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Le massacre des amazones: études critiques sur deux cents bas-bleus contemporains

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FILLE, FEMME OU VEUVE

Le bas-bleu, singe de l'homme, traduit ordinairement en grimaces les physionomies qu'il vit de près. Une amazone est presque toujours expliquée quand on connaît l'écrivain qu'elle croit admirer et qu'elle méprise assez pour l'imiter.


Barbey d'Aurevilly écarte du même dédain «dauphins» et «dauphines littéraires». L'homme a pourtant plus de forces de révolte. Le fameux esprit de contradiction ne fut jamais reproché aux femmes que par des autoritaires qui ne surent point se faire aimer; quand il n'est point rébellion d'esclave et manifestation haineuse, il porte uniquement sur des vétilles, n'exprime que mutinerie enfantine et jolie, besoin souriant de montrer qu'on est deux, imitation par jeu de la fermeté voisine sur qui on s'appuie d'ordinaire. Mais les profondes joies de la femme sont des joies de disciple: elles consistent à suivre, à obéir, à calquer, à s'efforcer d'être parfaite comme le Dieu est parfait. Je crois pouvoir concilier, en les précisant, deux proverbes apparemment contradictoires. Le plus souvent, il convient de dire: «A père avare, fils prodigue» et: «Tel père, telle fille.» Vérifions sur des exemples.

Le père Dumas est un conteur merveilleusement fécond en balivernes sans prétention. Quoi de plus prétentieux que les balivernes du fils? Alexandre II a la grande qualité paternelle, la verve, et rien de plus, mais il l'emploie tout autrement: le père fut un joyeux amuseur; lui s'efforce d'être un moraliste sévère. C'est parce que le premier fut toute sa vie un grand enfant insouciant que l'autre tendit toujours à la pensée rigidement virile. Sans doute, il resta au fond quelqu'un qui s'amuse, mais la morale l'intéressa plus que les extériorités de l'histoire, et au lieu d'enfiler des anecdotes, il jongla, adroit et grave, un peu soucieux parce que ça peut tomber, avec des doctrines fragiles et des thèses cassantes.—Les différences entre les deux Daudet sont plus naturelles. Le Petit Chose parvint à l'harmonie souvent puissante par les chemins de la grâce et de l'attendrissement; Léon Daudet, à travers de superbes et chaotiques violences, arrive enfin aux larges harmonies, d'où les grâces ne seront pas toujours exclues. Mais,—si divergents que soient les gestes de son titanique esprit créateur et ceux de la souriante intelligence qui observa tant de détails et les ordonna en chefs-d'œuvre lumineux,—il souffre d'apercevoir telles ressemblances profondes ou subtiles. Tout le long d'Hœrès, souvent aussi en de soudaines phrases des livres postérieurs, on sent l'angoisse de la lutte contre l'hérédité et l'on assiste aux merveilleuses et pénibles victoires de l'individu qui se dégage.

Les lettres féminines ne nous offriront point de tels spectacles: la fille à Guizot est un Guizot beaucoup plus petit, mais non pas même plus souriant; la fille à Gautier colorie de nuances trop tendres du Gautier moins nettement dessiné; les petits bras de Mlle Judith Cladel s'appliquent à forger du Léon Cladel.


Madame de Witt, née Guizot, a, apparemment, autant d'activité que son père: ses œuvres complètes, meuble encombrant, comprennent plus de cent volumes de formats très divers. Mais la besogne est tout extérieure et la compilation de cette bibliothèque n'a pas coûté de grands efforts intellectuels. Guizot a légué uniquement à Mme de Witt son génie d'éditeur. Elle n'a pas besoin de donner beaucoup de son âme et de son esprit, puisqu'elle sait l'art de vendre l'esprit et l'âme d'autrui. Elle est de ces arrangeurs qui grouillent dans le folk-lore et pullulent sur l'histoire. Quand elle s'applique, elle écrit un peu comme l'illustre doctrinaire, avec des solennités lentes et protestantes. Mais on ne retrouve chez elle ni la noblesse d'une pensée personnelle, ni ce qu'il y a parfois de vivant aux mouvements du Nîmois qui se contient. D'ailleurs elle s'applique rarement. D'ordinaire, elle écrit comme parlent les gens qui parlent mal, sans simplicité et sans puissance, parfois corrects pour la grammaire, toujours incorrects devant la logique. Pensées et images,—car Mme de Witt ne recule jamais devant les rides d'une vieille métaphore,—se suivent avec incohérence. Je n'ai pas trouvé chez elle le fameux «char de l'Etat qui navigue sur un volcan»; il s'en faut même de beaucoup, il s'en faut du volcan tout entier, car la tête de Mme de Witt, assurément, n'a rien de volcanique. Lorsque Casimir Perier, premier de la dynastie, «avait pris les rênes de l'Etat, il avait été soutenu à la Chambre par M. Guizot et par ses amis sans que ceux-ci eussent pris aucune part aux affaires. La mort du grand homme de gouvernement qui avait dirigé le vaisseau d'une main si ferme, le laissait violemment battu par les flots».

Malgré l'insuffisance de la metteuse en œuvre, les livres de Mme de Witt ne sont pas toujours ennuyeux. Il y a trop de choses qui ne sont point d'elle: elle ne réussit pas à tout gâter. Voici un détail qui me paraît intéressant.

En 1839, elle n'est encore qu'une petite fille, et une curieuse lettre paternelle lui reproche de négliger la ponctuation: «Toute ponctuation, virgule ou autre, marque un repos de l'esprit, un temps d'arrêt plus ou moins long, une idée qui est finie ou suspendue, et qu'on sépare par un signe de celle qui suit. Tu supprimes ces repos, ces intervalles; tu écris comme l'eau coule, comme la flèche vole. Cela ne vaut rien, car les idées qu'on exprime, les choses dont on parle dans une lettre ne sont pas toutes absolument semblables et toutes intimement liées les unes aux autres. Il y a entre les idées des différences, des distances inégales, mais réelles, et ce sont précisément ces distances, ces différences entre les idées que la ponctuation et les divers signes de la ponctuation ont pour objet de marquer. Tu fais donc, en les supprimant, une chose absurde; tu supprimes la différence, la distance naturelle qu'il y a entre les idées et les choses... Le défaut de ponctuation répand sur tout ce que tu dis une certaine uniformité menteuse, et enlève aux choses dont tu parles leur vraie physionomie, leur vraie place, en les présentant toutes d'un trait et comme parfaitement pareilles et contiguës!» Mais, quelques jours après, le pauvre père se plaint et se récrie: «Je t'en prie, ne me jette pas à la tête tant de virgules. Tu m'en accables comme les Romains accablèrent cette pauvre Tatia de leurs boucliers.»

Je possède un seul autographe de Mme de Witt, douze lignes datées de 1897: les virgules les plus nécessaires y sont absentes. Dans ses livres, elle manque seulement, comme beaucoup d'autres femmes, à ce que j'appellerais volontiers la ponctuation supérieure. Elle ignore «la distance naturelle qu'il y a entre les idées». Mais, en bonne écolière et qui veut éviter les reproches, elle met de la distance, ici, là, n'importe où, à intervalles à peu près réguliers. Elle va à la ligne au petit bonheur, hache les développements les plus suivis, rapproche les choses les plus opposées. Le directeur d'une grande imprimerie me dit à ce sujet: «Mais presque toutes les femmes en sont là. Beaucoup même écrivent un livre tout d'une venue, sans alinéas, sans blancs, sans divisions d'aucune sorte. Quand leur pâte plate est achevée, elles la coupent, comme de la galette, en morceaux sensiblement égaux. Et quelques-unes reculent devant cette peine, abandonnent ce soin au typographe et au metteur en pages.»


Judith Cladel essaye les tours de force de Léon Cladel. Parfois elle réussit une image nette et brutale: «Une jeune fille qui a juré d'empêcher les gens de s'aimer parce que sa mère fut une sainte malheureuse, indignement sacrifiée par un égoïste, est un oiseau qui voudrait retenir de ses ailes étendues le torrent au fond duquel tombèrent son nid et sa couvée.» Le plus souvent, on sourit à voir ses puériles idées courir par les sentiers de montagne que fraya son père, ridiculement petites et prétentieuses entre l'énormité abrupte des rocs. On s'amuse à l'écouter gazouiller les grondements de tonnerre et les fracas d'avalanche que sa voix croit pouvoir répéter parce qu'ils sont familiers à son oreille. Voyez de quel geste mou elle manie la grande phrase rugueuse du romancier épique. «Quelle glorieuse coïncidence pour cette Scandinavie, marge extrême de l'Europe vers le septentrion et les boréalités, que de pouvoir ainsi se (?) montrer au monde, pareils à des géants se dressant sur ses monts glaciaires dans l'horizon de ses mers aux vaisseaux rares, de ses flots tourmentés, léchant les blessures sans nombre en lesquelles ils ont déchiré et déchiqueté ses côtes, comme fait un chien des blessures ouvertes par ses dents, ces deux personnalités colossales résumant en un couple de super-hommes d'une part l'Action dans la vie cérébrale, d'autre part l'Action dans la vie physique!» Elle continue, grandiloquente et naïve, le jeu du parallèle, et elle remplit ses deux colonnes de bavardages lyriques sur Ibsen et Nansen: «Leur couple grandiose et jumeau, sorti de la même terre, des mêmes mœurs suscitant dans leurs âmes énergiques et opiniâtres les mêmes projets (?) et les mêmes volontés, ont mené l'un à travers les banquises polaires, l'autre à travers les banquises cérébrales...» Le verbe n'a pas de sujet; mais la phrase ne cesse pas pour si peu de nous heurter à des banquises diverses.

Les hyperboles de sa rhétorique admirative ne se haussent pas toujours autour de héros aussi réellement admirables que Nansen et Ibsen. Elles s'émeuvent, éplorées, quand Sarah Bernhardt, la triomphante cabotine dont tous nos imbéciles chantent le génie, est «un moment interrompue dans sa trajectoire de grande étoile artistique, par la maladie soudaine et cruelle». Et Judith Cladel vante comme des exploits les applaudissements des snobs heureux de retrouver leur amuseuse. Car ils disent, ces héroïques applaudissements, «que la France aime à acclamer d'incontestables gloires dont l'éclat dissimule la rareté, aux époques où son prestige de première nation du monde subit quelques défaillances». Sarah nous consolant de toutes nos hontes politiques et de toutes nos pauvretés littéraires!... Et pourquoi pas? Nous ne savions point tout ce qu'est cette grande Sarah. Mlle Cladel, heureusement, nous instruit, et désormais nous contemplerons en la directrice de la Renaissance, la «haute et insubmersible figure du devenir de la nation».


Mme Judith Gautier, qui fut quelque temps Mme Catulle Mendès, tient de son père une imagination riche, facile, amoureuse, des Fleurs d'Orient. Heureusement elle n'avait point hérité de Théo le goût du paradoxe et l'outrance romantique, sans quoi elle se fût laissée entraîner à toutes les folies, au moins littéraires, par la fougue capricante de son ex-mari. Sa prose est restée louable de simplicité et d'ordonnance calme. Elle est une Gautier, je veux dire un Gautier sage, un peu intimidé et qui n'a plus assez de relief. Ce ruisselet a les allures tranquilles qui font la noble beauté de certains fleuves. Sa lenteur limpide est agréable, comparée aux violences torrentueuses de Mendès le fangeux. Mais elle donne la nostalgie de Théophile Gautier, adorable rivière à la fois claire et clapotante, au mouvement nombreux et sinuant et qui reflète tant de nuages chimériques comme des rêves, tant de paysages précis, tant de frémissements d'ombre et tant de rayons.

J'ai d'autres regrets. Judith Gautier invite quelquefois son talent gentiment chuchoteur à clamer sur les planches. Et ses mains de femme, propres aux petits travaux délicats, se sont souvent efforcées à nouer ces grosses gerbes difficiles, faites de fleurs et d'épines, qu'on appelle des romans historiques. Elle est adroite et ne se pique guère les doigts. Mais elle n'a pas assez de force, et le lien trop lâche laisse s'éparpiller à chaque mouvement corolles et branches méchantes. Quelques fleurs sont à ramasser pour leur parfum discret et leur aimable coloris.


Marie-Louise Néron, femme d'un certain Jean-Bernard, demanda à quelques hommes connus, quelle femme des temps passés doit servir de modèle aux femmes d'aujourd'hui. Plusieurs lui conseillèrent sans rire d'imiter Jeanne d'Arc. Mais elle trouve plus facile de pasticher son mari, romancier inepte qui essaye de faire du Cladel, ramasseur de bouts d'anecdotes, plat conférencier qui trouve du génie à la moindre amazone et enseigne aux dames du monde à faire des bonnets de coton avec leurs bas hors d'usage,—jadis le plus parfait imbécile du monde politique, aujourd'hui le plus parfait imbécile du journalisme. Et il y a des jours, vraiment, où elle parvient à être aussi bête que lui. Du reste, c'est peut-être lui qui la supplée ces jours-là, car, sous divers pseudonymes, cette reporter représente souvent la Fronde en beaucoup d'endroits à la fois.

Elle a publié une des nombreuses éditions du roman où les amoureux ne peuvent s'épouser parce qu'ils sont frère et sœur; où ils s'épousent tout de même, parce qu'on apprend à la fin qu'il y a eu substitution d'état civil et que le frère n'est pas du tout le frère de sa sœur. Un mot cueilli dans ce livre suffirait à faire juger la puissance intellectuelle et la force d'attention de Marie-Louise Néron. Le meurtrier de Jérôme Brassiac, longtemps triomphant, est enfin puni. Et l'auteur, sans doute étourdi de joie, de confondre assassin et victime et de s'écrier: «Le crime de Jérôme Brassiac était expié.»

A la Fronde, elle fait de tout. Elle fait de la critique et elle appelle maître «le sympathique auteur du livret des Cloches de Corneville, M. Ch. Gabet». Elle fait de l'histoire et nous conte des événements bien extraordinaires. Voici, en exemple, quelques lignes découpées d'un de ses articles du 10 mars 1898:

«Louis XVIII ne conserva pas son fauteuil à Regnault et lui substitua le mathématicien Laplace, élu le même jour que le journaliste Auger.

«Un académicien refusait de donner sa voix à ce choix imposé et votait pour Molière, ce qui faisait dire à Jean-Jacques Rousseau:

«Jusqu'à ce jour on remplaçait les morts par les vivants; l'occasion se présente de remplacer les vivants par les morts.»

Même quand ce qu'elle veut dire est raisonnable, ce qu'elle dit reste bien bizarre. Elle nous raconte que certaines gens ont peur d'être enterrés vivants... après leur mort. Je cite encore la date. Il faut que chacun puisse vérifier des sottises trop invraisemblables. Dans la Fronde du 17 avril 1898, vous lirez cette phrase: «Si vous parlez avec des étrangers de marque, de passage chez nous, ils vous diront qu'une de leurs craintes est de mourir, naturellement, mais enterré, de mourir en France, où on a des chances pour être vivant.» Plutôt que de signaler les diverses beautés de ces lignes, j'en copie d'autres dans le numéro du 14 avril 1898. Mme Jean-Bernard, grâce à la merveilleuse précision de sa langue, réussit cette fois à calomnier M. de la Palice. Elle déclare gravement: «Comme toutes les médailles, les sous ont deux revers. M. de La Palice sait ça.» Et elle continue: «Sur le premier verso...» Mais en voilà assez.

J'aurais eu l'indulgence de dédaigner le couple Jean-Bernard, s'il se contentait de gagner quelque argent à mettre des inepties en mauvais français. Mais il aspire à la gloire littéraire. Il essaya de fonder une académie féminine et s'inscrivit lui-même, parmi les quarante, sous son principal pseudonyme: Marie-Louise Néron. Cette présomption me l'a prouvé: il y a aussi des fœtus qu'il faut qu'on tue.


Georges Renard est un normalien révolté et excommunié. L'homme qui accepta trop longtemps une orthodoxie ne s'affranchit jamais complètement: il peut devenir un hérétique, non un penseur libre. Il a acquis le besoin de marcher et de penser en bande, est devenu incapable de l'orgueil d'être seul, il changera de parti, ne se résignera jamais à être lui-même. Il faut qu'il appartienne à une armée, qu'il combatte à un rang, qui peut devenir le premier, qui reste toujours un rang. S'il a une âme généreuse, il choisit le groupe d'où il lui semble qu'on voit le plus de vérité; il n'ose pas aller droit aux lueurs en une vaillante recherche solitaire. Georges Renard fut un philosophe universitaire, assez courageux pour repousser les solutions de l'école, pas assez pour remarquer la niaiserie des questions posées. Puis il quitta le groupe où il contredisait, se rapprocha d'autres pédants avec lesquels il serait d'accord. Il est devenu le critique littéraire du parti socialiste: depuis quelques années, il étudie les idées et les œuvres à la lumière du flambeau Benoît Malon.

Ces hérétiques propagandistes peuvent valoir par la fougue éloquente ou par le sarcasme sec et tranchant. Ce dernier mérite fut celui de Georges Renard avant que la Suisse l'alourdît. Depuis il est surtout un logicien dangereux, grand découvreur de contradictions dans les paroles des adversaires.

Ces apôtres qui ont le besoin de penser avec d'autres et d'augmenter le nombre de ceux qui pensent avec eux ont grand'peur de la solitude intellectuelle: ils sont tout à fait incapables de l'œuvre d'art, expression sincère d'une âme un peu différente des autres.—Georges Renard se doute si peu des conditions d'éclosion de l'œuvre d'art que, lui qui fabrique seul ses raisonnements, il demande pour ses imaginations le secours de madame. Tels de laborieux vaudevillistes, ils se mettent à deux pour inventer. On est étonné du rachitisme des enfants que produit ce bon ménage d'imaginations sages.

En dehors de ces collaborations, Mme Georges Renard a écrit quelques chroniques à la Fronde. Elle y loue la montagne, l'étudiant suisse, la jeune fille protestante. Ça n'est ni mieux ni plus mal qu'autre chose. C'est estimable et insupportable de sens commun, vraiment trop commun. Oh! la raideur longue d'une Sarcey calviniste!..


Mme Hector Malot est une adoratrice du veau d'or, mais qui l'exige massif. A peine dans le temple, elle vient à l'idole, la soupèse de ses bras émus mais vaillants. Si elle parvient à soulever le dieu, elle a une moue désappointée. Couvrant son dédain d'un air d'héroïsme, elle proclame: «Je t'aime, malgré ta pauvreté», puis se détourne, rapide, vers le plus prochain sanctuaire. Quand l'animal résiste d'un poids vainqueur et immobile, elle s'effare en une joie religieuse, se prosterne sur toutes les faces, le supplie de renoncer aux grâces trop frêles de l'enfance, de prendre la taille et les forces irrésistibles du taureau. Dans une hystérie éblouie, elle se roule sur le sol, doublement heureuse, à la fois Danaé et Pasiphaé. Souvent aussi, depuis que l'intelligence de son Hector vaincue par cet Achille qui s'appelle le temps, est étendue improductive, Marthe le remplace derrière le veau d'or. Dès que l'idole relève la queue, la prêtresse tend au bon crottin métallique des mains frémissantes et, les yeux braqués sur la promesse qui s'entr'ouvre, elle répète l'oraison jaculatoire de l'abbé Albéroni devant le derrière de Vendôme, qui devait être pour lui le derrière de la fortune: O culo di angelo!

Ce n'est pas qu'il n'y ait des pauvres dans les romans de Mme Malot. Mais la pauvreté, telle qu'elle la conçoit, devrait se définir: le vestibule de la richesse. Réjouissez-vous, artistes forcés de vous coucher à jeun: ces malheurs n'arrivent qu'à la veille du grand succès et pour rehausser encore du voisinage d'un abîme de misère l'énorme montagne d'or. Les jeunes filles qui n'ont pas une robe de rechange connaissent ces indéniables vérités. Elles refusent le cousin pauvre de deux millions et, si plus tard leur cœur vient à battre pour ce gueux, elles l'épousent, mais en lui faisant sentir l'importance du sacrifice consenti à l'amour. J'ai même rencontré dans Mme Malot une pauvreté joyeusement héroïque. Une jeune fille qui répond au nom heureux d'Anatole déclare que «c'est gentil d'être pauvre». Et pourtant ce malheur «gentil» l'empêcha longtemps d'épouser, elle aussi, le bien-aimé cousin. L'oncle avait dit: «Mon enfant, vous êtes exquise, digne de lui, noble, pieuse, grave, généreuse, ma fille de choix, mais vous perdez Louis et vous jetez sa postérité à la misère.» Anatole avait compris ces paroles d'un père prudent et s'était résignée en le plaignant. Le pauvre homme! «la nécessité l'étranglait, et on ne lutte pas contre la nécessité». Car, dit-elle au cousin capitaine (c'est hors de prix, l'honneur de l'armée): «Mes soixante mille livres de rente ne pouvaient suffire à ta pauvreté et à ton rang.» Heureusement, il y a un bon Dieu pour les amoureux. Le beau cousin hérite quelques millions de rente, ce qui lui permet d'épouser l'adorée malgré sa pauvreté extrême.

Mme Hector Malot n'est pas inconsciente de ses surhumaines noblesses. Elle sait que les générosités de ses rêves écarteront d'elle «les embourgeoisés, cerveaux restreints, âmes réduites.» Elle dédie ses héroïsmes à ceux qui aiment l'idéal: «Poètes, amants, jeunesse, ceci est pour vous.»


Catulle Mendès paraît échapper à la définition. Vague fantôme littéraire, il prend tantôt la forme de l'un, tantôt la forme de l'autre, parce qu'il n'a point de forme à lui. La façon dont ce tambour sonne alternativement tous les poètes ne permet peut-être d'affirmer que son vide intérieur. Pourtant il me semble que Mendès est une puissance annihilatrice. Dans ses tragédies, pornographiques ou non, il se manifeste comme le Marivaux du drame et le Mignard du feuilleton. Ce singe, naturellement, ridiculise et puérilise les gestes nobles ou terribles qu'il contrefait; les grands airs de Hugo deviennent chez lui les petites grimaces d'une petite figure à la fois enfantine et vieillote. L'Iblis de la Légende des Siècles emprunte à Dieu les plus beaux éléments de ses plus admirables créations, et, de ces merveilles rapprochées, forge la sauterelle. Tels les avortements de Mendès, rapetisseur inconscient et involontaire parodiste. La vieille blonde se livre à tous les génies et à tous les talents; après chaque saillie, elle grossit comme une montagne, pour accoucher régulièrement d'une souris. Les grandes idées, une fois entrées dans son cerveau, en ressortent pastiches minces et frêles et maniérés. Un détail fera saisir nettement comment il se fait une manière en puérilisant les manières des autres. Quand le dernier mot de sa phrase était un adjectif ou un adverbe pour lequel il voulait secouer notre attention, Hugo mettait un point devant et faisait du mot soudain grossi toute une phrase apparente. Catulle vole ce procédé brutal, mais sa faible voix transforme les grondements en chuchotis, et le point de Hugo est devenu la virgule de Mendès. Au lieu du coup de massue herculéen, il décoche une chiquenaude.

Mme Mendès n'a pas eu grand'peine à imiter ce petit imitateur, laidement féminin, de tous les virils. Claire Sidon publia dans le Journal des vers difficiles à distinguer de ceux de son futur. Sous prétexte de chroniques et de contes, elle vend, depuis son mariage, de nombreuses virgules de Mendès. Elle fait, presque aussi bien que sa vieille, du romantisme mignard et de la rêverie précieuse. Elle se tortille dans les mêmes efforts, amusants d'être presque gracieux,—car ils ne se tendent pas outre mesure, trop sûrs du succès,—plus amusants d'être impuissants et satisfaits. Elle ne réussit pas plus mal que Catulle, parmi le cliquetis des antithèses, la clownerie métaphysique. «Nous fûmes créés avec de la déité et avec de la terre, périssables et immortels, voués à tous les anéantissements pour toutes les renaissances, et, pour toutes les impuissances, à l'exaltée aspiration d'une infime parcelle de divinité avide de réatteindre le Tout qui ne fut pas diminué d'elle». Cet amphigouri vient-il de monsieur ou de madame? Au Journal, où la signature de monsieur a plus de valeur commerciale, ça serait du Catulle Mendès. A la Fronde, feuille uniquement «rédigée par des femmes», c'est de Mme Catulle Mendès.


Le dernier livre de Mme Dieulafoy est la Constance de Bentzon retournée. Ici, c'est le jeune premier qui est catholique convaincu et l'amoureuse qui est divorcée. Ils ne s'épousent pas, vous pensez bien. Mais ils s'épousent presque et, pour empêcher la terrible Déchéance, il faut que la sœur du jeune premier meure, frappée au cœur par le projet anti-chrétien de son frère. Ces fadaises sont contées dans le style qui leur convient, et avec les élégances nécessaires. Ainsi la prise de voile d'une Juive convertie, d'une Irlandaise et d'une jeune fille noble retranche du monde «l'enfant d'Érin», «la fille d'Israël» et «la descendante des preux».

Mme Dieulafoy n'est pas seulement une imagination suiveuse et un écrivain banal. Elle est aussi la plus étourdie des pensionnaires. Un protestant, qui demande la main d'une catholique, s'étonne de voir la bien-aimée ignorer à quelle religion il appartient: «Pourtant, s'écrie-t-il, j'en ai informé Mme de l'Espinet.» Et treize lignes plus loin, il dit de la même Mme de l'Espinet: «Elle le sait pourtant... A moins qu'elle n'ait confondu deux branches de ma famille.» Cette suite dans les idées et cette puissance d'attention grandit singulièrement ma confiance en les fameuses découvertes archéologiques du couple Dieulafoy.


Lequel des deux fut élève de l'École normale? Quand j'entends une conférence de Léopold Lacour, abstraite et doctorale, hérissée de citations, de discussions de textes, de subtilités et d'ergotages, une de ces conférences où il conquiert la liberté avec les mêmes armes et le même charme dont Brunetière protège l'autorité, je suis sûr que c'est lui qui vient de la rue d'Ulm. Mais quand Mary Léopold-Lacour cite en une même phrase Taine, de Puibusque, Mérimée et je ne sais qui encore; quand elle appelle Gœthe à son aide pour nous apprendre que les domestiques ne sont point parfaits; quand elle nomme nos prisons de «modernes ergastules», je suis tenté de jurer que c'est elle qui fut le condisciple de Gaston Deschamps. Au reste, c'est peut-être lui qui écrit les articles ou elle qui prépare les conférences.

Il ou elle répète ce qui s'est dit sur n'importe quelle question, en nommant ses auteurs; il ou elle fait des leçons indifférentes et parfois un peu trop naïves. Ainsi, dans la Fronde du 7 février 1898, il ou elle étudie gravement «le mensonge féminin par atavisme». Et ni lui ni elle ne s'avise un instant que la femme est un peu fille de l'homme, l'homme un peu fils de la femme et qu'il est enfantin d'attribuer à une hérédité commune une aggravation quelconque des différences naturelles entre les deux sexes.


Séverine est une admirable nature, faite d'humour et de lyrisme. Elle a la fantaisie imprévue et elle vibre, merveilleux paquet de nerfs, à toutes les émotions. Son esprit n'est pas vaste, mais il est si curieux et si leste.

Elle est une très petite chose, jolie et frémissante, et qui a des ailes, non point pour voler, certes, mais pour courir sautillante, d'une allure qui pose à peine. Elle est la Parisienne et elle est la gamine: sourire gai ou malicieux, larmes vite essuyées, à la fois amusée et émue de tout, souvent amusante.

Son imagination est vive. Elle a peu de chose à dire de chaque rencontre, elle n'approfondit rien; mais en passant elle regarde et son mot, parfois juste, est presque toujours pittoresque. Cette imagination a ses défauts, mais des défauts séduisants, parce que créateurs d'imprévu. Elle voit mieux à la ville qu'à la campagne, s'explique le naturel par l'artifice, l'événement de tous les jours par l'accident d'une fois, et même ce qui est sous ses yeux par ce qu'elle n'a pu voir. Chez elle le soleil «se noie dans le vermeil liquéfié des flots, ainsi que le duc de Clarence dans sa tonne de Malvoisie.» Pour comprendre la nature, elle fait appel à ses souvenirs livresques ou elle ferme les yeux et regarde en sa mémoire des décors de théâtre. Son admiration devant les plus sublimes spectacles n'est qu'un étonnement amusé: elle parle de la mer moins respectueusement que d'une cabotine et traite le soleil avec la même familiarité qu'un conseiller municipal. Elle s'égaie «de sa trogne de vendanges et de son pif en pomme de thyrse». Quelquefois pourtant elle veut paraître émue profondément, se croit la plus nette et la plus puissante conscience de la vie universelle. «Un malaise inexprimable m'étreint quand le soleil s'évanouit à l'horizon; je me détache de la vie, à l'automne, comme les feuilles des arbres, et le sang bouillonne dans mes veines, comme la sève des plantes, quand le premier soleil de mars troue le plafond de nuages gris». Ça continue des pages et des pages. «Parfois aussi, me pelotonnant contre la terre, me faisant toute petite comme une enfant éplorée sur le sein de sa nourrice, j'ai étreint le sol à pleins bras, enfoncé ma tête dans l'herbe, et défailli de tristesse, à voir les arbres si beaux, l'horizon si vaste, le soleil si radieux.» A force de le dire et de le répéter, elle finit par le croire presque. Et vraiment, tandis que son sourire s'élargit béat, elle a des larmes dans les yeux, et elle s'agite en une joie sensuelle, sous une attaque de panthéisme hystérique. Mais il y eut visiblement, lorsque commença le baiser, de l'effort, de la comédie, et, pour parler une langue aussi respectueuse que la sienne, du chiqué.

Sa sensibilité s'émeut devant le malheur des hommes ou des bêtes, suivant les mêmes lois que devant les beautés naturelles. Elle a, spontanée mais courte, une petite secousse des nerfs, plutôt agréable, et dont pourtant elle se sait gré. Elle s'efforce de la prolonger, cette plaisante secousse, et elle en arrive, sadique de la pitié, à se martyriser d'étranges délices. Elle regarde, avec des larmes qui lui semblent excuser sa joie, «éclater le crâne comme une grenade trop mûre où, de l'écorce rougie, s'éparpillent les pépins blancs de la cervelle». Les spectacles cruels la retiennent, et c'est pour les dire, pour en jouir de nouveau, que son imagination a les plus amusantes, les plus pittoresques, les plus irrespectueuses aussi et les plus artificielles trouvailles. «Comme, en scène, des dos de figurants font mouvoir la toile verte pour représenter la vague, ici, des ventres de noyés soulèvent la draperie sale de l'inondation. Ce sont eux qui font les flots

Son irrespect, qui persiste devant les sublimités de la nature, devant la souffrance, devant la mort, peut céder par snobisme et par vanité. Le même pape qui fait à la R. F. l'honneur de la reconnaître, ayant fait à Séverine l'honneur de la recevoir, Séverine eut aussi une attaque d'«esprit nouveau», et elle parla de Léon XIII le roublard bien moins familièrement que du soleil ou de Jésus. Ses admirations littéraires, elles, sont irrespectueuses jusqu'à l'imitation. Elle a étudié les procédés de Vallès et de Hugo, et ses petites mains remuent, maladroites, ces instruments un peu gros et un peu lourds. Pourquoi, ayant une personnalité réelle, s'abaisse-t-elle à imiter? Pour une raison commerciale, la même qui lui fait exagérer ses sentiments afin qu'ils prêtent à des développements plus longs. Elle tient à vendre beaucoup de copie.

Dans la Fronde du 27 décembre 1897, elle vante le sens du commerce chez les femmes. Elles «font admirablement le boniment». Les marchandes de camelotte «témoignent d'un flair très supérieur à celui du général Mercier. Car il ne s'agit pas de se méprendre, de s'exposer à la rebuffade: d'offrir l'actualité antisémite à un juif ni l'anticléricale à un dévot.» Elle loue chez autrui ses propres qualités: elle est la plus avisée des négociantes, et je ne connais point de journal bien payant auquel elle ne puisse fournir l'article approprié. A ce jeu, l'artiste, qui vaut uniquement par ce qu'il apporte de personnel, devient trop souvent un ouvrier adroit et indifférent, je ne sais quoi de souple et d'amorphe comme un cabotin ou un avocat. Dans le même article, elle remarque que «ces pauvres hommes ne sont pas de force». Ils lui «ont fait de la peine, avec leur franchise maladroite, hurluberlue, offrant sans discerner...» Elle conclut en un élan de pitié: «Quand on leur aura tout pris (décidément je ne suis qu'une girondine) il faudra, mes sœurs, tout de même faire quelque chose pour eux.»

J'ai grand'peur que la généreuse girondine ne fasse déjà trop de choses pour eux. Si elle gaspille son beau talent à de trop nombreux articles, c'est, sans doute, pour apporter plus d'argent à M. Georges de la Bruyère. Rochefort put même accuser sans invraisemblance la quêteuse du fameux «carnet» d'avoir fait longtemps le «boniment» de la charité pour ce pauvre unique. Je me détourne en hâte de ces questions insuffisamment littéraires.

A vendre tant de paroles, elle parle souvent sans avoir rien à dire, se fait des opinions par art, parce qu'une opinion en tant de lignes vaut, à tel journal, tant de francs. Elle se délaie en d'infinis bavardages. Comme elle ne peut être un frémissement continuel, de temps en temps elle pense. Ces jours-là, elle nous enseigne en trois colonnes que Séverine mourra comme les autres, ou elle fait un long éloge du bois en général et des sabots en particulier. Et elle abuse des plus ineptes procédés de développement. Deux surtout la séduisent et l'entraînent: l'énumération des parties et ce que j'appellerai l'exorde négatif. Pour nous apprendre la mort de je ne sais quel cardinal, elle nous affirme successivement que ses doigts ne remueront plus, que ses yeux ne verront plus, que ses lèvres ne parleront plus. Et vous supposez bien que chacune de ces vérités nouvelles fournit quelques lignes attendries. Très souvent son article commence par déclarer qu'elle ne parlera pas de ceci, ni de cela, ni de telle autre chose; avant d'arriver à son pauvre sujet insuffisant, elle en traite, sous prétexte de les écarter, trois ou quatre. Par exemple, la chronique s'intitule la Grande Amie. Séverine avertit d'abord: «Ce n'est pas la mer». Suit un éloge de la mer. Elle reprend: «Ce n'est pas la nue», et vante la nue. Elle poursuit: «Ce n'est pas la terre», et la terre reçoit les hommages auxquels elle a droit. Elle réitère: «Ce n'est pas la nature», et chante un hymne à la nature. Et elle recommence; «Ni l'infini des vagues, ni l'infini des cieux... ni... ni... Car... Mais...» Elle arrive enfin aux louanges banales de la mort.—Si elle veut s'attrister à l'Hôtel des Ventes, elle passe par le cimetière, par la Morgue, par l'hôpital, par la place de la Roquette, par l'amphithéâtre de dissection, endroits insuffisamment mélancoliques pour sa fantaisie de ce jour-là, arrive bien préparée au but de sa promenade. Il en est ainsi presque toutes les fois qu'elle n'a vraiment rien à dire. Par le développement négatif elle s'entraîne au bavardage direct. Il semble qu'elle recule devant le trou de sa pensée, prend du champ pour mieux sauter de l'autre côté de ce vide.


Joseph de Nittis fut un peintre charmant. Nul ne connut Paris mieux que cet Italien et ne l'exprima avec un amour plus élégant. Son esprit était d'ailleurs piquant plutôt que vaste ou juste, et, lorsqu'il voulait peindre les Ruines des Tuileries, il lui arrivait de nous faire surtout connaître une marchande d'oranges. Sa veuve a écrit ses Notes et Souvenirs, traduisant en un français d'une simplicité aimable et souvent spirituelle ce qu'il lui dictait sans doute en un verveux patois napolitain. Il y a dans ce volume, qui n'est pas un livre, mais qui est bien mieux, non seulement des anecdotes amusantes, mais encore des histoires touchantes de vérité profonde. J'aime beaucoup, par exemple, cette naïve Raphaëla, fleur de jeunesse triomphante et éphémère, qui, dès vingt et un ans, «dans un joli rire cristallin, des larmes pourtant sur sa joue brune (soleil et pluie d'avril)» pleure sa beauté diminuée et, avec une coquetterie en deuil, se déclare «vieillotte». On trouve avec joie, dans ces pages, de la vie saisie en son mouvement, de la réalité capturée au passage et des âmes qui se livrent sans artifice.

Par malheur, avec quelques-uns de ces souvenirs frêles et délicats, Mme de Nittis a maçonné de lourds romans, laides maisons de rapport où on reconnaît difficilement les pierres du sanctuaire rustique qui, dans la campagne ensoleillée, nous sourit. La sacrilège est punie non seulement par le peu d'intérêt de ces besognes, mais encore par l'empâtement de son écriture si fine tout a l'heure, par de nombreuses incorrections: «Celles qu'ils ont épousées honnêtes filles et sont restées honnêtes femmes,» et par des incohérences où nous voyons un fil à la patte qui «se martelait la cervelle en se demandant» je ne sais plus quoi.


Sur Mme Edgar Quinet, prière de voir Barbey d'Aurevilly. Elle débuta dans les lettres par un Journal du siège, hymne en l'honneur d'Edgar dont Edgar écrivit l'ouverture. Depuis, elle a publié de vagues récits de voyages qui sont encore, de façon guère moins ronflante, «des tempêtes de mots sonores, prétentieux et vides». La veuve est restée, malgré un peu de sourdine endeuillée dans son ran-plan-plan, ce que fut le «bas-bleu conjugal»: «l'élève très réussie du professeur Quinet, le tambourin de ce tambour».


J'ai indiqué dans un autre chapitre le bien que je pense des Mémoires d'une Enfant, de Mme Michelet. Et j'ai regretté que ce fruit du Quercy n'eût pas gardé sa saveur naturelle. Pourtant je n'ose guère reprocher à la femme de Michelet de n'avoir point su résister à l'imitation d'un si prestigieux et nerveux écrivain. Et nous lui devons quelque reconnaissance pour les nombreuses pages posthumes qu'elle a recueillies et éditées. Comment ne point la remercier de nous avoir introduits dans l'intimité d'une âme si noblement frissonnante? Mme Michelet promet pour bientôt un nouveau volume de lettres inédites de celui qui fut un homme autant qu'un écrivain: nous les attendons avec espérance.


En dehors de son «journalisme pratique» de cuisinière, de femme de chambre, de modiste, de professeur de civilité puérile et honnête, Georges Régnal a écrit avec son mari des romans invraisemblables et invraisemblablement médiocres. Leur seul intérêt est de montrer deux intelligences d'hommes d'affaires qui essayent de parler passion et héroïsme et qui balbutient ridiculement ces langues étrangères. A ces anecdotes banales et bizarres, romanesques de tous les romanesques connus, je préfère une courte brochure: Ce que doivent être nos filles. Après une préface où Edouard Petit, universitaire, fait des grâces lourdes et prend pour de l'esprit un pédantisme qui s'efforce au sourire, Mme Régnal donne, en une langue malheureusement insuffisante, des conseils presque tous raisonnables et dont quelques-uns sont courageux.


Ne pas confondre la Mme Caro qui est au coin du quai et la Mme Caro qui n'est pas au coin du quai.

L'une, dont le nom doit être précédé d'un grand P., a lu en bonne élève Alexandre Dumas fils. Elle répète ses leçons d'une voix sans éclat, ânonnante. Elle refit aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes le fameux cours de meurtre, et Pas à pas les conduisit à tuer pour sauver l'honneur bourgeois, dieu digne de tous les sacrifices.

L'autre,—la vraie, la veuve du philosophe pour dames, la seule qui ait le droit de se prénommer E.,—exprime en langage de bon ton, avec les élégances convenues et convenables, des subtilités psychologiques joliment déduites plutôt qu'exactement observées. Elle est trop une caroline pour n'être point optimiste inexorablement, et ses romans bêbêtes et délicats finissent toujours bien, en plein «ciel apothéotique de nos rêves» d'amour.

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