Le marquis de Loc-Ronan
«Je présente mes amitiés fraternelles au citoyen Carrier et lui ordonne, au nom de la République française, une et indivisible, d'avoir égard à tout ce que pourra lui communiquer le citoyen Fougueray à l'endroit d'un aristocrate caché sous un faux nom et détenu à Nantes. Il s'agit de l'un des deux hommes pour lesquels j'ai déjà donné au citoyen commissaire des ordres antérieurs.
«Cette lettre doit être toute confidentielle, et ne pas sortir des mains du citoyen Fougueray.
«Salut et fraternité,
Robespierre.
«Paris, 24 frimaire, an II de la République française.»
Après avoir achevé cette lecture, Carrier réfléchit quelques instants.
—Robespierre veut parler sans doute des deux brigands dont l'un se nomme Jocelyn? dit-il.
—C'est cela même, répondit Diégo.
—Il m'a écrit jadis à ce propos en me disant de ne pas faire guillotiner ces deux hommes.
—Ainsi ils sont dans les prisons!
—Je le crois.
—Tu n'en es pas sûr?
—Non.
—Comment cela?
—Il en meurt tant tous les jours dans les prisons.
—N'as-tu pas les registres?
—Est-ce qu'on a le temps de tenir des comptes de la vie de ces gueux-là?
—Alors, j'irai voir moi-même.
—Va, si tu veux.
—Donne-moi un laissez-passer pour la geôle.
Carrier prit une feuille de papier et écrivit rapidement quelques lignes qu'il signa.
—Voici ce que tu me demandes, dit-il en tendant la feuille à Diégo.
Celui-ci la prit et la mit dans sa poche.
—Je vais m'y faire conduire par Pinard, répondit-il. S'ils vivent encore, je prendrai des précautions pour l'avenir.
—Ah çà! toi et Robespierre, vous tenez donc bien à ces brigands?
—Énormément.
—Vous voulez les empêcher d'être punis comme ils le méritent?
—Non pas.
—Alors que voulez-vous?
—Qu'ils vivent deux ou trois jours encore.... Robespierre t'avait écrit de ne pas faire tomber leurs têtes, parce que je ne pouvais à ce moment venir à Nantes, et que moi seul dois agir dans cette affaire.
—J'avoue que je ne comprends pas. Explique-toi.
—Plus tard.
—Et dans deux jours on pourra les envoyer avec les autres?
—Certainement.
Diégo allait sortir et se dirigeait déjà vers la porte; Carrier l'arrêta en posant la main sur son épaule.
—J'ai une idée, fit-il. Robespierre dit dans sa lettre qu'un de ces deux hommes est un ci-devant.
—Oui.
—Quel est son nom?
—Que t'importe?
—Dis toujours.
—Je le veux bien, d'autant mieux que tu ne le connais pas.
—Enfin?...
—Le ci-devant marquis de Loc-Ronan.
—Et Jocelyn?
—C'est son domestique.
—Ah! ah! continua Carrier poussé par cet instinct de l'homme de loi qui flaire une bonne affaire et des victimes innocentes à dépouiller. Ah! ah! fit-il encore.
—Que signifient ces exclamations? demanda Diégo avec impatience.
—Elles signifient que je crois avoir deviné tes intentions.
—Je ne comprends pas.
Carrier regarda autour de lui en baissant la voix:
—Nous partagerons! dit-il.
—Quoi? répondit Diégo avec étonnement.
—Allons, ne joue pas au plus fin avec moi. Parlons nettement; nous nous moquons tous deux d'un aristocrate de plus ou de moins; tu t'occupes de celui-là, donc il y a quelque chose à en tirer, j'en suis sûr.
—Tu crois?
—Certainement.
—Tu te trompes.
—Impossible!
—Si fait, te dis-je!
—Alors je le ferai noyer ce soir.
Diégo fit un geste violent.
—Et la lettre de Robespierre? dit-il.
—Elle est confidentielle, elle protège un aristocrate, Robespierre la reniera. Je ferai noyer ce soir les prisonniers, et je défie de me faire rendre compte de mes actions.
—Renard!... murmura Diégo.
—Ancien procureur, mon cher!... répondit Carrier qui avait tout à fait dépouillé le nouvel homme pour faire place à l'ancien. Je ne sais rien et je sais tout. Réfléchis maintenant, et parle. Nous sommes seuls, tu n'as rien à craindre.
—Eh bien! veux-tu être franc?
—Oui; personne ne nous entend et je puis nier mes paroles.
—A la bonne heure!
—A notre aise, alors.
—Si demain tu trouvais un million à gagner pour te faire royaliste, que répondrais-tu?
—As-tu donc des propositions à me faire?
—Suppose-le.
—Impossible!
—Pourquoi?
—Les royalistes ne me prendront jamais parmi eux.
—Si l'on ne te demandait seulement qu'à les aider en ayant l'air de les persécuter... comprends-tu?
—Je commence.
—Que ferais-tu?
—Je n'en sais rien.
—Allons donc! s'écria Diégo avec emportement; puis baissant la voix il ajouta: Est-ce que tu vas vouloir jouer au républicain avec moi? Est-ce que tu vas continuer ton rôle de patriote? Niaiserie que tout cela!... Tu es homme d'esprit; tu te moques pas mal des principes de la République, pourvu que tu en retires des avantages. Si tu t'es fait révolutionnaire comme tous les autres, c'est parce que tu ne pouvais pas être noble! Tu tues les aristocrates pour t'enrichir de leurs dépouilles! Est-ce que tu crois que je ne connais pas l'histoire des rançons?
—Je défends la République! répondit Carrier en pâlissant de colère.
—Oui, tu la défends, comme dans les Abruzzes je défendais l'asile où étaient entassées mes richesses. Tu l'aimes comme on aime ses vices.
—Citoyen Fougueray!...
—Tu vas me menacer de me faire arrêter?
—Oui, si tu continues! s'écria le proconsul devenu furieux en se voyant démasqué.
Diégo haussa les épaules.
—Je te croyais intelligent, et tu n'es qu'un égorgeur stupide! répondit-il.
—Tu vas payer tes paroles! hurla Carrier en se dirigeant vers la porte.
Diégo tira froidement un pistolet de sa poche et en appuya le canon sur la poitrine du proconsul.
—Un pas... un mot, tu es mort! dit-il tranquillement.
X
A BON CHAT BON RAT
Carrier se laissa tomber sur le divan près duquel il se trouvait. Le misérable tremblait comme un enfant. Diégo remit son pistolet dans sa poche, et, toujours impassible, se croisa les bras sur la poitrine en écrasant son interlocuteur d'un regard de mépris.
—Tu n'es qu'un lâche! lui dit-il, et tu veux faire le bravache. Tu n'es qu'un misérable fripon, et tu veux jouer au bandit! Tu ignores à qui tu parles. Est-ce que tu crois qu'un homme comme moi serait venu stupidement se jeter dans tes griffes sans avoir à sa disposition le moyen de les rogner. Je t'ai fait voir mes pouvoirs d'envoyé du Comité de salut public. Je t'ai montré la lettre de Robespierre, il me reste à te communiquer un autre document.
Tout en parlant ainsi, Diégo avait atteint de nouveau son portefeuille et en tirait un acte en blanc portant le seing de Robespierre, surmonté des mots: «Pleins pouvoirs». Il en prit encore trois autres de même forme. Le premier était revêtu de la signature de Collot-d'Herbois, le second de celle de Saint-Just, le troisième de celle de Billaud-Varennes. Tous ces pouvoirs étaient donnés au nom du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale. Diégo les réunit tous les quatre et les plaça sous les yeux de Carrier qui, stupéfait et atterré, n'osait bouger de place ni prononcer un mot.
—Tu vois, continua Diégo, que je suis en mesure. Je puis te faire jeter en prison si bon me semble, et si tu osais attenter à ma liberté, le Comité t'en demanderait compte. Donc, oublions ce petit mouvement de mauvaise humeur et concluons. Je vais être clair et précis. Tu voles ici; je prétends voler avec toi. Seulement, nous organiserons la chose sur un pied plus convenable. Tu entends?
—Oui! répondit Carrier, qui reprit courage en voyant la tournure que Diégo donnait à la conversation.
—Malgré mes pouvoirs, tu pourrais me nuire en faisant égorger le marquis de Loc-Ronan, et c'est cette circonstance qui me décide à parler comme je le fais. Tu as dû songer déjà que ce qui se passe ne peut durer. Il arrivera un moment où la réaction renversera le pouvoir. Ce jour-là, nous serons tous perdus. Il s'agit simplement de parer à l'événement en s'y prenant adroitement d'avance. Nous sommes en position, profitons-en. Engraissons-nous, enrichissons-nous, pillons, prenons, et, l'heure venue, sauvons-nous!
—Les aristocrates sont ruinés! répondit Carrier.
—Pas tous, et les négociants ne le sont qu'à demi!
—Mais ce Loc-Ronan?
—Ce Loc-Ronan, entre nos mains, nous rapportera trois ou quatre millions. Aide-moi, et je t'abandonne un tiers, quelle que soit la somme.
—Je veux moitié! dit Carrier en se levant.
—Allons donc! Te voilà revenu à de bons sentiments!
—Est-ce conclu?
—A une condition.
—Laquelle?
—J'aurai moitié des rançons.
—Je ne partage pas seul.
—Bah! laisse-moi faire, et nous garderons tout pour nous deux.
—Soit.
—C'est convenu?
—Arrêté.
—Je savais bien que nous finirions par nous entendre.
—Eh bien! va vite à l'entrepôt; assure-toi que ton ci-devant n'est pas mort, et dépêchons.
—Tu es pressé maintenant?
—Autant que toi. Mais, continua Carrier en réfléchissant, explique-moi comment nous pourrons tirer quatre millions du marquis?
—C'est très simple. Il est marié; sa femme l'adore et cette femme, qui est religieuse maintenant, possède une énorme fortune. Cette fortune, réalisée il y a deux ans, n'a pu sortir de France. Elle est enfermée dans quelque coin du département d'Ille-et-Vilaine. Je ne sais pas où, mais j'ai des données certaines qui me permettent d'être sûr du fait. En passant à Rennes, j'ai fait incarcérer l'ancien notaire de la famille, et, pour racheter sa liberté et sa vie, il m'a raconté cela. L'imbécile ne m'a rien caché, et lorsque j'ai vu qu'il avait défilé son chapelet, je l'ai laissé marcher avec les autres.
—Il est mort?
—Certainement.
—Très bien! s'écria Carrier qui comprenait mieux que personne cette manière de procéder.
—Or, le marquis et sa femme étaient hors de France, continua Diégo, et ils y sont rentrés depuis deux mois. Le marquis est en prison, mais sa femme a échappé.
—Où est-elle?
—A La Roche-Bernard.
—Qui l'a conduite là?
—Un diable incarné nommé Marcof, frère naturel du marquis.
—Marcof! murmura Carrier. Hermosa m'a parlé plusieurs fois de cet homme.
—Imprudente! dit Diégo entre ses dents.
Carrier ne l'entendit pas.
—Tu comprends, continua l'Italien, que dès que la religieuse saura son mari en danger, elle sacrifiera tout pour le sauver.
—C'est probable.
—Toute sa fortune y passera.
—Et ensuite?
—Ensuite nous déporterons verticalement le cher marquis.
—Adopté.
—Tout ce qu'il nous faut, c'est qu'il consente à me donner une lettre pour sa femme, lettre dans laquelle il lui dira seulement qu'il est en prison et qu'il va être jugé.
—Et il y consentira?
—J'en réponds.
—En ce cas, agis vite, et n'oublie pas qu'à cinq heures nous serons à la place du département.
—Je n'y manquerai pas. Mais je ne veux pas agir aujourd'hui; je veux seulement m'assurer que le marquis vit encore. Je prétends le laisser durant quelques jours, afin que l'exécution de tes projets porte la terreur dans son esprit et me le livre complètement. Quant à toi, dresse une liste de ceux qu'il y a encore à rançonner dans la ville.
—Elle sera faite.
—Et demain, nous commencerons à empocher.
—C'est cela! Les noyades et les mitraillades feront bon effet et rendront les parents plus coulants en affaire. C'est parfaitement imaginé.
Et les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent. Carrier retourna près de ses maîtresses. Diégo descendit vivement et rejoignit Pinard qui l'attendait.
Le sans-culotte prit familièrement le bras de l'envoyé du Comité de salut public.
—Veux-tu aller aux prisons? lui demanda-t-il.
—Est-ce que tu n'as pas des ordres à donner pour les noyades et les mitraillades de ce soir? répondit Diégo.
—Bah! ils sont donnés depuis longtemps.
—Alors, allons chez toi.
—Soit.
Tous deux se dirigèrent vers le Bouffay.
—Eh bien! fit Pinard après un léger silence et en parlant avec précaution, de manière à ne pas être entendu des rares passants qui longeaient les murailles, eh bien! mon brave, es-tu content?
—Enchanté.
—Ça marche alors?
—Supérieurement.
—Carrier en est?
—Parbleu! je te l'avais bien dit.
—As-tu été obligé de montrer tes pouvoirs?
—Oui.
—Et... qu'est-ce qu'il a dit?
—Rien.
—Il les a crus bons?
—Je lui avais montré un pistolet avant, et ça l'avait rendu stupide.
—Alors il ne doute de rien?
—Il me croit bel et bien envoyé du Comité; tu avais si parfaitement imité les signatures.
—Dame! j'y avais mis tous mes soins.
—Aussi, je te le répète, cela marchera tout seul.
—Tu as vu comme j'ai joué mon rôle.
—Et moi qui t'ai demandé ton nouveau nom!
—C'était superbe!
—Carrier partagera avec moi les rançons.
—Bonne affaire; et pour le marquis?
—Je lui ai promis moitié.
—Moitié! s'écria Pinard; es-tu fou! Quoi! tu partagerais?
—Allons donc!... quelle bêtise! Il n'aura rien!
—Et si Carrier se fâche?
—Tant pis pour lui!
—Il pourrait te causer des désagréments.
—Et à toi aussi.
—Oh! moi, je ne le crains pas; la compagnie Marat m'obéit au doigt et à l'œil; je l'ai formée, tous ces hommes me sont dévoués, et je leur dirais de massacrer Carrier qu'ils obéiraient.
—Très bien.
—Mais toi?
—Bah! j'ai libre accès à Richebourg, maintenant. Que Carrier m'inquiète, et son affaire sera claire!
—Ah! nous sommes de rudes joueurs.
—C'est pour cela que nous gagnerons la partie.
—Espérons-le.
En ce moment les deux hommes s'engageaient dans une rue étroite, au bas de laquelle demeurait Pinard.
—A propos, fit le sans-culotte en approchant de sa maison, j'ai placé l'homme que tu m'as adressé.
—Piétro?
—Oui.
—C'est un bon garçon, qui m'est dévoué. Tu en as fait ce que je t'ai dit?
—Oui.
—Il est guichetier à la prison?
—C'est lui qui veille sur Jocelyn et sur le marquis.
—Très bien!
—Mais, vois-tu, Diégo, il faut nous hâter. Tous les jours on me parle de ces deux hommes; on s'étonne qu'ils soient encore vivants.
—Ils vivent encore, n'est-ce pas?
—Certainement.
—C'est que Carrier m'avait parlé du typhus.
—Je les avais fait mettre à part par précaution, sachant ce qu'ils valent. Mais je te le dis encore, dépêchons-nous. Je ne sais plus que répondre à ceux qui m'interrogent à ce sujet; et j'ai été contraint de les faire remettre dans la salle commune.
—Avant quatre jours la chose sera faite, et nous pourrons les laisser noyer ou fusiller, à leur choix.
—Pourquoi quatre jours encore?
—Parce que le marquis n'est pas facile à intimider, et que je compte beaucoup sur l'effet des exécutions qui commenceront ce soir. D'ailleurs j'attends de nouveaux renseignements indispensables.
—Nous voici arrivés, dit Pinard en s'arrêtant et en poussant la porte d'une allée étroite. Entre et monte; nous causerons plus à l'aise.
—Il n'y a personne chez toi?
—Personne que la petite.
—Elle est toujours dans le même état?
—Toujours.
—Pourquoi l'as-tu gardée?
—Cela m'amuse de la faire souffrir, et cela me venge de ce que m'ont fait endurer ces brigands que tu connais.
—En parlant d'eux, je n'ai pas eu de chance de n'avoir pas tué Marcof.
—Ça, c'est bien vrai.
—Mais je le retrouverai.
—Espérons-le! soupira Pinard en tirant une clef de sa poche, et en l'introduisant dans la serrure d'une porte devant laquelle les deux hommes se trouvaient.
La chambre dans laquelle ils pénétrèrent était située au troisième étage de la maison. C'était une vaste pièce démeublée et garnie seulement d'une table et de quelques chaises. Les chaises étaient en paille grossière, et, sur la table, on voyait une grande quantité de bouteilles et de verres à moitié vides. Un fusil, une paire de pistolets, un sabre d'infanterie et un autre de cavalerie étaient suspendus à la muraille. Deux fenêtres basses et à châssis de bois dits à la guillotine, laissaient pénétrer le jour qui commençait à baisser. Une seconde porte, communiquant avec une autre pièce, était placée en regard de celle d'entrée.
Pinard et son compagnon prirent chacun une chaise et s'approchèrent de la table.
—As-tu soif? demanda le sans-culotte.
—Cela dépend du vin que tu as dans ta cave, répondit Diégo.
—Oh! sois sans crainte; il provient des celliers d'un aristocrate de gros armateur que j'ai fait guillotiner il y a six semaines. Les premiers crus de Bordeaux, rien que cela.
—Du vin girondin!
—Il vaut mieux que les députés de son pays.
—Fais-m'en goûter, alors.
—Ohé! la Bretonne! cria Pinard en se tournant vers la porte qui donnait dans l'intérieur.
Un bruit léger répondit à cette interpellation prononcée d'une voix rude. La porte s'ouvrit doucement, et une jeune fille parut timidement sur le seuil.
En apercevant la nouvelle venue, qui paraissait ne pas oser entrer, Diégo ne put maîtriser un geste d'étonnement. Pinard se mit à rire.
—Tu la trouves changée, n'est pas? dit-il en frappant sur l'épaule de son compagnon.
—Méconnaissable! répondit l'Italien en considérant attentivement la jeune fille qui demeurait immobile, encadrée par le chambranle de chêne comme une gravure ancienne.
—Elle est encore assez gentille, pourtant, continua le sans-culotte.
Diégo garda le silence. La jeune fille n'avait pas changé de position. Elle portait un costume complet de paysanne de la basse Bretagne; mais ce costume, qui jadis avait dû briller d'élégance et de coquetterie, était prêt à tomber en lambeaux. Ses pieds nus étaient marbrés par le froid. Sa coiffe déchirée retombait sur ses épaules. Et cependant, comme l'avait fait observer Pinard, cette jeune fille était belle encore sous cette livrée ignoble de la plus profonde misère. Ses longs cheveux blonds descendaient en flottant, et l'enveloppaient de leurs tresses soyeuses. Ses joues amaigries et pâles faisaient ressortir l'éclat de ses yeux noirs; mais ces yeux, largement ouverts, semblaient manquer de regard. Ils étaient d'une fixité étrange.
De temps en temps sa bouche mignonne se contractait, et elle paraissait murmurer quelques mots à voix basse. Ses mains sèches et rougies se rapprochaient alors comme celles des enfants à qui on apprend le saint langage de la prière. La physionomie s'illuminait d'une lueur subite, puis l'expression changeait tout à coup. De grosses gouttes de sueur perlaient à la racine des cheveux, ses doigts se crispaient, son visage indiquait l'épouvante, ses yeux s'ouvraient plus grands encore, et un cri s'étouffait dans sa gorge.
Elle tremblait de tous ses membres et paraissait étouffer. Enfin des larmes abondantes tombaient de ses paupières et le calme renaissait. Puis aux pleurs succédait le rire; mais ce rire effrayant dont on a tant parlé, ce rire nerveux et strident qui indique la souffrance et fait mal à ceux qui l'entendent. Pinard fit un geste brusque en se tournant vers la jeune fille. Celle-ci tressaillit, et, baissant la tête par un mouvement semblable à celui d'un enfant qui a peur d'être maltraité, elle s'avança craintivement, obéissant au sans-culotte comme un esclave eût obéi à un maître cruel et redouté.
Pinard, sans prononcer un mot, leva le bras, et désigna du doigt les bouteilles vides qui encombraient la table; tirant ensuite de la poche de côté de sa carmagnole une clef d'une dimension peu commune, il la tendit à la jeune fille, en fixant sur elle son œil fauve d'où se dégageait une sorte de fluide magnétique pareil à celui du serpent fascinateur. La pauvre enfant fit encore un pas en avant, et, toujours craintive et frémissante, elle prit la clef qui lui était offerte.
Diégo, stupéfait, regardait sans comprendre la scène muette qui se passait sous ses yeux, cherchant en vain à en deviner le sens, lorsque, sur un geste de son compagnon, plus impérieux encore que le premier, la malheureuse insensée tourna sur elle-même par un mouvement raide et machinal, et s'éloigna vivement, traversant la pièce dans toute sa largeur.
—Que diable signifie cette comédie? demanda Diégo en se retournant vers l'âme damnée du proconsul.
—Tu vas voir, attends un peu, répondit Pinard avec un sourire triomphant.
En effet, cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que le pas de la jeune fille retentit légèrement au dehors, et qu'elle apparut sur le seuil de la chambre portant de l'une de ses mains mignonnes deux bouteilles pleines et de l'autre deux verres vides. Elle s'approcha doucement, déposa le tout avec précaution sur la table, et se retira ensuite dans l'angle de la pièce le plus éloigné des buveurs.
—Eh bien! dit Pinard en attirant à lui l'une des bouteilles qu'il déboucha, et dont il versa le contenu dans les deux verres; eh bien! comment la trouves-tu dressée? Lui ai-je appris à faire convenablement le service et à se rendre utile en société!
—Elle n'est donc plus folle? demanda Diégo en baissant la voix.
—Folle! elle l'est plus que jamais, au contraire!
—Mais si elle était privée de raison, elle ne te comprendrait pas.
—Bah! je lui ai parlé un langage que la brute elle-même entend parfaitement, dit Pinard en désignant de la main une grosse corde pendue à la muraille.
—Tu la bats?
—Tiens! il faut bien lui faire son éducation. D'ailleurs, elle ne comprend que cela! Parle-lui, tu vas voir.
Diégo se leva et se dirigea vers la jeune fille. Lui prenant les mains, il l'attira vers lui:
—Yvonne! lui dit-il avec une sorte de précaution tendre.
La jeune fille tourna la tête de son côté, et fixa sur l'Italien ses grands yeux ouverts dont les regards vagues semblaient avoir perdu le don de la vue.
—Yvonne! répéta Diégo, veux-tu me répondre?
La Bretonne ne parut pas avoir entendu. Toute son attention était captivée par un énorme paquet de breloques qui, suivant la mode du temps, pendait au bout de la chaîne de montre de l'ami de Pinard.
—Quand je te dis qu'elle ne comprend que cela! dit le sans-culotte en désignant toujours la corde et en haussant les épaules avec mépris.
—Voyons! continua Diégo, écoute-moi, petite; je ne te ferai pas de mal, je ne veux pas te battre, moi!
—Bien vrai? fit Yvonne en relevant la tête.
—Non, je veux avoir soin de toi, au contraire.
Cette fois encore, Yvonne ne parut pas comprendre et ses yeux se reportèrent sur les breloques qui semblaient uniquement occuper sa pensée. Elle les toucha d'abord du doigt, timidement, craintivement; puis s'enhardissant peu à peu, elle les prit dans sa main, et se baissa pour les contempler de plus près, les examinant attentivement une à une. Diégo sourit, et pour satisfaire le caprice de la pauvre folle, il tira sa montre de son gousset, et la donna à la jeune fille. Celle-ci poussa alors une exclamation joyeuse.
—Tu vas la gâter! s'écria Pinard avec emportement. Il faudra que je recommence à la battre pour la ramener dans la bonne voie.
Au son rauque de cette voix brutale, qui vint subitement interrompre son plaisir enfantin, Yvonne tressaillit. Ses traits se contractèrent, son visage changea d'expression, et sa main tremblante laissa échapper la montre, qui tomba et se brisa sur le plancher.
—Imbécile! tu lui as fait peur, et tu as fait casser ma montre! s'écria Diégo en s'adressant à son ami.
Puis il revint vers Yvonne pour essayer de la calmer; mais la pauvre enfant, en proie à une terreur folle, se recula vivement, les dents serrées et les mains frémissantes.
Tout à coup son œil hagard lança un éclair d'intelligence, son bras se dressa comme s'il eût voulu repousser une apparition effrayante, elle arracha sa main qu'avait saisie Diégo, poussa un cri aigu qui sembla lui déchirer la poitrine et la gorge, ses joues s'empourprèrent, et elle roula de toute sa hauteur sur le carreau humide. Sa tête heurta en tombant l'angle aigu d'une chaise voisine, et le sang jaillit avec abondance; puis la jeune fille demeura étendue sans mouvement.
—Elle m'a reconnu! s'écria Diégo avec stupeur.
—Eh non! répondit tranquillement Pinard en débouchant la seconde bouteille.
—Elle m'a reconnu, te dis-je; son regard était lucide lorsqu'elle le fixait sur moi.
—Tu te trompes, mon cher.
—Mais cependant....
—Bah! elle est comme cela chaque fois qu'elle voit un autre visage que le mien; ça lui produit de l'effet. La petite n'aime pas le changement.
—Tu crois?
—Parbleu! j'en suis sûr. Elle s'est fait déjà une demi-douzaine de trous à la tête en se pâmant ainsi lorsqu'un ami venait me visiter et lui adressait la parole pour se distraire.
Diégo s'était rapproché de la jeune fille, et, se penchant vers elle, il se disposa à la relever pour la prendre dans ses bras.
—Où faut-il la transporter? demanda-t-il.
—Qu'est-ce que tu dis? répondit Pinard avec un sourire ironique.
—Je te demande où est son lit, pour l'y porter.
—Il est là. Et le sans-culotte désigna du geste de la paille à moitié pourrie étendue dans un coin de la seconde pièce, et que la porte restée ouverte permettait d'apercevoir.
—Ce tas de fumier? fit Diégo en reculant.
—Tiens, est-ce que ce n'est pas assez bon pour elle? Mais ne t'en occupe pas davantage. Laisse-la là; elle est bien revenue toute seule les autres fois, elle reviendra bien celle-ci encore. Et puis, si elle en meurt, ce sera de la besogne toute faite, car elle commence à m'ennuyer, et un de ces quatre matins je la conduirai à l'entrepôt.
—Je te défends de le faire! s'écria l'Italien.
—Comment dis-tu cela? fit Pinard en levant son verre à la hauteur de l'œil par ce mouvement familier à tous les buveurs.
—Je t'ordonne de garder cette jeune fille, reprit Diégo.
Pinard se mit à rire en se renversant sur le dossier de sa chaise qu'il rejeta en arrière pour être à même de mieux contempler son interlocuteur.
—Tu oublies nos conventions, dit-il en dégustant à petites gorgées le verre qu'il venait de porter à ses lèvres. Tu oublies ce qui s'est passé entre nous à la baie des Trépassés, le soir où, poursuivi toi-même par Keinec et Jahoua, tu as quitté la route de Brest pour venir me demander asile.
—Et sans mon arrivée, tu mourais comme un chien dans ton trou, interrompit Diégo.
—Possible.
—C'est moi qui t'ai sauvé.
—Je ne le nie pas; mais il s'agit d'autre chose. Rappelle-toi, cher ami, qu'Yvonne était devenue folle, et que tu n'avais d'autre parti à prendre que de la noyer en la jetant à la mer, ou de la laisser errer à l'aventure. Or, la raison pouvait lui revenir. Dans ce cas, elle aurait infailliblement donné des renseignements précieux et précis sur ton aimable individualité, comme dit le procureur de la commune; donc tu ne pouvais la laisser aller. Je t'offris de la garder près de moi. Tu acceptas.
—Oui.
—A condition que j'en ferais ce que je voudrais.
—Mais tu ne devais jamais la tuer.
—J'ai changé d'avis aujourd'hui.
—Pourquoi?
—Parce que, je te le répète, cela commence à me fatiguer de la trouver toujours en rentrant. Et puis, je l'ai fait assez souffrir; elle ne sent plus les coups, qu'est-ce que tu veux que j'en fasse?
—Je l'emmènerai, et je la placerai chez quelqu'un.
—C'est cela, pour qu'on la soigne.
—Eh bien?
—Imbécile! fit Pinard en haussant les épaules; et si en la soignant on la guérissait? N'oublie pas que sa folie a été provoquée par une fièvre cérébrale, et que, par conséquent, elle peut revenir à la raison: j'ai pris des renseignements là-dessus.
—Alors je la garderai près de moi.
—Pour en faire ta maîtresse, comme tu en as toujours eu l'intention.
—Quand cela serait?
—Impossible.
—Non!
—Ne suis-je pas libre?
—Non.
—Corpo di Bacco! tu m'échauffes les oreilles, à la fin.
—Laisse-les refroidir! Réfléchis que tu n'es pas libre de nous compromettre tous deux.
—Et en quoi nous compromettrais-je?
—Si Yvonne revient à la raison, elle s'échappera promptement; elle pourra rencontrer Marcof, Keinec ou Jahoua et mettre l'un de ces êtres-là sur nos traces. Le premier surtout! s'il nous soupçonnait ici seulement, il serait capable de venir à Nantes nous chercher.
—C'est possible! dit Diégo en réfléchissant.
—Alors, adieu nos beaux projets!
L'Italien ne répondit pas, mais un nuage sombre était descendu sur son front et il paraissait méditer profondément; son œil même se détourna du corps de la pauvre Bretonne.
Pinard vida un nouveau verre et continua:
—Songe que tout nous a réussi jusqu'ici. Carrier a cru bonnes les signatures que j'ai su imiter; il pense agir en vertu d'ordres émanant de Robespierre; il te prend pour un envoyé du Comité de salut public; bref, il obéit et il marche à la baguette. Nous ne pouvions désirer mieux. Mais maintenant que tu as été contraint de lui livrer une partie de notre secret concernant la fortune du marquis, il serait homme, sais-tu bien, à nous faire disparaître pour la confisquer tout entière à son profit et ne plus avoir à partager avec nous. Or, s'il se doutait de la vérité, la chose lui serait facile et nous serions guillotinés ce soir même. Enfin, mon cher, j'ajouterai encore que je puis disposer d'Yvonne à mon gré, et je t'engage à réfléchir aussi que ta vie est entre mes mains.
—Comment cela?
—Tu as joué au noble, jadis. Si je t'appelais tout haut monsieur le comte de Fougueray, tu pourrais la danser, mon cher!
—Oui, mais tu perdrais un million à ce jeu-là. Sans moi, tu ne pourrais rien tirer du marquis, et je ne suis pas assez bête pour te livrer mon secret. Moi mort, adieu tes rêves d'ambition et le moyen de les réaliser jamais.
—Eh! je le sais bien! Tu me tiens par l'intérêt! dit Pinard avec cynisme.
—Parbleu! si la chose n'était pas ainsi, crois-tu que j'aurais été me mettre dans tes griffes? Tu as été témoin de mon aplomb auprès de Carrier, et pour agacer le tigre dans son antre il faut avoir du courage, tu en conviendras?
—Je ne dis pas non.
—Alors puisque tu sais ce que je vaux et que je ne suis pas homme à reculer, ne nous fâchons pas.
—Si nous nous fâchons, ce sera ta faute. Pourquoi viens-tu me parler de cette petite bonne à guillotiner?
—Parce qu'elle est encore si jolie que cela m'ennuie de la voir martyriser.
—Bah! tu t'occupes de sa santé! s'écria Pinard dont la physionomie prit subitement une expression de haine et de sauvagerie épouvantable. Tu ne penses donc pas à ceux qui la cherchent? Moi, entends-tu, je ne vois en elle que la fiancée de Jahoua, l'amie de Marcof, celle que Keinec adore, et je la fais souffrir pour me venger. Si je faiblissais, je regarderais mes mains mutilées et je n'aurais plus de pitié.... Non, il faut qu'elle me paye les tortures que j'ai supportées!... J'en ai fait mon esclave, mon chien! A force de la battre, je lui ai appris à m'obéir malgré sa folie! Que m'importe qu'elle soit belle ou laide, pourvu qu'elle sente la douleur et qu'elle crie sous la corde qui meurtrit ses épaules! Chacun de ses gémissements me fait du bien au cœur. En gardant Yvonne près de moi, c'est ma vengeance sur laquelle je veille, et si aujourd'hui je pense à en finir, c'est que parfois j'ai peur qu'elle ne m'échappe.
Diégo ne répondit pas, mais il se détourna avec un geste de dégoût. Le misérable avait commis bien des crimes, et cependant il se voyait si largement distancé par la farouche férocité du sans-culotte qu'il se demandait si c'était bien une créature humaine qu'il avait en face de lui. Une sorte de compassion luttait dans son esprit avec son désir ardent de voler la fortune de mademoiselle de Château-Giron. Il se leva et parcourut la chambre à grands pas, tandis que Pinard jetait un regard de chat-tigre sur le corps inanimé et ensanglanté de la pauvre Yvonne toujours évanouie. Le sang se coagulant sous la chevelure avait fini par arrêter l'hémorrhagie et ne coulait plus que lentement.
Enfin l'Italien revint à sa place; son visage avait changé d'expression. Il prit la bouteille, remplit son verre, le vida vivement et le reposa ensuite sur la table. Son parti était arrêté.
—Fais ce que tu voudras de la jeune fille, dit-il brusquement, je te l'abandonne, l'argent vaut mieux.
—Allons donc! te voilà raisonnable! répondit Pinard.
—Ne parlons plus d'elle et pensons à la grande affaire.
—C'est juste.
—Si tu m'en crois, nous allons aller aux prisons. On va faire choix des aristocrates qui nous donneront la fête ce soir. Il faut veiller sur le marquis, sur le vieux valet, et sur tous ceux enfin qui peuvent payer. Une méprise nous coûterait trop cher, et les petites rançons ne sont pas non plus à dédaigner.
—C'est cela même! Ils payeront d'abord, tous ces brigands engraissés, tous ces tyrans.
—Et ils y passeront ensuite comme les autres, n'est-ce pas?
—Cela va sans dire. A quoi cela servirait-il de les garder quand ils n'auront plus de plumes aux ailes? Faut bien purger le pays!
—Partons alors.
—Partons!
Les deux hommes se levèrent, et, sans accorder un regard à la jeune fille, ils se dirigèrent vers la porte. Pinard posa la main sur le bouton de la serrure et s'arrêta.
—Minute!... dit-il. Nous pouvons ne pas être libres de causer ce soir; convenons de nos faits.
—Soit.
—Dans trois jours tu iras à l'entrepôt.
—Oui.
—Tu verras le marquis.
—Et j'obtiendrai une lettre pour sa femme, j'en réponds, surtout après l'histoire des noyades, à laquelle nous lui laisserons le temps de penser.
—Et ensuite?
—Ensuite? Le reste me regarde.
—Tu iras chercher les écus?
—Oui, sans doute.
—Et, une fois que tu les auras, tu partiras sans me prévenir? Ça ne peut pas m'aller.
—Comment veux-tu faire, alors?
—Nous ne nous quitterons pas.
—Mais encore faut-il sortir de Nantes.
—Nous en sortirons ensemble.
—Cependant....
—Cependant... c'est mon dernier mot.... A prendre ou à laisser. Je te conduirai dans trois jours aux prisons; je t'attendrai à la sortie et nous ne nous séparerons que quand nous aurons partagé.
—Comme tu voudras.
—Convenu alors?
—Convenu!
—Eh bien! partons.
Pinard ouvrit la porte et la referma soigneusement dès que lui et son compagnon furent sur le palier de l'escalier. Puis on entendit leurs pas lourds faire résonner les marches chancelantes, et tous deux quittèrent la maison.
XI
LA FOLLE
Une demi-heure s'écoula encore sans qu'Yvonne fît un mouvement. Puis un léger frémissement des mains annonça que la jeune fille revenait à elle: l'air pénétra plus facilement dans sa poitrine, et elle respira doucement. Sa tête se souleva; elle ouvrit les yeux, et ses paupières alourdies se refermant presque aussitôt, elle reprit son immobilité.
Mais cette seconde syncope fut courte, et elle recouvra rapidement connaissance. Alors, se soulevant et s'appuyant sur une chaise voisine, elle parvint à se dresser sur ses pieds; mais, affaiblie par le sang perdu, elle chancela et fut obligée de se retenir à la muraille en attendant que l'étourdissement fût dissipé. Enfin elle reprit un peu de force.
La pauvre folle porta les deux mains à son front, rejeta en arrière les mèches de cheveux qui se jouaient sur son visage, et fit quelques pas en avant. Aucun sentiment n'animait sa physionomie froide et impassible comme celle d'une statue; pâle comme celle d'un cadavre. Elle tourna lentement autour de la chambre sans paraître avoir conscience de ce qu'elle faisait. Elle toucha tour à tour à la table, aux verres, aux bouteilles, sans que ses regards accompagnassent sa main; puis elle recommença sa promenade. Enfin elle s'agenouilla, et, suivant son habitude, elle se mit à prier; mais ses prières n'avaient aucune suite et étaient d'une incohérence étrange. C'étaient des invocations à la Vierge, des discours adressés à l'abbesse de Plogastel, au Christ; des mots se heurtant auxquels se mêlaient des cris rauques et des sanglots. Cependant, les larmes qui coulaient en abondance sur ses joues amaigries parurent la calmer un peu et apporter quelque soulagement à son cerveau malade.
—Il fait bien chaud! murmura-t-elle en se relevant.
La pauvre enfant grelottait de froid: son cou et ses épaules bleuis et marbrés frissonnaient sous les vêtements en lambeaux qui les couvraient à peine. Une pluie fine et continue tombait au dehors.
—J'ai chaud! j'ai bien chaud! répétait-elle en s'efforçant de dégrafer son corsage et en arrachant son justin délabré.
Tout à coup sa physionomie changea subitement d'expression, comme cela lui était arrivé en présence de Diégo. Le calme fut remplacé par la terreur; son esprit parut subir une tension extraordinaire. Le corps penché en avant, une main placée près de l'oreille, elle prit la pause d'une personne qui écoute attentivement.
—Voilà les gendarmes! dit-elle à voix basse. Ils viennent pour arrêter le recteur! Oh! non! non! je ne le crois pas! Qu'a-t-il fait, notre bon recteur, pour qu'on veuille le conduire en prison?
Puis, s'adressant à un personnage imaginaire:
—Père, continua-t-elle, ne sors pas! Reste.... Pourquoi m'ordonnes-tu d'aller prévenir Jahoua?... Il va venir, tu le sais bien. Tu le veux?... Non, laisse-moi près de toi; j'ai peur!... Tu te fâches?... Eh bien! ne me gronde pas... j'y vais... tu le vois... j'obéis... je sors par le jardin. Ah! voici les genêts.... Il faut les traverser pour gagner la route des Pierres-Noires. Oh! comme la nuit descend vite! Il fait sombre! Vite!... vite!... Je vais courir....
Ici l'expression de son visage décela un effroi plus grand encore. Elle poussa un cri et se débattit en reculant.
—Laissez-moi!... laissez-moi!... cria-t-elle; je ne vous connais pas.... Que voulez-vous? Où suis-je donc maintenant?... Oh! ce cheval!... Mon Dieu! à mon secours! Ah! la cellule de la bonne abbesse. Oui... je la reconnais; c'est elle! c'est le couvent de Plogastel.... Je vais prier... je vais.... Non... non!... Il faut que je me sauve... que je me....
Yvonne s'arrêta; ses yeux s'ouvrirent démesurément. Elle voulut crier encore; cette fois le cri ne put sortir de sa gorge. Une pensée effrayante la dominait évidemment.
—La baie des Trépassés! murmura-t-elle enfin. La baie des Trépassés! Mon père!... Jahoua, je ne vous verrai plus sur cette terre. Adieu!... Je suis morte!... Mon âme revient! Oh! je prierai pour vous!... Ne m'oubliez pas!!...
Yvonne s'arrêta encore.
—Quel est cet homme? Que me veut-il? dit-elle brusquement. Il m'emmène... il me prend dans ses bras.... A moi! à moi! au secours!... Ah! je le reconnais! Je l'ai vu!... C'est lui... c'est lui!... répéta-t-elle machinalement en se calmant tout à coup.
Elle se laissa tomber sur une chaise, et ses pensées parurent prendre un autre cours. Un bruit léger, semblable à celui d'une clef que l'on introduit dans une serrure, retentit à la porte. Yvonne se leva doucement et marcha sur la pointe du pied.
—C'est lui!... dit-elle en écoutant; c'est Jahoua....
La porte s'ouvrit et Pinard parut sur le seuil. Il était seul. A peine fut-il entré qu'Yvonne courut à lui. La nuit était venue peu à peu, et l'obscurité était complète. La jeune fille saisit les mains du sans-culotte:
—C'est toi? dit-elle doucement; c'est toi? Tu es venu bien tard!
—Tiens! tiens! tiens! pensa Pinard, nous sommes donc dans un moment d'amabilité! Au fait! elle est gentille, la petite.
Et le misérable, passant son bras autour de la taille d'Yvonne, l'embrassa familièrement.
—C'est mal; tu m'as surprise, fit Yvonne en se reculant. Je t'avais défendu de m'embrasser. Si mon père nous voyait!
—Mais il ne nous voit pas! répondit Pinard en ricanant.
Yvonne poussa un cri.
—Ce n'est pas Jahoua! dit-elle vivement. Mon Dieu! qui donc est ici?
—Eh! c'est moi, parbleu! s'écria le sans-culotte. Allons, viens ici. Je me sens en gaieté ce soir. Nous allons rire un peu, et, si tu es sage, je te conduirai à souper chez Carrier. Bonne idée, tout de même! continua Pinard. Je ne sais pas pourquoi elle ne m'est pas venue plus tôt. Ça les fera enrager tous ces gueux-là, qui croient que je ne peux pas être adoré comme les autres, parce que, jusqu'ici, ces aristocrates des prisons ont mieux aimé mourir que d'être gentilles avec moi. On leur montrera qu'on a une maîtresse qui vaut bien les leurs! Allons, la Bretonne. Tu vas mettre les beaux atours que j'ai rapportés avant-hier. C'est une robe d'aristocrate; ça t'ira!
Yvonne, en reconnaissant la voix de son bourreau, s'était mise à trembler. Se reculant peu à peu, elle avait été se blottir dans un des angles de la pièce. Pinard l'appelait en vain; elle ne bougeait pas.
—Attends, murmura le sans-culotte en tirant un briquet de sa poche; je vais bien te faire venir. Quand l'Italien te verra avec moi, il s'en pâmera de rage, que ça fera plaisir à voir!
L'étincelle jaillit de la pierre et enflamma l'amadou. Pinard chercha sur la table et trouva des allumettes. Puis il s'approcha d'une chandelle à demi consumée qui était plantée dans un chandelier sale et gras.
Pendant ce temps, Yvonne murmurait à voix basse:
—Ce n'est pas Jahoua, ce n'est pas Jahoua!
La pièce s'éclaira peu à peu. Pinard aperçut la jeune fille et se dirigea vers elle. Il tenait sa lumière à la main, et les rayons, frappant en plein sur son visage, l'éclairaient merveilleusement et en faisaient ressortir la laideur repoussante.
Yvonne leva les yeux sur lui. Une inspiration soudaine illumina son front. Sa physionomie changea brusquement d'expression et dépouilla tout ce qu'elle avait d'insensé.
—Ian Carfor! s'écria-t-elle.
Le sans-culotte la saisit par le bras.
—Ah! tu me reconnais encore! dit-il avec rage. Voilà la seconde fois que cela t'arrive! La raison te revient: il faut en finir.
Et, repoussant la jeune fille, il l'envoya violemment rouler à quelques pas. Yvonne tomba sans pousser un cri. Pinard frappa du poing sur la table avec colère.
—Fougueray dira ce qu'il voudra, murmura-t-il; mais il est temps de prendre des précautions. Au diable mes idées de ce soir! Demain elle ira à l'entrepôt, et le soir aux déportations verticales, comme dit Carrier. Je savais bien que la raison lui revenait peu à peu, moi, et ce serait par trop dangereux de la laisser vivre!
XII
JULIE DE CHÂTEAU-GIRON
Située sur la route de Nantes à Vannes, formant le point central du petit golfe où la Vilaine vient se perdre dans l'Océan, et à l'extrémité sud duquel se trouve Pénestin, la petite ville de la Roche-Bernard élève orgueilleusement, sur la limite du département du Morbihan et de celui de la Loire-Inférieure, ses maisons gothiques dont les toits aigus se mirent pittoresquement dans les eaux limpides de la rivière qui coule à leurs pieds. La Roche-Bernard, dont la première partie du nom vient d'un gros rocher qui s'élève du lit même de la Vilaine, et la seconde du plus ancien seigneur du lieu que l'on connaisse, la Roche-Bernard est un de ces nombreux ports naturels aux entrées difficiles comme il en abonde sur les côtes de Bretagne.
Célèbre entre toutes les villes de la province pour avoir été la première qui reçut la réforme protestante apportée et propagée dans son sein par d'Andelot, frère de l'amiral de Coligny, la Roche-Bernard n'avait pas hésité à arborer le drapeau royaliste, et était devenue, en 1793, l'un des principaux foyers de l'insurrection de l'Ouest. Son petit port, abrité des vents du nord et de ceux du nord-est, offrait un asile sûr aux nombreuses barques de pêche qui sillonnaient les côtes, portant de Bretagne en Vendée et de Vendée aux îles voisines des nouvelles, des vivres, des munitions, et souvent des soldats blancs.
Il était six heures du matin. Une brume épaisse, qui enveloppait les côtes de son manteau humide, augmentait encore la profondeur des ténèbres. Les vagues de la marée montante, refoulant les eaux de la rivière, venaient mourir en clapotant sur la carène d'un petit navire.
Sur le pont de ce navire, du grand mât au beaupré, étaient disséminés les marins de quart: les uns assis sur les canons, les autres appuyés sur les bordages, tous faisant bonne veille avec cette conscience du présent et cette insouciance de l'avenir qui distinguent l'homme de mer.
Deux personnages occupaient seuls l'arrière. L'un portant les insignes de maître d'équipage, les galons d'or aux manches et le sifflet suspendu à la boutonnière de la veste, se promenait lentement de bâbord à tribord avec cette impassibilité du marin qui sait se contenter du plus étroit espace pour accomplir des promenades interminables.
Le lavage du navire venait d'être terminé sous l'œil vigilant du chef, et chacun était à son poste. Près du banc de quart se tenait assise une femme revêtue du costume de l'ordre religieux que, plusieurs années auparavant, portaient seules les nonnes de l'abbaye de Plogastel. Cette femme, à la démarche digne, au geste élégant, à la beauté angélique, aux regards rêveurs, aux yeux rougis par les larmes, aux traits fatigués par la souffrance, courbait la tête sous le voile qui lui descendait sur les épaules, et les mains entrelacées sur sa poitrine, égrenant un chapelet de ses doigts effilés, elle offrait la vivante image de l'ange de la prière, tant elle paraissait absorbée dans ses pieuses pensées. Un léger bruit, qui retentit près d'elle, vint rappeler la religieuse aux choses de ce monde. Ce bruit était causé par un petit mousse. Le pauvre enfant, accroupi au pied du mât d'artimon auquel était adossée la sainte femme, s'était laissé engourdir par le sommeil, et un vieux matelot, passant près de lui, l'avait réveillé brusquement à l'aide d'un coup de poing paternellement administré. Le mousse se dressa sur ses jambes, secoua sa tête intelligente, se frotta les yeux, et courut en avant se mêler aux hommes de quart. La religieuse se leva alors, et, laissant retomber le lourd chapelet attaché à sa ceinture, elle tourna les regards vers le ciel noir en poussant un profond soupir.
—Rien encore, murmura-t-elle. Aucune nouvelle de terre. Marcof aurait-il échoué dans son entreprise? Serait-il blessé? Serait-il mort? Hélas! que deviendrait Philippe? que deviendrions-nous tous?
Tout à coup un brusque mouvement s'opéra à l'avant du Jean-Louis; un matelot, montant sur les bastingages, sauta sur la poulaine, et se retenant d'une main aux cordages du beaupré, s'avança doucement, fixant avec persistance ses regards sur la mer que lui dérobait en partie la brume. Un grand silence se fit dans la bordée de quart qui suivait attentivement les mouvements du marin. Un bruit sourd et régulier, semblable à celui d'avirons frappant avec précaution les vagues, retentit à peu de distance. Le matelot, toujours suspendu au-dessus de l'abîme, tourna la tête vers ses compagnons.
—Une embarcation! dit-il à voix basse.
—La vois-tu? demanda le contremaître.
—Non, pas encore, la brume est trop forte; mais j'entends le bruit des rames.
—Dans quelle aire?
—A bâbord.... Ah! j'aperçois un point noir se détachant dans l'obscurité.
—Chacun à son poste, alors! commanda le contremaître sans élever la voix. Si ce sont des bleus, nous les recevrons au bout de nos piques. Les servants à leurs pièces! Parez tout et vivement!
Puis s'adressant au mousse qui dormait quelques minutes auparavant auprès de la religieuse:
—Va prévenir le patron! dit-il.
L'enfant se détacha aussitôt du groupe des matelots, et, tandis que ceux-ci gagnaient silencieusement leur poste de combat, il courut à l'arrière. Le bruit des avirons devenait plus distinct, et un canot s'avançait certainement dans les eaux du lougre.
Le mousse avait interrompu bravement la promenade du marin, devant lequel il se planta en tenant respectueusement à la main son chapeau goudronné.
—Maître! fit l'enfant levant ses yeux bleus sur le vieux marin, on signale une embarcation à bâbord.
—Venant de terre?
—Oui, maître! On le suppose, du moins.
—Qu'on ne la laisse pas accoster!
Le mousse porta rapidement l'ordre. Le maître s'approcha alors des bastingages du navire, et, concentrant ses regards vers la terre, il s'efforça à son tour de percer la brume. La religieuse s'était placée près de lui.
—Bervic, dit-elle d'une voix douce et harmonieuse, en posant sa main délicate sur le bras du second du Jean-Louis.
—Madame? répondit le marin en se retournant et s'efforçant de rendre doux et agréable le rude accent de son organe.
—Que vient-on de vous dire, mon ami?
—Rien d'important, madame.
—Mais encore?
—On me signale une embarcation venant de terre.
—Oh! ce sont sans doute des nouvelles de Marcof.
—Je ne crois pas.
—Pourquoi?
—Parce que le commandant aurait donné le signal convenu si c'était lui, et une embarcation du bord serait allée le prendre.
—Qui croyez-vous que ce soit, alors?
—Je l'ignore. Peut-être des ennemis, des bleus damnés.
—Ils ne sont pas à la Roche-Bernard cependant, vous le savez bien.
—Je sais qu'ils n'y étaient pas hier soir, madame, mais ils peuvent bien être venus cette nuit; aussi, pour plus de précaution, ai-je donné l'ordre de ne pas laisser accoster le canot.
—Et si ce sont des amis?
—Ils se feront reconnaître.
—Tenez! je crois entendre le bruit des rames.
—Vous ne vous trompez pas, madame, répondit Bervic en quittant la religieuse pour monter sur le bastingage.
Puis, portant la main à son sifflet et le sifflet à ses lèvres, il en tira un son aigu accompagné de modulations. Tous les hommes de quart se précipitèrent vers les carabines suspendues au pied du grand mât et s'en saisirent vivement. Trois matelots s'approchèrent d'une caronade. Les deux servants se mirent de chaque côté de l'affût mobile, l'un un goupillon, l'autre un refouloir à la main, puis le chef de pièce pointa le petit canon dans la direction de la chaloupe qui semblait vouloir accoster le lougre.
Alors se reculant et se plaçant de côté, il prit une mèche allumée et attendit.
—Tout est paré! dit-il en s'adressant à Bervic.
—Bien! répondit le vieux maître d'équipage.
Un profond silence se fit à bord du navire et suivit ce court échange des paroles sacramentelles que nous venons de transcrire. La religieuse s'était remise à prier avec une ferveur nouvelle. On entendait alors très distinctement le bruit des avirons criant sur le bordage de l'embarcation inconnue dont on distinguait nettement l'ombre sur les flots et le sillage plus clair. Bervic jeta un coup d'œil rapide autour de lui, et, assuré que tous ses hommes étaient à leur poste et prêts au combat, il se pencha alors sur le bastingage de l'arrière.
—Oh! du canot! cria-t-il d'une voix impérieuse.
Aucune réponse ne lui fut faite.
—Oh! du canot! répéta-t-il une seconde fois.
Un nouveau silence suivit ces paroles.
—Oh! du canot! répondez ou je vous coule! fit le vieux marin en se redressant avec colère et en sautant sur le banc de quart.
Le chef de pièce approcha sa mèche de la lumière; il attendait le commandement de: feu! Mais au moment même où Bervic allait donner l'ordre, le cri de la chouette retentit faiblement.
—Ce sont des amis! murmura un matelot.
—C'est peut-être une ruse, mes enfants! répondit Bervic. Parez vos carabines et attention!
Le canot entrait alors dans les eaux mêmes du lougre.
—Le commandant! s'écria le mousse avec joie.
—Marcof! fit la religieuse en s'approchant vivement. Oh! Dieu soit loué! le Seigneur a exaucé ma prière.
Bervic, en reconnaissant son chef, avait lancé dans la nuit un nouveau coup de sifflet. Tous les hommes, se portant vivement à tribord, s'apprêtèrent à rendre les honneurs militaires en se rangeant sur une double ligne de la tête de l'escalier d'honneur au pied du grand mât. L'embarcation accostait, et l'un de ceux qui la montaient, saisissant un bout d'amarre lancé du haut du lougre, la contraignait à demeurer bord à bord avec le petit navire. Marcof, suivi de Boishardy et de Keinec, s'élança sur le pont et promena autour de lui un regard attentif.
—Bien, mes enfants, dit-il de sa voix franche et sympathique, vous faites bonne veille et on ne peut vous surprendre; très bien! je suis content, vous êtes de vrais matelots.
Puis, se tournant vers le vieux maître:
—Bervic! ajouta-t-il d'un ton amical.
—Mon commandant? répondit le marin en s'avançant respectueusement.
—Tu feras donner double ration à l'équipage.
—Oui, commandant.
En ce moment la religieuse s'avança vers Marcof et lui tendit sa petite main.
—Vous ici, à pareille heure! fit le marin d'un ton de doux reproche et en portant à ses lèvres la main qui lui était offerte avec une grâce chevaleresque, digne d'un preux du moyen âge.
—Oui, mon ami, répondit la religieuse: je veillais près de ces braves gens qui sont pour moi pleins de complaisance et de respect.
—Ils ne font que leur devoir, madame; vous êtes, à mon bord, maîtresse souveraine.
Pendant ce temps Keinec échangeait quelques poignées de main amicales avec le vieux Bervic et les autres matelots, et M. de Boishardy, examinant curieusement le pont du navire, jetait autour de lui un regard où se peignaient l'étonnement et l'admiration. Enfin il s'approcha de Marcof qui venait de quitter Julie, laquelle, sur la prière du marin, était redescendue dans l'entrepont.
—Ma foi, mon cher! s'écria gaiement le chef royaliste, je ne m'attendais pas à voir ce que je vois.
—Comment cela? répondit Marcof en souriant.
—Mais votre lougre est gréé, aménagé et armé à faire rougir un vaisseau du roi. Quel ordre! quel soin! quel aspect guerrier!
—Vous trouvez?
—D'honneur! je suis dans l'admiration.
—Vous venez de voir mon navire et mon équipage en temps de paix, fit le marin en prenant un accent plus sérieux; que diriez-vous donc si vous pouviez le contempler en temps de guerre, quand le Jean-Louis s'accroche à une frégate ennemie et que mes matelots s'élancent la hache au poing et le poignard aux dents!
—Cordieu! ce doit être un beau spectacle, et l'eau m'en vient à la bouche, rien qu'en y pensant.
—Tonnerre! pourquoi sommes-nous obligés de faire la guerre civile?
—Parce que des brigands nous y contraignent.
—Vous avez raison et vous me rappelez que ce n'est pas pour philosopher que nous avons quitté le placis, il y a trois heures, et fait douze lieues au galop. Mais quand je pose le pied sur ce lougre, c'est plus fort que moi; je sens quelque chose comme une larme qui me mouille les yeux, et un désir effréné de combattre sans retourner à terre.
—Malheureusement cela ne se peut, mon cher, car c'est à terre seulement que nous pourrons sauver Philippe.
—Oui, et il faut même nous hâter! Voulez-vous descendre visiter madame la marquise de Loc-Ronan?
—Sans doute; c'était elle qui vous parlait tout à l'heure, n'est-ce pas?
—Oui.
—Eh bien, faites-moi l'honneur de me présenter, je vous suis.
Marcof se dirigea vers l'escalier conduisant dans l'intérieur du navire et descendit, accompagné de M. de Boishardy. Julie les attendait dans son appartement. Ce mot appartement pourrait sembler étrange à tous ceux qui connaissent l'intérieur d'un petit navire de guerre, et cependant les cabines réunies qu'habitait la religieuse méritaient parfaitement ce titre à tous les points de vue et à tous les égards.
Lorsque Marcof avait conduit Julie à son bord, il avait donné des ordres antérieurs et tout fait disposer en conséquence. Il voulait que la religieuse, accoutumée au bien-être du couvent, que la fille noble élevée dans le luxe et dans l'abondance, que la marquise de Loc-Ronan, enfin, la femme de son frère, ne souffrît pas d'un séjour prolongé dans un humble navire aménagé pour des hommes aux habitudes grossières. Il voulait enfin que Julie fût traitée en reine et honorée comme telle.
Quelques jours d'un travail assidu et intelligemment dirigé avaient suffi pour exécuter les ordres du chef suprême. A bord d'un navire de guerre, les ouvriers en tous genres sont nombreux: il s'y trouve naturellement des charpentiers, des menuisiers, des forgerons, et il est rare que tous les autres corps d'états manuels n'y aient pas chacun leur représentant. D'ailleurs, le calfat est à moitié maçon, le voilier à demi-tapissier, le maître chargé des pavillons presque un artiste en ornements. Tout se rencontre sous la main dans ces coques admirables: bois, fers, tentures, richesses de toutes sortes sont là à profusion. Puis le marin a, en général, un goût prononcé pour l'art de l'ameublement. Ingénieux dans les moindres détails, comme l'homme qui se trouve constamment aux prises avec la nécessité, aucun obstacle ne l'arrête; et si la difficulté est trop forte, il la tourne avec adresse. Cela s'explique facilement: enfermé les trois quarts de sa vie entre les parois de sa prison flottante, il cherche à en dorer les barreaux, et, le temps ne lui faisant jamais faute, il arrive toujours à son but. Ensuite, les voyages, les séjours en pays étrangers, qui lui font emprunter un usage à l'un, un usage à l'autre, développent son sentiment artistique sans qu'il s'en rende compte lui-même.
A bord du Jean-Louis, navire corsaire, dont le chef n'avait à obéir qu'à sa propre volonté, le travail qui concernait l'appartement destiné à Julie était plus facile encore à exécuter. Quelques cloisons abattues avaient formé un vaste salon éclairé par les fenêtres percées à l'arrière du lougre. Des caisses d'étoffes orientales, rapportées des précédentes excursions, avaient fourni largement aux tentures, et les boiseries des murailles disparaissaient sous les éclatantes couleurs, sous les splendides dessins des damas de Smyrne et des cachemires du Bengale. Un épais tapis égyptien couvrait le plancher et offrait aux pieds le moelleux appui de sa laine vierge.
Des meubles d'un merveilleux fini, et venant de tous les coins du monde, ornaient la pièce sans l'encombrer. Un prie-Dieu en ébène et un Christ, véritable chef-d'œuvre fouillé par la main d'un artiste dans un bloc d'ivoire jauni par le temps, avaient droit surtout à l'admiration de tous les amants du beau et semblaient, par leur style sévère et grandiose, inviter à la prière.
Une seconde pièce était disposée en chambre à coucher, et celle-ci rappelait les austères habitudes du cloître par sa simplicité dans les moindres détails. Deux mousses bien dressés avaient été mis aux ordres de la marquise, et Julie, le jour où elle posa le pied sur le pont du Jean-Louis, s'était sentie remuée jusqu'au fond du cœur à la vue des prévenances attentives et des soins empressés dont l'entourait Marcof.
—Vous êtes reine et maîtresse à bord du Jean-Louis, madame, lui dit le marin en la conduisant dans son appartement. Chacun ici n'aura désormais qu'un désir, celui de vous plaire, et vos moindres volontés seront des ordres pour tous. Je serai le premier heureux de vous obéir.
Julie, doucement émue, avait tendu ses deux mains au frère de son mari, que ses larmes remercièrent plus encore que ses paroles. Puis, le soir même, Marcof était parti pour le placis de Saint-Gildas, sans que la religieuse cherchât à s'opposer à ce départ; car, pour ces deux nobles âmes, le salut de Philippe était la seule préoccupation de tous les instants.
On sait que les premières tentatives de Marcof furent vaines et que son premier séjour à Nantes n'amena aucun résultat. Alors il était revenu à la Roche-Bernard, et ensuite il était retourné auprès de Boishardy. Cette seconde expédition devait être décisive, car le temps marchait avec une rapidité effrayante, et le marquis ne vivait encore qu'à l'aide d'un miracle.
—Je le sauverai! avait dit Marcof en quittant pour la seconde fois la marquise.
—Dieu vous aidera! avait simplement répondu celle-ci avec une sainte confiance dans la protection divine.
C'était ainsi qu'ils s'étaient séparés, et huit jours s'étaient écoulés sans voir apporter la plus insignifiante nouvelle. Dès lors, on comprend les inquiétudes, les cruelles angoisses ressenties par la marquise, et la joie qu'elle éprouva à l'arrivée si péniblement attendue du marin. Marcof lui avait promis de revenir près d'elle avant de tenter un effort suprême. Julie savait que son hardi beau-frère allait au placis de Saint-Gildas retrouver M. de Boishardy, et elle espérait instinctivement que l'intrépide royaliste, si connu par sa force, sa témérité, son intelligence et son courage, voudrait aider Marcof de tout son pouvoir, et mettrait tout en œuvre pour lui prodiguer ses secours. Elle ne s'était pas trompée, en effet; mais au moment où Boishardy était monté à bord du lougre avec le commandant, elle était loin de supposer la part active que voulait prendre le chef chouan à la délivrance de Philippe.
Boishardy, marchant sur les pas de Marcof, était donc descendu dans l'entrepont: là encore, son admiration se manifesta vive et bruyante, et vint agréablement flatter l'orgueil satisfait du corsaire. Celui-ci se dirigea vers l'arrière, et, s'adressant à un mousse qui veillait extérieurement à la porte de la religieuse:
—Demande à madame la marquise, lui dit-il, si elle veut bien nous recevoir.
Le mousse entra dans le salon, et ressortit presque aussitôt en laissant la porte ouverte et en s'effaçant pour livrer passage. Marcof et Boishardy pénétrèrent dans la pièce élégante au milieu de laquelle se tenait Julie qui venait à leur rencontre. En quelques mots, le marin présenta son compagnon à la marquise, qui le reçut avec une familiarité noble et empressée.
La situation était trop tendue pour se livrer à des compliments et à des démonstrations de politesse. Au nom de Boishardy, Julie avait donné sa main au gentilhomme chouan; puis la conversation s'était engagée rapide, précise, nullement entravée par les réticences, et dépourvue des banalités d'usage.
Julie prodigua à Boishardy tout ce que sa tendresse pour Philippe lui inspirait d'expressions touchantes pour témoigner au noble aventurier ce qu'elle ressentait au fond de son cœur.
—Sauvez-le, dit-elle, et vous m'aurez sauvée moi-même; car si Philippe meurt, je mourrai!
En parlant ainsi, sa voix était si douce, si calme, et indiquait tant de foi dans ce pronostic lugubre, que Marcof et Boishardy se sentirent profondément touchés. Le marin, dominant son émotion, fit un mouvement pour quitter le salon; il avait, dit-il, à donner quelques ordres relatifs au départ.
—Est-ce que vous quittez le lougre ce matin? demanda Julie.
—Non, répondit Marcof; nous passons la journée à bord; mais comme le vent est bon et la marée favorable, je vais faire lever l'ancre, et nous mettrons le cap sur le Croisic, qui vient d'être repris par nos amis. Là, nous serons à peu de distance de Nantes, et si nous parvenons à enlever le marquis, le navire sera un refuge dont je réponds, car j'en défends l'entrée!
—Faites et ordonnez, Marcof, dit Boishardy; je me fie à vous.
Le marin le remercia du geste et disparut. Boishardy et la marquise demeurèrent seuls. Le gentilhomme jetait malgré lui ses regards sur le vêtement de la religieuse; Julie s'en aperçut.
—Vous regardez mon habit monastique, dit-elle, et vous vous étonnez que je sois restée fidèle à mes vœux dans ces temps où chacun n'a plus le respect de ses serments?
—Non, madame, répondit Boishardy, je ne m'étonne pas, mais j'admire.
—Puis, après un léger silence, il reprit:
—Si nous délivrons Philippe, ne consentirez-vous pas à reparaître dans le monde?
—Peut-être! fit la religieuse en détournant la tête.
Boishardy n'insista pas; il avait lu les manuscrits que lui avait confiés Marcof; il connaissait l'histoire entière des douleurs de la pauvre femme, et sa délicatesse l'empêchait d'insister sur un semblable sujet.
Il se disposait même à se retirer à son tour, car Julie semblait absorbée dans des réflexions pénibles, lorsqu'un léger tressaillement du navire fit chanceler les objets mobiles qui ornaient la chambre.
—Nous prenons la mer? dit-il.
—Oui, répondit la religieuse; et demain soir vous serez à Nantes. Que Dieu vous accompagne! Moi je vais prier tout le jour! Malheureusement, hélas! c'est là toute la part que je puis prendre à cette entreprise.
Boishardy s'inclina profondément, et sortant de l'appartement de la marquise, il monta rapidement sur le pont du lougre.
Jusqu'alors Marcof avait veillé en personne à la manœuvre et à la marche du navire, mais une fois en mer, une fois la route prise, il appela Keinec, lui remit le commandement du lougre et alla retrouver Boishardy qu'il emmena dans sa cabine.
XIII
LA ROUTE DE NANTES
Cinq heures après que le lougre eut quitté la Roche-Bernard, Bervic descendit auprès de son chef le prévenir que l'on était en vue du Croisic, et lui demander ses ordres pour le mouillage.
—Nous ne mouillerons pas, répondit Marcof. Tiens le cap droit devant toi, double la pointe du Croisic et cours une bordée sur Saint-Nazaire.
—Quoi! dit Boishardy avec étonnement, voulez-vous donc entrer en Loire?
—Sans doute.
—Mais il était convenu que nous débarquerions au Croisic?
—Oui; mais j'ai réfléchi que le Croisic était encore à vingt lieues de Nantes; que Philippe serait bien faible pour faire à cheval cette longue étape; qu'il fallait diminuer la distance et nous rapprocher de la ville. J'ai l'intention de remonter le fleuve jusqu'à la hauteur de Lavau.
—Vous n'y pensez pas!
—Pourquoi?
—Parce que toute la rive gauche de la Loire est au pouvoir des bleus, qui ont même établi garnison à Paimbœuf. Et qui sait si, depuis nos dernières nouvelles, ils ne se sont pas emparés de Savenay, de Saint-Nazaire, de Lavau et des environs?
—Bah! qu'importe! Qui ne risque rien n'a rien, et au bout du compte, nous ne risquons pas grand'chose, car les républicains n'ont pas un navire en état de lutter avec le Jean-Louis, et, s'ils tentaient de l'arrêter au passage, nos canons sauraient bien répondre. D'ailleurs, en quittant le lougre, je donnerai à Bervic des ordres en conséquence.
—Mais, mon cher Marcof, vous oubliez encore que, d'après mes ordres, Fleur-de-Chêne doit envoyer à Batz nos chevaux, et Batz est à une portée de fusil du Croisic.
—Eh bien! mon cher Boishardy, je vais faire mettre en panne. Keinec descendra à terre et ira donner au gars qui nous attend l'ordre de pousser jusqu'à Lavau, et, en cas de présence des bleus, de se cacher dans les bruyères de Saint-Étienne.
—Faites donc, alors; je n'ai plus d'objection à soulever.
Marcof monta sur le pont; cinq minutes après, un canot était à la mer, Keinec y descendait, et le Jean-Louis, orientant sa voilure, demeurait stationnaire à la hauteur de la pointe du Croisic. Moins d'une heure ensuite, Keinec remontait à bord, après avoir accompli sa mission, et le lougre, rendant au vent toute la toile qu'il lui avait un moment retirée, suivait la côte en se dirigeant vers l'embouchure de la Loire.
On était en décembre, et la nuit vient vite à cette époque de l'année; aussi lorsque le Jean-Louis atteignit Saint-Nazaire, la ville ne lui apparut-elle que dans la pénombre du crépuscule. Néanmoins Marcof, ignorant s'il se trouvait en pays ami ou en pays ennemi, voulut attendre que l'obscurité fût complète pour pénétrer dans le cours du fleuve. Louvoyant doucement, le lougre s'engagea dans la Loire avec des précautions infinies, et, remorqué par ses chaloupes, il n'atteignit Lavau que vers quatre heures du matin.
Marcof, avant de mouiller, envoya à terre un matelot avec ordre d'obtenir des renseignements précis. Le matelot rapporta d'excellentes nouvelles: les royalistes dominaient à Lavau, et aucun soldat bleu ne s'y trouvait.
—Très bien! dit Marcof avec joie; nous sommes en sûreté ici, et, le jour venu, nous nous mettrons en route.
Il s'occupa alors des soins à donner à son navire et des recommandations à adresser à Bervic, qui allait se trouver de nouveau investi du commandement.
—Tu tiendras toujours le milieu du fleuve, dit Marcof au vieux maître. Aucun homme ne devra descendre à terre, et tu ne laisseras accoster aucune embarcation. Vous avez des vivres à bord; donc toute communication avec Lavau est inutile. Tu mettras des hommes en vigie comme si l'on était en mer. Si les bleus viennent, tu as du canon et des boulets plein la cale. S'ils t'inquiètent trop vivement, tu retourneras au Croisic, sinon tu tiendras ferme jusqu'à notre retour. Si dans cinq jours tu n'as pas de nos nouvelles, tu regagneras la Roche-Bernard, et tu enverras un homme trouver La Rochejacquelein; il te donnera des ordres que tu exécuterais à la lettre. Enfin, si je ne reviens pas, si je suis tué, eh bien! mon vieux, tu me donneras un regret et tu garderas le lougre.
Bervic avait écouté attentivement les recommandations de son chef; mais à ces dernières paroles, il changea de physionomie. Une émotion très vive se réfléta sur ses traits, et il voulut balbutier quelques mots; mais Marcof l'arrêta.
—Pas de phrases! dit-il; je te connais, je sais que tu m'aimes; ainsi tu n'as pas besoin de te mettre la cervelle vent dessus vent dedans, pour me dire ta pensée. Tu m'as compris, obéis!
Vers midi, après avoir pris congé de la religieuse qui bénit une dernière fois le courageux marin, Marcof s'élança dans un canot que l'on venait de mettre à la mer. Boishardy et Keinec l'accompagnaient seuls. Le jeune homme arma les avirons, Marcof s'assit à la barre, et l'embarcation se dirigea rapidement vers la terre.
A Lavau, la Loire, coupée par de nombreuses îles, est plus large et plus majestueuse qu'à Saint-Nazaire, c'est presque un bras de mer. Le Jean-Louis, demeuré au milieu du fleuve, avait mouillé à l'abri de l'un de ces gros îlots, qui le dérobait presque complètement à la vue des rives voisines, et bientôt l'embarcation fut séparée de lui, moins encore par la distance que par les obstacles dont nous venons de parler. Keinec ramait vigoureusement. Tout à coup l'un de ses avirons rencontra une résistance subite, et le jeune homme poussa un grand cri.
—Qu'est-ce donc? dit Boishardy en se soulevant sur son banc.
—Un noyé! répondit Keinec en désignant du geste un cadavre surnageant entre deux eaux; c'était ce cadavre qui avait arrêté l'aviron.
—Un noyé! répéta Marcof en saisissant une gaffe.
—Inutile! fit Boishardy en arrêtant Marcof. Le sauvetage n'est pas possible; ce corps est dans l'eau depuis au moins douze heures.
—Un autre! un autre! s'écria Keinec en désignant un second cadavre qui flottait à la suite du premier; celui-là remue!
—Non, mon gars; c'est le mouvement de l'eau qui te fait illusion.
—Mais en voici encore! dit Marcof stupéfait.
Bientôt, en effet, le canot fut entouré par une double rangée de corps morts qui descendaient vers la mer obéissant au cours de la Loire. De minute en minute le nombre augmentait et allait toujours croissant. Les trois hommes étaient braves, mais leurs cheveux se hérissèrent à la vue de ce spectacle étrange et épouvantable.
—Tonnerre! s'écria Marcof: la Loire est-elle donc devenue un charnier? Nage, Keinec! nage ferme, mon gars, et gagnons la terre au plus vite!
Keinec ferma les yeux pour ne pas voir, et il enfonça ses avirons dans les eaux du fleuve; mais les corps des noyés qui froissaient ses rames le faisaient tressaillir, et une sueur abondante perlait à la racine de ses cheveux. Marcof et Boishardy se regardaient en silence, n'osant pas s'adresser la parole. Enfin le canot toucha la rive, et les trois hommes sautèrent vivement à terre. Un vieux pêcheur raccommodant ses filets se trouvait à quelque distance, Marcof l'appela.
—Que signifie cette nuée de cadavres qui encombrent le fleuve? lui demanda-t-il brusquement.
—Ah! mon bon monsieur, répondit le pêcheur en secouant la tête, c'est une malédiction qui est sur le pays, bien sûr. Depuis deux jours, la Loire charrie des morts! On dit que c'est à Nantes qu'on les noie, parce que les prisons sont pleines et que la guillotine ne va pas assez vite!
—Horreur! s'écrièrent les deux hommes en reculant d'épouvante.
Puis une même pensée leur traversa subitement l'esprit.
—Philippe! dirent-ils ensemble.
Et tous deux, par un même mouvement, quittèrent le vieux pêcheur et s'élancèrent dans la direction de la dernière maison de la ville, en face de laquelle ils avaient aperçu en débarquant trois chevaux que tenait en main un paysan breton. Ce paysan était celui que Keinec avait été trouver à Batz, et auquel il avait transmis l'ordre donné par Marcof de se rendre à Lavau. Le gars reconnut son chef et le salua respectueusement.
Pendant ce temps, Keinec était remonté dans le canot, et, suivant la rive, il le conduisait à l'extrémité de Lavau, dans une sorte de petite anse naturelle, à demi cachée par de gros arbres qui garnissaient l'embouchure d'un petit ruisseau. Il amarra soigneusement l'embarcation au tronc noueux de l'un d'eux; puis, aidé du jeune paysan auquel il avait fait signe de venir près de lui, il coupa à la hâte des genêts, des bruyères et des branches de chêne. Alors tous deux, avec une adresse merveilleuse, dissimulèrent le canot sous un véritable édifice de bois mort. L'absence totale des feuilles rendait leur travail plus difficile, néanmoins ils l'accomplirent rapidement. Cela fait, le paysan prit les ordres de Boishardy et s'éloigna, tandis que les trois hommes, s'élançant à cheval, se mirent en devoir de gagner Nantes en évitant soigneusement la grand'route qui, venant de Saint-Nazaire et passant à Savenay, les eût exposés à rencontrer des détachements républicains.
—Les chevaux sont bons, fit observer Boishardy en modérant l'ardeur de celui qu'il montait et en éprouvant le besoin de parler pour chasser les terribles impressions qui venaient de l'assaillir ainsi que ses compagnons.
—Oui, répondit Marcof; nous serons à Nantes au coucher du soleil.
—Je le crois aussi.
—J'avais calculé notre départ en conséquence.
—A propos, mon cher ami, savez-vous que nous agissons comme de vrais fous? dit Boishardy en se frappant le front.
—Pourquoi donc? demanda Marcof.
—Regardez nos habits.
—Eh bien?
—Le premier rustre qui nous rencontrera nous appellera chouans. Je crois, Dieu me damne! que nous avons même conservé tous trois la cocarde noire!
—Vous dites vrai.
—Si nous entrons à Nantes avec ce costume-là, nous ne ferons pas trois pas dans la ville sans être arrêtés, incarcérés et tout ce qui s'en suit. Qu'en penses-tu, mon gars? continua Boishardy en s'adressant à Keinec qui demeurait sombre et silencieux.
Le jeune homme releva la tête.
—Je pense, répondit-il, que j'entrerai à Nantes n'importe sous quel costume, mais que j'y entrerai.
—Pardieu! nous aussi nous entrerons. La question n'est pas là! Pour moi, je trouverais par trop innocent d'aller se jeter ainsi dans la gueule de ce Carrier que Dieu confonde!
—J'ai prévu tout cela, interrompit Marcof; ne vous inquiétez de rien. Nous nous arrêterons à Saint-Étienne pour laisser souffler nos chevaux; là nous trouverons un ami qui nous fournira trois vêtements complets de sans-culottes: nous serons méconnaissables!
—Corbleu! cela m'agace de penser que je vais me salir par le contact de pareilles défroques.
—Connaissez-vous un meilleur déguisement?
—Non.
—Eh bien, alors?
—Va donc pour cette livrée de valets de bourreau!
—J'endosserais celle du diable, répondit le marin, pour arriver à mon but!
—Et vous auriez raison, mon brave ami! J'ai tort, je le confesse; ne pensons qu'à Philippe.
—Et à Yvonne! murmura Keinec.
Marcof l'entendit.
—Tu espères donc encore? demanda-t-il.
—J'espérerai tant que je n'aurai pas acquis une certitude.
—Pauvre enfant! soupira le marin.
—J'ai fouillé toutes les villes de Bretagne, excepté Nantes, continua Keinec; peut-être Yvonne y est-elle?
—Qu'est-ce qu'Yvonne? demanda Boishardy.
—Celle que j'aime, monsieur le comte.
—Au fait, Boishardy ne connaît pas cette histoire, ajouta Marcof. Raconte-la-lui, Keinec; elle l'intéressera, et peut-être te donnera-t-il d'excellents conseils.
—Parle, mon gars, fit affectueusement le chef royaliste en écartant un peu son cheval pour que Keinec pût s'approcher.
Le jeune homme poussa sa monture entre celles des deux cavaliers, puis il réfléchit quelques instants. Enfin, dans ce style d'une rusticité sauvage mais pleine de poésie qui n'appartient qu'au paysan breton, il entama la légende de ses amours et de celles de Jahoua. Keinec s'animait en parlant; au souvenir d'Yvonne enlevée par Diégo, des larmes de rage sillonnèrent son visage; son poing crispé meurtrissait le pommeau de sa selle, et, par une contraction des muscles, il étreignit si vivement son cheval que le pauvre animal poussa un hennissement de douleur.
En entendant prononcer les noms du chevalier de Tessy et du comte de Fougueray, Boishardy échangea un regard rapide avec Marcof.
—Ce sont les mêmes, n'est-ce pas? lui demanda-t-il.
—Oui, répondit le marin.
—Eh bien! la chose s'éclaircit au lieu de se compliquer, c'est bon signe.
—Sans doute; mais je ne saurais oublier les dernières paroles prononcées par ce misérable chevalier.
—Quand vous l'avez trouvé mourant à l'abbaye de Plogastel?
—Oui.
—Et quelles étaient ces paroles?
—Les voici: «Venge-moi de ceux qui m'ont assassiné, tu les livreras à la justice... elle n'est pas notre sœur, c'est sa maîtresse à lui... à....» Et il expira sans pouvoir achever, ajouta Marcof avec un mouvement de colère.
—Mais qui accusait-il de sa mort?
—Le comte de Fougueray.
—Son frère?
—Il disait que cet homme n'était pas son frère!
—Comment cela?
—Voilà ce que je ne sais pas, ce que je donnerais tout au monde pour savoir.
—Peut-être ce misérable n'avait-il plus sa raison et délirait-il en parlant ainsi; l'agonie causée par le poison amène souvent des hallucinations étranges.
—Malheureusement; mais cependant je crois volontiers que cet homme avait conscience de ses paroles.
—Qui vous porte à le croire?
—Une vérité qu'il m'a avouée et qui prouve évidemment qu'il n'était pas le frère du comte.
—Qu'est-ce donc?
—Je l'ai reconnu pour un ancien bandit que j'avais rencontré jadis dans les Abruzzes. A cette époque, je ne l'avais vu que quelques minutes, mais cela s'était passé dans des circonstances telles que sa figure était demeurée gravée dans ma mémoire.
—Et il a avoué cela?
—Parfaitement, n'est-ce pas, Keinec?
—Je l'ai entendu, ainsi que Jahoua.
—Que pensez-vous de cela, Marcof?
—Je ne sais que supposer! Était-ce Raphaël (ce misérable se nommait ainsi), était-ce Raphaël qui trompait le comte de Fougueray; était-ce le comte de Fougueray qui se servait de cet homme? C'est dans la réponse que se trouverait le nœud de cette intrigue, et malheureusement je ne puis répondre moi-même.
—C'est étrange! dit Boishardy en réfléchissant profondément.
—Voici les clochers de Saint-Étienne, fit observer Keinec en désignant du doigt deux flèches aiguës qui apparaissaient en ce moment sur la droite des voyageurs.
—Pressons l'allure! répondit Boishardy, et enfonçons-nous sur la gauche; nous redescendrons ensuite sur la ville, après nous être assurés que les bleus n'y sont pas. Eh bien, continua-t-il tout en éperonnant son cheval et en fixant un regard perçant sur les campagnes avoisinant la Loire; Eh bien! cette jeune Yvonne m'intéresse et je donnerais de bon cœur le peu qui me reste de bien pour découvrir l'endroit où on la retient prisonnière.
—Si toutefois elle vit encore! répondit Marcof.
—N'en doute pas! s'écria Keinec. Si Yvonne était morte, j'aurais été tué, j'en suis sûr.
—Espère, mon gars, dit le chef royaliste. Quant à moi je te promets qu'après avoir réussi à délivrer le marquis de Loc-Ronan, je t'accorderai mon aide pour chercher la pauvre enfant dont tu parles.
—Et si nous la retrouvons, continua Marcof, malheur à ceux qui l'auront fait souffrir!
Keinec ne répondit pas; mais il leva les yeux au ciel en tordant la poignée du sabre qui pendait à son côté. On comprenait que le jeune homme murmurait intérieurement un serment terrible, et qu'il n'y faillirait pas.
XIV
LA PLACE DU DÉPARTEMENT
Quatre heures et demie sonnaient à l'horloge de la cathédrale de Nantes au moment où le soleil, déclinant rapidement, cachait son disque sous les nuages qui couraient de l'ouest à l'est, et jetait horizontalement ses rayons pâles et blafards sur les rives alors dévastées de la petite rivière de l'Erdre, qui traverse dans toute sa longueur l'un des principaux faubourgs de la ville pour aller verser ses eaux dans la Loire, en face l'île Feydeau au centre même de la vieille capitale du duché de Bretagne.
Désert et désolé, ce faubourg offrait l'aspect d'une cité après le pillage.
Les maisons en ruines servaient d'asile aux chiens affamés que l'affreuse disette qui désolait la ville avait laissés sans maîtres. A peine obtenait-on chez le boulanger la ration de pain nécessaire à la nourriture quotidienne: il avait bien fallu chasser sans pitié du logis les animaux domestiques, et les chiens errants s'étaient instinctivement réunis en bandes dans les quartiers déserts, comme ils se réunissent encore de nos jours dans les environs de Constantinople, ne pénétrant que la nuit dans le cœur de la cité. Au centre du faubourg, se dressait un magnifique peuplier orné de guirlandes, de rubans entrelacés aux trois couleurs nationales, et devenu depuis peu arbre symbolique de la liberté.
Çà et là quelques enfants sortis de la ville et venant jouer dans cette solitude, l'animaient seuls. C'étaient des fils de vrais patriotes auxquels, après les exécutions, revenaient de droit les vêtements qui couvraient le corps des victimes au moment où le couteau les frappait. Bien entendu que ces vêtements étaient ceux que le bourreau rejetait comme ne pouvant lui convenir.
Ces jeunes sans-culottes, espoir de la République une et indivisible, avaient établi, dans le faubourg dont nous parlons, une sorte de succursale de la halle aux habits, et s'amusaient à imiter les marchands et les crieurs. C'était quelque chose de hideux à contempler que ces jeunes têtes blondes, brunes et roses, coiffées de perruques ensanglantées ou de chapeaux également maculés de taches de sang humain.
Deux d'entre eux, les plus grands (ils pouvaient avoir de douze à treize ans), en étaient déjà venus aux coups à propos d'un habit couleur tabac d'Espagne garni de boutons d'acier. Évidemment les deux drôles avaient fait main basse sur les hardes que se réservait l'exécuteur; car l'habit qui formait le principal sujet de contestation était trop frais et trop neuf encore pour avoir été dédaigné par monsieur de Nantes, comme on disait sous l'ancien régime.
Dans la lutte dont il était l'objet, le prix du combat avait eu à souffrir de nombreux accidents. Une manche était restée entre les mains de l'un des deux antagonistes, tandis que l'autre gamin brandissait les basques au bout d'un bâton; mais ce qui causait la dispute, c'était la partie du vêtement où se trouvait la garniture de boutons.
—Veux-tu lâcher, Bertrand! hurlait l'un des combattants, en tirant à lui le restant de l'habit que son compagnon venait de saisir.
—Non! je ne lâcherai pas! répondait l'autre sans lâcher prise, et en se cramponnant des deux mains au fragment qu'il serrait de toutes ses forces.
—Ah! tu ne veux pas lâcher?
—Non!
—Dis-le voir encore?
—Non! non! non! Entends-tu, grand imbécile?
—Tiens!...
Ici, Bertrand reçut un coup de poing qui fit jaillir le sang de son nez, lequel enfla subitement et menaça de prendre des proportions gigantesques.
—Oh! c'est comme ça! cria l'enfant en rendant coup pour coup. Je dirai que tu es un aristocrate!
—Essaie donc un peu!
—Oui, je te dénoncerai!
—Je suis un sans-culotte. Chaux est mon cousin!
—Et Pinard est l'ami de papa!
—Je te ferai passer sous le rasoir national!
—Et toi dans la baignoire nationale!
—Je le dirai au club!
—Au club! crièrent les autres enfants qui jusqu'alors étaient demeurés muets spectateurs de la scène. Tu vas au club, toi, Pichet?
—Oui, que j'y vas; à preuve que j'ai été reçu membre de la Société régénérée.
Bertrand s'arrêta, et le combat cessa momentanément.
—Vrai? dit-il avec un accent dans lequel l'admiration succédait rapidement à la colère; t'es au club pour de vrai!
—Oui, pour de vrai!
—Pourquoi donc qu'on t'a reçu?
—Ah! voilà!
—Raconte-nous ça! hurla la bande.
—J'y consens, répondit Pichet en prenant une pose magistrale. Faut que vous sachiez que papa m'a emmené avec lui l'autre soir.
—Tu nous l'as dit, interrompit Bertrand.
—Veux-tu me laisser parler, imbécile!
Et Pichet reprit:
—V'là qu'un citoyen fait une motion oùsqu'il fallait écrire. Le secrétaire n'y était pas. On demande quelqu'un qui sait écrire. Papa crie en me montrant: Voilà! Là-dessus je m'en vais au bureau, et j'écris; et puis quand j'ai fini, comme ça m'amusait de griffonner sur le papier oùsqu'il y a des imprimés en haut, j'ai écrit l'exemple d'écriture qu'on nous a donné la semaine dernière.
—Oh! oui, interrompit de nouveau Bertrand; l'exemple oùsqu'il y avait: «Le monde ne sera heureux que lorsqu'on aura guillotiné quarante millions d'aristocrates et cent millions de modérés!»
—C'est ça! répondit Pichet. Pour lors, v'là un citoyen qui regardait et qui me dit: «C'est joli tout de même ce que tu écris là!» Et il monte à la tribune, oùsqu'il a fait un discours dans quoi qu'il a dit que les enfants qu'avaient de vrais sentiments patriotiques devaient être reçus au club. Alors on a crié bravo, on a applaudi la motion, et on m'a donné les honneurs de la séance.
—Qu'est-ce que c'est que ça, les honneurs de la séance? demanda l'un des jeunes compagnons du narrateur.
—C'est, dit Pichet, d'être assis tout seul sur un grand tabouret à côté de la tribune.
—Et t'as eu les honneurs de la séance, toi?
—Oui, que je te dis, et si tu ne me crois pas, je te vas flanquer des coups!
Un murmure d'admiration courut dans les rangs des auditeurs. Il était évident que Pichet avait grandi énormément dans l'estime de ses amis; aussi se redressant avec satisfaction:
—Et voilà! continua-t-il, je suis un pur, un régénéré, un vrai patriote, un sans-culotte épuré, comme dit papa.
Et l'enfant se mit à chanter à haute voix, comme pour célébrer son triomphe, ce couplet alors des plus à la mode:
La guillotine là-bas
Fait toujours merveille!
Le tranchant ne mollit pas,
La loi frappe et veille.
Mais quand viendra-t-elle ici
Travailler en raccourci?
Cette guillotine, ô gué?
Cette guillotine.
Bertrand cependant paraissait ne pas partager l'admiration générale dont son antagoniste était l'objet. Il se mit à rire en se moquant de Pichet qui se promenait les mains derrière le dos, et peut-être la querelle, pour avoir changé d'objet, allait se rallumer non moins vive, lorsque des pas de chevaux retentirent sur la route. Au même instant, le canon résonna vigoureusement du côté de Nantes, et au bruit du canon se mêla celui d'une vive fusillade. Les enfants, dont l'attention se trouva attirée par ce double fait, se mirent à courir du côté des cavaliers d'abord. Le bruit du canon les charmait moins sans doute que la vue des chevaux et des voyageurs.
Trois hommes, en effet, débouchaient dans le faubourg se dirigeant vers la ville. Ces trois hommes portaient le costume complet des patriotes de l'époque: carmagnole bleue de tyran, pantalons courts, ceinture rouge, sabots garnis de paille, bonnet de la liberté enfoncé sur la tête et descendant jusqu'aux yeux. Ils marchaient au pas de leurs chevaux côtoyant les rives de l'Erdre.
Boishardy, Marcof et Keinec, semblaient méconnaissables sous ces habits nouveaux. Les deux premiers surtout affectaient les allures des sans-culottes avec une perfection d'imitation peu commune. Keinec seul ne se donnait pas la peine de changer de manières. En entendant le bruit de la canonnade et de la mousqueterie, les cavaliers se regardèrent étonnés et inquiets.
—Qu'est-ce que cela? s'écria Boishardy.
—Se battrait-on à Nantes? murmura Marcof.
—Pas possible!
—Cependant c'est bien le bruit du canon.
—Sans doute.
—Avançons toujours!
—Pardieu! voilà des gamins qui vont peut-être nous renseigner.
Et Boishardy, se levant sur ses étriers, appela à haute voix les enfants. Pichet accourut le premier.
—Dis donc, mon gars, demanda le gentilhomme, sais-tu pourquoi on tire le canon?
—Oui, que je le sais, répondit l'enfant.
—Pourquoi alors?
—C'est pour les aristocrates, les chouans, les brigands!
—On se bat donc!
—Eh non! c'est la prière du soir, comme dit le citoyen Carrier.
Marcof et Boishardy se regardèrent.
—Quelque nouvelle infamie! murmura le marin.
Boishardy lui fit un signe pour lui recommander la prudence, et se retournant vers Pichet, qui était planté droit devant lui, jouant avec la crinière de son cheval:
—Qu'est-ce que c'est donc que la prière du soir du citoyen Carrier? demanda-t-il avec aisance.
—Tiens! répondit l'enfant, vous n'êtes donc pas venu à Nantes depuis deux jours?
—Non, mes camarades et moi nous arrivons de Saint-Nazaire.
—Oh bien! alors, vous ne savez pas.
—Qu'est-ce que nous ne savons pas?
—La nouvelle invention du citoyen, donc.
—Et tu la connais, toi?
—Je crois bien! papa m'y a mené hier.
—Où cela?
—A la place du Département donc!
—Qu'est-ce qu'on y fait à la place du Département?
—Tiens! on y tue les brigands!
—On a donc transporté la guillotine? interrompit Marcof avec impatience.
—Eh non! répondit Pichet en faisant un pas vers son nouvel interlocuteur.
On entendait toujours gronder le canon. Boishardy, craignant l'emportement du marin, reprit aussitôt la parole:
—Si tu sais quelque chose, explique-toi!
—Voilà, citoyen! d'abord, faut que vous sachiez qu'on ne juge plus les aristocrates....
—On ne juge plus?
—Eh non! c'était trop long.
—Après?
—La guillotine ne va plus assez vite....
—Alors?
—Alors on a conduit hier soir trois cents brigands qu'on a pris à l'entrepôt sur la place du Département, et là les bons patriotes leur ont tiré dessus avec des fusils et des canons.
—Tu es sûr de ce que tu dis?
—Tiens! je crois bien! papa y était et moi aussi. Ah! c'était drôlement joli, citoyen!
—Et on recommence ce soir!
—Oui; ça sera comme ça tous les jours.
Marcof poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement. Boishardy comprit que cette puissante nature allait éclater. Aussi, craignant encore une imprudence qui aurait pu compromettre leur sûreté à tous trois, il remercia brusquement l'enfant, et, saisissant la bride du cheval de son compagnon, il partit au galop. Keinec les suivit silencieusement. En ce moment la fusillade cessa.
—C'est fini! s'écria Marcof.
—Êtes-vous fou? répondit le chef royaliste. Vous avez failli nous perdre! Songez que ces enfants sont plus dangereux encore que les hommes par le temps qui court. On arrête vite, et une dénonciation est bientôt faite.
—Vous avez agi sagement, Boishardy, car en entendant les atroces paroles de ce petit drôle, le sang me montait à la gorge, et j'allais faire passer mon cheval sur ce fils de bourreau, apprenti bourreau lui-même.
—Mettons nos chevaux au pas et calmez-vous un peu. Attendons la nuit, si vous le voulez, pour entrer dans la ville; elle ne tardera pas.
Marcof ne répondit pas, mais il arrêta l'élan de sa monture. Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que le crépuscule du soir jetait son voile de brouillard sur la vieille cité bretonne. Les trois voyageurs continuèrent leur route en suivant toujours les rives de l'Erdre. Bientôt ils atteignirent la ville. Tout à coup le cheval de Boishardy s'arrêta net et pointa. Celui de Marcof poussa un hennissement et se jeta de côté.
—Qu'est-ce que cela? dit le chef royaliste en corrigeant vertement sa monture.
Mais l'animal refusa d'avancer. La nuit sombre et brumeuse empêchait de distinguer devant soi. Keinec s'élança à terre.
—Un cadavre! dit-il.
—En voici un second! continua Marcof.
—Et un troisième, ajouta Boishardy. C'est ici comme c'était ce matin sur la Loire, à ce qu'il paraît. Du sang, toujours du sang et rien que du sang!
—Nous sommes sur la place du Département, répondit le marin d'une voix frémissante.
Les chevaux tremblaient et avançaient avec une répugnance visible. A chaque instant ils glissaient dans le sang dont le sol était détrempé. Keinec marchait toujours à pied, conduisant sa monture par la bride, et se baissant de temps à autre.
—Voici des enfants, dit-il, des femmes, des jeunes filles demi-nues.
—Tonnerre! la place est pavée de cadavres!
Marcof ne se trompait pas. La lune se levant derrière un nuage et glissant ses rayons à travers la brume, éclaira faiblement autour d'eux et leur fit pousser à chacun une exclamation d'horreur. Plus de trois cents corps atrocement mutilés gisaient dans un véritable lac de sang. C'étaient pour la plupart des vieillards, des femmes et des enfants en bas âge.
A chaque pas, les chevaux menaçaient de s'abattre. Deux fois celui de Boishardy glissa et roula avec son maître, qui se releva couvert de sang. Certes, ces trois hommes étaient braves, si braves même qu'on pouvait les taxer de témérité folle. Eh bien! des gouttes de sueur froide inondaient leurs visages. Comme le matin, sur la Loire, ils se regardaient sans oser échanger une parole, et bientôt même ils cessèrent de se regarder, dans la crainte d'échanger leur pensée. Peut-être parmi ces cadavres qu'ils foulaient se trouvait-il des amis chers à leur cœur.
Néanmoins ils avançaient toujours. Ils étaient à peine arrivés aux deux tiers de la place, qu'une meute de chiens se précipita en aboyant. C'étaient ceux que la famine avait transformés en loups voraces et en chacals féroces. Ils se ruèrent sur les cadavres. Puis les aboiements s'éteignirent peu à peu et on entendit le bruit des crocs arrachant des lambeaux de chair humaine, mêlé à de sourds grondements et à l'éclat des os se brisant sous ces mâchoires affamées.
On apercevait de temps à autre les cadavres, jusqu'alors immobiles, se remuer dans l'ombre, tiraillés en sens inverse par ces gueules ensanglantées et avides de carnage.
—Sortons au plus vite de ce charnier! dit Marcof d'une voix sourde.
—Je voudrais avoir quelque chose à tuer! murmura Boishardy.
—Que fais-tu donc, Keinec? s'écria le marin en apercevant le jeune homme presque agenouillé sur la terre humide.
—Je trempe mes armes dans le sang de mes amis, répondit Keinec. Je les laisserai rouiller, et tant qu'il y aura une tache sur la lame de mon sabre ou le fer de ma hache, je fais serment devant Dieu qui m'entend et sur les cadavres qui m'entourent, de frapper sans pitié et sans merci tous les bleus que je pourrai atteindre.
Il y avait dans le ton qui accompagnait ces paroles un tel accent de résolution et de fermeté, que Marcof et Boishardy tressaillirent. Keinec remonta à cheval; tous trois se dirigèrent vers l'extrémité de la place. Sur leur passage ils dérangeaient des troupes de chiens occupés à leur horrible curée; les animaux grondaient en levant vers eux leurs yeux sauvages et leurs museaux rougis, puis ils se remettaient à fouiller les chairs mortes.
—Mon Dieu! dit subitement Marcof en pâlissant encore sous le coup d'une horrible pensée qui lui traversait l'esprit; si parmi les cadavres qui flottaient ce matin sur la Loire, ou si parmi ceux que nous foulons en ce moment aux pieds de nos chevaux se trouvait le corps de celui que nous voulons sauver! Si nous étions venus trop tard!
—Le Seigneur aurait donc abandonné la cause du juste et de l'innocent alors! répondit Boishardy. Cela ne peut être, Marcof; cette pensée est presque un sacrilège!
—Ne voyez-vous pas, Boishardy, que Dieu a abandonné Nantes!
—Eh bien! fit brusquement le gentilhomme, avançons toujours! Si ces monstres ont tué Philippe, ne faut-il pas que nous vengions sa mort? D'ailleurs, une fois en ville, nous saurons promptement à quoi nous en tenir; on doit vendre ici comme on vend à Paris, la liste des victimes immolées sous le couteau révolutionnaire et par la rage des bourreaux.
—Vous avez raison, dit Marcof en baissant la tête.
XV
LA VILLE MARTYRE
Les trois cavaliers atteignaient alors l'extrémité de la place, laissant derrière eux l'ignoble champ de carnage. Absorbés par les pensées affreuses qu'un tel spectacle venait de leur suggérer, les voyageurs s'engagèrent dans la première rue qui s'offrit à eux et la parcoururent dans toute sa longueur sans se préoccuper de la partie de la ville dans laquelle ils se trouvaient. Mais ce qu'ils venaient de contempler n'était pour ainsi dire que le prologue du drame auquel il leur fallait assister.
A l'extrémité de la rue, un attroupement assez considérable de monde les contraignit à s'arrêter. Cet attroupement était causé par deux hommes et une femme; celle-ci paraissait chanter, et ses deux compagnons jouaient du violon. Un triple cercle de rangs de curieux s'était formé autour des musiciens ambulants. Les deux hommes, vêtus de la carmagnole, du bonnet rouge, et portant la décoration des sans-culottes, annonçaient au public qu'ils pouvaient lui vendre des recueils de chansons «propres à entretenir, disaient-ils, dans l'âme des bons citoyens, la gaieté républicaine,» et, pour preuve, l'un des joueurs de violon fit entendre une ritournelle, tandis que la femme, se plaçant au centre du cercle, s'apprêtait à chanter.
—La ronde des guillotinés mettant leur tête à la trappe! dit-elle, par le citoyen Landré, vrai sans-culotte et mangeur d'aristocrates. Premier couplet.
Et elle se mit à hurler d'une voix traînante et nasillarde, cette chanson dont la réputation était immense et que la foule écouta avec une attention profonde et de fréquentes marques de sympathie.
Vous vouliez être toujours grands,
Traitant les sans-culottes
De canailles et de brigands;
Ils ont paré vos bottes
Par le triomphe des vertus.
Pour que vous ne nous triompiez plus,
La justice vous sape;
Ducs et comtes, marquis, barons,
Pour trop soutenir les Bourbons,
Mettez votre tête à la trappe.
Les auditeurs applaudirent avec enthousiasme. Marcof et Boishardy échangèrent à voix basse quelques paroles, tandis que Keinec promenait autour de lui un regard sombre et menaçant.
—Deuxième couplet, reprit la chanteuse.
Vous qui paraissiez plus hardis
Que des ci-devant pages,
Croyant d'aller en paradis
Suivant les vieux usages;
Vous riez, allant au néant,
Dans la charrette en reculant,
Comme écrevisse et CRAPPE (sic);
Montez le petit escalier,
Rira bien qui rira dernier,
Passez votre tête à la trappe!
A peine la chanteuse eut-elle terminé que les applaudissements redoublèrent et éclatèrent avec une frénésie qui tenait de la rage.
Pendant ce temps, Marcof et Boishardy, toujours dans l'impossibilité de continuer leur route, s'étaient approchés d'une boutique assez éclairée qu'ils contemplaient avec curiosité. Cette boutique était celle d'un libraire et avait pour enseigne: A Notre-Dame de la Guillotine. Le marchand, jeune homme à la physionomie fausse et sinistre, se tenait sur le seuil de sa porte. Il semblait regarder Boishardy avec une persistance opiniâtre qui finit par fatiguer le gentilhomme, au point que celui-ci, s'approchant davantage du libraire, lui demanda brusquement pourquoi il le fixait ainsi.
—Citoyen, répondit le jeune homme, comme tu regardais ma boutique, j'ai cru que tu voulais m'acheter quelque chose. J'ai tout ce qu'il y a de plus nouveau. Tiens! voici un volume qui vient de paraître, un beau titre: La République ou le Livre du sang, ouvrage d'une grande énergie républicaine, propre à former les bons citoyens.» Je tiens également les journaux de Paris: l'Anti-Brissotin, la Trompette du père Bellerose, la Discipline républicaine.
Marcof, sans se préoccuper de la faconde du marchand, poussa Boishardy du coude:
—Regardez donc! lui dit-il en désignant de la main un livre placé en montre. Celui-ci est curieux!
En effet, le livre indiqué par Marcof portait cet entête significatif:
«Compte-rendu aux sans-culottes de la République française.»
Puis, au-dessous, on lisait:
«Par très haute, très puissante et très expéditive dame Guillotine, dame du Carrousel, de la place de la Révolution, de Grève et autres lieux, contenant le nom et le surnom de ceux à qui elle a accordé des passe-ports pour l'autre monde, le lieu de leur naissance, leur âge et qualité, le jour de leur jugement, depuis son établissement au mois de juillet 1792 jusqu'à ce jour, rédigé et présenté aux amis des prouesses par le citoyen Tisset, coopérateur du succès de la République française (sic).
—Ce livre-là! s'écria le libraire qui flairait une affaire, est le meilleur de tous, aussi vrai que je m'appelle Niveau.
—Niveau? répéta Marcof avec étonnement.
—Eh bien! fit le marchand, ce nom-là vaut bien celui de Leroy, ci-devant de Monflabert, juré au tribunal révolutionnaire, mon parent, et qui, honteux de son premier nom, s'est fait appeler Dix-Août!
—C'est juste, dit Boishardy, et vous et votre parent avez parfaitement fait.
—Tiens! fit observer le libraire en ricanant, il paraît que le tutoiement fraternel n'est pas dans tes habitudes, citoyen! «Vous» est aristocrate, et «toi» est sans-culotte, tu sais, et le «vous» est guillotiné ou se guillotinera.
Boishardy fit un geste d'impatience; il sentait que le moindre soupçon pourrait le perdre et perdre aussi ses compagnons, dans une ville où la justice révolutionnaire était aussi expéditive qu'à Nantes, et il comprenait qu'il venait de commettre une faute. Aussi, étouffant en lui la colère qu'avait fait naître le sourire insolent de son interlocuteur, il haussa les épaules avec un geste de pitié.
—Tu as raison, citoyen, dit-il, et je te fais mes excuses; mais, vois-tu, j'ai vécu jusqu'ici avec de mauvais patriotes, et cela m'a gâté. Si je viens à Nantes, c'est pour m'épurer et me retremper un peu parmi les vrais républicains. Voyons, pour me faire passer une bonne soirée, il faut que j'achète ton livre. Combien le vends-tu?
Le libraire sourit finement; il était évident qu'il ne croyait pas un mot de l'explication que venait de lui donner le cavalier, mais l'appât du gain fit taire sa conscience républicaine, et il ne vit plus qu'un acheteur là où il était prêt à voir un «suspect!» Il prit le livre dans la montre et le tendit à Boishardy.
—C'est trente-cinq sols! dit-il, parce que tu parais être un pur et que je veux aider à te régénérer.
Le royaliste fouilla dans la poche de sa carmagnole et en tira sa bourse. C'était une nouvelle imprudence, et un second sourire du libraire, accompagné d'un regard avide qui s'efforça de percer les mailles de soie vint l'en avertir. Boishardy désireux de se dérober promptement à cet incessant espionnage, prit vivement dans sa bourse ouverte une pièce d'argent, pas si vivement cependant que le marchand n'eût pu apercevoir de nombreux louis d'or aux reflets rutilants, et il la tendit au vendeur en ajoutant d'un ton brusque:
—Trouve-t-on au moins dans ton livre les noms de tous les aristocrates exécutés à Nantes jusqu'à ce jour même?
—Oh! non, citoyen; ce livre-là ne concerne que Paris. La liste des guillotinés se vend à part, au profit des pauvres sans-culottes de la ville, et Nantes a la sienne qui paraît tous les soirs. Veux-tu la collection complète?
—Oui! dit Marcof en avançant à son tour.
—La voici, c'est vingt sols, en tout cinquante-cinq sols, dit le marchand en tendant au cavalier un cahier de feuilles détachées semblables à celles que débitent les crieurs des rues.
Marcof arracha plutôt qu'il ne prit des mains qui les lui tendaient les listes fatales, et se pencha sous la lueur d'un réverbère accroché au-dessus de la boutique, pour les parcourir avidement.
—Ah! ah! citoyen! fit remarquer le libraire, toujours avec son méchant sourire, il faut que tu espères trouver là-dedans les noms des gens que tu détestes, ou que tu craignes d'y rencontrer ceux que tu aimes; cela se voit.
Marcof n'entendit pas cette réflexion, mais Boishardy, que la colère commençait à aveugler en dépit de sa résolution de demeurer calme, poussa si brusquement sa monture sur le libraire, que celui-ci recula vivement pour ne pas être renversé; sa figure blêmit de peur.
—Paye-toi! dit impérieusement le gentilhomme en montrant l'écu de trois livres qu'il tenait à la main.
Le marchand prit la pièce et rendit au royaliste quatre bons d'un sol chacun et deux de deux liards. Le papier était alors la monnaie courante. Sur les bons d'un sou on lisait cet aphorisme philosophique parfaitement de circonstance: «Doit-on regretter l'or quand on peut s'en passer?» Et sur les bons de deux liards était imprimée cette phrase sentimentale: «Ne me refuse pas au mendiant qui t'implore.»
Boishardy prit le livre et les papiers, et mit le tout dans sa poche. En ce moment, les chanteurs ambulants ayant terminé leur séance, la rue se désencombra et le passage devint libre. Les trois cavaliers en profitèrent. Le marchand les regarda s'éloigner.
—Ceux-là! se dit-il, en désignant Boishardy et Marcof, sont des aristocrates ou tout au moins des suspects ou des fédéralistes; j'en jurerais. Ah! ils ont de l'or dans leurs bourses, tandis que les vrais patriotes meurent de faim! Faudra qu'ils payent rançon comme les autres, et ce ne sera pas long! En attendant, je vais voir où ils vont.
Et le jeune libraire, fermant vivement sa boutique, mit la clef dans sa poche et pressa le pas pour suivre à distance convenable les trois amis qui avançaient lentement dans la rue mal éclairée.
—Eh bien! demanda vivement Boishardy à Marcof, qui froissait dans sa main les feuilles qu'il venait d'acheter.
—Eh bien! son nom ne s'y trouve pas!
—Bon espoir, alors!
—Oui; mais il n'y a là-dessus que les noms des guillotinés et pas ceux dont nous avons heurté les cadavres.
—N'importe! espérons toujours. Ah! nous voici arrivés au bout de la rue. Tournons-nous à droite ou à gauche?
—A gauche; cette petite ruelle nous mènera, je le crois, au Bouffay, et ce n'est que là que nous pourrons obtenir quelques renseignements sur Philippe, si toutefois nous parvenons à en avoir.
—A qui nous adresserons-nous?
—Le sais-je? Mais grâce à nos costumes et aux cartes de civisme que je me suis procurées à Saint-Étienne, nous pourrons interroger sans trop éveiller les soupçons.
Les trois amis continuèrent donc leur route; on eût dit qu'un démon attaché à leur suite, se faisait un malin plaisir de les contraindre à assister en une seule soirée à toutes les horreurs qui ensanglantaient Nantes. La nouvelle rue qu'ils avaient prise les conduisit au Bouffay, ainsi que le pensait le marin; mais là les attendait une terrible épreuve. Une grande affluence de monde se pressait aux abords de la place, au milieu de laquelle se dressait la guillotine, et une foule immense l'encombrait déjà lorsque Marcof, Boishardy et Keinec y pénétrèrent. Des myriades de torches de résine jetaient une lueur blafarde sur le sombre échafaud, et augmentaient encore ce que son aspect avait de lugubre.
—On tue encore ici? murmura Boishardy.
—On tue partout à Nantes! répondit Marcof.
—Tournons bride alors; j'en ai assez!
Mais il était déjà trop tard; la foule bouchait toutes les issues.
—Allons, reprit le chef royaliste, il faut faire contre fortune bon cœur.... Assistons à ces nouvelles infamies; mais, pour Dieu! souvenons-nous de Philippe, et quoi que nous puissions voir, ne commettons point d'imprudence.
—Vous avez raison toujours, Boishardy, répondit Marcof à voix basse; la dernière fois que je suis venu dans cette ville maudite, c'était en plein jour, on guillotinait comme on le fait aujourd'hui, et la première tête que je vis rouler, fut celle du baron de Saint-Vallier, auquel j'avais serré la main deux semaines plus tôt. Oh! il nous faut faire provision de force et de résignation, si nous devons demeurer calmes spectateurs.
—Philippe sera notre sauvegarde; seulement, prévenez Keinec; je crains la colère du pauvre gars.
Marcof se retourna vers le jeune homme, et lui ordonna de ne pas laisser échapper une seule exclamation qui décelât son indignation. Keinec fit un signe qui indiquait sa promesse d'obéissance, mais il ne parla point. Depuis qu'il avait raconté l'histoire de ses amours, il était devenu plus sombre encore et plus taciturne que par le passé. Une seule pensée l'absorbait, c'était celle de trouver Yvonne. En ce moment, des cris de joie retentirent dans la foule, et l'on vit une ondulation se produire dans la direction de l'échafaud.
—Ah! s'écria un sans-culotte en indiquant de la main le fatal convoi dont on apercevait la première charrette, dominant les têtes amoncelées de la foule, ah! voici la «bière roulante!»
—Les aristocrates vont mettre «la tête à la chatière!» ajouta un autre.
—Et ce soir, ils seront en «terre libre!» (au cimetière.)
—Eh! Chaux! tu vas voir quelle mine ils feront au vasistas!
—Faut bien déblayer le sol de la république!
—Ah! dit le premier sans-culotte, il n'y aura pas relâche aux représentations ce soir. Les gueux vont «éternuer dans le sac!» Les autres seront baignés, et leurs amis ont eu tantôt une indigestion de fer et de plomb!
Ces allusions aux trois manières de procéder du proconsul obtinrent un bruyant succès. Puis quatre à cinq voix avinées entonnèrent ensemble ce refrain d'un style sauvage et infâme:
Mettons-nous en oraison,
Maguingueringon,
Devant sainte guillotinette,
Maguingueringon,
Maguingueringuette.
Les deux chefs royalistes baissaient leurs paupières pour ne pas laisser voir les éclairs de colère qui étincelaient dans leurs regards. Ils étaient tombés au milieu d'une bande de la «compagnie Marat.»
Cependant Boishardy, plus maître de lui, avait remarqué que plusieurs de ceux qui les entouraient jetaient sur ses compagnons et sur lui des regards inquisiteurs, et il jugea prudent d'aller au-devant des soupçons. Tirant une pipe courte de la poche de sa carmagnole, et la bourrant tout en sifflant un air patriotique, il se pencha sur l'encolure de son cheval.
—Citoyen! fit-il en affectant les tournures de phrases de l'époque et en s'adressant au sans-culotte de la «compagnie Marat» qui pérorait dans le groupe, et qui n'était autre que Brutus, l'ami de Pinard; eh! citoyen, donne-moi du feu!
—Volontiers, répondit Brutus qui secoua les cendres de sa pipe en frappant le fourneau sur l'ongle de son pouce gauche.
Boishardy se pencha davantage et les deux pipes se rencontrèrent.
—Merci, continua-t-il en tirant une énorme bouffée de fumée; maintenant, citoyen, faut que tu me rendes encore un service.
—Lequel? répondit Brutus.
—D'abord, es-tu un vrai, un chaud, un pur, un sans-culotte, enfin?
—Un peu que je m'en vante. La «compagnie Marat» ne se recrute pas parmi les tièdes et les timorés.
—Ah! tu es de la «compagnie Marat?»
—Tu ne connais donc pas le costume?
—Non.
—Comment, non?
—Dame! écoute donc, il y a six mois que je ne suis venu à Nantes.
—D'oùsque tu viens, pour lors?
—De Brest.
—Ça va-t-il là bas?
—Pas mal, mais moins bien qu'ici, à ce que je vois.
—Ah! c'est qu'il n'y a pas des Carrier partout! En v'là un vrai patriote!
—C'est pour le voir que je suis venu avec les citoyens, mes amis; des purs, j'en réponds.
—Eh bien! ils ont crânement bien fait, et toi aussi. D'abord, vous arrivez tous à point pour jouir du spectacle gratis. As-tu vu les mitrailles de la place du Département?
—Non, nous sommes arrivés trop tard, répondit Marcof en se mêlant à la conversation.
—C'est dommage, vous auriez ri avec nous. Fallait voir les grimaces de ces brigands d'aristocrates quand ils avalaient du plomb et du fer. Mais soyez calmes, vous n'avez pas tout perdu!
—Qu'est-ce qu'il y a donc encore?
—D'abord le rasoir national, qui fonctionne à présent jusqu'à huit heures du soir, et puis après les déportations verticales.
—Qu'est-ce que c'est que ça?
—Une nouvelle idée du citoyen Carrier, donc!
Ici Brutus raconta dans son langage pittoresquement sanguinaire les noyades qui, pour la première fois, avaient eu lieu l'avant-veille. Marcof et Boishardy comprirent alors pourquoi ils avaient vu tant de cadavres sur la Loire. Le vieux pêcheur avait dit vrai.
—Et ce soir, ajouta Brutus en terminant, troisième représentation! Après la fin du rasoir, ces brigands de déportés vont passer sur la place; nous les suivrons et nous verrons le coup d'œil.
Et Brutus entonna à tue-tête le lugubre «Ça ira!» tandis que Boishardy saisissait la main de Marcof, et la lui serrait silencieusement.
—Ah! s'écria le sans-culotte, voilà les charrettes! Tout à l'heure on va commencer.
En effet, l'ondulation que nous avons mentionnée et qui agitait les flots de la populace se fit sentir plus vive encore. On vit déboucher par une des rues adjacentes les funèbres voitures escortées de sans-culottes à cheval. Les charrettes passèrent devant l'endroit où se trouvaient les trois royalistes. Quatre victimes étaient attachées dans la première. Deux hommes d'abord: l'un portant le costume d'un modeste ouvrier; celui-là était coupable d'avoir sauvé et caché un prêtre réfractaire. L'autre, habillé en paysan vendéen, et portant fièrement sa veste sur laquelle était encore l'image du Sacré-Cœur. En l'apercevant, Keinec, fit un mouvement brusque et poussa son cheval en avant. Il venait de reconnaître un ancien compagnon dans le malheureux qui marchait à la mort.
—Eh! dis donc, prends garde; tu vas m'écraser avec ton cheval! hurla Brutus en arrêtant la monture du jeune homme.
Keinec ne l'entendit pas. Il dévorait des yeux la charrette, la «bière roulante» comme l'avait si pittoresquement dit l'ami de Pinard. Brutus, avec cet instinct du mal qui distingue ses pareils, devina en partie ce qui se passait dans l'âme du jeune Breton.
—Dis donc, citoyen, continua-t-il d'un air moqueur, comme tu les reluques, ces brigands d'aristocrates. On jurerait que tu en reconnais un!
—C'est possible! répondit sèchement Keinec, qui avait oublié complètement et l'endroit où il était, et la qualité de l'interlocuteur qui lui adressait la parole.
Boishardy se mordit les lèvres, Marcof voulut s'approcher de son ami; mais Brutus ne lui en donna pas le temps.
—Si tu connais des aristocrates, c'est que tu es un aristocrate toi-même! dit-il d'un ton menaçant.
Puis s'adressant aux frères et amis qui l'entouraient:
—Ohé! les autres, les vrais, les purs, continua-t-il; voyez-vous cet aristocrate qui nous écrase avec son cheval. Faut le conduire au club et savoir ce qui en retourne.
—Oui! oui! crièrent dix voix ensemble. Au club! au club!
—Si c'est un aristocrate, autant le conduire tout de suite au dépôt! ajouta un sans-culotte.
La situation devenait critique. Les huées qui s'élevaient autour de lui attirèrent enfin l'attention du jeune homme. Marcof et Boishardy firent simultanément un mouvement pour s'interposer; mais Keinec ne leur permit pas de prononcer un mot. Le Breton s'éleva sur ses étriers, et, laissant retomber sa main puissante, il saisit Brutus à la gorge, l'enleva de terre, et le jeta sur le cou de son cheval.
—Qu'est-ce que tu me veux? lui demanda-t-il.
Chacun connaît l'influence de la force physique sur les masses populaires. La brusque action de Keinec, la vigueur extraordinaire dont il avait fait preuve, lui attirèrent des admirateurs; et de ceux-là furent d'abord ceux-mêmes qui voulaient, quelques secondes auparavant, le conduire au dépôt. Boishardy profita habilement de la situation.
—Voilà ce que c'est que d'insulter un bon patriote en l'appelant aristocrate! dit-il en riant. Allons! Keinec, remets le citoyen sur ses pieds. Je suis certain que, maintenant, il est convaincu que tu es aussi bon sans-culotte que lui.
Keinec obéit, et Brutus, rouge, non pas de honte, mais bien par l'effet de la pression exercée sur son cou, se retrouva à terre, chancelant et étourdi. La foule le hua à son tour. Brutus, sans paraître se soucier des applaudissements décernés à son antagoniste, reprit sa place au milieu des sans-culottes.
—C'est égal, dit-il seulement, le citoyen aurait pu serrer moins fort.
—Pourquoi diable viens-tu l'offenser? répondit Marcof en souriant.
—C'est bon! on le repincera! murmura le sans-culotte.
Pendant ce temps, les charrettes avaient presque franchi la distance qui les séparait de l'échafaud. L'attention de chacun se reporta sur la terrible machine. Enfin les voitures s'arrêtèrent. Les deux hommes dont nous avons parlé descendirent les premiers. Seulement, le Vendéen s'arrêta quelques secondes et cria à haute voix du haut de la charrette:
—Vive le roi!
A ce cri, poussé d'un ton fermement accentué, des vociférations, des menaces, des hurlements inintelligibles répondirent de toutes parts. Marcof et Boishardy se retournèrent d'un même mouvement vers Keinec, et lui mirent la main sur la bouche. Le chouan allait crier aussi. Fort heureusement que ce double geste échappa aux nombreux spectateurs qui les entouraient.
—Tais-toi! dit Marcof à voix basse. Tais-toi! tu nous perdrais sans profit pour personne.
—Oh! les infâmes! les lâches! murmura le jeune homme. Mais, vois donc! il y a une femme et un vieillard dans la seconde voiture!
—Nous ne pouvons les sauver! Songe à ce que nous avons à faire!
—C'est bien! je me tais! mais....
Et Keinec détourna ses regards sans achever la phrase commencée, grosse de promesses terribles que le jeune homme comptait mettre à exécution. Brutus l'observait du coin de l'œil.
—Tout ça, murmura le sans-culotte, c'est du gibier de guillotine, j'en réponds; on verra tout à l'heure, et on saura ce qu'il en revient de vouloir étrangler un soldat de la compagnie Marat.
Brutus allait probablement communiquer ses observations à ses voisins, lorsque des cris joyeux retentirent sur la place. La première tête venait de rouler. C'était celle du Vendéen. Le peuple applaudit. Puis ce fut le tour de l'artisan et les bravos retentirent tout aussi nombreux.
Les deux autres victimes qui restaient encore dans la seconde charrette étaient, ainsi que l'avait dit l'ami de Marcof, une femme et un vieillard. Le vieillard pouvait avoir soixante-dix ans. Ses cheveux blancs flottaient en désordre autour de sa tête vénérable. Il semblait calme et résigné. La femme, jeune encore et fort jolie, était vêtue d'un peignoir de mousseline blanche, seul vêtement qu'on lui eût laissé, malgré la rigueur de la saison. Elle paraissait en proie à une terreur folle. Ses yeux égarés, ses traits bouleversés, les contractions nerveuses de sa bouche indiquaient que la malheureuse sentait sa raison vaciller à l'approche du moment fatal. Quand elle monta sur l'échafaud, le vieillard la soutint. Elle devait mourir la première. La pauvre femme se débattait et poussait des cris affreux. Les aides du bourreau s'approchèrent d'elle pour l'attacher. Alors son peignoir se déchira, et la malheureuse demeura presque entièrement nue, exposée aux regards de la populace. De tous côtés ce furent des exclamations, des rires cyniques, des paroles obscènes, des quolibets grossiers. Les misérables ne respectaient pas même la mort.
—Est-elle belle, cette aristocrate de malheur! s'écria Brutus dont les yeux étincelaient.
—En v'là des épaules de satin! répondit un autre.
—Eh hop! son affaire est faite! dit un troisième en voyant tomber la tête de la belle jeune femme.
Boishardy ne put retenir un mouvement de dégoût. Il détourna la tête pour ne pas assister aux exécutions suivantes. Les charrettes se vidèrent rapidement, et les derniers bravos de la foule s'éteignirent avec la voix de la dernière victime. Quatorze innocents venaient de périr.
—La farce est jouée quant au rasoir! s'écria Brutus. Maintenant en avant la baignoire nationale et les déportations verticales!
Puis, se retournant vers Boishardy:
—Dis donc, citoyen, continua-t-il, toi qui arrives à Nantes, faut que tu viennes avec nous pour assister à la fête: «Troisième représentation!»
—Nos chevaux sont fatigués, répondit sèchement le royaliste.
—Mets-les à l'écurie. Tiens, voilà l'aubergiste des Vrais-Sans-Culottes; tu y seras comme un coq en pâte, toi, tes chevaux et tes amis.
En parlant ainsi, Brutus désignait une espèce de cabaret dont l'enseigne représentait une guillotine avec cet exergue: «Au Rasoir national.» Puis, au-dessous, en lettres énormes: «Ici on s'honore du titre de citoyen!» (sic).
La foule commençait à s'écouler et se dirigeait vers les quais. Boishardy regarda Marcof.
—Allons avec eux, dit le marin; sans cela ces misérables nous soupçonneraient; et puis peut-être nous donneront-ils des renseignements utiles.
—Conduisons nos chevaux à l'auberge, alors.
—Volontiers.
Boishardy se retourna vers Brutus:
—Veux-tu nous attendre? demanda-t-il.
—Tout de même, si vous n'êtes pas longtemps.
—Nous allons mettre nos chevaux à l'écurie.
—Convenu; vous me retrouverez ici avec les amis.
Marcof, Boishardy et Keinec s'éloignèrent, se dirigeant vers le cabaret. En ce moment, un homme qui, depuis l'arrivée des trois royalistes sur la place de l'exécution ne les avait pas perdus de vue une minute, et avait plusieurs fois manifesté des signes non équivoques de satisfaction en les voyant entourés des sans-culottes, un homme, disons-nous, se glissa dans les rangs serrés de la populace et vint frapper doucement sur l'épaule de Brutus. Celui-ci se retourna:
—Tiens, Niveau! dit-il en reconnaissant le jeune libraire.
—Chut! fit Niveau en baissant la voix; je tiens une bonne affaire!
—Alors j'en suis.
—Naturellement.
—Qu'est-ce que c'est?
—Tu causais tout à l'heure avec trois hommes à cheval?
—Oui, trois gueux qui me déplaisent, et à qui il faut que je fasse payer les marques noires que j'ai au cou. Je m'arrangerai pour les envoyer au dépôt.
—Garde-t'en bien!
—Pourquoi?
—Parce qu'ils sont riches, à en juger par l'un d'eux au moins.
—Comment sais-tu cela?
—J'ai vu la bourse de celui à qui tu parlais tout à l'heure, et elle est pleine d'or.
Les yeux de Brutus s'ouvrirent démesurément.
—Bah! fit-il. Tu es sûr?
—Puisque je te répète que j'ai vu!
—Alors, comme tu dis, il y a là une bonne affaire, et je m'en charge.
—Mais tu me garderas ma part?
—Cette bêtise! Si je te volais, tu ne m'amènerais plus de tes pratiques, et j'y perdrais trop; ainsi, sois calme. Seulement, comme ils sont trois, faudra que j'emmène des amis, et nous serons plus à partager.
—Fais pour le mieux.
Niveau serra les mains de Brutus et s'éclipsa prudemment. Le sans-culotte revint auprès de ses compagnons.
—Nous les tenons, mes amours! dit-il en s'adressant à six de ses collègues qui étaient demeurés près de lui, et qui tous faisaient partie de la compagnie Marat; nous les tenons!
—Qui ça? demanda l'un d'eux.
—Eh bien! les aristocrates de tout à l'heure.
—Tu crois donc que c'est des aristocrates! reprit l'un des assistants.
—J'en réponds, dit Brutus, qui voulait, aux yeux de ses amis, se donner le mérite de la découverte.
—Si nous les dénoncions?
—Eh! non.
—Pourquoi?
—Autant faire l'affaire nous-mêmes. T'as donc pas remarqué qu'il y en a deux qu'ont des chaînes d'or à leur gousset de montre?
—Si, je l'ai vu.
—Eh bien! s'ils sont riches, et ils le sont, j'en suis sûr et je m'y connais, autant garder la rançon pour nous que de la partager avec Pinard et Carrier!
—C'est une idée, cela!
—J'en ai toujours, Spartacus!
—Et puis nous serons libres d'en finir quand nous voudrons; nous avons nos sabres et nos pistolets.
—Et nous sommes sept, tandis qu'ils ne sont que trois. Faut que celui qui m'a molesté me paye son compte cette nuit même.
—Si nous prévenions Pinard, tout de même?
—Eh non! encore une fois! nous sommes assez. Après les déportations, nous les conduirons chez Nicoud, sur les quais, et nous verrons la couleur des louis qu'ils ont dans leurs poches.
—Les v'là! fit Spartacus en baissant la voix.
En effet, les trois hommes se dirigeaient à pied vers le groupe de sans-culottes. Tous trois, en guise de sabre, portaient une hache d'abordage accrochée à leur ceinture rouge. Brutus prit familièrement le bras de Boishardy, et ils ouvrirent la marche, suivant le flot de la foule qui les entraînait dans la direction de la Loire. Ils arrivèrent ainsi jusqu'à une haie de soldats qui formaient leurs rangs de chaque côté du grand escalier du Bouffay.
—V'là le défilé qui commence. Attention! hurla Brutus.
XVI
LES NOYADES
Des prisonniers descendaient les marches de l'escalier. Les malheureux ignoraient où on les conduisait. Plusieurs rêvaient la liberté et croyaient à une déportation à l'étranger; presque tous étaient demi-nus. Ils marchaient par couple de deux personnes: un homme et une femme, une jeune fille et un jeune garçon, étroitement liés ensemble.
Carrier appelait cela «les mariages républicains.» On entendait des gémissements sourds et des prières interrompues, des cris d'enfants et des pleurs de femmes. Des torches, agitées au milieu des piques et des baïonnettes, éclairaient ce désolant spectacle.
—Tiens! v'là Robin! dit Brutus en accostant un sans-culotte. Bonsoir, vieux! comment ça va?
—Ça va bien, et ça va aller mieux, répondit Robin qui était l'un des chefs des noyeurs.
—Tu vas leur faire faire un tour au château d'Aulx, à ces brigands d'aristocrates?
—Ah! fameux le calembourg! cria Robin en éclatant de rire. Est-il drôle, ce Brutus!
Pour comprendre ce spirituel jeu de mots, il faut savoir que le château d'Aulx est le nom d'une petite forteresse située près de Nantes. Château d'Aulx (château d'Eau), le calembourg n'eût été réellement pas trop mauvais s'il n'avait été fait dans des circonstances aussi atroces. A partir de ce jour, le mot de Brutus fit fortune et fut répété aux prisonniers qui croyaient souvent être transférés dans une autre prison lorsqu'ils marchaient au supplice.
—Dis donc, Brutus, continua Robin en riant toujours.
—Quoi?
—On a rendu un décret au Comité aujourd'hui.
—Bah!
—Et un fameux, encore.
—Qui l'a rendu?
—Grandmaison.
—Et quoi qui dit, ce décret?
—Il dit qu'on «incarcérera tous ceux qui ont voulu empêcher ou entraver le cours de la justice révolutionnaire en sollicitant pour leurs parents et amis qui sont à l'entrepôt» (historique).
—Fameux! fameux! nous allons avoir de la besogne!
Pendant ce temps, les prisonniers descendaient toujours.
On voyait des femmes tenant dans leurs bras des enfants à la mamelle; de temps en temps quelques-unes de ces malheureuses criaient avec désespoir:
—Une mère!... une mère pour mon pauvre enfant.
Quelquefois deux mains charitables s'avançaient entre les baïonnettes, la mère jetait son fils ou sa fille et continuait sa marche, sans savoir seulement à qui elle avait légué son enfant. Enfin les derniers parurent, et la haie des soldats se referma sur eux. Marcof, Boishardy et Keinec frémissaient d'horreur. Brutus et ses amis les entraînèrent à la suite du cortège qui se dirigeait sur les quais. Chemin faisant, Brutus leur expliqua en détail ce que c'était que les déportations verticales. Le misérable égayait ses discours de quolibets et de jeux de mots; il revendiqua même l'honneur d'avoir, avec Pinard et Chaux, présenté à Carrier la motion concernant les exécutions de la place du Département.
—Au reste, dit-il en parlant des noyades, la Convention a approuvé les idées du citoyen représentant; et la preuve, c'est qu'elle lui a expédié un envoyé du Comité de salut public.
—Et comment se nomme cet envoyé? demanda Boishardy.
—Fougueray, répondit Brutus.
—N'est-ce pas un homme de taille moyenne, un peu gros et pouvant avoir cinquante ans? fit Marcof d'une voix parfaitement calme.
—Tiens! tu le connais donc? répondit le sans-culotte.
—Mais oui, et tu serais bien aimable de me faire trouver avec lui.
—C'est facile.
—Quand cela?
—Ce soir, si tu veux.
—Je ne demande pas mieux.
—Eh! après la fête, nous irons chez Nicoud vider une bouteille, et je l'enverrai chercher; je sais où le trouver.
Marcof serra le bras de Boishardy, et ils échangèrent tous deux un regard rapide.
—Le ciel est pour nous! murmura le marin.
Boishardy affecta de s'occuper de ce qui se passait.
—Qu'est-ce que ces patriotes-là? demanda-t-il à Brutus en voyant des hommes porteurs de grands paniers couverts traverser la place.
—Ce sont les nippes des mariés que l'on emporte, vu qu'ils n'en ont plus besoin, répondit Brutus; ça va chez Carrier.
Le cortège était arrivé sur le quai, et l'on embarquait les prisonniers. Lorsque tous furent entassés à fond de cale, on cloua l'entrée de l'escalier, puis le bateau fut poussé au large et gagna lentement le milieu du fleuve. Des sans-culottes, porteurs de torches, l'accompagnaient dans une embarcation plus petite. L'obscurité ne permettait pas de distinguer très bien.
Tout à coup des coups de hache retentirent; un silence se fit dans la foule; puis un cri, un immense cri partit du milieu de la Loire, et le bateau s'abîma dans les flots. Les sans-culottes regagnaient le rivage en chantant! Suivant l'expression de Brutus, la troisième représentation était terminée, et le misérable ajouta gaiement:
—La suite à demain!
Marcof et Keinec se tenaient appuyés dans l'angle d'un mur avoisinant le quai. Leur front était d'une pâleur livide, leurs dents serrées, leurs yeux rougis, leurs traits contractés, et de leurs doigts crispés et de leurs mains fiévreuses, ils labouraient le ciment qui soudait ensemble les pierres du mur auquel ils étaient adossés. Leur respiration était haletante, le sang leur montait à la gorge; ils étouffaient.
Boishardy, séparé de ses compagnons, toujours au bras du sans-culotte de la compagnie Marat, sentait son cœur bondir dans sa poitrine devenue trop étroite pour en contenir les battements convulsifs. Ses yeux avaient une expression de férocité qui eût terrifié Brutus, si celui-ci l'eût regardé. De sa main droite, le royaliste tourmentait la crosse d'un pistolet caché sous sa carmagnole. Frémissant de rage, de douleur et d'horreur, il détournait la tête pour ne pas entendre les propos grossiers, les paroles féroces de ceux qui l'entouraient.
La foule, avide d'exécutions, s'écoulait lentement devant eux, regrettant que la fête fût déjà terminée, et ne se consolant qu'en pensant que le jour suivant en apporterait une nouvelle. Les chansons sanguinaires, les appellations triviales, les interpellations cyniques se croisaient dans l'air.
Un moment Marcof et ses amis se crurent transportés en dehors du monde réel. Il leur semblait assister à un horrible cauchemar, à l'un de ces rêves fantastiques où l'imagination délirante et exaltée par la fièvre se forge à plaisir les monstruosités les plus invraisemblables. Marcof se rappelait les Calabres, et il se demandait ce qu'étaient ces hommes qu'il coudoyait, comparativement à ces brigands repoussés par tous. Enfin, la conscience de la situation présente revint à chacun.
—Et maintenant, dit Brutus, allons boire!
La petite troupe se remit en route. Marcof et Keinec s'étaient rapprochés l'un de l'autre, ou, pour mieux dire, ne s'étaient pas quittés depuis les noyades.
—Keinec? dit le marin à voix basse.
—Que veux-tu?
—Ils sont sept avec nous, n'est-ce pas?
—Oui.
—J'ai dans l'idée qu'aucun ne verra le jour se lever demain matin; qu'en penses-tu?
—Je pense comme toi, Marcof!
—C'est bien! Je vais prévenir Boishardy, et à mon premier signal, frappe tant que ton bras pourra frapper.
—C'est dommage qu'ils ne soient que sept.
—Bah! nous nous rattraperons une autre fois. Mais le sang m'a grisé; il faut que je tue quelques-uns de ces monstres cette nuit même.
—Et moi aussi! répondit Keinec.
Ils arrivaient en ce moment au cabaret désigné par Brutus. C'était une maison de chétive apparence et complètement isolée, située sur les bords de la Loire, en face de l'extrême pointe de l'île des Chevaliers, dans le faubourg où s'élève aujourd'hui le quartier Launay.
Construite dans le style Louis XV le plus pur, la petite habitation, devenue un cabaret de troisième ordre, avait autrefois appartenu à l'un des plus riches financiers de la ville, qui l'avait fait élever pour lui servir de petite maison. Ce financier, auquel Nantes doit un quartier tout entier, bâti de 1785 à 1790, se nommait Graslin, et était fermier général. Homme de goût et puissamment riche, Graslin, l'un des meilleurs économistes du xviiie siècle, avait voulu mettre ses théories en pratique: il avait fait défricher des forêts, dessécher des marais, agrandir la ville, et l'avait dotée enfin d'une salle de théâtre; mais tout cela n'avait excité que l'envie et les calomnies de ses concitoyens, et l'ingratitude et l'oubli furent les fruits amers qu'il recueillit de son intelligence et de sa libéralité. Il mourut en 1799, à peine regretté, et ses biens furent vendus lors du décret concernant les émigrés, sa famille ayant pris la fuite.
La petite maison du quai de la Loire, qui lui servait de lieu de repos, fut acquise, au prix d'un paquet d'assignats, par un cabaretier voisin, nommé Nicoud. Cet homme s'empressa de faire gratter l'or qui couvrait à profusion les lambris et les portes, afin d'en retirer un bénéfice qui équivalut amplement aux prix même de la maison; puis il fit couvrir d'une couche de blanc les belles peintures qui ornaient les murailles, travestit le salon en salle de bal public, les boudoirs et les chambres élégantes en cabinets particuliers, mit des rideaux rouges aux fenêtres, des tables en bois partout, un comptoir au rez-de-chaussée, dans l'ancien vestibule, et posa une enseigne là où Graslin avait fait sculpter à grands frais un médaillon remarquable. Le vin était bon, la maison commode, puisque le jardin qui l'entourait l'isolait entièrement des constructions voisines: les sans-culottes en firent un lieu de rendez-vous.
Brutus était l'une des meilleures pratiques du cabaret; aussi, lorsqu'il frappa à la porte d'une façon particulière, cette porte s'ouvrit-elle aussitôt.
—Que veux-tu, citoyen? demanda maître Nicoud en paraissant sur le seuil.
—Ton vin numéro un! du vin de sans-culotte, répondit Brutus; du vin rouge comme du sang d'aristocrate! Dépêche, ou je te fais incarcérer demain matin.
Pendant ce temps, Marcof qui s'était glissé près de Boishardy lui parlait à voix basse. Le chef des royalistes fit un geste énergique, et tous entrèrent dans le cabaret.
XVII
CHOUANS ET SANS-CULOTTES
Brutus conduisit ses compagnons dans une vaste salle dont les fenêtres donnaient sur la Loire; c'était l'ancienne salle à manger du fermier général: mais le cabaretier l'avait rendue méconnaissable. Puis, sous prétexte de commander à souper, Brutus sortit presque aussitôt. Le sans-culotte, qui connaissait les êtres de la maison, se dirigea vers la cuisine dans laquelle il trouva le cabaretier.
—As-tu du monde dans ta cassine? demanda-t-il brusquement.
—Je n'ai que toi et tes amis, répondit Nicoud.
—Bien sûr?
—Dam! visite la maison depuis la cave jusqu'au grenier, et si tu y trouves un visage humain autre que le tien, le mien et ceux de tes compagnons, tu me traiteras comme vous avez traité cet aristocrate de Claude, le cabaretier de Richebourg.
Maître Nicoud faisait allusion à des actes de férocité commis deux jours auparavant par la compagnie Marat sur un pauvre homme dont le seul crime avait été de prier les sans-culottes de solder leurs dépenses. Brutus sourit agréablement à ce souvenir, et reprenant la parole:
—C'est bon; je veux le croire. Ainsi il n'y a personne que nous ici?
—Personne que vous.
—Eh bien!... tu vas filer toi-même.
—Moi?
—Et vivement.
—Pourquoi?
—Ça ne te regarde pas.
—Et où veux-tu que j'aille à cette heure?
—Ça m'est tout à fait égal.
—Mais....
—Ah! pas d'observations, ou je t'envoie à l'entrepôt.
—Faut donc que je vous laisse ma maison?
—Oui.
—Toute la nuit?
—Oui.
—Cependant....
—Rien! interrompit Brutus. La patrie est en danger, et nous sommes en train de la sauver. Si tu nous en empêches, tu deviens un ami des aristocrates, et tu sais ce qu'on en fait, n'est-ce pas, des aristocrates?
Un geste atroce accompagna la phrase.
—Je m'en vais, citoyen, je m'en vais! dit vivement le malheureux aubergiste en frissonnant de tous ses membres.
Le pauvre Nicoud s'apercevait depuis quelque temps que la situation du cabaretier attitré des sans-culottes comportait une foule de désagréments qui en balançaient fâcheusement l'honneur.
—Avant cela, reprit Brutus, tu nous apporteras du vin et du meilleur!
—Oui, citoyen oui!
Sur ce, Brutus pirouetta sur ses sabots et reprit le chemin de la grande salle.
—J'ai idée que c'est des gros négociants mêlés d'aristocrates, qui nous la payeront bonne en louis d'or, murmura-t-il. En tout cas, faut que je saigne celui qui m'a étranglé, et que je vide la bourse de celui que m'a désigné Niveau.
Brutus, en entrant, trouva ses compagnons assis autour d'une vaste table. Soit hasard, soit intention préméditée, les trois royalistes se trouvaient assis chacun entre deux sans-culottes. Brutus sourit en remarquant ce détail, et lança un regard d'intelligence à Spartacus. La conversation était déjà engagée entre Marcof, Boishardy et les membres de la compagnie Marat.
—Ainsi, disait Marcof qui poursuivait toujours la même pensée relative à Philippe, ainsi on ne dressera pas une liste des aristocrates noyés ce soir?
—Pas plus que de ceux qui sont encore sur la place du Département, répondit Spartacus.
—Pourquoi?
—Imbécile! Pour faire une liste, faut-il pas savoir les noms?
—Sans doute.
—Eh bien?
—Eh bien quoi?
—Est-ce qu'on se donne la peine de prendre les noms de tous ces gueux-là? On les tire de l'entrepôt par fournées, au hasard. Les uns ont la chance de la baignade, les autres celle de la mitraillade, voilà!
—Mais on ne les juge donc pas?
—Est-ce qu'on a le temps! D'ailleurs, pourquoi les juger, ne sont-ils pas tous coupables?
—Ah ça! dit Brutus en prenant un siège, qu'est-ce que ça te fait à toi, qu'on les juge ou non, qu'on dresse des listes ou qu'on n'en dresse pas? Tu as donc intérêt à savoir les noms des aristocrates qui restent, que tu demandes ceux des brigands qui s'en vont?
—C'est possible, répondit Marcof; j'ai connu du monde jadis à Nantes, et j'aurais voulu savoir si ceux que je connaissais étaient morts ou vivants.
—Carrier lui-même ne pourrait pas te répondre. Il n'en sait rien. Faudrait fouiller les prisons pour connaître ceux qui y sont encore.
—Mais ce délégué de Paris dont tu me parlais, ne pourrait-il pas me renseigner, lui?
—Le citoyen Fougueray?
—Oui.
—Dame! c'est possible. Mais il ne s'agit pas de ça; nous allons boire!
—Nous boirons, soit; mais tu m'as promis d'envoyer chercher le délégué du Comité de salut public de Paris, et je te rappelle ta promesse.
—Bah! nous verrons demain matin.
—Non, ce soir!
—Ah ça! tu tiens donc bien à voir le citoyen Fougueray?
—Énormément.
—Cette nuit?
—Je te l'ai dit.
—Qu'est-ce que tu lui veux de si pressé? Tu tiens donc bien à te renseigner sur les aristocrates! Est-ce que tu es de leurs amis?
—Ça ne te regarde pas.
—Je veux le savoir, moi! hurla Brutus, emporté par sa brutalité, et peut-être par le désir de faire naître une querelle.
—Comment as-tu prononcé?
—J'ai dit: «Je veux le savoir!»
Au lieu de répondre, Marcof se laissa aller sur le dossier de sa chaise, et se livra à un accès immodéré de joyeuse hilarité. Brutus devint cramoisi de colère. Enfin, le marin reprit son sérieux, et désignant du geste un drapeau tricolore suspendu au fond de la salle:
—Va lire ce qu'il y a écrit sur ce drapeau! dit-il.
—Je ne sais pas lire, répondit Brutus; je ne suis pas un aristocrate, moi!
—Eh bien! je vais lire pour toi.
Et Marcof se levant, et déployant le drapeau en attirant un coin à lui, récita à haute voix la fameuse légende inscrite sur l'étendard: «Liberté! Égalité! ou la Mort!»
—Ce qui veut dire, continua Marcof, liberté à chacun de faire ce que bon lui semble, égalité des volontés; en d'autres termes, je suis libre de mes paroles et de mes actions, et s'il te plaît de dire: «Je veux savoir,» il me plaît à moi de te répondre: Je ne veux pas t'apprendre! Quant à ce qui concerne la «Mort,» j'ajouterai que je n'ai jamais refusé un coup de sabre à personne, et que je suis à ton service si tu te trouves offensé par mes paroles. Comprends-tu?
—Je comprends que tu es un aristocrate!
—Bah! tu crois?
—Oui.
—Eh bien! crois-le!
—Va, tu feras connaissance avec la guillotine!
—Bah! l'acier du rasoir qui doit me couper la tête n'est pas encore trempé!
Marcof parlait ainsi en se laissant peu à peu entraîner par le sang qui bouillonnait dans son cerveau. Il savait n'avoir affaire qu'à sept ennemis. Or, il avait deux compagnons braves et forts. Peu lui importait donc une lutte; mais cependant il se contenait encore, ne voulant rien brusquer avant que Brutus n'envoyât chercher Fougueray.
Brutus, de son côté, lâche comme tous ses semblables, voulait agir seulement sur des hommes sans défense. La vigueur dont Keinec avait fait preuve l'effrayait à juste titre. Déjà le jeune homme se soulevait sur son siège, et l'on sentait que sur un seul geste de Marcof, il allait prendre part à l'action qui commençait à s'engager. Brutus comprit que le moment n'était pas venu, et il profita de la venue de maître Nicoud, lequel entrait en ce moment portant des verres et des bouteilles, pour passer une partie de sa colère.
—Arrive donc! cria-t-il d'un ton menaçant; tu te donnes des airs de faire attendre des sans-culottes de la «compagnie Marat!» Décidément tu tournes à l'aristocrate, et ça ne peut pas durer longtemps!
Le pauvre cabaretier déposa sur la table ce qu'il portait dans ses mains et se retira sans répondre. Cependant, arrivé à la porte, il se retourna et s'adressant à Brutus:
—Tu n'as plus besoin de rien? demanda-t-il.
—Non!
—Alors je vais sortir; je laisserai la clef sur la porte.
—Ah! fit le sans-culotte en l'arrêtant de la main, puisque tu vas te promener, tu me feras une commission.
—Avec plaisir, citoyen Brutus.
—Tu vas aller à Richebourg.
—Oui, citoyen.
—Tu connais la maison de Carrier?
—Sans doute.
—Tu demanderas à la sentinelle le citoyen Fougueray, et tu lui diras que des amis l'attendent chez toi.
—C'est tout?
—Qu'il vienne ce soir; tu ajouteras que Brutus l'attend et que la patrie est en danger! Ça le pressera.
—Bien.
—Il nous trouvera encore ici dans deux heures.
—J'y vais!
—Es-tu content? demanda Brutus en s'adressant à Marcof, tandis que maître Nicoud s'esquivait avec empressement.
—Oui, répondit le marin.
—Alors buvons, et pas de rancune.
—Buvons, je le veux bien.
—Et parlons un peu des affaires de la République, ajouta Boishardy.
—Parlons-en.
—Y a-t-il longtemps que le citoyen Fougueray est à Nantes?
—Depuis deux jours.
—Et il est bien avec Carrier?
—Je crois bien, c'est un ami de Pinard.
—Qu'est-ce que c'est que Pinard?
—Comment tu ne connais pas Pinard?
—Non.
—C'est drôle!
—Eh non! c'est naturel. Je t'ai dit qu'il y avait six mois que nous avions quitté Nantes.
—Eh bien! Pinard, c'est comme qui dirait le chef de la compagnie Marat. Lui et Grandmaison, c'est les trois doigts de la main avec Carrier; c'est lui qui fixe les rançons?
—Quelles rançons?
—Celles que payent les prisonniers.
—Les nobles?
—Oh! que non! Depuis qu'on a confisqué leurs biens, ils n'ont plus un liard à donner; aussi on les exécute sans attendre; mais les gros négociants, faut bien leur tirer le sang du ventre.
—Tiens! c'est très adroit, cela.
—Tu trouves?
—Parbleu!
—Comme ça, continua Brutus en affectant un ton goguenard, comme ça tu approuves les rançons?
—Très bien!
—Et si tu étais incarcéré, tu payerais?
—Peut-être.
—Eh bien! j'ai dans l'idée que tu payeras, fit Brutus en se rapprochant de la porte à laquelle il donna un tour de clef.
Boishardy et Marcof échangèrent de nouveau un regard significatif. Les choses commençaient à se dessiner nettement. Le gentilhomme reprit néanmoins d'un ton parfaitement calme:
—Qu'est-ce qui te donne cette idée-là?
—Je vais te le dire, répondit le sans-culotte, tandis que ses compagnons se levèrent vivement en portant la main à la poignée de leur sabre.
Marcof et Keinec bondirent sur leur siège et furent sur la défensive en un clin d'œil. Boishardy ne bougea pas. Il arrêta même ses deux compagnons.
—Eh mais, dit-il froidement, il me semble que le temps se gâte.
—Tu veux dire qu'il est gâté! hurla Brutus.
—Et à quoi devons-nous ce brusque changement de température?
—A ce que tu n'es pas plus sans-culotte que je ne suis aristocrate.
—Et puis après?
—Après?
—Oui.
—Eh bien! toi et tes amis nous allons vous conduire à l'entrepôt; à moins que....
—Que quoi?
—Que nous ne nous entendions.
—Alors parle.
—Nous avons besoin d'argent.
—Bon.
—Il nous en faut.
—Combien?
—Vingt-cinq louis chacun.
—En assignats?
—En or!
—Diable! vous êtes sept, et cela fait cent soixante-quinze louis.
—Tout juste.
—Et tu crois que nous payerons?
—Si vous ne payez pas, vous y passerez demain.
—Pour qui nous prends-tu donc?
—Pour des gueux de négociants, pour des accapareurs qui viennent affamer les bons patriotes. Allons! pas tant de raisons! nous sommes sept, vous êtes trois; allons-y gaiement!
—Qu'est-ce que vous en pensez? demanda Boishardy en se tournant vers ses deux compagnons. Faut-il payer?
—C'est mon avis, répondit Marcof en souriant.
—A la bonne heure! cria Brutus tandis que la joie rayonnait sur le visage de ses amis.
—Eh bien! reprit le gentilhomme toujours impassible, nous allons payer... mais pas en argent.
—Je t'ai dit que nous ne voulions pas d'assignats.
—Je ne t'en parle pas non plus.
—De quoi parles-tu alors?
—D'un bon avis que je vais vous donner.
—C'est une monnaie qui n'a pas cours.
—Peut-être. Écoute-moi seulement.
Et Boishardy se leva à son tour.
—Vous connaissez les noms des chefs de l'armée royaliste, n'est-ce pas? demanda-t-il en haussant la voix.
—Parbleu! répondit Brutus, j'ai le signalement de ces brigands dans ma poche.
—Vous savez que leur tête est mise à prix?
—Oui.
—Combien Carrier estime-t-il une tête de chef?
—Trois mille livres.
—Voulez-vous les gagner?
—Tu connais un chouan? fit Brutus en s'adoucissant subitement. Tu peux nous le livrer?
—Oui.
—Quand cela?
—Ce soir même.
—Loin d'ici?
—Tout près.
—Et comment le nommes-tu?
—Boishardy!
—Tu nous le livreras?
—Je vous le jure!
—Si tu fais cela, je passe la rançon pour moitié.
—Bah! tu n'en parleras même plus, ajouta Marcof; car nous t'en livrerons deux au lieu d'un.
—Comment s'appelle le second?
—Marcof le Malouin.
—Celui qui nous a enlevé une partie des prisonniers que les soldats nous amenaient de Saint-Nazaire?
—Lui-même.
—Oh! s'écria Brutus, Carrier a dit que s'il tenait celui-là, il donnerait deux mille livres de plus.
—Et il fera bien, car il en vaut la peine! répondit le marin. Marcof a dit qu'il tuerait Carrier et qu'il ferait pendre par les pieds au bout des vergues de son navire tous les misérables qui composent la compagnie Marat. Il a dit que les sans-culottes comme toi et tes amis étaient des galériens en rupture de ban. Il a dit qu'il égorgerait à son tour les égorgeurs de Nantes. Et tout ce qu'il dit, il a l'habitude de le faire. Ah! continua Marcof en donnant enfin libre cours à sa fureur, ah! vous avez pensé que nous étions des négociants faciles à rançonner! Ah! vous avez supposé que sept bandits de votre espèce, sept misérables tirés de la fange des égouts sanglants feraient reculer trois hommes de cœur! Nous vous avons promis de vous livrer deux chefs royalistes. Eh bien! nous vous les livrons. A vous à les prendre maintenant! Voici M. de Boishardy, et moi je suis celui qui ai défait vos bandes sur la route de Saint-Nazaire, celui à propos duquel Carrier augmente le prix du sang; je suis Marcof le Malouin! Vive le roi!
—Vive le roi! répétèrent Boishardy et Keinec.
Un moment d'hésitation suivit ces paroles. Les sans-culottes, stupéfiés de l'audace des chouans, reculèrent. Mais, réfléchissant bientôt qu'ils étaient sept contre trois, ils mirent le sabre à la main. Quelques-uns étaient armés de piques. D'autres préparaient leurs pistolets. Brutus, toujours entre la porte de sortie et les hommes qui emplissaient la salle, demeurait indécis. Keinec bondit sur lui et, le saisissant à la gorge, l'envoya rouler sous la table.
—Tu m'appartiens! cria le jeune homme en brandissant son arme, et j'ai fait vœu de laver ma hache rougie dans le sang de tes victimes.
Ce fut le signal de la mêlée. Les sans-culottes, comprenant que c'était un combat mortel que celui qui allait se livrer, s'élancèrent les premiers. Les misérables ignoraient à quels ennemis ils avaient affaire.
Marcof et Boishardy levèrent leurs bras armés, et deux d'entre eux tombèrent sans pousser un cri, tant le coup qui les frappa les atteignit rapidement. La lutte devenait presque égale. Alors, ce qui se passa dans cette salle d'auberge fut quelque chose d'horrible et d'indescriptible. Les sans-culottes se battaient avec la rage du désespoir. Les trois chouans attaquaient, ivres de vengeance et de colère. Les cris et le choc des armes, le bruit des meubles brisés, celui des corps tombant lourdement sur le sol, le râle des mourants, tout cela formait un vacarme effrayant, rendu plus lugubre encore par le silence qui régnait au dehors.
Le combat se livrait à l'arme blanche. Deux coups de pistolet avaient seuls été tirés sans atteindre personne. Boishardy, Marcof et Keinec ne se servaient que de leur hache d'abordage. Ils voulaient sentir les coups qu'ils frappaient. Brutus, blessé d'abord par Keinec au commencement de l'action, s'était relevé et avait bondi sur le jeune homme; mais un coup de hache qui l'atteignit en plein visage le renversa de nouveau. Brutus râlait en se tordant dans les convulsions de l'agonie.
Le drame qui se passait dans cette petite auberge isolée était plus sinistre peut-être que ceux qui s'étaient passés sur la place du Département et dans le lit de la Loire. L'élégant parquet sur lequel s'étaient posés jadis les petits pieds mignonnement chaussés des invitées du fermier général, ruisselait alors du sang des patriotes. Les chaises, les tables brisées dans la lutte, le jonchaient de leurs débris mutilés; les bouteilles renversées laissaient couler à flots le vin qui se mêlait au sang, tandis que leurs tessons servaient d'armes à ceux qui avaient perdu les leurs.
Les sans-culottes, vaincus, blessés, épouvantés, faiblissaient rapidement. Quatre, tués sur le coup, gisaient près de la table. Deux autres, renversés sous les mains puissantes de Keinec et de Boishardy, demandaient grâce d'une voix éteinte; mais les deux chouans avaient trop longtemps contenu l'éclat de leur colère: leur cerveau délirant ne leur permettait pas de comprendre les supplications qui leur étaient adressées, et leurs ennemis tombèrent à leurs pieds, la poitrine ouverte. Seul le septième vivait encore, et il s'efforçait de gagner la porte de sortie, fermée à double tour par Brutus, alors qu'il croyait être certain de la victoire, quand Marcof l'atteignit et l'envoya rouler auprès de ses compagnons.
Enfin les royalistes s'arrêtèrent avec le regret de ne plus avoir d'ennemis à combattre. Les cadavres des sans-culottes étaient étendus à terre baignés dans une mare de sang noirâtre. La compagnie Marat était veuve de sept de ses enfants. Tous étaient morts.
Par surcroît de précaution, Keinec examina attentivement chacun des corps et s'assura qu'aucun d'eux ne palpitait plus. Marcof, la bouche entr'ouverte, les narines dilatées, regardait d'un œil étincelant l'horrible spectacle.
—Bien commencé! dit Boishardy en essuyant le fer rougi de sa hache. Voilà de la besogne de moins pour le bourreau et des compagnes envoyées aux âmes de l'enfer.
—Tonnerre! répondit Marcof en soupirant, pourquoi n'étaient-ils que sept!
—Là, mon brave lion! Nous nous sommes fait la main, et nous recommencerons bientôt.
—Dieu le veuille! fit Keinec.
—Dieu le voudra, car Dieu est juste, dit Boishardy en frappant sur l'épaule du jeune homme. Maintenant, qu'allons-nous faire de ces charognes.
—La Loire est proche....
—Eh bien! jetons-y ces cadavres.
—Pas encore, interrompit Marcof; ne compromettons pas nos affaires par trop de précipitation.... Laissons les choses dans l'état où elles sont. Je ne suis pas fâché de donner audience dans cette salle à celui que Brutus a envoyé chercher.
—Croyez-vous donc qu'il vienne?
—Je l'espère.
—Non! ce Fougueray est trop renard pour ne pas flairer la gueule du loup!
—Toujours est-il que nous devons l'attendre.
—Soit; attendons.
—Pendant ce temps Keinec va se rendre à l'auberge où nous avons laissé nos chevaux; nous pouvons en avoir besoin.
Boishardy fit un geste d'assentiment. Marcof tira sa bourse de sa poche et la tendit à Keinec.
—Va vite, mon gars, dit-il au jeune homme. Paie la dépense; et si l'on s'inquiète des taches de sang qui couvrent tes habits, tu répondras que tu as été près de la guillotine.
—On ne s'en inquiétera pas, répondit Keinec; le costume que je porte en ce moment n'en est que plus exact.
—C'est juste. Va et fais promptement. Tu nous retrouveras ici.
Keinec examina l'amorce de ses pistolets, raccrocha la hache à sa ceinture et s'élança au dehors. Boishardy et Marcof restèrent seuls. Ils repoussèrent du pied ceux des cadavres qui les gênaient, et, prenant des sièges, ils se disposèrent à attendre l'arrivée du citoyen Fougueray.
XVIII
MAÎTRE NICOUD
Lorsque, sur l'ordre de Brutus, maître Nicoud avait quitté son auberge, il s'était rapidement dirigé vers la demeure de Carrier afin d'accomplir la mission dont il était chargé. Il devait, lui avait dit le sans-culotte, prévenir le citoyen Fougueray que des amis l'attendaient au cabaret du quai de la Loire. Nicoud atteignit promptement Richebourg et trouva, devant la maison du proconsul, les sentinelles ordinaires qui l'empêchèrent de passer. Il demanda le chef du poste. Celui-ci le renvoya à Pinard, qui avait la haute main sur la garde de la maison de Carrier. Pinard était précisément dans la cour de la maison. Nicoud l'aborda et lui demanda la permission de parler au citoyen Fougueray.
—De quelle part viens-tu? répondit le sans-culotte.
—De la part du citoyen Brutus.
—Où est-il, le citoyen Brutus?
—Chez moi.
—A l'auberge du quai?
—Oui, citoyen.
—Il est seul?
—Oh! non; il est avec des amis.
—Lesquels?
—Des membres de la compagnie d'abord, et puis trois autres que je ne connais pas.
—Qu'est-ce que c'est que ces trois-là?
—Je n'en sais rien; mais ils ont l'air de bons patriotes.
—Et tu dis qu'ils demandent le citoyen Fougueray?
—C'est-à-dire que j'ai compris, en entendant un bout de leur conversation, que c'était l'un de ceux dont je vous parle, qui désirait voir le citoyen, et que Brutus, pour lui faire plaisir, m'avait ordonné de venir le chercher.
Pinard réfléchit quelques instants. On sait qu'il avait intérêt à connaître les démarches de Diégo. Aussi trouva-t-il dans cette affaire quelque chose de singulier et de mystérieux qu'il se promit d'éclaircir. A quel propos Brutus envoyait-il chercher le citoyen Fougueray? Cette démarche cachait-elle quelque chose que Diégo ne voulait pas qu'il sût? Or, si Diégo ne voulait pas qu'il sût, il était évident que lui, Pinard, avait intérêt à savoir. Donc, en vertu de ce syllogisme parfaitement logique, il pensa à éclaircir la situation.
—C'est bien! répondit-il brusquement à Nicoud. Je préviendrai le citoyen Fougeray moi-même.
—Alors, je vais retourner dire à Brutus que sa commission est faite?
—Non pas!... Tu vas entrer au poste et y attendre mon retour; surtout, fais en sorte que je t'y retrouve, sinon je te fais chercher par mes hommes et je t'envoie au dépôt.
—Sois tranquille, citoyen Pinard, je ne bougerai pas! répondit Nicoud. C'est là tout ce que tu as à m'ordonner?
—Oui.
Quelques minutes après, Pinard, après avoir donné des ordres concernant le service de la nuit, se dirigeait seul vers les quais de la Loire, et maître Nicoud, obéissant avec un empressement digne d'éloges au séide du proconsul, s'incarcérait lui-même dans le poste des vrais sans-culottes.
—Je veux voir par moi-même, se disait Pinard, et si Fougueray avait eu l'intention de me jouer, il le payerait cher! Je le ferais noyer demain soir. Mais non, continua-t-il après un silence pendant lequel il réfléchit profondément; mais non, si Fougueray avait eu l'intention de me tromper, il est trop fin pour se servir de cet imbécile de Brutus. Cela ne peut être! Ne serait-ce pas plutôt un piège tendu par d'autres au courant comme lui des affaires du marquis, et qui voudraient profiter des circonstances en détruisant notre combinaison? Cela est plus probable, et si cela est, c'est à moi à veiller! En voyant ceux qui accompagnent Brutus, je saurai bien reconnaître à qui nous avons affaire.
L'ancien berger de Penmarckh marchait rapidement malgré l'obscurité. Les rues étaient désertes, car onze heures du soir venaient de sonner, et les malheureux habitants de Nantes se renfermaient avec soin chez eux, priant le ciel que la nuit entière se passât sans recevoir la visite des sans-culottes de la compagnie Marat. Pinard atteignit le quai et suivit la rive du fleuve.
—Oh! pensait-il, si Fougueray réussit, dans huit jours j'aurai quitté la France et je serai riche à mon tour. Mon but sera atteint! Je remuerai de l'or et je commanderai en maître. Où irai-je? Bah! que m'importe. Je changerai encore de nom, et comme j'aurai la fortune, je serai bien reçu partout. Oui! oui! Fougueray réussira! Quant à Yvonne, demain matin je l'enverrai au Bouffay, et le soir elle sera déportée verticalement; cela lui apprendra à faire la bégueule avec un ami de Carrier! Elle a eu de la chance que le temps m'ait manqué depuis quarante-huit heures pour m'occuper d'elle!
Pinard en était là de ses réflexions et de ses projets lorsqu'il s'arrêta court dans sa marche. Il lui semblait entendre un bruit de voix arriver jusqu'à lui. Il écouta attentivement. Des cris retentirent plus distinctement à son oreille; ces cris partaient d'une maison située à quelque distance et complètement séparée des autres.
—C'est dans l'auberge de Nicoud, murmura-t-il; que s'y passe-t-il donc?
Alors il approcha avec précaution, mais en écoutant toujours. Bientôt le vacarme cessa et tout rentra dans le silence. Pinard arrivait au moment même où la lutte entre les chouans et les sans-culottes venait de se terminer.
La salle du cabaret dans laquelle s'était passée la scène sanglante était située au rez-de-chaussée de la maison. Trois larges fenêtres l'éclairaient sur une vaste cour dans laquelle stationnaient autrefois les équipages des grands seigneurs et des financiers que recevait Graslin, et que maître Nicoud avait transformée en une sorte de jardin à l'usage de ses clients qui trouvaient là, durant l'été, l'air et la fraîcheur sous une succession de berceaux verdoyants. Ces fenêtres percées à hauteur d'appui, étaient garnies de barreaux de fer que le cabaretier avait fait poser par mesure de précaution, la porte de la cour ayant été enlevée et l'accès en étant par conséquent toujours ouvert. A la gauche de ces trois fenêtres se trouvait la porte conduisant dans l'intérieur de l'habitation, porte étroite, basse, mystérieuse, comme il convenait à une petite maison; cette porte ouvrait sur un premier vestibule, étroit également et communiquant lui-même avec la salle où maître Nicoud avait placé son comptoir. Cette salle, était l'ancien grand vestibule, en forme de rotonde, au pied de l'escalier conduisant aux étages supérieurs. La rampe de cet escalier avait été commandée par le fermier général à un artiste de l'époque, qui l'avait exécutée en cuivre ciselé recouvert ensuite d'une épaisse dorure. Nicoud avait gratté la dorure, fait fondre le cuivre et remplacé le tout par une rampe en bois de chêne soutenue par d'épais pilastres.
La maison était fort petite et n'avait qu'une pièce de profondeur, de sorte que la salle où se trouvaient Marcof et Boishardy était éclairée, non seulement sur l'ancienne cour, mais encore sur le jardin planté par Graslin d'arbres précieux, et, par son successeur, de légumes, plus utiles à la consommation qu'agréables à la vue. Trois autres fenêtres donc ouvraient sur le derrière de la maison. Comme un petit mur de clôture séparait la cour du jardin, Nicoud n'avait pas cru devoir prendre à l'égard de ces fenêtres les précautions qu'il avait prises pour les premières, et elles étaient vierges de la plus mince barre de fer.
Lorsque Brutus et ses compagnons étaient arrivés à l'auberge, l'heure était déjà avancée; aussi maître Nicoud avait-il fermé déjà les contrevents des fenêtres ouvertes sur la façade, et aucun des survenants n'avait songé à les relever. Pinard, après s'être approché doucement, essaya donc, mais en vain de faire pénétrer son regard dans la salle. Un faible rayon de lumière glissant entre les contrevents, lui indiquait seul que la pièce était habitée, mais il ne pouvait distinguer ce qui se passait à l'intérieur. Il écouta de nouveau et n'entendit aucun bruit.
Alors il pensa à tourner la maison et à pénétrer dans le petit jardin situé au fond. Déjà il atteignait l'angle du mur lorsqu'un nouveau bruit le fit retourner subitement, Pinard s'accroupit dans l'ombre. L'infâme satellite de Carrier était brave et ne redoutait pas le danger. Il attendit tranquillement. La porte de la maison s'ouvrit, et un homme parut sur le seuil. Cet homme était Keinec, lequel allait accomplir l'ordre dont venait de le charger Marcof. Keinec referma la porte sur lui et prit sa course dans la direction du Bouffay. Il frôla Pinard sans le voir.
En ce moment la lune, se dégageant d'un nuage, resplendit subitement, et éclaira le jeune homme. Pinard porta vivement la main à ses lèvres pour étouffer un cri.
—Keinec! murmura-t-il.
Mais Keinec était déjà loin. Le sans-culotte se redressa d'un bond.
—Qu'est-ce que cela veut dire? pensa-t-il. Keinec dans la même maison que Brutus! Oh! il faut absolument que je sache la vérité. Keinec à Nantes! Saurait-il donc que j'y suis moi-même, et qu'Yvonne....
Pinard s'arrêta.
—Non, reprit-il vivement; impossible! Il n'aurait pas eu la patience d'attendre. Il ne sait rien. Mais que vient-il faire?
Et le sans-culotte se prit de nouveau à réfléchir profondément. Tout à coup il se frappa le front.
—C'est cela! dit-il en lui-même, Keinec est un chouan. Keinec fait partie de la bande de ce damné Boishardy; s'il vient à Nantes c'est qu'il s'agit d'un complot royaliste! Voyons maintenant ce qui se passe dans l'intérieur de l'auberge, et pourquoi Fougueray se trouve mêlé à tout ceci.
Sur ce, Pinard tourna la maison, et franchissant le petit mur de clôture dont nous avons parlé, il sauta dans le jardin converti en verger. Une fois dans ce verger, et assuré que tout était entièrement désert autour de lui, il se glissa le long du bâtiment, et gagna les fenêtres placées sur ce côté de la maison. Ces fenêtres, à la hauteur desquelles il atteignit facilement, car le terrain du jardin se trouvait plus élevé que celui de la cour, avaient leurs contrevents ouverts. Seulement, une épaisse couche de poussière qui faisait rideau, empêchait tout d'abord de distinguer nettement l'intérieur. Pinard s'approcha davantage.
Certain de ne pas être vu, il colla son visage aux carreaux inférieurs de l'une des croisées, et regarda attentivement. La première chose qu'il vit fut le cadavre de Brutus placé en pleine lumière, en face de ses regards qui tombaient d'aplomb sur le corps ensanglanté. Pinard reconnut aussitôt son compagnon; mais ne manifesta aucune surprise.
Puis, près de ce cadavre, il distingua deux hommes assis; l'un lui tournait le dos et masquait le visage de l'autre. Autour de ces hommes, et gisant sur le parquet maculé de sang on apercevait les corps inanimés des membres de la compagnie Marat. Pinard tressaillit en voyant ce massacre des siens; mais il continua stoïquement à porter toute son attention sur ceux qui occupaient principalement ses regards.
Au bout de quelques minutes, l'homme qui lui dérobait les traits de son compagnon fit un mouvement brusque et se leva en se retournant. Le sans-culotte put alors entrevoir le visage des deux individus enfermés avec les cadavres.
Sans doute reconnut-il les deux hommes d'un seul coup d'œil, car il fit un pas en arrière si vivement que son pied glissa et qu'il tomba à la renverse. Se relevant comme poussé par un ressort, il traversa le verger, s'élança sur le mur, et se dirigea d'une course furieuse vers l'intérieur de la ville.
—Marcof et Boishardy à Nantes! murmurait-il. Oh! quelle prise! Coûte que coûte, il faut m'en emparer; si ces hommes voyaient demain luire le soleil, étant encore libres, Fougueray et moi serions perdus! Plus de doute, ils savent tout; mais ils n'auront pas le temps d'agir.
Pinard atteignit bientôt la place où se dressait la guillotine. De joyeuses clameurs, entremêlées de chansons, de jurons énergiques et de mots d'un cynisme éhonté retentissaient dans une maison voisine. Cette maison était le cabaret à l'enseigne du «Rasoir national,» cabaret où Keinec avait conduit les chevaux. Pinard, connaissant cette auberge pour le lieu des réunions ordinaires des sans-culottes de la compagnie Marat, frappa rudement à la porte qui s'ouvrit presque aussitôt.
Pinard pénétra dans une salle fumeuse, mal éclairée par un quinquet en fer battu, et dont l'atmosphère nauséabonde soulevait le cœur de dégoût. L'ami de Carrier fut reçu avec des acclamations frénétiques. Une vingtaine d'hommes étaient là, les uns attablés et buvant, les autres debout et vociférant.
—Vive Pinard! hurla la bande.
—Merci, mes Romains! répondit le lieutenant de la compagnie Marat; mais il n'est pas temps de boire et de chanter. Les aristocrates font des leurs. Brutus et vos amis ont été égorgés ce soir. Il faut les venger!
—Brutus a été égorgé! s'écria un sans-culotte.
—Par qui? demandèrent sept ou huit voix.
—Par des brigands de chouans qui ont pénétré dans la ville, et ont souillé par leur infâme présence la terre de la liberté.
—Les chouans sont à Nantes! s'écria-t-on de toutes parts avec stupéfaction.
—Oui! répondit Pinard.
—Sont-ils nombreux?
—Où sont-ils?
—Quand les as-tu vus?
Et les questions, les interpellations se croisèrent dans un tumulte effroyable.
—Je les ai vus il n'y a pas une heure! dit l'ami du proconsul en s'efforçant de dominer le bruit assourdissant qui se faisait dans la salle. Ils sont à l'auberge du quai de la Loire, chez Nicoud, et je ne crois pas qu'ils soient nombreux, car je n'en ai compté que trois; mais peut-être les autres se cachaient-ils dans la maison.
—Et ce sont ceux-là qui ont assassiné Brutus et nos amis?
—Je vous répète que mes yeux ont contemplé leurs cadavres; les brigands causaient tranquillement assis auprès d'eux.
A cette nouvelle assurance, la colère et la rage des sans-culottes ne connurent plus de bornes.
—A mort les chouans! s'écria-t-on.
—A la Loire les aristocrates!
—Vengeons nos frères!
—Mort aux aristocrates!
Et vingt autres exclamations menaçantes partirent de tous les coins de la salle. Les sans-culottes, entourant Pinard et se pressant autour de lui, sollicitaient de nouveaux détails en brandissant leurs sabres et leurs piques avec des gestes furibonds. La scène était tellement animée, qu'aucun des assistants ne remarqua que par l'entre-bâillement de la porte du fond venait d'entrer un nouveau venu qui, en apercevant Pinard, se recula vivement, et prêta une oreille attentive à tout ce qui allait se dire. Cet homme était Keinec.
Le chouan, après avoir bridé les chevaux, se disposait à gagner la rue, lorsque la voix de Pinard était arrivée jusqu'à lui. Keinec s'était d'abord arrêté comme s'il eût été cloué sur le sol par une force invincible; puis il s'était rapproché, et, ainsi que nous venons de le dire, il s'était hasardé jusqu'à pénétrer dans la salle. En reconnaissant Carfor, qu'il entendait nommer Pinard, il comprit que le secret de sa présence et de celle de ses chefs dans la ville était connu du terrible ami du proconsul.
Keinec pouvait fuir sur-le-champ; mais, avec cette indifférence du danger qui faisait le fond de son caractère, il voulut entendre jusqu'au bout l'espèce de conciliabule qui se formait. Seulement la prudence lui avait fait rouvrir la porte de la salle, et il écoutait en dehors tenant à la main les brides des chevaux, et prêt à fuir par la grande porte de derrière, la seule qui, donnant accès aux voitures et aux chevaux, demeurait ouverte toute la nuit. Pinard était monté sur une table et haranguait les patriotes. Pinard avait compris que, pour mieux entraîner les sans-culottes et s'en faire suivre, il lui fallait donner quelques explications. D'ailleurs les discours étaient à l'ordre du jour à cette époque: on en faisait partout et pour tout, à toute heure et à tous propos, et le lieutenant de Carrier eût risqué de se dépopulariser aux yeux de ses amis en manquant une si belle occasion de lancer une allocution patriotique. Puis, d'une part, le berger terroriste ignorait le nombre des chouans à attaquer; il ne pouvait supposer, malgré la témérité des trois royalistes, qu'ils se fussent hasardés seuls et sans secours dans la ville, et il s'imaginait que la maison du quai de la Loire était remplie de soldats blancs. D'un autre côté, il connaissait la valeur passablement négative de ces valets de la guillotine qui l'entouraient, et qui, les premiers à l'assassinat et au pillage, avaient grand soin de ne pas quitter les murs de Nantes, dans l'enceinte desquels ils ne couraient aucun danger, laissant aller au feu de l'ennemi les vrais soldats de la République. Il s'agissait donc de chauffer à blanc le patriotisme des sans-culottes, et de faire passer dans leur cœur le désir de la vengeance et la ferme volonté d'exprimer ce désir autrement que par des cris et des vociférations. En conséquence, Pinard s'était élancé sur une table, et, dominant l'assemblée, avait commencé ce que l'on nommait une «carmagnole de Barrère»; c'est-à-dire une improvisation fulminante, patriotique et splendidement colorée.
Sans prononcer les noms des deux chefs royalistes, car il voulait se réserver l'aubaine de les apprendre lui-même à Carrier et de toucher la prime promise par le proconsul, il fit, en style de circonstance, un tel tableau de la honte qui allait rejaillir sur la compagnie Marat tout entière, si elle ne vengeait pas son honneur outragé par la mort de sept de ses enfants, que les auditeurs, transportés de rage et de fureur, l'interrompirent par des rugissements d'indignation; menaces de mort, promesses de tortures, serments de vengeance, de meurtre et de carnage, partaient de tous côtés en une seule et même explosion. Tous, d'un même mouvement, se précipitèrent sur leurs armes. En un clin d'œil les satellites de Carrier furent prêts à marcher, les uns armés de piques et de pistolets, les autres de sabres et de fusils de munition. Bref, il fut décidé sur l'heure qu'une expédition nocturne allait avoir lieu contre les brigands royalistes, sous le commandement du citoyen Pinard, qui se réservait ainsi non seulement le mérite de l'initiative, mais encore celui d'avoir mené à bonne fin une affaire aussi importante.
D'une part, Pinard allait satisfaire sa haine contre Marcof et Keinec; de l'autre, il allait d'un seul coup s'élever au-dessus des Grandmaison et des Chaux, de ceux enfin qui contre-balançaient son influence auprès du proconsul. La capture des chefs royalistes le faisait le second dans Nantes. Aussi son œil fauve lançait-il des éclairs de joie féroce, et, voulant terminer par une péroraison digne de son brillant exorde:
—Sans-culottes! s'écria-t-il, braves patriotes épurés, montrez une fois encore que vous êtes la force de la République et que vous seuls êtes la véritable barrière entre la nation et les gueux qui veulent la perdre! A vous l'honneur de laver avec le sang des brigands la tache qu'ils ont osé faire au sol républicain en le foulant sous leurs pieds indignes! A vous la gloire d'écraser ces serpents qui se sont glissés dans notre sein! Sans-culottes! la patrie est en danger! Aux armes et vive la nation!
—Vive la nation! hurla l'auditoire.
—En avant! répondit Pinard qui comprit que l'exaltation avait atteint son apogée.
Ils sortirent en masse confuse du cabaret. Arrivés sur la place, Pinard les fit mettre en rangs et prit la tête en recommandant le plus grand silence. Les sans-culottes, y compris leur chef, étaient au nombre de vingt-quatre; c'était juste huit hommes que chacun des royalistes allait avoir à combattre, en supposant que Keinec pût arriver à temps pour prêter à ses chefs le secours de son bras. La troupe prit le chemin qu'avaient parcouru Brutus et ses compagnons, et se dirigea en bon ordre vers le cabaret isolé.