Le marquis de Loc-Ronan
XIX
LION ET TIGRE
Boishardy et Marcof étaient demeurés dans la salle basse, l'oreille au guet, et attendant toujours l'arrivée de Diégo. Plus d'une demi-heure s'était écoulée depuis le départ de Keinec.
—Tonnerre! s'écria le marin avec violence. Ce Fougueray ne viendra pas!
—Je vous avait dit que le drôle flairerait ce qu'il aurait trouvé, répondit Boishardy.
—Et Keinec?
—Je ne comprends pas le retard qu'il met à revenir.
—Lui serait-il arrivé malheur?
—Cordieu! si je le savais, je braverais tout pour secourir ce gars qui nous a si dignement secondés!
—Écoutez Boishardy! il me semble entendre du bruit au dehors.
—Vous vous trompez, mon cher, ce sont les murmures du fleuve qui vous arrivent aux oreilles, et le vent du nord qui secoue les portes.
—Vous avez raison.
—Voici la lampe qui s'éteint, fit observer Boishardy.
—C'est vrai; il n'y a plus d'huile.
—Nous ne pouvons pas rester ici sans lumière!
—Qu'importe!
—Si nous étions découverts, la position ne serait pas tenable!
—Eh bien! sortons alors.
—Soit. Nous demeurerons sur le seuil de la porte, et nous attendrons Keinec.
Boishardy et Marcof se dirigèrent vers la porte qui donnait sur la cour, l'ouvrirent et se trouvèrent en plein air. Le marin se baissa vers la terre.
—Je vous répète, Boishardy, que j'entends quelque chose.
—Un galop de chevaux?
—Non.
—Des pas d'hommes?
—Non plus.
—Qu'entendez-vous donc alors?
—Je ne sais... quelque chose de confus que je ne puis définir.
—Allons sur le quai.
Les deux hommes traversèrent la cour et gagnèrent l'ouverture située sur la rive du fleuve. L'obscurité était profonde et rendue plus épaisse encore par le brouillard qui s'élevait de la Loire, et qui, couvrant le faubourg, interposait son opacité entre les regards des deux amis et l'horizon qu'ils s'efforçaient d'interroger.
Le froid, dont la bise soufflant du nord augmentait l'intensité, était devenu très vif. De bruyantes rafales faisaient courber les têtes dénudées des grands arbres plantés sur le quai, et sifflaient aigrement dans leurs branchages noirs. Marcof écoutait toujours avec une attention profonde; mais par suite d'un phénomène assez commun, le brouillard humide empêchait la perception du son, et ce n'était que lorsque le vent, chassant devant lui la brume, établissait un courant entre la ville et le faubourg, que le marin pouvait saisir ce bruit vague et indescriptible qui avait éveillé sa vigilance. Boishardy n'entendait rien et affirmait à son compagnon qu'il s'était trompé.
—Ce sont les feuilles mortes tourbillonnant sur nos têtes qui causent par leur froissement ce bruit mystérieux qui vous inquiète, dit-il à voix basse.
Marcof lui fit signe de garder le silence et se pencha en avant.
—Encore une fois, dit-il, je vous affirme que je ne suis pas le jouet d'une illusion.
—Alors, fit Boishardy avec résolution, tenons-nous sur nos gardes! Au diable ce brouillard qui vient de s'élever et qui nous dérobe les rayons de la lune! La nuit est tellement noire que l'on ne peut distinguer à deux pas devant soi....
Marcof l'interrompit en lui saisissant la main:
—Entendez-vous? dit-il.
—Oui, oui... j'entends, cette fois, répondit Boishardy. Qui diable est cela? On dirait le roulement d'une voiture, et l'on ne distingue pas le bruit des chevaux.
—Attention! il me semble voir quelque chose se remuer dans la brume. N'apercevez-vous rien?
—Si fait! je vois une masse confuse qui s'avance rapidement vers nous!
Boishardy et Marcof saisirent leurs pistolets qu'ils armèrent, et se tinrent préparés en silence à l'événement qui menaçait. Le gentilhomme et le marin ne s'étaient pas trompés: un bruit sourd devenant de plus en plus distinct retentissait sur le quai dans la direction de la ville, et une ombre arrivait effectivement sur eux avec une rapidité véritablement fantastique, car cette ombre épaisse et noire courait sur la terre sans faire entendre autre chose qu'un roulement indescriptible et presque insaisissable. Enfin elle arriva devant la porte de l'auberge, et s'arrêta brusquement.
—Les chevaux! s'écria Marcof.
C'était en effet Keinec conduisant les trois animaux.
—Tu leur as donc enveloppé les fers avec du foin? demanda Boishardy en voyant le jeune homme s'élancer à terre.
—Oui, répondit Keinec; c'est cette précaution qui m'a retardé, et il est heureux que j'aie employé mon temps à la prendre, sans elle nous étions perdus.
—Comment cela? demandèrent les deux hommes.
—Je vous l'expliquerai plus tard, messieurs; mais d'abord à cheval et piquons! Il y va de notre salut.
—Que s'est-il donc passé?
—Vous le saurez. A cheval! à cheval!
L'accent avec lequel Keinec prononça ces paroles était tellement pressant, que toute hésitation devenait impossible. Puis les deux chefs savaient le jeune homme trop brave pour s'effrayer d'un danger vulgaire. Ils sautèrent donc lestement en selle.
—Regardez! fit Keinec en se retournant.
Les rayons de la lune glissant sous un nuage percèrent en ce moment l'opacité du brouillard, et éclairèrent d'une lueur pâle une partie du quai. Marcof et Boishardy, imitant le mouvement de leur compagnon, purent alors distinguer au loin des piques et des baïonnettes qui s'avançaient en silence. Les cavaliers rendirent la main et les chevaux partirent. Grâce au foin qui entourait les sabots de leurs montures, le bruit du galop s'amortissait de telle sorte qu'il était évident qu'il serait absorbé par celui que faisaient les pas des sans-culottes.
—Nous sommes donc découverts? demanda Marcof.
—Oui, répondit Keinec.
—Tu en es sûr? ajouta Boishardy.
—J'ai entendu l'ordre que l'on donnait de nous traquer dans l'auberge.
—Et qui donnait cet ordre?
—Celui qui a découvert notre présence dans la ville.
—Le connais-tu?
—Oui.
—Quel est-il?
—Ian Carfor!
—Ian Carfor! répéta Marcof en arrêtant son cheval par une saccade si brusque que l'animal plia sur ses jarrets de l'arrière-train; Ian Carfor, dis-tu? Ce misérable est donc à Nantes?
—Oui.
—Tu l'as vu?
—Je l'ai vu.
—Et tu ne l'as pas tué?
—Je me serais fait massacrer sans pouvoir vous prévenir. Mais vous ne savez pas tout: Carfor a changé de nom; il se nomme aujourd'hui Pinard.
—Pinard! s'écria Boishardy à son tour; Pinard, l'infâme satellite de Carrier, le lieutenant de ses crimes, l'aide du bourreau! Parle vite, Keinec; dis-nous ce que tu sais, ce que tu as appris. Nous sommes à l'abri ici, et les misérables égorgeurs atteignent à peine le seuil de l'auberge.
Keinec raconta brièvement ce qu'il avait vu et entendu au cabaret du Rasoir national. Quant il eut achevé son récit, Marcof sauta à bas de son cheval.
—Descends! dit-il à Keinec.
Keinec obéit.
—Vous, Boishardy, continua le marin, vous allez prendre les brides de nos chevaux et nous suivre au pas.
—Qu'allez-vous faire?
—Vous le saurez; mais cela ne doit pas vous concerner. C'est une vieille histoire que Keinec et moi connaissons, et comme nous l'avons commencée ensemble, c'est ensemble que nous devons la terminer. Quand nous serons à deux ou trois cents pas de l'auberge que les bandits vont fouiller pour nous trouver, vous vous arrêterez et vous nous attendrez. Au nom de l'honneur, Boishardy, je vous somme de ne pas vous mêler à ce que nous allons entreprendre. Attendez-nous seulement; que nous puissions fuir ensemble; car il faudra quitter Nantes cette nuit.
—Et Philippe?
—Soyez tranquille, nous le sauverons demain, s'il est vivant encore; maintenant, j'en réponds.
—C'est bien, répondit le gentilhomme. Marchez, je vous suis; je m'arrêterai là où vous me le direz, et je vous attendrai, à moins que vous m'appeliez vous-même.
—Merci, Boishardy. Maintenant retournons sur nos pas.
La distance que les chevaux avaient franchie était assez courte. Arrivés à deux cents pas environ de la maison, Marcof fit arrêter Boishardy près d'un mur qui l'abritait de son ombre. Puis, saisissant le bras de Keinec, tous deux s'avancèrent, profitant habilement de tout ce qui pouvait dissimuler leur marche.
—Écoute, dit le marin, les sans-culottes ont sans doute placé une ou deux sentinelles à la porte du cabaret. Il faut que ces sentinelles meurent sans pousser un cri. Laisse tes pistolets à ta ceinture. Assure-toi seulement que la chaîne qui retient ta hache à ton bras droit est solidement accrochée. Bien, c'est cela! Maintenant prends ce poignard.
Marcof tirant deux espèces de dagues corses de la poche de sa carmagnole en remit une à Keinec et garda l'autre.
—Encore une recommandation, continua-t-il. Ne frappe qu'à la gorge, mais frappe d'une main ferme et enfonce jusqu'au manche. L'homme qui meurt ainsi tombe sans pousser un soupir. Tu m'as bien compris?
—Parfaitement! répondit Keinec.
—Rappelle-toi que si Yvonne est à Nantes, Carfor, mieux que personne, peut nous en donner des nouvelles; car il sait tout ce qui se passe dans la ville. Il faut donc que nous le prenions vivant.
—Compte sur moi, Marcof! Ou je mourrai sous tes yeux ou nous aurons Carfor!
—Nous réussirons et tu ne mourras pas, car Dieu est juste, et c'est lui qui nous envoie ce misérable. Ils sont vingt qui l'accompagnent, dis-tu? ce serait folie que de vouloir lutter et livrer un combat en règle. Ce qu'il nous faut seulement, c'est Carfor; peu nous importent les autres! Donc il s'agit de pratiquer une trouée jusqu'à lui et de l'enlever de vive force. Une fois ce brigand entre nos mains, nous passerons sur ceux qui voudraient nous arrêter ou le défendre, et nous fuirons au plus vite. Convenons seulement que celui de nous deux qui atteindra le premier Carfor l'emportera, et que l'autre protégera sa sortie. C'est dit, n'est-ce pas?
—Oui.
—Alors séparons-nous et ne te laisse pas entraîner par l'ardeur de la lutte; ne frappe que ce qu'il faudra frapper.
Keinec fit un signe affirmatif, et s'apprêtait à pénétrer dans la cour, lorsque Marcof le retint encore par la main.
—Suis les bosquets à ta gauche, dit le marin, et s'il y a deux sentinelles, égorge le sans-culotte qui se trouvera le plus éloigné de la maison; je réponds de l'autre. Seulement ne t'élance qu'au moment où tu m'entendras siffler doucement: ce sera le signal qui t'apprendra que je suis prêt, et il est essentiel que nous agissions ensemble! Maintenant rappelle-toi les ruses des Indiens d'Amérique, avec lesquels nous avons combattu; profite des moindres accidents, de l'épaisseur du brouillard, et ne frappe qu'à coup sûr, car de ce premier coup dépend peut-être notre sort et celui de ceux que nous voulons sauver. Donne-moi la main, et songe à Yvonne!
Les deux hommes s'étreignirent les mains en silence, et se quittèrent pour pénétrer dans la cour. Keinec appuya sur la gauche et Marcof gagna le côté droit, puis les ténèbres les séparèrent.
Ainsi que l'avait supposé Marcof, Pinard avait laissé au dehors deux de ses compagnons avec ordre de veiller attentivement, dans la crainte que ceux qu'il voulait surprendre ne lui échappassent par un moyen qu'il ignorait. L'un des sans-culottes se promenait devant la porte du cabaret et sa silhouette se détachait nettement sur l'intérieur de la maison éclairé par les torches des soldats de la compagnie Marat. L'autre, placé à la hauteur des premiers bosquets, disparaissait au milieu de l'obscurité profonde.
Ces précautions prises, Pinard avait pénétré dans la maison à la tête du reste de ses hommes. Toujours persuadé que Marcof, Boishardy et Keinec n'avaient pas agi seuls, il s'attendait à trouver une résistance sérieuse, aussi n'avançait-il qu'avec une prudence calculée. Laissant la moitié de son monde au pied de l'escalier dans la pièce où se trouvait le comptoir, il fit allumer des torches et des flambeaux qui étaient symétriquement rangés sur une planche voisine, puis il tourna le bouton de la porte donnant dans la salle commune, celle-là même où gisaient dans leur sang Brutus et ses collègues. Aucun être vivant ne se présenta aux yeux étonnés du sans-culotte. Fouillant scrupuleusement la vaste chambre, il s'assura qu'aucune autre issue que celle par laquelle il venait de pénétrer n'avait pu protéger la fuite des royalistes. Repoussant du pied les cadavres qui gênaient leur marche, Pinard et ses subordonnés examinèrent les fenêtres; toutes étaient fermées en dedans. Le sans-culotte vomit une suite d'énergiques jurons.
—Les gueux nous auront sentis! s'écria-t-il. Ils se sont sauvés comme des lâches!
Cette supposition, que le silence qui régnait dans l'auberge semblait justifier, fit éclater l'ardeur belliqueuse des sans-culottes que l'approche du danger avait menacé d'éteindre.
—Fouillons la cuisine! dit un des assistants.
Pinard laissa deux autres hommes dans la salle et gagna la cuisine située du côté opposé. Elle était également déserte et les fenêtres qui donnaient sur le jardin étaient fermées en dedans, comme celles de la salle.
—Ils sont au premier, peut-être! murmura Pinard. Allons! explorons la maison tout entière, mais surtout que l'on garde bien la porte d'en bas!
Et, toujours suivi des siens, il gravit les marches de l'escalier. Trois hommes étaient demeurés dans l'étroit couloir sur lequel ouvrait la porte. Ces trois hommes pouvaient facilement communiquer avec les deux sentinelles placées au dehors, bien que la nuit les empêchât de les distinguer. C'était donc, en somme, cinq obstacles vivants qu'allaient avoir à affronter Marcof et Keinec pour pénétrer seulement dans le cabaret.
Ces dispositions venaient d'être établies, et Pinard et ses amis atteignaient le premier étage au moment où les deux royalistes suivaient chacun l'un des côtés de la cour, toujours protégés par le brouillard qui redoublait d'intensité et par les treillages arrondis des bosquets placés sur deux lignes parallèles.
Keinec se glissait avec une précaution infinie, étouffant le bruit de ses pas, le poignard serré dans la main droite et l'œil ardemment fixé en avant. Marcof imitant la même marche, avançait pas à pas, le corps ramassé sur lui-même, les jarrets à demi pliés comme une bête fauve guettant la proie sur laquelle elle va bondir. Le marin se dirigeait vers la maison qu'il voulait atteindre pour s'élancer sur le sans-culotte dont il distinguait la forme malgré l'opacité des ténèbres, éclairée qu'elle était par les lumières brillant dans le corridor.
Bientôt il aperçut l'ombre de la première sentinelle se projetant presque à portée de son bras; celle-ci, d'après le plan arrêté, appartenait à Keinec, Marcof ne s'en préoccupa donc pas. Se courbant vers la terre, il se coucha doucement et se mit à ramper pour passer sans éveiller l'attention du patriote.
En ce moment un vacarme véritablement infernal éclata au premier étage du cabaret. C'était Pinard et ses compagnons qui, furieux de l'inutilité de leurs recherches, brisaient les meubles de maître Nicoud pour passer leur colère impuissante. Des cris, des blasphèmes, des imprécations ignobles retentissaient par les fenêtres enfoncées. Ce bruit subit fit tourner la tête au sans-culotte au pied duquel passait Marcof. Le marin profitant de l'heureux hasard qui le protégeait, s'élança rapidement et atteignit la maison; là il se blottit et attendit.
La seconde sentinelle, accomplissant sa promenade régulière était à l'extrémité de l'auberge, mais devait passer, en revenant, devant le royaliste accroupi. Marcof avait la main gauche appuyée sur la terre pour être à même de donner plus de puissance à son élan, et sa main droite, armée de la dague corse à la lame triangulaire, rapprochée de la poitrine.
Une minute se passa, minute terrible, pendant la durée de laquelle toutes les facultés du marin se concentrèrent sur un même point, se réunissant pour atteindre un seul but: la mort de celui qui approchait. Enfin, le sans-culotte tourna sur ses sabots et, longeant la maison, atteignit l'endroit où se tenait Marcof.
Les nerfs du marin se détendirent d'un seul coup, comme la corde d'une arbalète, et il s'élança d'un seul bond en lançant dans l'espace un sifflement aigu. La flèche d'un archer ne serait pas arrivée plus rapide que la lame acérée du poignard de Marcof au cou de la sentinelle, qu'elle traversa de part en part. Le sans-culotte, littéralement égorgé, roula sur le sable sans exhaler une seule plainte. A peine Marcof se redressait-il, que Keinec était devant lui.
—C'est fait, dit simplement le jeune homme en montrant son poignard ensanglanté.
—Bien, mon gars! Maintenant, le plus difficile reste à faire, mais nous le ferons! Suis-moi; seulement, si tu te trouves avant moi en face du berger, étends-le d'un coup de poing mais ne frappe pas trop fort; il ne faut pas l'assommer.
—Je tâcherai.
—Viens.
Et Marcof entra résolument dans l'auberge. Un épouvantable tumulte y régnait du rez-de-chaussée aux combles. Les sans-culottes, ne désespérant pas encore du résultat de leur expédition, en dépit de leurs premières et infructueuses recherches, s'étaient éparpillés dans la maison et la sondaient de la cave au grenier. En arrivant près de l'escalier, Marcof se trouva face à face avec l'un de ceux que Pinard avait laissés dans le couloir donnant accès dans la salle commune.
—Où est Pinard? demanda-t-il brusquement.
—Il cherche des aristocrates, répondit le patriote nantais qui, en voyant le costume déchiré et ensanglanté du marin, n'eut pas le moindre soupçon et le prit pour un des siens.
—Est-il en haut, en bas, dans la cour?
—Est-ce que je le sais?
—Tonnerre! sais-tu que j'ai un ordre de Carrier à lui remettre, et que cet ordre ne permet aucun retard?
—Attends, alors, je vais l'appeler.
Et le sans-culotte, enflant la voix, cria à tue-tête:
—Ohé, Pinard! ohé, Pinard! on vient te chercher de la part de Carrier!
—Qui cela? répondit Pinard, dont la voix partit de l'étage supérieur.
—Je n'en sais rien.
—Eh bien, dis que l'on monte!
—Monte! répéta le sans-culotte.
Marcof passa devant le soldat de la compagnie Marat et, suivi de Keinec, il s'élança sur les marches de l'escalier avec une énergie que décuplait l'imminence du danger. Tous deux eurent soin de baisser la tête afin que Carfor ne pût reconnaître de loin les traits de leur visage, car le digne patriote se penchait sur la rampe pour examiner les nouveaux venus.
Le lieutenant de Carrier était sur le palier du premier étage entouré de trois sans-culottes portant des flambeaux. Marcof, en arrivant au sommet de l'escalier, redressa sa tête menaçante qui se trouva tout à coup éclairée par le jeu des lumières. Carfor poussa un cri.
—Les aristocrates! les....
Il n'eut pas le temps d'achever. Le marin s'était élancé sur lui. Mais Pinard, se jetant en arrière, se retrancha derrière un sans-culotte. Marcof, frappant dans le vide, fut entraîné par la force du coup qu'il portait. Il trébucha, chancela et tomba sur ses genoux; un sans-culotte leva son sabre sur lui; peut-être c'en était-il fait du frère de Philippe de Loc-Ronan, lorsque Keinec, saisissant entre ses mains de fer l'homme qui allait frapper, l'enleva et le jeta par-dessus la rampe de l'escalier. Puis, renversant un second du revers de sa hache, il asséna à Carfor un de ces énergiques coups de poing comme les matelots savent seuls en donner, un coup de poing à assommer un cheval, à renverser une cloison. Pinard le reçut en plein visage. Le sang jaillit du nez, de la bouche et des yeux, et le misérable roula sans connaissance.
Pendant ce temps, Marcof s'était relevé et terrassait le troisième combattant auquel il ouvrait la poitrine d'un coup de poignard. Keinec avait saisi Carfor dans ses bras et le chargeait sur ses épaules.
—Viens! hâtons-nous! s'écria Marcof en s'élançant en avant.
Mais le bruit de la lutte, si courte qu'elle eût été, avait donné l'éveil aux autres sans-culottes. Les premières marches de l'escalier et la porte de sortie se trouvaient obstruées par huit ou dix hommes. Marcof brandit sa hache et sauta tête baissée, toujours suivi par le brave gars qui étreignait à l'étouffer le corps inanimé de l'ancien berger de Penmarckh. Les sans-culottes les reçurent la baïonnette et la pique en avant, appelant à leur aide leurs autres compagnons, qui accoururent de tous côtés. Marcof tomba au milieu d'un cercle pressé d'ennemis menaçants.
XX
BOISHARDY, EN AVANT!
A l'aide d'un moulinet terrible, le marin opéra une première trouée dans la masse, et dégagea le couloir. Les sans-culottes, surpris à l'improviste, n'avaient pas eu le temps de se servir de leurs armes à feu. D'ailleurs l'espace manquait pour manier un fusil, et aucun d'entre ceux qui se trouvaient là n'avait, par bonheur, de pistolets chargés. Cette double circonstance, la dernière surtout, était un puissant auxiliaire.
Marcof avait abattu trois hommes en trois coups de hache donnés avec une rapidité qui tenait du miracle. Les autres reculèrent par un mouvement de terreur assez compréhensible, en face de ce fer sanglant qui les menaçait. Le marin profita du vide laissé devant la porte. Il poussa Keinec devant lui, et, se retournant, il fit face seul aux sans-culottes qui accouraient de toutes parts.
L'endroit dans lequel se passait cette scène était, nous le répétons, un corridor fort peu large, servant jadis de premier vestibule, et dont la porte donnait sur la cour. Une fois Keinec en dehors de la maison, Marcof voulait lui donner le temps d'emporter Pinard, et de gagner sans être inquiété l'endroit où se tenait Boishardy avec les chevaux. Le jeune homme, comprenant l'intention de son chef, s'élança de toute la vitesse de ses jambes en dépit du lourd fardeau qu'il portait sur ses épaules.
Marcof s'opposa donc comme une digue à la fureur des sans-culottes, et, se plaçant sur le seuil de la porte, il se tint terrible et menaçant, sa hache d'une main son poignard de l'autre. Les fenêtres de la salle donnant sur la cour étaient grillées, aucune autre issue ne faisait communiquer la maison avec l'escalier: il fallait donc passer sur le corps du royaliste pour poursuivre celui qui venait d'enlever si audacieusement le lieutenant de Carrier.
Les membres de la compagnie Marat écumaient de rage. Deux défaites successives dans la même soirée portaient à son comble leur frénésie sanguinaire. D'une part, Brutus et ses amis tués, massacrés, et dont les cadavres fumaient encore; de l'autre, leur chef fait prisonnier au milieu de ses soldats, sous leurs yeux, arraché pour ainsi dire de leurs mains, et en face d'eux un homme, un seul, dont l'arme terrible avait abattu déjà trois de leurs compagnons.
Un même cri de vengeance s'échappa de toutes les poitrines, et tous se précipitèrent pour écraser l'audacieux ennemi; mais les ignobles assassins, habitués à voir trembler devant eux leurs victimes quotidiennes, ignoraient à quel effrayant adversaire ils allaient s'adresser. Marcof rugissait comme le lion que les tigres viennent attaquer dans son antre. Ses prunelles flamboyaient; ses lèvres ouvertes se contractaient en laissant à découvert ses dents serrées; sa physionomie avait revêtu une expression saisissante; tout son être, enfin, frémissait d'une ardeur sauvage. Marcof, ainsi, était admirable à contempler.
Un délire épouvantable s'était emparé de son cerveau sous les vociférations de ceux qui le menaçaient; il ne voyait plus, il n'entendait plus, il n'avait plus qu'un but, qu'une volonté: tuer encore, tuer toujours! C'était la passion du carnage dans toute sa farouche poésie. Sa fureur, excitée par les crimes sans nom auxquels il avait assisté depuis plusieurs heures, sa fureur, un moment assouvie par les meurtres de Brutus et de ses compagnons, s'était réveillée subitement, plus puissante encore, et centuplait ses forces herculéennes.
Marcof avait oublié et la noble mission qui l'avait conduit à Nantes, et ses amis qu'il allait perdre peut-être par sa folle témérité; ce n'était plus le frère du marquis de Loc-Ronan, voulant arracher une victime au couteau révolutionnaire, ce n'était plus le chouan dévoué à la cause royale, c'était le démon de la vengeance en face de ceux qu'il devait punir. Sa hache, maniée avec une adresse merveilleuse par ses doigts crispés, s'abaissait et se relevait pour s'abaisser encore plus rapide, frappant sans relâche dès qu'elle trouvait jour à tuer ou à blesser. Les étincelles jaillissaient de l'acier au contact du fer des piques, des lances et des sabres. Heureusement le manque d'espace obligeait les sans-culottes à ne combattre que deux de front; mais les derniers rangs poussant les premiers, ceux-ci tombèrent, sans pouvoir reculer sous les coups du marin.
En l'espace de quelques secondes quatre autres sans-culottes roulèrent à ses pieds. Enfin deux coups de feu retentirent. Une balle effleura l'épaule de Marcof, l'autre arriva en plein sur le manche de sa hache, qu'elle brisa un peu au-dessous du fer. Le royaliste était désarmé, et les piques acérées menaçaient sa poitrine. Saisissant son poignard de la main gauche, sans reculer d'un pas, il écarta violemment les fers prêts à le frapper, et de la main droite, arrachant un pistolet passé à sa ceinture, il cassa la tête de celui qui le serrait de plus près. Cependant la position n'était plus tenable.
Marcof s'était bien emparé d'une pique, mais cette arme, moins favorable que la hache pour attaquer et se défendre, ne lui permettrait pas de lutter longtemps.
Puis, malgré son énergie et sa force extraordinaire, son bras commençait à s'engourdir. Sa respiration haletante sifflait dans sa poitrine. Une sueur abondante l'aveuglait par moments.
Ivre de sang et de carnage, il frappait sans plus se soucier des coups qui lui étaient portés. Sa carmagnole pendait en lambeaux.
Par un hasard providentiel il n'était pas encore blessé; mais il allait être écrasé par le nombre. Sept cadavres de ses adversaires lui servaient de rempart. Déjà ses genoux fléchissaient, un nuage de sang passa sur ses yeux. Il allait tomber en arrière lorsqu'il se sentit enlever de terre et jeter de côté par deux bras nerveux. Deux éclairs brillèrent au-dessus de sa tête, deux détonations retentirent simultanément, et deux sans-culottes roulèrent sur les dalles qui pavaient le corridor. Puis un fer de hache en abattit deux autres. C'était Boishardy qui, l'œil en feu, frappait à son tour.
Le gentilhomme, dévoré d'impatience, avait attendu néanmoins le retour de Keinec; mais dès que le jeune Breton était arrivé, portant toujours Pinard inanimé sur ses épaules, le brave royaliste lui avait impérativement commandé de prendre sa place à la garde des chevaux, et s'était élancé au secours de son ami.
Il y avait une telle similitude de bravoure, d'audace, de force et d'adresse entre Marcof et Boishardy, que les sans-culottes, trompés encore par l'apparence de la taille et par l'aspect du costume, ne s'aperçurent pas tout d'abord de la substitution d'adversaire qui venait d'avoir lieu. Les plus hardis reculèrent devant cette nouvelle attaque impétueuse. Près de la moitié de la bande avait déjà succombé. Il étaient nombreux encore néanmoins; mais une sorte de terreur panique s'empara d'eux en voyant Marcof qui se relevait et revenait plus terrible.
Ils crurent à l'arrivée subite d'une troupe entière de royalistes. Les misérables prirent la fuite par le verger.
Marcof bondit pour les poursuivre; mais Boishardy l'arrêta d'une main ferme. Sans mot dire, il l'entraîna dans la direction des chevaux. En ce moment Keinec, dévoré par la rage de l'inaction à laquelle Boishardy l'avait contraint, Keinec arrivait avec les chevaux. Pinard, pieds et poings liés, était couché en travers sur l'encolure de celui que montait son gardien. Marcof et Boishardy se mirent en selle, et partirent au galop. La rapidité de la course rafraîchit le sang du marin. Son cerveau se dégagea et il secoua la tête.
—Oh! j'en ai bien tué! furent ses premières paroles.
—Oui! répondit joyeusement le gentilhomme. La nuit a été bonne, et la compagnie Marat en garde mémoire! Vous n'êtes pas blessé, au moins?
—Je ne crois pas.
—A la bonne heure! Et toi, Keinec?
—Moi, répondit le Breton en fermant les poings, je n'ai rien fait! Marcof a agi seul.
—Ne dis pas cela, fit vivement le marin. Tu m'as encore une fois sauvé la vie, et c'est toi qui as pris Carfor.
—Et cette fois je ne le lâcherai pas.
—Tu auras raison, mon gars, dit Boishardy en souriant. Ah! s'il y avait seulement deux mille hommes comme nous trois dans l'armée royaliste, nous serions dans huit jours sous les murs de Paris, et les égorgeurs monteraient à leur tour sur l'échafaud qu'ils ont dressé pour le roi martyr.
—En attendant, nous voici loin de Nantes. Où allons-nous?
—A Saint-Étienne, répondit Marcof.
—Chez Kérouac, qui nous a donné ces déguisements.
—Oui.
—Mais il y a plus de six lieues de Nantes à Saint-Étienne.
—Qu'importe! Il faut mettre notre prisonnier dans un endroit où nous soyons certains qu'il soit bien gardé.
—C'est juste. Demain nous rentrerons dans la ville.
—Oui, et nous sauverons Philippe, car maintenant je réponds du succès. Pinard est le bras droit de Carrier; Pinard fait tout et sait tout à Nantes; Pinard fouille les prisons à son gré, condamne ou absout suivant sa fantaisie; Pinard nous donnera tous les renseignements nécessaires, et Pinard nous procurera les moyens d'enlever Philippe de cette caverne de bandits.
—S'il ne voulait pas parler?
—Lui? Il a essayé une fois de refuser de me répondre quand je voulais l'interroger. Demandez à Keinec si j'ai su lui délier la langue? Le scélérat doit encore porter les marques de ma colère! Oh! il parlera, cela ne m'inquiète pas!
Tandis que Marcof répondait ainsi aux questions du chef royaliste, Pinard était peu à peu revenu de l'étourdissement causé par le coup de poing du jeune Breton.
La situation était trop tendue et trop critique pour que la mémoire lui fît défaut et que la présence d'esprit ne lui revînt pas en même temps que la conscience de l'existence. Il entr'ouvrit les yeux, il vit au-dessus de sa tête le buste athlétique de Keinec, à sa droite et à sa gauche Marcof et Boishardy galopant rapidement, et, n'essayant pas de tenter un seul mouvement qui pût déceler qu'il eût repris connaissance, il demeura dans une immobilité complète, obéissant comme une masse inerte aux secousses que l'allure du cheval sur le cou duquel il était attaché donnait à son corps.
—Ah çà! demanda tout à coup Boishardy en se retournant vers Marcof, lorsque vous aurez tiré de lui ce que nous en voulons, qu'est-ce que vous en ferez?
—Je ne sais encore, répondit le marin.
—Vous ne le tuerez donc pas comme un chien qu'il est?
Un léger frémissement agita convulsivement le corps du sans-culotte. Le misérable attendait avec une anxiété horrible la réponse de son ennemi, qui paraissait hésiter; Pinard tenait à la vie.
—Cela dépendra de ses réponses, dit enfin Marcof.
XXI
KÉROUAC
Un soupir de soulagement expira sur les lèvres du prisonnier. Les trois cavaliers, qui suivaient la levée du fleuve depuis Nantes, atteignaient en ce moment le petit bourg de Chantenay. Le brouillard s'était en partie dissipé, et la nuit, plus claire, permettait de distinguer la campagne environnante.
—Quittons la route, dit Boishardy; Chantenay est au pouvoir des bleus; prenons par Saint-Herblain.
—Non, répondit Marcof; cela nous ferait faire un crochet inutile. Tournons seulement Chantenay et suivons la Loire jusqu'à Couéron; de là, nous gagnerons Saint-Étienne à travers les bruyères.
Boishardy fit un geste d'assentiment et s'élança sur la droite, coupant le pays du sud à l'ouest. Marcof et Keinec le suivirent. Les trois hommes continuèrent en silence leur course furieuse et eurent bientôt doublé les dernières maisons du petit bourg.
La situation de Pinard devenait de minute en minute plus intolérable et se métamorphosait graduellement en un véritable et atroce supplice. Couché sur l'encolure du cheval de Keinec, sa tête et ses bras pendaient d'un côte le long du poitrail, et de l'autre ses jambes ballottaient dans le vide. Sa poitrine se trouvant plus élevée que les extrémités, le sang ne circulait plus et menaçait de l'étouffer ou d'envahir complètement le cerveau. La figure du sans-culotte, ensanglantée déjà par le coup que lui avait porté le jeune homme avant de l'enlever de l'auberge, était devenue violacée et se décomposait rapidement. Les veines du cou, gonflées à éclater, apparaissaient en saillie comme des cordes. Un râle sourd s'échappait avec peine de sa gorge, menacée d'une strangulation prochaine. Pinard ferma les yeux et perdit de nouveau connaissance.
Les cavaliers avaient dépassé Couéron et atteint les hautes bruyères dans lesquelles leurs chevaux enfonçaient jusqu'au poitrail. Ils galopaient toujours cependant.
Bientôt les maisons de Saint-Étienne se détachèrent sur les nuages gris qui couraient au-dessus de leurs têtes, et, quittant les landes de bruyères, ils entrèrent dans la petite ville, qui paraissait plongée dans un profond sommeil. Ils tournèrent les premières maisons sans ralentir leur allure; puis, mettant brusquement leurs chevaux au pas, ils s'avancèrent vers une ruelle étroite dans laquelle l'obscurité semblait plus profonde encore.
Marcof sauta à terre et heurta doucement à une porte située au rez-de-chaussée d'une humble maison ayant toute l'apparence d'une modeste ferme bretonne. On veillait sans doute à l'intérieur, malgré l'heure avancée de la nuit, car la porte s'ouvrit aussitôt. Un vieillard, tenant à la main un flambeau, parut sur le seuil. En apercevant le marin et ses compagnons, sa physionomie exprima la joie la plus vive.
—Vous avez donc réussi? dit-il.
—Pas précisément, répondit Marcof; mais nous avons bon espoir, mon brave Kérouac.
—Grand Dieu! s'écria le vieillard en remarquant le désordre des vêtements des trois cavaliers et le sang dont ils étaient couverts; grand Dieu! seriez-vous blessés?
—Non pas, tonnerre!
—Vous vous êtes battus cependant?
—Et vigoureusement, je te le jure! Mais entrons vite; nous te raconterons la chose en détail. Pour le moment il s'agit de transporter chez toi le prisonnier.
—Un prisonnier!
—Fait à Nantes cette nuit même.
—Qui donc?
—Pinard.
—Le lieutenant de Carrier?
—En personne!
—Oh! fit le vieillard dont les yeux étincelèrent. Merci de l'avoir amené vivant! Je pourrai le tuer de ma main comme ils ont tué mon frère et ma fille!
—Peut-être ne te refuserai-je pas cette consolation.
—Entrez vite, messieurs! dit Kérouac en s'effaçant pour laisser passer Marcof, Boishardy et Keinec qui portait toujours le corps inanimé du sans-culotte. Entrez vite; j'aurai soin des chevaux.
Les trois hommes pénétrèrent dans la maison. Arrivé dans la première pièce, Keinec allait jeter Pinard sur un siège, lorsque Marcof l'arrêta.
—Pas ici, dit-il.
—Au cellier, n'est-ce pas? fit Boishardy.
—Oui.
Et Marcof, prenant une lumière, conduisit ses compagnons vers l'entrée de l'escalier qui descendait dans les fondations de la maison.
—L'endroit dans lequel ils se trouvaient était une ancienne ferme, dévastée deux fois déjà par les bleus. Le cellier, où l'on déposait autrefois les provisions, était vide et désert. D'énormes crocs scellés dans la muraille montraient leurs pointes acérées, veuves des quartiers de viande salée et des jambons fumés qui y étaient appendus jadis en prévision de l'hiver.
—Jette-le là, dit Marcof à Keinec en désignant le sol de la cave. Maintenant prends des cordes, attache-lui les mains derrière le dos, et lie-le solidement au croc le moins élevé.
Keinec s'empressa d'obéir.
—Ah! fit-il en serrant les deux mains déjà liées du misérable, Carfor a conservé la trace de notre visite à la baie des Trépassés, ses pouces sont rongés. Nous ne pourrons plus employer le même moyen pour le faire parler.
—Nous en trouverons d'autres, mon gars, répondit Boishardy.
En ce moment Kérouac entra dans le cellier.
—Laissez-moi voir la figure de ce tigre, dit-il en écartant Keinec et en plaçant en pleine lumière le visage de Pinard.
Les paupières du sans-culotte firent un mouvement qui n'échappa pas à Marcof.
—Le drôle revient à lui, dit-il.
—Oh! continuait le vieillard, c'est donc cet homme qui a fait mourir ma fille; c'est lui qui a donné l'ordre de frapper mon frère!
Et ses regards dévoraient pour ainsi dire toute la personne de l'ancien berger de Penmarckh. Marcof vit l'émotion profonde qui se peignait sur la physionomie de Kérouac. Il craignit une scène qui eût retardé l'exécution de son plan.
—Kérouac, dit-il doucement, laisse-nous, mon vieil ami; personne ne veille en haut, et il est urgent, par le temps qui court, que nous soyons avertis des moindres événements du dehors.
Le vieillard hésita.
—Vous ne le tuerez pas sans moi? demanda-t-il avec anxiété.
—Non.
—Tu me le promets?
—Je te le jure.
—Alors je vais veiller.
Et Kérouac remonta lentement les degrés de l'escalier qui conduisait à la pièce supérieure. Le vieillard avait déjà disparu que l'on entendait encore ses sanglots.
—Pauvre homme! dit Boishardy, on lui a massacré son enfant?
—Oui, répondit le marin, les bleus sont venus ici; ils ont emmené sa fille et son frère à Nantes. L'une a servi de jouet aux orgies de Carrier et est morte de faim et de douleur dans les prisons. L'autre a été guillotiné. Kérouac était à Nantes ce jour même, et il a vu rouler la tête de son frère en même temps qu'un geôlier compatissant lui apprenait qu'il avait perdu sa fille.
—Les monstres! murmura le gentilhomme.
Puis désignant Pinard:
—Celui-là payera pour tous! ajouta-t-il.
—Celui-là, répondit Marcof, celui-là nous procurera les moyens de satisfaire notre vengeance et d'arriver à notre but. Il nous aidera à frapper Carrier et à délivrer Philippe, ou, sur mon salut éternel, je le jure, il souffrira toutes les tortures de l'enfer. Allons, Keinec, il est temps d'agir. Tire ton poignard et pique ce misérable jusqu'à ce qu'il soit revenu complètement à lui.
Keinec appuya la lame aiguë de son arme contre le bras de Pinard, et enfonça graduellement. Le sans-culotte poussa un cri de douleur.
—Le voilà réveillé! dit froidement le marin.
—Oui, répondit Carfor en se redressant, oui, je t'entends et je te vois, Marcof; mais sache bien que si je suis en ta puissance, ma volonté est plus forte que la tienne. Tu me tueras, cette fois, je ne dirai rien. J'ai subi déjà les tortures que tu m'as infligées; mais aujourd'hui mon âme saura braver la douleur et sera plus puissante que mon corps!
—Je crois que le bandit parle de son âme! fit Marcof en riant. Il nous défie; eh bien! nous allons voir.
Et s'adressant à Keinec:
—Va nous chercher, dit-il, un réchaud de charbon et un morceau de fer.
Keinec sortit vivement.
—Qu'allez-vous faire? demanda Boishardy.
—Employer un procédé fort simple que j'emprunte aux Indiens de Ceylan pour faire obéir les éléphants.
—Et quel est ce procédé?
—Il consiste, à l'aide d'une forte brûlure, à entretenir une plaie vive sur le cou de l'animal; c'est dans le milieu de cette plaie que l'on enfonce la lame qui sert d'éperon. Le moyen est d'autant meilleur qu'il n'altère nullement la santé ni les forces, et que la douleur est insurmontable.
Boishardy fit un geste de dégoût. Marcof haussa les épaules.
—Nous n'avons pas le choix des moyens, dit-il; il faut que cet homme vive et qu'il parle, qu'il parle promptement surtout.
—Et vous croyez qu'il parlera?
—Vous allez voir par vous-même.
Keinec rentrait, portant un réchaud de charbons enflammés et une plaque de tôle d'une petite dimension, surmontée d'une tige de fer qui lui servait de manche.
—Boishardy, veuillez faire chauffer à blanc la plaque, dit tranquillement Marcof; nous, pendant ce temps, nous préparerons le prisonnier.
Le gentilhomme s'approcha du réchaud, activa, en soufflant dessus de toute la force de ses poumons, l'incandescence des combustibles, et présenta, en la tenant par le manche, la petite plaque de tôle aux charbons étincelants. Marcof et Keinec avaient délié les bras du prisonnier, et lui enlevèrent sa carmagnole d'abord, puis sa veste et sa chemise; cela fait, Marcof étendit le corps de Pinard sur la terre, la face tournée vers le sol, et lui rattachant les bras au-dessus des poignets, il fixa solidement l'extrémité de la corde aux barreaux de fer d'un soupirail voisin, tandis que Keinec, suivant le même procédé, agissait en sens contraire à l'égard des jambes du sans-culotte. Pinard, ainsi garrotté, était dans l'impossibilité de tenter un seul mouvement. Il ne poussa ni un cri ni une plainte, et une résolution farouche se lisait sur son front légèrement relevé.
—La tôle est-elle chaude? demanda froidement Marcof.
—Oui, répondit Boishardy qui avait pris, dans un coin, de fortes pinces à l'aide desquelles il soutenait le morceau de fer.
—Donnez-moi cela alors! dit le marin.
Boishardy passa les pinces à son compagnon. Sur la tôle rougie à blanc on voyait des myriades d'étoiles qui semblaient la parcourir dans tous les sens, s'éteignant aussi rapidement qu'elles apparaissaient scintillantes. Marcof secoua la tête en signe de satisfaction et revint vers Pinard.
XXII
LE DÉLÉGUÉ DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC
A l'heure même où Marcof, Boishardy et Keinec, enfermés avec Pinard dans le cellier de la petite ferme de Saint-Étienne, s'apprêtaient à employer les moyens les plus extrêmes pour contraindre Carfor à les servir dans l'exécution de leurs projets, et lui faire révéler ce qu'il était essentiel qu'ils sussent, des événements nouveaux et importants avaient lieu à Nantes.
Ce soir-là, comme cela était sa coutume chaque soir depuis son avènement au pouvoir proconsulaire, le sensuel représentant de la Convention donnait à souper aux patriotes purs qui lui servaient de courtisans assidus. Carrier avait un grand faible pour la bonne chère et les réunions bruyantes, et il ne s'en privait pas.
Le citoyen Fougueray, délégué du Comité de salut public de Paris, était tout naturellement au nombre des invités.
Deux heures et demie du matin venaient de sonner, et l'orgie était dans tout son éclat. Diégo seul conservait son sang-froid. Placé à côté d'Hermosa, il échangeait à voix basse avec son ancienne maîtresse des paroles en apparence frivoles, mais, en réalité, des plus sérieuses, car tous deux discutaient à propos de Philippe de Loc-Ronan, et surtout à propos de l'immense fortune de Julie, fortune dont la courtisane ne paraissait nullement disposée à abandonner sa part.
Les deux associés, séparés aux yeux de tous par les événements, mais qui, cependant, n'avaient jamais cessé de s'entendre, étaient en quête d'un adroit moyen de tromper Carrier et Pinard, et de garder pour eux seuls le butin dont Diégo avait déjà promis deux portions assez considérables.
—Sois tranquille, disait l'Italien; tu me connais et tu peux t'en rapporter à moi. Ces deux hommes sont des machines dont je me sers, des rouages nécessaires pour faire marcher l'œuvre; mais une fois nos efforts couronnés de succès, je briserai les rouages ou je les jetterai de côté. Pinard n'est qu'une bête féroce, possédant l'instinct du crime sans profit; il n'est pas de ma force. J'ai l'air de le trouver cousu de ruses et confit de précautions, pour mieux lui donner confiance dans sa propre imagination, mais au demeurant, je m'en moque comme de ceci!
Et Diégo lança sur la table un grain de raisin sec qu'il faisait danser dans la paume de sa main.
—Et Carrier? dit Hermosa.
—Celui-là, c'est différent: il est plus difficile à jouer, et il est à craindre, car il n'a pas l'habitude d'hésiter devant les moyens violents, mais il ne m'inquiète guère non plus: il a tant de vices, qu'il offre prise aux gens véritablement habiles. D'ailleurs, s'il le faisait, j'emploierais les pouvoirs que ce niais de Pinard a si bien confectionnés. Avant qu'on en ait reconnu la fausseté, j'aurais dix fois le temps de casser la tête au proconsul et de mettre Nantes sens dessus dessous. C'est même peut-être là une idée à laquelle j'aurais dû songer plus tôt. Ce serait réjouissant de se servir contre Pinard de son propre ouvrage, et de le faire guillotiner en vertu des ordres qu'il aurait falsifiés lui-même. Qu'en penses-tu?
—Je pense qu'il nous faut d'abord pour nous seuls la fortune de la marquise.
—Mon Dieu! tu deviens d'un matérialisme épouvantable! Tu ne penses qu'à l'argent! tu n'as plus de poésie!
—J'aurai de la poésie à mon heure, quand j'aurai les millions.
—Eh bien, ma belle, encore une fois, sois tranquille, mon plan est fait, et nous ne partagerons rien. Seulement, sois plus aimable que jamais avec Carrier. Sur ce, il est tard, je suis fatigué, cette ignoble société me dégoûte, je quitte la compagnie. On ne respire pas ici, et j'ai besoin d'air. Adieu! demain je te dirai ce que j'aurai fait, car demain, bien certainement, j'aurai joué la seconde manche de cette partie décisive, et peut-être bien que le soir venu nous fuirons ensemble.
Les deux complices se pressèrent mystérieusement les mains, et Diégo, se levant de table, repoussa sa chaise et quitta la chambre au milieu des cris, des chants et des vociférations des convives, dont les trois quarts menaçaient de rouler bientôt sous la table. L'Italien traversa le salon et descendit les degrés de l'escalier qui conduisait dans le vestibule. De là il atteignit la cour qu'il allait traverser pour gagner la rue, lorsqu'un tumulte effroyable, partant de l'intérieur du corps-de-garde, l'arrêta brusquement dans sa marche. Il s'avança vivement pour connaître la cause de ce bruit inattendu.
Ce corps-de-garde, habitation ordinaire des sans-culottes de la compagnie Marat, était une vaste pièce oblongue, meublée, comme le sont toutes celles servant au même usage, d'un énorme poêle, de chaises de paille, de lits de camp et de rateliers pour les fusils; mais les murailles, peintes à la chaux et noircies par la fumée, rappelaient à profusion la destination particulière qui lui était réservée. L'image du patron sous l'invocation duquel s'était placée la trop fameuse compagnie abondait sur toutes les faces du poste. Ici c'était une peinture grossière représentant l'ami du peuple frappé dans son bain par Charlotte Corday, et accompagnée de cette inscription:
«NE POUVANT LE CORROMPRE ILS L'ONT ASSASSINÉ.»
Plus loin, c'était un buste voilé d'un crêpe funèbre et couronné d'immortelles, avec ce couplet tracé sur la muraille:
Marat, du peuple vengeur,
De nos droits la ferme colonne,
De l'égalité défenseur,
Ta mort a fait couler nos pleurs,
Des vertus reçois la couronne;
Ton temple sera dans nos cœurs!
Mourir pour la patrie,
C'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie.
De l'autre côté de ce couplet, on voyait écrit en lettres énormes:
Pleure, mais souviens-toi qu'il doit être vengé.
Ennemis de la patrie, modérez votre joie;
Il aura des vengeurs!
De tous côtés l'œil ne rencontrait que médailles en plâtre et en ivoire, représentant, les unes Marat, les autres Chalier et Lepelletier, avec cet exergue:
MARTYR DE LA LIBERTÉ!
Enfin une énorme affiche, qui, quelque temps avant, avait couvert les murs de Paris, cachait presque entièrement un côté de la muraille. Cette affiche était ainsi conçue:
LEPELLETIER.
Pour avoir assassiné le brigand, il fut assassiné
Par un brigand.
BRUTUS.
Le vrai défenseur des lois républicaines
Et l'ennemi juré des rois.
MARAT.
Le véritable ami du peuple,
Fut assassiné par les ennemis du peuple.
Au-dessus de cette affiche pendait le drapeau national; au-dessous on lisait ce quatrain:
Peuple, Marat est mort; l'amant de la patrie,
Ton ami, ton soutien, l'espoir de l'affligé,
Est tombé sous les coups d'une horde flétrie.
Pleure, mais souviens-toi qu'il doit être vengé!
Puis ces inscriptions placées et répétées partout:
«Vive la République! Vive la Montagne! Vivent à jamais les sans-culottes!»
Et bon nombre d'affiches, d'arrêtés et décrets, de motions, parmi lesquels on distinguait un placard portant cet en-tête:
«Boussole des patriotes pour les diriger sur la mer du civisme, imitée de Marie-Joseph Chalier, mort à Lyon.»
C'était une longue liste de ce que Nantes renfermait de gens riches et de cœurs honnêtes, et qui, tous, devaient être envoyés à la guillotine! Comme on le voit, ce lieu, dont la description est de la plus rigoureuse exactitude, était bien digne de ceux qui l'habitaient.
Au moment où Diégo y pénétra, un grand tumulte régnait dans le corps-de-garde. Une trentaine de sans-culottes entouraient un malheureux et étaient en train de le pousser dans la rue pour le pendre à la corde de la lanterne qui éclairait l'entrée de la demeure du proconsul. L'homme menacé d'un genre de supplice qui était alors de mode pour les petits coupables et le menu des aristocrates, n'était autre que maître Nicoud.
Voici ce qui s'était passé: On se rappelle que Pinard avait donné l'ordre au cabaretier d'entrer dans le poste et d'y attendre son retour, sous peine de se voir incarcérer. Or, être incarcéré signifiait tout simplement être guillotiné, fusillé ou noyé. Donc maître Nicoud s'était empressé d'obéir, et le malheureux avait une telle confiance dans les promesses du lieutenant, qu'il ne se serait pas avisé de bouger de place, se fût-il agi de tout l'or des mines du Pérou. (La Californie, et l'Australie n'ayant pas encore été inventées en l'an de grâce 1793).
Nicoud connaissait presque tous les sans-culottes, qui étaient devenus ses pratiques quotidiennes depuis les noyades, le cabaret étant situé à proximité du fleuve, et l'opération attirant fort en cet endroit messieurs de la compagnie Marat. Maître Nicoud avait donc passé les deux premières heures assez agréablement, causant, riant, plaisantant, et se prêtant aux bons mots d'un goût assez équivoque que ses clients se permettaient assez familièrement à son endroit.
On sait, pendant ce temps, ce qui s'accomplissait dans la maison du quai de la Loire. Après l'enlèvement de Pinard, et la boucherie que les royalistes avaient faite des sans-culottes, les sept ou huit survivants avaient pris la fuite en se dispersant dans le verger. Le premier moment de terreur passé, la honte d'avoir été battus par deux hommes, ou plutôt par un seul homme, car Marcof avait lutté presque seul; la honte, disons-nous, rallia les fuyards. D'un commun accord ils revinrent à la charge. Mais ils ne trouvèrent plus d'ennemis, et, grâce à la précaution qu'avait prise Keinec d'envelopper de foin les sabots des chevaux, ils ne purent même pas découvrir la direction par laquelle s'étaient élancés les royalistes. Ils parcoururent en vain la maison, jurant, sacrant, maudissant, sans même se soucier de porter secours aux blessés qui criaient et aux mourants qui râlaient. Enfin, bien convaincus qu'ils ne pouvaient venger leur défaite, les misérables se réunirent pour tenir conseil.
Que fallait-il faire? était la grande question que l'on se renvoyait de bouche en bouche. La position en effet était difficile.
Ils ne pouvaient se dissimuler que, de toute façon, il fallait en arriver à prévenir Carrier. De plus, il était fort évident que le proconsul ferait massacrer sans pitié celui ou ceux qui lui annonceraient la triste nouvelle que trois royalistes avaient tué plus de vingt sans-culottes, avaient enlevé son lieutenant, et n'avaient pas reçu la moindre égratignure. La délibération fut bruyante. Enfin, l'on arrêta, faute d'une décision meilleure, qu'il fallait de toute nécessité aller rendre compte à Carrier de ce qui s'était passé, et l'avertir de la disparition de Pinard. En conséquence, les sans-culottes se mirent en route, décidés à se présenter en corps et ayant l'intention de faire monter avec eux une partie de ceux de leurs compagnons qu'ils trouveraient au poste de la maison du proconsul. C'était l'exécution de ce projet arrêté qui avait mis le malheureux Nicoud dans la position où nous l'avons laissé.
Lorsqu'en entrant dans le corps-de-garde, les patriotes trouvèrent le cabaretier dans l'auberge duquel vingt des leurs venaient d'être massacrés, ils l'avaient accusé de complicité avec les royalistes. Nicoud avait voulu protester, et il essaya même d'un discours destiné à prouver la blancheur de sa conscience et son innocence de toute participation aux crimes qui venaient d'être commis; mais on avait étouffé ses paroles sous des vociférations effrayantes. Les cris de: «A mort le traître! A la lanterne l'aristocrate!» retentirent de toutes parts.
Les sans-culottes songeaient qu'en sacrifiant Nicoud, ils auraient une sorte de vengeance à présenter à Carrier, et ils avaient résolu de pendre le malheureux cabaretier avant d'affronter la colère du maître. L'aubergiste se débattait sous les poignets de fer qui le poussaient au dehors, protestant plus que jamais et essayant en vain d'attendrir ses bourreaux. C'étaient ces cris, ce bruit, ces débats qui avaient provoqué le vacarme dont le citoyen Fougueray s'était ému en traversant la cour de la maison du proconsul.
Le tumulte était si grand, que personne ne prit garde au délégué du Comité de salut public lorsqu'il pénétra dans le poste; mais en sa qualité d'envoyé de Paris, Diégo crut de son devoir, afin de mieux jouer le rôle qu'il avait pris, d'intervenir et de demander la cause de cette exécution nocturne, et de ce scandale qui mettait en émoi tous les bons citoyens.
Maître Nicoud le prit tout au moins pour un ange libérateur, et se précipita à ses pieds, laissant une partie de ses vêtements entre les mains de ceux qui le retenaient. Les sans-culottes interrogés expliquèrent rapidement au citoyen délégué les raisons qu'ils avaient pour pendre l'aubergiste. En entendant raconter les événements de la nuit, Diégo pâlit horriblement. Il comprenait qu'un seul homme, à sa connaissance, avait assez d'audace pour tenter un tel coup, et assez de courage pour l'exécuter. Il ne douta pas un seul instant que le royaliste dont on lui parlait ne fût Marcof.
Marcof à Nantes! Il y avait bien là en effet de quoi faire pâlir l'ancien bandit calabrais. Aussi demeura-t-il tout d'abord pétrifié et anéanti. Mais sa conception si vive lui démontra rapidement qu'il ne fallait pas se laisser entraîner par le découragement.
—Prévenons Carrier, dit-il; et pendez toujours cet homme; cela ne peut pas nuire, quoiqu'il soit évident qu'il ne sache rien.
Ces mots n'étaient pas achevés que Nicoud, enlevé de terre, poussé, battu, déchiré, fut jeté au milieu de la rue, puis la lanterne tomba, la corde fut enroulée autour du cou du malheureux, et un hourra retentit dans la foule. Le corps de l'aubergiste se balançait au-dessus de la tête des sans-culottes.
—Cela vous servira d'introduction auprès de Carrier, fit observer tranquillement Fougueray.
En effet, le bruit extérieur avait attiré l'attention du proconsul, et un aide-de-camp en sabots et en épaulettes de laine accourut pour en connaître la cause. Tous les sans-culottes voulurent parler ensemble. Fougueray les interrompit et leur imposa silence.
—Je vais prévenir le citoyen représentant, dit-il. Tenez-vous prêts à recevoir ses ordres.
Comme l'intention qu'exprimait Fougueray satisfaisait les sans-culottes qui, de cette façon, n'allaient plus se trouver en face de la première colère du proconsul, personne n'éleva la voix pour émettre un autre avis. Le citoyen délégué, c'est ainsi qu'on appelait l'Italien, gravit précipitamment le premier étage de l'escalier, et entra dans le salon où nous avons déjà introduit nos lecteurs. Il alla droit à Carrier qui causait devant la cheminée avec Angélique et Hermosa.
—J'ai à te parler, lui dit-il.
—D'affaires? demanda le proconsul.
—Oui.
—Au diable, alors! j'ai fermé boutique pour aujourd'hui. A demain matin.
—Non pas!
—Je te répète que je ne t'écouterai pas.
Puis se penchant à l'oreille de Carrier, Fougueray ajouta:
—Les chouans ont pénétré dans Nantes cette nuit même.
Carrier devint blanc comme un linceul. Le misérable lâche frissonna de tous ses membres. Son œil vitreux exprima une terreur invincible.
—Bien vrai? fit-il d'une voix suppliante, comme s'il eût espéré que Diégo allait se rétracter, après avoir essayé d'une plaisanterie.
—Certes, cela est vrai! répondit vivement Fougueray.
—Ils ont attaqué la ville?
—Non.
—Qu'ont-ils fait alors?
—Ils ont tué plus de vingt hommes de la compagnie Marat! Mais viens dans ton cabinet, je te dirai tout. Il est urgent de prendre des mesures vigoureuses pour rattraper les brigands, ou, s'ils sont hors de Nantes, les empêcher d'y rentrer. Viens, te dis-je; nous aviserons.
Carrier, quittant les deux femmes, se laissa entraîner; Fougueray raconta tout ce qu'il venait d'apprendre.
—Il est impossible qu'un homme ait fait cela! dit Carrier en entendant son interlocuteur lui faire part des exploits de Marcof.
—Malheureusement, la chose est exacte.
—Impossible! te dis-je.
—Pourquoi?
—Il n'y a pas de créature au monde capable de tant de force et de hardiesse.
—Je te certifie pourtant qu'il existe un homme capable de tout cela, et cet homme, je le connais.
—Et c'est lui qui a accompli ce que tu viens de me dire? C'est lui qui a tué seul près de vingt sans-culottes?
—Lui, aidé de deux autres.
—Quel est son nom?
—Marcof le Malouin.
—Marcof le Malouin? Marcof qui a attaqué le convoi des prisonniers venant de Saint-Nazaire?
—Lui-même.
—Et les deux hommes qui accompagnaient?
—J'ignore qui ils sont.
—Que devons-nous faire pour nous emparer de ces brigands?
—Mettre toute la police sur pied; donner le signalement de Marcof; je vais l'écrire. Fouiller Nantes jusque dans les moindres cachettes de ses plus humbles demeures; faire donner l'ordre de veiller attentivement aux portes de la ville, arrêter tous ceux qui inspireraient le plus léger doute. En un mot, redoubler d'attention et de rigueur.
—C'est facile, répondit Carrier; je vais faire faire des arrestations sur une grande échelle; par exemple, il faudra nous hâter de vider les prisons, augmenter le nombre des baignades et des mitraillades, car du diable si je sais où fourrer un prisonnier. Les dépôts regorgent! Enfin, n'importe! on trouvera un moyen! Je vais faire arrêter, arrêter quand même, arrêter en masse, arrêter sans trêve, sans relâche, et on exécutera tous ces brigands! Dans le nombre, nous aurons bien la chance de nous débarrasser de quelques-uns de ceux qui conspirent contre la République!
Fougueray regardait Carrier avec une sorte de stupéfaction. Tout scélérat qu'il fût, il avait peine à comprendre que la manie du meurtre pût être portée à un point aussi épouvantable. Il contemplait avec stupeur cet homme qui parlait d'arrêter, de noyer, de mitrailler, avec un calme, un sang-froid qui décelaient l'indifférence de son âme et le peu de trouble que ressentait sa conscience.
—Mais, fit observer l'Italien, as-tu le droit d'arrêter ainsi sans preuves, sans indices de culpabilité?
—Ce droit-là, je le prends, répondit le proconsul.
Puis, haussant les épaules et présentant à Fougueray une feuille imprimée placée sur le bureau, il ajouta en souriant:
—D'ailleurs, lis la loi contre les suspects, et tu verras qu'on peut arrêter tout le monde. Tiens, écoute ce décret.
Et il lut à haute voix, en soulignant pour ainsi dire chacune des phrases:
«Doivent dorénavant être considérés comme suspects et mis en état d'arrestation et d'incarcération:
«1º Ceux qui, dans les assemblées du peuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux, des cris turbulents et des menaces.
«2º Ceux qui, plus prudents, parlent mystérieusement des malheurs de la République, s'apitoient sur le sort du peuple et sont toujours prêts à répandre de mauvaises nouvelles avec une douleur affectée.
«3º Ceux qui ont changé de conduite et de langage selon les événements, qui, muets sur les crimes des royalistes et des fédéralistes, déclament avec emphase contre les fautes légères des patriotes, et affectent, pour paraître républicains, une austérité, une sévérité étudiées, et qui cèdent aussitôt qu'il s'agit d'un modéré ou d'un aristocrate.
«4º Ceux qui plaignent les fermiers, les marchands contre lesquels la loi est obligée de prendre des mesures.
«5º Ceux qui, ayant toujours les mots de «liberté, république ou patrie» sur les lèvres, fréquentent les ci-devant nobles, les contre-révolutionnaires, les aristocrates, les feuillants, les modérés, et s'intéressent à leur sort.
«6º Ceux qui n'ont pris aucune part active dans tout ce qui intéresse la révolution, et qui, pour s'en disculper, font valoir le payement de leurs contributions, leurs dons patriotiques, leur service dans la garde nationale par remplacement ou autrement.
«7º Ceux qui ont reçu avec indifférence la constitution républicaine, et ont fait part de fausses craintes sur son établissement et sa durée.
«8º Ceux qui, n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont aussi rien fait pour elle.
«9º Ceux qui ne fréquentent pas leur section et donnent pour excuse qu'ils ne savent pas parler, ou que leurs affaires les en empêchent.
«10º Ceux qui parlent avec mépris des autorités constituées, des signes de la loi, des sociétés populaires, des défenseurs de la liberté.
«11º Ceux qui ont signé des pétitions contre-révolutionnaires ou fréquenté des clubs et sociétés anti-civiques.
«12º Ceux qui sont reconnus pour avoir été de mauvaise foi, partisans de La Fayette, et ceux qui ont marché au pas de charge au Champ de Mars.»
—Eh bien! demanda Carrier après avoir achevé sa lecture, et en rejetant la feuille imprimée sur le bureau. Eh bien! tu as entendu? Dis-moi maintenant qui est, ou plutôt qui n'est pas suspect en France? Est-ce qu'avec cela on ne peut pas faire incarcérer tous les citoyens, depuis le premier jusqu'au dernier? J'ai le champ libre, et si la Convention me tracassait jamais, je saurais lui répondre. Donc, je vais donner mes ordres, ou mieux encore, tu les donneras toi-même. Tu me plais, citoyen. Tu as l'air d'un bon patriote, d'un rusé compère. Puisque cet imbécile de Pinard s'est laissé enlever, veux-tu sa place?
—La place de Pinard?
—Oui.
—En quoi consistait-elle?
—Dans l'inspection des prisons d'abord. Dans le commandement de la compagnie Marat. Dans la rédaction des ordres et des décrets qu'il me donnait à signer.
—C'est tout?
—Oui. Ne trouves-tu pas que cela soit assez? Pinard avait toute ma confiance.
—Et tu la reporteras sur moi?
—Je te le promets.
—Alors, marché conclu, j'accepte. Donne-moi des signatures en blanc et je te réponds du reste.
—Tu veilleras à la sûreté de ma personne?
—A mon tour, je te le promets.
Et Carrier, attirant à lui cinq ou six feuilles de papier aux en-têtes républicains, y apposa sa signature au bas. Fougueray s'en empara en déguisant la joie qu'il éprouvait sous une apparence calme. Les blancs-seings de Carrier lui assuraient le succès de ses plans en lui aplanissant tous les obstacles.
—Rentre au salon si bon te semble, dit-il; moi, je me charge des ordres à donner et de leur exécution.
Carrier fit un geste d'assentiment, ouvrit une porte voisine et sortit. On entendait le bruit confus de l'orgie qui avait atteint l'apogée de sa fureur et de son cynisme.
Carrier fit sa rentrée au milieu du tumulte en se frottant les mains et en lançant à droite et à gauche des regards de jubilation. Le proconsul était enchanté d'avoir trouvé, sans plus chercher, un remplaçant au sans-culotte enlevé par les royalistes. Pinard épargnait à son patron une grande partie de la besogne journalière et ne lui laissait que les plaisirs du métier. Or, Carrier, sensuel et paresseux, s'était parfaitement arrangé de cette existence qui allait être continuée, grâce à la bonne volonté de Fougueray.
Puis, une autre pensée avait poussé le représentant à se fier à l'envoyé du Comité de salut public, dont il était loin de suspecter les pouvoirs. Fougueray lui avait paru bien autrement délié que Pinard, bien autrement apte à remplir la caisse proconsulaire à laquelle, du premier coup, il allait apporter deux millions. Enfin, l'intérêt personnel liait Fougueray à Carrier, et l'ancien procureur regardait ce lien comme bien autrement sérieux que ceux formés par l'amitié ou par une opinion commune.
—Je partage l'affaire du marquis, disait le proconsul, mais il partage, lui, les rançons et les autres bénéfices; or, le chiffre de ces rançons peut et doit être énorme, s'il agit adroitement; donc il a intérêt à protéger ma vie, donc il est l'homme qu'il me fallait. Je ne me suis pas fâché, au reste, que Pinard soit au diable! D'ailleurs, que celui-ci me donne les millions en question, après, nous verrons bien!
Et Carrier alla rejoindre Hermosa et Angélique qui l'attendaient. Fougueray, demeuré seul, se leva vivement et fit quelques tours dans la pièce. L'expression de sa physionomie avait changé subitement depuis quelques minutes; de soucieuse et inquiète, elle était devenue joyeuse et hautaine. Revenu en face du bureau, il se laissa tomber dans un fauteuil, et, frappant le meuble du plat de sa main droite:
—Victoire! s'écria-t-il, victoire! Décidément, la soirée est bonne! Je me croyais près de ma perte, et la position devient plus belle que jamais! Mes espérances se changent en certitudes! Les difficultés disparaissent. Pinard me gênait; Marcof m'en débarrasse! Merci, Marcof! tu ne croyais pas si bien me servir! J'ai entre les mains la tranquillité de la ville, toutes les forces dont elle dispose, et les moyens d'atteindre mes ennemis là où ils sont. Cela durera-t-il? continua-t-il après avoir réfléchi un instant. Bah! que m'importe! Ce qu'il me fallait, c'était vingt-quatre heures de pouvoir absolu, et je les ai. Demain, ou pour mieux dire ce matin, car voici bientôt le jour, j'aurai vu Loc-Ronan et je l'aurai contraint à me donner une lettre pour Julie de Château-Giron. Oui, mais le difficile ne sera pas fait; il me restera à voir la religieuse. Or, elle est à bord du Jean-Louis.
Ici Diégo tira un portefeuille de la poche de son habit, l'ouvrit et y prit une lettre qu'il parcourut du regard.
—Oui, continua-t-il, ces renseignements doivent être exacts. Julie était au nombre des prisonniers de Saint-Nazaire, puisque Pernelles, le patron du navire sur lequel s'était embarqué Philippe, m'avait annoncé que le marquis avait avec lui une religieuse et un vieillard. Ce vieillard, c'est Jocelyn: la religieuse est sa femme sans doute. Damné Marcof! Grâce à mon génie, à mon habileté, je les avais tous trois entre mes mains. Dénoncés par mes soins, ils sont arrêtés à leur débarquement, et il faut que ce démon incarné vienne se jeter au travers de mes projets et qu'il arrache Julie aux soldats qui escortaient les prisonniers. Maintenant, voyons encore ce que me dit Agésilas.
Diégo prit une seconde lettre et lut à voix basse:
«La Roche-Bernard, 22 frimaire. Le lougre le Jean-Louis est à l'ancre près de la ville; il est admirablement gardé. Celui dont tu me parles n'est pas à bord.»
—Ce n'est pas cela, interrompit Diégo en refermant la lettre.
Il en ouvrit une autre.
«20 frimaire, lut-il.»
—Ah! c'est cela.
«Un homme et une religieuse sont arrivés cette nuit. L'homme est le patron du lougre; quant à la religieuse, je lui ai entendu donner le titre de madame la marquise. La religieuse est restée à bord; le patron est revenu à terre. S'il survient un événement, je t'en donnerai avis.»
Diégo s'interrompit une seconde fois dans sa lecture, et, ne terminant pas la lettre, il la replaça dans le portefeuille.
—Et rien depuis ce moment, dit-il; donc Julie est encore à bord du Jean-Louis et Marcof n'est pas retourné à la Roche-Bernard; or, il est incontestable que c'est lui qui a tué les sans-culottes dans l'auberge du quai. C'est lui qui a enlevé Pinard, qu'il aura reconnu, malgré le changement de nom et de condition. Eh bien! qu'il demeure vingt-quatre heures seulement à Nantes ou dans les environs, et j'aurai eu le temps d'agir. Je verrai la religieuse tandis qu'il sera absent de son bord, et j'enlèverai l'affaire à leur nez et à leur barbe! Qu'il sauve son frère s'il le veut, peu m'importe, quand j'aurai les écus! Allons, j'étais un sot de me tourmenter! Tout est pour le mieux, au contraire! Pinard disparu, je n'ai plus de moyens à trouver pour éviter le partage. Quelle heureuse inspiration que de n'avoir pas agi précipitamment et d'avoir attendu! Les noyades et les mitraillades auront dû, grâce à leur aimable perspective, rendre le cher marquis souple comme un gant, et quant à Carrier, il n'aura rien! c'est convenu! Allons, Diégo! tu es né sous une heureuse étoile, mon cher ami, et la sorcière qui, dans ta jeunesse, t'a prédit une triste fin, a volé l'argent de ta mère. Corpo di Bacco! quelle succession de bonheurs!
Ici Diégo s'arrêta brusquement.
—Si Pinard allait tout révéler!... dit-il. Non! reprit-il au bout d'un moment de réflexion, non, il ne le fera pas.... Et puis, le fit-il, j'agirai si vite que l'on n'aura pas le temps d'entraver mes desseins!
Sur ce, Diégo s'assit, et attirant à lui les feuilles revêtues de la signature du proconsul, il se mit à écrire rapidement. Le jour parut et le surprit encore dans ces occupations. Alors Diégo se leva, mit les différents ordres dans sa poche, et, regardant à sa montre:
—Sept heures et demie, dit-il; il est temps d'aller au Bouffay et de voir le marquis de Loc-Ronan! C'est ce jour qui doit décider de ma fortune!
XXIII
L'ENTREPÔT
L'entrepôt était le nom que les sans-culottes donnaient à la prison principale. Cette prison, située près de l'endroit où se dressait la guillotine, se trouvait à une distance assez considérable de Richebourg où demeurait le proconsul. Diégo-Fougueray, avant de quitter la maison de Carrier, entra dans le poste des sans-culottes, et fit porter les différents ordres qu'il venait de rédiger aux chefs de corps de la garnison.
Puis s'enveloppant dans un épais manteau, vêtement parfaitement justifié par la rigueur du froid, il s'achemina vers Bouffay. Il avait gardé sur lui, par mesure de précaution, un blanc-seing du citoyen représentant.
Ce blanc-seing, joint aux pièces fausses fabriquées par Pinard et qui faisaient de Fougueray un personnage officiel, il n'y avait nul doute que les geôliers ne lui obéissent sans la moindre hésitation.
Aussi, fut-ce d'un ton de maître qu'il éleva la voix en s'adressant au gardien général des prisonniers. Il demanda le porte-clefs Piétro. Un sans-culotte s'empressa de l'introduire dans la première cour, et le conduisant à travers un véritable dédale de corridors et d'escaliers, le mit en présence d'un homme de petite taille, maigre et délicat d'apparence, au teint fortement basané et à l'œil expressif.
Cet homme était le geôlier Piétro qui, en apercevant Fougueray, laissa échapper un geste du plus profond étonnement. Le sans-culotte se retira. Les deux hommes demeurèrent seuls dans une sorte de chambre mal éclairée par une fenêtre garnie de barreaux, et qui servait de gîte au geôlier. Piétro joignit les mains en poussant une exclamation.
—Sainte madone! dit-il en dialecte napolitain. Toi ici, Diégo!
—Est-ce que tu ne m'attendais pas? répondit Fougueray en prenant l'unique siège qui se trouvait dans la pièce, et en s'asseyant avec l'aplomb d'un maître qui se sait en présence de son subordonné.
—Non; je te croyais encore à Paris où je t'avais rencontré il y a deux mois.
—Heureusement pour toi encore.
—Sans doute, et je ne le nie pas.
—Tu te rappelles donc ce que tu me dois?
—Comment l'oublierais-je? Sans toi je serais mort de faim et de misère! Tu m'as recueilli, tu m'as donné de l'argent pour venir à Nantes, où tu me procurais une place. Grâce à toi, j'existe encore, et quoique le métier ne soit guère de mon goût, comme il me nourrit, je m'y résigne.
—A propos, caro mio, j'ai toujours oublié de te demander pourquoi tu avais quitté le pays?
—Nos bandes avaient été détruites.
—Par qui?
—Par les carabiniers, donc!
—Comment! vous vous êtes laissé battre par ces drôles?
—A la première rencontre, Cavaccioli avait été tué. La désunion s'est mise parmi nous. Alors chacun tira de son côté. Sachant bien que si j'étais pris je serais pendu, je passai en Sicile avec ma femme. Là je la perdis en peu de temps. C'est la fièvre qui me l'a tuée. Alors me trouvant seul au monde, je pensai à aller à l'étranger. Un patron de barque, de mes amis, me jeta en Sardaigne: de là je gagnai la Corse, puis la France. J'espérais, une fois à Paris, me tirer d'affaire, car on prétendait qu'il était facile d'y faire des siennes; mais....
—Tu t'étais trompé!
—Je le sais.
—Ce qui fait que je te trouvai un jour mourant de misère et de faim, comme tu le dis très bien toi-même, et que j'eus compassion de toi.
—Aussi te suis-je dévoué, Diégo!
—C'est ce que nous verrons.
—Mets-moi à l'épreuve.
—Patience! D'abord, commence par me rendre compte de l'état des deux prisonniers que le citoyen Pinard t'a confiés.
—Ah! ces deux hommes dont l'un se nomme Jocelyn?
—Oui.
—C'est d'eux qu'il s'agit?
—Précisément.
—Ils sont là!
—Dans la salle commune?
—Sans doute; il n'y a de place nulle part.
—Tu vas me conduire près d'eux.
—Il vaut mieux qu'ils viennent ici.
—Pourquoi?
—Tu n'as donc pas encore visité les prisons?
—Non.
—Alors viens avec moi. Tu vas voir pourquoi je te conseille de ne pas entrer.
Diégo se leva, et les deux hommes sortant de la petite pièce traversèrent un large corridor et se trouvèrent en face d'une porte toute bardée de barres de fer et de plaques de tôle. Piétro souleva le trousseau de clefs pendu à sa ceinture, suivant la coutume traditionnelle. Il en choisit une qu'il introduisit dans l'énorme serrure de la porte; puis il fit jouer deux verrous et poussa le battant de chêne massif.
Une bouffée de vapeur fétide, apportant une odeur affreuse vint frapper Fougueray en plein visage. Il chancela et recula d'un pas.
—Qu'est-ce que cela? demanda-t-il en se détournant pour ne pas respirer les miasmes putrides qui s'exhalaient de la salle des prisonniers.
—C'est l'odeur des cadavres, répondit tranquillement Piétro.
—Les prisonniers sont-ils donc morts?
—Presque tous.
—Mais les deux hommes dont je te parlais?
—Oh! tranquillise-toi! Ceux-là sont encore vivants; je le crois du moins.
—Comment; tu le crois?
—Sans doute. Il y a quatre heures que je ne suis entré dans les salles; car, tu comprends? on y entre le moins possible, et en quatre heures il en meurt ici. C'est pis que la mal'aria dans nos marais Pontins.
—Mais enfin où sont-ils?
—Ils doivent être là.
—Dans ce cloaque?
—Oui. Veux-tu toujours y pénétrer?
—Je veux voir, répondit Diégo en s'avançant.
Il passa devant Piétro, poussa tout à fait le battant de la lourde porte, et essaya de faire quelques pas en avant.
Nous disons «essaya» car l'Italien ne put pénétrer dans la salle. Certes Diégo, le bandit des Abruzzes, Fougueray, le soi-disant envoyé de Robespierre, l'homme, enfin, qui avait la conscience chargée de meurtres et de pillages, possédait une solidité de nerfs à l'épreuve des plus rudes atteintes; eh bien! telle était la monstruosité repoussante du hideux spectacle qui s'offrit à ses yeux, que le brigand, l'assassin, le persécuteur sans pitié du marquis de Loc-Ronan, demeura tout d'abord pétrifié et cloué sur place sans pouvoir avancer. Puis faisant un violent effort pour s'arracher à la contemplation qui le fascinait, il s'élança au dehors en frissonnant d'horreur et de crainte.
C'est que rien au monde, heureusement pour l'humanité tout entière, rien dans les plus sanglantes annales du moyen âge, rien parmi les narrations des atrocités commises par les peuplades les plus sauvages, rien même dans l'histoire des plus mauvais temps de l'inquisition espagnole, ne peut donner une idée du terrifiant tableau qu'offrait l'intérieur des prisons de Nantes sous le proconsulat de Carrier, de Carrier le représentant de la République une et indivisible, l'envoyé extraordinaire de la Convention nationale.
La salle de laquelle venait de sortir si précipitamment le citoyen Fougueray, après avoir tenté d'en affronter l'accès, était une de celles consacrées aux prisonniers destinés aux noyades et aux mitraillades, à ceux qui étaient conduits à la mort sans avoir paru devant les juges, à ceux enfin qui, suivant l'expression de Brutus, devaient donner la représentation aux bons sans-culottes de la «compagnie Marat.»
C'était un vaste parallélogramme éclairé sur la cour intérieure de la prison par quatre fenêtres percées régulièrement dans une épaisse muraille, et soigneusement grillées. Des contrevents en forme de soufflet ne laissaient pénétrer que difficilement un jour blafard équivalant à la demi-obscurité du crépuscule. Les murs, entièrement nus, soutenaient un plafond très bas. Une seule porte permettait d'entrer dans cette salle: c'était celle qu'avait ouverte le porte-clefs.
Au pied des murailles, dans toute la longueur de la pièce, était étendue une sorte de litière de paille, semblable à celle que l'on voit dans les écuries mal tenues; cette paille putréfiée, pourrie par le temps, s'était transformée en un fumier aux exhalaisons fétides qu'auraient refusé des chevaux de labour. Sur ce fumier immonde, qui avait fini par envahir la salle entière, gisaient pêle-mêle, entassés les uns sur les autres d'une muraille à l'autre, et tellement nombreux et serrés qu'aucun endroit libre n'existait pour poser le pied, des corps demi-nus formant une couche humaine.
Ces corps étaient ceux d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards de tous âges et de toutes conditions. Aucun d'eux ne bougeait: tous ceux qui étaient à terre étaient morts!
Il y avait dans cette salle plus de deux cent cinquante prisonniers; cinq seulement étaient debout. Ceux-là seuls vivaient encore! De ces cadavres amoncelés en une masse repoussante, les premiers étaient là depuis plus d'un mois!
—Toutes les salles représentent-elles donc le même spectacle? demanda Diégo en se remettant à peine du sentiment d'horreur et de dégoût qu'il venait d'éprouver.
—Toutes sans exception, répondit Piétro.
—Mais pourquoi n'enlève-t-on pas les morts?
—Est-ce que l'on a le temps? Et puis quand même, qui oserait toucher aux cadavres? C'est trop déjà de respirer les miasmes qui émanent de leurs corps: y toucher, ce serait vouloir mourir. Dernièrement un guichetier, celui d'en bas, est tombé asphyxié en ouvrant la porte de sa salle. Il y a huit jours, on offrit aux prisonniers qui voudraient se dévouer à cette tâche périlleuse, de leur rendre la liberté après l'exécution. Quarante se sont présentés. Trente ont péri avant la fin du travail.
—Et les dix autres?
—Ceux qui avaient survécu?
—Oui.
—Carrier les a fait guillotiner le soir même, disant qu'ils allaient ainsi être libres.
—Mais de quoi meurent donc ainsi les prisonniers?
—De tout! de maladie d'abord; le typhus ravage les prisons; presque tous les soirs, le poste de garde est décimé quand il ne meurt pas tout entier dans la nuit. Je ne sais pas comment nous pouvons y résister. Et puis la faim tue pas mal.
—La faim?
—Sans doute.
—Ne les nourrit-on pas?
—On leur donne par jour une demi-livre de riz cru et un morceau de pain mêlé de paille. Encore voilà-t-il quarante-six heures que la distribution n'a été faite. On leur vend l'eau, et ceux qui n'ont pas de quoi la payer meurent de soif.
—Mais pourquoi ces cadavres sont-ils superposés les uns sur les autres?
—Pourquoi?
—Oui.
—C'est bien simple. Les premiers morts ayant occupé toute la place de la salle, et la place manquant aux nouveaux venus, ceux-là ont été obligés pour se coucher de s'étendre sur les défunts. Dans la salle d'en bas, il y en a trois rangs les uns sur les autres; et si les quarante prisonniers dont je te parlais n'avaient pas, il y a huit jours, déblayé les prisons, je ne sais pas trop comment on pourrait aujourd'hui ouvrir les portes!...
Diégo, épouvanté de ce qu'il avait vu et de ce qu'il entendait, continua cependant à interroger le porte-clefs, lequel entra alors dans de si ignobles détails que nous nous refusons à les transcrire ici. Que ceux qui ne reculent pas devant ces pages effrayantes de l'histoire consultent toute la série du Moniteur du 1er au 25 frimaire an III (du 20 novembre au 15 décembre 1794), époque du procès de Carrier; qu'ils lisent attentivement les rapports faits à la Convention sur le proconsul de Nantes, l'acte d'accusation dressé contre lui, les dépositions des témoins oculaires, entre autres celles du citoyen Thomas; qu'ils fouillent, comme nous l'avons fait, les archives de la ville martyre, qu'ils étudient les mémoires de l'époque, et ils trouveront, non seulement tous les détails qui précèdent donnés par Piétro au citoyen Fougueray, mais encore tous ceux plus atroces que nous ne voulons pas décrire[5].
Diégo, atterré, ne pouvait revenir de la stupéfaction dans laquelle le récit de son ancien compagnon l'avait plongé. Enfin, secouant la tête pour en chasser les idées terrifiantes qui s'y étaient logées:
—Ah bah! fit-il avec insouciance, après tout, cela ne me regarde pas; mais je ne comprends pas le meurtre qui ne profite pas, moi, et il paraît qu'il était temps que j'arrivasse.
Puis, continuant sa pensée et s'adressant à Piétro:
—Tu m'assures que le marquis de Loc-Ronan et Jocelyn ne sont pas morts?
—Qui cela, le marquis de Loc-Ronan?
—Le compagnon du prisonnier Jocelyn.
—Ah! c'est un marquis?
—Oui.
—Tiens! tiens! tiens!
—Qu'as-tu donc?
—Il l'a échappé belle!
—Comment cela?
—On l'a appelé trois fois au moins par son nom depuis que je suis ici.
—Pour quoi faire?
—Pour aller avec les autres, donc!
—Et il n'a pas répondu?
—Non.
—On ne l'a donc pas cherché?
—Est-ce qu'on a le temps? Quand un prisonnier ne répond pas, on suppose qu'il est mort et on ne s'en occupe plus.
—C'est donc ça que j'avais entendu dire que plusieurs s'étaient sauvés par ce moyen.
Allons, pensa Diégo, Carfor ne m'avait pas trompé; il avait fait prévenir Philippe.
—Que faut-il faire maintenant? demanda Piétro en voyant son compagnon garder le silence.
—Amène le marquis dans ta chambre.
—Sans l'autre prisonnier?
—Oui.
—Mais, as-tu un pouvoir pour que j'agisse ainsi sans me compromettre?
—Tiens! lis ces papiers, répondit Diégo en tendant à Piétro les feuilles qu'il avait dans sa poche.
—Inutile, répondit le geôlier, je ne sais pas lire, je préfère m'en rapporter à toi.
—Fais donc vite.
Fougueray rentra dans la pièce dans laquelle il avait pénétré en premier, et Piétro se hasarda dans la salle.
Quelques minutes après, l'amant d'Hermosa et le mari de la misérable étaient en présence. Philippe de Loc-Ronan avait vieilli de dix ans depuis le jour où nous l'avons quitté lors de sa fuite de l'abbaye de Plogastel. Ses traits amaigris dénotaient tout ce qu'il avait souffert de douleurs et de privations, de chagrins et d'inquiétudes, de honte et de misère. C'était véritablement grand miracle que le marquis eût pu résister au séjour des prisons, depuis plus de deux mois qu'il en respirait l'air infect et qu'il subissait toutes les tortures que les terroristes infligeaient à leurs victimes.
Ainsi que Marcof l'avait raconté à Boishardy, Philippe et Jocelyn faisaient partie de la bande des prisonniers que les soldats républicains conduisaient de Saint-Nazaire à Nantes, lorsque l'intrépide marin avait attaqué l'escorte, et un malheureux hasard avait voulu qu'ils fussent demeurés aux mains de ceux qui les gardaient. Philippe et son fidèle serviteur avaient donc été conduits au château d'Aulx d'abord, puis transférés ensuite dans l'intérieur de la ville.
XXIV
LE MARCHÉ
Lorsque le marquis entra dans la pièce où l'attendait son estimable beau-frère, Diégo s'était brusquement retourné, afin que le jour, qui pénétrait par une étroite fenêtre, ne tombât pas tout d'abord sur ses traits, qu'il voulait cacher au prisonnier. En dépit de lui-même, l'Italien se sentait ému, non de commisération pour sa victime, mais de la partie qu'il allait jouer. Encore quelques minutes peut-être, et il aurait entre les mains la lettre qui mettait à sa discrétion cette fortune si ardemment convoitée, si laborieusement poursuivie. Il avait voulu attendre jusqu'alors, pour donner le temps aux noyades et aux mitraillades quotidiennes d'impressionner le marquis. Il comptait énormément sur l'impression causée par ces horreurs pour décider Philippe, dont il connaissait la fermeté. Puis, à défaut de ce moyen, il en tenait un autre en réserve: celui-là concernait l'amour du marquis pour sa seconde femme.
Enfin, maître de lui-même, il se retourna froidement. Philippe, dont les yeux rougis par les veilles étaient devenus d'une faiblesse extrême, ne distingua pas la physionomie de l'Italien. Croyant qu'il allait subir un interrogatoire, il se retourna vers Piétro qui demeurait sur le seuil de la porte:
—Où me conduisez-vous? demanda-t-il.
—Ici, citoyen, répondit le geôlier.
—Pour quoi faire?
—Quelqu'un veut te parler.
—Qui cela?
—Le citoyen.
Et Piétro désigna du geste le délégué du comité de Salut public. Le marquis de Loc-Ronan fit alors un pas en avant vers celui qu'on lui indiquait.
Philippe, en dépit de son séjour prolongé dans les prisons, n'avait rien perdu de sa dignité morale. C'était toujours ce beau gentilhomme aux façons élégantes et chevaleresques, aux grands airs de noble seigneur. En apercevant Diégo, qu'il reconnut au premier coup d'œil, le sang lui monta au visage.
—Le comte de Fougueray! dit-il en reculant.
—Le citoyen Fougueray, si vous le voulez bien, répondit Diégo avec une ironique politesse et en faisant un geste à Piétro, qui sortit et referma la porte.
—Cela devait être! murmura le marquis avec un mépris profond.
Diégo sourit.
—Tu ne m'attendais guère, n'est-ce pas, citoyen? reprit-il avec cette brutalité de langage qui était de mode à cette triste époque.
—Si fait, je vous attendais.
—Bah! vraiment?
—J'ai été victime d'une infâme délation; puisqu'il s'agissait de lâcheté, je devais penser à vous.
—Citoyen Loc-Ronan!
—Monsieur le comte!
—Encore une fois, je suis le citoyen Fougueray! s'écria Diégo avec colère, car il craignait que quelque surveillant, en rôdant dans le corridor, n'entendît le marquis lui donner un titre qui entraînait alors le dernier supplice pour ceux qui le portaient.
Philippe devina la pensée de son interlocuteur, mais il se contenta de hausser dédaigneusement les épaules.
—Que me voulez-vous donc encore? demanda-t-il froidement et avec une hauteur extrême.
—Causer quelques instants, avec vous, cher beau-frère, répondit Diégo avec une affabilité railleuse. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus que nous devons avoir bien des choses à nous dire!
—Assez! dit brusquement Philippe. Je n'ai plus ni or, ni argent, ni terres, ni châteaux, ni fortune enfin. Que me voulez-vous donc?
—Vous avez un bien plus précieux que tout cela à défendre, et ce bien c'est la vie.
—Est-ce donc à ma vie que vous en voulez?
—Je veux la défendre, mon cher beau-frère.
—Vous?
—Moi-même, qui vous ai toujours apprécié comme vous le méritez.
—Je suis condamné, monsieur, dit froidement le marquis, et j'ai hâte de mourir pour être délivré de tous mes maux. D'ailleurs l'existence venant de vous, je la repousserais!
—Cependant, dit Diégo, la mort est une vilaine chose, surtout par la façon dont elle arrive ici, et sans parler du typhus, il me semble qu'être noyé dans la Loire ou fusillé sur la place du Département....
—Vaut mieux mille fois que d'être guillotiné devant une foule sanguinaire et stupide! interrompit Philippe. Mourir par le fer est la mort du soldat; ce doit être la mienne. Mourir noyé dans le fleuve, c'est quitter la vie entouré de pauvres innocents qui vous font cortège pour monter au ciel. L'une ou l'autre façon de gagner l'éternel sommeil ne m'effraye pas, au contraire, je les attends toutes deux avec calme, presque avec impatience.
Diégo se mordit les lèvres. Les exécutions n'avaient nullement porté l'effroi dans l'âme du stoïque gentilhomme, et le bandit avait perdu en vain quatre jours à attendre. Le marquis fit un pas pour quitter la chambre.
—Vous voyez, dit-il, qu'il est inutile de prolonger l'entretien.
—Si fait! s'écria Diégo; causons au contraire, et plus que jamais je tiens à votre aimable compagnie.
—Je n'ai rien à entendre, vous dis-je.
—Vous croyez?
—J'en suis certain.
—Peut-être vous trompez-vous?
—Non.
—C'est ce que nous allons voir.
Et Diégo, après une légère pause, reprit d'une voix ferme:
—Il s'agit de votre seconde femme.
—De Julie! s'écria Philippe avec un violent mouvement.
—D'elle-même.
—Mon Dieu! un danger la menace-t-il? Est-elle donc arrêtée de nouveau, elle qu'un miracle avait sauvée?
—Non; elle est libre encore; mais je connais l'endroit où elle se cache!
Philippe poussa un soupir.
—Vous voyez bien que nous avons à causer! continua Diégo en souriant.
—Seigneur! s'écria le marquis en levant les mains vers le ciel; Seigneur! qui me délivrera donc de ces maudits attachés à mes pas!
—Oh! les grands mots! répondit l'Italien. Les phrases à la Voltaire! Ceci est un peu bien passé de mode, je vous en avertis. Et puis, vous venez de commettre une énorme faute de grammaire. Vous employez le pluriel. Vous dites: «les maudits!» Erreur, cher beau-frère, grave erreur. Il fallait vous écrier: «le maudit!» car j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Le chevalier de Tessy est mort et bien mort. Le diable ait son âme! n'est-ce pas? Allons, je vois à votre physionomie que cela ne vous suffit pas. Vous voudriez que j'allasse rejoindre le plus tôt possible ce cher frère que je pleure tous les jours. Mais, bah! j'ai l'âme chevillée dans le corps, moi! Donc n'y songez pas, et sachez seulement que je demeure seul, avec la marquise, bien entendu, la douce et belle Hermosa, que vous avez tant aimée.
—Assez! interrompit brusquement Philippe. Parlez clairement; que me voulez-vous?
—Causer, je vous l'ai dit.
—A quel propos?
—A propos des choses les plus intéressantes pour nous deux. Mais d'abord n'êtes-vous pas un peu curieux de savoir comment j'ai pu deviner que vous étiez vivant, vous à l'enterrement duquel j'ai assisté jadis?
—Allez au but!
—Pour y arriver, je suis contraint de faire un détour.
Philippe fit un mouvement convulsif; mais il s'arrêta.
—Parlez comme bon vous l'entendrez, dit-il; j'écoute.
—A la bonne heure. Je commence, et je vous réponds que vous ne languirez pas longtemps. Sachez seulement que je viens vous proposer la vie, la liberté et la tranquillité.
—Vous?
—En personne!
—Je n'y crois pas.
—Vous me méconnaissez.
—M. de Fougueray, vous m'avez dit à l'instant que vous connaissiez la retraite où s'est cachée mademoiselle de Château-Giron. Si vous m'avez parlé ainsi, c'est que, par un moyen que j'ignore, je puis vous payer ce secret. Quel prix y mettez-vous? Dites-le promptement et cessons cette conversation qui me soulève le cœur!
—Soit, citoyen Loc-Ronan, soyons brefs, je le veux bien. Voici ce qui m'amène. Votre seconde femme a une fortune immense. Cette fortune, réalisée jadis en or et en bijoux, est enfouie dans un endroit dont elle seule possède le secret. Eh bien! je veux connaître ce secret et avoir cette fortune. Suis-je suffisamment clair et précis?
—Infâme! s'écria le marquis, vous voulez dépouiller une femme!
—Parfaitement.
—Et c'est à moi que vous venez le dire!
—Pour que vous m'aidiez!
—Moi?
—Sans doute; vous lui conseillerez d'agir selon mes vues.
—Jamais!
—Vous le ferez.
—Jamais, vous dis-je!
—J'aurai ce secret aujourd'hui même, marquis Philippe de Loc-Ronan, ou sans cela....
—Sans cela?
—La citoyenne Château-Giron sera arrêtée demain.
—Vous voulez me tromper; vous ne savez pas où est Julie.
—Réfléchissez donc! Si je l'ignorais, pourquoi viendrais-je vous demander une lettre pour elle? Cette lettre ne me servirait de rien. Vous savez peut-être le secret; mais je sais également que vous ne me le révélerez pas. C'est pourquoi je vous demande une lettre pour madame de Loc-Ronan; lettre dans laquelle vous lui conseillerez de faire ce que je lui demanderai en ce qui concerne sa fortune. De deux choses l'une, ou je remettrai cette lettre, et dès lors il faut bien que je sache où est la marquise, ou je ne la remettrai pas, et dans ce cas, pourquoi et dans quel intérêt l'exigerais-je? Il me semble que ce raisonnement est parfaitement logique. Vous ne me répondez pas? Vous me croyez plus ignorant que je ne le suis. Pour vous convaincre, écoutez-moi.
Et Diégo continua en dardant ses regards ardents sur Philippe, qui, à demi convaincu, pressait douloureusement sa noble tête entre ses mains amaigries:
—Le soir même du jour où vous vous êtes fait passer pour mort, vous avez pris la fuite avec Jocelyn. Vous vous êtes rendu à l'abbaye de Plogastel, abbaye dans laquelle nous étions nous-mêmes; mais nous ignorions complètement votre présence. Dans les cellules souterraines, vous avez retrouvé votre femme, Julie de Château-Giron. Puis vous vous êtes sauvé à Audierne, et là, le fils d'une fermière des environs vous a fait passer sur son navire de pêche et vous a conduit en Angleterre ainsi que votre femme et Jocelyn. Je suis bien instruit, qu'en pensez-vous, mon cher beau-frère? Ma police est-elle convenablement faite?
—Mais qui donc vous a révélé tous ces détails? dit Philippe avec stupeur.
—Cela vous serait agréable à savoir? Je vais vous le dire, d'autant que le mystère m'importe peu maintenant. Huit jours après votre départ de France, un homme me racontait ces événements qu'il tenait de la bouche même de celui qui vous avait embarqué et qui vous avait parfaitement reconnu. Cet homme était un simple berger et se nommait Carfor. Grâce aux sottes croyances des paysans bretons, Carfor exerçait une grande influence sur le pays, et le pêcheur en question était à la dévotion du prétendu sorcier. Celui-ci s'est renseigné d'abord et m'a raconté ensuite. Voilà tout. Le fait est simple et croyable, car vous étiez hors de France, et ceux qui parlaient ne pensaient pas vous compromettre. Seulement le hasard m'a bien servi. Une fois certain de vous retrouver à Londres, je me mis à votre recherche. Vous veniez de rejoindre les émigrés en Allemagne. Ne pouvant vous suivre, je payai largement des gens à moi pour me suppléer, et depuis deux ans, depuis votre étonnante résurrection, j'ai connu jour par jour vos moindres démarches....
—Qu'aviez-vous donc à gagner en agissant ainsi? je ne possédais plus rien.
—Vous oubliez la fortune dont je vous parlais tout à l'heure. Laissez-moi achever. C'est sur ma dénonciation, ainsi que vous le supposez, que vous avez été arrêté en débarquant sur les côtes de France. C'est encore d'après mes ordres que vous êtes vivant aujourd'hui.
—D'après vos ordres!
—Je le répète, c'est grâce à moi que vous vivez.
—Je n'accepte pas l'existence à ce prix.
—Ne jurez pas avant de m'avoir entendu. Six jours après votre incarcération, votre geôlier vous apporta vos provisions de pain et de riz comme à l'ordinaire. En rompant ce pain, n'y avez-vous pas trouvé un billet?
—Si fait.
—Que vous disait ce billet?
—Il me recommandait de ne pas répondre dans le cas où mon nom serait appelé; il me recommandait cela au nom de mon amour pour Julie, et il était signé: «un ami inconnu.»
—C'est bien cela.
—Ainsi vous en aviez connaissance?
—Il avait été dicté par moi et enfermé sous mes yeux dans le pain qui vous était destiné.
—Et vous ne m'avez donné cet avertissement salutaire que pour être toujours à même de torturer mon cœur, n'est-ce pas?
—Je vous ai donné cet avis pour vous préserver de la mort et ne pas ruiner mes projets. Je suis franc, vous le voyez. Bref, arrivons au fait, maintenant que vous connaissez les principaux détails. Il me faut la fortune entière de votre femme. Cette fortune une fois entre mes mains, vous serez délivré sur l'heure et vous aurez les moyens de quitter Nantes la nuit même de mon entrevue avec la citoyenne de Château-Giron. Libre à vous alors de rejoindre votre seconde femme et de vivre auprès d'elle. Pour moi, je quitterai la France en emmenant Hermosa. Cette fois, vous ne me reverrez plus. Comprenez-moi bien avant de répondre: la liberté pour vous, c'est la vie, c'est plus que la vie. C'est l'amour de Julie de Château-Giron; c'est votre bonheur et le sien; c'est enfin l'honneur de votre nom: car vous pourrez combattre pour votre cause. Mais si vous refusez, oh! si vous refusez, ne vous en prenez qu'à vous de tous les malheurs qui en résulteront. Vous ne mourrez pas de suite. Je veux, avant, que vous voyiez souffrir ceux que vous aimez. Julie arrêtée sera d'abord jetée en prison, puis elle servira de jouet aux amis de Carrier.
—Misérable! s'écria Philippe. Ne dis pas cela ou tu vas mourir!
Et, plus rapide que la pensée, le marquis s'élança sur Diégo et l'étreignit. On sait que les colères de Philippe étaient terribles. L'accès que l'Italien avait provoqué décuplait les forces du prisonnier; mais malheureusement ces forces étaient presque éteintes par les souffrances qu'il subissait depuis deux mois. Cependant la supposition, ou plutôt le pronostic infâme de Diégo, avait tellement surexcité le courroux du marquis que, malgré toute sa vigueur, l'Italien plia et fut à demi renversé. Mais hélas! ce fut tout ce que put faire Loc-Ronan.
Piétro avait dit que la nourriture des prisonniers manquait depuis quarante-six heures. Le fait était exact. Il y avait près de deux jours que Philippe n'avait mangé! Diégo sentit donc mollir les bras qui l'étreignaient. Il fit un violent effort et rejeta le marquis sur son siège.
—Continuons, dit-il froidement, en voyant Philippe désormais incapable de résistance. Je disais que Julie servirait de jouet aux amis de Carrier: puis ensuite elle sera noyée ou fusillée. Tu crois, citoyen Loc-Ronan, que tu mourras alors? Pas encore. Il te restera autre chose à voir. Cette autre chose sera le supplice de Marcof le Malouin, de Marcof le chouan, de Marcof ton frère, entends-tu?
—Marcof! répéta Philippe.
—Oui. Il est à Nantes, et, suivant son habitude de folle témérité, il y est venu accompagné seulement de deux hommes. Il est arrivé hier soir. Il te cherche sans doute; mais je le défie de pénétrer jusqu'ici. Tous mes ordres sont donnés. J'ai les pleins pouvoirs de Carrier pour agir. Dans quelques heures, Marcof et ses compagnons seront entre mes mains. Tu le verras mourir avant toi. Allons! parle, maintenant. Veux-tu, oui ou non, me donner pour ta femme la lettre que je te demande?
Philippe se leva lentement. Il jeta un regard de mépris sur l'homme qui lui parlait ainsi avec une brutalité si horrible. Il parut hésiter. Puis les forces l'abandonnèrent, et il retomba sur sa chaise en comprimant son front entre ses mains crispées. Diégo le couvait sous ses regards ardents.
—Décide-toi! dit-il.
En ce moment la porte s'ouvrit brusquement et Piétro entra.
—On te demande de la part de Carrier, dit-il à Diégo.
—Qui cela?
—Son aide de camp.
—Qu'il attende.
—Non pas. Il a l'ordre de te ramener avec lui. Pinard est retrouvé!
—Pinard est retrouvé?
—Oui.
—C'est bien! je te suis.
Piétro sortit et referma la porte. Diégo revint vivement vers le marquis.
—Dans deux heures je serai de retour, dit-il. Réfléchis, et sache bien qu'il faut que ta réponse soit décisive. La liberté et la vie en échange de la fortune de Julie. La mort de ta femme, celle de ton frère et la tienne si tu refuses. Dans deux heures! Si tu te laissais mourir avant, j'agirais comme si tu avais refusé. Tu vois que la tête est bonne et que je prévois tout. Adieu! ou plutôt au revoir; à bientôt!
Et Diégo s'élança au dehors.
Philippe était atterré. Il n'entendit pas Piétro rentrer près de lui. Le geôlier s'arrêta cependant devant le gentilhomme, et, le considérant attentivement, il murmura:
—Ah! ce pauvre homme est le frère de Marcof! Eh bien! je vais d'abord lui donner la moitié de mon pain. Après, nous verrons.
XXV
A BRIGAND, BRIGAND ET DEMI
Diégo trouva l'aide de camp du proconsul dans la cour de la prison. Tous deux se dirigèrent rapidement vers Richebourg. Carrier était seul dans son cabinet.
—Viens donc! dit-il brutalement à Diégo en le voyant apparaître sur le seuil de la porte; viens donc, citoyen Fougueray, j'ai du nouveau à te communiquer.
—Qu'est-ce que c'est? demanda l'Italien.
—J'ai reçu une lettre de Pinard.
—Quand cela?
—A l'instant.
—Et qui te l'a remise?
—Un sans-culotte de garde.
—Ce n'est pas cela que je te demande. Comment cette lettre a-t-elle été apportée à Nantes, et par qui a-t-elle été donnée au sans-culotte?
—Par un paysan breton de Saint-Étienne, un rude patriote que nous connaissons depuis longtemps.
—Et cette lettre est bien de Pinard?
—Sans doute.
—Voyons-la!
—Tiens; relis-la moi.
Et Carrier tendit à Diégo une feuille de papier soigneusement pliée que l'Italien prit avec une mauvaise humeur évidente.
Il l'ouvrit et lut ce qui suit:
«Citoyen représentant,
«Tu as dû apprendre que j'étais tombé, la nuit dernière, entre les mains des brigands qui avaient pénétré dans Nantes. J'ai enduré les tortures qu'il leur a plu de me faire subir, et j'ai dû me montrer digne de toi. Aussi le hasard m'a-t-il protégé. J'ai pu retrouver, parmi ces aristocrates maudits, deux braves patriotes qui les suivaient à contre-cœur. Nous nous sommes compris; les instants étaient précieux; nous avons agi sans retard.
«A l'heure où je t'écris, je suis libre, mais je suis obligé de me cacher jusqu'à la nuit prochaine. Alors j'arriverai à Nantes avec les deux patriotes qui m'ont sauvé. Les brigands seront punis de leur infamie, car j'ai découvert le secret de leur retraite.
«Envoie donc à dix heures du soir la compagnie Marat à la porte qui avoisine l'Erdre. Je la rejoindrai là, et cette nuit même je m'emparerai de deux chefs: Marcof et Boishardy. Demain tu les auras en ton pouvoir. Je compte sur toi pour agir vigoureusement.
«Salut et fraternité,
«Pinard.»
Diégo replia froidement la lettre, la remit à Carrier et plongea ses regards ardents dans les yeux du proconsul. Carrier détourna la tête.
—Que feras-tu? demanda l'Italien.
—Que ferais-tu à ma place? répondit Carrier en éludant ainsi une réponse à la question si nettement posée.
—Ce que je ferais?...
—Oui.
—Si je m'appelais Carrier et que j'eusse tes pouvoirs, dit Fougueray d'une voix nette et ferme, j'enverrais des sans-culottes autres que ceux de la compagnie Marat, et je ferais arrêter Pinard.
—Arrêter Pinard!
—Parfaitement.
—Et ensuite?
—Ensuite, je le déporterais... verticalement.
—Pourquoi?
—Parce que Pinard ne t'est plus utile, parce que Pinard partagerait avec toi les rançons que je te ferai donner, parce que Pinard te gêne, et parce qu'enfin je trouve absurde de lui abandonner un tiers des millions que nous avons à toucher.
—Ceux du marquis de Loc-Ronan?
—Oui.
—Tu lui avais donc promis quelque chose?
—Il le fallait bien!
—Comment cela?
—Pinard avait la surveillance des prisons, il pouvait faire mourir le marquis.
—C'est vrai.
—Comprends-tu, maintenant?
—Je commence. Et où en est cette affaire?
—Elle sera terminée aujourd'hui même.
—Nous aurons l'argent? s'écria Carrier dont les yeux brillèrent.
—Non; mais nous aurons la lettre qui nous le fera avoir.
—Comment toucherai-je, moi?
—Rien de plus simple. La lettre dont je te parle, une fois entre mes mains, j'irai à la Roche-Bernard l'échanger contre une autre qui me révélera l'endroit où est enfoui le trésor. Donne-moi une escorte pour aller à la Roche-Bernard et ordonne au chef de me ramener à Nantes mort ou vif.
—J'accepte.
—Le secret connu de nous deux, nous irons ensemble à l'endroit indiqué et nous partagerons.
Cette fois, Diégo agissait avec franchise et sans la moindre arrière-pensée. Il préférait de beaucoup avoir affaire à Carrier plutôt qu'à Pinard. Il avait espéré que le lieutenant du proconsul aurait été massacré, et il avait nourri la pensée de s'approprier entièrement la fortune de Julie. Mais en apprenant le retour de Pinard, il comprit vite qu'il n'aurait pas le temps d'agir seul, ou que son complice, instruit de son manque de foi à son égard ne négligerait rien pour se venger. Alors il perdait tout. Bien mieux valait partager avec le proconsul, faire disparaître Pinard et s'assurer ainsi une certitude de gain.
Avec sa rapidité de conception ordinaire, Diégo avait envisagé la situation sous ses différentes faces et s'était promptement décidé, ainsi qu'on vient de le voir. Puis, un autre sentiment encore s'était fait jour dans sa pensée. L'ancien bandit réfléchissait qu'Yvonne demeurait seule à sa merci; sa passion étouffée se réveilla tout à coup en voyant les obstacles tomber.
De son côté, Carrier se laissait aller à des idées qui, quoique différentes, devaient aboutir au même but. Il trouvait plus simple et plus avantageux de ne pas partager avec Pinard, et en même temps il songeait aux moyens de ramener Fougueray à Nantes après avoir dépouillé le trésor. Une fois l'affaire faite et son complice entre ses mains, il ne doutait pas qu'il ne parvînt à s'approprier la somme tout entière.
Aussi, après quelques minutes de silence, la conversation reprit-elle plus vive entre les deux hommes. Carrier entra nettement dans la question.
—Tu veux faire disparaître Pinard? dit-il.
—Oui, répondit Diégo sans hésiter.
—J'y consens.
—Très bien.
—A une condition.
—Laquelle?
—Tu te chargeras de tout; je ne ferai rien; je laisserai faire.
—Soit.
—Tu le feras arrêter?
—Ce soir même, s'il se présente.
—Mais tu ne sortiras pas de la ville?
—Je te le promets.
—Cela ne suffit pas.
—Que veux-tu pour te rassurer complètement?
—Une certitude matérielle.
—Parle!
—Nous allons retourner aux prisons ensemble; tu verras ton aristocrate, et ensuite je te donnerai l'escorte que tu m'as demandée pour te rendre à la Roche-Bernard.
—Si je pars, qui arrêtera Pinard?
—C'est juste.
—Tu te défies de moi?
—J'aime les choses claires, et je ne veux pas te laisser le moyen de me tromper.
—Dans la crainte que la tentation ne soit forte?
—Précisément.
—Alors, autre chose.
—Quoi?
—Je ne te quitte que pour aller donner les ordres relatifs à Pinard, et ce ne sera qu'après l'arrestation de celui-ci que je me rendrai au Bouffay.
—Qui m'assure que tu ne le feras pas avant?
—Agis en conséquence; défends jusqu'à nouvel ordre l'accès des prisons.
—Tu as raison.
Et Carrier appela à haute voix. Un sans-culotte ouvrit la porte du cabinet.
—Chaux est-il en bas? demanda Carrier.
—Oui, citoyen.
—Fais-le monter.
Deux minutes après, Chaux faisait son entrée dans le cabinet du proconsul. Carrier écrivit rapidement quelques lignes et tendit le papier au sans-culotte.
—Cet ordre au Bouffay, dit-il. Tu l'exécuteras toi-même; prends des hommes de garde avec toi et que personne ne puisse pénétrer dans les prisons avant onze heures du soir. Personne, entends-tu? Je ferais guillotiner toi et tous les geôliers si j'apprenais que quelqu'un eût pu voir un prisonnier.
Chaux sortit sans répondre. Carrier paraissait être de mauvaise humeur, et dans ces moments-là ses meilleurs amis eux-mêmes, ses plus dévoués lieutenants n'osaient lui adresser la parole.
—Très bien, dit Fougueray après la sortie du sans-culotte.
Carrier donna un violent coup de poing sur la table.
—Tu te moques de moi! s'écria-t-il dans un style plus énergique que celui qu'il nous est permis d'employer; tu te moques de moi, citoyen!
—C'est possible, répondit imperturbablement Fougueray; mais, dans ce cas, c'est sans le vouloir. Explique-toi.
—Tu me dis d'empêcher d'entrer dans les prisons et tu en sors! c'est au Bouffay que mon aide de camp t'a trouvé.
—Eh bien, après?
—Eh bien! tu as vu le marquis!
—Oui.
—Et tu as la lettre, et tu n'as plus besoin de le voir.
Fougueray haussa les épaules.
—Me crois-tu donc un niais? dit-il dédaigneusement. Si j'avais la lettre du marquis, si j'avais pu me passer de toi, est-ce que je serais ici? Au lieu de suivre ton aide de camp, je galoperais en ce moment sur la route en tournant le dos à la ville.
Carrier sourit; cette franchise de voleur le rassura complètement.
—C'est vrai! dit-il. Tu es plus fort que je ne le pensais. Mais si tu n'as pu avoir cette lettre....
—Je l'aurai, interrompit Fougueray. Je tiens le marquis à tel point qu'il n'oserait pas même se tuer pour m'échapper. Les millions seront à nous, vois-tu, comme nous voici deux bandits dans la même chambre. Ce soir, à onze heures, je serai à la prison, et je ne reviendrai ici qu'avec la lettre, j'en réponds.
—Je donnerai l'ordre à Chaux de ne pas te quitter depuis ton entrée au Bouffay jusqu'à ton retour ici.
—A ton aise!
—Maintenant, dit Carrier, va à tes affaires, et à ce soir! Oh! nous avons joyeuse réunion à souper, tu sais?
—Avant d'aller au Bouffay, je viendrai ici prendre tes ordres pour pouvoir entrer dans les prisons, et en même temps je t'amènerai quelqu'un.
—Homme ou femme?
—Femme.
—Jeune?
—Vingt ans.
—Jolie?
—Blonde comme un épi et blanche comme un ci-devant lis.
—Aimable?
—Elle est un peu folle.
—Bah! ce sera plus amusant. Nous la ferons boire, et peut-être sa raison se retrouvera-t-elle au fond d'une bouteille. Amène ta protégée; je lui réserve bon accueil, d'autant plus qu'Angélique et Hermosa commencent à me fatiguer.
—Sultan! répondit Diégo en riant. Cet aristocrate de Salomon n'était qu'un caniche pour la fidélité auprès de toi! Allons, à ce soir. Tu seras content!
Et Diégo, échangeant une poignée de main avec le proconsul, quitta le cabinet de travail.
—Si j'ai l'argent dans quarante-huit heures, pensait Carrier en le regardant s'éloigner, dans cinquante, toi, tu seras déporté verticalement!
—Ah! tu ne veux pas que je revoie Philippe de Loc-Ronan sans tes ordres! se disait de son côté Diégo, en traversant la cour. Ah! j'ai eu un accès de loyauté et de franchise, et tu ne m'en sais pas gré! Eh bien! tant pis pour toi! Décidément, tu n'auras rien, et j'aurai tout! Imbécile, qui oublie qu'il m'a remis hier soir trois blancs-seings! Est-ce que j'aurais été assez bête pour les employer tous! Il m'en reste un, et avec celui-là j'entrerai dans les prisons quand je voudrai!
XXVI
LA MARCHANDE A LA TOILETTE
Diégo était sorti et avait gagné la place. Tout à coup il s'arrêta en réfléchissant profondément.
—Le renard, dit-il, est capable de me faire épier, et cinq minutes après mon entrée au Bouffay il serait averti. Mon blanc-seing ne me servirait donc à rien qu'à me faire prendre. Il faut trouver autre chose!
Et l'Italien se remit en marche, la tête penchée, le front soucieux, dans l'attitude de quelqu'un qui médite, absorbé dans sa pensée. L'imagination du bandit était de celles qu'on ne prend jamais sans vert: son cerveau, éclos sous le soleil des Calabres, était doué d'une activité dévorante. Bientôt son œil étincela et sa lèvre ébaucha un sourire.
—Tout me sert! dit-il joyeusement, même l'idée que j'ai eue de lui conduire Yvonne. La Bretonne est encore jolie, je la parerai en conséquence: ce sera du fruit nouveau. Elle l'occupera bien deux heures cette nuit, le temps d'aller aux prisons, d'avoir la lettre et de sortir de Nantes. Voyons; c'est cela! A cinq heures, je suis à la place du Département avec Carrier; à six heures, nous assistons, toujours ensemble, aux noyades. Je parle de la beauté d'Yvonne; je monte la tête au sultan pour qu'il attende avec impatience. Ensuite je prends des soldats et je vais à la porte de l'Erdre; j'attends Pinard à dix heures; je l'expédie au dépôt, où je le fais écrouer moi-même. A onze heures, je conduis Yvonne chez Carrier; nous soupons. Carrier se grise, selon son habitude; il fait l'aimable avec la petite; je remets l'affaire du marquis sous un prétexte que je trouverai; je l'ajourne, puis, tandis que Carrier emmène Yvonne dans son boudoir, je file au Bouffay sans mot dire, mon blanc-seing m'ouvre les portes, je prends la lettre... et bonsoir! C'est dit. Si le marquis ne se décide pas immédiatement, je le presse en faisant enlever Jocelyn sous ses yeux.... Cela ira tout seul! Quant à Hermosa.... Ma foi! elle deviendra ce qu'elle pourra! Si Carrier a assez d'elle, il saura bien s'en débarrasser, et il nous rendra service à tous deux. A moi seul les millions de la marquise. Per Bacco! je n'ai pas perdu mon temps, et la chance est pour moi! Ce dont il s'agit maintenant, c'est de faire la leçon à la Bretonne, et de parer sa beauté de façon à ce qu'elle fascine le citoyen représentant!
Et Diégo, le front haut, la face illuminée, la physionomie rayonnante, le regard chargé de ruses, s'engagea dans l'intérieur de la ville, se dirigeant vers la demeure de Pinard.
Diégo avançait rapidement, lorsqu'en traversant un petit carrefour, formé par l'embranchement sur un même point de trois rues différentes, ses yeux s'arrêtèrent sur une petite boutique de la plus modeste apparence, mais aux montres de laquelle resplendissait un véritable amas de robes, de chiffons, de fichus, de souliers de satin, de colliers, de bracelets, de bijoux de toutes sortes, d'oripeaux sans nombre enfin, qui, s'étalant pêle-mêle, offraient un coup d'œil bizarre et indescriptible.
Au-dessus de la porte d'entrée, sur un cartouche de bois peint en rouge, et supporté par deux tringles de fer scellées dans la muraille, on lisait en lettres blanches ces mots significatifs:
A LA CURÉE DES ARISTOCRATES.
Puis, sur la vitre supérieure de la porte était collée une large bande de papier blanc, avec cette autre inscription:
LA CITOYENNE CARBAGNOLLES,
MARCHANDE A LA TOILETTE.
Madame Carbagnolles, ou, suivant son propre style, la citoyenne Carbagnolles, était, disait-on, la nièce du bourreau de Nantes, et trafiquait des effets de femme, des défroques de la guillotine, suivant le langage des sans-culottes, défroques que son digne oncle lui envoyait.
Fougueray tourna le bouton de cuivre de la serrure, poussa la porte qui, en s'ouvrant, fit violemment tinter une sonnette fêlée, et pénétra dans l'intérieur du magasin. Une femme de trente à trente-cinq ans, petite, grasse, mignonne, rondelette, trottant menu, souriant toujours, se tenait derrière le comptoir. Cette femme était la citoyenne Carbagnolles.
Affable, avenante, gaie, d'une loquacité remarquable, la main fine et potelée, les dents blanches, les lèvres rouges, le nez en l'air, la tête ronde comme une pleine lune, la citoyenne, parfaitement conservée pour son âge, dont elle pouvait cacher cinq bonnes années sans faire sourire ses voisines, la citoyenne Carbagnolles offrait le type parfait de ces aimables marchandes, dont la réputation de coquetterie et les manières provocantes suffisaient, au temps des petits chevaliers et des abbés parfumés, pour amener la fortune dans une maison.
Heureusement pour la citoyenne qu'elle était nièce du citoyen exécuteur; car, ayant conservé des façons du temps passé et des idées tant soit peu anti-républicaines, elle avait souvent excité les froncements de sourcils des sans-culottes, qu'elle n'aimait pas, et qui l'accusaient de modérantisme, en dépit du patriotisme de son enseigne. Mais sa parenté avec le bourreau était une égide puissante; aussi la citoyenne continuait-elle paisiblement son commerce en regrettant tout bas de ne plus avoir affaire aux soubrettes des grandes dames et aux caméristes des impures, et d'être obligée, chaque fois qu'un vêtement nouveau entrait en magasin, de laver le sang qui le souillait.
Diégo qui, d'après l'enseigne et le nom, s'attendait à trouver dans la boutique une de ces créatures stigmatisées à jamais par le titre de «tricoteuses» qu'on leur avait donné à Paris, Diégo fut surpris de l'air gracieux, accort et engageant de la belle marchande. Aussi, mis en réminiscence d'aristocratie par les façons de la citoyenne Carbagnolles, l'envoyé du Comité de Salut public porta la main à son jabot, et reprenant le laisser-aller élégant dont avait su se doter le comte de Fougueray:
—Citoyenne, dit-il, j'ai besoin de robes, de dentelles et de bijoux.
—J'aurai tout ce qu'il te faudra, citoyen, répondit la marchande en montrant l'émail éclatant des perles qui garnissaient sa bouche. Tu veux une robe en belle étoffe, n'est-ce pas? J'ai tout ce qu'il y a de mieux; tiens, regarde, examine.
Et la marchande ouvrit une vaste armoire porte-manteau, plaquée contre la muraille, et se mit en devoir de dénombrer les richesses qu'elle renfermait.
—Voici des robes de ci-devant duchesses, fraîches et jolies à faire pâmer d'aise la citoyenne la plus difficile: des robes pékin velouté et lacté, des caracos à la cavalière, des robes rondes à la parisienne, des chemises à la prêtresse, des ceintures à la Junon, des robes au lever de Vénus, des baigneuses; voilà des fichus à la Marie-Ant..., à la citoyenne Capet, reprit-elle en se mordant les lèvres.
Diégo la regarda en souriant.
—Je ne te dénoncerai pas, dit-il. Voyons, donne-moi cette robe en satin bleu garnie de dentelles blanches. C'est cela! Maintenant, il me faut des bas de soie, des souliers, des boucles d'oreilles, enfin tout ce qui est nécessaire à la toilette complète d'une jeune et jolie femme. Je ne paye pas en assignats, ajouta-t-il en voyant la marchande qui, avant de le servir, semblait l'examiner avec attention pour savoir ce qu'elle devait montrer; je paye en pièces d'or à l'effigie de l'ex-tyran!
—Je vais vous donner tout ce que vous demandez, répondit madame Carbagnolles en souriant finement et en substituant le «vous» aristocratique au «toi» sans-culotte; car elle comprenait qu'un homme qui payait en or avait droit à cette subtile distinction.
La marchande attira à elle un escabeau, y monta légèrement, et posa son pied sur le comptoir pour être mieux à même d'atteindre une série de cartons verts placés dans des rayons élevés tout autour du magasin. Or, si la citoyenne avait la main fine et potelée, son pied était mignon et cambré. Ce petit pied, gracieusement chaussé d'un bas bien blanc et d'un joli soulier à boucle d'acier, attira l'œil de l'acheteur.
Tandis que Diégo caressait du regard un bas de jambe élégamment modelé que découvrait une jupe fort courte, la marchande avait tiré du rayon deux cartons, qu'elle déposa successivement sur le comptoir, puis elle sauta lestement sur le plancher. Ces cartons contenaient ce que désirait Fougueray. Celui-ci fit son choix, et, ayant fait mettre de côté tout ce qui devait parer Yvonne, depuis les souliers jusqu'aux fleurs de la coiffure, il paya et pria la marchande de faire porter ses emplettes par une personne qui l'accompagnerait.
—Votre nom, citoyen? fit la jolie boutiquière en ouvrant son registre de vente. Vous savez que la Commune exige que nous inscrivions celui de tous nos acheteurs, afin de s'assurer que nous ne fournissons que de bons patriotes?
—Eh bien! citoyenne, écris simplement «l'envoyé du Comité de salut public de Paris», répondit Diégo en se redressant sous cette pompeuse dénomination. Mon nom n'a pas besoin d'être ajouté à ce titre.
La marchande écrivit la patriotique qualité de l'acheteur; puis elle appela une femme de service qui prit le carton renfermant les achats faits par le citoyen. Fougueray salua madame Carbagnolles, lui adressa un dernier compliment, et sortit suivi par la porteuse.
La belle marchande laissa la porte se refermer, le citoyen disparaître, puis, s'élançant hors de son comptoir, elle courut à son arrière-boutique. Un homme blotti dans un coin obscur s'avança vers elle.
—Eh bien! dit l'homme, qu'est-ce que celui-là?
—Un républicain comme moi, répondit la marchande; il a des façons de gentilhomme, il ne s'est pas formalisé de l'absence du tutoiement, et il a souri lorsque j'ai prononcé à demi le nom de la feue reine.
—Mais comment se nomme-t-il?
—Je l'ignore, répondit madame Carbagnolles; il n'a pas voulu dire son nom; mais en revanche, il s'est qualifié d'envoyé du Comité de Salut public de Paris.
—Un envoyé du Comité de Salut public, madame Rosine? répéta vivement l'inconnu. Vous êtes certaine de ce que vous dites?
—J'ai écrit ce titre sous sa dictée.
L'homme fit un geste énergique, puis faisant rapidement quelques pas dans la chambre, il s'arrêta en se frappant le front.
—Un envoyé du Comité de Salut public de Paris, murmura-t-il; mais il doit être tout-puissant à Nantes! Il doit entrer et sortir des prisons à son gré! D'ailleurs il peut, dans tous les cas, devenir un otage précieux! Il faut que je devienne maître de cet homme!
Et l'homme s'avança vers la porte. La marchande l'arrêta.
—Où allez-vous? demanda-t-elle avec inquiétude.
—Il faut que je suive celui qui sort d'ici, que je sache où il va, où je dois le retrouver!
—Inutile! Marguerite l'accompagne. En revenant, elle nous dira où il s'est rendu; alors le jour sera tombé, et vous pourrez sortir sans danger.
L'homme fit un geste d'assentiment et, se jetant sur un siège, étreignit le manche d'un poignard placé dans sa ceinture, tandis que son œil sombre lançait un éclair chargé de menaces.
XXVII
L'AMOUR D'UN BANDIT
Diégo continuait rapidement sa route, toujours accompagné par la femme qui portait ses riches emplettes. Arrivé à la porte de Pinard, il congédia la femme, prit le carton et monta rapidement les marches de l'escalier tortueux. La porte du logement de l'ancien berger était fermée à triple tour. Diégo introduisit la lame d'un poignard dans la serrure, et se mit en devoir de la faire sauter. Après quelques secondes d'un travail opiniâtre, il y réussit. La porte s'ouvrit, et l'Italien entra.
Yvonne était dans la seconde pièce. La pauvre enfant, accroupie par terre, tenait sa tête dans ses mains et pleurait en sanglotant. Elle paraissait plus calme. Au bruit que fit Diégo, elle se leva avec un mouvement de terreur et se réfugia dans un angle de la chambre.
—Carfor! murmura-t-elle, Carfor! Carfor!
Diégo l'entendit. Il s'approcha doucement, et s'efforçant de donner à sa voix toute la suavité dont elle était capable.
—Non, chère Yvonne, dit-il, ce n'est pas Carfor.
—Qui donc? demanda la jeune fille en s'avançant timidement.
—C'est un ami.
—Un ami?
Et Yvonne fixa ses grands yeux humides sur le nouveau venu. Cette fois, elle ne fit aucun mouvement pouvant déceler qu'elle reconnût son interlocuteur ou qu'elle éprouvât un moment de crainte.
—Oui, un ami, continua Fougueray, un ami qui vous aime, qui s'intéresse à vous et qui veut vous voir heureuse. Voulez-vous quitter cette maison?
—Quitter cette maison?
—Oui....
Yvonne demeura immobile. Elle parut réfléchir profondément; puis une expression douloureuse envahit ses traits, et elle s'écria avec une terreur indicible:
—Non, non, il me battrait encore. Je ne veux pas, je ne veux pas.
—Vous ne voulez pas fuir?
—Non.
—Vous resterez donc ici?
—Il le veut.
—Carfor, n'est-ce pas?
Yvonne ne répondit pas; mais elle se mit à trembler si fort que Diégo crut qu'elle allait avoir une attaque nerveuse. Mais Yvonne se calma peu à peu. L'Italien pensa qu'il était prudent de changer le sujet de l'entretien.
Allant prendre sur la table le carton qu'il y avait déposé en entrant, il l'ouvrit, en tira d'abord la robe de satin qu'il venait d'acheter, et qui avait encore conservé une certaine fraîcheur. Il était évident que la pauvre victime à laquelle cette robe avait appartenu n'avait pas dû faire un long séjour dans les prisons. Diégo présenta le vêtement à la jeune fille qui l'admira avec une joie d'enfant.
—C'est pour moi? demanda-t-elle.
—Oui, répondit l'Italien.
—Pour moi? Bien vrai?
—Sans doute.
—Et ces beaux souliers aussi?
—Certainement.
—Et ces fleurs, ces bracelets, ces bijoux?
—Tout cela est à vous et pour vous, ma belle petite.
—Alors... je puis les prendre... me parer...?
—Je vous y engage et je vous en prie. Habillez-vous, Yvonne, et ensuite je vous emmènerai d'ici; je vous conduirai dans une belle maison où il y a de vives lumières, des jeunes femmes et d'aimables cavaliers. Nous souperons. Vous ne mangerez plus l'ignoble morceau de pain que le misérable vous donnait.
Yvonne n'écoutait pas.
Absorbée dans la contemplation des élégants objets qu'elle avait sous les yeux, et qu'elle maniait d'une main frémissante comme l'enfant auquel on apporte subitement un jouet nouveau ardemment désiré, elle ne se lassait pas de déplier la robe, la dentelle, et de toucher les bijoux étincelants.
Parfois ses regards s'abaissaient sur les horribles haillons qui la couvraient, et ils se reportaient ensuite sur les parures. Elle semblait établir une comparaison intérieure entre sa pauvreté et ces richesses, et un combat visible avait lieu dans son âme. Évidemment elle doutait que tout cela pût être pour elle, et elle hésitait à s'en parer. Enfin la coquetterie, ce sentiment inné chez la femme et qui l'abandonne rarement, même lorsque la raison est égarée, la coquetterie l'emporta. Elle prit les bas de soie et les chaussa; puis elle mit les souliers coquets.
Alors elle se regarda avec une admiration naïve et profonde; elle joignit les mains en poussant un cri de joie, et, ramenant ensuite les plis troués de sa jupe de laine, elle marcha dans la chambre, ne pouvant se lasser d'examiner ce commencement de toilette. La fièvre du plaisir donnait de l'éclat à son teint et ranimait ses lèvres pâlies. Diégo la contemplait en silence.
—Le diable me damne si elle n'est pas plus jolie encore! murmura-t-il; et ce brigand de Carrier sera trop heureux!
Yvonne s'était arrêtée près de la table. S'imaginant dans sa folie être seule, elle commença lentement à dégrafer son justin. Le corsage tomba en glissant sur ses bras, et ses épaules rondes et blanches, ravissantes encore de suaves contours, en dépit des tortures qu'elle avait subies, apparurent dans toute leur délicate beauté.
Les yeux de Diégo étincelaient dans l'ombre: l'Italien sentait revenir dans son cœur la passion que la vue de la jolie Bretonne y avait jadis allumée.
La jeune fille se mit alors à chanter d'une voix douce et mélancolique une vieille complainte de la Cornouaille, tout en détachant les épingles qui retenaient à peine ses cheveux, lesquels se déroulèrent autour d'elle en splendide manteau aux reflets dorés. Ses bras nus, arrondis gracieusement au-dessus de sa tête, s'efforçaient en vain de réunir le flot de ses boucles soyeuses. Elle était ainsi ravissante de coquetterie enfantine.
Diégo, s'avançant doucement, se rapprocha d'elle. Yvonne ne l'entendit pas et ne le vit pas. L'Italien prit alors dans ses mains les mains de la jeune fille, et l'attirant à lui sans mot dire, il voulut la presser tendrement sur sa poitrine. Yvonne frissonna et se dégagea vivement.
—Qui êtes-vous? que voulez-vous? s'écria-t-elle avec cet accent de terreur particulier aux personnes que l'on réveille subitement, les arrachant par un fait matériel au rêve qui les berçait.
Diégo ne répondit pas; mais il s'avança encore, et s'efforça de saisir la pauvre enfant demi-nue, qui essayait en vain de se débattre. Cependant, au contact de ces mains frémissantes effleurant ses épaules, Yvonne rassembla ses forces, poussa un cri, raidit ses bras et se recula vivement....
Cet instinct de la pudeur, qui ne fait jamais défaut à la femme, lui fit chercher à couvrir ses épaules à l'aide de ses vêtements en désordre; mais Diégo ne lui en laissa pas le temps.
—Au diable Carrier! s'écria-t-il avec la rage des bandits de son espèce habitués à ne reculer devant aucun crime pour satisfaire leurs passions; au diable Carrier! Tu es trop jolie, ma mignonne, pour que j'abandonne les droits que me donne le hasard. Je t'aime, continua-t-il d'une voix brève et saccadée, et avec une expression hideuse. Je t'aime, entends-tu!
Et le misérable, enlaçant sa victime, imprima ses lèvres sur les épaules et sur le cou de la jolie Bretonne. La pauvre insensée poussait des cris inarticulés en s'efforçant de se soustraire à cette horrible étreinte.
Tout à coup, avec une suprême énergie, elle s'arracha des bras de l'Italien, et, se jetant brusquement en arrière, elle passa la main sur son front brûlant en lançant autour d'elle des regards rapides. Dans ses regards brilla un lumineux rayon d'intelligence qui éclaira soudain sa physionomie entière. Redressant la tête, et étendant la main vers son persécuteur, elle demeura durant l'espace d'une seconde, immobile et sans voix; puis enfin sa bouche s'entr'ouvrit, et tout son être frémit, agité par un frisson convulsif.
—Ah! s'écria-t-elle d'une voix ferme; ah! je vous reconnais! Vous êtes le comte de Fougueray!
Diégo, stupéfait du changement étrange qui venait de s'opérer dans la jeune fille, recula malgré lui; mais, se remettant promptement, il s'élança vers elle, la saisit de nouveau, et s'efforça de l'enlever de terre. Yvonne voulut en vain lutter. Enlacée par les bras vigoureux de Fougueray, elle se débattait sans pouvoir échapper au misérable.
—Va! disait Diégo tout en contenant les mouvements de la jeune fille; va! personne ne peut venir à ton aide.
Yvonne poussait des cris déchirants. Malheureusement pour la pauvre enfant, la maison que Pinard avait choisie pour gîte était habitée par lui seul. Les anciens locataires avaient fui le voisinage du satellite de Carrier. Diégo avait dit vrai; Yvonne était à sa merci, et nul ne pouvait la secourir.
Déjà les forces manquaient à la jeune fille. Épuisée par la lutte, elle demeura inerte et sans défense entre les mains du bandit. Diégo laissa échapper un rugissement de joie. Il souleva Yvonne, et approcha de ses lèvres la tête virginale de la fiancée de Jahoua.
Yvonne ne sentit même pas le baiser impur dont le monstre souilla ses beaux yeux éteints. Diégo, entraîné par une sorte de frénésie, porta la main sur les vêtements qui couvraient le corps de la malheureuse enfant. Ce mouvement ranima Yvonne. Elle se redressa, et parvint une fois encore à s'échapper des bras de l'Italien. Elle se précipita dans la première pièce.
—Au secours! au secours! cria-t-elle dans un paroxysme de désespoir.
Mais Diégo l'avait suivie.
—Appelle si bon te semble! hurla-t-il en s'emparant de nouveau de sa proie. Je te l'ai dit, personne ne viendra.
En effet, personne ne répondit aux cris de la jeune fille. La pauvre enfant, haletante et sans force, implorait la miséricorde divine. Dieu seul pouvait la sauver. Dieu ne l'abandonna pas.
Au moment même où Diégo emportait Yvonne à demi-évanouie, la porte d'entrée, que le bandit n'avait pu refermer, puisqu'il en avait fait sauter la serrure, la porte d'entrée s'ouvrit avec fracas, et un homme bondit d'un seul élan jusqu'au milieu de la pièce. Diégo s'arrêta.
Par un double mouvement plus rapide que l'éclair, il fut sur la défensive. Laissant glisser Yvonne sur le plancher, il saisit un pistolet passé à sa ceinture et l'arma.
L'entrée du nouveau personnage qui venait interrompre cette scène épouvantable, avait été si brusque, que celui-ci demeura lui-même comme étourdi de son action et dans un premier moment d'indécision inquiète.
A la vue de cet homme, Yvonne s'était redressée, et ses yeux démesurément ouverts, sa bouche béante, indiquaient une émotion violente, terrible, venant se joindre encore à celle qu'elle éprouvait déjà. Tous trois demeurèrent un instant immobiles; mais cet instant fut court.
Le nouveau venu se trouvait placé en face d'Yvonne; ses regards s'arrêtèrent tout à coup sur la jeune fille et un rugissement effrayant s'échappa de sa poitrine.
—Yvonne! s'écria-t-il d'une voix rauque et étranglée.
Puis se retournant sur Diégo:
—Ah! ajouta-t-il avec une expression de férocité inouïe. Tu vas mourir!
Et d'un bond, d'un seul bond de chat-tigre s'élançant sur sa proie, il tomba sur l'Italien. Le pistolet de l'envoyé du Comité de Salut public s'abaissa et le coup partit. La balle traversa de part en part le bras du défenseur d'Yvonne; mais telle était la force de cet homme et la puissance de la folle colère qui le dominait, qu'il ne sentit même pas la blessure dont le sang partit à flots.
Étreignant son adversaire à la gorge, il le terrassa d'un seul effort comme il eût plié un faible roseau. Le bandit râla sous cette énergique pression, sa face s'empourpra, puis passa rapidement du rouge vif au violet, et il demeura étendu sur le sol, la poitrine écrasée par le genou puissant de son ennemi.
—Une corde! une corde! dit l'inconnu en s'adressant à Yvonne et en lançant autour de lui un regard rapide et investigateur.
Mais la jeune fille, immobile et pour ainsi dire fascinée par le spectacle qu'elle avait sous les yeux, était incapable de comprendre et d'agir. Alors l'homme qui était venu si miraculeusement au secours d'Yvonne étreignit Diégo d'une seule main, en contenant tous ses mouvements, et de l'autre il arracha un poignard placé à sa ceinture, puis, se penchant sur le misérable, il lui saisit le bras droit, le contraignit à l'étendre, lui ouvrit violemment la main, l'appuya sur le parquet, et levant la lame tranchante et acérée, il la laissa retomber en traversant cette main, qu'il cloua littéralement sur le plancher. Diégo poussa un cri aigu de douleur, auquel répondit un cri de joie échappé des lèvres d'Yvonne.
—Keinec! s'écria la jeune fille en se précipitant dans les bras de son sauveur.
Keinec, car c'était lui, contempla quelques instants en silence la jolie Bretonne. Le pauvre gars revoyait enfin cette Yvonne qu'il adorait, qu'il cherchait depuis deux ans avec un courage que rien ne pouvait abattre, qu'il croyait perdue à jamais, et que le hasard venait de lui faire retrouver. Keinec ignorait la présence à Nantes de la pauvre fille du vieux pêcheur dont il avait récemment vengé la mort.
Keinec n'avait pas assisté à l'interrogatoire que Marcof s'était préparé à faire subir à Pinard dans le cellier de la petite ferme de Saint-Étienne.
Boishardy avait fait observer qu'il fallait que l'un d'eux retournât sur-le-champ à Nantes, afin de se tenir au courant des nouvelles, de se mettre à même de connaître l'émotion que provoquerait la connaissance du combat qui avait eu lieu dans le cabaret du quai de la Loire, et de voir ce qui résulterait de la disparition du lieutenant de la compagnie Marat.
Ayant l'intention de rentrer en ville le lendemain, il était urgent de ne pas tomber dans un piège et de pouvoir être prévenus en cas de besoin. En conséquence, Keinec était remonté à cheval sur l'heure, et tandis que se préparait le supplice de Carfor, il avait repris la route qu'il venait de parcourir.
Marcof, lors de ses précédents séjours à Nantes, s'était mis en rapport avec la marchande à la toilette, dont, en sa qualité de chef royaliste, il connaissait les secrètes fonctions. Ce fut à elle qu'il adressa le chouan en lui recommandant de redoubler de vigilance et en lui ordonnant de veiller à la sûreté du jeune homme. S'il y avait danger à pénétrer dans la ville, la jolie marchande devait en prévenir Keinec, lequel aurait placé à la porte de l'Erdre, près la tour Gillet, un signal convenu.
Keinec, en entendant le titre que s'était donné l'acheteur qui venait de quitter le magasin de Rosine, Keinec avait pensé judicieusement que la capture d'un tel personnage pouvait devenir de la plus puissante utilité, et il avait résolu, puisque l'occasion s'en présentait, de s'en emparer coûte que coûte. La femme qui avait accompagné l'envoyé du Comité de Salut public avait, en rentrant dans le magasin, donné au jeune homme l'adresse de la maison à la porte de laquelle elle avait laissé le citoyen Fougueray, et Keinec s'était élancé sur la piste.
La vue d'une femme violentée par celui qu'il venait chercher avait tout d'abord excité sa colère; mais en reconnaissant Yvonne dans cette femme qui implorait secours d'une voix défaillante, cette colère avait atteint le paroxysme de son exaltation. Maintenant qu'il se trouvait en face de la jeune fille, maintenant qu'elle n'avait plus rien à craindre et que lui n'avait plus à frapper, Keinec sentait une émotion profonde succéder à la rage, et des larmes abondantes jaillissaient de ses yeux et roulaient sur ses joues bronzées. Enfin, terrassée par la joie, cette nature de fer ne put dominer le trouble qui s'était emparé d'elle, et, se laissant tomber à deux genoux, le jeune homme murmura à voix basse:
—Merci, Seigneur, mon Dieu! merci, ma bonne sainte Anne d'Auray! maintenant je puis mourir, Yvonne est sauvée!
Quant à Yvonne, toujours immobile et pour ainsi dire paralysée par le travail mystérieux qui s'opérait dans son cerveau, elle ne quittait pas du regard le jeune homme qu'elle avait tout d'abord reconnu dans le moment lucide provoqué par la force de la scène terrible à laquelle elle venait d'assister. Puis ses regards se détachèrent de Keinec et parcoururent la chambre. Alors un étonnement profond se peignit sur sa physionomie expressive; on eût dit qu'elle voyait pour la première fois le lieu dans lequel elle se trouvait; enfin ses yeux revinrent de nouveau s'arrêter sur le hardi Breton.
En ce moment Keinec s'agenouillait. Yvonne se pencha vers lui comme attirée par un fluide magnétique, et elle écouta attentivement l'action de grâces que prononçait son sauveur.
Alors son front s'éclaira subitement; elle parut en proie à un trouble extrême, mais ce moment fut rapide: le calme se fit, et s'agenouillant pieusement près de son sauveur, elle murmura en pleurant une fervente prière. Mais cette fois la prière ne fut pas interrompue par des phrases sans suite; cette fois la pensée présida à l'action, et les pleurs qui inondèrent son visage ne s'échappèrent plus en sanglots convulsifs. C'étaient de douces larmes, des larmes de joie et de bonheur que versait la pauvre enfant, tandis que l'une de ses mains, cherchant celles de Keinec, les saisit et les pressa avec reconnaissance.
—Oui, dit la jeune fille en levant vers le ciel son œil limpide, dans lequel brillait la flamme divine de l'intelligence, oui, Keinec, remercions Dieu ensemble, car, dans sa miséricorde, il a permis non seulement que tu sois venu à temps pour me sauver, mais encore que je puisse, moi, t'exprimer ma gratitude. J'étais folle tout à l'heure, maintenant j'ai toute ma raison.
Yvonne disait vrai. Par un phénomène physiologique assez commun dans certains cas d'aliénation mentale, les secousses successives que venait de subir l'esprit de la Bretonne avaient fait tomber le voile qui le couvrait. Yvonne avait recouvré la raison.
XXVIII
LES TROIS SANS-CULOTTES
Deux heures environ après la scène qui venait d'avoir lieu dans le logis du lieutenant de la compagnie Marat, et au moment où la nuit close s'étendait sur le bassin de la Basse-Loire, trois hommes, ou pour mieux dire trois sans-culottes aux allures avinées, débraillées et chancelantes, suivaient, bras dessus bras dessous, les rives de l'Erdre, se dirigeant vers la tour Gillet, près de laquelle s'ouvrait la porte de la ville par où étaient entrés, la veille au soir, Boishardy, Marcof et Keinec. Deux des trois sans-culottes, dont l'un portait des épaulettes d'officier attachées sur les épaules de sa carmagnole, hurlaient à tue-tête un refrain patriotique; seul, celui qui se trouvait placé entre eux deux, ne chantait pas. Arrivés en face de la tour, les chanteurs, sans discontinuer leur symphonie, examinèrent chacun, d'un œil étrangement intelligent pour celui d'un ivrogne, les abords de la vieille forteresse.
—Rien! dit l'un d'eux.
—Alors, l'entrée est libre! répondit l'autre.
Ces paroles brèves s'échangèrent entre deux rimes, et les trois promeneurs s'avancèrent plus chancelants que jamais vers la porte devant laquelle veillait un soldat. Celui-ci présenta les armes à l'officier, se fit montrer les cartes de civisme épuré des deux autres citoyens, et les laissa continuer tranquillement leur route. Tous trois reprirent leur marche et leur chant suspendus. Seulement, celui qui se trouvait placé au milieu et qui gardait le silence, lança un regard du côté du corps de garde, tandis que l'un de ses compagnons portait négligemment la main à la crosse d'un pistolet qui sortait à moitié de la poche de sa carmagnole.
—Pas d'imprudence si tu tiens à la vie! murmura-t-il à l'oreille de l'homme dont il serrait fortement le bras sous le sien.
La porte franchie, les nouveaux arrivés s'engagèrent dans l'intérieur de la ville; mais plus ils avançaient et moins bruyant devenait leur chant, moins avinée paraissait leur démarche; enfin les jambes s'affermirent, les bustes se redressèrent et les bouches se turent complètement. Ils venaient d'atteindre l'extrémité de la place du Département, pavée plus encore peut-être que la veille de cadavres ensanglantés.
—Halte! dit brusquement l'un de ceux qui soutenaient le troisième sans-culotte. C'est ici que Keinec nous a donné rendez-vous, n'est-ce pas, Marcof?
—Sans doute, Boishardy, répondit le marin, sans doute, et le gars ne va pas tarder à venir, si toutefois Carfor ne nous a pas trompés.
—Et comment vous aurais-je trompés? répondit le troisième interlocuteur, qui n'était autre que le lieutenant de Carrier. N'ai-je pas fait ce que vous avez voulu?
—C'est justice à te rendre, et tu n'y as même pas mis trop de mauvaise volonté.
—Alors tu tiendras ta parole, Marcof?
—Est-ce que j'ai jamais failli à un serment?
—Non!
—Eh bien, alors?
—Je ne doute pas! mais dis-le-moi encore; tu ne me tueras pas?
—Tu auras la vie sauve, mais tu sais à quelles conditions?
—Oui, faire retrouver Yvonne et vous aider à délivrer le marquis et Jocelyn.
—C'est cela même.
—Eh bien! Yvonne est chez moi, je te l'ai dit et je le répète. Veux-tu que je t'y conduise?
—Non, répondit Marcof; attendons Keinec, dès qu'il sera venu, je l'enverrai délivrer la jeune fille, tandis que nous irons tous trois à la prison.
—Keinec tarde bien! dit Boishardy en regardant autour de lui avec impatience.
—Il va venir, fit Marcof.
—Oui! si le pauvre gars n'a pas été reconnu et arrêté, fit observer Boishardy.
—Je lui avais donné le mot de passe hier, vous le savez, dit Carfor, comme c'est moi qui vous ai appris que les officiers entraient et sortaient librement, et qu'il fallait que l'un de vous en prît le costume.
—Cela est vrai; mais ces épaulettes me pèsent, fit le chef royaliste en arrachant les insignes du grade qu'il avait pris.
—Qu'as-tu donc? demanda brusquement Marcof en soutenant Carfor qui chancelait.
—Ma blessure me fait horriblement souffrir!
—Pourquoi nous as-tu contraints à te martyriser, puisque tu devais finir par parler?
Carfor poussa un soupir et chancela de nouveau en baissant la tête.
—Hum! fit Boishardy d'un air mécontent, je n'aime pas ces demi-pâmoisons et ces accès de douleur. Le tigre fait patte de velours.
—Oui! mais il est entre les griffes du lion! répondit Marcof.
—Tonnerre! Keinec ne vient pas! reprit le chef royaliste après un silence.
—Je l'avais envoyé chez Rosine, et s'il lui était arrivé malheur, elle aurait trouvé moyen de nous prévenir. La tour Gillet ne portait aucun signal, donc tout doit bien aller.
Marcof s'arrêta en fixant son œil d'aigle sur un point noir qui apparaissait dans les ténèbres.
—Ah! fit-il, voici quelqu'un! Ce doit être Keinec! Voyez donc, Boishardy.
Boishardy s'avança avec précaution et se trouva bientôt en face d'un nouveau personnage; celui-ci, qui arrivait au pas de course, s'arrêta brusquement à deux pas du chef royaliste: c'était effectivement le jeune Breton. Tous deux revinrent vers Carfor et Marcof.
—Eh bien? demanda le marin.
—Sauvée! répondit Keinec avec un élan joyeux impossible à exprimer.
—Qui cela? s'écrièrent en même temps Boishardy et Marcof.
—Yvonne! Yvonne est sauvée!
—Tu l'as retrouvée?
—Oui.
—Où cela?
—Chez Carfor, et je suis arrivé à temps.
—Comment? Explique-toi?
Keinec raconta rapidement la scène qui avait eu lieu entre lui et Diégo. Seulement, le jeune chouan ne connaissait pas le misérable Italien; il ne l'avait aperçu qu'une fois jadis, lorsque celui-ci fuyait des souterrains de l'abbaye en emportant Yvonne, mais l'éloignement avait empêché Keinec de distinguer ses traits. Tout ce qu'il put dire fut donc qu'il avait solidement garrotté l'envoyé du Comité de salut public avec lequel il avait lutté, et qu'il l'avait laissé sous la garde d'Yvonne.
—Nous verrons cela plus tard, répondit Marcof. Maintenant, ne perdons pas un instant et allons aux prisons. Yvonne est sauvée! songeons à Philippe et à Jocelyn!
Puis, se retournant vers Carfor, il ajouta:
—Tu avais dit vrai en ce qui concernait Yvonne. Songe à ce qui te reste à faire. Voici le moment décisif arrivé. Tu vas payer de ta personne. Rappelle-toi qu'à la moindre hésitation tu es mort!
Carfor ne répondit pas. Marcof lui prit le bras et tous quatre se dirigèrent vers le Bouffay. Arrivés au poste de garde, Pinard demanda le chef et se fit reconnaître. Quelques sans-culottes étaient là; ils poussèrent des hurlements de joie en revoyant le lieutenant de la compagnie Marat. Carfor, toujours enlacé à Marcof, les remercia de leurs démonstrations d'amitié et voulut passer outre, mais l'officier de garde l'arrêta.
—On n'entre pas! dit-il.
—Comment, on n'entre pas? répondit Pinard avec étonnement.
—Non.
—Pourquoi?
—C'est la consigne.
—Est-ce que tu ne me reconnais pas?
—Si fait.
—Tu sais que je suis l'ami de Carrier?
—Sans doute.
—Eh bien?
—Il y a ordre du citoyen représentant de ne laisser pénétrer qui que ce soit dans les prisons avant onze heures du soir, et il en est sept à peine.
Cet ordre, on se le rappelle, avait été donné le matin par Carrier à l'instigation du citoyen Fougueray. Carfor regarda Marcof avec inquiétude. Le marin comprit qu'il ne pouvait forcer l'entrée de la prison.
—Nous reviendrons à onze heures, dit-il en entraînant Carfor.
Tous quatre retournèrent sur leurs pas.
—Allons sur les quais, dit Boishardy, nous serons plus libres et nous ne rencontrerons personne.
Ils traversèrent la place et gagnèrent les rives de la Loire. Après avoir jeté un regard investigateur autour de lui et s'être assuré de la solitude complète de l'endroit où il se trouvait, Marcof s'arrêta et ses compagnons l'imitèrent.
—Fâcheux contre-temps! dit Boishardy.
Marcof frappa du pied avec impatience. Tout à coup il saisit la main de Carfor et s'écria brusquement:
—Si tu nous avais trompés!
—Grâce! fit le sans-culotte d'une voix déchirante; j'ai dit la vérité, je ne vous trompe pas.
Marcof haussa les épaules.
—Es-tu sûr que Carrier ait ajouté foi à ta lettre? demanda Boishardy en s'adressant à Pinard.
—Je le crois.
—Cet ordre en serait-il la conséquence?
—Je l'ignore.
—Pourquoi aussi avoir fait écrire cette lettre! s'écria le marin.
—Pourquoi! répliqua le chef royaliste.
—Oui.
—Pour mieux réussir.
—Je ne vous comprends pas.
—Écoutez-moi alors, Marcof, et vous allez comprendre. J'avais pensé, et cela était indubitable, que Pinard serait reconnu à son entrée dans la ville. Or, Pinard reconnu, il devait d'abord voir Carrier, et, au besoin, ses amis l'y auraient conduit de force. Qu'eussions-nous pu faire, alors? Nous battre? Aurions-nous pu pour cela sauver Philippe? Non, n'est-ce pas?
—Cela est vrai! répondit Marcof.
—Tandis qu'en adressant à Carrier la lettre dont vous parlez, poursuivit M. de Boishardy, en le prévenant de l'arrivée de Pinard et surtout, en lui indiquant une heure que nous devions devancer, notre tranquillité provisoire était assurée, et de notre tranquillité présente dépend la réussite de nos projets. Enfin, mon cher, nos affaires de la nuit dernière m'ont mis en goût de bataille. J'ai pensé que nous pourrions tirer parti de la recommandation faite au représentant d'envoyer un détachement de sans-culottes à la porte de l'Erdre.
—Je comprends! s'écria Marcof; l'ordre que vous avez donné ce matin à Kérouac est une conséquence de tout ceci.
—Sans doute.
—Il est allé au placis?
—Oui. Ce soir, à onze heures, Fleur-de-Chêne et une partie de nos gars seront embusqués sur la route de Saint-Nazaire.
—De sorte qu'à un moment donné, nous exterminerons les sans-culottes, qui croient marcher à une victoire facile.
—C'est cela.
—Mais Philippe?
—Il faut qu'il soit libre avant, et qu'il sorte sous la conduite de l'un de nous. Il s'échappera plus facilement pendant que nous ferraillerons.
—Admirable!
—Oui, tout irait bien si nous pouvions pénétrer dans la prison avant onze heures.
—Nous y pénétrerons!
—Comment cela?
—J'ai mon plan.
—Dites! fit vivement le chef royaliste.
Marcof réfléchit quelques instants, puis s'adressant à Carfor:
—Tu as entendu nos projets; tu sais ce qu'il nous faut; parle.
—Carrier peut seul faire ouvrir les prisons, répondit Pinard.
—Alors tu vas lui en demander l'ordre.
—Quand cela?
—Tout de suite.
—Mais il faut que j'aille à Richebourg pour voir Carrier et obtenir cet ordre que tu exiges.
—Tu vas y aller!
Carfor ne put maîtriser un violent geste de joie, et son œil fauve lança un éclair sinistre.
—Comment, s'écria Boishardy, vous allez vous fier à cet homme?
—Allons donc! répondit le marin, je ne le quitte pas, et je reste soudé à ses côtés.
—Vous parlez d'aller chez Carrier, cependant.
—Eh bien! sans doute!
—Quoi! vous iriez avec lui?
—Certainement.
—Et nous?
—Vous m'attendrez sur la place du Bouffay.
—Marcof! Marcof! réfléchissez!
—A quoi?
—Ce que vous voulez faire est impossible! c'est d'une témérité tellement folle que rien ne saurait la justifier. Vous n'irez pas!
—Si fait!
—Non pardieu! je ne vous laisserai pas aller seul dans cette tanière de bêtes féroces. Si vous êtes décidé, si rien ne peut vous arrêter, eh bien! nous irons tous ensemble; mais encore une fois, vous n'irez pas seul!
—Il le faut, Boishardy, il le faut cependant.
—Non, s'écria Keinec à son tour.
—Il le faut, vous dis-je! Seul avec Carfor, je n'inspire aucune défiance. Quatre ensemble nous deviendrions l'objet de l'attention générale. Puis vous devez aller chercher Yvonne, et vous assurer du prisonnier fait par Keinec. Enfin, si je suis tué, il faut que vous viviez tous deux pour sauver Philippe. Nous avons fait d'avance le sacrifice de notre vie. Ne retardons rien par des paroles inutiles; ma résolution est prise. Vous, Boishardy, je vous conjure de m'obéir; toi, Keinec, je je te l'ordonne!
Les deux hommes demeurèrent indécis. Enfin Boishardy poussa un soupir.
—Faites donc, dit-il.
—J'obéirai! ajouta Keinec.
—Bien, mes amis, répondit Marcof. Le temps presse, agissons donc sans retard. Je vais à Richebourg avec Pinard, je verrai Carrier. Pinard, que je ne quitte pas plus que son ombre et que je tiens toujours au bout de mon pistolet, Pinard demandera l'ordre au tyran de Nantes. Cet ordre, il l'aura, j'en réponds; je ne sais pas ce que je ferai si Carrier hésite, mais j'aurai cet ordre ou nous périrons tous. Courez donc tous deux auprès d'Yvonne, et trouvez-vous sur la place du Bouffay dans une heure. Je vous attendrai au pied même de la guillotine. C'est le dernier endroit où l'on ira chercher des honnêtes gens. A bientôt!
Et Marcof, brusquant les adieux dans la crainte d'une opposition nouvelle, entraîna rapidement Pinard stupéfait d'une pareille détermination. Le sans-culotte ne pouvait croire à tant d'audace, et il se sentait petit à côté du terrible marin. C'était, comme l'avait dit Marcof, le tigre dompté par le lion.
Boishardy et Keinec gardèrent d'abord le silence en suivant de l'œil l'ombre des deux hommes qui disparaissaient peu à peu dans l'épaisseur de la nuit. Le chef royaliste frappa du pied la terre et ferma les poings avec colère. Puis touchant l'épaule de Keinec:
—Viens! lui dit-il; hâtons-nous, et ensuite tenons-nous prêts à porter secours à Marcof.
Tous deux s'élancèrent à leur tour, et gagnèrent promptement le quartier qu'habitait Pinard. Keinec pénétra dans l'intérieur de la maison. Boishardy le suivit.
XXIX
LE FIL D'ARIANE
Keinec et Boishardy gravirent lestement les marches de l'escalier sombre et tortueux qui conduisait au logement de Pinard. Keinec avait hâte de rejoindre Yvonne; Boishardy était impatient de se trouver en face du prisonnier qu'avait fait le jeune chouan. Une faible clarté, brillant sur le palier du deuxième étage, vint activer leurs pas, et bientôt ils eurent atteint la porte d'entrée du misérable logis.
Au pied de cette porte, accroupie sur la dernière marche de l'escalier, ils aperçurent, à la lueur s'échappant d'une petite lampe posée sur le carreau, Yvonne, dormant doucement la tête appuyée contre la muraille, et les mains jointes comme si le sommeil fût venu la surprendre dans la prière. La jeune fille avait cédé à la fatigue morale aussi bien qu'à l'épuisement physique, et elle s'était endormie. La pauvre enfant n'avait pas voulu rester dans la même pièce que Diégo, bien que celui-ci fut incapable d'essayer un seul mouvement.
Keinec avait solidement attaché l'Italien au pied du lit de Pinard; et comme il n'avait pas pris la précaution de bander la blessure que son poignard avait faite en traversant la main du misérable, le sang avait continué à couler avec violence, et Diégo avait senti ses forces diminuer d'heure en heure. Une épouvantable crainte s'était emparée de lui. Une pensée horrible le torturait. Cette pensée était que, peut-être, Keinec voulait le laisser mourir lentement d'épuisement et de faim. Il voyait, comme dans un rêve fantastique, défiler devant lui toutes les effrayantes angoisses de l'homme condamné à une semblable mort. Bâillonné étroitement, il ne pouvait articuler un son, et tout espoir d'être secouru était bien perdu pour lui. Cependant, de temps à autre, semblable au noyé qui se raccroche à une branche frêle et délicate, et croit trouver un moyen de salut, Diégo se reprenait à songer à Pinard.
—Il est libre, pensait-il; il rentrera à Nantes ce soir; il viendra ici et il me délivrera.
Puis une autre réflexion venait anéantir cette suprême espérance.
—Carrier le fera disparaître. Il sera arrêté et noyé ce soir peut-être; et c'est de moi qu'est née cette inspiration! Oh! tous mes plans détruits, tout mon avenir brisé par un hasard fatal. Maudite soit cette passion inspirée par Yvonne! Maudite soit la pensée qui m'est venue de me servir d'elle! Qu'avais-je donc besoin de rentrer dans cette maison? Y a-t-il donc un Dieu pour guider ainsi nos pas en dépit de nous-mêmes? Un Dieu! reprit-il en frémissant; un Dieu! Oh! non! non! Je ne veux pas y croire! Un Dieu! une justice! une autre vie! Je souffrirais trop! Cela n'est pas! cela n'est pas!
Et l'œil de l'ancien bandit calabrais, se relevant vers le ciel, semblait lui jeter un regard de menace et de défi. Le marquis de Loc-Ronan commençait à être vengé des supplices que lui avait infligés son bourreau.
Bientôt, à l'épuisement causé par la perte du sang, se joignirent les hallucinations provoquées par la fièvre. Diégo vit alors passer sous ses yeux, qui se fermaient en vain pour ne pas regarder, le panorama de sa vie antérieure, et le cortège de ses victimes.
A chaque crime, à chaque meurtre commis dans les Abruzzes, l'Italien poussait un blasphème nouveau espérant conjurer ces apparitions sinistres; mais la justice divine, niée par cette âme dépravée, semblait s'acharner à une juste vengeance. Diégo ne se vit délivré de cette sorte de revue rétrospective que pour retomber dans les angoisses du présent. Ce fut en ce moment qu'un bruit extérieur le fit tressaillir. L'espérance et la crainte se succédèrent dans sa pensée, et son esprit tendu passa, en quelques secondes, par toutes les nuances énervantes de l'inquiétude et de l'anxiété.
—Est-ce Pinard? se disait-il. Est-ce l'homme qui m'a blessé? est-ce la délivrance? est-ce la mort?
Cependant Yvonne aussi avait entendu le bruit qui avait ému l'Italien. Elle se redressa vivement, et vit devant elle Keinec et Boishardy. La jeune fille tendit la main à son sauveur, tandis que le chef royaliste la contemplait en souriant avec bonté.
—C'est-elle, n'est-ce pas, Keinec? demanda-t-il en désignant Yvonne.
—Oui, monsieur le comte, répondit le jeune homme.
Et se tournant vers Yvonne, il ajouta:
—C'est M. de Boishardy. Sans lui et sans Marcof, je ne te sauvais pas. Ils ont fait plus que moi, car, sans leur secours, je ne serais pas à Nantes, et tu serais la victime de ce misérable.
La jeune fille voulut s'incliner sur la main du chef; mais le gentilhomme, l'attirant doucement à lui, déposa un baiser sur son front pâli.
—Pauvre enfant! murmura-t-il, vous avez bien souffert!
—Hélas! monseigneur, j'ai été folle!
—Oh! les monstres! fit Boishardy avec une colère sourde. Enfin, mon enfant, vous êtes sauvée maintenant, et désormais vous aurez de braves cœurs pour vous défendre. Keinec et Jahoua seront les premiers; mais je viendrai ensuite si vous le voulez bien. Pauvre Jahoua! il doit maudire deux fois sa blessure qui l'a contraint à rester au placis.
En entendant prononcer le nom du fermier, Yvonne rougit subitement, et Keinec sentit les mains de la jeune fille frissonner dans les siennes. Une émotion terrible agita le brave gars. Ses yeux se voilèrent et il devint d'une pâleur extrême.
—Elle l'aime toujours! pensa-t-il.
Puis une révolution subite sembla s'accomplir dans son âme, et une douceur ineffable remplaça peu à peu l'expression de haine qui avait envahi ses traits.
—Elle l'aime! se dit-il encore. Il faut qu'elle soit heureuse! Mon Dieu! permettez que je sois tué cette nuit!
Boishardy se mordait les lèvres. Le gentilhomme avait compris ce qui se passait dans l'âme des deux jeunes gens, et il se repentait du mot imprudent qu'il venait de prononcer. Aussi, voulant écarter le nuage sombre qu'il remarquait sur le front de Keinec, s'empressa-t-il de changer le sujet de la conversation.
—Où est ton prisonnier? lui demanda-t-il brusquement.
—En haut, répondit le jeune homme.
—Montons alors, et hâtons-nous!
Yvonne les suivit. La pauvre enfant, elle aussi, s'était aperçue des sentiments qui se peignaient sur le visage de son sauveur, et elle sentait le trouble et la crainte entrer de nouveau dans son âme.
Pendant les quelques heures qu'ils étaient demeurés ensemble, Keinec avait raconté une majeure partie des événements qui s'étaient succédé depuis la nuit fatale où Raphael avait enlevé la jolie Bretonne. Seulement, par un sentiment d'une délicatesse exquise, il ne lui avait pas fait part du serment échangé entre lui et Jahoua, lors de la fuite de Diégo, ce serment, qui avait pour but d'abandonner l'amour d'Yvonne à celui qui parviendrait le premier à retrouver la jeune fille et qui l'arracherait aux griffes de ses ravisseurs.
Yvonne, ignorant cette circonstance et connaissant le caractère impétueux de Keinec, s'était donc sentie saisie par une terreur vague en remarquant l'altération des traits du jeune homme, et, à cette terreur, venait encore se joindre un autre sentiment. La pauvre enfant aimait toujours Jahoua; elle venait d'entendre dire à Boishardy que son fiancé était blessé, et elle avait compris que, lui aussi, était demeuré fidèle. Elle voulait savoir et elle n'osait interroger. Son regard, en rencontrant celui de Keinec, arrêta subitement sur ses lèvres les questions prêtes à s'en échapper. Elle baissa la tête et comprima un soupir. Keinec alors se rapprocha d'Yvonne. Un violent combat avait lieu dans l'âme du Breton. Enfin, il passa la main sur son front et leva les yeux vers le ciel avec une expression de résignation infinie.
Boishardy pénétrait dans le logement de Pinard. Keinec retint Yvonne prête à le suivre, et se penchant vers son oreille:
—Jahoua sera guéri lors de notre arrivée, dit-il à voix basse, et il t'aime plus que jamais!
Yvonne poussa un cri, ses yeux rayonnèrent d'un suprême éclat de joie, et, saisissant la main du jeune homme, elle la porta à ses lèvres avant que celui-ci eût pu deviner son intention et arrêter ce mouvement.
—Sois béni! murmura-t-elle; tu es bon comme le Dieu de clémence!
—Qu'y a-t-il? fit Boishardy en se retournant.
—Rien! répondit Keinec. Entrons maintenant et hâtons-nous! Marcof est peut-être en péril et j'ai besoin de me trouver en face d'hommes à combattre, de périls à braver, d'ennemis à frapper!
Le jeune homme prononça ces derniers mots avec un tel élan de férocité sauvage, qu'Yvonne frissonna de tout son être. Boishardy comprit encore ce qui se passait dans le cœur du pauvre gars.
—Ton cœur est aussi grand par la bonté que par le courage, dit-il. Viens! ne pensons plus qu'à notre mission.
—Ce n'est pas de la bonté, répondit Keinec en pressant la main que le gentilhomme lui tendait affectueusement, c'est encore de l'amour!
Yvonne demeura dans la première pièce et les deux hommes passèrent dans celle où était attaché Diégo.
XXX
UN SOUPER CHEZ CARRIER.
Tandis que Boishardy reconnaissait l'infâme beau-frère du marquis de Loc-Ronan sous le costume de l'envoyé du Comité de salut public, Marcof et Carfor pénétraient dans la maison du citoyen proconsul. En passant devant le poste de la compagnie Marat, le marin se contenta de serrer davantage, en signe d'avertissement, le bras de l'ex-berger passé sous le sien. Le sans-culotte comprit à merveille. Les sentinelles, reconnaissant Pinard, lui livrèrent passage sans difficulté. La compagnie Marat savait que son lieutenant était attendu chez Carrier. Pinard marcha donc droit au cabinet du représentant.
Carrier était alors chez Angélique, dont l'appartement était situé à l'étage supérieur. Lorsqu'on vint lui annoncer le retour de Pinard, il lâcha un juron énergique exprimant à moitié ce qui se passait en lui. Cependant faisant contre fortune bon cœur (au fond il craignait son lieutenant), il se hâta de descendre et pénétra dans son cabinet avec de grandes démonstrations de joie.
Pinard, sous l'étreinte de Marcof, joua son rôle à merveille. Il savait que la moindre hésitation de sa part, le plus léger signe surpris, la plus simple parole empreinte de trahison eussent été le signal d'une mort immédiate. Il présenta Marcof comme l'un des braves patriotes annoncés dans sa lettre du matin.
—C'est lui qui t'a aidé à fuir? demanda Carrier.
—Oui, répondit le marin en s'avançant.
—Tu as donc séjourné parmi les brigands.
—Comme tu le dis.
—Longtemps?
—Trois mois.
—Où cela?
—Un peu partout, dans les environs de Nantes.
—Quoi! ont-ils de leurs bandes si proches de la ville?
—Mais oui. Les gueux sont assez hardis. La preuve en est qu'ils ont osé pénétrer ici la nuit dernière.
—Qui les commandait?
—Boishardy.
—Tu sais que Pinard m'a promis de me mettre à même, dans quelques heures, de m'emparer de ces brigands d'aristocrates.
—Oh! je te le promets aussi, moi. Je te jure de te mettre face à face avec eux!
—Mais Pinard m'annonçait deux hommes. Pourquoi es-tu seul?
—Mon compagnon est au Bouffay.
—Il devait venir avec toi.
—Il n'a pas voulu.
—Pourquoi?
—Parce qu'il a ses raisons. Que t'importe? Pourvu que nous nous battions c'est tout ce qu'il te faut; et nous nous battrons parfaitement. Si tu en doutes, demande à Pinard; il sait ce que nous pouvons faire....
Tout en parlant ainsi, Marcof s'était peu à peu rapproché du proconsul. Sa main droite jouait avec le manche de son poignard. Une pensée rapide venait de traverser son cerveau. Carrier était là, en face de lui, à portée de son bras terrible. Marcof fit encore un mouvement, mais il s'arrêta.
Une hésitation effrayante se lisait sur sa physionomie expressive. En une seconde, toute la honte de l'action qu'il allait commettre se révéla à lui. Lui, l'homme de guerre, le soldat, le marin, lui habitué à frapper ses ennemis en face, lui Marcof enfin, lever son bras armé sur un être sans défense, tuer dans l'ombre comme un bandit, assassiner un homme, quel qu'il fût, qui se livrait à ses coups sans défiance, n'était-ce pas l'action d'un lâche qu'il allait accomplir? Marcof recula.
Carrier ne se doutait pas du danger momentané qu'il venait de courir. Pinard, profitant du moment d'hésitation du marin, s'était avancé peu à peu vers la porte, lorsque Marcof releva brusquement la tête. Du geste il rappela près de lui le sans-culotte.
—Écoute, lui dit-il. A toi à parler au citoyen Carrier. Raconte-lui ce que je veux faire et ce que je demande.
—Ah! tu demandes quelque chose? interrompit le proconsul.
—Oui.
—Si c'est de l'argent, je t'avertis que la République est pauvre.
—Je ne veux pas d'argent.
—Que veux-tu donc?
—Pinard va te le dire.
—Parle, alors.
—Il veut, répondit Carfor, il veut avoir le droit de fouiller dans les prisons et de disposer de deux hommes.
—C'est une vengeance, n'est-ce pas? demanda le proconsul dont les regards s'éclaircirent.
—Peut-être, répondit le marin.
—Tu crains qu'ils n'échappent, et tu veux les tuer toi-même.
—Je crois que tu as deviné.
—Eh bien! laisse-les où ils sont, alors; ils souffriront davantage.
—Non; je veux les avoir entre les mains.
—Tu y tiens donc bien?
—Beaucoup.
—Eh bien, cela pourra se faire.
—Ce soir?
—Je n'y vois pas d'inconvénient.
—Donne l'ordre alors de nous laisser passer. On nous a refusé l'entrée des prisons.
—Écris-le, je vais signer.
Et Carrier désigna du geste le bureau sur lequel se trouvaient papier, plumes et encre. Marcof se dirigea vers le meuble, attira un siège, prit place, et posa la main sur une feuille ornée de l'en-tête républicain. Pinard étouffa un soupir de joie. Son œil vitreux s'éclaircit brusquement, et il fit un pas en arrière. Marcof lui tournait le dos, et Carrier placé entre eux assurait encore sa retraite. Alors le lieutenant de la compagnie Marat s'avança silencieusement vers la porte; profitant du moment de liberté que lui avait imprudemment laissé le marin, il allait fuir, il allait s'élancer au dehors. Déjà il étendait la main pour saisir le bouton de la porte. Une seconde encore et c'en était fait de Marcof; car la liberté de Pinard c'était la mort immédiate du frère de Philippe de Loc-Ronan.
Marcof avait pris une plume et allait la tremper dans l'encrier; l'accomplissement de cet acte si simple allait peut-être lui coûter la vie.... Par bonheur, le tapis ne couvrait pas toute l'étendue du plancher de la pièce; un craquement d'une feuille du parquet sur lequel Carfor posa le pied, cependant avec une précaution extrême, rappela le marin à la situation présente. D'un seul bond il fut debout, et sa main saisit la crosse d'un pistolet. Pinard vit le geste, le comprit à merveille, et revint sur ses pas en affectant une tranquillité d'esprit qui était loin de son âme. Carrier n'avait rien vu, rien deviné; il songeait à Fougueray qui manquait l'heure du rendez-vous, et dont il cherchait à s'expliquer l'absence.
—Eh bien? fit-il en voyant Marcof se lever.
—Je ne sais pas écrire, dit le marin. Que Pinard prenne la plume.
Et, s'approchant du sans-culotte, il lui passa familièrement la main sur l'épaule gauche, et appuya son doigt légèrement sur la naissance du cou. Pinard devint pâle comme un linceul, tout son corps frissonna convulsivement, et il se précipita vers le fauteuil placé devant le bureau.
—Je suis prêt! dit-il en attirant fiévreusement à lui la feuille de papier que Marcof avait repoussée. Que faut-il écrire?
—L'ordre de nous laisser entrer dans les prisons sur l'heure.
Pinard traça rapidement quelques lignes et passa l'ordre préparé et la plume au citoyen représentant. Carrier prit l'un et l'autre et se pencha pour signer. Mais relevant la tête.
—A propos, dit-il en s'adressant à Marcof qui avait repris le bras de Pinard; à propos, citoyen, quels sont les noms de ceux que tu veux avoir?
—Qu'est-ce que cela te fait? répondit le marin, que toutes ces lenteurs commençaient singulièrement à impatienter.
—Cela fait beaucoup, attendu qu'il y a certain prisonnier que je ne dois et ne puis livrer. Le bien de la République avant tout.
—Oh! ceux-là n'intéressent guère le salut de la République! Il s'agit d'un ci-devant domestique d'un ci-devant noble.
—Un domestique seul?
—Non; lui et son compagnon.
—Et comment les nommes-tu?
—Je ne sais pas sous quel nom le dernier a été écroué; mais le premier se nomme Jocelyn.
—Jocelyn! reprit Carrier en se redressant et en lâchant la plume.
—Eh bien oui, Jocelyn! dit Marcof étonné de l'accent avec lequel le proconsul venait de répéter le nom du vieux serviteur.
—Oh! oh! fit Carrier, cela demande réflexion alors.
—Pourquoi?
—Parce qu'il me plaît de réfléchir.
—Mais il ne me plaît pas d'attendre, à moi! s'écria Marcof qui sentait qu'il allait bientôt ne plus être maître de lui-même.
—Plaît-il? fit Carrier en relevant le front avec insolence.
En ce moment la porte s'ouvrit doucement.
—Qu'est-ce? demanda Carrier à une sorte de valet qui parut timidement sur le seuil.
—Citoyen, répondit le pauvre diable, c'est le souper.
—Eh bien, le souper?
—Il est prêt....
—A table, alors! s'écria le proconsul avec une joie manifeste; à table!
—Et cet ordre? signe-le donc! dit Marcof en se contenant à peine.
—Quel ordre?
—Tonnerre! celui que je te demande, et qu'il faut que tu me donnes.
—Après souper, citoyen!...
—Cependant....
—Allons, à table! Tu m'as tout l'air d'un bon patriote. Soupons ensemble, et ensuite tu prendras tous les aristocrates que tu voudras. Ce sera de la besogne toute faite. Viens donc, les amis nous attendent.
Marcof dévora son impatience. Il sentait, à n'en pas douter, qu'un éclat perdrait non seulement lui, mais encore Philippe. Carrier l'avait pris par le bras et s'efforçait de l'entraîner.
Le marin n'hésita plus. Se dégageant doucement, il saisit la main de Pinard qu'il voulait avoir toujours à sa portée; et s'adressant à Carrier:
—Eh bien! répondit-il, soupons ensemble et nous verrons si tu sais boire!
Puis se penchant à l'oreille de Pinard, tandis que le proconsul ouvrait la porte communiquant avec le salon:
—Garde à toi! murmura-t-il; nous mourrons ensemble si je dois mourir! Il faut griser Carrier, et lui faire signer ce que je voudrai qu'il signe.
Une inspiration subite venait de traverser l'esprit du brave marin; sa pensée courait rapidement vers un plus vaste horizon; il espérait pouvoir sauver d'autres victimes encore. C'était cette inspiration généreuse qui lui avait donné la force de dominer sa nature violente et impétueuse.
Carrier, lui, avait accueilli avec une joie réelle l'annonce du souper qui le dispensait et de signer immédiatement l'ordre demandé et de donner une explication de son refus.
—Dès que Fougueray sera arrivé, se disait-il, je saurai à quoi m'en tenir. Alors j'agirai en conséquence et je ferai envoyer ce drôle au dépôt. Si Fougueray a voulu se jouer de moi, au contraire, en pensant me dérober un ordre qui lui permette d'agir avant l'heure convenue, il se trahira en se trouvant chez moi en face de son complice. D'ailleurs, j'ai tout à gagner en attendant et rien à perdre.
Quant à Pinard, lui aussi se réjouissait de ce retard, car il se disait de son côté qu'il était impossible qu'au milieu du tumulte ordinaire présidant à toutes les orgies du proconsul, il ne trouvât moyen de se débarrasser de Marcof et de se venger de son ennemi. Tous trois étaient donc entrés dans le salon, chacun ayant, comme on le voit, des pensées bien différentes.
Ce salon, dans lequel ils venaient de pénétrer, était une vaste pièce, aux proportions élégantes, splendidement éclairée, et envahie, comme cela était la coutume chaque soir, par nue foule nombreuse et peu choisie. Rien n'était plus étrange, plus incroyable, plus pittoresquement hideux que la vue de cette société bizarre qui formait la cour du proconsul. On y voyait des généraux républicains, des officiers supérieurs de la garnison de Nantes en sabots et en épaulettes de laine, suivant l'usage de l'époque; des membres du département en carmagnoles, la tête coiffée du bonnet phrygien, les bras nus, les manches déchirées; des juges au tribunal révolutionnaire, sans gilet et sans cravate; des sans-culottes de la compagnie Marat, aux vêtements sales, graisseux, maculés de taches de sang; des fournisseurs, des habitués des clubs, des orateurs patriotes aux allures grossières, aux propos ignobles; des femmes sans nom aux yeux ardents, aux regards éhontés.
Les uns jouaient, les autres hurlaient, presque tous fumaient la pipe à la bouche, se prélassant sur des sièges soyeux que le sybaritisme du citoyen représentant avait fait mettre en réquisition dans les somptueux hôtels des ex-grands seigneurs. Des blasphèmes effrayants retentissaient dans tous les coins du salon, non qu'ils fussent l'expression de violentes disputes, mais c'étaient tout simplement les fleurs dont on ornait le langage.
Marcof, l'intrépide corsaire, le voyageur infatigable qui avait tour à tour visité les tavernes anglaises, les musicos de la Hollande, tous les lieux de débauche qui sont l'apanage des villes maritimes, Marcof n'avait jamais contemplé un ensemble plus hideux, plus repoussant, plus dégradant pour l'espèce humaine.
Après s'être esquivé des empressements dont lui et Pinard étaient l'objet, il avait entraîné son compagnon dans un angle de la pièce, et, quoique Carrier fût venu l'y retrouver, absorbé qu'il était par ce qu'il voyait et ce qu'il entendait, à peine écoutait-il le citoyen représentant. Enfin la présence d'esprit lui revint. Il comprit que rester en arrière des autres serait se mettre mal dans la pensée du proconsul. Sans quitter Carfor, il se jeta dans le tourbillon à l'annonce que le souper était servi, et tous passèrent pêle-mêle dans la salle à manger.
Carrier prit place au centre de la table. Marcof s'assit en face de lui, et Carfor se laissa tomber sur un siège à côté de celui que l'on pouvait, à bon droit, nommer son maître. Deux places seules demeurèrent vides: l'une à la gauche de Carrier, l'autre à la droite de Marcof.
La table était servie avec une profusion qui contrastait outrageusement avec l'état de famine dans lequel était plongée la ville entière; mais Carrier était sensuel, mais Carrier était maître absolu, mais Carrier ne reculait devant aucun crime, aucune infamie pour assouvir ses passions, ses goûts ou ses moindres désirs, et peu lui importait qu'une partie de la population mourût de faim et de misère, pourvu qu'il ne manquât de rien. D'ailleurs plus la mortalité serait grande et plus vite sa mission serait accomplie, puisque la seule qu'il se fût donnée était de tuer, de tuer toujours.
Le placement des convives excita bien par-ci par-là quelques querelles, beaucoup de blasphèmes et pas mal de gourmades, mais ces gentillesses étaient l'assaisonnement ordinaire des soupers et avaient l'avantage d'amuser singulièrement le proconsul. Enfin, tous s'assirent et le calme se rétablit presque.
—Servez! dit alors Carrier d'une voix de maître, et prévenez les citoyennes que nous les attendons!
Les valets, ou pour nous servir du style de l'époque, «les officieux», s'empressèrent d'obéir.
—Où donc est le citoyen délégué? demanda Grandmaison, placé sur le même rang que Marcof et presque an face de Carrier.
—Fougueray? répondit le représentant. Je ne sais ce qu'il fait; il devrait être ici.
Au nom de Fougueray, Marcof avait tressailli.
—Fougueray! répéta-t-il.
—Un délégué du Comité de salut public de Paris, dit Goullin.
—Est-ce que tu l'as vu, Pinard? dit le marin en baissant la voix et en touchant, ainsi qu'il l'avait déjà fait dans le cabinet de Carrier, le sans-culotte entre les deux épaules.
Pinard se courba sous la faible pression, et lança à son voisin un regard suppliant.
—Oui, répondit-il.
—Est-ce donc le Fougueray que Brutus devait envoyer chercher? Est-ce le comte de Fougueray avec lequel tu étais en relation politique? Réponds nettement, réponds vite!
—C'est lui! dit précipitamment Carfor; c'est le même! Ne me touche pas, je t'en conjure! Je souffre trop!
Marcof laissa échapper de ses lèvres un sifflement de joie.
—Ah! se dit-il, c'est décidément Dieu qui m'a conduit à Nantes!
En ce moment la porte du fond s'ouvrit, et deux femmes rayonnantes de beauté et de parure firent leur entrée dans la salle. Tous les regards se tournèrent vers elles, et des applaudissements les accueillirent de toutes parts. Ces deux femmes étaient Angélique Caron et Hermosa.
La situation se compliquait singulièrement pour Marcof. Le marin reconnut sur-le-champ Hermosa, et comprit que la seconde qui allait suivre devait décider de son sort et du succès de la soirée.
Sur un double signe de Carrier, Angélique accourut prendre place à ses côtés, et l'Italienne se dirigea fièrement vers le siège resté vide à la droite de Marcof. Hermosa, occupée de répondre aux propos qu'on lui adressait sur son passage, n'avait pas pu voir encore celui qui allait être son voisin de table. Cependant elle approchait lentement. Le moment devenait horriblement critique.
Marcof, résolu à tout, la main droite appuyée sur la crosse de son pistolet, se tourna complètement vers Pinard, avec lequel il parut engagé dans une conversation des plus intéressantes. Il entendit, sans bouger, le murmure soyeux de la jupe qui frôlait sa chaise; il sentit Hermosa prendre place et s'installer à son côté.
Alors, tout en paraissant jouer négligemment avec l'arme meurtrière qu'il avait saisie, il la tira de sa ceinture, appuya la main droite sur la table, et la tenant de façon à ce que le canon menaçant fût dirigé vers Hermosa, il se retourna lentement. Une résolution terrible se lisait sur son front, et ses yeux étincelèrent de menaces.
Le geste de Marcof avait attiré tout d'abord l'attention de sa voisine, qui se pencha en avant pour essayer de distinguer les traits de l'homme à côté duquel elle se trouvait. Alors Marcof releva brusquement la tête, et ils se trouvèrent subitement tous deux face à face.
Hermosa pâlit affreusement. Du premier coup d'œil elle reconnut le frère du marquis de Loc-Ronan, le chouan qui, deux ans auparavant, l'avait interrogée dans la forêt de Plogastel, l'homme auquel enfin elle avait voué une mortelle haine.
La situation était tellement tendue, que le moindre incident pouvait en rompre l'équilibre, et transformer le souper en une scène sanglante. Marcof se taisait, mais ses yeux parlaient pour lui. Hermosa y lut si nettement l'arrêt de sa mort à la plus légère imprudence, qu'elle refoula au fond de sa poitrine le cri prêt à jaillir de sa gorge.
Les autres convives, heureusement, étaient trop occupés à vider les bouteilles et à fêter les mets qui encombraient la table, pour prêter attention à ce qui se passait sur le visage d'Hermosa.
—Eh! citoyen, cria tout à coup Carrier en s'adressant à Marcof; eh! citoyen, comment te nommes-tu? Cet aristocrate de Pinard a oublié de m'annoncer ton nom!
—On m'appelle le tueur de hyènes, répondit Marcof.
—Le tueur de hyènes?
—Oui.
—Où diable as-tu pris ce nom-là?
—Je ne l'ai pas pris, on me l'a donné.
—Où cela?
—En Afrique!
—Tu as donc tué des hyènes?
—Pardieu! sans compter celles que je tuerai encore.
—Est-ce que tu es marin?
—Mais oui.
—Et maintenant tu restes à terre pour faire la chasse aux aristocrates?
—Tu l'as deviné.
—Bravo! à ta santé!
—A la tienne et à celle de la citoyenne! répondit Marcof en élevant son verre de la main gauche, tandis que de la droite il enlaçait Hermosa et l'attirait à lui comme pour l'embrasser, mouvement fort ordinaire à la table du proconsul.
Hermosa plia sous l'étreinte du marin.
—Un mot et tu es morte! lui glissa Marcof à l'oreille, en effleurant de ses lèvres le cou de la courtisane, afin de motiver son action.
—Hermosa! hurla Carrier, si tu m'es infidèle, je te fais déporter ce soir!
—Tiens! tu es jaloux? riposta Marcof; vilain défaut, citoyen, et qui sent l'aristocrate. Liberté, égalité, c'est ma devise! Donc, si tu es libre d'embrasser la citoyenne, je sois libre aussi de le faire, et nous sommes égaux tous deux devant son amour. Bois donc! et vive la nation!
—Vive la nation! hurla l'assemblée tout entière.
—Bravo le tueur de hyènes!
—Vive la liberté!
—Vive l'égalité! cria-t-on de toutes parts.
Marcof grandissait en popularité. Carrier lui-même, habitué à voir tout plier devant lui, trouvait amusante la franchise du marin. Néron aussi avait ses bons jours.
—Dis donc, citoyen, reprit-il en ricanant, est-ce que c'est en Afrique que tu as pris l'habitude de souper avec un pistolet à côté de ton assiette?
—Justement.
—Mais ce n'est pas d'usage ici.
—Et la liberté donc? D'ailleurs, demande à Pinard pourquoi je ne quitte jamais mes armes. Il te le dira, lui. Allons, Pinard, qu'est-ce que tu as? Tu ne dis rien! Tu ne parles pas! Est-ce que ton séjour parmi les aristocrates t'a rendu muet?
Et Marcof, passant encore son bras autour du cou du misérable, appuya le doigt sur la place qu'il avait déjà touchée deux fois. Carfor se redressa comme s'il venait d'être mordu par un serpent.
—Parle donc! répéta Marcof.
—Qu'ai-je à dire? s'écria le sans-culotte avec une volubilité fiévreuse, tandis que le sang envahissait subitement son visage et tendait les veines de son cou; qu'ai-je à dire, si ce n'est que tu es le meilleur des patriotes que j'aie jamais connus. Vive le tueur de hyènes!
Pinard s'arrêta. Ses traits crispés exprimaient une douleur effrayante. Mais l'orgie montait rapidement à son comble; les paroles s'entre-croisaient de tous côtés. Personne, pas même Carrier, ne fit attention à l'expression de la physionomie de Pinard. On entendit seulement qu'il vantait le patriotisme de son voisin, et comme celui de Pinard avait une grande réputation, on chanta les louanges du nouveau venu. Le lieutenant de la compagnie Marat se pencha vers Marcof, et, le regard plus suppliant que jamais, il murmura à voix basse:
—Par pitié, je ne pourrais en endurer davantage. J'aimerais mieux mourir!
—Tu souffres donc?
—Comme un damné.
—Alors, songe à ceux que tu as fait souffrir!
—Oh! pensa Carfor, dussé-je être tué cette nuit par toi, tu ne sortiras pas vivant de cette maison.