Le marquis de Loc-Ronan
The Project Gutenberg eBook of Le marquis de Loc-Ronan
Title: Le marquis de Loc-Ronan
Author: Ernest Capendu
Release date: April 20, 2006 [eBook #18215]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
ERNEST CAPENDU
LE MARQUIS DE LOC-RONAN
DU MÊME AUTEUR
Édition in-18, à 1 franc 25
(Franco par la poste)
Mademoiselle la Ruine 2 vol.
Les Colonnes d'Hercule 1 vol.
Arthur Gaudinet 2 vol.
Surcouf 1 vol.
Marcof le Malouin 1 vol.
Le Marquis de Loc-Ronan 1 vol.
Le Chat du bord 1 vol.
Blancs et bleus 1 vol.
La Mary-Morgan 1 vol.
Vœu de Haine 1 vol.
Le Pré Catelan 1 vol.
Sceaux.—Impr. Charaire et fils
PARIS
A. DEGORCE-CADOT, ÉDITEUR
9, RUE DE VERNEUIL, 9
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Chapitres: I,
II,
III,
IV,
V,
VI,
VII,
VIII,
IX,
X,
XI,
XII,
XIII,
XIV,
XV,
XVI,
XVII,
XVIII,
XIX,
XX,
XXI,
XXII,
XXIII,
XXIV,
XXV,
XXVI,
XXVII,
XXVIII,
XXIX,
XXX,
XXXI ÉPILOGUE I, II, III |
MARCOF LE MALOUIN
DEUXIÈME ÉPISODE
I
LA GUERRE DE L'OUEST
Au confluent de l'Isac et de la Vilaine, à quelques lieues au sud de Redon, et à peu de distance de la mer, s'étend, ou pour mieux dire s'étendait une magnifique forêt dont les arbres, pressés et entrelaçant leurs rameaux, attestaient que la hache dévastatrice de la spéculation n'avait pas encore entamé leurs hautes futaies, véritable bois seigneurial, dont les propriétaires successifs avaient dû se montrer jaloux presque autant de la vétusté de leurs chênes, que de celle de leurs parchemins.
Ceux qui connaissent cette partie de la rive droite de la Loire, ce quadrilatère naturel formé par la Loire, la Vilaine, l'Erdre et l'Isac, seront sans doute prêts à nous accuser d'inexactitude en lisant les lignes précédentes. Aujourd'hui, en effet, que la rage du déboisement s'est par malheur emparée de la population des exploiteurs territoriaux, c'est à peine si, dans la vieille Armorique, on retrouve quelque reste de ces forêts magnifiques plantées par les druides, forêts qui portaient en elles quelque chose de si mystérieux et de si grandement noble, qu'elles ont inspiré les poètes du moyen âge, et qu'ils n'ont pas voulu d'autre séjour pour théâtre des exploits des chevaliers de la Table-Ronde, des amours de la belle Geneviève, et des enchantements du fameux Merlin.
Avant que la Révolution eût appuyé sur les têtes son niveau égalitaire, coupant avec le fer de la guillotine celles qui demeuraient trop droites, la Bretagne et la Vendée avaient religieusement conservé leur aspect sauvage. Il était rare de pouvoir quitter un chemin creux, bordé d'ajoncs et de genêts, sans donner dans quelque bois épais et touffu, ou dans quelque marais de longue étendue.
Dans le pays de Vannes surtout, dans la partie septentrionale du département de la Loire-Inférieure, de Nantes à Pont-Château, de Blain même à Guéméné, le sillon de Bretagne forme une série de collines dont la pente, presque insensible sur le versant opposé à la Loire, est beaucoup plus prononcée du côté du fleuve. Sur toute l'étendue de ce vaste coteau, dont le sommet atteint presque Séverac, et où donne le cours inférieur de la Loire qu'on aperçoit jusqu'à son embouchure dans l'Océan, le sol n'offre, sur plus d'un tiers de son parcours, que des forêts, des landes et des marais.
Avant les premières années de ce siècle, la route de Nantes à Redon ne traversait pour ainsi dire qu'un seul bois, et, de la Loire à la Vilaine, l'œil ne se reposait que sur les hautes futaies, les chênes gigantesques, les champs de bruyères et les cépées séculaires. Au confluent de l'Isac et de la Vilaine, la forêt prenait des proportions véritablement grandioses et pouvait, à bon droit, passer pour l'une des plus belles parties du pays de Vannes, si riche cependant en sites sauvages et pittoresques.
Aux derniers jours de la terrible année 1793, la guerre de l'Ouest était dans toute sa fureur, et déchirait la Bretagne et la Vendée avec un acharnement sans exemple. Républicains et royalistes, chouans ou sans-culottes se livraient aux plus odieuses et aux plus épouvantables représailles. La terre de France était baignée du sang de ses enfants, et fertilisée par leurs cadavres.
—Il n'y a qu'un moyen d'en finir, disait un officier républicain, c'est de retourner de trois pieds le sol vendéen et le sol breton!
C'est que, ainsi que l'avait prédit La Bourdonnaie, la Bretagne et la Vendée étaient tout entières en armes, et que l'armée royaliste s'était augmentée des trois quarts de la population. Jamais, selon Barrère, depuis les croisades, on n'avait vu tant d'hommes se réunir si spontanément. Les paysans s'étaient levés lentement, ainsi que l'avait fait observer Boishardy; mais, une fois levés, ils marchèrent audacieusement en avant.
Quatre chefs principaux, quatre noms qui resteront éternellement soudés à l'histoire de cette malheureuse guerre, commandaient les royalistes. Selon un historien contemporain, Bonchamp était la tête de cette armée, dont Stofflet et La Rochejacquelein étaient les bras, dont Cathelineau était le cœur.
On connaît les premiers efforts tentés dès 1791 par les gentilshommes de Bretagne pour opposer une digue à l'influence révolutionnaire. L'avortement de la conspiration de La Rouairie et la mort de ce chef arrêtèrent momentanément l'explosion du vaste complot mûri dans l'ombre. Mais si les bras manquaient encore, les têtes étaient prêtes, et attendaient avec impatience un acte du gouvernement qui excitât les esprits à la révolte. Le décret relatif à la levée des trois cent mille hommes fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres.
Le 10 mars 1793, jour fixé pour le tirage, la guerre commença sur tous les points. Un coup de canon, tiré imprudemment dans la ville de Saint-Florent-le-Vieux sur des conscrits réfractaires, porta la rage dans tous les cœurs. Le soir même, six jeunes gens qui rentraient dans leur famille, traversant le bourg de Pin-en-Mauge, furent accostés par un homme qui leur demanda des nouvelles. Cette homme qui, les bras nus, les manches retroussées, pétrissait le pain de son ménage, était un colporteur marchand de laine, père de cinq enfants, et qui se nommait Cathelineau. Faisant passer son indignation dans l'esprit de ses auditeurs, il se met à leur tête, fait un appel aux gars du pays, recrute des forces de métairie en métairie, et arrive le 14 à la Poitevinière. Bientôt le tocsin sonne de clocher en clocher. A ce signal, tout paysan valide fait sa prière, prend son chapelet et son fusil, ou, s'il n'a pas de fusil, sa faux retournée, embrasse sa mère ou sa femme, et court rejoindre ses frères à travers les haies.
Le château de Jallais, défendu par un détachement du 84e de ligne et par la garde nationale de Chalonnes, est attaqué. Le médecin Rousseau, qui commande, fait braquer sur les assiégeants une pièce de six; mais les jeunes gens, improvisant la tactique qui leur vaudra tant de victoires, se jettent tous à la fois ventre à terre, laissent passer la mitraille sur leurs têtes, se relèvent, s'élancent, et enlèvent la pièce avec ses artilleurs.
Ces premiers progrès donnent à la révolte d'énormes et rapides développements qui viennent porter l'inquiétude jusqu'au sein de la capitale. Le 19 mars, la Convention rend un décret dont l'article 6 condamne à mort les prêtres, les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, leurs agents ou domestiques, ceux qui ont eu des emplois ou qui ont exercé des fonctions publiques sous l'ancien gouvernement ou depuis la Révolution, pour le fait seul de leur présence en pays insurgé. Cette sommation, si elle ne parvenait pas à étouffer la guerre, devait lui donner un caractère ouvertement politique. C'est ce qui arriva.
Charette, La Rochejacquelein, La Bourdonnaie, de Lescure, d'Elbée, Bonchamp, Dommaigné, Boishardy, Cormatin, Chantereau, se mirent rapidement à la tête des révoltés, les uns habitant la Vendée, les autres arrivant à la hâte de Bretagne. Les ordres de rassemblement, distribués de tous côtés, portaient:
«Au saint nom de Dieu, de par le roi, la paroisse de *** se rendra tel jour, à tel endroit, avec ses armes et du pain.»
Là, on s'organisait par compagnie et par clocher. Chaque compagnie choisissait son capitaine par acclamation: c'était d'ordinaire le paysan connu pour être le plus fort et le plus brave. Tous lui juraient l'obéissance jusqu'à la mort. Ceux qui avaient des chevaux formaient la cavalerie. L'aspect de ces troupes était des plus étranges: c'étaient des hommes et des chevaux de toutes tailles et de toutes couleurs; des selles entremêlées de bâts; des chapeaux, des bonnets et des mouchoirs de tête; des reliques attachées à des cocardes blanches, des cordes et des ficelles pour baudriers et pour étriers. Une précaution qu'aucun n'oubliait, c'était d'attacher à sa boutonnière, à côté du chapelet et du sacré cœur, sa cuiller de bois ou d'étain. Les chefs n'avaient guère plus de coquetterie: les capitaines de paroisse n'ajoutaient à leur costume villageois qu'une longue plume blanche fixée à la Henri IV sur le bord relevé de leur chapeau.
La masse des combattants vendéens se divisait en trois classes. La première se composait de gardes-chasse, de braconniers, de contrebandiers, tous ayant une grande habitude des armes, pour la plupart tireurs excellents, et en grande partie armés de fusils à deux coups et de pistolets. C'était là le corps des éclaireurs, l'infanterie légère, les tirailleurs. Sans officiers pour les commander, ils faisaient la guerre comme ils avaient fait la chasse au gibier ou aux douaniers. Leur tactique était simple: se porter rapidement le long des haies et des ravins sur les ailes de l'ennemi et les dépasser. Alors, se cachant derrière les plus légers obstacles, ne tirant qu'à petite portée, et, grâce à leur adresse, abattant un homme à chaque coup, ils devenaient pour les troupes républicaines des assaillants aussi dangereux qu'invisibles. Souvent une colonne se voyait décimée sans qu'il lui fût permis de combattre l'ennemi qui l'accablait.
Quinze ans plus tard, les soldats de l'empire retrouvaient dans la Catalogne un pendant à cette guerre d'extermination. Les guérilleros avaient plus d'un point de ressemblance avec les Vendéens.
La seconde classe de l'armée royaliste était celle formée par les paysans les plus déterminés et les plus exercés, militairement parlant, au maniement du fusil. C'était la cohorte des braves, le bataillon sacré toujours en avant, toujours le premier dans l'attaque et le dernier dans la retraite. Tandis que la majorité d'entre eux se dressait en muraille inébranlable en face de l'armée républicaine, une partie soutenait les tirailleurs, et tous attaquaient sur la ligne l'ennemi; mais seulement lorsque les ailes commençaient à plier.
Une compagnie de ce bataillon portait le nom terrible et symbolique de «le Vengeur». Rendus promptement illustres par leurs exploits, les héros du bataillon sacré ne marchaient que précédés de l'effroi qui mettait les bleus en fuite sur leur sanglant passage. Le Vengeur devait tomber anéanti, semblable au vaisseau son homonyme, sans laisser debout un seul de ses hommes. C'était à Cholet que devait s'élever son tombeau.
La troisième classe, composée du reste des paysans, la plupart mal armés, s'établissait en une masse confuse autour des canons et des caissons. La cavalerie, formée des hommes les plus intelligents et les plus audacieux, servait à la découverte de l'ennemi, à l'ouverture de la bataille, à la poursuite des vaincus et des fuyards, et surtout à la garde du pays après la dispersion des soldats.
Quand les combattants se trouvaient réunis pour une expédition au lieu qui leur avait été désigné, avant d'attaquer les bleus ou d'essuyer leur charge, la troupe entière s'agenouillait dévotement, chantait un cantique, et recevait l'absolution du prêtre qui, après avoir béni les armes, se mêlait souvent dans les rangs pour assister les blessés ou exciter les timides en leur montrant le crucifix.
La manière de combattre des Vendéens ne variait jamais. Pendant que l'avant-garde se portait intrépidement sur le front de l'ennemi, tout le corps d'armée enveloppait les républicains, et se dispersait à droite et à gauche au commandement de: «Égaillez-vous, les gars!» Ce cercle invisible se resserrait alors en tiraillant à travers les haies, et, si les bleus ne parvenaient point à se dégager, ils périssaient tous dans quelque carrefour ou dans quelque chemin creux.
Arrivés en face des canons dirigés contre eux, les plus intrépides Vendéens s'élançaient en faisant le plongeon à chaque décharge. «Ventre à terre, les gars!» criaient les chefs. Et se relevant avec la rapidité de la foudre, ils bondissaient sur les pièces dont ils s'emparaient en exterminant les canonniers.
Au premier pas des républicains en arrière, un cri sauvage des paysans annonçait leur déroute. Ce cri trouvait à l'instant, de proche en proche, mille échos effroyables, et tous, sortant comme une véritable fourmilière des broussailles, des genêts, des coteaux et des ravins, de la forêt et de la plaine, des marais et des champs de bruyère, se ruaient avec acharnement à la poursuite et au carnage.
On comprend quel était l'avantage des indigènes dans ce labyrinthe fourré du Bocage, dont eux seuls connaissaient les mille détours. Vaincus, ils évitaient de même la poursuite des vainqueurs; aussi en pareil cas, les chefs avaient-ils toutes les peines du monde à rallier leurs soldats. Au reste, il ne fallait pas que la durée des expéditions dépassât une semaine. Ce terme expiré, quel que fût le dénouement, le paysan retournait à son champ, embrasser sa femme et prendre une chemise blanche, quitte à revenir quelques jours après, avec une religieuse exactitude, au premier appel de ses chefs. Le respect de ces habitudes était une des conditions du succès: on en eut la preuve, lorsque, le cercle des opérations s'élargissant, on voulut assujettir ces vainqueurs indisciplinés à des excursions plus éloignées et à une plus longue présence sous les armes.
Tout Vendéen fit d'abord la guerre à ses frais, payant ses dépenses de sa bourse, et vivant du pain de son ménage. Plus tard, quand les châteaux et les chaumières furent brûlés, on émit des bons au nom du roi; les paroisses se cotisèrent pour les fournitures des grains, des bœufs et des moutons. Les femmes apprêtaient le pain, et, à genoux sur les routes où les blancs devaient passer, elles récitaient leur chapelet en attendant les royalistes, auxquels elles offraient l'aumône de la foi.
Les paroisses armées communiquaient entre elles au moyen de courriers établis dans toutes les communes, et toujours prêts à partir. C'étaient souvent des enfants et des femmes qui portaient dans leurs sabots les dépêches de la plus terrible gravité, et qui, connaissant à merveille les moindres détours du pays, se glissaient invisibles à travers les lignes des bleus.
En outre, les Vendéens avaient organisé une correspondance télégraphique au sommet de toutes les hauteurs, de tous les moulins et de tous les grands arbres. Ils appliquaient à ces arbres des échelles portatives, observaient des plus hautes branches la marche des bleus, et tiraient un son convenu de leur corne de pasteur. Une sorte de gamme arrêtée d'avance possédait différentes significations, suivant la note émise par le veilleur. Le son, répété de distance en distance, portait la bonne ou mauvaise nouvelle à tous ceux qu'elle intéressait. La disposition des ailes des moulins avait aussi son langage. Ceux de la montagne des Alouettes, près les Herbiers, étaient consultés à toute heure par les divisions du centre.
Les premiers jours de mars avaient vu éclater la guerre. En moins de deux mois l'insurrection prit des proportions gigantesques, menaçant d'envahir l'ouest entier de la France. Des cruautés inouïes se commettaient au nom des deux partis, et plus le temps s'écoulait, plus la guerre avançait, plus la haine et la sauvagerie prenaient des deux côtés de force et d'ardeur. Pour répondre aux atrocités accomplies par le général républicain Westerman, auquel Bonchamp ne donnait que l'épithète de «tigre», quatre cents soldats bleus prisonniers furent égorgés à Machecoul. Sauveur, receveur à La Roche-Bernard, ayant refusé de livrer sa caisse aux insurgés qui s'étaient emparés de la ville aux cris de «Vive le roi!» fut attaché à un arbre et fusillé.
A partir du mois d'avril 1793, la Vendée, théâtre de la guerre, ne devint plus qu'un vaste champ de carnage. La proscription des Girondins, le 31 mai suivant, vint redonner encore de la vigueur au soulèvement des populations et faire atteindre à la guerre civile toute l'apogée de sa rage.
Il y avait loin de la guerre qui se faisait alors à celle commencée sous les auspices de La Rouairie, et qui n'était, pour ainsi dire, qu'une intrigue de gentilshommes bretons. Le 7 juin, une proclamation au nom de Louis XVIII fut faite et lue à l'armée vendéenne, qui s'empara le jour même de Doué. Le 9, elle arriva devant Saumur, emporta la ville et força le lendemain le château à se rendre. Maîtres du cours de la Loire, les royalistes pouvaient alors marcher sur Nantes ou sur La Flèche, même sur Paris.
La France républicaine était dans une position désespérante. Au nord et à l'est, l'étranger envahissait son sol. A l'ouest, ses propres enfants déchiraient son sein.
La Convention, pour résister aux révoltes de Normandie, de Bretagne et de Vendée, était obligée de disséminer ses forces, par conséquent de les amoindrir.
Cathelineau, nommé généralissime des Vendéens, résolut de s'emparer de Nantes, défendue par le marquis de Canclaux. Une balle, qui tua le chef royaliste, sauva la ville en mettant le découragement parmi les assiégeants. Pendant plusieurs jours, l'armée des blancs, désolée, demanda des nouvelles de celui qu'elle appelait son père. Un vieux paysan annonça ainsi la mort du général:
—Le bon général a rendu l'âme à qui la lui avait donnée pour venger sa gloire.
Cathelineau laissa un nom respecté: aucun chef plus que lui n'a représenté le caractère vendéen. On le surnommait le «saint d'Anjou».
Le 5 juillet, Westerman fut défait à Châtillon. Les 17 et 18, Labarollière fut battu à Vihiers. A la fin du mois, l'insurrection, plus menaçante que jamais en dépit de son échec devant Nantes, dominait toute l'étendue de son territoire.
Biron, Westerman, Berthier, Menou, dénoncés par Ronsin et ses agents, furent mandés à Paris. Beaucoup de gens ne se faisaient point d'illusion: les dangers de la République existaient en Vendée; cette guerre réagissait sur l'extérieur.
—Détruiser la Vendée, s'écriait Barrère, Valenciennes et Condé ne seront plus au pouvoir de l'Autrichien! Détruisez la Vendée, l'Anglais ne s'occupera plus de Dunkerque! Détruisez la Vendée, le Rhin sera délivré des Prussiens. Enfin, chaque coup que vous frapperez sur la Vendée retentira dans les villes rebelles, dans les départements fédéralistes, sur les frontières envahies.
La Convention, dans une séance solennelle, crut ne pouvoir faire mieux que de fixer au 20 octobre suivant (1793) la fin de la guerre vendéenne, et elle accompagna son décret de cette énergique proclamation:
«Soldats de la liberté, il faut que les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin du mois d'octobre; le salut de la patrie l'exige, l'impatience du peuple français le commande, son courage doit l'accomplir! La reconnaissance nationale attend à cette époque tous ceux dont la valeur et le patriotisme auront affermi sans retour la liberté et la République!»
Ainsi la Convention décrétait, par avance, la victoire; mais autre chose est de vaincre sur le papier, dans les conseils, ou de vaincre sur le champ de bataille. Le gouvernement envoya d'autre généraux en Vendée, où Canclaux se proposait d'opérer un grand mouvement offensif et battait effectivement Bonchamp, dans le moment même où un décret le destituait, ainsi qu'Aubert du Brayer et Grouchy.
Cependant l'armée de Mayence, ayant Kléber à sa tête, avançait à marches forcées. Le 18 septembre, elle rencontra à Torfou les royalistes. Le combat fut sanglant, et les républicains battus après une lutte épouvantable.
Les Vendéens les appelaient, par dérision, les «Faïençais»; mais les républicains ne devaient pas tarder à prendre leur revanche: la bataille de Cholet, la seule qui eut le caractère des batailles militaires, vint porter un rude coup aux royalistes. Elle eut lieu le 14 octobre. Tout y fut carnage, acharnement, héroïsme de part et d'autre. Les Vendéens s'élancèrent en courant en colonnes serrées sur une lande découverte, et enfoncèrent d'abord les bataillons ennemis.
Un tourbillon de fuyards entraîna Carrier à cheval, et le représentant Merlin, brave et payant de sa personne, fit le service du canon; mais les Mayençais accouraient la baïonnette en avant. Kléber, Marceau, Beaupuy, Haxo, se multipliaient et donnaient l'exemple. Tout était encore incertain sur le sort de la journée cependant, lorsque d'Elbée et Bonchamp tombèrent grièvement blessés.
Alors la fortune se décida pour les Mayençais. Les Vendéens se dispersèrent, emmenant néanmoins avec eux les prisonniers qu'ils avaient faits au commencement de l'action.
Quatre jours après, le 18 du même mois, les bleus, marchant sur Beaupréau, entendirent tout à coup les cris de:
—Vive la République! vive Bonchamp.
C'étaient quatre mille prisonniers qui revenaient vers leurs camarades. Ils racontèrent que Bonchamp les avait délivrés avant de rendre le dernier soupir: Bonchamp, en effet, étendu sur un matelas et expirant, avait dit aux Vendéens, qui voulaient fusiller ces hommes:
—Grâce aux prisonniers! Bonchamp l'ordonne.
Puis il mourut. Bonchamp était l'homme le plus aimé, le plus vénéré de l'armée royaliste depuis la mort de Cathelineau. Plus tard, Napoléon dit qu'il en avait été le meilleur général.
Les Vendéens passèrent alors sur la rive droite de la Loire, et les représentants écrivirent à la Convention: «La Vendée n'est plus!» Le décret qui ordonnait de terminer la guerre avant la fin d'octobre était donc exécuté dès le 18 du mois. Les Parisiens se livrèrent à un enthousiasme sans pareil. Joie prématurée cependant. L'opinion de Kléber, qui prétendait que tout n'était pas fini, devait l'emporter avec le temps.
Moins de quinze jours après, on apprit que les Vendéens existaient encore. Léchelle fut battu, Beaupuy mourut d'une balle en pleine poitrine. Le commandement des «bleus» fut donné à Chalbos, et les royalistes, prenant pour chef suprême La Rochejacquelein, avec Stofflet sous ses ordres, attaquèrent Granville le 14 novembre. Ne réussissant pas à prendre la place, ils furent vengés par leurs succès à Pontorson, à Dol et à Anhain, qui rallumèrent leur ardeur prête à s'éteindre. Les armées républicaines perdaient chaque jour du terrain sous les ordres d'Antoine Rossignol, célèbre par ses continuels revers, bien que le comité de Salut public l'appelât son «fils aîné». Ce fut alors que, sur la proposition de Kléber, Marceau, à vingt-deux ans, devint général en chef de l'armée républicaine.
Les luttes opiniâtres allaient recommencer plus terribles que jamais, car la Bretagne vint à ce moment au secours de sa sœur la Vendée. Jean Chouan, ou plutôt Jean Cottereau, puisqu'il est plus connu sous ce nom, avait rejoint, avec ses bandes, l'armée de La Rochejacquelein à Laval, et le prince de Talmont était arrivé avec un renfort de cinq mille Manceaux. Cette fois, la guerre allait changer de nom, et se nommer définitivement la «chouannerie».
II
LE PLACIS DE SAINT-GILDAS
Nous sommes en 1793, au mois de décembre, dans l'antique forêt de Saint-Gildas. Les arbres, dénués de feuilles, révèlent la rigueur de l'hiver; le ciel gris menace de laisser tomber sur la terre ce manteau blanc que l'on nomme la neige, et que les savants nous ont appris être les vapeurs d'un nuage qui, se réunissant en gouttelettes, passent par des régions plus froides, se congèlent en petites aiguilles, et, continuant de descendre, se rencontrent, s'émoussent, se pressent et s'entrelacent pour former des flocons. Un vent du nord-ouest, froid et soufflant par rafales, s'engouffre dans la forêt et la fait trembler jusque dans ses profondeurs. Il est quatre heures du soir, et à cette époque de la saison, le crépuscule du soir commence à assombrir cette partie de l'hémisphère boréal où se trouve le vieux monde. La nuit va descendre rapidement.
Longeant la rive gauche de la Vilaine, un homme vêtu du costume breton, portant au chapeau la cocarde noire et sur la poitrine l'image du sacré cœur, qui indique le chouan, se dirige vers la lisière de la forêt. Une paire de pistolets est passée à sa ceinture de cuir qui supporte déjà un sabre sans fourreau; une carabine est appuyée sur son épaule; il porte en sautoir une poire à poudre, et dans un mouchoir noué devant lui quelques douzaines de balles de calibre.
Une large cicatrice, rose encore, sillonne sa joue droite et indique que cet homme n'est pas resté étranger à la guerre épouvantable qui déchire la province.
Au moment où nous le rencontrons, il se dirige vers la forêt de Saint-Gildas. Cette forêt était alors au pouvoir des royalistes, comme tout le pays environnant jusqu'à Nantes, et les chouans y avaient établi un «placis».
On désignait par ce nom de placis un campement de chouans dans une forêt. Les royalistes choisissaient pour cela une clairière de plusieurs arpents entourée d'abatis. Des cabanes de gazon, de feuillage, de bois mort, étaient bâties rapidement au milieu de l'enceinte. Au centre on réservait un arbre, ou, à son défaut, on élevait un poteau sur lequel on plaçait une croix d'argent. Un autel de terre et de mousse était dressé au pied.
C'était dans le placis que se réfugiaient les femmes et les enfants qui avaient déserté leurs fermes et leurs granges pillées ou brûlées par les bleus. Les uns s'occupaient à moudre du grain, les autres fondaient des balles. Les enfants tressaient des chapeaux ou fabriquaient des cocardes. Les placis servaient aussi d'ambulance pour les blessés et de quartier général pour les chefs. Des sentinelles, dispersées dans les environs, qui dans les genêts, qui sur les arbres, étaient toujours prêtes à donner le signal d'alarme. Le placis de Saint-Gildas était commandé par M. de Boishardy.
Avant de s'engager dans la forêt, l'homme fit entendre le cri de la chouette. Un cri pareil lui répondit; puis le son d'une corne, répété successivement, annonça au placis l'arrivée d'un paysan.
En pénétrant dans la clairière, le chouan s'arrêta:
—Te voilà, mon gars? dit un homme en lui tendant la main. Tu as donc échappé aux balles des bleus?
—Oui, mais il y en a deux ou trois qui garderont souvenir des miennes.
—Tu as été attaqué?
—J'ai passé au milieu des avant-postes du général Guillaume.
—Et tu n'as pas été blessé, Keinec?
—Non, Fleur-de-Chêne.
—Ils ont tiré sur toi, pourtant?
—Les balles m'ont sifflé aux oreilles.
—Le pauvre Jahoua va être bien heureux de te revoir; depuis douze jours que tu es parti, il ne parle que de toi.
—Comment va-t-il?
—Mieux.
—Sa blessure est fermée?
—Pas encore, mais cela ne tardera pas.
—Tant mieux.
—Ah çà! vous vous aimez donc bien?
—Comme deux gars qui ont voulu se tuer jadis et qui maintenant sacrifieraient leur existence pour se sauver mutuellement.
—C'est donc ça qu'on vous appelle les inséparables?
—Oui.
—Veux-tu venir le voir?
—Non, il faut que je parle à M. de Boishardy.
—Cela ne se peut pas, il est en conférence avec trois autres chefs.
—Lesquels?
—Tu les verras tout à l'heure quand ils vont sortir.
—Dis toujours leurs noms!
—Non! fit Fleur-de-Chêne en souriant avec finesse.
—Pourquoi ne veux-tu pas parler?
—Je tiens à te faire une surprise.
—Je ne te comprends pas, dit Keinec avec étonnement. Que peuvent me faire les noms des chefs qui sont là?
—J'ai idée qu'il y en aura un qui te fera sauter de joie.
—Eh bien, dis-le donc!
—Tu le veux?
—Oui.
—Allons! je ne veux pas te faire languir. D'abord, il y a Obéissant[1].
—Après?
—Serviteur[2].
—Et puis?...
—Devine!
—Comment veux-tu que je devine?
—Un ancien ami à toi.
—Marcof? s'écria Keinec dont les yeux brillèrent de joie.
—Lui-même!
—Oh! le ciel soit béni! Depuis quand est-il ici?
—Depuis deux heures.
—Et son lougre?
—Il est près de Poenestin.
—Mène-moi près de Marcof, Fleur-de-Chêne!
—Tout à l'heure, mon gars. Je t'ai dit qu'il y avait conférence. Attends un peu!
—Eh bien, répondit Keinec, je vais voir Jahoua. Tu m'appelleras dès que je pourrai entrer.
—Sois calme, mon gars.
Keinec remercia son compagnon, et se dirigea vers une petite cabane à la porte de laquelle travaillait une jeune fille.
—Bonjour, Mariic, dit Keinec.
—Bonjour, Keinec, répondit la Bretonne.
—Jahoua est au lit?
—Hélas! oui, puisqu'il ne peut pas se lever.
—Tu le soignes toujours bien?
—Je fais ce que je puis, Keinec, et ton ami est content.
—Merci, ma fille.
Keinec entra. Une petite table en bois blanc, et quelques matelas entassés dans un coin, formaient tout l'ameublement de la cabane. Une petite lampe éclairait ce modeste réduit.
Jahoua était étendu sur le lit. Sa figure, pâle et amaigrie, décelait la souffrance. Un linge ensanglanté lui entourait la tête et cachait une partie de son front. Un autre lui bandait le bras droit. En voyant entrer Keinec, sa figure exprima un profond sentiment de joie, et, se soulevant avec peine, il lui tendit les deux bras.
—Comment vas-tu? demanda Keinec en s'asseyant sur le pied du lit.
—Aussi bien que possible, et mieux encore depuis que je te vois revenu.
—Brave Jahoua!
—Dame! Keinec, c'est que je t'aime maintenant autant que je t'ai détesté autrefois.
—Et moi, Jahoua, quand je songe que j'ai failli te tuer, j'ai envie de me couper le poignet.
—Ne pensons plus à nous. Tu viens de la Cornouaille?
—Oui.
—Eh bien? Aucune nouvelle?
—Aucune!
—Elle sera morte!
—Assassinée par les bleus, peut-être!
—Pauvre Yvonne! murmura le blessé.
Deux grosses larmes coulèrent lentement sur ses joues, tandis que Keinec fermait si violemment ses mains que les ongles de ses doigts s'enfonçaient dans les chairs. Les deux hommes étaient plongés dans de sombres pensées.
Après un silence, Jahoua leva la tête.
—Tu as été à Fouesnan? demanda-t-il.
—Oui, dit Keinec.
—Et tu n'as rien entendu dire?
—Le village est brûlé, les gars sont sauvés, je n'ai vu personne.
—Et à Plogastel?
—Rien non plus.
—Et le vieil Yvon?
—Il est mort.
—Mort! répéta Jahoua.
—Mort! il y a sept mois.
—Pauvre homme! le chagrin l'aura tué!
—Non, dit sourdement le jeune Breton, il n'est pas mort de chagrin dans son lit, il a été assassiné dans les genêts.
—Assassiné! s'écria Jahoua; par qui donc?
—Par les patriotes de Rosporden! Un soir que le pauvre vieux revenait de Quimper, où il s'était rendu, espérant toujours recueillir quelques nouvelles de sa fille, il a été arrêté par une troupe de sans-culottes de Rosporden, qui rentraient en ville après avoir été fraterniser, comme ils disent, avec les brigands de Quimper. Ils ont voulu lui faire crier: «Vive la République!» Yvon n'a pas voulu. Les autres ont insisté. Tu connaissais le vieux pêcheur; tu penses si on pouvait le faire céder facilement. Aux sommations des autres, il répondit invariablement par les cris de: «Vive le roi!» Les bandits exaspérés le contraignirent à se mettre à genoux, et comme Yvon ne se rendait pas à leurs ordres réitérés de crier comme eux et avec eux, trois patriotes se jetèrent sur lui, le terrassèrent, le garrottèrent, et, l'attachant ensuite à un arbre, le prirent pour cible. Les lâches déchargèrent en riant leurs fusils sur le vieillard. Le lendemain, on retrouvait son cadavre, et les trois patriotes se vantaient hautement dans le pays de leur expédition.
—Ah! dit Jahoua, nous saurons un jour le nom de ces infâmes.
—Je les ai sus, moi, répondit Keinec.
—Alors nous vengerons Yvon!
—C'est fait!
—Que dis-tu, mon gars?
—Je dis que je me suis rendu à Rosporden; que je m'y suis caché trois jours de suite. Le deuxième jour, à la nuit tombante, je me suis glissé dans la maison qu'habitaient ensemble deux des assassins d'Yvon. L'un d'eux dormait, je l'ai poignardé. L'autre a voulu crier et se défendre, je lui ai brisé le crâne d'un coup de ma hache. Le lendemain, je m'embusquai en guettant le troisième, et la balle de ma carabine l'atteignit en pleine poitrine. Il est tombé sans pousser un soupir. Yvon était vengé. La mission que m'avait confiée M. de Boishardy avait été remplie quelques jours auparavant; rien ne me parlait d'Yvonne; je partis, et me voilà!
Jahoua serra silencieusement la main de Keinec. Le jeune homme reprit:
—Je suis allé aussi à la baie des Trépassés.
—Et Carfor?
—Il n'a pas reparu.
—Keinec, dit Jahoua, quand je pense comment cet homme nous a échappé, je suis tenté de croire à la vertu de ses sortilèges.
—C'est étrange, en effet.
—Quand nous l'avons forcé à nous dire ce qu'était devenue Yvonne, il était brisé par la douleur.
—Je me souviens. Et même nous l'avions porté dans cette crevasse des falaises dont nous avions fermé l'ouverture.
—Oui; et nous devions l'y retrouver! il devait mourir là!
—Le lendemain, cependant, il n'y était plus.
—Et personne ne l'avait vu dans le pays.
—Qui a pu le délivrer?
—Oh! c'est incroyable de penser qu'un autre ait été le découvrir dans cet endroit.
—D'autant plus incroyable, que personne n'osait descendre dans la baie.
—Et pourtant il n'y était plus.
—Il aura appelé le diable à son aide!
En ce moment Fleur-de-Chêne entra dans la cabane.
—Viens! dit-il à Keinec.
Le jeune homme s'empressa de le suivre, après avoir promis à Jahoua de revenir promptement.
III
LA CONFÉRENCE
Keinec et son guide traversèrent le placis, et pénétrèrent dans le réduit qui servait d'habitation au chef. Un paysan en gardait l'entrée.
—Attends! fit Fleur-de-Chêne en laissant Keinec sur le seuil, et en disparaissant dans l'intérieur.
Mieux disposée que les autres, la cabane était divisée en deux compartiments. Fleur-de-Chêne reparut promptement dans le premier.
—Faut-il entrer? demanda Keinec.
—Pas encore; dans quelques minutes on t'appellera.
Keinec s'appuya contre le tronc d'un arbre voisin. On entendait confusément un bruit de voix animées s'échapper de l'intérieur.
La demeure du chef n'était pas mieux meublée que celle des soldats. Dans la première pièce, un banc de bois et une petite table. Dans la seconde, celle-ci était la chambre à coucher, une paillasse de fougère étendue dans un angle. Cinq ou six chaises et une vaste table en chêne composaient le reste de l'ameublement. Cinq hommes étaient assis autour de la table sur laquelle était étendue une carte détaillée de la Vendée et de la Bretagne. Quatre d'entre eux portaient un costume à peu près semblable, un peu plus élégant que celui des paysans, mais fort délabré par les fatigues de la guerre et par le séjour dans les bois. Le cinquième seul semblait très soigné dans sa mise. Il portait des bottes molles, une veste brodée, une culotte de peau et un habit de velours cramoisi. Un panache vert s'épanouissait sur son chapeau, et il tenait à la main un mouchoir de fine batiste. Le premier, celui qui tenait le haut bout de la table, était M. de Boishardy. Le second était M. de Cormatin. Le troisième, M. de Chantereau. Le quatrième, l'homme au panache et au mouchoir, était le marquis de Jausset, récemment arrivé de l'émigration, et qui n'avait encore pris aucune part aux affaires actives. Il était envoyé par le comte de Provence. Enfin, en dernier venait Marcof, dont l'œil intelligent échangeait souvent avec celui de Boishardy de nombreux signes qui échappaient à leurs interlocuteurs.
La conférence touchait à son terme. MM. de Cormatin et de Chantereau venaient de se lever. Boishardy leur remit à chacun une feuille de papier sur laquelle se lisaient des caractères d'impression.
—N'oubliez pas, leur dit-il, de faire placarder ce décret partout, c'est un puissant auxiliaire pour notre cause.
—Quel décret, mon très cher? demanda le marquis d'une voix grêle et avec un accent traînard qui contrastait étrangement avec la voix rude et le ton ferme et impératif de Boishardy.
—Le décret de la Convention, dont je vous parlais tout à l'heure.
—Vous plairait-il de le relire?
—Volontiers.
Boishardy ouvrit l'une des feuilles.
—Décret du 31 juillet 1793, dit-il.
—Mais, interrompit Marcof, si ce décret a quatre mois de date, il doit être connu de tous.
—Non pas, capitaine. Ce décret porte la date du 31 juillet, mais il paraît qu'il est resté longtemps en carton à Paris, car il n'est arrivé ici et n'a été placardé qu'il y a quinze jours.
—Continuez alors.
Boishardy reprit:
—Je vous fais grâce des considérants, messieurs. Il y en a deux pages, dans lesquels ces bandits assassins de la Convention nous traitent de brigands, d'aristocrates; j'en arrive aux arrêtés, les voici:
Arrêtons et décrétons ce qui suit:
«1º Tous les bois, taillis et genêts de la Vendée et de la Bretagne seront livrés aux flammes;
«2º Les forêts seront rasées;
«3º Les récoltes coupées et portées sur les derrières de l'armée;
«4º Les bestiaux saisis;
«5º Les femmes et les enfants enlevés et conduits dans l'intérieur;
«6º Les biens des royalistes confisqués pour indemniser les patriotes réfugiés;
«7º Au premier coup du tocsin, tous les hommes, sans distinction, depuis seize ans jusqu'à soixante, devront prendre les armes dans les districts limitrophes, sous peine d'être déclarés traîtres à la patrie et traités comme tels par tous les bons patriotes.»
Boishardy jeta le papier sur la table.
—Qu'en pensez-vous, messieurs? demanda-t-il; la Convention pouvait-elle mieux agir, et nos gars, en lisant ou en écoutant les termes de ces articles, ne se défendront-ils pas jusqu'à la mort?
—Sans doute! répondit Cormatin.
—Permettez, fit le marquis en s'éventant gracieusement avec son mouchoir. Tout cela est bel et bon, mais ce n'est pas suffisant. Il faut écraser la République et remettre sur le trône nos princes légitimes.
—C'est ce à quoi nous tâchons, monsieur, dit Chantereau.
—Et vous n'y parviendrez qu'en suivant une autre marche.
—Laquelle? demanda Boishardy en souriant ironiquement.
—Il faut d'abord élire des chefs.
—Nous en avons.
—Mais j'entends par chefs des hommes de naissance.
—Douteriez-vous de la mienne?
—Dieu m'en garde, monsieur de Boishardy! Seulement, vous reconnaîtrez qu'il y a en France des noms au-dessus du vôtre.
—Où sont-ils, ceux-là?
—A l'étranger.
—Eh bien, qu'ils y restent!
—Sans eux vous ne ferez rien de bon, cependant.
—Qu'ils viennent, alors! s'écria Marcof en frappant sur la table.
—Ils viendront, messieurs, ils viendront!
—Quand il n'y aura plus rien à faire, n'est-ce pas, monsieur le marquis?
—Vous prenez d'étranges libertés, mon cher.
—Marcof a raison, interrompit Boishardy. Nous commençons à être fatigués de cette émigration qui ne fait rien, qui parle sans cesse, et qui, lorsque nous aurons prodigué notre sang pour rétablir la monarchie, viendra, sans nous honorer d'un regard, reprendre les places qu'elle dira lui appartenir! Morbleu! qu'elle les garde donc ces places, ou tout au moins qu'elle les défende! Pourquoi a-t-elle pris la fuite, cette émigration qui doit tout abattre? Est-ce le devoir d'un gentilhomme d'abandonner son roi lorsque le danger menace? Répondez, monsieur le marquis! Vous prétendez que les émigrés veulent venir en Bretagne. Qui les en empêche? qui s'oppose à leur venue parmi nous? qui les retient de l'autre côté du Rhin, où il n'y a rien à faire? Pourquoi ces retards? Est-ce d'aujourd'hui, d'ailleurs, qu'ils devraient songer à combattre dans nos rangs et à donner leur sang comme nous avons donné le nôtre? Leur place n'est-elle pas auprès de nous? Encore une fois, monsieur, répondez!
Boishardy s'arrêta. Cormatin et Chantereau approuvaient tacitement. Marcof reprit la parole sans laisser le temps au marquis d'articuler un mot.
—Quand monsieur de Jausset a parlé d'hommes de naissance pour commander, dit-il, il a dirigé ses regards vers moi.
—Après?... fit dédaigneusement le marquis.
—Je lui demanderai donc ce qu'il avait l'intention de dire.
—C'est fort simple. Il y a ici une confusion de rangs incroyable, vous avez obéi à un Cathelineau. Vous avez pour chefs des gens nés pour pourrir dans les grades inférieurs.
—Comme moi, n'est-ce pas?
—Comme vous, mon cher.
Marcof pâlit. Boishardy voulut s'interposer, le marin l'arrêta.
—Ne craignez rien, dit-il; je traite les hommes suivant leur valeur, et je ne me fâche que contre les gens qui en valent la peine.
Puis, se tournant vers le marquis:
—Monsieur, continua-t-il, vos amis de Gand et de Coblentz nous considèrent, nous, les vrais défenseurs du trône, comme des laquais qui gardent leurs places au spectacle. Si vous leur écrivez, rappelez-leur ce que je vais vous dire; et, si vous ne leur écrivez pas, faites-en votre profit vous-même.
—Qu'est-ce donc, je vous prie?
—C'est que, n'ayant rien fait, ils n'ont droit à rien, et qu'ils ne pourront être désormais quelque chose qu'avec notre permission et notre volonté.
—Très bien! dirent les autres chefs.
—Et quant à vous, monsieur, vous n'aurez le droit de parler ici, devant ces messieurs, devant moi, que quand vous aurez accompli seulement la moitié de ce que chacun de nous a fait. Je ne vous en demande que la moitié, attendu que je vous crois incapable d'en essayer davantage.
—Et moi, répondit le marquis, je vous préviens qu'à partir de ce jour vous n'êtes qu'un simple soldat.
—En vertu de quoi?
—En vertu de ceci.
Et le gentilhomme posa un papier plié sur la table.
—Qu'est-ce que cela? demanda Boishardy.
—Une commission de monseigneur le régent du royaume, Son Altesse Royale le comte de Provence.
—Un brevet de maréchal de camp, fit Boishardy en lisant froidement le papier et en le rendant au marquis.
—Vous comprenez?
—Je comprends que ce grade vous sera accordé quand nous aurons vu si vous en êtes digne.
—En doutez-vous?
—Certainement.
—Vous m'insultez! s'écria le marquis en portant la main à la garde de son épée.
—Il ne peut y avoir de duel ici, répondit Boishardy avec dédain.
—Pardon! je croyais être entre gentilshommes. Mais répondez nettement. Refusez-vous oui, ou non, de m'obéir?
—Oui, mille fois oui!
—Je me plaindrai; j'en appellerai aux royalistes.
—Faites.
—On vous retirera vos troupes, monsieur de Boishardy.
—Si vous demandez cela, priez Dieu de ne pas réussir, monsieur le marquis de Jausset.
—Et pourquoi?
—Parce que, s'écria Boishardy avec véhémence, je vous ferais fusiller avec votre brevet sur la poitrine.
—Vous oseriez?
—N'en doutez pas.
—Et M. de Boishardy a parfaitement raison, ajouta Cormatin. Jusqu'ici, monsieur le marquis, nous nous sommes passés de l'émigration, et nous saurons nous en passer encore. Je vous engage à retourner à Gand: c'est là qu'est votre place. Mais gardez-vous de pareilles rodomontades devant d'autres chefs. Tous n'auraient pas la patience de mon ami, et, tout gentilhomme que vous êtes, vous pourriez bien être accroché à une branche de chêne.
—Messieurs! messieurs! s'écria le marquis blême de colère, il faut que l'un de vous me rende raison de tant d'insolence!
—Assez! fit Boishardy.
Il appela Fleur-de-Chêne en entr'ouvrant la porte. Le paysan accourut.
—Tu vas prendre dix hommes avec toi et escorter monsieur, continua-t-il en désignant le marquis. Tu le mèneras à La Roche-Bernard, et là monsieur s'embarquera pour aller où bon lui semblera.
Le marquis se leva brusquement et sortit sans dire un mot.
—Tonnerre! s'écria Marcof, on ose nous envoyer de pareils hommes avec des brevets dans leur poche.
—Les émigrés sont fous, dit Chantereau.
—Pis que cela, répondit Boishardy, ils sont ridicules! Mais oublions cette scène et reprenons notre conversation au moment où cet imbécile empanaché est venu nous interrompre. Vous, Cormatin, quelles nouvelles de la Vendée?
—Mauvaises, répondit le chouan en s'avançant. Depuis la bataille de Cholet, Charette s'est tenu isolé dans l'île de Noirmoutier, dont il a fait son quartier général. Il y a quelques jours seulement, il apparut dans la haute Vendée pour y recruter des hommes. Un conseil tenu aux Herbiers l'a confirmé dans son commandement en chef.
—Mais, dit Boishardy, n'a-t-il pas vu La Rochejacquelein? Celui-ci est passé ici se rendant en Vendée cependant; et, depuis, je n'en ai pas eu de nouvelles.
—Si; ils se sont vus à Maulevrier.
—L'entrevue a été mauvaise. Ils ne s'aiment pas.
—Oh! s'écria Marcof; toujours la même chose donc; ici comme parmi les bleus! Quoi! Charette et La Rochejacquelein ne réunissent pas leurs forces? Ils font passer l'intérêt personnel avant le salut de la royauté, les causes particulières avant la cause commune? De stupides rancunes, de sots orgueils l'emportent sur le bien de la patrie?
—La Rochejacquelein a repassé la Loire, continua Cormatin.
—Et, ajouta Chantereau, il marche sur le Mans.
—Où il trouvera Marceau, Kléber et Canuel avec des forces triples des siennes! dit Marcof. Enfin, espérons en Dieu, messieurs.
—Et attendons ici les résultats de cette marche nouvelle, ajouta Boishardy. La Rochejacquelein m'a ordonné de garder à tout prix ce placis, qui renferme d'abondantes munitions et offre une retraite sûre en cas de revers. Vous, Cormatin, et vous Chantereau, regagnez vos campements et tenez-vous, prêts à agir et à vous replier sur moi au premier signal. Adieu, messieurs! fidèles toujours et quand même, c'est notre devise. Que personne ne l'oublie!
Les deux chefs prirent congé et s'éloignèrent. Marcof et Boishardy demeurèrent seuls. Il y eut entre eux un court instant de silence. Puis, Boishardy s'approchant vivement du marin:
—Vous avez donc été à Nantes? dit-il.
—Oui, répondit Marcof.
—Si vous aviez été reconnu?
—Eh! il fallait bien que j'y allasse, aurais-je dû affronter des dangers mille fois plus terribles et plus effrayants.
—Vous vouliez tenter de revoir Philippe, n'est-ce pas?
—Oui.
—Avez-vous réussi?
—Malheureusement non.
—Ainsi, il est toujours dans les prisons?
—Toujours.
—Et cet infâme Carrier continue à mettre en pratique son système d'extermination?
—Plus que jamais.
—Philippe est perdu, alors?
—Perdu, si je ne parviens à le sauver avant huit jours.
—Le sauver! Est-ce possible?
—Je n'en sais rien.
—Mais vous le tenterez?
—Je partirai pour Nantes demain même.
—C'est une folie! C'est tenter le ciel par trop d'imprudence.
—Folie ou non, je le ferai. Je sauverai le marquis de Loc-Ronan, ou nous mourrons ensemble.
—Quels sont vos projets?
—Tuer Carrier, répondit Marcof sans la moindre hésitation.
—Mais vous ne parviendrez jamais jusqu'à lui!
—Peut-être.
Boishardy se promena avec agitation dans la chambre, puis revenant se poser en face de Marcof:
—Vous partez demain? dit-il.
—Oui.
—Vous pensez qu'avant huit jours d'ici vous aurez sauvé Philippe?
—Ou que nous serons morts tous deux.
—Bien!
—Vous m'approuvez, n'est-ce pas?
—Je fais mieux.
—Comment cela? dit Marcof étonné.
—Je vous aide.
—Je n'ai pas besoin de monde; j'ai laissé mes hommes à bord de mon lougre.
—Non; mais vous avez besoin d'un bras et d'un cœur dévoués qui vous secondent et agissent comme un autre vous-même si, par malheur, vous succombiez.
—Oui, c'est vrai.
—Avez-vous choisi quelqu'un?
—Personne encore.
—Alors ne choisissez pas!
—Pourquoi?
—Parce que j'irai avec vous.
—Vous, Boishardy?
—Moi-même.
—Mais....
—Ne voulez-vous pas de moi pour compagnon?
—Si fait! tonnerre! à nous deux nous le sauverons.
Et Marcof, prenant Boishardy dans ses bras nerveux, le pressa sur sa poitrine, tandis que des larmes de reconnaissance glissaient sous ses paupières.
IV
M. DE BOISHARDY
M. de Boishardy connaissait Marcof depuis longtemps. Comme tous les braves cœurs qui s'étaient trouvés en contact avec cette nature si loyale, si franche et si forte, M. de Boishardy s'était épris pour le marin d'une amitié étroite et vive. L'expansion de Marcof le toucha profondément. Ces deux hommes, au reste, étaient bien faits pour se comprendre et s'aimer. D'une bravoure à toute épreuve, d'une hardiesse à défier toutes les témérités, d'un sens droit, d'un coup d'œil ferme et rapide, tous deux étaient créés pour la vie d'aventurier dans ce qu'elle a de noble et de périlleux.
M. de Boishardy est certes l'un des personnages historiques de la chouannerie qui ont légué le plus de souvenirs vivaces sur la vieille terre bretonne. Gentilhomme obscur, peu soucieux des plaisirs de la cour, il avait vu sa jeunesse s'écouler dans une existence toute rustique. A vingt ans, il avait servi comme officier dans le régiment de royale-marine; cinq ans plus tard, il donnait sa démission et rentrait dans ses terres. Grand amateur de gibier et de beautés champêtres, il chassait le loup, le sanglier et les jeunes filles, lorsque éclatèrent les premiers troubles de l'Ouest. Fermement attaché à son roi, il avait songé tout d'abord à lever l'étendard de l'insurrection.
Comme tous les hommes dont la destinée est de devenir populaire, il avait été doué par la nature de vertus réelles; à côté de chacune se trouvait un défaut qui lui servait pour ainsi dire de repoussoir. Subissant les lois de ses passions, il faisait bon marché de la vie d'un homme, lorsque cet homme se dressait sur sa route comme un obstacle, et que, pour passer, il fallait l'abattre et marcher sur son cadavre. Énergique, vigoureux et puissant, il avait à un haut degré la générosité de la force.
Ses aventures amoureuses l'avaient rendu célèbre dans les paroisses. A sa vue, les mères tremblaient, les maris pâlissaient, mais les jeunes filles et les jeunes femmes souriaient en faisant une gracieuse révérence au don Juan bas-breton, qui faisait le sujet de bien des causeries intimes au bord de la fontaine et le soir sous la saulaie.
Boishardy inspirait deux sentiments opposés aux paysans. Les uns le redoutaient à cause de sa force et de son audace, les autres l'admiraient à cause de sa bravoure et de son adresse. Tous l'aimaient pour sa familiarité franche et cordiale, ses élans de rude bonté et sa gaieté entraînante. A quinze lieues à la ronde chacun en parlait et chacun voulait le voir.
Cette popularité lui devint d'un puissant secours lorsqu'il voulut soulever le pays. Mêlé d'abord aux intrigues de La Rouairie, ainsi que nous l'avons vu, il se lança à corps perdu dans le soulèvement de 1793, dès que la Vendée eut arboré l'étendard de la contre-révolution, et il ne tarda pas à devenir l'un des chefs les plus renommés et les plus redoutés de la chouannerie bretonne. Charette se mit en rapport avec lui; Jean Chouan l'écoutait souvent comme un oracle; La Rochejacquelein était son ami. En avril, Boishardy avait débuté par parcourir les fermes et les communes, en appelant les paysans aux armes.
—C'est à vous de voir, leur disait-il, si vous voulez défendre vos enfants, vos femmes, vos biens et vos corps, et si vous n'aimez pas mieux obéir à un roi qu'à un ramassis de brigands qui forment la Convention nationale.
La plupart de ceux auxquels il s'adressait n'hésitèrent pas à marcher. Ses premiers et rapides succès contre les bleus entraînèrent les autres, si bien qu'en quinze jours il se trouva à la tête d'une petite armée, et bientôt il alla rejoindre Cathelineau sous les murs de Nantes. Son nom, son titre d'ancien officier, sa force prodigieuse, sa hardiesse et son intrépidité, lui valurent promptement un commandement supérieur dans l'armée vendéenne.
Après la mort de Cathelineau, lorsque les royalistes furent rejetés de l'autre côté de la Loire, Boishardy fut chargé de la périlleuse mission de garder et d'observer tout le haut pays, de Saint-Nazaire à Redon. La Rochejacquelein, comptant sur lui plus peut-être que sur aucun autre chef, lui confia ses munitions, ses réserves d'artillerie et ses papiers les plus importants, puis il lui ordonna de s'établir à Saint-Gildas, au milieu de la forêt, et de garder ses précieux dépôts jusqu'à ce que la guerre prît une nouvelle face. Les royalistes, tout en marchant à l'est, espéraient toujours repasser bientôt en Vendée et reconquérir le territoire envahi par les bleus. L'espèce de relais formé par Boishardy leur devenait donc de la plus grande utilité. Aussi, en dépit de son ardeur et de sa soif des combats, le brave gentilhomme était-il forcé depuis quelque temps à demeurer dans une inaction presque complète, opposée à sa fiévreuse nature. Le projet de Marcof d'aller à Nantes délivrer le marquis de Loc-Ronan lui souriait donc d'autant mieux qu'il le mettait à même de payer de sa personne et de se rapprocher des ennemis de sa cause.
A peine venait-il de prendre cette résolution, que Fleur-de-Chêne entra dans la pièce. Il attendait respectueusement que son chef l'interrogeât. Boishardy lui fit signe d'approcher.
—Ne m'as-tu pas dit que quelqu'un désirait me parler? demanda-t-il.
—Oui, commandant.
—Qui cela?
—Celui de nos gars que vous aviez envoyé en mission il y a près de quinze jours.
—Il est revenu?
—Il arrive à l'instant.
—Bien!
—Faut-il le faire entrer?
—Oui, répondit Boishardy, et se retournant vers Marcof: nous allons avoir des nouvelles de la Cornouaille, dit-il.
—Et de La Bourdonnaie? ajouta Marcof.
—Oui.
—Qui donc avez-vous envoyé là?
—Un homme sûr.
—Qui se nomme?
—Keinec.
—Tonnerre!... qu'il entre vite!
Fleur-de-Chêne sortit et Keinec pénétra près des deux chefs. En voyant Marcof, le jeune homme ne put retenir un mouvement de joie; le marin lui tendit les mains par un geste tout amical, et comme Keinec les saisit pour les lui baiser, Marcof l'arrêta vivement en le pressant sur sa poitrine. Boishardy les regardait avec étonnement.
—Vous connaissez donc Keinec? demanda-t-il à Marcof.
—Oui, répondit le marin; son père m'a arraché à la mort et a été tué en me sauvant; lui-même m'a rendu de grands services; enfin c'est un enfant auquel j'ai appris à combattre et que je regarde comme mon matelot.
—Tant mieux! car Keinec est un brave cœur et un gars solide. J'ai été, moi aussi, à même de l'apprécier.
En entendant ce double éloge, Keinec rougit de plaisir. Boishardy s'assit, et, s'adressant au jeune homme:
—Tu as accompli ta mission? dit-il.
—Oui, commandant.
—Tu as vu La Bourdonnaie?
—Je l'ai vu.
—Quelles nouvelles de la Cornouaille?
—Les bleus ravagent toujours le pays; la guillotine est en permanence à Brest comme ailleurs; ils tuent, ils tuent tant que le jour dure.
—Après?
—Ceux d'Audierne, de Rosporden et de Quimper ont traqué les gars dans les forêts.
—Ils les ont pris?
—Quelques-uns ont été arrêtés et massacrés.
—Et Yvon? fit Marcof vivement.
—Il est mort!
—Tué?
—Martyrisé par les républicains!
—Tonnerre! s'écria le marin en prenant sa tête dans ses mains par un magnifique mouvement de colère.
—Fouesnan, Penmarckh, Plogastel, Plomélin, Tréogat, Plohars, ont été réduits en cendres; les habitants se sont sauvés dans les forêts.
—Et que fait le comte de La Bourdonnaie? demanda Boishardy.
—Il ravage aussi les campagnes et détruit tout ce qui appartient aux amis des bleus; il brûle tout et coupe les communications dans l'intérieur; les convois des républicains sont tous arrêtés par nos gars et ne peuvent plus arriver à Brest. Avant un mois, la ville sera prise par la famine.
—C'est tout?
—Non.
—Qu'y a-t-il encore?
—Un papier que je dois vous remettre.
Keinec ôta sa veste, déchira la doublure et en retira une feuille de parchemin. Boishardy avança vivement la main pour la prendre; il l'ouvrit et la parcourut avec une attention extrême. C'était une sorte de feuille d'appel disposée d'une façon bizarre. Sur une première colonne, on lisait des noms; sur une seconde, la désignation exacte et détaillée de la position politique et financière de chacun des individus désignés; enfin suivaient les indications nombreuses relatives à la demeure, au pays, à la ville ou au village habités par chacun d'eux. Puis, devant tous les noms sans exception, on voyait, tracée à l'encre rouge, une des lettres: S.—R.—T.
—Qu'est-ce que cela? fit Marcof en se penchant en avant.
—Les noms de ceux qui, depuis Brest jusqu'à La Roche-Bernard, en suivant le littoral, s'obstinent à ne vouloir pas prendre les armes.
—Et que veulent dire ces lettres?
—S.—R.—T.?
—Oui.
—Surveiller, Rançonner, Tuer.
—Je comprends.
—Je vais faire copier cette liste et expédier des doubles à tous nos amis du pays de Vannes. Avant trois fois vingt-quatre heures, chaque individu désigné sera traité en conséquence.
—Est-ce que de pareilles mesures ont déjà été prises?
—Oui.
—Avec succès?
—Certes.
Marcof fit un geste d'étonnement.
—Désapprouvez-vous cette façon d'agir? demanda Boishardy.
—Non, répondit le marin; mais je suis surpris que l'on fasse ainsi marcher des hommes et qu'ils se rallient à ceux qui les menacent ou qui frappent.
—Que voulez-vous? le résultat est contre vous.
—C'est possible; mais je n'aurais pas confiance en mes troupes si je commandais à de pareils soldats.
—Bah! après deux ou trois rencontres avec les bleus, ils se battent aussi bien que les autres. Et puis, d'ailleurs, nous allons en avant. Pouvons-nous risquer de laisser des traîtres derrière nous?
—C'est juste.
—Donc, le temps d'expédier une demi-douzaine de nos courriers féminins, et je suis à vous pour ce qui nous est personnel.
Boishardy se plaça devant la table et prit des papiers.
—Mais, fit observer Marcof, pouvez-vous bien vous absenter huit jours? Le placis se passera-t-il de vous?
—Sans aucun doute.
—Votre absence, cependant, peut nuire à la sécurité générale.
—Elle sera ignorée, répondit Boishrdy à voix basse en désignant Keinec.
—Ne craignez pas de parler devant lui. Je réponds de Keinec, dit Marcof à voix basse. D'ailleurs, puisque vous voulez venir avec moi, il est bon je pense, que quelqu'un ici connaisse l'endroit où nous sommes.
—Cela est vrai. Vous avez raison. Il faut que l'on sache où nous trouver, ou du moins où nous serons allés tous deux.
—Autant Keinec qu'un autre pour lui confier ce secret.
—Mieux qu'un autre, même, répondit Boishardy.
Puis s'adressant au jeune homme.
—Écoute, continua-t-il, je vais mettre notre existence à tous deux entre tes mains. Un seul mot de toi pourra nous perdre si ce mot est entendu d'un bleu ou d'un traître. Marcof et moi nous partirons cette nuit pour Nantes. Pour tous nos gars, à l'exception de Fleur-de-Chêne, il faut que nous soyons allés près de La Rochejacquelein. Tu comprends?
—Parfaitement, répondit l'amoureux d'Yvonne.
—Songe que la moindre indiscrétion peut nous perdre; si, en mon absence, on attaquait le placis, tu dirais à nos hommes de tenir ferme et que tu vas me prévenir, que tels sont mes ordres. Alors tu courrais près de Cormatin et tu lui annoncerais à lui seul notre absence, en l'invitant à venir prendre le commandement du placis. Il viendrait. Je donnerai des instructions semblables à Fleur-de-Chêne, afin qu'en cas de malheur l'un de vous puisse agir. Et maintenant, comme nous allons à Nantes, comme nous nous risquons dans l'antre de Carrier, il est fort possible que nous n'en revenions pas. Si dans dix jours tu ne nous avais pas revus, tu irais trouver M. de La Rochejacquelein et tu lui remettrais le papier cacheté que je laisserai dans le tiroir de cette table. A défaut de La Rochejacquelein, tu t'adresserais à Stofflet. Tu entends bien, n'est-ce pas?
—Oui, commandant.
—Nous pouvons nous fier à toi?
—Eh bien! non, dit résolument Keinec.
—Comment! s'écria Boishardy stupéfait, tandis que Marcof faisait un geste d'étonnement.
—Je dis qu'il vous faut prendre un autre confident, fit le jeune homme d'un ton ferme.
—Pourquoi?
—Je vais vous le dire, commandant.
Et Keinec s'approcha solennellement des deux hommes.
—Vous venez de me confier que vous alliez à Nantes? dit le jeune homme d'un ton respectueux mais parfaitement ferme et déterminé.
—Oui, mon gars, répondit Boishardy en regardant avec étonnement son interlocuteur.
—Avec Marcof?
—Oui encore.
—J'irai avec vous.
—Toi!
—Sans doute. Vous allez dans la caverne de Carrier, comme vous le dites vous-même. Il y a dix-neuf chances sur vingt pour que vous vous laissiez emporter par votre indignation, et que vous soyez menacés. Un bras de plus aide toujours. Acceptez le mien.
Boishardy regarda Marcof. Keinec surprit ce coup d'œil, et saisissant la main du marin:
—Marcof, lui dit-il, tu sais si je te suis dévoué, si je t'aime, si je te suis fidèle? Eh bien! tu vas à Nantes accomplir quelque grand acte de courage, quelque sublime œuvre de dévouement, j'en suis sûr. Je ne le sais pas, mais je le devine. D'ailleurs, je ne demande pas ton secret; garde-le. Que m'importe? Ne me dis rien; seulement ne repousse pas ma prière. Laisse-moi t'accompagner! Sers-toi de moi comme le chef se sert du soldat, comme le maître se sert du chien. J'obéirai à tes moindres ordres, je te le jure, sans même essayer d'en soupçonner le but, si ce but est un secret que je doive ignorer. Mais tu vas risquer ta vie, je veux aller avec toi! Je le veux et je le ferai!
—Et si je te refusais, moi? fit Boishardy.
—Si je t'ordonnais de rester au placis? ajouta Marcof.
—Vous auriez tort, répondit Keinec d'un ton toujours respectueux, mais plus fermement résolu encore; car je suivrais vos pas malgré vous! Je désobéirais! Je vous ai toujours bien servi, monsieur de Boishardy. Je t'ai toujours regardé comme un chef, comme un père respecté, Marcof. Tu m'as vu à l'œuvre, et vous savez que vous pouvez compter tous deux sur mon entier dévouement; ne me repoussez pas, je vous le répète. Emmenez-moi avec vous, je vous en conjure. Laissez-moi combattre à vos côtés, triompher près de vous ou mourir avec vous. Avant de servir la cause du roi, je veux servir la tienne, Marcof. C'est mon droit, et vous ne pouvez le méconnaître. D'ailleurs, je n'ai jamais rien demandé pour les services que j'ai pu rendre jusqu'ici. Pour prix de mon sang prodigieusement versé, je n'exige rien que la faveur de vous suivre. C'est la première et la seule grâce que j'aie sollicitée. Encore une fois, je vous en conjure, je vous en supplie, accordez-la-moi.
Keinec s'arrêta. En parlant ainsi, il s'était avancé encore, et fléchissait le genou devant les deux chefs. Son regard, plus éloquent que ses paroles, adressait une muette prière et dénotait l'émotion qui s'était emparée de son cœur. On sentait que le jeune homme, profondément impressionné, exprimait simplement ce qu'éprouvait son âme. Puis à côté de cette simplicité de langage se devinait une résolution de fer que l'on aurait pu briser peut-être, mais qu'à coup sûr on n'aurait pas fait plier. Boishardy et Marcof se regardèrent de nouveau. Le premier fit un léger signe de tête. Marcof posa le main sur l'épaule de Keinec.
—Sois prêt cette nuit à trois heures; nous partirons ensemble, lui dit-il enfin.
—Merci! s'écria le jeune homme.
Et Keinec, réunissant dans les siennes les mains des deux hommes, les porta chaleureusement à ses lèvres. Puis, relevant la tête avec fierté, il salua et sortit.
—Si j'avais dix mille gars semblables à celui-ci, s'écria Boishardy lorsque le jeune homme se fut retiré, j'accomplirais ce que Cathelineau n'a pu faire avec soixante mille et nous marcherions sur Nantes bannière au vent.
—Je crois qu'à nous trois nous ferons bien des choses, répondit Marcof.
—Je le crois aussi.
—Maintenant, reprit le marin, maintenant, mon cher Boishardy, que tout est convenu entre nous et que vous allez risquer votre vie pour sauver celle du marquis de Loc-Ronan, il faut que vous connaissiez un secret que je vais vous confier.
—Pourquoi?
—Parce que, si Philippe vient à être massacré, si je suis tué aussi, il faut qu'après nous il existe une main pour châtier les coupables. Cette main sera la vôtre, et jamais une main plus loyale n'aura accompli un acte de justice. Je vais vous confier la vie entière de Philippe, et je n'ajouterai même pas que je m'adresse à votre honneur.
Marcof prit une liasse de papiers qu'il avait déposée près de ses armes en entrant dans la pièce. C'étaient les manuscrits qu'il avait trouvés dans l'armoire de fer du château de Loc-Ronan. Marcof le Malouin les déposa sur la table devant Boishardy.
—Lisez cela, dit-il, je vous raconterai le reste ensuite.
Et le marin, laissant son compagnon qui déjà feuilletait les papiers avec une curiosité ardente, sortit à pas lents de la cabane, et se dirigea vers le côté opposé du placis. Fleur-de-Chêne était près de l'autel improvisé. Marcof l'appela.
—Où est Jahoua? lui demanda-t-il.
—Dans la cabane de Mariic, là sur la droite, répondit le chouan en désignant du doigt la petite maisonnette dans laquelle venait de pénétrer Keinec.
Marcof en gagna l'entrée et en franchit le seuil. Il trouva les deux jeunes gens ensemble, et causant tous deux les mains dans les mains, comme deux frères.
—Je vais à Nantes, disait Keinec au fermier; je vais à Nantes, et Nantes est la seule ville de Bretagne dans laquelle nous n'ayons pas encore pénétré.
—Tu espères donc toujours? répondit Jahoua.
—Dieu est bon, et sa puissance est infinie!
—Bien parlé, mon gars! dit Marcof en entrant.
Et, approchant un siège du lit du malade, il s'assit à son chevet.
V
LES AMIS DE PHILIPPE DE LOC-RONAN
Vers dix heures du soir, Marcof quitta la cabane de Mariic, et regagna la demeure de Boishardy. Lorsqu'il y pénétra, le chef des chouans se promenait avec agitation dans la petite pièce.
—Je vous attendais avec impatience, dit-il en voyant entrer le marin.
—Vous avez lu? répondit Marcof en désignant le manuscrit.
—Oui.
—Eh bien?
—Je savais, ou du moins je supposais depuis longtemps une partie de ces mystères.
—Comment cela?
—J'étais à Rennes jadis, lorsque Philippe épousa mademoiselle de Château-Giron, de laquelle j'ai l'honneur d'être un peu parent, et j'assistai à leur union en qualité de témoin. Je sus plus tard qu'elle s'était retirée dans un couvent, et j'avais d'abord attribué cette résolution à quelque chagrin de ménage, chagrin dont j'étais tout d'abord fort loin de supposer la cause épouvantable. Enfin, lorsqu'il y a deux ans passés, le soir même où vous nous apprîtes, à La Bourdonnaie et à moi, que le marquis n'était pas mort, j'entendis la femme que nous avions arrêtée se parer du titre de marquise de Loc-Ronan; une partie de la lumière se fit à mes yeux, bien que je ne pusse croire que cette aventurière dît vrai et eût droit au noble nom sous l'égide duquel elle se plaçait.
—Elle avait droit cependant à ce titre qu'elle prenait.
—Le croyez-vous?
—Philippe l'avait épousée!
—Sans doute; mais il y a là dedans quelque étrange mystère.
—Qui vous le fait penser?
—La conduite de cette femme.
—Vraiment?
—Oui: une femme de qualité, une demoiselle de Fougueray, aurait tenu autrement son rang.
—Comment cela? Je ne comprends pas.
—C'est fort simple. Vous savez que je l'avais fait diriger sur le château de La Guiomarais?
—Oui.
—Vous n'ignorez pas non plus que c'est dans ce château que La Rouairie vint mourir?
—Je le sais.
—Donc cette femme s'est trouvée forcément en rapport avec lui.
—Eh bien?
—Vous ne devinez pas? La Rouairie était aussi ardent auprès des belles que courageux au milieu du feu; aussi intrépide en amour qu'au combat. Notre malheureux ami vit cette demoiselle de Fougueray et la trouva charmante. Le fait est qu'elle était à cette époque véritablement fort jolie. Quoique n'étant plus de la première jeunesse, elle avait conservé cette grâce attrayante et luxuriante, ce je ne sais quoi enfin qui fait la puissance de la courtisane. Elle s'aperçut facilement de l'effet qu'elle avait produit, et elle en profita avec une habileté et une coquetterie infernales. J'étais alors en Vendée, La Rouairie était seul, et, comme toujours, il se laissa dominer par ses passions. Bref, vous le devinez, cette femme, cette marquise qui portait un nom illustre, séduisit complètement son gardien et devint sa maîtresse!
—La misérable! murmura Marcof.
—Attendez donc, mon cher; elle avait un plan tout tracé d'avance en agissant ainsi, et ce plan, elle le mettait à exécution. Il est probable qu'elle ne comptait plus depuis longtemps ses amants, et qu'un de plus ou de moins lui paraissait chose insignifiante. Donc, ainsi que je vous le disais, elle se donna à La Rouairie dans l'espoir de parvenir à s'évader en abusant de son empire sur le cœur de ce malheureux dont le corps était affaibli par les souffrances. Elle allait, par ma foi, y réussir, lorsque j'arrivai subitement à La Guiomarais. C'était quelques jours avant la mort de La Rouairie. Je vis promptement le manège de la dame; j'en parlai à notre ami; mais lui, aveuglé par la passion, me répondit que j'étais dans l'erreur, et que sa prisonnière était la plus belle et la meilleure des créatures de Dieu. J'insistai inutilement, il ne voulut rien entendre. J'offris des preuves, il ne voulut pas ouvrir les yeux. Alors j'avisai à employer un moyen violent. Le soir même, je fis enlever la marquise, et je la conduisis moi-même à La Roche-Bernard, où Cathelineau était établi. Celui-là, pensais-je, ne se laissera pas facilement séduire. Eh bien! savez-vous ce qu'elle fit? Elle séduisit un rustre, vrai paysan grossier qui la gardait à vue, et, grâce à cet homme, elle parvint à fuir.
—Horrible créature! s'écria Marcof; et elle prostitue ainsi le nom sans tache des Loc-Ronan!
—Écoutez donc encore! A peine libre, elle alla trouver un général républicain, lui révéla la cachette de La Rouairie, et lui promit de le conduire à La Guiomarais.
—Elle le fit?
—Sans doute. Malheureusement pour elle, La Rouairie était mort; mais on découvrit son cadavre, mais on fouilla le château, et l'on trouva un bocal dans lequel étaient enfermés les doubles de nos plans et le nom de tous les chefs royalistes. Grâce à cette misérable, notre cause fut à deux doigts de sa perte.
—Et qu'est-elle devenue?
—Je l'ignore.
—Elle vit sans doute à Paris au milieu des saturnales révolutionnaires?
—Je ne crois pas, car dernièrement Cormatin m'a envoyé le signalement d'une femme qui lui ressemblait d'une façon miraculeuse.
—Et cette femme?
—Cette femme venait de traverser Rennes dans la voiture de Carrier.
—Si cela est, nous la verrons à Nantes.
—Prenons garde surtout qu'elle ne nous voie, répondit Boishardy en souriant.
Puis changeant de ton:
—Maintenant, continua-t-il, maintenant que je vous ai dit ce que je savais, apprenez-moi à votre tour ce que Philippe est devenu pendant ces deux années que nous venons de parcourir.
—Mon récit sera court; moi-même je n'ai pas revu le marquis depuis qu'il s'est fait passer pour mort.
—Alors, comment avez-vous su qu'il était prisonnier à Nantes?
—Par mademoiselle de Château-Giron.
—Sa seconde femme?
—Oui.
—Un ange de bonté, dit-on.
—Et l'on a raison de le dire.
—Où est-elle?
—A bord de mon lougre.
—Depuis longtemps?
—Depuis six semaines.
—Racontez vite, mon cher Marcof; tout cela m'intéresse au dernier point.
—Philippe, vous le savez, commença Marcof, séjourna quelque temps en Angleterre, et de là passa en Allemagne. Il demeura dix-huit mois enfermé dans un petit village sur les bords de la Moselle, à trois lieues de Coblentz, espérant toujours que la cause du roi étoufferait la Révolution. Il n'en fut point ainsi, malheureusement. Chaque jour les nouvelles arrivaient plus sinistres. Chaque jour on parlait des guerres qui désolaient la Vendée et la Bretagne. Enfin, la mort du roi vint jeter la consternation parmi les véritables amis du trône. Dès lors, Philippe ne fut plus en proie qu'à une idée fixe: c'était qu'en demeurant inactif il manquait à ses devoirs de gentilhomme, à la foi jurée, au sang de ses ancêtres. Ses amis se battaient ici, et lui était en Allemagne; son inaction lui semblait criminelle. Le pauvre ami ne pensait plus qu'à nous. Il avait pris, vous le savez encore, un nom supposé. Ne voulant pas voir se renouveler les tortures qui l'avaient si cruellement assailli naguère, il renonçait à son titre même, espérant être ainsi à l'abri des poursuites des deux misérables qui s'étaient attachés sans pitié à lui. Il attribuait la tranquillité morale dont il était enfin parvenu à jouir au pseudonyme qu'il s'était donné en quittant la France. Philippe alors était, ou du moins aurait pu être heureux. Vivant entre mademoiselle de Château-Giron, la femme que son cœur adorait, et le vieux Jocelyn, un ami véritable, il voyait ses jours s'écouler dans une douce quiétude. Mais, je vous l'ai dit, l'amour de ses devoirs, la conscience de son inactivité, le danger que couraient ses amis, tout l'appelait en France, au sein même de la guerre. En dépit des prières de sa femme, il s'embarqua. Elle, courageuse et digne de lui, voulut l'accompagner. Jocelyn naturellement était près d'eux. Ils avaient résolu d'aborder sur les côtes de la Cornouaille; une bourrasque les contraignit à atteindre Saint-Nazaire. Il y a deux mois et demi de cela. A peine débarqués, ils tombèrent dans un parti de soldats bleus qui venaient de s'emparer nouvellement du pays. Arrêtés et interrogés, ils furent dirigés sur Nantes. A quelque distance de la ville, leur escorte, qui servait à plusieurs centaines d'autres malheureux prisonniers, leur escorte, dis-je, fut attaquée par les nôtres.
—Commandés par qui? demanda Boishardy.
—Par moi.
—Par vous?
—Oui, et c'est le ciel qui m'avait conduit là.
—Mais comment y étiez-vous? Je vous croyais arrivé depuis quinze jours seulement sur nos côtes.
—Vous vous êtes trompé; mon lougre a jeté l'ancre dans le chenal d'Anjoubert le 28 septembre dernier, et nous sommes aujourd'hui en décembre.
—Comment ne l'ai-je pas su alors?
—Je vais vous le dire, mon cher Boishardy. Lorsque je touchai terre, j'appris par les paysans que l'armée royaliste avait échoué devant Nantes et que Cathelineau était mort. On me dit que beaucoup de gens s'étaient débandés et erraient sans chef dans le pays, tombant chaque jour entre les mains des bleus. Je résolus de rallier ces hommes, et de les conduire sur l'autre rive de la Loire que je savais être en votre puissance. En conséquence, j'envoyai mon lougre à La Roche-Bernard, et prenant avec moi dix de mes plus solides matelots, je me mis à battre le pays de Beauvoir à Pornic, en me dirigeant vers la Loire. J'étais, vous le voyez, en plein pays ennemi; mais je n'en avançais pas moins.
—Cela ne m'étonne pas, dit Boishardy en souriant.
—En peu de jours, je réunis deux cents hommes autour de moi; en une semaine, ce nombre était doublé. Alors je songeai à suivre les côtes, et à me rendre à Paimbœuf où, m'avait-on dit, Cormatin et Chantereau tenaient encore. Rampant donc au milieu des postes républicains, traversant les genêts, enfonçant dans les marais, nous gagnâmes la ville. Elle était au pouvoir des bleus, qui nous assaillirent rudement. Mes hommes firent bonne contenance, et tantôt attaquant, tantôt repoussant l'ennemi, nous atteignîmes Corsept au milieu de la nuit, et nous traversâmes la Loire sur des radeaux que je fis fabriquer à la hâte avec tout ce qui se trouvait de planches et de troncs d'arbres sur ce point de la rive. Nous nous dirigeâmes alors vers Savenay que j'atteignis sans coup férir. Là, j'appris qu'un convoi de prisonniers royalistes était dirigé de Saint-Nazaire sur Nantes. Je résolus de l'attaquer. Effectivement, nous nous embusquâmes dans les genêts et nous attendîmes. C'était entre Bouée et Lavau. On ne m'avait pas trompé. Les bleus arrivèrent, ils étaient deux mille environ, escortant une énorme bande de pauvres victimes, qu'ils traînaient au milieu d'eux. L'affaire s'engagea, et chaudement, je vous l'affirme. Ma troupe était divisée en deux corps. L'un, conduit par Bervic, tenant le haut de la rivière; moi, je devais couper la retraite avec l'autre. Des genêts protégeaient notre attaque. Néanmoins les bleus se défendirent vaillamment; ils avaient l'avantage du nombre. Mes gars attaquèrent avec une frénésie qui tenait de l'invraisemblable. Chacun d'eux espérait retrouver parmi les prisonniers un père, un frère, une femme, un enfant, un ami, un parent.
—Après? fit vivement Boishardy en voyant Marcof s'arrêter pour reprendre haleine.
Le marin continua:
—J'avais déjà entamé la queue de la colonne, j'avais arraché près de la moitié des prisonniers, lorsqu'un renfort arriva de Saint-Étienne, d'où l'on avait entendu le bruit de la fusillade. Bervic commença à faiblir, il était écrasé et pris entre deux feux. Voyant l'impossibilité de tenir contre les républicains, je donnai l'ordre de s'égailler dans les genêts. Les bleus voulurent nous poursuivre; mais ils ne jugèrent pas prudent de s'aventurer trop loin, car mes gens tiraillaient de tous côtés et leurs balles arrivaient à coup sûr. Je commandais l'arrière-garde. Bref, la nuit vint, les bleus se remirent en marche et nous avions remporté une demi-victoire. Soixante-deux prisonniers avaient été repris par nous. C'étaient les femmes et les enfants que la fatigue avait fait laisser en arrière et que les bleus avaient abandonnés comme de moindre importance. Dès que nous fûmes en sûreté, je visitai ces malheureux. Plusieurs de mes gars venaient de retrouver leurs femmes, leurs filles ou leurs mères. Les autres apprenaient d'elles des nouvelles de leurs parents. Cinq religieuses de la Miséricorde étaient parmi les prisonniers. Les pauvres filles, terrifiées par leur arrestation, ne pouvaient croire à leur délivrance. Elles demandèrent comme grâce de les envoyer à un de nos placis pour y soigner les blessés. Je le leur promis, lorsque Bervic, venant me rendre compte de l'exécution de différents ordres que je lui avais donnés, prononça mon nom devant elles. En m'entendant nommer, l'une des religieuses fit un brusque mouvement vers moi en joignant les mains comme pour m'adresser une prière.
«—Vous vous appelez Marcof? me dit-elle d'une voix tremblante.
«—Oui, répondis-je assez étonné de cette demande.
«—Vous êtes marin?
«—Oui, ma sœur.
«—Comment se nomme le bâtiment que vous montiez?
«—Le Jean-Louis.»
Elle ne me répondit pas; mais, se laissant tomber à genoux, elle me sembla murmurer de vives actions de grâces.
«—Qu'avez-donc, ma sœur? lui demandai-je de plus en plus surpris.
«—Il faut que je vous parle! me dit-elle.
«—Quand cela?
«—Sur l'heure; sans perdre un instant.»
Je la suivis à l'écart. Elle me prit les mains et examina attentivement mes traits avec une curiosité qu'elle ne cherchait point à dissimuler. J'attendais qu'il lui plût de m'adresser la parole. Enfin elle se décida.
«—Vous ne me connaissez pas, me dit-elle, et moi je vous connais. J'ai souvent entendu parler de vous.
«—Par qui donc?
«—Par ceux qu'il vous faut sauver.
«—Leurs noms? demandai-je vivement en obéissant à un pressentiment qui me serrait le cœur.
«—Philippe de Loc-Ronan et Jocelyn.
«—Philippe, m'écriai-je. Mais qui donc êtes-vous?
«—Je suis mademoiselle de Château-Giron, marquise de Loc-Ronan.»
Je poussai un cri de joie qui se changea bientôt en une expression douloureuse, lorsqu'elle me raconta ce qui s'était passé, et ce que je vous ai dit précédemment. Elle ajouta qu'à peine débarqués, ils avaient été pris par les républicains et jetés en prison: puis, comme ni Philippe, ni elle, ni Jocelyn, n'avaient aucun papier pouvant servir à leur faire rendre la liberté, ils devaient être jugés à Nantes par le tribunal révolutionnaire, et tous trois se trouvaient dans la colonne que je venais d'attaquer, et à la quelle je n'avais pu arracher que les femmes et les enfants. Or, un jugement du tribunal révolutionnaire équivaut à une condamnation. En apprenant que Philippe et Jocelyn étaient demeurés parmi les prisonniers que Bervic n'avait pu délivrer, je me sentis devenir la proie d'un désespoir jusqu'alors inconnu à mon âme. Cependant mon énergie naturelle reprit le dessus. Je laissai Bervic prendre le commandement de la bande, et je lui ordonnai de regagner Savenay, où Stofflet devait arriver deux jours après. Avec mademoiselle de Château-Giron, je me dirigeai vers La Roche-Bernard. J'avais pris une résolution. J'installai la pauvre femme à bord du Jean-Louis, et je la laissai sous la garde de mes matelots, puis je partis pour Nantes, résolu à tout tenter. J'y entrai le jour même où Carrier était reçu par les autorités de la ville. Tout ce que je pus obtenir, après un séjour de deux semaines, fut de savoir que Philippe et Jocelyn avaient été enfermés au château d'Aux. J'espérais pouvoir parvenir jusqu'à eux; mais il me fallait pour réussir l'aide de bras vigoureux. Ce fut alors que je vins vous trouver.
—Il y a quinze jours, interrompit Boishardy.
—Oui.
—Vous ne m'avez cependant parlé de rien.
—Parce qu'en arrivant je reçus la nouvelle que le château d'Aux avait été évacué, et que les prisonniers qu'il renfermait avaient été incarcérés dans les prisons de la ville. Il me fallait retourner à Nantes et je le fis. Cette fois je fus plus malheureux encore, car je ne rapportai aucun renseignement positif.
—Vous ne savez pas ce qu'est devenu Philippe alors?
—Je sais qu'il existe encore, voilà tout.
—En êtes-vous certain?
—Oui. J'ai pu voir les listes des accusés et la date de leurs jugements. Philippe passera devant le tribunal le 26 décembre. Or, vous savez que l'exécution suit de près la condamnation.
—Donc, il faut le sauver avant cette époque, interrompit Boishardy. Eh bien! mon cher, nous ferons humainement ce que trois hommes peuvent faire, et si Dieu est pour nous, nous réussirons.
A trois heures du matin, au moment où l'on venait de relever les sentinelles, trois hommes sortaient de l'humble demeure de Boishardy. D'eux d'entre eux étaient enveloppés dans de vastes manteaux, précaution que justifiait la neige abondante qui tombait et la rigueur de la saison. Celui qui marchait en avant de ceux-ci, bravant le froid de la nuit, était Keinec, Marcof et Boishardy le suivaient.
Pour que leur absence fût complètement ignorée des paysans du placis, le chef royaliste avait donné le mot de passe à Keinec, qui éclairait la route et avertissait les sentinelles nombreuses veillant autour du campement; de sorte que Boishardy n'avait pas besoin de se nommer ni de se faire reconnaître.
Après avoir franchi la dernière ligne, les trois hommes atteignirent un carrefour au milieu duquel Fleur-de-Chêne avait conduit trois chevaux sellés et bridés. Les trois royalistes s'élancèrent d'un même mouvement. Boishardy se pencha vers Fleur-de-Chêne, lui donna ses dernières instructions et piqua sa monture.
—En avant! murmura Marcof.
Presque aussitôt les cavaliers disparurent dans les ténèbres de la nuit, que les branches noueuses des chênes, entrelacées au-dessus de leurs têtes, faisaient plus épaisses encore.
VI
NANTES
Il en est du sort des villes comme de celui des hommes. Pour celles-ci comme pour ceux-là le destin se montre clément ou cruel; envers les unes comme envers les autres, il est favorable ou néfaste, les conduisant de la naissance à la mort, de l'érection à la ruine, soit par une route dorée, toute parsemée de joies et de bonheur, soit par un chemin escarpé et difficile, constamment bordé de ronces et de précipices.
De même que certains hommes, nés sous une heureuse étoile, voient les obstacles s'aplanir sous leurs pas et arrivent à la prospérité suprême en compagnie de la santé, de la beauté et de la richesse, de même certaines cités, toujours florissantes, profitent des événements heureux, des circonstances favorables; et jolies, riantes, situées pittoresquement, bien solides sur leurs fondations, atteignent un renom illustre qui fait accourir dans leur sein les populations étrangères.
Pour d'autres, le contraire existe. Que de villes pauvres, malingres, rachitiques, deshéritées de la nature et du hasard! Combien d'autres voient leur avenir constamment assombri, leur prospérité d'un jour devenir misère, les calamités sans nombre s'abattre sur elles!
Parmi ces dernières, ces villes martyres, il en est peu en France qui aient subi des vicissitudes aussi nombreuses que la vieille capitale de la Bretagne.
Nantes était née non seulement viable, mais encore vigoureusement constituée. Son enfance fut belle, et elle atteignit l'adolescence sous les auspices les plus brillants. Puis tout à coup l'enfant bien portant devint débile: la guerre, le partage, l'incendie, ces terribles maladies des villes, rendirent sa jeunesse sombre et triste. L'âge mûr la vit puissante, vivace, supportant résolument les terribles secousses des fléaux qui fondirent sur elle; souffrante un jour, convalescente le lendemain, en pleine santé la semaine suivante, il fallut l'épidémie révolutionnaire pour lui porter un coup dont elle ne put se relever. Vieille, maintenant, elle subit le sort ordinaire, et se voit abandonnée pour de plus jeunes; mais comme ces femmes aimables sur le retour, qui savent encore attirer près d'elles un cercle d'amis fidèles et de jeunes gens intelligents, Nantes ne sait pas et ne saura jamais ce que c'est que la triste solitude.
L'époque de la fondation de Nantes est à peu près inconnue. Entrepôt des métaux de l'Armorique et de la Grande-Bretagne, sous la domination romaine, elle acquit rapidement une importance véritable. Longtemps subsista près de la porte Saint-Pierre un monument qui attesta cette prospérité: c'était une salle voûtée, longue de cinquante pieds, large de vingt-cinq, qui pouvait avoir été une bourse ou un tribunal de commerce.
Nantes florissait lorsque l'invasion des barbares vint sécher dans sa source cette prospérité radieuse. Rattachée à la Bretagne sous Clovis, ramenée sous le joug des Francs sous Clotaire, elle finit par recevoir le gouvernement d'un évêque, Félix, que Grégoire de Tours a chargé d'anathèmes, et que les Nantais révèrent encore. Félix commença cette série d'évêques qui devaient exercer longtemps dans la ville de la souveraineté temporelle. Homme intelligent et instruit, Félix fut le bienfaiteur du pays. L'Erdre se répandait en marais, il l'endigua. Nantes était à quelques lieues de la Loire, au confluent de l'Erdre et du Seil, il amena, par des travaux gigantesques, la Loire dans la ville même, de sorte que Nantes se trouva baignée désormais par trois cours d'eau, dont un grand fleuve.
«C'est votre génie, Félix, écrivait à l'évêque le poète Fortunat, lors du deuxième concile de Tours, c'est votre génie qui, leur donnant un meilleur cours, force les fleuves à couler dans un nouveau lit. O Félix! que vous devez être habile à diriger la mobilité des hommes, vous qui avez su soumettre à vos lois des torrents rapides!...»
En 568, Félix fit à Nantes la dédicace d'une cathédrale commencée par son prédécesseur Evhémère, à la place même où s'élève la cathédrale actuelle. La conversion des Saxons du Croisic inaugura la nouvelle maison de Dieu, «dont le vaisseau estoit si superbe en sa structure, dit le P. Albert, et si riche en ornemens et parures, qu'il ne s'en trouvoit pas de pareil en France.»
Comme on le voit, le clergé nantais était riche. Nantes reprenait toute sa prospérité première, et un miracle accompli à ses portes l'avait consacrée en lui donnant un rang distingué parmi les villes chrétiennes.
Un jour deux hommes se rendaient de compagnie au couvent de Vertou. Ces hommes étaient accompagnés d'un âne portant leurs bagages. L'un d'eux, nommé Martin, s'éloigna, recommandant à l'autre la garde de l'animal. Or, le compagnon, accablé de fatigue, s'endormit si bel et si bien, qu'il n'entendit pas, durant son sommeil, un ours gigantesque venir faire son déjeuner du pauvre âne, lequel dut cependant ne pas se laisser avaler sans essayer de pousser quelques plaintes. Mais, soit que le dormeur eût l'oreille dure, soit qu'il eût un sommeil semblable à celui de ce prince allemand qui ne se réveillait qu'au bruit d'une batterie d'artillerie tonnant à la porte de sa chambre, toujours fut-il qu'il n'ouvrit les yeux que pour voir l'ours s'en aller bien tranquillement faire sa digestion du côté du fleuve. Le malheureux, désespéré, ne savait que dire à son compagnon, lorsque Martin fut de retour. Heureusement l'ours avait respecté les bagages. Martin, sans plus s'embarrasser de la situation, appela l'ours, et lui commanda de porter les objets pesants qui gisaient sur le chemin. L'animal accourut, et se prêta de si bonne grâce à la circonstance, qu'il accompagna les deux amis, dont l'un tremblait de tous ses membres, jusqu'à la porte du couvent. Grandes furent la stupéfaction et l'admiration des moines qui, en voyant ce miracle, ne purent faire autrement que de reconnaître pour un saint l'homme qui possédait une telle puissance sur les bêtes féroces. Donc, Martin devint saint Martin, se vit fêté et vénéré dans la contrée, et transforma le couvent en abbaye.
Grâce à ses évêques, qui la gouvernaient sagement, à sa situation éminemment favorable qui faisait d'elle un des marchés où les Francs rencontraient les Bas-Bretons, Nantes voyait s'accroître de jour en jour sa richesse, son commerce et sa population. Mais on eût dit qu'il était écrit au livre du Destin que la prospérité de la ville, ayant acquis une certaine limite, ne devait jamais la franchir, et que la ruine l'atteindrait de période en période.
En comparant la vie de Nantes et la vie humaine, j'ai dit que sa jeunesse avait été maladive. Le première épidémie qui fondit sur elle et faillit la tuer, fut l'invasion des barbares. La seconde, qui la mit encore à deux doigts de sa perte, fut celle des Northmans. Un prétendant au comté de Nantes, nommé Lambert, évincé par Charles le Chauve, appela ses pirates, qui marquent une époque de deuil dans l'histoire de presque toutes nos provinces du littoral de l'Ouest. Trois fois les Northmans ravagèrent et saccagèrent la ville au temps de Nomenoë et d'Erispoë, rois de Bretagne, qui essayèrent en vain de les combattre. Salomon fit la paix avec eux et les laissa libres d'agir: si bien que ces sauvages, après avoir égorgé l'évêque Gohard et son clergé au pied des autels, chassèrent les habitants qui s'enfuirent.
Pendant l'espace de trente années consécutives, la ville ne fut plus qu'un vaste et triste désert. Enfin le comte Alain Barbe-Torte résolut de mettre un terme à ces cruelles invasions. Rassemblant une armée imposante, il courut sus aux pirates qu'il rencontra dans la «prée d'Aniane» (aujourd'hui quartier Sainte-Catherine).
Avant la bataille, les soldats du comte, privés d'eau depuis plusieurs heures, mouraient de soif. Alain invoqua la Vierge, et une fontaine jaillit, qui fut nommée la fontaine de Notre-Dame.
Ce miracle, en portant l'épouvante dans le cœur des Northmans, augmenta l'ardeur de leurs ennemis, qui les massacrèrent impitoyablement. Alain voulut alors rentrer dans Nantes; mais telle avait été la calamité qui avait causé l'abandon de la ville, et telles en étaient les funestes conséquences que, pour aller rendre grâces à Dieu dans la superbe basilique érigée par Félix, il lui fallut de son sabre se frayer un passage à travers les ronces et les broussailles qui avaient poussé sur les ruines. Cependant, avec Alain, la vie rentra dans le cadavre: le cœur de la cité palpita, ses principales artères reprirent quelque animation, la population circula de nouveau, le commerce revint, et, grâce au comte médecin, la santé reprit rapidement force et vigueur, bien que durant le Xe, le XIe siècle et une partie du XIIe, des indispositions fréquentes entravassent la marche du rétablissement complet.
Ces indispositions nombreuses furent causées d'abord par Conan le Tors, duc de Bretagne, qui s'empara violemment de la ville. Foulques d'Anjou la délivra et battit le duc à Conquereul en 992. Puis, annexée au trône ducal en 1084, ce fut la révolte contre ses ducs qui vint encore la désoler par de continuelles dissensions intestines.
En dépit de ces guerres incessantes, de ces perpétuels déchirements, la ville, grâce à sa forte constitution, continuait sa marche ascendante vers le bien-être lorsqu'une rechute épouvantable vint la terrasser en 1118. A cette époque un incendie terrible la consuma, à ce point qu'il ne resta debout qu'un ou deux édifices. Pour la seconde fois, il fallut la rebâtir en entier. De là vient qu'aujourd'hui, à dix pieds au-dessous du pavé de la nouvelle ville, on retrouve la chaussée de l'ancienne.
On voit que le destin se montrait cruel envers la malheureuse cité. Enfin, après l'assassinat d'Arthur en 1202, Nantes passa sous le protectorat de Philippe-Auguste, quoique demeurant toujours annexée au duché de Bretagne, et vit recommencer une troisième ère de prospérité.
Alain Barbe-Torte avait jadis divisé la ville en trois parts: il en prit une, il avait donné la seconde aux seigneurs ses compagnons, et remis la troisième à l'évêque. Ce mode de partage, qui se maintint longtemps après la mort du destructeur des Northmans, fut une source de discordes. L'évêque, en souvenir de ses prédécesseurs qui avaient été maîtres absolus, se montra toujours jaloux de ses droits. Ses hommes ne prêtaient serment au duc que sous cette réserve: «Sauf la fidélité que nous devons à l'évêque.» Le tiers des revenus bruts de la ville revenait au prélat, qui percevait rigoureusement et régulièrement ses droits de «tierçage» et de «pasts nuptial». En temps de guerre, son armée, sous la bannière épiscopale, marchait distincte de l'armée ducale. De plus l'évêque prétendait à une juridiction tout à fait indépendante de celle du duc, et on le voit même, dans un acte du XIIIe siècle, affirmer que son église est un fief plus noble que comté ou baronnie, et ne relève ni de duc, ni de prince, mais du pape seul. Enfin, lorsqu'il entrait dans la ville de Nantes, les quatre plus puissants seigneurs du comté, les barons de Chateaubriand, d'Ancenis, de Retz et de Pontchâteau, étaient tenus, par une ancienne coutume, de le porter sur leurs épaules depuis le parvis de la cathédrale jusqu'au maître-autel. On vit un duc de Bretagne lui-même, Jean IV, comme baron de Retz et de Chateaubriand, placer sa noble épaule sous la chaise épiscopale.
Cependant, par suite de concessions mutuelles, les Nantais se soudèrent de plus en plus aux Bretons bretonnants, et si la ville ne marqua pas d'une manière prononcée dans les guerres de parti dont la Bretagne fut le théâtre au XIVe siècle, elle se déclara pourtant avec énergie contre le roi Charles V, et, obligée d'ouvrir ses portes à Duguesclin, elle saisit la première occasion de revenir au duc.
Jean V, reconnaissant, y établit sa résidence et en fit la capitale du duché. Profitant de tous les avantages attachés à ce nouveau titre, Nantes, plus forte, plus vivante et plus belle que jamais, traversa assez tranquillement la longue période qui aboutit à l'abolition du duché de Bretagne par le mariage de la duchesse Anne avec Charles VIII. Dès lors elle devint française; mais on conçoit l'attachement que les Bretons conservèrent pour leurs souverains nationaux, lorsqu'on remarque que l'époque d'abolition du duché fut précisément la plus brillante de la Bretagne indépendante.
François II avait établi une université à Nantes; il avait achevé, en 1480, ce beau château fondé en 938 par Alain Barbe-Torte, et qui, plus tard, fit dire à Henri IV: «Ventre-saint-gris! les ducs de Bretagne n'étaient pas de petits compagnons.»
Des traités de commerce passés avec l'Angleterre, l'Espagne et les puissances du Nord, assuraient la tranquillité de la marine. Alors aussi florissait le poète nantais Meschinot, dont Marot prisait fort les vers, et Michel Colomb, l'habile sculpteur, qui devait élever le tombeau du dernier duc.
Nantes était si riche, qu'elle avait pu envoyer à Charles VIII deux navires de mille tonneaux chacun, et néanmoins, devenue française, elle devait voir encore sa prospérité augmenter.
A chaque visite royale, la ville se livrait, par ostentation, à des prodigalités immenses qui dénotaient sa richesse. C'étaient des seize mille litres de vin, des dix mille livres de confitures, des joutes sur l'eau, des processions, des fêtes de toutes sortes organisées rapidement ou luxueusement, et qui augmentaient sa réputation par toute la France.
Sagement administrée, elle vit s'écouler, sans en souffrir, la pénible époque des guerres religieuses, respectant humainement les cultes divers en dépit de l'un de ses évêques, Antoine de Créquy, qui voulait massacrer les protestants. A la Saint-Barthélemy, elle refusa énergiquement et héroïquement de prendre part aux horreurs commises. On lit encore aujourd'hui dans le livre de ses délibérations: «Rassemblés dans la maison commune, le 3 septembre 1572, le maire de Nantes, les échevins et suppôts de la ville, les juges consuls, firent le serment de maintenir celui précédemment fait de ne point contrevenir à l'édit de pacification rendu en faveur des calvinistes, et firent défense aux habitants de se porter à aucun excès contre eux.»
Peut-être fut-ce cette déclaration, plus encore que sa révolte ouverte en faveur du duc de Mercœur, qui amena dans ses murs le Béarnais triomphant pour y rendre ce fameux édit par lequel la tolérance religieuse aurait dû devenir une loi de l'État, et qui, commenté, interprété, violé et rétabli tour à tour, fut la source de tant de maux et de tant de crimes.
Louis XIII vint trois fois à Nantes; la dernière, en 1626: Richelieu l'accompagnait et fit tomber, au pied du vieux château du Bouffay, la tête illustre d'Henri de Talleyrand, comte de Chalais, qui ne se détacha complètement du corps qu'au trente-cinquième coup de hache!
Ce château du Bouffay ne devait pas manquer de prisonniers fameux: le cardinal de Retz, Fouquet, du Couédic, de Pontcallec, de Talhouët, de Montlouis, y furent incarcérés, les quatre derniers pour n'en sortir que le 18 juin 1720, jour de leur exécution, à l'endroit même où Chalais était tombé.
Pendant le cours du XVIIIe siècle, Nantes atteignit l'apogée de sa splendeur. Calme et heureuse après la conspiration Cellamare, elle étendit son commerce avec une prodigieuse activité. Ses nombreux vaisseaux sillonnaient les mers, ses armateurs la transformaient en une ville coquette, élégante, spacieuse et admirablement construite.
Mais cette fois encore, comme les fois précédentes, Nantes, arrivée au sommet de la colline de la fortune qu'elle avait gravie si péniblement, devait être subitement précipitée de l'autre côté dans un effrayant abîme. Sa plus douloureuse maladie allait encore lui ravir ses forces et sa puissance. Cette maladie, ce fléau, s'appela Jean-Baptiste Carrier.
La Révolution éclata; la guerre de Vendée survint. Nantes, qui avait donné tête baissée dans les idées nouvelles, tenait pour la République. Les Vendéens résolurent de s'en emparer. Onze mille hommes défendirent la ville contre les cent mille soldats de Cathelineau.
—Périr et assurer le triomphe de la liberté plutôt que de se rendre! disait le maire Baco, soutenu par le vaillant général Canclaux. Soyons tous sous les armes, et décrétons la peine de mort contre quiconque parlera de capituler!
L'héroïque magistrat municipal fut blessé, mais Cathelineau fut tué, et Nantes fut sauvée. Pour la récompenser de cette belle défense, de ce sublime exemple donné aux autres villes républicaines, la Convention ne trouva rien de mieux à faire que de lui envoyer Carrier.
Le jour même où Marcof confiait à Boishardy les secrets du marquis de Loc-Ronan, l'envoyé extraordinaire de la Convention nationale était à Nantes depuis deux mois accomplis. La pauvre ville avait senti la griffe de ce tigre s'enfoncer dans ses flancs décharnés et amaigris par la souffrance. Le siége qu'elle avait soutenu l'avait déjà cruellement éprouvée. Ses faubourgs, incendiés et détruits, n'offraient plus que l'aspect désolé de vastes ruines, et les bras, l'argent, le courage, manquaient également pour les relever. Les quelques maisons qui y restaient debout chancelaient sur leurs murs noircis, crevassés par les boulets et lézardés par les balles et la mitraille. Les habitants, épouvantés, s'étaient réfugiés dans l'intérieur de la ville. La solitude rendait plus affreux encore ce triste et navrant spectacle de la dévastation.
La ville proprement dite avait un peu moins souffert. Deux quartiers entre autres étaient demeurés à l'abri des boulets: celui de l'île Feydeau d'abord, puis celui fondé en 1785 par le capitaliste Graslin, qui lui avait donné son nom. Le Bouffay, les quais et le port n'avaient pas eu non plus beaucoup à souffrir; et cependant l'aspect de la ville était plus sombre encore et plus désolé que celui des faubourgs. Nulle part on ne voyait plus ce mouvement, ce bruit, cette activité, qui décèlent la cité commerçante. Les rues étaient désertes, les quais mornes et silencieux. Au Bouffay seul il y avait de l'animation. C'est que sur la grande place des exécutions se dressait l'échafaud surmontant une cuve couverte d'un prélat rougeâtre.
Le prélat est un grand carré de toile goudronnée. C'était un perfectionnement dû aux nombreuses réclamations des boutiquiers voisins, dont les magasins étaient inondés de sang par suite des exécutions journalières. Autour de la guillotine, on voyait des quantités de bancs, de tabourets et de chaises. D'intelligents spéculateurs les louaient aux chauds patriotes pour les mettre à même de mieux contempler l'horrible spectacle.
Partout la stupeur et l'épouvante régnaient en maîtresses absolues. En pénétrant dans cette pauvre ville, ensanglantée jour et nuit par des crimes auxquels l'imagination se refuse à croire, on eût dit contempler l'une de ces cités du moyen âge, agonisant sous la peste, et torturée par les mains de fer de quelque bandit qui l'étreignait. Les plus lâches tremblaient sous l'empire de la terreur; les plus forts et les plus braves se sentaient engourdis et énervés. On ne savait plus résister à la mort; elle venait, on ne la fuyait même pas. C'est que, hélas! sur cette ville jadis si florissante s'appesantissait le joug de l'un de ces monstres que la nature se plaît parfois à produire pour prouver que rien ne lui est impossible, et que, si l'homme est le roi de la création par son génie, il peut aussi en devenir l'animal le plus odieux et le plus abject par ses vices.
Jean-Baptiste Carrier était né à Yolai, près d'Auriac, en 1756. Obscur procureur lorsque la Révolution éclata, il s'acharna immédiatement à la poursuite de la noblesse et se mit sur les rangs comme candidat à la Convention, à laquelle il fut effectivement envoyé en 1792.
Votant la mort de Louis XVI sans sursis et sans appel au peuple, il contribua ensuite à la formation du tribunal révolutionnaire, et prit une part active à la journée du 31 mai, qui amena la proscription de la Gironde. A cette époque, la Montagne victorieuse, voulant imprimer aux départements une impulsion conforme à ses vues, songea à revêtir quelques-uns de ses membres de pouvoirs proconsulaires. Chargé d'une mission extraordinaire en Normandie et dans le Nord, Carrier déploya une exaltation frénétique qui lui valut l'approbation de ses amis. Puis Nantes, laissant apparaître depuis le 31 mai des tendances fédéralistes, on y envoya Carrier. Ses prédécesseurs, Foucher et Villers, Merlin et Gillet, lui avaient préparé les voies.
Carrier, commissaire de la Convention, arriva dans le chef-lieu du département de la Loire-Inférieure le 8 octobre 1793, ayant en poche des instructions et des pouvoirs discrétionnaires qui l'autorisaient à employer toutes les rigueurs qu'il jugerait convenables. C'était simplement envoyer tout entière la ville de Nantes au bourreau, et c'était dignement la récompenser de sa belle défense patriotique. Au reste, Canclaux avait été rappelé, et Baco, le maire Baco, qui avait prodigué son sang pour la cause de la liberté, avait été jeté dans les prisons de l'Abbaye pendant un voyage qu'il avait fait à Paris. Avec le proconsul, la terreur était venue s'abattre sur la pauvre cité jadis florissante, maintenant morne et dévastée.
VII
LA COMPAGNIE MARAT
La maison dont Carrier avait fait choix pour y transporter ses dieux lares et qu'il avait fait arranger pour son usage personnel était située dans cette partie de la ville que l'on nomme Richebourg. C'était une habitation d'assez belle apparence, qui semblait tenir à la fois d'une résidence de ministre et d'un corps de garde de sans-culottes.
Un poste était établi au rez-de-chaussée. Deux sentinelles gardaient l'entrée de la maison. D'autres soldats, si ce n'est pas déshonorer ce nom que de le donner à de pareils êtres, fumaient, buvaient ou chantaient: les uns assis sur des bancs, les autres couchés sur les lits de camp du poste. Ces hommes faisaient partie de la compagnie Marat, dont le chef était Carrier, et le lieutenant, Pinard.
Fondée par Carrier et organisée par Pinard, Grandmaison, Goullin, Bachelier et Chaux, cette compagnie était digne de son chef suprême et de ses principaux officiers. Ainsi Chaux, ancien négociant, connu par cinq ou six banqueroutes, avait fait incarcérer tous ses créanciers sous prétexte de royalisme et de modérantisme; Bachelier, notaire infidèle que la Révolution avait seule sauvé des galères; Goullin, dont le moindre des crimes avait été de faire mourir en prison le bienfaiteur qui l'avait recueilli tout enfant, et lui avait servi de père; Grandmaison, accusé jadis de deux assassinats, et qui n'avait dû la vie qu'à des lettres de grâce sollicitées près du roi par quelques nobles qu'il avait su attendrir, et qu'il fit guillotiner plus tard.
La mission de la compagnie Marat était, suivant l'expression consacrée par ses membres, de fouiller les gros négociants. Le jour où Carrier l'avait organisée, il avait adressé l'allocution suivante à la réunion Vincent la Montagne:
«Vous, mes bons sans-culottes, qui êtes dans l'indigence, tandis que d'autres sont dans l'abondance, ne savez-vous pas que ce que possèdent les gros négociants vous appartient? Il est temps que vous jouissiez à votre tour. Faites-moi des dénonciations. Le témoignage de deux bons sans-culottes me suffira pour faire rouler les têtes; car la parole d'un vrai patriote vaut mieux que la vie de cent aristocrates!»
Puis, le même jour, le proconsul décrétait «l'arrestation de tous les gens riches et de tous les gens d'esprit». Décret d'une absurdité telle, qu'aujourd'hui l'on a peine à y ajouter foi, mais qui existe intact dans les archives de Nantes.
C'était comme on voit, d'une part un moyen aussi nouveau qu'ingénieux de rélargir le cercle des accusations, et de l'autre, une facilité grande pour les excellents patriotes de la noble compagnie de plumer les bourgeois sans s'inquiéter de leurs cris. Aussi les sans-culottes ne s'en firent pas faute. Ils emplissaient à la fois les prisons et leurs poches, quitte à faire vider les premières par les cabaretiers et les filles prostituées.
En agissant ainsi, Carrier n'avait eu d'autre but que de se concilier les bonnes grâces des sans-culottes et de se les rendre dévoués, but qu'il atteignit promptement.
La compagnie Marat montait seule la garde dans la maison du proconsul, à la porte de laquelle nous venons de conduire le lecteur. De nombreuses sentinelles veillaient nuit et jour à ce poste d'honneur. Ces sentinelles et les autres sans-culottes portaient le costume peu élégant de l'époque: le pantalon rayé, blanc et bleu, la carmagnole brune, la ceinture rouge à laquelle pendait un briquet d'infanterie, et le bonnet phrygien orné de la cocarde tricolore. A la place de cette cocarde, quelques-uns portaient, attachées à leur coiffure, des oreilles de femmes fraîchement détachées, et d'où tombaient encore des gouttelettes sanglantes.
Au moment où nous arrivons devant le corps de garde de la compagnie Marat, un homme, débouchant d'une rue voisine, se dirigeait rapidement vers la maison du proconsul. Le nouveau venu était un personnage de quarante à quarante-cinq ans, haut de taille et fort maigre. Son front bas, ses yeux gris, son nez crochu, ses lèvres minces et presque imperceptibles, dénotaient, s'il faut en croire le système de Lavater, un caractère faux, des instincts rapaces, et une lâcheté méchante; tandis que ses dents de devant, croisées les unes sur les autres, étaient, toujours suivant le même système, un indice terrible et effrayant de férocité. Il portait à peu près le même costume que les satellites de la compagnie Marat. Ses mains étaient étrangement mutilées. Par suite probablement d'un accident, ses deux pouces étaient rongés, et la peau de la partie intérieure s'appuyait sur l'os dénudé et dénué de la moindre épaisseur de chair. Cet homme était le fameux Pinard, l'ami de Carrier, le lieutenant de la compagnie Marat.
—Salut et fraternité, citoyen! lui cria une sorte d'Hercule à face patibulaire en lui tendant cordialement la main.
—Bonjour, Brutus! répondit Pinard.
—D'où viens-tu?
—De l'entrepôt.
—Les brigands y foisonnent toujours, n'est-ce pas?
—Dame! on manque de temps pour les expédier, et cet aristocrate de Gonchon, le président de la commission militaire, veut se donner des airs de les entendre tous avant de les condamner! Comme si ces brigands-là n'étaient pas tous coupables. Aussi je viens de l'avertir qu'il y passerait bientôt lui-même, s'il ne se dépêchait un peu plus.
—Ça ne va pas! interrompit un sans-culotte; on n'en a guillotiné que vingt-trois ce matin.
—Aussi j'ai une idée, mes Romains, répondit Pinard; une idée toute neuve, et qui vous ira un peu proprement, j'imagine.
—Laquelle? demanda-t-on de toutes parts en entourant l'ami de Carrier.
—Je vais vous conter cela.
Pinard se recueillit quelques instants.
—Tu disais, Cincinnatus, reprit-il en s'adressant à l'un de ses auditeurs, que l'on n'avait guillotiné que vingt-trois aristocrates ce matin?...
—Oui, répondit le sans-culotte.
—Eh bien! Gonchon prétend qu'en se dépêchant il ne peut en juger que trente-cinq par jour.
—Gonchon est un modéré! s'écria une voix.
—Un suspect! dit un autre.
—C'est mon avis, continua Pinard, attendu que cinq minutes suffisent pour condamner. Or, à cinq minutes par aristocrate, ça en ferait douze par heure, et à juger seulement cinq heures par jour, ça en ferait déjà soixante.
—C'est évident! dit Brutus.
—Soixante par jour, ça n'en ferait jamais que dix-huit cents par mois, fit observer Cincinnatus.
—Et nous en avons déjà trois mille dans les prisons, sans compter ceux que l'on amène tous les jours, répondit Pinard.
—Alors, faut trouver un moyen.
—Sans cela nous serions pourris d'aristocrates.
—Faut les brûler en masse!
—Faites sauter les prisons avec eux!
—Faites marcher le rasoir national jour et nuit!
—Très bien, mes Romains, interrompit Pinard; vous avez tous d'assez bonnes idées, mais je crois en avoir trouvé une meilleure.
—Qu'est-ce que c'est?
—Parle vite!
—Raconte-nous cela!
—La parole est à Pinard.
Et les sans-culottes, se pressant davantage, contraignirent le lieutenant de Carrier à monter sur un banc pour être à même d'être mieux entendu de tous. Pinard jeta autour de lui un regard de complaisance et commença:
—Mes braves sans-culottes, vous allez me comprendre en deux mots. Vous connaissez tous la place du département, qui est située à l'autre extrémité de la ville?
—Oui! cria-t-on de toutes parts.
—Eh bien! je propose que l'on y conduise tous les soirs quelques centaines d'aristocrates; qu'on les range en ligne: que l'on établisse une batterie d'artillerie en face d'eux, et que, pour s'entretenir la main, les vrais patriotes tirent dessus à mitraille. Ça vous va-t-il?
—Bravo! s'écrièrent les sans-culottes.
—A-t-il des idées, ce Pinard! disait l'un.
—En voilà un vrai républicain! ajoutait un autre.
—Un pur patriote!
—Dame! il était à Paris en septembre.
—Vive Pinard! hurla la bande.
—Mais, fit observer une voix, Gonchon n'aura pas le temps de les juger!
—On ne jugera pas! répondit Pinard.
—C'est vrai, ajouta Brutus; ça nous épargnera du temps.
—Alors, c'est bien convenu, bien entendu? demanda encore Pinard.
—Oui! oui! oui!
—Eh bien! qui est-ce qui veut venir avec moi porter la motion au citoyen Carrier?
—Moi! moi! moi! crièrent vingt bouches différentes.
—Vous êtes trop pressés, mes Romains. Il ne m'en faut que deux, et je désigne Brutus et Chaux.
Les deux sans-culottes désignés étaient ceux qui portaient à leurs bonnets des oreilles sanglantes. Pinard sauta à bas de son banc, et, au milieu d'un concert louangeux d'énergiques félicitations, il se dirigea vers la porte donnant accès dans l'intérieur de la maison. Chaux et Brutus le suivirent.
La demeure de Carrier était gardée soigneusement de toutes parts. On n'y pénétrait jamais, même les familiers les plus connus, sans un mot de passe, changé chaque jour. L'exemple de Marat, assassiné le 14 juillet précédent, était toujours devant les yeux du proconsul. Il redoutait les vengeances particulières qu'auraient pu exercer sur lui les parents de ses victimes. Aussi se faisait-il garder à vue. Néanmoins, Pinard et ses deux amis pénétrèrent facilement dans la maison, car tous trois avaient le mot d'ordre. Arrivés au premier étage, un factionnaire les empêcha de passer.
—Est-ce que le citoyen n'est pas dans son cabinet? demanda Pinard.
—Si fait.
—Alors je vais lui parler.
—Pas maintenant. Il est en conférence, et il m'a donné l'ordre d'empêcher d'entrer.
—Alors nous allons attendre dans le salon.
—Tu en as le droit, d'autant que ça ne sera pas long.
Pinard, Chaux et Brutus poussèrent une porte à deux battants et entrèrent dans une vaste pièce parfaitement meublée et garnie de sièges en bois doré, recouverts d'étoffes de soie. Ils allumèrent leurs pipes au brasier qui brûlait dans la cheminée, et, s'enfonçant chacun dans un moelleux fauteuil, ils se mirent en devoir de passer en causant le temps de l'attente. Le contraste qu'offraient ces hommes aux costumes hideux, tout maculés de taches de sang, et ce mobilier superbe, était quelque chose d'impossible à décrire. De temps en temps on entendait à travers l'épaisseur de la muraille un bruit de voix confus arriver jusqu'au salon. Ce bruit de voix partait du cabinet du proconsul.
—Le citoyen a l'air de se fâcher, dit Brutus en lâchant une énorme bouffée de fumée.
—Peut-être bien qu'il se dispute avec sa femme, répondit Pinard.
—Ou qu'il s'amuse avec la citoyenne Angélique Carron, ajouta Chaux en riant.
—Et comment Angélique vit-elle avec sa nouvelle compagne? demanda Pinard.
—Laquelle?
—Ah! c'est vrai, ce Carrier est pire qu'un Turc. Il en change tous les jours.
—Dame! il a les prisons à sa disposition. Il fouille là dedans et prend ce qui lui plaît.
—Avec ça que vous vous en privez, vous autres de la compagnie Marat!
—Tiens! est-ce que les femmes d'aristocrates ne sont pas bien faites pour nous amuser?
—Et sont-elles assez bêtes! dit Brutus en riant d'un gros rire; on leur promet la liberté, ou celle de leur frère, de leur père; elles croient cela, et elles sont douces comme des agneaux!
—Et les religieuses de la Miséricorde qu'on nous a amenées dernièrement! Il y en avait deux qui étaient jolies comme des amours.
—Oui; elles plaisaient assez à Grandmaison.
—C'est donc cela qu'il les a fait sortir des prisons pendant deux jours?
—Tiens! il a eu un peu raison.
—Ça devait être ennuyeux! elles étaient devenues folles toutes les deux[3]!
—Imbécile! qu'est-ce que cela fait?
—A propos, Pinard! fit Chaux en se tournant vers le sans-culotte; j'ai visité les registres, et j'ai vu le nom d'un ci-devant domestique d'aristocrate que j'ai connu autrefois, et qui est incarcéré depuis plus de deux mois.
—Eh bien?
—On lui fait donc des passe-droit à ce gaillard-là? Il devrait être expédié depuis longtemps.
—Comment le nommes-tu?
—Jocelyn.
—Ah! oui, l'ancien valet du ci-devant marquis de Loc-Ronan.
—Tu le connais aussi?
—Je l'ai vu en Bretagne autrefois.
—C'est un aristocrate comme son ci-devant maître.
—Je le sais bien. Mais Carrier m'a donné l'ordre positif de ne pas le faire passer avec les autres, ainsi que son compagnon, un autre aristocrate aussi!
—Tu les a vus?
—Non! je sais qu'ils sont incarcérés, voilà tout.
—J'ai été visiter les prisons avant-hier, dit Brutus, et je me suis trouvé avec les gens dont vous parlez. Eh bien! je parierais que ce compagnon du valet est un ancien maître, un ci-devant, un chien d'aristocrate qui se cache sous un faux nom.
—Tu crois?
—J'en réponds.
—J'irai voir cela, répondit Pinard.
—Mais pourquoi Carrier veut-il qu'on garde ces deux brigands-là?
—Je n'en sais rien; c'est un ordre positif, voilà tout: mais j'éclaircirai la chose. En attendant, que Carrier adopte mon projet, et nous serons libres de faire filer dans la masse qui bon nous semblera.
—Ça me va un peu! s'écria Chaux en se frottant les mains, tous mes aristocrates de créanciers y passeront.
—Et tu seras libéré?...
—Sans que ça me coûte rien, au contraire!
VIII
LE SULTAN TERRORISTE
Le cabinet de travail de Carrier était une pièce de moyenne grandeur éclairée sur un beau jardin. Par surcroît de précautions, le sanguinaire agent de la Convention n'avait pas voulu habiter ordinairement une des chambres dont les fenêtres donnaient sur la rue.
Cette pièce était tapissée richement, et ornée d'une profusion de glaces et de dorures du plus mauvais goût. Des rideaux de soie rouge garnissaient les fenêtres et les portes. Un lustre était suspendu au plafond. Une magnifique pendule, flanquée de deux candélabres mesquins, écrasait une cheminée dans l'âtre de laquelle brillait un feu plus que suffisamment motivé par la rigueur de la saison. Les pieds foulaient un moelleux tapis.
Les murailles étaient recouvertes d'arrêtés, de décrets, de lois votées par la Convention ou rendues par Carrier lui-même en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires. Partout les yeux rencontraient ces entête si connus: Liberté, égalité ou la mort! Une gravure, représentant une petite guillotine surmontée d'un bonnet phrygien, occupait la place d'honneur. Au bas de cette intéressante gravure enfermée dans un cadre doré, on lisait ce quatrain tracé à la main.
Français, le bonheur idéal
Ne pourra régner parmi nous,
Que quand les rois périront tous
Sous le rasoir national...
Puis, en énormes lettres, était écrit au-dessous:
Vive la République! Mort aux aristocrates, aux suspects et aux modérés!
En regard de cette gravure, on voyait une énorme carte des environs de Nantes appendue à la muraille. Sur cette carte, une grande quantité de noms de communes et de villages étaient barrés par une raie rouge. Ces raies indiquaient les communes, bourgs ou villages qui devaient être brûlés, et dont les habitants seraient massacrés sans pitié. Carrier avait apporté tout préparé de Paris cet intéressant échantillon de géographie patriotique, et il se vantait d'avoir tracé ces barres à l'aide d'un encrier rempli de sang humain provenant des victimes de septembre.
Le reste de l'ameublement se composait d'une table ronde, d'un large divan de près de huit pieds de longueur, et de quatre fauteuils.
Sur l'un de ces fauteuils, placé près de la fenêtre, était assise ou plutôt accroupie une femme qui tricotait avec acharnement. Cette femme avait une physionomie repoussante. Elle pouvait également avoir trente ans et en avoir cinquante. Ses yeux rouges et écaillés, aux paupières dénuées de cils, brillaient sous des sourcils d'un blond fade, qui, par un hasard singulier chez les blondes, se rejoignaient au-dessus du nez. Son teint était livide, ses pommettes saillantes et son front déprimé. Assise, elle paraissait petite; debout, elle était fort grande.
Cette différence provenait de la petitesse du buste et de la longueur démesurée des jambes. Ses mains sèches, ses doigts crochus, sa poitrine étroite, dénotaient une extrême maigreur qu'il était difficile de constater sous l'épaisse carmagnole qui enveloppait les épaules et la taille. Une jupe de laine rayée rouge et gris complétait ce costume avec un énorme bonnet empesé, surmonté d'une cocarde tricolore.
Le côté moral de cette créature peu séduisante répondait entièrement au côté physique. Hargneuse, cruelle, avare, grondeuse, les défauts remplissaient tellement son cœur, que la plus petite qualité n'avait pu y trouver place pour y apporter compensation. Elle torturait à plaisir les malheureux qui se trouvaient sous sa dépendance.
Cette agréable personne était la citoyenne Carrier, épouse légitime du ci-devant procureur; maintenant commissaire tout-puissant.
Carrier avait eu plusieurs fois la fantaisie de se débarrasser de sa femme et de la faire guillotiner; mais au moment d'en donner l'ordre, il s'était senti retenu par la force de l'habitude; puis son caractère le récréait quelquefois.
—Elle me fait, disait-il, l'effet d'un gros dindon en colère, et cela m'amuse[4].
Enfin, heureusement pour elle, la citoyenne avait jadis cultivé avec succès l'art des Vatel et des Grimod de La Reynière. Or, Carrier était sensuel et gourmand; personne ne savait lui préparer des mets à son goût comme la citoyenne Carrier. Ses qualités culinaires, plus encore que l'habitude que son mari avait d'elle, étaient bien certainement entrées pour beaucoup dans les raisons qui empêchaient celui-ci de la faire jeter en prison.
Autre qualité: la citoyenne n'était nullement jalouse, et même elle se montrait complaisante au suprême degré. Puis, faut-il le dire? Carrier avait peur de sa femme.
Carrier était lâche et brutal. Dans ses moments d'irritabilité, il éprouvait le besoin de passer sa rage en frappant sur plus faible que lui. Un matin, étant fort en colère et ne trouvant personne sous sa main pour se détendre les nerfs, il avait naturellement appelé sa femme. Celle-ci accourut. Sous un prétexte quelconque, Carrier leva le poing et le laissa retomber. Mais la citoyenne était Auvergnate. La faible femme cachait sous sa maigreur une force peu commune; elle riposta largement, si largement que Carrier fut obligé de demander grâce. Depuis ce moment, le couple avait vécu en paix. Carrier continuait à avoir des maîtresses et à faire tomber des têtes. La citoyenne se mêlait de la cuisine, mais le proconsul n'avait plus eu la velléité de passer sur elle ses rages fréquentes.
Carrier était un homme de trente ans; sa taille était élevée, mais il y avait dans toute sa personne quelque chose de gauche et de désagréable. Sa démarche était cauteleuse et gênée comme celle de la hyène avec laquelle il avait tant d'autres points de ressemblance. Son front était bas, ses yeux, ronds et verdâtres, ne regardaient jamais en face et avaient toujours une expression d'inquiétude; son nez était recourbé, ses lèvres minces et incolores; son teint olivâtre tranchait mal avec ses cheveux noirs collés aux tempes. Jamais on ne pouvait parvenir à le voir complètement en face. Il affectait une grande brutalité de gestes pour cacher ce qu'il y avait dans sa nature primitive de précautionneux et de craintif. Au premier abord, on devinait sa lâcheté.
Son costume affichait une certaine recherche; copiant Robespierre, il portait les culottes courtes, les bas de soie et l'habit noir, à la boutonnière duquel s'épanouissait une fleur; seulement, il faisait fi de la poudre. L'écharpe tricolore était toujours nouée autour de sa taille.
Au moment où nous pénétrons dans le cabinet que nous venons de décrire, la citoyenne Carrier était accroupie près d'une fenêtre, tricotant avec acharnement.
C'était un quart d'heure à peu près avant l'arrivée de Pinard sur la place.
Le proconsul, assis au milieu du large divan adossé à la muraille, au-dessous de la gravure représentant la guillotine en question, se prélassait sur les coussins soyeux. Sur ce même divan étaient couchées deux femmes, l'une à droite, l'autre à gauche du commissaire national, toutes deux étendues dans une position à peu près semblable, et toutes deux ayant leur tête appuyée sur un coussin de chaque côté de Carrier. Chacune des mains du proconsul jouait avec les tresses de cheveux qui se déroulaient sur les épaules des deux femmes.
La première, celle de droite, était une jeune fille de vingt à vingt-quatre ans, admirablement belle; ses grands yeux arabes flamboyaient dans l'ombre, dégagéant leur fluide magnétique; ses sourcils, finement dessinés, tranchaient, par leur nuance foncée, avec la blancheur rosée du teint; ses lèvres un peu épaisses, étaient plus rouges que le corail de l'Adriatique; sa pose indiquait une admirable perfection de formes, une souplesse harmonieuse du corps et une sorte de distinction naturelle.
Elle portait le costume qui commençait à faire fureur dans les salons des terroristes et qui devait briller de tout son éclat sous le règne cyniquement dépravé du Directoire. Une tunique blanche, rehaussée de franges cramoisies, était attachée sur l'épaule gauche par un superbe camée, laissant à découvert une partie de la gorge; les jambes nues sortaient à demi de la jupe, et du bout de ses pieds mignons, chaussés de la sandale antique, elle jouait avec les glands du coussin sur lequel ils reposaient.
Cette femme se nommait Angélique Caron, et était depuis quelques mois la favorite du harem. L'alliance de cette créature si belle et de ce lâche assassin est une de ces monstruosités dont la bizarrerie est si grande qu'elle éblouit ceux qui la contemplent. Angélique était vive, spirituelle et gaie; elle se servait souvent de son influence sur le proconsul pour lui arracher quelque grâce qu'elle sollicitait aux heures propices. Néanmoins, l'histoire ne lui a pas pardonné de s'être faite la compagne des orgies de Carrier. L'histoire a flétri Angélique et l'histoire a eu raison: rien ne peut excuser son séjour auprès du monstre sanguinaire.
L'autre femme, vêtue à peu près du même costume, paraissait de quelques années plus âgée qu'Angélique, mais elle était fort belle encore et certainement plus élégante que sa compagne; les traits de sa figure étaient plus nets, mieux dessinés, les formes de son corps plus accentuées et plus robustes. Il y avait plus de science dans sa pose, plus de coquetterie effrontée dans son regard et l'expression ironique qui se peignait sur sa physionomie lorsqu'elle jetait un coup d'œil sur sa rivale, dénotait la conscience qu'elle avait de sa supériorité morale.
Carrier se récréait près de ces deux femmes, tandis que la citoyenne Carrier tricotait philosophiquement.
—Ainsi, disait le proconsul à sa compagne de gauche dont il s'amusait à tirer les longues tresses d'ébène, ce qui parfois arrachait un cri de douleur à la femme, ainsi, tu trouves mon idée à ton goût?
—Je la trouve excellente.
—Eh bien, nous l'essayerons ce soir.
—Sur qui?
—Sur la bande de calotins que l'on a arrêtés hier.
—Mais je ne comprends pas, moi, dit Angélique.
—Sotte! fit Carrier en frappant sur l'épaule nue de sa belle maîtresse un coup tellement sec de sa main droite, que la marque des doigts se détacha aussitôt, rouge et marbrée, sur la peau blanche et satinée d'Angélique Caron.
—Tu me fais mal!... fit-elle en tressaillant sous l'effet de la douleur.
—Pourquoi as-tu l'intelligence si dure?
—Explique-toi mieux, je te comprendrai.
—Hermosa comprend bien, elle.
—Hermosa a toutes les qualités depuis deux jours, nous savons cela, répondit Angélique avec ironie. Au reste, elle a le droit d'avoir plus d'intelligence que moi, elle a plus d'années.
—Que veux-tu dire? s'écria Hermosa en se redressant comme si elle venait d'être mordue par un serpent.
—Je veux dire ce que je dis.
—Insolente!
—Insolente, oui; menteuse, non.
—Assez! interrompit brusquement Carrier en se levant; vous m'ennuyez toutes les deux.
—Tu n'es pas aimable aujourd'hui, répondit Angélique.
—C'est qu'il me plaît d'être ainsi.
—Explique-nous encore une fois tes beaux projets! fit Hermosa en s'appuyant gracieusement sur le bras du proconsul.
—Ah! cela te tient au cœur?
—Sans doute! Ne s'agit-il pas de punir des aristocrates?
—Et tu les hais, n'est-ce pas?
—Oui! je les hais et je voudrais voir tous les royalistes de la Bretagne et de la Vendée sous le couteau de la guillotine: deux surtout.
—Lesquels?
—Boishardy d'abord.
—Et puis?
—Un marin nommé Marcof.
—Sois tranquille; tu jouiras de ce spectacle plus promptement que tu ne le crois.
—Comment cela?
—Tu le sauras plus tard.
—Mais ce projet? fit Angélique avec impatience.
—Je vais te le raconter, ma belle! répondit Carrier en passant le bras autour de la taille souple de la jeune femme, qui se cambra et se renversa à demi comme si elle eût voulu appeler sur ses lèvres le baiser de la bête venimeuse qui l'enlaçait.
Pendant ce temps, la citoyenne Carrier tricotait toujours. La porte du cabinet s'ouvrit brusquement.
—Que me veut-on? s'écria le proconsul en faisant un pas en arrière et en s'abritant instinctivement derrière les deux jeunes femmes.
Le misérable était tellement lâche, qu'il s'effrayait au moindre bruit. Un sans-culotte de garde parut sur le seuil.
—C'est quelqu'un qui demande à te parler, citoyen, dit-il sans saluer.
—Je ne reçois personne!
—Il dit que tu le recevras.
—Son nom, alors?
—Je n'en sais rien.
—Et tu laisses ainsi pénétrer dans ma maison des gens que tu ne connais pas! s'écria Carrier avec fureur.
—Il a une carte de civisme du comité de Paris.
—Qu'est-ce que cela me fait?
—Alors je vais lui dire qu'il s'en aille?
—Adresse-le au secrétaire.
—Bien! répondit le sans-culotte en se retirant.
Cinq minutes après, il rentra.
—Encore? fit le proconsul: si tu me déranges de nouveau, je te fais incarcérer.
—C'est le citoyen qui veut entrer.
—Passe-lui ta baïonnette dans le ventre, à ce brigand-là.
—Comme tu y vas, citoyen Carrier! répondit une voix forte et bien timbrée. Est-ce ainsi que tu as l'habitude de recevoir les envoyés extraordinaires du Comité de salut public de Paris?
Ces paroles n'étaient pas achevées, qu'un nouvel interlocuteur se présentait à la porte du cabinet. C'était un homme de haute taille, un peu obèse et aux cheveux grisonnants. Il portait un costume à peu près semblable à celui du proconsul. En voyant cet homme, Hermosa tressaillit, et un éclair de joie brilla dans ses yeux.
—Diégo! murmura-t-elle.
Le nom du Comité de salut public de Paris était une sorte de Sésame qui, à cette époque, ouvrait toutes les portes, même les mieux fermées. En l'entendant prononcer, Carrier fit un geste de surprise, et changeant de ton:
—Tu es délégué par Robespierre? demanda-t-il brusquement.
—Oui! répondit le nouveau venu.
—Où sont tes pouvoirs?
—Les voici.
Et l'envoyé du Comité parisien entra d'un pas assuré dans la pièce et tendit un paquet de papiers à Carrier. Celui-ci s'empressa de les ouvrir et les parcourut rapidement.
—Il paraît que tu es un chaud patriote! fit-il en levant les yeux sur l'inconnu.
—Tout autant que toi, répondit ce dernier.
—Alors nous nous entendrons.
—Je le pense.
—Tu as à me parler?
—Sans doute.
—Immédiatement?
—Oui.
—Scévola, ferme la porte, et cette fois, massacre le premier qui voudrait me déranger!
Le sans-culotte obéit. L'envoyé du Comité de salut public jeta un regard autour de lui et put voir seulement alors les trois femmes.
—Tiens! fit-il en attirant Angélique, celle-ci est jolie.
Et il l'embrassa familièrement. Carrier devint blême; il était jaloux à l'excès. Angélique s'échappa des bras qui l'enlaçaient et se recula vivement.
—L'oiseau est farouche, dit le nouveau venu avec insouciance.
—Elle est ma maîtresse! répondit brusquement Carrier.
—Eh bien! si je reste quelques jours à Nantes, tu me la céderas, n'est-ce pas?
—Est-ce pour cela que Robespierre t'envoie?
—Robespierre m'envoie pour t'aider à pacifier la Vendée.
—Toi?
—Moi-même.
—Est-ce que la Convention trouve que je ne fais pas mon devoir?
—Elle trouve que tu vas lentement.
—Elle n'a donc pas eu connaissance de mes projets?
—Si fait.
—Eh bien!
—Elle les approuve.
—Ah! s'écria Carrier avec un rire forcé, alors elle ne pourra plus me reprocher ma lenteur.
Puis se retournant vers les femmes:
—Allez-vous-en! ordonna-t-il brutalement, j'ai à causer avec le citoyen.
Madame Carrier se leva et obéit en grommelant. Hermosa et Angélique la suivirent. Arrivée à la porte, l'Italienne laissa passer les deux femmes, sortit la dernière, et, se retournant un peu, elle échangea un regard rapide avec l'envoyé parisien; puis elle sortit, et la porte fut refermée avec soin.
IX
LES PROJETS DE CARRIER
Quand les deux hommes furent seuls, ils s'examinèrent réciproquement. La défiance se lisait dans les yeux du proconsul.
—Ton nom? demanda-t-il brusquement pour couper court à l'examen que son interlocuteur passait de sa personne.
Carrier ne pouvait supporter les regards fixés sur lui.
—Ton nom? répéta-t-il.
—Le citoyen Fougueray.
—Tu es un pur?
—Ma mission te le dit assez.
—Oui; mais sais-tu ce que j'entends par un bon patriote, moi?
—Non.
—Je vais te le dire.
—J'écoute, dit le nouveau personnage en prenant une pose insouciante.
—J'entends un républicain capable de boire on verre de sang d'aristocrate (sic).
—Verse, je boirai.
—Bien! Assieds-toi, alors, et causons.
Les deux hommes s'installèrent sur le divan.
—Tu dis donc, reprit Carrier, que la Convention a lu mon projet?
—Oui.
—Et qu'elle l'approuve?
—Entièrement. Je ne suis venu à Nantes que pour en surveiller l'exécution.
—Veux-tu que je te l'explique en détail?
—Cela me fera un véritable plaisir.
—Eh bien! écoute-moi.
—Je suis tout oreilles.
Tout en parlant, Carrier regardait en dessous, selon sa coutume, son interlocuteur. L'espèce de petite mise en scène qu'il venait d'exécuter en jouant les grands sentiments républicains, si fort de mode alors, n'avait eu d'autre but que d'impressionner l'envoyé de Robespierre.
Mais Carrier avait vu avec dépit que cet homme n'avait paru éprouver non seulement aucune gêne en la présence du proconsul, mais même n'avait manifesté aucun étonnement, ni aucune curiosité. La proposition de boire un verre de sang d'aristocrate l'avait fait légèrement sourire, et il avait accompagné sa réponse laconique d'un regard quelque peu railleur qui avait démontré à Carrier que le nouveau venu était un homme peu facile à jouer. Aussi le commissaire républicain se tint-il sur ses gardes, et le proconsul s'effaça momentanément pour faire place au procureur.
—Tu sais, citoyen Fougueray, reprit Carrier en caressant pour ainsi dire chacune de ses paroles, tu sais, citoyen Fougueray, que de toute la France, y compris Paris, Nantes est la ville où les aristocrates abondent le plus?
—Sans doute, répondit Diégo, et cela s'explique d'autant mieux que Nantes est au centre du foyer de l'insurrection de l'Ouest.
—Depuis deux mois passés que je suis ici, j'ai fait activement rechercher les brigands pour les incarcérer.
—C'était ton devoir.
—Et je l'ai accompli.
—Nous n'en doutons pas à Paris.
—Oui; mais ce que vous ne savez pas, c'est que les prisons sont petites; elles regorgent d'aristocrates.
—Bah! c'est un bétail qu'il ne faut pas craindre d'entasser.
—Sans doute; mais l'entassement amène le typhus, et la nuit dernière un poste entier de grenadiers a succombé en quelques heures. Au Bouffay, les gardiens eux-mêmes tombent quelquefois en ouvrant les portes des cachots.
—Et tu crains que le typhus ne gagne la ville?
—Certainement; les bons patriotes pâtiraient pour les mauvais.
—Et comme tu es bon patriote tu pourrais y passer comme les autres. Je comprends ta susceptibilité à l'endroit de l'entassement des prisonniers. Après?
—Il s'agissait donc de trouver un moyen de vider les prisons aussi vite qu'elles se remplissaient, et de donner en même temps un peu d'agrément aux braves sans-culottes.
—C'est ce moyen que tu cherchais?...
—Et que j'ai trouvé.
—Voyons cela!
—J'ai fait mettre en réquisition tous les navires depuis Nantes jusqu'à Saint-Nazaire.
—Bon!
—On clouera avec soin les sabords.
—Très bien.
—Chaque soir on embarquera quelques centaines d'aristocrates sur un de ces navires.
—Et ils s'embarqueront avec d'autant plus de plaisir qu'ils croiront que l'on va les déporter tout simplement.
—C'est cela. Je les déporte aussi; tu vas voir! fit Carrier en souriant d'un sourire monstrueux.
—J'écoute avec la plus scrupuleuse attention.
—Une fois les sabords cloués et les aristocrates à fond de cale, on ferme l'entrée du pont avec des planches....
—Bien clouées également?
—Sans doute!
—Continue, citoyen; c'est plein d'intérêt, ce que tu me dis là.
—Puis on conduit le bateau au milieu de la Loire; les sans-culottes se retirent dans des barques, les charpentiers donnent un coup de hache dans les flancs du navire, et la Loire fait le reste.
—Très bien!
—J'appellerai cela «les déportations verticales,» ajouta Carrier en riant.
—Des baignades révolutionnaires, fit Diégo.
—Et la Loire sera «la baignoire nationale!»
—Bien dit, citoyen! Touche là; tu me vas!
—Et toi aussi, citoyen! J'écrirai à Robespierre pour le remercier de t'avoir envoyé ici!
—Et quand commencerons-nous?
—Ce soir.
—Qui est-ce qui prendra le premier bain?
—Quatre-vingt-dix-huit calotins royalistes que je conservais à cet effet. Tu comprends, ceux-là iront ouvrir la porte du paradis pour les autres et les annonceront au sans-culotte Pierre.
—A quelle heure la fête?
—A sept heures; et après cela souper chez moi. Tu en seras?
—Naturellement.
—Tous les bons patriotes se réjouiront ensemble, et si cet aristocrate de Gonchon réclame des jugements, on le fera baigner avec les autres!
En ce moment on frappa doucement à la porte du cabinet.
—Entrez! cria Carrier.
La porte s'entr'ouvrit, et la tête de Scévola parut dans l'entre-bâillement.
—Citoyen... fit-il en s'adressant à Carrier.
—Quoi?
—Il y a là Pinard, Chaux et Brutus qui demandent à te voir pour faire une motion.
—Qu'ils entrent! ce sont des bons!
Les sans-culottes de la compagnie Marat furent introduits par Scévola. Carrier, mis en belle humeur par l'idée des noyades qu'il allait commencer à mettre à exécution, les accueillit avec familiarité. Pinard et Diégo se touchèrent la main.
—Vous vous connaissez donc? fit le proconsul en remarquant ce double mouvement.
—Oui, répondit Pinard; le citoyen et moi avons fait la chasse aux aristocrates en septembre à Paris.
— Et nous l'avions commencée autrefois en Bretagne, ajouta Diégo; n'est-ce pas, Carfor?
—Je ne m'appelle plus comme cela.
—Tiens, tu as changé de nom?
—Oui.
—Pourquoi!
—Parce que, quand je m'appelais Ian Carfor, je subissais la tyrannie des aristocrates. Les gueux avaient prononcé ce nom, il était souillé, et j'en ai changé.
—Tu aurais pu le garder; car, s'il était souillé, tu l'as diablement lavé! s'écria Carrier en faisant allusion aux massacres des prisons auxquels le sans-culotte avait pris jadis si grande part.
Tous rirent gaiement du spirituel mot du proconsul.
—Et comment t'appelles-tu, maintenant? demanda Diégo.
—Je me nomme Pinard.
—Comment! c'est toi le fameux sans-culotte dont on parle à la Convention?
—Moi-même.
—Je t'en fais mes compliments.
—Et que me voulais-tu? ajouta Carrier.
—Te faire une motion.
—Laquelle?
—C'est rapport à ces brigands qui encombrent l'entrepôt.
—Tu as donc une idée aussi?
—Et une bonne.
—Dis-nous cela.
Pinard, alors, raconta son atroce projet de faire mitrailler les prisonniers en masse. En l'entendant parler, l'œil de Carrier flamboyait. Quand Pinard eut achevé, le proconsul lui tendit la main.
—Adopté! cria-t-il.
—Et l'autre manière? fit observer Diégo en souriant.
—Cela n'empêchera pas.
—C'est juste! nous irons plus vite.
Carrier alors communiqua à son tour à ses trois amis le plan qu'il avait conçu, plan qui non seulement avait été approuvé par la Convention, mais encore avait été honorablement mentionné au procès-verbal de la séance.
En comprenant que l'eau et le feu allaient venir en aide à la guillotine, et activer les moyens connus jusqu'alors d'exterminer les honnêtes gens, les farouches patriotes poussèrent des hurlements de joie. Il fut convenu que Carrier et Diégo, Angélique et Hermosa assisteraient à cinq heures à la mitraillade, et à sept heures aux noyades. Deux premières représentations en un seul jour! Quel plaisir!
Pinard devait être le principal metteur en scène. Il dirigerait le feu et assisterait à l'œuvre des charpentiers lorsqu'ils feraient couler le navire. Puis on s'occupa minutieusement des moindres détails de cette double opération.
Trois heures sonnaient à la cathédrale lorsque la conférence se termina. Diégo, en sa qualité d'envoyé du Comité de salut public de Paris, avait prévenu Pinard qu'il l'accompagnerait pour assister aux dispositions que le sans-culotte allait prendre à l'occasion de la double fête du soir. Pinard et ses amis s'étaient donc éloignés en prévenant Diégo qu'il les retrouverait devant le corps de garde de la compagnie Marat. L'Italien et le proconsul restèrent seuls de nouveau.
—J'ai encore à te parler, dit Fougueray en s'asseyant.
—Qu'est-ce donc? demanda Carrier.
—Il s'agit d'une affaire importante.
—Concernant la République?
—Oui et non.
—Explique-toi.
Au lieu de répondre, Diégo prit son portefeuille, en tira une lettre, et, la dépliant, il la présenta tout ouverte au proconsul.
—Lis cela! dit-il.
Carrier se pencha en avant et lut à voix haute: