'écho. Et la cause? Le progrès, l'envahissement du luxe qui, de proche en proche, des châteaux aux maisons des bourgeois, et jusque dans les fermes, supplante l'antique tradition, et, à la place des sièges aux armatures massives recouvertes de jonc, introduit les meubles légers et à bon marché sortis des fabriques de Paris ou de Vienne. Triomphe du rotin, des fauteuils d'étoffe, des tresses d'alfa, des berceuses d'osier blanc, par lequel les rempailleurs étaient lentement évincés. Un métier finissait. Que d'autres ont disparu de la sorte! Combien d'humbles artisans ont senti avec un étonnement désespéré l'outil tomber de leurs mains, et l'état appris aux jours d'enfance, l'état qui avait honorablement nourri le père et leur avait suffi à eux-mêmes une moitié de leur vie, devenir ainsi progressivement hasardeux et ingrat! Est-il rien d'aussi dur? Quelques-uns sans doute peuvent chercher un autre ouvrage. Mais les vieux, pour qui le temps de l'apprentissage est passé, accrochés à ces professions en ruine, n'ont plus qu'à disparaître avec elles.
C'était le cas du père Le Bolloche. Le bonhomme le comprenait bien. Il laissait les choses aller, avec cette arrière-réserve d'espérance que nous avons, tant qu'elles vont encore. L'herbe commençait à envahir l'atelier, sous les bottes de seigle jaune qui pourrissaient par le pied. Dans l'étang, les joncs et les roseaux, coupés ras autrefois, grandissaient, se gonflaient, montaient en quenouilles. Et comme, ici-bas, la plupart de nos tristesses ont un envers de joie pour quelqu'un, les fauvettes du quartier ne s'en plaignaient pas, n'ayant jamais, ni leurs devancières, trouvé au bord de la mare tant de duvet pour leurs petits. Il attendit jusqu'au bout, jusqu'à ce que le dernier sou de leur épargne à tous fût dépensé. Et voilà que cette heure était arrivée. La grand'mère,—qui tenait les comptes, de mémoire bien entendu, et gardait la bourse,—en avait, le matin même, prévenu son fils. Il fallait prendre une résolution, trouver un expédient, car le pain du lendemain n'était plus assuré. C'est à quoi Le Bolloche réfléchissait, sa longue face encore allongée par la tristesse, à trois pas de l'appentis, un jour de printemps.
Pour tromper sa passion de fumeur, il aspira deux ou trois bouffées d'air à travers le fourneau vide de sa pipe, et la première idée qui lui vint fut qu'il pourrait se priver de tabac. Il se sentait capable de ce sacrifice. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que ce n'était pas une solution. Alors que faire? Envoyer Désirée en condition? Jamais il n'y consentirait. Il aimerait mieux mendier son pain. Dire à la grand'mère: «Nous ne pouvons plus vous nourrir. Cherchez, demandez à l'Assistance publique...»? Allons donc! Est-ce qu'un enfant peut seulement penser à cela? Vendre la maison? Il faudrait en louer une autre, et les loyers avaient doublé, triplé, depuis que Le Bolloche habitait son coin de pré. Où serait l'avantage? Évidemment il n'y avait qu'un seul parti, dont sa femme et lui avaient causé déjà: ils partiraient tous deux, ils laisseraient la maison à l'aïeule qui était trop vieille, et à Désirée qui était trop jeune et trop aimée pour porter un tel deuil.
Partir! Quand il fut arrivé à cette conclusion, Le Bolloche appuya son coude sur sa bonne jambe et regarda lentement autour de lui, de ce regard chargé d'adieux qui découvre toujours quelque beauté nouvelle aux choses les plus familières. Le pré où l'herbe renaissait, où les boutons d'or échappés à l'âne commençaient à s'ouvrir, lui parut promettre une fenaison abondante. Les haies qui, de trois côtés, couraient autour, n'avaient plus cet air souffreteux et défraîchi, ces trouées lamentables qu'elles offraient jadis. Bien épinées, drues, tendues de fil de fer aux endroits faibles, elles défendaient la maison mieux qu'un mur. Et le mur qui longeait la route, pour un peu moussu qu'il fût, était encore solide et d'aplomb. Le Bolloche avait souvent rêvé d'élever là, pour son gendre, une maison semblable à l'autre qui était à mi-pente. Ah! si le métier ne l'avait pas trahi! Quelle jolie vue on aurait eue des fenêtres, sur la rue qui remonte vers l'octroi, éclairée au gaz, si gaie le dimanche, si coquette avec ses cabarets peints de couleurs vives, ses jeux de boules, ses charmilles et ses grands jardins tout roses de pêchers en fleurs!
A ce moment, Désirée apparut au haut du pré, venant de la ville. Le vent l'avait un peu décoiffée. Elle marchait, une main retombant le long de sa hanche, l'autre passée au travers du siège défoncé d'une chaise qui, pendue à son bras, l'enveloppait d'un disque inégal de rayons jaunes. La jeune fille avait fait deux kilomètres pour trouver ce travail. Elle arrivait sans se plaindre, contente même, dans la lueur du couchant qui traînait sur le pré. Quand Le Bolloche la vit, il comprit mieux encore que la séparation d'avec elle serait la plus dure de toutes, et qu'auprès de celle-là les autres n'étaient rien.
—Eh bien! dit-elle de son ton de bonne humeur, vous demandiez de la besogne, en voilà: une chaise, comme vous les aimez, à rempailler en gros jonc.
—Non, petite, répondit tristement le bonhomme, j'ai fini tantôt ma dernière, et je suis assis dessus.
Elle approcha, sans comprendre ce qu'il voulait dire, s'étonnant seulement qu'il fût sombre. D'habitude il était joyeux quand elle était joyeuse. Qu'avait-il?
—Appelle ta mère, ajouta Le Bolloche, j'ai à lui parler.
Elle entra dans la maison, et la mère en sortit, toute petite sous son énorme bonnet blanc. Le Bolloche emmena sa femme au bord du ruisseau que longeait un sentier. Il l'avertit de son projet, non pas rudement comme il avait coutume de le faire quand il lui disait la moindre chose, mais presque doucement, très troublé qu'il était lui-même et hors de son naturel. Désirée les regardait de loin. Elle les voyait côte à côte, lui un peu penché, elle au contraire la taille cambrée et la tête levée. Ils parlaient bas. Malgré le calme du soir, on n'entendait que des bourdonnements alternés et le grincement régulier de la gaine de cuir où s'enfonçait la jambe coupée.
Quand ils rentrèrent, Le Bolloche alla se placer en face de la grand'mère, affaissée dans un fauteuil garni d'oreillers, à droite de la cheminée, et porta la main à son front, pour saluer, d'un geste familier d'ancien soldat.
—Maman, dit-il, l'ouvrage ne va plus.
—C'est vrai, mon petit.
—Je mange encore beaucoup pour mon âge, continua Le Bolloche, plus que je ne gagne. Ça ne peut durer: il faut que je m'en aille avec Victorine.
La nonagénaire, tout alourdie qu'elle fût par l'immobilité, eut un tressaillement. Elle essaya, d'un mouvement instinctif, d'ouvrir ses yeux morts, qui n'étaient plus qu'une fente mince dans l'enfoncement ridé de l'orbite.
—T'en aller, fit-elle, et où t'en iras-tu, Honoré?
Le Bolloche se détourna à demi, comme si la grand'mère l'eût réellement regardé et qu'il n'eût pu supporter ce regard. Il répondit avec un peu de confusion:
—Aux Petites Sœurs: Victorine prétend qu'on y est bien.
La vieille femme se souleva sur les bras de son fauteuil.
—C'est moi qui partirai! dit-elle, de ce même ton rude qu'elle avait transmis à son fils.
—Non, maman, non pas! Tu es trop bien habituée ici. Nous sommes plus jeunes, nous autres, le chagrin ne nous tuera pas!
—C'est que, mon enfant, rien ne m'appartient ici, je suis chez...
—Chez toi, dit rapidement Le Bolloche.
Et cet homme, qui était vieux aussi et infirme, eut, pour convaincre sa mère, une inspiration de petit enfant. Il l'entoura de ses bras, et lui dit à l'oreille, avec un enjouement moitié voulu, moitié vrai:
—Maman, quand j'étais au régiment, et que je faisais les cent coups, je dépensais plus que mon prêt, hein?
—Oui.
—Des cent sous, des dix francs par semaine. Qui est-ce qui payait?
—T'ai-je rendu l'argent?
—Non.
—Alors tu vois bien que tu es chez toi, puisque je te dois!
Elle resta un moment sans rien dire, puis reprit:
—Je veux bien, seulement tu emporteras des hardes et du meuble, pour ne pas arriver là-bas comme un mendiant.
—Pourvu que tu aies ta suffisance, dit Le Bolloche, je ne demande pas mieux.
La grand'mère ne répondit plus. Le sacrifice était accepté. C'était fini.
Parmi les pauvres, les effusions de remerciements sont inconnues. Il n'y en eut pas. L'aïeule, qui avait les mains jointes sur la poitrine, les souleva seulement par deux fois, pour montrer combien elle était touchée.
Ce fut tout.
Ils s'assirent pour souper, autour d'une salade dont le pré avait fait les frais. Rendus tristes par la pensée d'un changement si grand et si prochain, ils ne se parlaient pas. A quoi bon? Le même regret les poignait tous. Ils avaient lutté jusqu'au bout. La misère était la plus forte. A quoi bon?
Cependant Le Bolloche remarqua que la grand'mère ne mangeait rien. Elle remuait les lèvres, comme si elle n'osait faire une question qui la troublait. A plusieurs reprises, les mots s'arrêtèrent ainsi sur sa bouche. Enfin, elle fit effort sur elle-même, et, d'une voix tout angoissée:
—Honoré, dit-elle, est-ce que tu me laisseras Désirée?
Deux gros soupirs lui répondirent oui.
Alors on aurait pu voir le visage de l'aïeule, inexpressif et détendu comme tous ceux auxquels aucune impression n'arrive plus par les yeux, s'éclairer d'une lueur soudaine. La joie rompait la nuit de cette face d'aveugle. Il semblait que l'âme s'en était approchée, et souriait au travers. En même temps les deux époux regardaient Désirée du même regard morne. La place que la jeune fille tenait dans le cœur de tous se montrait ainsi, sans phrase, plus éloquemment que par des mots. Car un enfant, cela se partage. Il n'en faut qu'un pour plusieurs vieux. Et quand ces pauvres gens s'étaient unis pour vivre sous le même toit, la mère, le fils, la bru, ce n'était pas seulement leur petit patrimoine qu'ils avaient mis en commun, ni le courage qui vient de l'un à l'autre à ceux qui travaillent ensemble, ni la mutuelle assistance que leur misère se prêtait, c'était encore, c'était surtout la jeunesse de Désirée.
Le souper achevé, Le Bolloche se secoua un peu, pour chasser cette tristesse indigne d'un homme. Pendant que sa femme aidait la grand'mère à se coucher, il entraîna Désirée dehors, et se mit à se promener avec elle dans la tiédeur de la nuit déjà venue, depuis l'appentis qui terminait la maison à droite jusqu'au clapier en treillage accolé au mur de gauche.
S'apercevant qu'elle avait les yeux rouges:
—Allons, dit-il, Désirée, ça passera! Du courage! Regarde-moi, je ne pleure pas. Et pourtant j'ai du regret de te quitter, va, surtout de te quitter pas mariée.
—Pourquoi donc?
—Parce que c'était mon idée de te voir établie. Nous aurions choisi tous deux ton mari, un ancien soldat comme moi... tandis que là-bas... tu comprends...
Il n'acheva pas sa pensée, et, croisant les bras, il s'arrêta, les yeux dans les yeux de sa fille:
—Dis-moi au moins, fit-il, avant que je parte, une chose que je voudrais savoir?
Elle le regardait, elle aussi, de son regard franc où des clartés d'étoiles passaient.
—As-tu un amoureux?
Cela parut drôle à Désirée, qui répondit en riant, malgré son chagrin:
—Mais non, père, je n'ai personne.
—Au fait, tu ne sortais guère, et ils ne pouvaient pas te voir. S'ils t'avaient vue, ceux qui sont en âge de chercher femme! Enfin, Désirée, si tu es de mon sang, comme je le crois, tu n'épouseras qu'un ancien soldat.
—Un ancien?
—Oh! il peut être ancien sans être vieux. Pourvu qu'il ait porté les armes et fait une campagne, cela me suffira, je serai content. Tout le monde n'est pas médaillé comme moi.
—Sans doute.
—Pour le régiment, je te laisse à peu près le choix. Un zouave me plairait mieux, naturellement. Mais tu peux aussi épouser un cavalier. Il y a de beaux petits dragons.
—Bien, répondit la jeune fille, un zouave ou un dragon.
—Même un chasseur à pied, reprit Le Bolloche. C'est un corps d'élite. Mais pas un lignard, tu entends?
—Non.
—Surtout pas un civil! Quelle conversation aurais-je avec lui, quand je le verrais? Rappelle-toi ça, Désirée: si tu m'amènes un bleu qui n'ait jamais servi, je refuse!
Il était un peu solennel, disant cela, un bras étendu vers la ville. Cet ancien sous-officier n'avait jamais pu se défaire d'un certain penchant au mélodrame. La solennité de ses formes ne tirait pas, d'ailleurs, à conséquence. Désirée ne l'ignorait point. Elle allait sans doute répondre «non» pour lui plaire. Mais voilà que Le Bolloche, machinalement, laissa ses yeux suivre la direction de son bras levé; il aperçut les toits d'ardoises étagés qui luisaient sous la lune comme des écailles d'argent, la ligne montante des réverbères qui ne paraissaient que de misérables points jaunes dans l'immensité bleue de la nuit, tout le quartier qu'il parcourait si souvent depuis des années. Derrière ces fenêtres éclairées, que de gens il connaissait, tranquilles, assurés de dormir demain dans la même chambre où ils veillaient encore ce soir! Cette pensée lui fit mal.
Il se détourna brusquement, et dit:
—Rentrons, Désirée, voilà le serein qui tombe.
II
Le lendemain, sur la route qui conduisait aux Petites Sœurs des pauvres, à Jeanne Jugan, comme on disait dans le faubourg, l'âne traînait le plus singulier chargement qui eût jamais pesé sur son bât de misère. C'étaient d'abord, sur le siège de la charrette basse, Le Bolloche, en redingote marron, coiffé de sa chéchia de zouave, et sa femme, dans sa meilleure robe de futaine à carreaux, les yeux mouillés derrière ses lunettes de corne; puis, juste sur la ligne des essieux, une pyramide composée d'un coffre où se trouvaient les vêtements moins habillés du ménage, d'une caisse percée de trous, qu'habitait une famille de lapins habitués au jour crépusculaire et, en couronnement, une bourriche d'où sortaient, en houppes blanches et noires, les plumes d'un couple de poules de Barbarie, maintenu par des baguettes; enfin trois pots de basilic, un gros flanqué de deux petits, luxuriants, arrondis, superbes, amarrés sur une corde sur le plancher du véhicule, terminaient le chargement en poupe. Il y avait encore, entre les bonnes gens, à la naissance des brancards, une petite chatte maigre et grise, compagne du rempailleur et qui, de temps à autre, le long de la jambe de son maître, frottait sa tête de vipère.
Tout cela s'en allait, cahotant, les gens, les bêtes, les meubles, vers la demeure où tant d'épaves semblables les avaient précédés. Pour arriver, il fallait trois quarts d'heure à pied, et une grande heure au train de l'âne. Mais qu'importait à Le Bolloche? Il n'avait pas de hâte d'achever ce voyage-là. Il ne criait pas comme autrefois par les rues: «Pailleur, pailleur de chaises!» Il n'était plus rien dans le monde, pas même tresseur de jonc, et il le sentait cruellement. Quand il levait les yeux, d'un côté ou de l'autre, vers les maisons de ses anciennes pratiques, son sourire navré répondait aux étonnements que provoquait son équipage. Les petits garçons riaient, pieds nus sur les seuils; les grandes filles paraissaient aux fenêtres, et d'un mouvement d'épaules, tenant encore à brassée les paillasses qu'elles remuaient, se penchaient pour voir, à la volée, ce qui se passait en bas. Ce déménagement leur paraissait drôle. Ils ne se doutaient pas du chagrin de ces deux voyageurs. Encore la femme, plus douce de nature, se résignait-elle un peu. Mais l'homme avait une douleur violente. Il s'y mêlait chez lui beaucoup d'orgueil blessé. L'idée de s'enfermer, lui qui avait commandé une section, sous l'autorité d'une femme, d'une religieuse surtout, l'irritait au plus haut point. Il en voulait par avance à celle qui allait le recueillir. Et, à mesure qu'il s'avançait vers le terme de son voyage, son visage devenait plus rude, ses sourcils se fronçaient: il avait son grand air des jours de revue. Le Bolloche entendait en imposer dès l'abord. On ne le prendrait pas pour un fainéant à bout de ressources, las de rouler et mendiant un asile, non sûrement, ni pour un homme sans caractère qu'on peut commander comme un enfant. La première nonne qui l'apercevrait ne s'y tromperait pas!
Enfin la route monta. Un moulin blanc se dressa vers la droite, et le moulin touchait l'hospice. Avec une bande de pré qui les séparait, ils occupaient tout le sommet de la colline. Les voyageurs s'arrêtèrent un peu. En face, au bout du chemin, deux corps de bâtiments très élevés s'avançaient à angle ouvert, masquant le reste de la maison, qui ne montrait ainsi que ses deux bras tendus. Un mur d'enceinte tournait autour et descendait la pente de l'autre côté. Des cimes d'arbres, aux feuilles nouvelles, le dépassaient çà et là. Toutes les fenêtres étaient ouvertes.
Le Bolloche poussa l'âne jusqu'au pied d'un perron, et attendit.
C'est là comme dans une ruche: on n'est jamais longtemps sans voir une abeille sortir. Une cornette parut, et dessous une Sœur toute petite, toute jeune et toute brune.
—Que voulez-vous? demanda-t-elle.
—Celle qui commande ici, répondit sévèrement Le Bolloche.
—Est-ce pour lui vendre quelque chose? La bonne mère est très occupée, voyez-vous, et si c'était pour cela...
—Est-ce que j'ai l'air d'un marchand ambulant? répondit Le Bolloche. Vous n'y êtes pas du tout, mademoiselle,—il insista sur le mot, sachant fort bien qu'il s'émancipait d'une tradition respectueuse,—j'ai à lui parler, une affaire à lui proposer, et même une bonne affaire.
La Sœur jeta un coup d'œil sur les voyageurs, le coffre, les trois pots de basilic.
—Je comprends, dit-elle, mon petit bonhomme: je vais la chercher.
Et elle se détourna si prestement qu'il ne put savoir si elle avait disparu derrière le pilier de droite ou celui de gauche.
—Petit bonhomme, grommela-t-il, en voilà une péronnelle, pour m'appeler petit bonhomme!
Il se laissa glisser le long du marchepied, et se tint debout, les rênes de corde passées autour du bras, la chéchia impertinente posée en arrière, un peu de côté.
Une ombre courut sur le vitrage cintré du cloître, et une autre Sœur parut au seuil de la porte, de taille moyenne, celle-là, mais si frêle qu'elle paraissait petite. Ses mains, qu'elle avait jointes sur sa robe noire, étaient blanches et transparentes. Il eût été difficile de dire son âge. Tous les traits de son visage très fin s'étaient encore amenuisés par la fatigue et l'effort dévorant d'une âme ardente. On n'y voyait cependant pas une ride. Elle avait dans le regard quelque chose d'enfantin, et en même temps le sourire compatissant de celles qui ont vécu. Sa coiffe cachait la couleur de ses cheveux. C'était la «bonne mère», une grande dame qui gouvernait deux cents pauvres et soixante religieuses d'un signe de ses doigts.
Elle considéra un instant l'équipage arrêté devant elle. Le coin de sa bouche mince se souleva involontairement par une surprise de sa nature qui était vive et enjouée dans le monde. Mais tout de suite la volonté réprima ce mouvement désordonné. Et elle dit, de sa voix qui n'avait ni timbre, ni chant, mais très douce, pourtant:
—Vous venez pour entrer chez nous?
Le Bolloche, un peu déconcerté, répondit:
—Oui, madame, si vous avez de la place.
—Nous vous en ferons une, mon ami, et nous vous servirons de notre mieux.
—D'ailleurs, je ne vous demande pas la charité, j'apporte mon ménage.
—Et jusqu'à votre chat!
—Tout cela est à vous, reprit-il, en désignant d'un geste large l'âne, la voiture et le chargement: je n'y mets que deux conditions.
—Lesquelles?
—Tout à l'heure, une de vos inférieures...
—Vous voulez dire une de nos Sœurs?
—Oui. Je suis un ancien soldat, voyez-vous: pour moi, tout ce qui n'est pas un supérieur est un inférieur. Eh bien! votre Sœur m'a appelé «petit homme», je n'aime pas cela.
—Il faudra nous pardonner si nous recommençons, dit la Sœur, sur le visage de laquelle le même sourire léger reparut: c'est un peu l'usage chez nous.
—Et puis, je voudrais savoir si on a la liberté de son opinion ici? Je préfère vous le dire tout de suite, je ne crois pas à grand'chose, moi, je ne suis pas dévot, je ne fais pas de mômeries. Et si on n'a pas la liberté de son opinion, je me remmène!
Le Bolloche disait cela de son plus grand air. Il s'aperçut avec étonnement que la Sœur souriait pour tout de bon, d'un sourire si épanoui, si profond, si jeune, qu'il en perdit contenance.
—Dame, fit-il, puisque c'est mon opinion!
—Ne craignez rien, répondit-elle: nous avons plusieurs petits bonshommes qui pensent comme vous.
Puis elle descendit le perron, et vint donner la main, pour l'aider à sortir de la voiture, à la mère Le Bolloche, tout effarée des audaces de son mari.
Celui-ci avait déjà commencé à dételer l'âne.
—Conduisez-le à l'écurie, dit la Sœur, là-bas... oui, c'est cela... tournez à gauche... devant vous maintenant.
Autour de Le Bolloche s'étendaient de nombreux bâtiments de service, porcherie, écurie, poulailler, étables, et, sur la pente de la colline, du côté opposé à celui de l'entrée, un vaste champ de seigle avec des cordons de pommiers nains.
Dans les allées se promenait une population lente, voûtée, cassée, trébuchante de vieillards. Il y avait autant de béquilles que de jambes saines. Le vent maussade qui, là-haut, chassait des nuées fumeuses, aurait pu, sans se gêner, coucher à terre ces pauvres ruines humaines. En les regardant, Le Bolloche s'attendrit sur son propre sort. Il détela l'âne, l'attacha devant une crèche, et le combla de foin.
—Toi, au moins, dit-il, tu ne souffriras pas.
Ensuite il se mit à décharger la voiture et, commençant par la bourriche, il enleva les baguettes qui retenaient captifs le coq et la poule. A peine sorti, le coq battit des ailes, et chanta. La poule se frotta le bec aux touffes d'herbe de la cour, et picora, sans le moindre trouble.
Le vieux Le Bolloche, qui avait en ce moment la comparaison triste, leva les épaules.
—Les bêtes, murmura-t-il, ça ne s'aperçoit de rien: ici, là-bas, tout leur est égal!
Et, du revers de sa manche, il essuya une larme, que personne heureusement n'avait vu couler.
III
C'étaient bien des ruines, en effet, ces pensionnaires de Jeanne Jugan, ruines de toutes sortes et de toutes provenances. Les uns avaient toute leur vie miséré, les autres étaient déchus d'une petite aisance ou même d'une fortune. Les causes qui les avaient amenés là, dans cet abri où la charité se faisait aveugle pour les recevoir, variaient peu: c'était le malheur pour quelques-uns, l'inconduite pour beaucoup. Certains avaient usé vingt professions, couru l'Europe et l'Amérique, photographié des noces de boutiquiers à Paris, ramassé des escargots pour les restaurants, cueilli de la mousse pour les fleuristes dans les bois de Viroflay et lacé les bœufs sauvages dans les prairies de la Plata; ils avaient essayé de tout, n'avaient pris pied nulle part, et, traqués par la faim, ne s'étaient remisés chez les Petites Sœurs qu'avec l'espoir secret d'en sortir encore.
Tous ils vivaient de la vie commune, mais non pas de la même manière. Des rencontres de goûts et d'origine, des similitudes de métiers ou de souffrances même, les groupaient en petites compagnies, pour la promenade ou le travail. Car on travaillait, à l'hospice: oh! pour rire, à des travaux d'enfants qui, laissés au caprice de chacun ne duraient guère, et ne rapportaient rien. D'aucuns, tisserands, dans une salle basse, poussaient la châsse une heure ou deux; une demi-douzaine de tailleurs passaient des fils dans des déchirures d'habits déjà reprisés; des campagnards soignaient les vaches et le cheval, coupaient de l'herbe ou tressaient des paniers; au beau temps, la fenaison réunissait les plus valides, pendant huit jours, dans un petit pré; d'un bout de l'année à l'autre, ceux qui pouvaient tenir une bêche remuaient un demi-mètre de terre ou coupaient une mauvaise herbe dans un jardinet qui leur était concédé en propre, et dont ils aménageaient la culture au gré de leur esprit, celui-ci en potager, celui-là en verger minuscule, l'autre en parterre fleuri. Il y avait aussi des paresseux incorrigibles ou des impotents qui ne faisaient rien. Autour d'eux, pour eux, la charité veillait, peinait et souriait. Afin qu'ils pussent se reposer pleinement, elle ne prenait pas de repos. On l'eût dite riche, tant elle trouvait de moyens d'être aimable et secourable. Sa patience n'avait presque point de limite. Elle pratiquait l'art ingrat d'être maternelle avec les vieux.
Le Bolloche eut rapidement son groupe. C'étaient tous les anciens soldats, épars jusque-là et flottants dans la population de l'hospice. L'éloquence du vieux sous-officier, sa prestance, l'éclat magique des galons dont ils croyaient voir le rayon d'or sur sa manche d'invalide, les avaient attirés. Ils l'écoutaient volontiers. Au milieu d'eux, Le Bolloche retrouvait l'illusion de la caserne et du commandement. Bataillon très mêlé sans doute, où toutes les armes se confondaient et dont plusieurs dignitaires arrivaient des compagnies de discipline. Mais qu'importait? Ils étaient du métier. On mettait les campagnes en commun. Chacun disait la sienne, souvent la même, et jamais de la même façon. Ils avaient une manière à eux de parler de la guerre. Chacun n'avait vu qu'un petit coin du champ de bataille. Beaucoup étaient restés l'arme au pied une demi-journée sous la pluie des obus éclatant. Leurs récits donnaient une idée mesquine et tronquée des choses militaires. Ils s'y complaisaient pourtant, et y revenaient sans cesse, à propos d'un détail qu'ils ne se souvenaient pas d'avoir dit.
Les jours de sortie, ceux qui rentraient de la ville avec un journal lisaient aux autres des nouvelles merveilleuses. On s'échauffait à propos des armements prodigieux de la Russie ou de l'Allemagne, des fusils capables de percer des troncs de chêne de cinquante centimètres, d'une poudre sans fumée, d'un bateau sous-marin, d'une expérience de torpilles. Les plus chauvins donnaient le ton, les vieux redevenaient jeunes, un ferment des anciennes fièvres glorieuses leur courait dans le sang. Alors, c'étaient des défis à tous les peuples ennemis, des jurons d'amour pour la patrie française, des prédictions de victoires. Tous ils voyaient l'armée victorieuse passant la frontière, et se ruant sur les villages du Rhin; ils croyaient en être, ils pillaient, ils tuaient, ils s'enivraient, et s'endormaient dans les petits draps blancs des vaincus. Dans ces moments-là, Le Bolloche était superbe. Il les empoignait tous, avec sa voix encore frappée au timbre des alcools de cantine. Le pas s'accélérait, les cannes se levaient, les bras rhumatisants s'étendaient en avant. Pauvres bonshommes! leurs cœurs de troupiers français n'avaient pas vieilli!
D'habitude, ils causaient de ces sujets passionnants autour du seigle, dont les épis commençaient à montrer le nez. Et là-haut, sur la terrasse de l'hospice, quand une Sœur passait, étonnée de tant d'animation, elle s'arrêtait un moment. D'un œil tranquille elle suivait ces guerriers et les comptait, craignant toujours que le compte n'y fût pas. «Voilà nos petits vieux qui parlent de la guerre», pensait-elle. Le genre de plaisir qu'ils y prenaient lui était complètement étranger. Mais elle n'était pas fâchée de les voir si martiaux. Cela lui faisait l'impression que font aux mères les garçons qui jouent aux soldats de plomb, tapageusement. Puis, satisfaite de son inspection, la cornette blanche s'en allait. Les petits vieux ne l'avaient pas aperçue.
Le régime n'était pas dur. Le Bolloche avouait même qu'il ne lui déplaisait point. Il avait l'illusion de l'activité et la réalité du repos. Ses compagnons donnaient pleine satisfaction à son goût de gloriole. Il mangeait bien, souffrait peu de sa jambe, respirait huit heures par jour l'air des collines que vivifiait le cours prochain d'une grande rivière, étendue et ramifiée à l'infini dans la campagne verte, comme la nervure bleue d'une feuille de chardon.
Et cependant il dépérissait. Les rides creuses de ses joues se creusaient encore. Il avait des moments de mutisme et de sauvagerie auxquels les Sœurs ne se trompaient pas. Sœur Dorothée avait essayé d'une ration supplémentaire de tabac, un moyen pourtant bien efficace. Le Bolloche avait pris, remercié, fumé: il ne s'était pas ragaillardi.
«Peut-être qu'il voudrait voir sa femme plus souvent,» avait songé la Sœur.
Et, au lieu de deux fois par semaine, Le Bolloche s'était rencontré chaque jour, dans un corridor de l'hospice, avec sa femme, très bien habituée, elle, très douce et effacée, là comme ailleurs. Ils causaient un peu. Mais ils n'avaient pas grand'chose à se dire, n'ayant jamais eu la même humeur, et n'ayant plus la même vie. Le bonhomme ne revenait pas plus gai de ces visites de faveur.
A force d'y songer, Sœur Dorothée eut une inspiration.
L'ayant aperçu qui, au milieu de son parterre, le pied sur sa pelle, immobile, regardait obstinément la partie basse de la ville, les horizons voilés où les maisons, les rues, les jardins, n'ont plus de forme arrêtée, et ne sont plus que des nuances dans la gamme adoucie des lointains, elle devina sa pensée.
—C'est votre fille qui vous manque? dit-elle.
Le Bolloche, qui n'avait pas vu la Sœur, tressaillit à ce mot. Son vieux visage devint dur, ses yeux s'emplirent d'un feu sombre: il n'aimait pas qu'on sût ses affaires, et la découverte d'un chagrin, qu'il était trop fier pour confier à personne, le blessait comme une indiscrétion.
Mais bientôt, l'émotion que ce nom lui avait causée: «votre fille», fut la plus forte. Il ne fut point maître de s'y abandonner; elle l'emporta tout entier, elle le changea. Ses traits se détendirent, et, humblement, doucement, d'un ton où perçait l'aveu de sa longue souffrance, il répondit:
—C'est vrai!
—Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt? reprit la Sœur. Depuis cinq semaines que vous êtes ici, vous ne l'avez pas vue?
—Non.
—Voulez-vous que je lui écrive de venir?
—Oh! oui!
—Vous l'aimez bien cette Désirée?
Il n'eut pas la force de répondre. Ses mains tremblaient sur le manche de sa pelle, et ses yeux qu'il avait détournés, voyaient sans doute en songe, debout dans l'herbe du pré, l'enfant qui venait à lui.
Le soir, quand Sœur Dorothée demanda à la supérieure la permission d'écrire, elle ajouta:
—Ce petit vieux est incroyable: on dirait que c'est lui qui est la mère.
Et, ayant couvert une feuille de papier d'une écriture inégale et hâtive, elle la mit à la poste, à l'adresse de Désirée.
IV
Si la jeune fille n'avait point encore visité ses parents, ce n'avait pas été faute d'y songer. Mais l'aïeule était tombée malade assez gravement, et, malade, elle était, comme beaucoup d'infirmes, d'une exigence extrême. La solitude lui faisait horreur. Il avait fallu la soigner, la veiller, ne jamais la quitter. A peine laissait-elle Désirée sortir le temps d'aller acheter des provisions, un peu au delà de l'octroi. Comment eût-elle permis une course à l'hospice qui, vu la longue distance, eût pris toute une matinée? Désirée avait dû attendre, et les semaines s'étaient écoulées.
La lettre de Sœur Dorothée arriva en pleine convalescence de la malade, et ces deux causes combinées, instances d'un côté, santé renaissante de l'autre, décidèrent l'aïeule.
—Va, ma petite, dit-elle. Sois le moins longtemps possible. Tu me rapporteras des nouvelles d'Honoré.
Elle ne pensait guère à sa bru, ni autrefois, ni à présent. Honoré seul l'occupait.
Désirée partit aussitôt. Elle était contente à la pensée de revoir les siens, contente aussi d'être libre et de la beauté du jour. Il faisait un temps gris si léger que tous les rayons le traversaient, un de ces ciels de fin de mai qui habituent les fleurs au grand soleil d'été. Les stellaires étoilaient les talus de la banlieue. Des deux côtés de la route, quand Désirée passait, des moineaux perchés sur les toits, sur les vieux murs, s'envolaient en troupes, avec un petit cri d'appel si gai, si vif, qu'il semblait à Désirée que son cœur s'envolait aussi. Il n'allait pas d'ailleurs bien loin, pas plus qu'eux. Sa nature n'était pas rêveuse, mais plutôt agissante et vaillante. Elle songeait à des commandes qu'il fallait livrer dans la semaine, à une lessive qu'elle aurait bientôt, à un semis de volubilis qu'elle avait fait le long de la maison, et qui commençait à lever, mais surtout au moyen d'apprendre à tresser le rotin et l'osier, maintenant que son métier d'enfance périssait. Elle avait mis sa robe bleue, un col blanc attaché par une broche de cornaline et un chapeau,—pour un si long voyage!—composé d'un seul ruban bleu chiffonné sur du tulle noir. C'était ce qu'elle avait de plus beau. Un autre aurait trouvé la toilette bien pauvre. Mais elle s'en inquiétait peu, n'ayant souci, pour le moment, que de plaire à ceux qu'elle allait voir. Elle était sûre d'y réussir. Et ainsi faite, songeant, pour le résoudre, au problème toujours compliqué de sa vie de travail, elle marchait sans se presser sur la route où des brises folles, soufflant au travers des haies, s'amusaient à faire tourner des pincées de poussière.
Avant d'entrer à l'hospice, Désirée s'arrêta devant le moulin, un peu lasse, un peu rouge, afin de reprendre haleine et de relever ses cheveux dont la masse trop lourde, détachée par la marche, lui tombait sur la nuque. La route, à quelques pas de là, finissait. Un tertre au gazon pelé par le pied des mulets portait le moulin blanc. Les quatre ailes viraient d'un mouvement puissant, avec un doux gémissement de bois qui plie, comme il en sort des mâts de navires ou du joug des bœufs en labour. Le vent montait de la rivière. Et Désirée était charmante, tête nue, la taille cambrée, les bras écartés pour nouer ses cheveux d'or.
C'est précisément à quoi réfléchissait un jeune meunier qui, sans qu'elle l'aperçût, s'était accoudé à la lucarne du moulin.
De tout temps les meuniers ont passé pour philosophes et méditatifs. Je parle de ceux des hauteurs: leur métier les y porte. Ils tiennent de l'ermite et du guetteur de phare. Une partie de leur vie se passe à attendre, l'autre à laisser travailler le vent. Ils voient de grands horizons, et les choses petites au-dessous d'eux. Quand leur nature n'y est point rebelle, les meuniers ont beau jeu pour songer.
Celui-là ne sortait pas de la tradition. Son large feutre enfariné coiffait une assez belle tête de garçon, un peu molle, mais intelligente, des yeux bruns, des joues sans teint et une bouche légèrement relevée, dont le visage prenait un air de goguenardise: signe distinctif de l'espèce. Il s'avança encore un peu dans la lucarne, et dit:
—Vous n'avez pas l'air bien pressée, mademoiselle?
Ce sont là de ces phrases banales par lesquelles, dans le peuple, les inconnus se tâtent, et manifestent l'intention d'engager un brin de causerie. Elle le regarda, surprise, et ne lui trouvant pas les yeux trop hardis, répliqua:
—Ni vous non plus, à ce que je vois.
—Que voulez-vous, reprit-il, quand le moulin va, les meuniers n'ont rien de mieux à faire que de regarder les filles qui passent; c'est un joli métier: même quand ça va le mieux, on a de la liberté.
—Tous les métiers ne sont pas de même, fit Désirée en soupirant.
Elle renoua la bride fanée de son chapeau, et se détourna pour s'en aller. Mais elle lui plaisait évidemment, car il la retint en demandant:
—Que faites-vous donc?
—Pailleuse de chaises, répondit-elle. Autrefois c'était bon. Nous gagnions notre vie. Et puis ça s'est perdu. Mon père a été obligé de se mettre à l'hospice. Un bon travailleur, pourtant, je vous assure, jamais en retard, point dépensier; tout le monde l'aimait.
—Il est à Jeanne Jugan?
—Oui, et ma mère aussi: je vais les voir.
—Alors, vous êtes comme orpheline chez vous, mademoiselle Rose?
—Non, pas Rose, dit-elle en riant: Désirée.
Ils se regardèrent un moment, riant tous deux de la façon drôle dont il lui avait demandé son nom. Elle ajouta:
—Je ne suis pas si seule que vous croyez: j'ai ma grand'mère avec moi.
—Vous habitez loin?
—De l'autre côté de la ville, proche l'octroi. Grand'mère est aveugle.
—Aveugle! répéta le jeune homme, ce ne doit pas être gai pour vous?
—C'est surtout triste pour elle.
—Mais alors vous ne sortez guère?
—Presque pas.
—Le dimanche, n'est-ce pas, un tour à la foire ou bien dans les assemblées?
—Jamais! fit Désirée, comme si cette supposition l'eût offensée, je n'y vais jamais.
Elle se mit à rougir, subitement devenue confuse du tour intime que prenait la causerie. Lui, au contraire, montrait ses dents blanches. Il avait l'air tout content.
—Je vous crois, mademoiselle Désirée, et ça se voit bien sans que vous le disiez. Au revoir donc!
—Bonsoir, monsieur!
A peine eut-elle tourné le coin de la haie, qu'elle se sentit toute dépitée. S'arrêter ainsi à causer dans les chemins! Comment avait-elle fait cela? Et que de choses elle avait racontées en peu de temps: son père, sa mère, l'aïeule, la vie qu'on menait à la maison! Il lui faisait dire tout ce qu'il voulait. Et lui, prudemment, savait se taire. Comme il était adroit pour enjôler les filles, ce garçon! Avant de pénétrer dans la cour, comme elle était cachée par le mur, elle tourna la tête rapidement, et jeta un coup d'œil du côté du moulin. La lucarne était vide, toute noire sur le mur blanc. «Heureusement, pensa Désirée, qu'il avait l'air honnête et que personne ne m'a vue.»
Elle monta les marches du perron, et demanda son père.
Le Bolloche était dehors, au milieu d'un espace découvert et sablé, qui s'étendait au bas du champ de seigle. On l'avait pris pour arbitre d'un coup de boule douteux, et, courbé, il mesurait avec sa canne la distance contestée. Une dizaine de joueurs, ses compagnons, penchés en cercle, étaient absorbés par l'attrait de cette vérification. Ils se relevèrent tous ensemble, et Le Bolloche aperçut Désirée qui dévalait le long du champ, sa robe bleue frôlant les pommiers nains et la bordure de fraisiers hardiment fleurie par-dessous.
—Ma fille! dit-il.
C'était un événement, ces vingt ans dans un asile de vieillards, cette santé rayonnante au milieu de toutes les décrépitudes humaines. Les camarades de Le Bolloche, leurs boules à la main, regardaient venir la jeune fille. Presque tous sans famille, ayant roulé partout sans s'attacher nulle part, isolés d'ailleurs par leur âge et enserrés déjà dans cette demi-mort de refuge que la charité ne peut déguiser complètement, ils respiraient comme un parfum cette apparition qui s'avançait. Tous en étaient réjouis. Elle rappelait à chacun quelque souvenir cher.
—Elle ressemble à une belle cantinière que j'ai connue, dit l'un.
—Si elle avait des cheveux sur le front, ne jurerait-on pas une actrice du café du cours Dajo? reprit un autre, un ancien marin dont la mémoire refluait très loin en arrière, à la vue de Désirée.
Un troisième murmura un nom que personne n'entendit. Sa tête, branlant par saccades, s'abaissa sur sa poitrine, deux larmes tombèrent sur les chiffons de laine dont ses pieds malades étaient enveloppés, et nul ne sut quelle image lointaine de femme ou de jeune fille saluait, à travers les temps, l'émotion de cet abandonné.
Ils virent Le Bolloche s'avancer vers Désirée, passer son bras sous le sien, et s'enfoncer dans l'allée qui coupait les champs à mi-côte. Tirés de leur extase, ils s'entreregardèrent alors les uns les autres d'un air dur. Ils étaient jaloux de l'ancien sergent. Personne ne venait ainsi pour eux. La partie de boules fut laissée là.
Le Bolloche et sa fille se promenèrent d'abord tous deux dans l'allée. Il était rayonnant. Son bonheur se doublait de la fierté de marcher près d'elle. Il jouissait des étonnements qu'elle provoquait. Il la considérait, comme pour réhabituer ses yeux à chacun des traits de son enfant.
—Ah! petite, disait-il, petite, que je suis content! Je ne puis vivre sans te voir!
Il ne pouvait dire autre chose.
Puis la mère Le Bolloche vint les retrouver. On monta vers l'hospice dont il fallut faire le tour, vers le grand verger entouré de murs, qui ne s'ouvrait que par faveur aux parents en visite. Et alors la conversation s'engagea. Désirée avait dû se mettre entre les deux vieux. Ils lui parlaient en même temps, chacun de ce qui l'intéressait. Les moindres choses du domaine revivaient dans leur souvenir avec une merveilleuse intensité de tendresse et de regret. C'est incroyable tout ce qu'un pré, une maison et une pauvre aïeule qu'on a laissés peuvent fournir de questions.
Désirée répondait de son mieux. La joie des siens l'épanouissait aussi. Elle n'avait pas le temps de penser à elle-même. Et cependant, chaque fois qu'elle arrivait au détour d'une certaine allée, l'ombre des ailes du moulin, franchissant les murs, accourait au-devant d'elle, l'enveloppait, semblait vouloir l'enlever au passage. Désirée en éprouvait un petit frisson. Elle s'imaginait, bien à tort peut-être, et sans avoir la liberté d'y penser, d'ailleurs, que ces grands bras d'ombre l'appelaient, et qu'il y avait là-bas, par une fente ignorée du moulin, deux yeux bruns qui la suivaient.
V
De retour chez elle, Désirée trouva l'aïeule moins inquiète qu'elle ne le supposait, heureuse de lui annoncer:
—Petite, il est venu pendant ton absence une belle commande, douze chaises à rempailler finement, en blanc et noir: on dirait que le métier veut reprendre.
Désirée ne se faisait pas d'illusion à ce sujet, mais l'occasion n'en était pas moins bonne.
Dès le lendemain elle se mit au travail, toute reposée et renouvelée par cet après-midi de la veille. Elle dut sortir de l'appentis les gerbes de seigle trié, qu'un trop long séjour à l'ombre avait rendues humides, les délier et les étendre sur un coin fauché du pré, par jonchées régulières. Et, tandis que le soleil et l'air les séchaient, elle s'occupa à enlever les garnitures usées des chaises, à consolider leurs barreaux, à teindre quelques poignées de tiges qui feraient, sur les sièges nouveaux, des mouchetures régulières, comme des queues d'hermine sur une pelleterie claire. Cela lui prit deux jours.
Pendant ce temps, elle songea bien, plusieurs fois, à la rencontre qu'elle avait faite de ce meunier, sans déplaisir, mais sans trouble non plus, ainsi que nous pensons aux choses qui n'auront pas de suite. De la côte de l'octroi, en allant acheter ses provisions, elle chercha les ailes du moulin à l'horizon, et elle les aperçut qui tournaient, toutes petites, comme un jouet d'enfant.
Le troisième jour au soir, voyant que la paille était sèche et qu'elle avait repris sa belle teinte d'or pâle, elle jugea qu'il était temps de la rassembler. Par javelles minces, soigneusement, pour ne pas froisser les tuyaux droits du seigle, elle la relevait et la portait sous l'appentis. On eût dit une moissonneuse. Elle aimait à manier cette matière souple et frémissante que chaque pas faisait trembler sous son bras; il lui plaisait de courir ainsi dans la longueur du pré, dans l'herbe encore chaude de l'ardente rayée qu'elle avait bue.
La moindre circonstance qui la tirait du logis semblait une distraction à cette fille laborieuse. Au moment où elle ramassait les dernières brassées de paille, le soleil était depuis longtemps couché, le crépuscule envahissait le faubourg. Et voilà qu'en se redressant, Désirée vit la forme d'une tête d'homme au-dessus du mur qui se dessinait comme un ruban brun sur le couchant. Elle n'hésita pas une seconde: c'était lui. Une rougeur lui monta au visage. Elle se baissa vivement, saisit le reste de sa paille, et, sans se détourner vers la porte, rentra dans l'appentis.
Quand elle en sortit, le jeune homme, ou cette forme qu'elle avait pris pour lui, s'était effacé. Que venait-il faire? Depuis combien de temps la regardait-il? Oh! ceci était une chose grave. Pourquoi lui, qui l'avait appelée le premier jour par la fenêtre de son moulin, avait-il peur d'elle à présent? Car il avait disparu, sitôt qu'elle l'avait regardé. Disparu? Peut-être s'était-il caché? Toutes ces questions se pressaient dans l'esprit de Désirée.
«Après tout, se dit-elle, ce garçon ne peut me vouloir du mal. Je veux savoir ce qu'il est devenu, et j'irai voir.»
Elle remonta le pré dans le foin haut, longea le mur, et bravement, à l'endroit où l'apparition s'était évanouie, posant le pied sur une pierre en saillie, elle se haussa jusqu'à dépasser le mur de la moitié de son corps. La route fuyait, floconneuse et grise. Personne qu'un paysan, qui descendait la côte au trot de sa carriole. Pourtant elle ne s'était pas trompée. Elle considéra le sommet du mur: les barbes des mousses qui le couvraient, les rameaux étoilés d'une plante jaune qui y fleurissait, étaient couchés par place. Quelqu'un s'était appuyé là. Elle chercha encore, et, sur une ardoise nue, déchaussée de la muraille, au dernier rayon du jour, elle reconnut vaguement que des lettres avaient été tracées. Elle enleva la pierre, la tourna vers le couchant que bordait une dernière frange d'or pâle, et lut: «Désirée.» Quel autre que lui avait pu écrire ce nom-là? La rosée d'une seule nuit eût suffi à effacer les caractères tracés à la pointe du couteau, tandis qu'au contraire, sur le bord de chaque trait, un duvet de poussière enlevé par l'entaille restait encore. C'était donc lui qui, tout à l'heure, l'avait regardée quand elle levait ses javelles de seigle, et, pour lui faire entendre ce qu'il n'osait lui dire, pour lui montrer qu'il songeait à elle, avait écrit: «Désirée.» Ce mot-là, c'était une lettre, en somme.
Une lettre d'amour. Qu'est-ce que cela signifiait, «Désirée», sinon: «Je vous aime?»
Il l'aimait donc?
La jeune fille emporta l'ardoise, et rentra.
La grand'mère attendait.
—Tu as été bien longtemps, dit-elle. L'Angélus a sonné aux deux paroisses.
Désirée lisait pour la dixième fois, à la lumière d'une bougie, le mot écrit sur la pierre.
—Tu avais donc bonne envie de travailler ce soir? reprenait l'aïeule... Allons, mange un peu... Pourquoi ne réponds-tu pas? Tu es lasse?...
Mais elle ne répondait que des mots distraits.
Et l'aïeule, au son un peu altéré de la voix de sa petite-fille, se confirmant dans la pensée que l'enfant s'était surmenée, disait amicalement:
—Tu te donnes trop de tourment, ma pauvre petite, tu veilles trop tard dans l'appentis, et cela te change la voix.
Désirée déclara qu'elle était lasse, fatiguée, et la grand'mère fit semblant d'avoir sommeil plus tôt que de coutume ce soir-là.
Alors, libre de songer, d'étudier ce qui était arrivé et ce qu'elle éprouvait en elle-même, la jeune fille se laissa emporter par le rêve. Elle était donc aimée! Cela lui semblait très sûr et très doux. Le soupçon ne lui vint pas même qu'il eût voulu plaisanter. Le premier mot d'amour, incertain et voilé, le premier hommage rendu à son charme de jeune fille, avait atteint le fond de cette nature primitive. Elle y répondait déjà par de grands élans de cœur qui la surprenaient elle-même. Et, peu à peu, elle en vint à songer que ces idées qui la remplissaient maintenant étaient nées le jour même où elle avait rencontré ce garçon. Un trouble profond et délicieux s'en suivit. Demain, l'avenir, se marier, être heureuse: elle était remuée par ces lointains magiques et vagues, comme ces petites rivières aux bords pleins d'ombre, qui ressentent, jusqu'à leur source, la poussée de la mer invisible. Tous les détails de leur courte entrevue lui redevenaient présents. Elle se rappelait les questions qu'il lui avait faites, les moindres paroles qu'il lui avait dites, afin d'y découvrir aussi un sens nouveau. Elle n'y réussit que trop.
L'une d'elles, que Désirée n'avait point remarquée d'abord, commença à l'inquiéter. Quand elle avait répondu qu'elle n'allait jamais aux assemblées:
—Je vous crois, avait-il dit en riant, cela se voit sans que vous le disiez.
A quoi donc l'avait-il deviné? Sans doute il la trouvait trop pauvre et trop mal habillée? Les filles qui vont le dimanche en promenade, celles qui peuvent prétendre à plaire, sont autrement vêtues. Il l'en avait avertie.
—On voit bien que vous n'avez pas de belles façons, et que vous ne savez pas vous mettre.
Oui, voilà ce que signifiaient la phrase et le sourire qui l'accompagnait. S'il la retrouvait ainsi, quand elle retournerait voir son père et passerait près du moulin blanc, le caprice passager qu'elle avait pu lui inspirer disparaîtrait. Désirée Le Bolloche n'était pas assez bien habillée, pas assez coquette, non sûrement, pour qu'un homme fût fier de la promener à son bras. Lui surtout, car il devait être riche; il devait aimer les jolies robes, les gants, les plumes au chapeau, les petits souliers mordorés que portent les ouvrières de la ville, et même les jeunes laitières de la campagne. Tandis qu'elle! Oh! la pauvreté dure! Oh! le bonheur de celles qui ont un peu d'argent pour se faire belles!
Cette pensée triste remplaça bientôt toutes les autres. La chanson d'amour à peine commencée dégénérait en plainte. Désirée demeura éveillée une partie de la nuit. Puis, lentement, un projet lui vint. Elle hésita, le repoussa, le reprit...
Le lendemain, avant le jour, elle était au travail. Elle se hâtait si fiévreusement que jamais elle n'avait travaillé de la sorte. En moins de temps qu'on ne lui en avait accordé, les douze chaises purent être livrées et payées.
Désirée, en rapportant l'argent, dit à l'aïeule:
—Grand'mère, si tu voulais bien, j'irais demain à Jeanne Jugan.
—Demain, petite, c'est bien tôt. Il n'y a pas dix jours que tu ne les as vus!
—Grand'mère, j'ai fini l'ouvrage, laisse-moi aller.
L'aïeule répondit après un moment:
—Je vois bien que tu ne te plais plus ici, ma petite. Je suis trop vieille, et tu es trop jeune. Je le savais bien quand ton père est parti. Va donc comme il te plaira.
Et ni l'une ni l'autre ne causèrent plus de cette absence du lendemain.
Désirée tâcha d'être douce et prévenante. Elle aida la grand'mère à se déshabiller, et, assise près de la table, prétextant un ouvrage de couture à terminer, elle attendit.
Lorsque l'aïeule fut endormie, la jeune fille s'habilla, jeta une pèlerine sur ses épaules, sortit de la chambre avec précaution, et, traversant le pré, fut bientôt sur la route qui montait vers la ville. Elle hâtait le pas, un peu inquiète d'être seule à cette heure déjà tardive. Quelques ouvriers qui la croisaient, la regardaient effrontément. Elle avait peur des renfoncements obscurs des cours. A chaque moment, il lui semblait qu'on la suivait. Et cependant la pensée ne lui venait pas de retourner en arrière. Son projet lui donnait courage, et parfois la faisait sourire. Elle allait. Bientôt les rues devinrent plus éclairées. Des devantures de boutiques étincelèrent à droite et à gauche. Elle marcha plus tranquille. Les passants la protégeaient de leur nombre. Enfin, elle s'arrêta devant la porte d'un grand magasin de nouveautés, qui projetait aux deux angles du boulevard la lumière de ses lampes électriques.
C'était là. Avec un peu d'hésitation, elle s'avança, éblouie, les yeux à demi fermés. Il n'y avait pas beaucoup d'acheteurs dans le hall immense. Un employé vint à elle, et lui demanda, de cet air fat qu'ils prennent volontiers quand une fille est seule, pauvre et jolie:
—A quel rayon mademoiselle désire-t-elle que je la conduise: soieries, dentelles, trousseaux, layettes?
Quel rayon? Jamais Désirée n'était entrée dans un grand magasin.
—Oui, répéta-t-il, que demandez-vous?
Alors son secret lui échappa, et elle dit, non pas comme une réponse, mais se parlant à elle-même d'un ton de rêve et dans la vision d'une chose lointaine, étrangement douce:
—Je voudrais une ombrelle rose!
Elle n'eut que vingt pas à faire. On lui montra des ombrelles chères, d'abord, tendues en soie, frangées, montées sur des manches sculptés. Dans le nombre, il y en avait de roses. Mais Désirée n'avait pas beaucoup d'argent. Il fallut descendre jusqu'au plus bas prix. Enfin elle trouva ce qu'elle cherchait: une ombrelle d'étoffe commune, blanche par-dessus, doublée à l'intérieur de mauve assez vif qui pouvait passer pour du rose. Le manche en était blanc et recourbé. Désirée l'acheta. Elle fit encore l'acquisition d'une paire de gants de fil à jours, d'un dessin léger, ayant remarqué que, le dimanche, de pauvres filles comme elles commençaient à ne plus vouloir sortir les mains nues.
Et par les rues elle se remit à marcher vers la banlieue de moins en moins éclairée et peuplée de passants. Mais maintenant elle n'avait plus peur. Elle portait sous son bras l'ombrelle, roulée dans une gaine de papier gris. Elle n'aurait pas plus joyeusement emporté un trésor. Il s'agissait bien en effet d'un trésor, puisque c'était pour être plus belle, pour mieux gagner l'amour de ce jeune meunier, qu'elle avait dépensé, sans en prévenir sa grand'mère, une grande partie de son gain de toute la semaine. Comme elle serait élégante demain, lorsque, midi sonnant, elle s'en irait vers Jeanne Jugan, vers le moulin qui peut-être aurait encore ouvert sa fenêtre! Elle pensait à cela. La route du retour lui parut courte.
Elle rentra dans les ténèbres. La grand'mère ne s'était pas réveillée. Tous les grillons du pré chantaient autour de la maison, sous les épis du foin haut.
VI
Le lendemain, dans l'après-midi, Désirée se rendit à l'hospice. En si peu de temps, comme tout avait poussé! Les dahlias de la cour dépassaient d'un pied leurs tuteurs; des roses grimpantes, ouvertes toutes ensemble au soleil de juin, débordaient, à flots roses et jaunes, l'arête moussue des murs. En apercevant la visiteuse, son ancienne maîtresse, le coq de Barbarie, qui jouissait, vu sa petite taille, du droit de libre parcours, sortit de l'abri d'un fusain, et suivit la jeune fille, comme si elle eût eu encore du menu grain dans son tablier.
Désirée, qui était de bonne humeur, se détourna vers lui, et demanda:
—Petit, sais-tu où est le père Le Bolloche?
Il répondit un tel kirikiki, d'un ton si drôle et si décidé, qu'elle ne pût s'empêcher de rire.
—Sorti! reprit-elle, que chantes-tu là? Il est tout au plus dans le verger, n'est-ce pas, ma Sœur?
—Ma foi, mademoiselle, dit la religieuse qui passait, je ne sais trop: de ce temps-ci, tous nos petits bonshommes sont en l'air.
Le soleil vivifiait, en effet, les pensionnaires de Jeanne Jugan. A l'exception de quelques-uns, trop fanés pour reverdir, qui les aurait reconnus? Ils râtissaient les allées, sarclaient des massifs, se promenaient d'une allure double de celle d'hiver. Plusieurs faisaient des dessins sur le sable avec leurs béquilles. Il y en avait un qui cueillait des cerises, à califourchon sur une branche. Tous portaient une veste claire, faite en chiffons de coutil par des mains qui ne laissent rien perdre.
Jour de trêve, illusion que répand sur les souffrances humaines la grande lumière douce!
Désirée interrogea celui qui cueillait des cerises.
—Tu demandes le sergent, ma jolie fille?
—Mais oui, le père Le Bolloche.
—Vous dites?
—Je dis qu'il est à faucher dans le pré. Même il commande l'escouade. C'est qu'il est rudement jeune, lui!
Et, galamment, le bonhomme se laissa glisser à terre pour conduire la fille d'Honoré Le Bolloche.
—Tu ne sais pas la route, dit-il sérieusement, et nous autres, vois-tu bien, nous ne sommes pas à l'heure ici: on a toujours le temps de faire l'ouvrage.
Ils remontèrent la pente, prirent à droite de l'hospice, et, par une barrière qui coupait le mur d'enceinte, pénétrèrent dans un pré long et tournant autour de l'enclos. Ce pré formait comme une couronne, comme un anneau vert enserrant le domaine des Sœurs, et confinait, par une haie vive, au tertre du meunier.
Arrivée là, Désirée vit un spectacle nouveau. Huit vieux, armés de huit faux, les manches de chemises retroussées, taillaient en ligne dans l'herbe haute. Au milieu, Le Bolloche, le plus grand de tous, sa jambe de bois en avant, travaillait comme un jeune homme. C'était merveille de voir l'ampleur de l'entaille circulaire qui se creusait devant lui, à chaque coup de sa faux. Il ne s'arrêtait pas, comme faisaient les autres, qui, sous prétexte de redresser une brèche, tapotaient un petit quart d'heure sur leur lame. Il était de corvée, et prenait la chose au sérieux. Chef d'escouade, songez donc! Il mettait de la vanité à paraître infatigable, à largement arrondir ses bras, à ne pas se laisser distraire surtout; non, pas même quand une vieille Sœur passait derrière la ligne des faucheurs, un pichet de cidre à la main, et disait:
—Allons, mes petits bonshommes, ne travaillez pas trop, buvez un peu, il fait si chaud!
Désirée s'approcha. Il la regarda d'un air contrarié.
—Tu vois bien, dit-il, que j'ai de la besogne à abattre! Va m'attendre là-bas. Le fauchage, mon enfant, c'est comme l'astiquage: ça ne s'interrompt pas!
Et, disant cela, il était superbe, la tête droite, la main appuyée sur sa faux relevée; il se sentait admiré par les camarades, ruines plus effrondées que lui.
—Là-bas! répéta-t-il.
Désirée gagna la place qu'indiquait le geste du bonhomme, un peu loin dans le pré, à côté de la haie.
Là, elle s'assit sur l'herbe, non sans avoir observé, en elle-même, que le moulin était proche, et qu'il ne virait pas. La pensée du meunier ne l'avait guère quittée. Elle l'avait occupée le long du chemin, à présent elle faisait battre son cœur, plus vite que de coutume, sous sa taille de coutil à fleurs. Et la pensée qui nous tient, vous le savez, nous pose et nous modèle à sa guise.
La jeune fille ne regardait pas la haie, sans doute, mais elle la surveillait du coin de ses yeux clairs errant sur la prairie. Elle attendait quelque chose qui devait venir de là. Elle se sentait toute voisine d'une heure grave et mystérieuse encore de sa vie. Pour un souffle d'air dans les ronces, elle tressaillait. La coulée d'un mulot sur les feuilles mortes lui paraissait un pas qui s'approche. Parfois elle fermait les yeux pour se ressaisir elle-même, pour ne pas céder à je ne sais quel vertige qui la prenait. Elle avait envie de dire aux marguerites,—voyez ces idées folles qu'elle n'avait jamais eues!—«Ne me regardez pas ainsi, toutes ensemble, avec vos yeux d'or. Je suis une pauvre fille dont vous ne vous souciez pas d'ordinaire.» Il lui semblait que ces milliers de témoins observaient son air troublé. Elle serrait alors, de sa main gantée, l'ombrelle qui baignait ses joues, son front, toute sa blonde personne, d'un reflet rose. L'idée que son ombrelle la rendait plus jolie, qu'elle lui donnait l'air d'une demoiselle, lui traversait l'esprit. Et, souriante, heureuse et inquiète à la fois, parmi les herbes qui l'enveloppaient de leurs fleurs, ou semaient sur sa robe le duvet de leurs graines, elle était plus charmante encore.
La grande rayée de deux heures chauffait le pré. Le parfum du foin s'en élevait comme l'encens de l'été. Et les faucheurs s'avançaient, en balançant leurs bras. Combien de temps elle demeura ainsi? Elle n'en savait rien. L'amour ne compte pas la durée de ses rêves. Tout à coup, sans qu'elle eût perçu le moindre bruit de pas ou de feuilles remuées, elle entendit une voix qui disait, de l'autre côté de la haie:
—Désirée!
Tout le sang de ses veines reflua vers son cœur. Elle resta immobile, pâle comme si elle allait s'évanouir. A travers l'aubépine, la même voix répéta:
—Désirée!
Alors elle se leva doucement, et se détourna.
C'était lui. Il était venu, ainsi qu'elle l'avait pressenti. Il la regardait, à moitié caché par la haie. Et dans ses yeux il y avait l'aveu de son amour, et la fierté de se sentir aimé. Un brin de genêt pendait au ruban de son chapeau. Il n'avait pas fait toilette. Il était accouru en l'apercevant, lui riche, dans ses vêtements de travail, comme un brave garçon, qui ne cherche pas à en imposer.
Chose étrange, ce fut ce contraste entre elle et lui qui frappa d'abord Désirée, et son trouble s'en augmenta. Elle s'était attifée, elle qui gagnait à peine sa vie, elle dont les parents, faute de pain, avaient dû recourir à la charité des Sœurs. Son ombrelle et ses gants de fil, deux luxes qu'elle n'avait jamais eus, lui firent l'effet d'un mensonge. Elle en fut gênée. Elle eut honte. Sa joie de tout à l'heure, sa gloriole d'être bien mise, lui parurent ridicules, coupables même. Elle se prit à se détester. Sans cesser de regarder vers la haie, sans rien dire, elle enleva ses gants de fil, et les laissa tomber à terre. L'ombrelle rose échappa à ses mains, et roula sur l'herbe. Puis, quand elle fut redevenue la simple ouvrière, aux mains nues, les joues exposées au soleil, dans la robe qu'elle portait depuis longtemps, sans plus rien d'apprêté, la vraie fille enfin du pailleur de chaises, un seul mot lui monta aux lèvres, un mot d'amour humble et triste.
—C'est que je suis très pauvre! dit-elle.
Mais lui se prit à sourire, d'un bon sourire tendre. Pauvre? il savait bien qu'elle l'était. Il la voulait ainsi. Et comme elle demeurait immobile, toute rouge à présent, dans la joie grandissante de l'amour accueilli, il écarta les branches, pour la mieux voir, et dit:
—Viens, Désirée!
Elle obéit, comme s'il eût été en droit de la commander. Elle lui appartenait déjà. A quelques mètres de là elle trouva une brèche, il lui tendit la main, elle passa la haie. Toute une volée de papillons passa devant elle.
Une fois de l'autre côté, Désirée ne retira pas la main qu'elle avait donnée, et, se tenant ainsi, tous deux, elle et son ami commencèrent autour du moulin une promenade, la meilleure qu'ils eussent faite l'un et l'autre.
Cependant Le Bolloche, arrivé à l'endroit du pré qu'il avait désigné à sa fille, s'arrêta devant l'ombrelle qui n'abritait plus, posée sur son manche et deux de ses baleines, qu'une touffe de marguerites et de boutons d'or. Il en conclut naturellement que Désirée n'était pas loin, chercha dans le pré, n'y trouva rien, regarda par-dessus la haie, et l'aperçut au bras du meunier. Il ne s'en émut pas plus que de raison, sachant que sa fille était sage, et trouvant à l'autre l'air honnête. Son premier mouvement fut de les héler. Mais il y avait trop de monde autour de lui. Il préféra les aller trouver. Si bien que, cinq minutes après, le père Le Bolloche, Désirée et le meunier causaient tous trois.
Dix minutes plus tard, il en était de même. Une heure s'écoula sans que le sujet, paraît-il, fût épuisé. L'ombre du moulin s'allongeait sur le tertre. Les sept faucheurs restants se reposaient de plus en plus. Le chef d'escouade ne rentrait pas. Il fallut qu'une Sœur le rappelât en disant:
—Eh bien! eh bien! père Le Bolloche, ce n'est pas jour de sortie, aujourd'hui!
Alors, le groupe se sépara: le vieux revint vers l'hospice, Désirée reprit le chemin de la ville, et le meunier monta son échelle...
Quand la nuit fut arrivée, et que les petits vieux furent couchés, Le Bolloche, qu'un rayon de lune empêchait de dormir, éveilla son voisin de lit pour lui dire:
—Père Lizourette, je marie ma fille!
—Désirée? avec un zouave?
—Non.
—Avec un cavalier, alors?
—Non.
—Ce n'est qu'un lignard? reprit le voisin avec un air de commisération. Tu la maries dans la ligne?
—Pas même. Il n'a fait que deux mois comme fils de veuve. Je sais bien que ce n'est guère. Mais, que veux-tu, il joue du fifre dans une musique, où il y a beaucoup d'anciens soldats.
—Ah! il joue du fifre!
—Joli instrument!
—Un peu petit, répondit Le Bolloche. Seulement les enfants se convenaient. J'ai vu ça, et alors...
—T'as bien fait, dit Lizourette sentencieusement, faut pas être dur avec la jeunesse.
Et les deux vieux braves, satisfaits, ayant épuisé toutes leurs idées s'endormirent. Le rayon de lune qui donnait sur Le Bolloche se promena sur Lizourette, puis sur les lits voisins dont l' alignement avait l'air d'une rangée de pierres blanches. Quand la Sœur Dorothée, en tournée d'inspection, passa près de Le Bolloche:
—Ce bon petit vieux, pensa-t-elle, a-t-il l'air content! Ça fait plaisir!
A la même heure, le jeune meunier, accoudé à sa fenêtre ronde, songeait, la tête baignée dans l'air vif qui soufflait de la rivière, et si joyeux d'être au monde que lui, tranquille et taciturne de nature et pas poète du tout, il avait envie de chanter. Il regardait au loin, par-dessus la ville, un point de l'horizon où les petites lumières des becs de gaz, plus espacées qu'ailleurs, indiquaient le commencement de la campagne. Là, son cœur lui montrait, radieuse, étendant la paille au soleil, la fille qu'il avait choisie, celle qui tantôt lui avait donné la main, celle qui bientôt serait sa femme.
Et cependant il faisait tout nuit, et dans l'enclos, Désirée n'éparait point la paille de seigle. Elle était debout, près du lit de la grand'mère, qui avait bien voulu se coucher comme à l'ordinaire, mais qui ne voulait pas dormir.
—Raconte-moi encore quelque chose de lui, disait l'aveugle. Est-ce qu'il est blond de cheveux?
—Plutôt brun, répondit en riant Désirée.
—Un visage réjoui?
—Assez.
—J'aime ça, reprenait la vieille. Mon défunt était de même. Cause-t-il beaucoup?
—C'est selon. Avec moi, il ne s'arrêtait guère.
—Voyez-vous, cette petite, comme c'est fier d'être jeune! Et tu dis qu'il a du bien?
—Oh! beaucoup, grand'mère, bien plus que nous.
—Mais sais-tu que je n'en reviens pas, ma fille! Comment as-tu fait pour lui plaire!
Désirée riait de tout son cœur, d'un rire qui signifiait: «Dame, grand'mère, si vous pouviez me voir!» Et, de fait, elle était belle ainsi, toute rayonnante de joie profonde et calme, l'humble pailleuse de chaises. Et quand la grand'mère eut cessé de bavarder, quand elle-même, aux premières heures du matin, parvint à s'endormir, elle rêva des rêves charmants: que le moulin avait des ailes neuves, qu'il y avait au bout quatre bouquets d'oranger, qu'elle se tenait, en beaux habits, sur le seuil de la porte, et qu'en sortant de l'école les enfants passaient devant elle, et la saluaient disant:
—Bonjour, madame!
VII
La grand'mère avait raison de se réjouir, car il avait été convenu, de convention expresse, sur la demande de Désirée, que le jeune ménage habiterait la maison du pré. Sa vieillesse allait se trouver bien abritée entre ces deux mariés qui la soigneraient. Elle aurait assurément sa part de leur bonheur, comme dans un verger un vieil arbre étêté, sur qui d'autres pleins de sève laissent tomber leurs fleurs, si bien qu'on s'imagine encore qu'il a fleuri. Ce meunier du moulin blanc était un honnête garçon, accommodant et très amoureux, puisqu'il consentait à faire ainsi, chaque matin et chaque soir, la route qui séparait son moulin du faubourg.
De ce côté-là, tout était rose; il n'y avait point de gens si contents d'être jeunes que Désirée et son fiancé, ni de vieille femme moins triste d'être vieille que la grand'mère Le Bolloche. Mais, aux Petites Sœurs, un nuage assombrissait l'humeur de l'ancien sergent. Après quelques jours de parfaite satisfaction, il était tout à coup tombé dans une mélancolie noire. Qu'avait-il? Du chagrin de quitter sa fille? Eh non! le sacrifice était consommé. Même il s'habituait de plus en plus à l'hospice, aux camarades, au café abondant des Sœurs, à leurs soins, au farniente ensoleillé du champ de seigle. Son futur gendre l'avait-il offensé? En aucune façon. Le Bolloche souffrait de ce qui, dans sa vie, avait tenu et tenait encore une si grande place: du besoin du panache. C'était un glorieux. Dans sa pensée étroite d'ancien sergent galonné, chevronné, il roulait maintenant, à toute heure du jour, la même plainte qu'il ne contait à personne:
—Quelle mine aurai-je, à la noce de Désirée, nippé comme je suis, avec une veste loqueteuse, mon pantalon trop court, mes sabots, ma chéchia de zouave usée par plaques et sans fond? Est-ce là une tenue? Je ferai rire de moi les parents et les amis qu'on invitera en nombre,—car ce sera une belle fête;—ceux qui m'ont vu il y a vingt ans auront honte de me connaître, et Désirée elle-même, toute bonne fille qu'elle soit, ne sera pas flattée, elle, dans sa robe neuve de mariée, d'avoir à côté d'elle un tel bonhomme de père. Il vaut mieux n'y pas aller. Non, je n'irai pas!
Et il avait déjà commencé à préparer ses compagnons d'armes et de dernier asile à cette résolution désespérée.
—Je n'irai probablement pas, leur disait-il. J'ai un diantre de rhumatisme à l'épaule!
Mais ils n'en croyaient rien. Un rhumatisme, lui! Allons donc! Quand il se promenait seul, ils le voyaient de loin, faire le moulinet avec sa canne et couper d'un coup sec les têtes des laiterons poussées au bord du champ. La vigueur seule du moulinet avait suffi à prouver que Le Bolloche mentait; elle indiquait aussi un état violent de l'âme, que les Sœurs, naturellement, n'étaient pas sans remarquer.
—Je ne sais pas ce qu'a notre petit père Le Bolloche, disait Sœur Dorothée: il mange bien, il boit bien, il dort bien, il a eu, avant-hier encore, sa provision de tabac. Et il n'a pas l'air heureux!
En effet, d'ordinaire, les petits bonshommes, qui ont tous ces biens-là, ne se trouvent pas à plaindre. Comme elle était femme et très fine,—ce qu'aucun vœu n'empêche,—elle voulait savoir. Un matin qu'elle habillait un de ses compagnons d'armes,—car Le Bolloche s'habillait tout seul,—elle pressa celui-ci de questions adroitement posées. Elle ne lui demanda pas:
—Qu'avez-vous?
Non, mais soupçonnant bien que la peine avait pour cause le mariage de Désirée, elle dit:
—J'espère que vous serez content, mon petit père, de voir votre fille en mariée.
—Sans doute, grogna Le Bolloche.
—Et la noce, où se fera-t-elle! Dans le pré, je parie?
—Oui.
—On dansera?
—Oui.
—Et vous ouvrirez la danse, n'est-ce pas?
Le Bolloche ne se contint plus.
—F... comme ça, oui, n'est-ce pas? s'écria-t-il. Un ancien sous-officier de zouaves! Plus souvent que j'y danserai... Je n'irai même pas!
—Oh! mon petit père, dit la Sœur en riant, que vous êtes coquet!
Elle qui ne l'avait jamais été!
Le Bolloche prit mal la plaisanterie. Le pli de sa bouche, aux deux coins, se creusa.
—Je ne suis plus qu'un mendiant ici, dit-il; mon temps est fini, fini; je ne veux plus paraître en société, et voilà!
Il s'en alla à grands pas, en maugréant.
Sœur Dorothée le suivit des yeux. Un sourire allongeait ses lèvres, un sourire où il y avait de la pitié et du plaisir d'avoir été adroite, et aussi le rayonnement d'une jolie idée qu'elle venait d'avoir. Elle se hâta d'habiller le père Lizourette, lui fit un nœud de cravate, qu'elle s'amusa à disposer en ailes de papillon, et dit en lui donnant sa canne:
—Vous êtes beau comme un astre, allez vous promener!
Puis elle quitta la salle, et se dirigea vers la chambre de la supérieure. Le long des grands corridors silencieux, elle glissait légère, et comme portée sur les ailes de la pensée qui lui était venue...
Il se passa trois semaines, pendant lesquelles Le Bolloche fut de plus en plus triste.
Enfin, le jour fixé pour les noces de Désirée arriva.
Ce matin-là, Le Bolloche, qui avait à peine dormi, se leva un peu avant les autres, et descendit, sous prétexte d'aller bêcher son jardinet. Mais, à peine dehors, il s'arrêta, il chercha au loin la contrée où son pauvre esprit avait erré toute la nuit. De la colline de l'hospice, et ancien comme il était, il ne pouvait apercevoir la maison. Mais dans la brume bleue du matin il distingua la tache blanche que faisait le faubourg, et les verdures pâles qui étaient les vergers. Un souffle pur arrivait de là. Le pauvre vieux se sentit les yeux pleins de larmes. Et il crut entendre, apportée par le vent, une voix qui disait:
—Allons, père, levez-vous, venez, voici les noces! Grand'mère a une robe neuve, que mon fiancé lui a donnée. Moi, je suis belle comme le jour. J'ai une couronne en fleurs de cire, un châle à dessins et une broche pour l'attacher, j'ai le cœur en joie surtout, car dans trois heures nous partirons pour nous aller marier. Venez, je veux vous embrasser bien fort, pour m'avoir donné la vie, qui est si bonne à présent, la vie qui s'ouvre comme une fête. Venez me voir heureuse!
Le Bolloche, troublé, l'esprit à moitié égaré, hésita un moment: puis il reprit ses sens, branla la tête, regarda une dernière fois le faubourg, et répéta ce qu'il n'avait cessé de dire:
—Non, je n'irai pas!
Il se mit à descendre vers le fond de l'enclos où était le jardin. Mais il n'avait pas fait trente pas, que quelqu'un lui frappa sur l'épaule. Il se retourna.
C'était sa femme.
—Mon homme, dit-elle, viens-t'en avec moi.
—Où donc?
—Viens-t'en au parloir, avant d'aller chez nous.
—Il n'y a plus de chez nous.
—Viens-t'en tout de même, tu verras.
D'ordinaire, il ne cédait pas facilement aux demandes de sa femme, mais il était si abattu et elle avait l'air de si belle humeur, que, moitié par indifférence et passivité, moitié pour l'attrait d'une surprise entrevue, il la suivit.
Arrivé à la porte du parloir, près de la porterie, la mère Le Bolloche s'effaça le long du mur, et laissa passer son mari.
—Entre, Le Bolloche, dit-elle, et habillons-nous pour les noces.
Le bonhomme entra, et demeura stupéfait.
Il venait de découvrir, bien plié sur le dossier d'une chaise, un vêtement complet, plus beau que tous ceux qu'il avait portés depuis qu'il était dans le civil: un pantalon gris encore propre, un gilet, une redingote noire, une cravate claire à pois bleus et un chapeau de soie qui avait subi plus d'un coup de fer, mais droit encore sur sa base, suffisamment noir et d'une forme évasée par le haut, en tout semblable à celle de l'ancien shako, ce qui ne pouvait manquer de plaire à un vieux militaire comme Le Bolloche. Celui-ci, sans plus hésiter, commença à s'habiller. Tout allait bien. On aurait juré qu'un tailleur lui avait pris mesure. Quand il mit la main dans la poche de son pantalon, il retira une pièce de monnaie. Quand il croisa sur sa poitrine les larges ailes de la redingote, sa médaille militaire y brillait au bout d'un ruban neuf.
Pendant ce temps-là, la petite vieille passait une robe de cotonnade à grands plis, épinglait sur sa taille un mouchoir jaune à raies brunes, éclatant et nuancé comme un œillet d'Inde, attachait les brides d'un bonnet ruché orné de deux coques bleues. Décidément Sœur Dorothée n'avait rien oublié. Pour elle, tant de belles choses représentaient bien des heures de travail, plusieurs veillées tardives,—puisque les Sœurs n'ont pas de loisir le jour, pour ces gâteries exceptionnelles.
Le Bolloche se sentit le cœur tout gros en y songeant. Il se rappela les paroles dures qu'il avait eues bien des fois. Une larme lui vint aux yeux, et il eut toutes les peines du monde à la retenir, car un ancien sergent ne pleure pas.
Mais quand ils sortirent du parloir, et qu'il vit dans la cour sa charrette nouvellement peinte, l'âne attelé, brossé, endimanché lui aussi, avec des pompons rouges aux œillères, le pauvre bonhomme n'y put tenir: la grosse larme roula sur sa joue. Il alla droit vers la Sœur Dorothée, qui se tenait à la tête de l'équipage, et lui prit la main.
—Ma Sœur! dit-il d'une voix étouffée.
—Quoi donc, mon bon petit vieux?
—Ma Sœur, ça, c'est de la religion, et de la bonne! Je m'y connais, vous pouvez me croire, car j'ai beaucoup voyagé! Eh bien vrai!...
Il ne put achever. Mais la Sœur comprit bien. Il monta, fit asseoir sa femme près de lui, et piqua l'âne.
Au bout de dix pas, avant de sortir de l'hospice, il arrêta la bête, se retourna, et dit encore, la mine épanouie cette fois:
—Sœur Dorothée, puisque ça avait l'air de vous faire plaisir, je danserai aux noces de Désirée.
—Soyez sage! répondit la Sœur.
Et pendant qu'ils s'éloignaient au trot menu de l'âne, entre les deux murs de la rue voisine, la Sœur avait envie de pleurer, elle aussi, sentant bien qu'elle avait gagné le cœur du vieux zouave, du plus rude de ses «petits bonshommes».