Le Mauvais Génie
The Project Gutenberg eBook of Le Mauvais Génie
Title: Le Mauvais Génie
Author: comtesse de Sophie Ségur
Release date: March 1, 2004 [eBook #11621]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders
COMTESSE DE SÉGUR
LE MAUVAIS GÉNIE
I
UNE DINDE PERDUE
BONARD.—Comment, polisson! tu me perds mes dindons au lieu de les garder!
JULIEN.—Je vous assure, m'sieur Bonard, que je les ai pourtant bien soignés, bien ramassés; ils y étaient tous quand je les ai ramenés des champs.
BONARD.—S'ils y étaient tous en revenant des champs, ils y seraient encore. Je vois que tu me fais des contes; et prends-y garde, je n'aime pas les négligents ni les menteurs.»
Julien baissa la tête et ne répondit pas. Il entra les dindons pour la nuit, puis il alla puiser de l'eau pour la ferme; il balaya la cour, étendit les fumiers, et ne rentra que lorsque tout l'ouvrage fut fini. On allait se mettre à table pour souper.
Julien prit sa place près de Frédéric, fils de Bonard.
Ce dernier entra après Julien.
BONARD, à Frédéric.—Où étais-tu donc, toi?
FRÉDÉRIC.—J'ai été chez le bourrelier, mon père, pour faire faire un point au collier de labour.
BONARD.—Tu es resté deux heures absent! Il y avait donc bien à faire?
FRÉDÉRIC.—C'est que le bourrelier m'a fait attendre; il ne trouvait pas le cuir qu'il lui fallait.
BONARD.—Fais attention à ne pas flâner quand tu vas en commission. Ce n'est pas la première fois que je te fais le reproche de rester trop longtemps absent. Julien a fait tout ton ouvrage ajouté au sien. Il a bien travaillé, et c'est pourquoi il va avoir son souper complet comme nous; autrement il n'aurait eu que la soupe et du pain sec.
MADAME BONARD.—Pourquoi cela? Il n'avait rien fait de mal, que je sache.
BONARD.—Pas de mal? Tu ne sais donc pas qu'il a perdu une dinde, et la plus belle encore?
MADAME BONARD.—Perdu une dinde! Comment as-tu fait, petit malheureux?
JULIEN.—Je ne sais pas, maîtresse. Je les ai toutes ramenées, le compte y était. Frédéric peut le dire, je les ai comptées devant lui. N'est-il pas vrai, Frédéric?
FRÉDÉRIC.—Ma foi, je ne m'en souviens pas.
JULIEN.—Comment? Tu ne te souviens pas que je les ai comptées tout haut devant toi, et que les quarante-huit y étaient?
FRÉDÉRIC.—Ecoute donc, je ne suis pas chargé des dindes, moi; ce n'est pas mon affaire, et je n'y ai pas fait attention.
MADAME BONARD.—Par où aurait-elle passé puisque tu n'as pas quitté la cour?
JULIEN.—Pardon, maîtresse, je me suis absenté l'espace d'un quart d'heure pour aller chercher la blouse de Frédéric, qu'il avait laissée dans le champ.
MADAME BONARD.—As-tu vu entrer quelqu'un dans la cour, Frédéric?
FRÉDÉRIC.—Je n'en sais rien; je suis parti tout de suite avec le collier pour le faire arranger.
MADAME BONARD.—C'est singulier! Mais tout de même, je ne veux pas que mes dindes se perdent sans que je sache où elles ont passé. C'est toi que cela regarde, Julien. Il faut que tu me retrouves ma dinde ou que tu me la payes. Va la chercher dans les environs, elle ne doit pas être loin.
Julien se leva et courut de tous côtés sans retrouver la bête disparue. Il faisait tout à fait nuit quand il rentra; tout le monde était couché. Julien avait le coeur gros; il monta dans le petit grenier où il couchait. Une paillasse et une couverture formaient son mobilier; deux vieilles chemises et une paire de sabots étaient tout son avoir. Il se mit à genoux, tirant de son sein une petite croix en cuivre qui lui venait de sa mère.
«Mon bon Jésus, dit-il en la baisant, vous savez qu'il n'y a pas de ma faute si cette dinde n'est plus dans mon troupeau; faites qu'elle se retrouve, mon bon Jésus. Que la maîtresse et M. Bonard ne soient plus fâchés contre moi, et que Frédéric se souvienne que mes dindes y étaient toutes quand je les ai ramenées! Je suis seul, mon bon Jésus; je suis pauvre et orphelin, ne m'abandonnez pas; vous êtes mon père et mon ami, j'ai confiance en vous. Bonne sainte Vierge, soyez-moi une bonne mère, protégez-moi.»
Julien baisa encore son crucifix et se coucha; mais il ne s'endormit pas tout de suite; il s'affligeait de paraître négligent et ingrat envers les Bonard, qui avaient été bons pour lui, et qui l'avaient recueilli quand la mort de ses parents l'avait laissé seul au monde.
De plus, il était inquiet de la disparition de cette dinde; il ne pouvait s'expliquer ce qu'elle était devenue, et il avait peur qu'il n'en disparût d'autres de la même façon.
Le lendemain il fut levé des premiers; il ouvrit les poulaillers, il éveilla Frédéric, qui couchait dans un cabinet de la maison, et remplit d'eau les sceaux qui servaient à Mme Bonard pour les besoins du ménage.
Elle ne tarda pas à paraître.
MADAME BONARD.—Eh bien. Julien, as-tu retrouvé la dinde? Pourquoi n'es-tu pas venu donner réponse hier soir?
JULIEN.—Je n'ai rien trouvé, maîtresse, malgré que j'aie bien couru. Et je n'ai pas donné réponse parce que tout le monde était couché, et la maison était fermée quand je suis revenu.
MADAME BONARD.—Tu es donc rentré bien tard? C'est de ta faute aussi: si tu n'avais pas perdu une dinde, tu n'aurais pas eu à la chercher. Tâche que cela ne recommence pas: je veux bien te le pardonner une première fois, mais, si tu en perds encore, tu la payeras.»
Julien ne répondit pas. Que pouvait-il dire? Lui-même n'y comprenait rien. Il résolut de ne plus faire les commissions de Frédéric, et de ne plus quitter ses dindes jusqu'à ce qu'elles fussent rentrées pour la nuit; en attendant l'heure de les mener dans les champs, il fit son ouvrage comme d'habitude et une partie de celui de Frédéric, qui était toujours le dernier au travail.
II
DEUX DINDES PERDUES
La semaine se passa heureusement pour Julien, les dindes étaient au grand complet. Un soir, pendant que Julien curait l'étable des vaches, après avoir compté ses dindons en présence de Frédéric, ce dernier l'appela:
«Julien, va vite au moulin et rapporte-nous du son, il en faut pour les chevaux qui vont rentrer; je n'en ai pas seulement une poignée.
JULIEN.—Pourquoi n'y as-tu pas été après dîner? M. Bonard te l'avait dit.
FRÉDÉRIC.—Je n'y ai pas pensé; j'avais les bergeries à nettoyer.
JULIEN.—Et pourquoi n'y vas-tu pas toi-même? Moi aussi, j'ai mes étables à curer.
FRÉDÉRIC.—Ah bien! tu les finiras plus tard. Je suis pressé d'ouvrage; mon père m'attend.
JULIEN.—Je vais rentrer mes dindes et j'y vais.
FRÉDÉRIC.—Tu vas encore perdre du temps après tes dindes, je vais te les rentrer.
JULIEN.—Tu sais que mon compte y est; quarante-sept.
FRÉDÉRIC.—Oui, oui; prends vite une brouette pour ramener le sac de son.»
Julien hésita un instant; mais, prenant son parti, il saisit une brouette et partit en courant. Le moulin n'était pas loin. Une demi-heure après, Julien ramenait à Frédéric la brouette avec le son. Ses dindes étaient rentrées, il se remit à l'ouvrage; tout était fini quand Bonard ramena les chevaux.
BONARD.—As-tu rapporté du son, Frédéric?
FRÉDÉRIC.—Oui, mon père; le sac est à l'écurie.
BONARD.—A-t-on fait bonne mesure?
FRÉDÉRIC.—Oui, mon père, les deux hectolitres y sont grandement.»
Bonard entra à l'écurie avec Frédéric; il délia le sac, et avant qu'il ait pu y mettre la main, un gros rat en sortit et se mit à courir dans l'écurie.
BONARD.—Qu'est-ce que c'est? Un rat! Comment un rat s'est-il niché dans le sac? Attrape-le; tue-le.»
Frédéric commença la chasse au rat, mais il le manquait toujours. Bonard appela Julien.
«Viens vite nous donner un coup de main, Julien, pour tuer un rat.»
Julien accourut avec son balai; il en donna un coup au rat, qui n'en courut que plus vite; un second coup l'étourdit. Bonard l'acheva d'un coup de talon.
JULIEN.—D'où vient-il donc, ce rat?
BONARD.—Il a sauté hors du sac. Comment y est-il entré? c'est ce que je demande à Frédéric.
FRÉDÉRIC.—Il y était sans doute avant qu'on ait mesuré le son.
BONARD.—C'est drôle tout de même! Comment s'y serait-il laissé enterrer sans essayer d'en sortir?»
Tout en parlant, Bonard mit les mains dans le sac pour en tirer du son. Il poussa une exclamation de surprise. Ce n'était pas du son, mais de l'orge qu'il retirait.
«Ah çà! Frédéric, dis donc, tu me rapportes de l'orge quand je demande du son.»
Frédéric, aussi étonné que son père, ne répondait pas; il regardait bouche béante.
BONARD.—Me répondras-tu, oui ou non? Tu me dis qu'il y a bonne mesure et tu fais mesurer de l'orge pour du son?»
Bonard était en colère: Julien, voulant éviter une semonce à Frédéric, répondit pour lui.
«Ce n'est pas la faute de Frédéric, m'sieur Bonard, c'est la mienne. Quand j'ai été au moulin, j'étais pressé; Frédéric m'avait dit de me bien dépêcher pour que vous trouviez le son en rentrant. Ils m'ont donné un sac préparé d'avance: il y en avait plusieurs; ils se seront trompés, ils m'ont donné de l'orge pour du son.
BONARD, à Frédéric.—Pourquoi as-tu envoyé Julien? Pourquoi n'y as-tu pas été toi-même? Pourquoi as-tu attendu jusqu'au soir?
FRÉDÉRIC, embarrassé.—J'avais de l'ouvrage, je n'ai pas trouvé le moment.
BONARD.—Et pourquoi est-ce Julien qui y a été? Tu as eu peur de te fatiguer, paresseux! Va vite reporter ce sac et demande du son.
FRÉDÉRIC.—Mais, mon père, on va souper. Je puis bien y aller après.
BONARD.—Tu iras tout de suite. Entends-tu?»
Frédéric obligé d'obéir à son père, y mit toute la mauvaise grâce possible; il marcha lentement, après avoir perdu du temps à chercher la brouette, à trouver un sac vide, le secouer, à reprendre le sac d'orge, à le charger sur la brouette. Julien voulut l'aider, mais Bonard l'en empêcha.
«Le voilà enfin en route, dit Bonard quand Frédéric fut parti. Et toi, Julien, je te défends à l'avenir de faire son ouvrage. Il devient paresseux, coureur; il s'est lié avec ce mauvais garnement Alcide, le fils du cafetier; je le lui ai défendu, mais il le voit tout de même, je le sais. Vient-il ici quand je n'y suis pas?
JULIEN.—Jamais, M'sieur. Depuis que M'sieur l'a chassé, il y a bientôt trois mois, il n'est pas venu une seule fois.
BONARD.—As-tu compté tes dindes ce soir? Y sont-elles toutes?
JULIEN.—Oui, M'sieur, elles y sont; j'en ai compté quarante-sept. C'est Frédéric qui les a rentrées pendant que j'étais au moulin pour avoir du son.
BONARD.—Je n'aime pas cet échange de travail; c'était à toi de rentrer tes dindes, et Frédéric devait aller lui-même au moulin. Je te répète qu'à l'avenir je veux que chacun fasse son ouvrage; tous ces mélanges et complaisances n'amènent rien de bon; il en résulte que les uns n'en font pas assez et que les autres en font trop.
JULIEN.—Je suis bien fâché de vous avoir mécontenté, M'sieur; je croyais bien faire en obéissant au fils de M'sieur, car je sais bien que je suis le dernier dans la maison de M'sieur qui a été si bon pour moi et qui m'a recueilli quand tout le monde me repoussait.
BONARD.—Ecoute, Julien; si tu es reconnaissant du bien que je te fais, tu me le témoigneras en ne favorisant pas la paresse de Frédéric. C'est un défaut dangereux qui mène à beaucoup de sottises, et je veux que Frédéric reste bon sujet.
JULIEN.—Je vous obéirai, M'sieur; je sais que c'est mon devoir.»
Tout en causant, Bonard avait donné de l'avoine aux chevaux, pendant que Julien faisait la litière. Quand les chevaux furent servis et arrangés, Bonard rentra pour souper; Julien le suivit de près.
MADAME BONARD.—Ah! te voilà, mauvais garnement! Tu as encore perdu une dinde, et cette fois je ne te le passerai pas. Tu n'auras que de la soupe et du pain sec pour ton souper, et je te retiendrai le prix de la dinde sur les soixante francs que te donne Bonard pour ton entretien; ainsi, mon garçon, compte sur cinquante-six francs au lieu de soixante pour cette année.»
Julien était consterné. Toutes ses dindes y étaient (il en était bien certain) quand Frédéric l'avait envoyé au moulin, et personne n'avait pu ni les prendre, ni les laisser courir... excepté Frédéric lui-même.
Julien raconta à Mme Bonard comment les choses s'étaient passées, comment c'était Frédéric qui s'était chargé de faire rentrer les dindes, de les enfermer, et que, bien certainement, les quarante-sept s'y trouvaient, puisqu'il les avait comptées devant Frédéric.
«C'est impossible, lui répondit Mme Bonard, puisque c'est moi, moi-même, qui ai trouvé les dindes abandonnées dans la cour, personne pour les garder et les rentrer; c'est moi qui les ai comptées, et je n'en ai trouvé que quarante-six.
—Frédéric m'avait pourtant bien promis de les rentrer tout de suite, répondit tristement Julien, et je suis sûr que c'est bien quarante-sept dindons que je lui ai remis avant d'aller au moulin.»
Bonard écoutait et paraissait contrarié.
«Ecoute, ma femme, dit-il, attendons Frédéric pour éclaircir l'affaire, et, en attendant, donne à Julien son souper complet; il a expliqué la chose comme un honnête garçon, et il dit vrai, je te le garantis. C'est drôle tout de même que deux jeudis de suite il nous disparaisse une dinde et que Frédéric ne le voie pas.
MADAME BONARD.—Quoi donc? Que veux-tu dire? Quelle est ton idée? car tu en as une, je le vois bien.
BONARD.—Certainement, j'en ai une; peut-être est-elle bonne, peut-être mauvaise.
MADAME BONARD.—Mais quelle est-elle? Dis toujours.
BONARD.—Eh bien, je dis que le jeudi est la veille du vendredi.
MADAME BONARD, riant.—Voilà une idée neuve! nous n'avions pas besoin de toi pour faire cette découverte.
BONARD.—Oui, mais tu oublies que le vendredi est jour de marché à la ville; qu'on y vend des volailles, et qu'un mauvais sujet a bientôt fait de saisir une dinde, de l'étouffer et de l'emporter.
MADAME BONARD.—Ça, c'est vrai. Mais comment veux-tu qu'un étranger vienne jusque dans notre cour sans être vu, qu'il ait le temps de courir après les dindes et de faire son choix pour mettre la main sur la plus grasse, la plus belle?
BONARD.—C'est précisément là que j'ai mon idée: je te la dirai plus tard. Donne-nous à souper en attendant.»
La femme Bonard regarda son mari avec inquiétude; elle commençait à avoir une crainte vague de l'idée de son mari; elle se sentait troublée. Pourtant elle ne dit rien et commença les préparatifs du souper. Elle posa sur la table une terrine de soupe bien chaude et un plat de petit salé aux choux dont le fumet réjouit le coeur de Julien et lui fit vivement apprécier la bonté de son maître.
«Sans m'sieur Bonard, pensa-t-il, je n'aurais pas goûté de ces excellents choux et du petit salé, tout ce que j'aime!»
Frédéric rentra au moment où l'on se mettait à table. Il prit sa place accoutumée près de sa mère et mangea de bon appétit, mais sans parler, parce qu'il avait de l'humeur.
Au bout de quelques instants, surpris du silence général, il leva les yeux sur son père qui l'examinait attentivement, puis sur sa mère, dont la physionomie grave lui causa quelque appréhension. Il aurait bien voulu questionner Julien, mais on l'aurait entendu, et il ne voulait pas laisser deviner son inquiétude. Quand le souper fut terminé, Frédéric se leva pour sortir; Bonard le retint.
«Reste là, Frédéric; j'ai à te parler.»
Frédéric se rassit.
BONARD.—Tu sais qu'il manque une dinde dans le troupeau de Julien?
FRÉDÉRIC, troublé.—Non, mon père; je ne le savais pas.
BONARD.—Julien t'en a donné le compte quand tu l'as envoyé en commission.
FRÉDÉRIC.—Je ne pense pas, mon père; je ne m'en souviens pas.
JULIEN.—Comment, tu as oublié que nous les avons comptées ensemble au retour des champs, et qu'avant de partir pour le moulin je t'ai répété que le troupeau était au complet, qu'il y en avait quarante-sept?
FRÉDÉRIC.—Je ne me le rappelle pas; je n'y ai seulement pas fait attention.
JULIEN.—C'est triste pour moi; c'est la seconde fois que tu oublies, et cela me donne l'air d'un menteur, d'un négligent et d'un ingrat vis-à-vis de M'sieur et de Mme Bonard.
BONARD.—Non, mon pauvre garçon, je ne te juge pas si sévèrement; depuis un an que tu es chez moi, tu m'as toujours servi de ton mieux, et je te crois un bon et honnête garçon.
JULIEN.—Merci bien, M'sieur; si je manque à mon service, ce n'est pas par mauvais vouloir, certainement.
BONARD.—Je reviens à Frédéric. Comment se fait-il que tu oublies deux fois de suite une chose aussi importante pourtant?
FRÉDÉRIC.—Mais, papa, je ne suis pas chargé des dindes; cela regarde Julien.
BONARD.—Je le sais bien; mais par intérêt pour lui, qui est si complaisant pour toi, tu aurais dû faire attention à ce qu'il te disait pour le compte de ses dindes. Et puis, comment se fait-il que les deux fois que Julien n'a plus son compte pendant que tu l'envoies en commission, je vois rôder autour de la ferme ce polisson d'Alcide que je t'avais défendu de fréquenter?
FRÉDÉRIC, embarrassé.—Je n'en sais rien; je ne le vois plus, vous le savez bien.
BONARD, sévèrement.—Je sais, au contraire, que tu continues à le voir malgré ma défense, et qu'on vous a vus ensemble bien des fois. Mais, écoute-moi. Tu sais que je n'aime pas à frapper. Eh bien, je te dis très sérieusement que je te punirai d'importance la première fois qu'on t'aura vu avec ce mauvais sujet. Je ne veux pas que tu fasses de mauvaises connaissances. Entends-tu?»
Frédéric baissa la tête sans répondre.
Bonard sortit pour faire boire ses chevaux. Julien aida Mme Bonard à laver la vaisselle, à tout mettre en place; Frédéric resta seul, pensif et troublé.
III
L'ANGLAIS ET ALCIDE
Peu de jours après, Julien était aux champs, faisant paître ses dindes, lorsqu'un homme qu'il ne connaissait pas s'approcha du troupeau et le regarda attentivement. Il s'approcha de Julien.
L'HOMME.—Eh! pétite! C'était à toi ces grosses hanimals?
—Non, M'sieur» répondit Julien, surpris de l'accent de l'étranger.
L'HOMME.—Pétite, jé voulais acheter ces grosses hanimals; j'aimais beaucoup les turkeys.
Julien ne répondit pas: il ne comprenait pas ce que voulait cet homme qui parlait si mal le français.
L'ANGLAIS.—Eh? pétite! tu n'entendais pas moi?
JULIEN.—J'entends bien, M'sieur mais je ne comprends pas.
L'ANGLAIS.—Tu comprénais pas, pétite nigaude? jé disais j'aimais bien les turkeys.
JULIEN.—Oui, M'sieur.
L'ANGLAIS.—Eh bien?
JULIEN.—Eh bien, M'sieur, je ne comprends pas.
L'ANGLAIS, impatienté.—Tu comprénais pas turkeys? Tu savoir pas parler, alors.
JULIEN.—Si fait. M'sieur; je parle bien le français, mais pas le turc.
L'ANGLAIS, de même.—Pétite himbécile! jé parlais français comme toi, jé parlais pas turk. Et jé té disais: jé voulais acheter ces grosses hanimals, ces grosses turkeys.
JULIEN. riant.—Ah! bien, je comprends. M'sieur appelle mes dindes des Turcs. Et M'sieur veut les avoir?
L'ANGLAIS.—Eh oui! pétite! Combien elles coûtaient?
JULIEN.—Elles ne sont pas à moi. M'sieur; je ne peux pas les vendre.
L'ANGLAIS.—Où c'est on peut les vendre?
JULIEN.—A la ferme, M'sieur; Mme Bonard.
L'ANGLAIS.—Où c'est Madme Bonarde?
JULIEN.—Là-bas, M'sieur. Derrière ce petit bois, à droite, puis à gauche.
L'ANGLAIS.—Oh! moi pas connaître et moi pas trouver Madme Bonarde. Viens, pétite, tu vas montrer Madme Bonarde.
JULIEN.—Je ne peux pas quitter mes dindes, M'sieur. Il faut que je les fasse paître.
L'ANGLAIS.—Pêtre? Quoi c'est, pêtre?
JULIEN.—Paître, manger. Je ne les rentre que le soir.
L'ANGLAIS.—Moi, jé comprends pas très bien. Toi manger toutes les grosses turkeys? Aujourd'hui?
JULIEN.—Non, M'sieur... Adieu, M'sieur.»
Et Julien, ennuyé de la conversation de l'Anglais, le salua et fit avancer les dindons; l'Anglais le suivit. Julien eut beau s'arrêter, marcher, aller de droite et de gauche, l'Anglais ne le quittait pas. Julien, un peu troublé de cette obstination, et craignant que cet étranger ne lui enlevât une ou deux de ses dindes, les dirigea du côté de la ferme pour appeler quelqu'un à son aide.
Au moment où il allait tourner au coin du petit bois, il aperçut un jeune garçon qui en sortait, se dirigeant aussi vers la ferme.
Julien appela.
«Eh! par ici, s'il vous plaît! un coup de main pour rentrer plus vite mes dindes.»
Le garçon se retourna; Julien reconnut Alcide. Il regretta de l'avoir appelé. Alcide accourut près de Julien, et à son tour reconnut l'Anglais, qu'il salua.
ALCIDE.—Que me veux-tu, Julien? Tu ne m'appelles pas souvent, et pourtant je ne demande pas mieux que de t'obliger.
JULIEN.—Tu sais bien, Alcide, que mon maître nous défend, à Frédéric et à moi, de causer avec toi. Si je t'ai appelé aujourd'hui, c'est pour m'aider à ramener à la ferme mes dindes qui s'écartent; elles sentent que ce n'est pas encore leur heure.
ALCIDE.—Et pourquoi es-tu si pressé de les rentrer?
JULIEN.—Parce que je me méfie de cet homme qui s'obstine à me suivre depuis deux heures; je ne sais pas ce qu'il me veut. Je ne comprends pas son jargon.
ALCIDE.—C'est un brave homme, va; il ne te fera pas de mal, au contraire.
JULIEN.—Comment le connais-tu?
ALCIDE.—Il demeure tout proche de chez nous, la porte à côté.»
L'Anglais s'approcha.
«Bonjour, good morning, my dear, dit-il s'adressant à Alcide; jé voulais acheter ces grosses turkeys, et lé pétite, il voulait pas.
ALCIDE.—Attendez, Monsieur, je vais vous arranger cela. Dis donc, Julien. M. Georgey te demande une de tes dindes. Il t'en donnera un bon prix.
JULIEN.—Est-ce que je peux vendre ces dindes? Tu sais bien qu'elles ne sont pas à moi. Qu'il aille à la ferme parler à Mme Bonard, c'est elle qui vend les volailles. Je le lui ai déjà dit, et il s'obstine toujours à me suivre. Voilà pourquoi je t'ai appelé sans te reconnaître; j'avais peur qu'il ne m'emportât une de mes bêtes pendant que je poursuivais celles qui s'écartaient.
ALCIDE.—Dis-moi donc, Julien, tu pourrais tout de même faire une fameuse affaire avec M. Georgy; il ne regarde pas à l'argent; il est riche, tu pourrais lui vendre une de tes dindes pour huit francs.
JULIEN.—D'abord, je t'ai dit que c'est Mme Bonard qui les vend elle-même; ensuite quand je la lui vendrais huit francs, je ne vois pas ce que j'y gagnerais.
ALCIDE.—Comment, nigaud, tu ne comprends pas que, le prix d'une dinde étant de quatre francs, tu empocherais quatre francs et tu en donnerais autant à Mme Bonard?
JULIEN.—Mais ce serait voler, cela!
ALCIDE.—Pas du tout, puisqu'elle n'y perdrait rien.
JULIEN.—C'est vrai; mais, tout de même cela ne me semble pas honnête.
ALCIDE.—Tu as tort, mon Julien; je t'assure que tu as tort. Laisse-moi faire ton marché, tu ne t'en seras pas mêlé; c'est moi qui aurai tout fait, et nous partagerons le bénéfice.»
Julien réfléchit un instant; Alcide l'examinait avec inquiétude; un sourire rusé contractait ses lèvres.
ALCIDE.—Eh bien, te décides-tu?
—Oui, dit résolument Julien; je suis décidé, je refuse; je sens que ce serait malhonnête, puisque je n'oserais pas l'avouer à Mme Bonard.
ALCIDE.—Mais, mon Julien, écoute-moi.
JULIEN.—Laisse-moi; je ne t'ai que trop écouté, puisque j'ai hésité un instant.
ALCIDE.—Alors tu peux ramener ton troupeau sans moi; ce ne sera pas moi qui te viendrai en aide.
JULIEN.—Je ne te demande pas ton aide, je m'en tirerai bien tout seul. Allons, en route, mes dindes, et ne nous écartons pas.»
Julien fit siffler sa baguette, les dindes se mirent en route; l'Anglais, qui attendait à quelque distance le résultat de la négociation d'Alcide, ouvrit une grande bouche, écarquilla les yeux, et allait se mettre à la poursuite de Julien et de son troupeau, quand Alcide lui fit signe de ne pas bouger; lui-même entra dans le fourré et se trouva en même temps que Julien au tournant du bois et près de la barrière. Profitant du moment où Julien quittait son troupeau pour ouvrir la barrière, il saisit une dinde qui était tout près du buisson où il se tenait caché, et l'entraîna vivement dans le fourré.
Puis, se glissant de buisson en buisson jusqu'à ce qu'il eût gagné l'endroit où l'avait quitté Julien, il sortit du bois et se retrouva en face de l'Anglais.
Celui-ci n'avait pas bougé; il se tenait droit, immobile. Quand il vit venir Alcide avec la grosse hanimal sous le bras, il fit un oh! de satisfaction.
M. GEORGEY.—Combien que c'est, my dear?
ALCIDE.—Huit francs, Monsieur.
M. GEORGEY.—Oh! les autres c'était six.
ALCIDE.—Oui, Monsieur, mais Julien n'a pas voulu donner à moins de huit, parce que la bête a quinze jours de plus que les deux dernières que vous avez mangées, et qu'elle est plus grosse.»
L'Anglais tira huit francs de sa poche, les mit dans la main d Alcide, et caressa la dinde en disant:
«Jé croyais, moi, que lé pétite est un pétite scélérate qui vend ses hanimals trop cher... Porte-moi mon turkey; il allait salir mon inexpressible.
ALCIDE.—Monsieur veut que je lui porte son dindon?
L'ANGLAIS.—Yes, my dear...
ALCIDE.—Mais, M'sieur, c'est impossible, parce que je pourrais rencontrer quelqu'un de chez les Bonard, et qu'on pourrait croire que je l'ai volé.
L'ANGLAIS.—Jé né comprends pas très bien. Ça faisait rien, porte le turkey.
ALCIDE.—Je ne peux pas, M'sieur; on me verrait.
L'ANGLAIS.—Pas si haut, my dear. Jé ne souis pas sourde. Jé té disais: Porte le turkey. Tu n'entendais pas?»
Alcide chercha à lui faire comprendre pourquoi il ne pouvait le porter, et il profita d'un moment d'indécision de l'Anglais pour lui passer le dindon sous le bras et se sauver en courant.
L'Anglais, embarrassé de son dindon qui se débattait, le serra des deux mains pour l'empêcher de s'échapper. Le pauvre dindon, fortement comprimé, réalisa les craintes de son nouveau maître; il salit copieusement l'inexpressible, c'est-à-dire le pantalon de M. Georgey. Celui-ci fit un oh! indigné, ouvrit les mains d'un geste involontaire, et lâcha le dindon, qui s'enfuit avec une telle vitesse, que l'Anglais désespéra de l'attraper. Il se borna à le suivre majestueusement de loin et à ne pas le perdre de vue. Il ne tarda pas à arriver à la barrière.
Pendant ce temps, Julien faisait rentrer son troupeau; Bonard était dans la cour.
«M'sieur, M'sieur, cria Julien en l'apercevant, je me presse de rentrer pour sauver mon troupeau.
BONARD.—Qu'est-ce qui t'arrive donc? As-tu fait quelque mauvaise rencontre?
JULIEN.—Je crois bien, M'sieur; un homme tout drôle, qui parle charabia, qui voulait absolument avoir mes dindes. Et puis, M'sieur, j'ai rencontré bien pis que ça: Alcide qui allait du côté de la ferme, et que j'ai appelé pour m'aider à faire marcher mes bêtes.
BONARD.—Pourquoi l'as-tu appelé? je défends que vous lui parliez, toi et Frédéric.
JULIEN.—C'est que je ne l'ai pas reconnu, M'sieur; et puis, une fois qu'il m'a tenu, je ne pouvais plus le faire partir.»
Julien raconta à Bonard ce qui s'était passé entre lui et Alcide.
JULIEN.—J'ai eu un mauvais mouvement, M'sieur; comme une envie de faire ce que me conseillait Alcide.
BONARD.—Qu'est-ce qui t'a arrêté?
JULIEN.—C'est que j'ai pensé que si Monsieur et Madame le savaient, j'en serais honteux, et que si je faisais la chose, ce serait en cachette de M'sieur. Alors je me suis dit: «Prends garde, Julien; ce que tu n'oses pas montrer au grand jour n'est pas bon à voir. Et si m'sieur Bonard, qui a été si bon pour toi, te fait peur, c'est que tu mériterais châtiment.» Et j'ai vu que j'avais eu une méchante envie, et j'en ai eu bien du regret, M'sieur, bien sûr; et je me suis dit encore que, pour me punir, je vous raconterais tout.
BONARD.—Tu as bien fait, Julien; tu es un bon et honnête garçon. Mais compte donc tes dindes pour voir s'il ne t'en manque pas: il me semble avoir vu courir quelqu'un dans le bois il y un instant.
—Oh! M'sieur, elles y sont toutes; je les comptais tout en marchant.» Malgré l'assurance de Julien, Bonard fit le compte du troupeau.
BONARD.—Je n'en trouve que quarante-cinq, mon garçon. Il t'en manque une.
JULIEN, étonné.—Pas possible, M'sieur, puisque je viens de les compter en approchant de la barrière.»
Au moment où ils allaient recommencer leur compte, des piaulements se firent entendre; ils virent un dindon qui cherchait à passer à travers les claires-voies de la barrière. Julien courut lui ouvrir et s'écria joyeusement:
«La voici, M'sieur, c'est notre dinde; elle a perdu des plumes et une partie de sa queue; c'est, bien sûr, la nôtre. Mais comment a-t-on fait pour me l'enlever, moi qui ne les ai pas quittées des yeux?»
Bonard prit la dinde, l'examina, la retourna de tous côtés, et ne vit rien qui pût faire connaître comment elle avait été prise sans que Julien ait pu voir le voleur. Il devina à peu près la vérité, mais il voulut s'en assurer avant d'en rien dire.
IV
RACLÉE BIEN MERITÉE
Au même instant, l'Anglais arriva et alla droit à Julien en se croisant les bras.
L'ANGLAIS.—Pétite, tu étais malhonnête!»
Julien, surpris resta muet et immobile.
L'ANGLAIS.—Pétite, tu étais oune malhonnête, tu volais mon turkey.» Bonard s'approcha de l'Anglais.
«Que voulez-vous, Monsieur? Pourquoi injuriez-vous Julien?
L'ANGLAIS, toujours les bras croisés.—Juliène! C'était Juliène, cette pétite! Very well... Juliène, tu étais une pétite malhonnête, une pétite voleur, une pétite... abomin'ble.
BONARD.—Ah çà! Monsieur, aurez-vous bientôt fini vos injures?
L'ANGLAIS.—Jé vous parlais pas, sir. Jé vous connaissais pas. Laissez-moi la tranquillité. Jé parlais au pétite; il était une pétite gueuse, et jé voulais boxer lui.
BONARD.—Si vous y touchez, je vous donnerai de la boxe: essayez seulement, vous verrez!»
L'Anglais, pour toute réponse, se mit en position de boxer, et Bonard aurait reçu un coup de poing en pleine poitrine s'il n'avait esquivé le coup en faisant un plongeon: l'Anglais s'était lancé avec tant de vigueur contre Bonard, qu'il trébucha et alla rouler dans le jus de fumier, la tête la première.
Julien courut à son secours et l'aida à se relever, pendant que Bonard riait de tout son coeur.
L'Anglais était debout, ruisselant d'une eau noire et infecte.
«Oh! my goodness! Oh! my God!» répétait-il d'un ton lamentable, mais sans bouger de place.
Mme Bonard avait entendu quelque chose de la scène et de la chute: elle sortit, et, voyant ce malheureux homme noir et trempé, elle vint à lui.
«Mon pauvre Monsieur, s'écria-t-elle, comme vous voilà fait! Entrez à la maison pour vous débarbouiller et nettoyer vos vêtements.»
L'Anglais la regarda un instant; la physionomie de Mme Bonard lui plut; il la salua avec grâce et politesse.
L'ANGLAIS.—Madme était bien bonne. Jé remercie bien Madme. J'étais un peu crotté. Jé n'osais salir lé parloir de Madme.
MADAME BONARD.—Entrez, entrez donc, mon bon Monsieur; ne vous gênez pas.
L'ANGLAIS, lui offrant le bras.—Si Madme voulait accepter lé bras.
MADAME BONARD, riant.—Merci, mon cher Monsieur, ce sera pour une autre fois; à présent, vous n'êtes pas en état de faire vos politesses.»
Mme Bonard se dépêcha de rentrer pour préparer de l'eau, du savon, un baquet et du linge. L'Anglais la suivit à pas comptés, mais auparavant il se retourna vers Julien et lui tendit la main en disant:
«Jé té pardonnais, Juliène; tu m'avais aidé, tu étais un good fellow.»
Il fit deux pas, se retourna et ajouta:
«Mais tu étais une pétite voleur si tu ne me rendais pas ma grosse turkey.»
Quand il entra dans la maison, Mme Bonard lui fit voir le baquet, le savon, le linge.
MADAME BONARD.—Voilà. Monsieur; voulez-vous que je vous aide?»
L'Anglais la regarda d'un air indigné.
L'ANGLAIS.—Oh! Madme! Fye! Une dame laver un Mossieur! Fye! shocking!
MADAME BONARD.—Ah bien! je n'y tiens pas! Arrangez-vous tout seul. Je reviendrai chercher vos habits pour les nettoyer un peu.»
Mme Bonard sortit, fermant la porte après elle, et rejoignit Bonard et Julien qui se lavaient à la pompe.
MADAME BONARD.—Qui est cet homme? A-t-il l'air drôle! Comment a-t-il fait pour rouler dans cette saleté?»
Bonard lui raconta ce qui s'était passé; ils en rirent tous deux, mais Mme Bonard voulut éclaircir l'affaire du dindon que réclamait l'Anglais.
«C'est tout clair, lui répondit Bonard; Alcide aura sauté sur la bête quand Julien ouvrait la barrière. C'est sans doute lui que j'ai aperçu courant à travers bois; il aura vendu la dinde à l'Anglais; celui-ci croit que c'est Julien qui avait chargé Alcide de la vente; cet imbécile, maladroit comme tout, aura laissé échapper la dinde qui est revenue à la ferme en courant: il l'a suivie, et, la voyant dans la cour, il a cru que Julien la lui volait. Avec ça qu'il ne comprend rien, pas moyen de s'expliquer avec lui.»
Mme Bonard voulut tout de même se faire raconter l'affaire par Julien, qui avait fini de se débarbouiller.
Pendant qu'ils s'expliquaient, Bonard rentra dans la salle et vit son Anglais vêtu d'une chemise si longue qu'elle lui battait les talons, les bras croisés devant ses habits, qu'il contemplait tristement.
BONARD.—Il est certain que vos beaux habits sont un peu abîmés, Monsieur, mais donnez-les-moi, il n'y paraîtra pas tout à l'heure.»
Et, avant que l'Anglais ait eu le temps de décroiser et d'allonger ses bras, Bonard avait saisi et emporté les vêtements pour les rincer dans la mare qui se trouvait tout à côté.
L'Anglais eut beau crier:
«Oh! dear! Oh! goodness! Mes papers! Prenez attention à mes papers! Pas d'eau à mes papers! vous faisez périr mes papers!»
Bonard n'y fit pas attention, et ne rapporta les vêtements que lorsqu'il furent bien nettoyés... et bien trempés.
BONARD.—Tenez, Monsieur, voilà vos habits, un peu humide, mais propres. Oh! je les ai bien tordus, allez, il n'y reste guère d'eau; ils sécheront sur vous.»
L'Anglais saisit la redingote, fouilla dans les poches et en retira précipitamment un gros porte-feuille, qu'il ouvrit en tremblant. Il en retira des papiers qui étaient dans un état déplorable. Il s'avança vers Bonard, les lui mit à deux pouces du visage, et lui dit d'une voix étouffée par l'émotion:
«Malhonnête! Scélérate! Vous avoir perdu les papers à moi! Voyez, voyez, grosse malheureuse. Les sketches (dessins) de tous mes fabrications! Les comprennements de tous mes machines! Quoi je férai à présent? Quoi je présenterai à mes amis d'Angleterre?»
Bonard, qui le considérait comme un fou, ne se fâcha pas des injures ni de la colère injuste de l'Anglais. Il regarda les papiers à mesure que M. Georgey les déployait, et dit avec calme:
«Il n'y a pas de mal, Monsieur l'Anglais, ce ne sera rien! Il ne s'agit que de faire sécher tout cela; il n'y paraîtra seulement pas. Je vais appeler ma femme, elle vous donnera un coup de main.
L'ANGLAlS.—Arrêtez! Moi savais pas vous étiez lé mari de Madme. Une minute, s'il vous plaisait. Jé voulais mes habits sur mes épaules et mon inexpressible sur mes jambes. Jé vous démandais des excuses, jé savais pas Madme était votre femme. En vérité, j'étais bien repenti.»
Tout en parlant, M. Georgey s'était habillé; il attendit en grelottant l'arrivée de Mme Bonard, que son mari avait été chercher. Quand elle entra, il s'épuisa en saluts, en excuses, que n'écoutèrent ni le mari ni la femme.
«Allume vite du feu, Bonard. Ce pauvre Monsieur tremble à faire pitié. Chauffe-le du mieux que tu pourras; moi je vais mettre des fers au feu pour sécher et repasser ses papiers, auxquels il paraît tenir.»
L'Anglais se laissa tourner et retourner par Bonard devant un feu flamboyant; Mme Bonard repassait et repliait les papiers pendant que l'Anglais était enveloppé de la vapeur qu'exhalaient ses habits humides. Il fallut une demi-heure pour réchauffer l'homme et faire sécher ses vêtements.
Lorsqu'il se sentit sec et chaud, il dit à Bonard d'un ton radouci et modeste:
«J'espérais avoir mon turkey, my dear sir (mon cher Monsieur).
BONARD.—Ecoutez, mon bon Monsieur, et tâchez de comprendre. La dinde que vous appelez Turkey (je ne sais pourquoi) n'est pas à vous, mais à moi.»
L'Anglais fait un mouvement.
BONARD.—Permettez; laissez-moi achever. C'est Alcide qui vous l'a vendue?
L'ANGLAIS.—Oh yes! Alcide. Good fellow! il vendait à moi si bonnes turkeys!
BONARD.—Eh bien, Alcide me l'a volée et il vous l'a vendue.
L'ANGLAIS.—Oh! Alcide! si bonne fellow! Et Fridrick aussi!
BONARD.—Il vous en a déjà vendu deux autres, n'est-ce pas?
L'ANGLAIS.—Oh oui! excellentes!
BONARD.—Alcide les avait volées à Julien.
L'ANGLAIS.—Oh! my goodness! Comment! Alcide était une malhonnête, une voleure? Et le Fridrick aussi?
BONARD.—Combien vous les a-t-il vendues?
L'ANGLAIS.—Deux premièrs, six: lé grosse dernièr, houit. Il disait c'était plus grosse.
BONARD.—Ce fripon vous a volé et moi aussi.
L'ANGLAIS, inquiet.—Et jé mangeais plus vos grosses turkeys?
BONARD.—Si fait: je vous en vendrai à quatre francs tant que j'en aurai.
L'ANGLAIS, riant et se frottant les mains.—Oh! very well, nous bonnes amis alorse. Oh! lé fripone Alcide, là fripone Fridrick! Il m'avait vendu deux premièrs. Quand jé lé revois, jé lui fais tous deux une boxe terrible. Good bye, master Bonarde. Good bye, excellent madme Bonarde. Je viendrai beaucoup souvent. Mes papers, s'il vous plaisait.
MADAME BONARD.—Voilà, Monsieur: ils sont bien secs, bien repassés, il n'y paraît pas: un peu jaunes seulement.
L'ANGLAIS.—Ça faisait riène du tout. Good bye.»
M. Georgey fit un dernier salut et s'en alla.
Bonard regarda sa femme qui s'essuyait les yeux.
BONARD.—Tu pleures, femme? Et tu as raison; pour un rien je ferais comme toi. Frédéric, notre fils, un voleur!
MADAME BONARD.—C'est Alcide qui l'aura entraîné. bien sûr! A lui tout seul, il n'aurait jamais commis une si mauvaise action!
BONARD.—Je l'espère. Et voilà ce qu'il a gagné à ne pas m'obéir; je lui avais défendu bien des fois de fréquenter ce mauvais garnement d'Alcide... Quand il sera de retour, je lui donnerai son compte.
MADAME BONARD.—Oh! Bonard, ménage-le! Pense donc qu'il a été entraîné.
BONARD.—Un honnête garçon ne se laisse pas entraîner. Vois Julien; il est bien plus jeune que Frédéric, il n'a que douze ans, et il a résisté, lui.»
Pendant que le mari et la femme causaient tristement en attendant Frédéric, Julien avait rentré son troupeau et soignait les chevaux. Il vit la tête de Frédéric qui apparaissait derrière un tas de paille.
JULIEN, riant.—Tiens! qu'est-ce que tu fais là? Pourquoi t'es-tu fourré là-dedans?
FRÉDÉRIC.—Chut! Prends garde qu'on ne t'entende. J'ai aperçu l'Anglais dans la salle. Est-il parti?
JULIEN.—Oui, il vient de s'en aller. Pourquoi as-tu peur de cet Anglais? Il a l'air tout drôle, mais il n'est pas méchant, malgré tout ce qu'il dit. D'où le connais-tu toi?
FRÉDÉRIC.—Je ne le connais pas beaucoup, seulement pour l'avoir rencontré avec Alcide. Qu'est-ce qu'il a dit? Pourquoi est-il venu ici?
JULIEN.—Je n'en sais trop rien; il me demandait son tarké; il paraît que c'est comme ça qu'il appelle les dindons.
FRÉDÉRIC.—Oui, oui; mais qu'a-t-il dit?
JULIEN.—Ma foi, je n'y ai pas compris grand'chose. Il voulait me boxer et puis ton père. Il demandait toujours son tarké; il m'appelait voleur, malhonnête. Je crois bien qu'il n'a pas sa tête; il a un peu l'air d'un fou.
FRÉDÉRIC.—A-t-il parlé de moi?
JULIEN.—Non, je ne pense pas; mais qu'est-ce que cela te fait?
FRÉDÉRIC.—Tu es sûr qu'il n'a rien dit de moi?
JULIEN.—Je n'ai rien entendu toujours.
FRÉDÉRIC.—Alors je peux rentrer?
JULIEN.—Pourquoi pas? Mais qu'as-tu donc? tu as l'air tout effaré.
FRÉDÉRIC.—Papa est-il dans la salle?
JULIEN.—Je pense que oui; je ne l'ai pas vu sortir.»
Frédéric, rassuré, sortit de derrière la porte et se dirigea vers la maison. La porte s'ouvrit et Bonard parut.
«Suis-moi», dit-il à Frédéric d'une voix qui réveilla toutes ses craintes.
«Suis-moi, reprit-il; viens à l'écurie. Et toi, Julien, va-t'en.»
Julien obéit, presque aussi tremblant que Frédéric.
Bonard ferma la porte et décrocha le fouet de charretier. Frédéric devint pâle comme un mort.
BONARD.—Comment connais-tu cet Anglais qui sort d'ici?»
Frédéric ne répondit pas; ses dents claquaient. Bonard lui appliqua sur les épaules un coup de fouet qui lui fit jeter un cri aigu.
BONARD.—D'où connais-tu cet Anglais?
FRÉDÉRIC, pleurant.—Je l'ai... rencontré... avec Alcide.
BONARD.—Pourquoi étais-tu avec Alcide, malgré ma défense? Pourquoi, d'accord avec Alcide, as-tu volé mes dindons pour les vendre à cet Anglais? Pourquoi m'as-tu laissé deux fois gronder Julien, le sachant innocent et te sentant coupable?
FRÉDÉRIC, pleurant.—Ce n'est... pas moi... mon père,... c'est... Alcide.»
Puis, se jetant à genoux devant son père, il lui dit en sanglotant: «Mon père, pardonnez-moi, c'est Alcide qui a volé les dindons. J'ai seulement eu tort de le voir après que vous me l'avez défendu.
BONARD.—Tu mens. Je sais tout; avoue ta faute franchement. Raconte comment la chose est arrivée, et comment Alcide a pu vendre mes dindons à l'Anglais.
FRÉDÉRIC.—Alcide était convenu de me rencontrer dans le petit bois le soir quand je serais seul; il m'attendait. J'ai envoyé Julien les deux fois me faire une commission, pour qu'il ne me vît pas avec Alcide: j'ai couru dans le bois; je l'ai trouvé avec l'Anglais; puis Alcide a disparu un instant; il est revenu avec un dindon sous le bras. Avant que j'aie pu l'en empêcher, il a fait le marché avec l'Anglais, qui est parti tout de suite emportant le dindon. Alcide m'a donné deux francs, me demandant de n'en rien dire; j'étais tout ahuri, je ne savais ce que je faisais; Alcide s'est sauvé, et moi je m'en suis allé aussi.
BONARD.—Et les deux francs?
FRÉDÉRIC.—Je n'ai pu les rendre, Alcide s'était sauvé.
BONARD.—Et la seconde fois?
FRÉDÉRIC.—Ça s'est fait de même.
BONARD.—Et tu t'es laissé faire, sachant ce qui allait arriver? Et tu as encore empoché l'argent, sachant que c'était un vol? Et tu n'as pas rougi de laisser accuser Julien une seconde fois? Et tu n'as pas été honteux de voler ton père, ta mère, et de t'y faire aider par un vaurien, par un voleur comme toi-même? Tu mens, tu augmentes ta faute et ta punition.»
Bonard empoigna Frédéric et lui administra une rude correction bien méritée. Il le rejeta ensuite sur le tas de paille et sortit de l'écurie.
V
TOUS LES TURKEYS
Quand Bonard rentra à la maison, il raconta à sa femme ce qui s'était passé entre lui et Frédéric. Mme Bonard pleura, tout en trouvant que son mari avait eu raison.
Pendant deux ou trois jours, tout le monde fut triste et silencieux à la ferme; petit à petit les Bonard oublièrent les torts graves de leur fils. Frédéric oublia la punition qu'il avait subie, et Julien oublia la conduite de Frédéric à son égard.
Tout marchait donc régulièrement dans la maison Bonard.
Quand M. Georgey fut revenu chez lui, il changea de vêtements, et alla dans le petit café tenu par le père d'Alcide.
M. GEORGEY.—Mossieu Bourel, jé venais vous dire, votre jeune gentleman Alcide était une malhonnête.
BOUREL.—Alcide! Pas possible, Monsieur Georgey. C'est un garçon de confiance.
M. GEORGEY.—Jé disais, moi, c'était une garçon voleur; il m'avait volé l'argent du turkey; j'avais tiré, et mis dans les mains à lui, houite francs. Et quoi j'avais? rien du tout. Le turkey avait couru, que jé né pouvais pas lé rattraper; et houite francs Alcide avait remportés dans son poche. Et moi étais pas content; et moi disais à vous, Alcide était une malhonnête.»
«Alcide, viens donc t'expliquer avec M. Georgey; il n'est pas content de toi.»
Alcide entra et dit d'un air hypocrite:
«Je suis bien fâché, Monsieur Georgey, de vous avoir mécontenté; tout ça, c'est la faute de Julien.
M. GEORGEY, vivement.—Comment tu disais? Juliène était une good fellow. Lui relevait moi dans lé boue noire et mal parfioumée. Et lé turkey c'était pas lui. M. Bonarde m'a dit c'était pas lui. C'était pas croyable comme tu étais une malhonnête pour les turkeys.
ALCIDE.—Monsieur, je vous assure que M. Bonard s'est trompé; il croit Julien qui est un menteur; moi, Monsieur, je vous aime bien, et je ferai tout ce que vous voudrez pour vous contenter et vous bien servir.
M. GEORGEY.—Moi voir cette chose tardivement, moi demander à Madme Bonarde.
ALCIDE.—Mme Bonard ne dira pas vrai à Monsieur, parce qu'elle ne m'aime pas et qu'elle ne croit que Julien.
M. GEORGEY.—Madme Bonarde était bien aimable; elle disait toujours le vrai. Good bye, Mossieu Bourel; good bye, Alcide. Prends attention! Jé n'aimais pas quand on trompait moi.»
M. Georgey sortit et rentra chez lui; il appela sa servante.
«Caroline, jé voulais dîner très vite; lé midi il était passé.»
Cinq minutes après, Caroline apportait le dîner de M. Georgey.
CAROLINE.—Monsieur devait acheter un dindon, et Monsieur ne m'a rien rapporté.
M. GEORGEY.—C'étaient tous ces garçons qui faisaient des malentendements. Moi plus comprendre les raisonnements. J'avais donné houite francs pour une grosse, belle animal, et moi j'avais rien du tout. Pas de turkey dans lé cuisine, moins houite francs dans mon poche. Moi demander à Madme Bonarde. C'était une aimable dame, Madme Bonarde. Et moi demander toutes les choses à Madme Bonarde.»
Après avoir dîné, M. Georgey se mit à copier les papiers que lui avait repassés Mme Bonard; ils étaient d'une couleur qui sentait trop le bain qu'ils avaient pris.
Tout en écrivant, il songeait à son turkey et aux moyens de le ravoir. Tout à coup une idée lumineuse éclaircit sa physionomie.
«Caroline, s'écria-t-il. Caroline, vous venir vite; je voulais parler à vous.» Caroline accourut.
CAROLINE.—Qu'est-ce qu'il y a? Monsieur se trouve incommodé?
M. GEORGEY.—Oui, my dear; beaucoup fort incommodé par mon turkey. Vous allez tout de souite, très vitement, chez Madme Bonarde; vous demander à Madme Bonarde ma grosse turkey, et vous apporter le turkey strangled.
CAROLINE.—Qu'est-ce que c'est strangled?
M. GEORGEY.—Vous pas savoir quoi strangled? Vous, serrez lé gorge du turkey; lui être morte et pas courir, pas sauver chez Madme Bonarde.
CAROLINE.—Ah! Monsieur veut dire étranglé?
M. GEORGEY.—Yes, yes, my dear, stranglé. Moi croyais fallait dire strangled; c'était stranglé. C'était la même chose. Allez vitement.»
Caroline partit en riant. Elle avait à peine fait dix pas qu'elle s'entendit encore appeler par la fenêtre.
M. GEORGEY.—Caroline, my dear, vous acheter tous les turkeys de Madme Bonard, et tous les semaines vous prendre deux turkeys, et moi manger deux turkeys.
CAROLINE.—Combien faut-il les payer, Monsieur?
M. GEORGEY.—Vous payer quoi demandait Madme Bonard, et vous faire mes salutations. Allez, my dear, vous courir vitement.»
La tête de M. Georgey disparut; la fenêtre se referma. Caroline marcha vite d'abord; quand elle fut hors de vue, elle prit son pas accoutumé.
«Quand je perdrais quelques minutes, se dit-elle, les tarké, comme il les appelle, n'auront pas disparu. Mais, avec lui, c'est toujours vite, vite. Il n'a pas de patience. C'est un brave homme tout de même, et les Bourel le savent bien. Ils l'attrapent joliment. C'est le garçon surtout que je n'aime pas. Il trompe ce pauvre M. Georgey que c'est une pitié. Je finirai bien par le démasquer tout de même. Tiens! le voilà tout juste; il sort du café Margot. Où prend-il tout l'argent qu'il dépense? Ce n'est toujours pas le père qui lui en donne; car il est joliment serré. Tiens! voilà le petit Bonard qui le rencontre... Ils entrent dans le bois, qu'est-ce qu'ils ont à comploter ensemble? Ça me fait l'effet d'une paire de filous.»
Tout en observant et en réfléchissant, Caroline était arrivée chez les Bonard; elle ne trouva que la femme et lui fit de suite la commission de M. Georgey.
MADAME BONARD, riant.—Ah! c'est M. Georgey qu'il s'appelle; mes dindes lui ont donné dans l'oeil, à ce qu'il parait. Il est un peu drôle, tout de même.
CAROLINE.—Lui vendez-vous vos dindes? il les veut toutes.
MADAME BONARD.—Toutes à la fois? Que va-t-il faire de ces quarante-six bêtes qu'il faut nourrir et mener dans les champs?
CAROLINE.—Non, non, il en veut deux par semaines; mais il les retient toutes. Combien les vendez-vous?
MADAME BONARD.—Je les vends quatre francs; mais s'il faut les lui garder trois ou quatre mois encore, ce n'est pas possible; les bêtes me coûteraient cher à nourrir; de plus, elles dépériraient et ne vaudraient plus rien.
CAROLINE.—Il m'a pourtant bien recommandé de les acheter toutes.
MADAME BONARD.—Ecoutez; pour l'obliger, je veux bien lui en garder une douzaine, mais je vendrai le reste à la foire du mois prochain. Pas possible autrement; elles sont toutes à point pour être mangées.
CAROLINE.—Va-t-il être contrarié! Il tient à vos dindes que c'en est risible; les deux dernières que je lui ai servies, je croyais le voir étouffer, tant il en a mangé. Jamais il n'en avait eu de si tendres, de si blanches, de si excellentes, disait-il entre chaque bouchée.
MADAME BONARD.—Est-ce qu'il vit seul? Que fait-il dans notre pays?
CAROLINE.—Il vit tout seul. Il n'a que moi pour le servir. Il est venu, paraît-il, pour construire et mettre en train une usine pour un ami, le baron de Gerfeuil, qui n'y entend rien et qui l'a fait venir d'Angleterre. Et il doit avoir beaucoup d'argent, car il en dépense joliment. Il travaille toujours; il ne voit personne que les ouvriers et un interprète qui transmet ses ordres. C'est qu'on ne le comprendrait pas sans cela.
MADAME BONARD.—Il a un drôle de jargon. Et comment est-il? Est-il bonhomme? Il me fait l'effet d'être colère.
CAROLINE.—Il est vif et bizarre; mais c'est un brave homme. Je commence à m'y attacher, et ça me taquine de le voir attrapé comme il l'est sans cesse par ces Bourel père et fils. Alcide surtout le plume à faire frémir; c'est un mauvais garnement que ce garçon; vous feriez bien de ne pas laisser votre Frédéric se rencontrer avec lui.
MADAME BONARD.—Oh! Frédéric ne le voit plus: Bonard le lui a bien défendu.
CAROLINE.—Mais je viens de les voir entrer ensemble dans le bois, près de chez nous.
MADAME BONARD, effrayée.—Encore! Oh! mon Dieu! si Bonard le savait! Il le lui a tant défendu.
CAROLINE.—Et il a bien fait, car une société comme ça, voyez-vous, Madame Bonard, il y a de quoi perdre un jeune homme.
MADAME BONARD.—Je le sais, ma bonne Mademoiselle Caroline, je ne le sais que trop, et je parlerai ferme à Frédéric, je vous en réponds. Mais, pour Dieu! n'en dites rien à Bonard; il le rouerait de coups.
CAROLINE.—Je ne dirai rien. Madame Bonard; mais... je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux que le père connaisse les allures de son fils. Ne vaut-il pas mieux que le garçon soit battu maintenant que de devenir un filou, un gueux plus tard?
MADAME BONARD.—J'y penserai, j'y réfléchirai, ma bonne Caroline, je vous le promets. Mais gardez-moi le secret, je vous en supplie.
CAROLINE.—Je veux bien, moi; au fait, ça ne me regarde pas, c'est votre affaire. Au revoir, Madame Bonard: donnez-moi une de vos dindes, que je l'emporte; si je revenais les mains vides, mon maître serait capable de tomber malade.
MADAME BONARD.—Mais je ne les ai pas, elles sont aux champs.
CAROLINE.—Il faut que nous y allions; je ne veux pas rentrer sans la dinde.
MADAME BONARD.—Ecoutez; allez le long du bois, tournez dans le champ à gauche, vous trouverez Julien avec les dindes, et vous ferez votre choix. Vous connaissez Julien, je pense?
CAROLINE.—Ma foi, non; il n'y a pas longtemps que je suis dans le pays, je n'y donnais pas beaucoup de monde.
MADAME BONARD.—Vous le reconnaîtrez tout de même, puisqu'il n'y a que lui qui garde mes dindes dans le champ. Le long du bois, puis à gauche.
CAROLINE.—C'est entendu; et je payerai Julien?
MADAME BONARD.—Comme vous voudrez; nous nous arrangerons.»
Caroline partit; elle prit le chemin que lui avait indiqué Mme Bonard, et trouva Julien avec son troupeau.
VI
LES PIECES D'OR DE M. GEORGEY
A mesure que Caroline approchait, Julien la regardait et s'inquiétait; craignant quelque nouvelle aventure, il fit avancer ses dindons à grands pas. Mais Caroline marchait plus vite que les dindons; elle ne tarda pas à le rejoindre. Elle examina attentivement les bêtes pour avoir la plus belle.
L'inquiétude de Julien augmenta; il ne quittait pas des yeux Caroline, et fit siffler sa baguette pour lui faire voir qu'il était prêt à défendre à main armée le troupeau dont il avait la garde.
Caroline n'y fit pas attention; elle ne se doutait pas de la méfiance dont elle était l'objet.
Mais quand Julien la vit se baisser pour saisir la dinde qu'elle avait choisie, il lui appliqua un coup de sa baguette sur les mains et s'avança sur elle d'un air menaçant. Caroline poussa un cri.
JULIEN.—Ne touchez pas à mes dindes, ou je vous cingle les doigts d'importance.
CAROLINE.—Que tu es bête! Tu m'as engourdi les doigts, tant tu as tapé fort. On ne plaisante pas comme ça, Julien.
JULIEN.—Je ne veux pas que vous touchiez à mes bêtes; allez-vous-en.
CAROLINE.—Mais puisque j'en ai acheté une à Mme Bonard! C'est elle qui m'a envoyé ici pour la choisir.
JULIEN.—Ta! ta! ta! je connais cela. Je ne m'y fie plus. On m'en a déjà volé deux; je ne me laisserai pas voler une troisième fois.
CAROLINE.—Tu es plus sot que tes dindes, mon garçon. J'ai fait le prix avec Mme Bonard; voici quatre francs pour payer ta dinde, est-ce voler, cela?
JULIEN.—Je n'en sais rien, mais vous n'y toucherez pas que Mme Bonard ne m'en ait donné l'ordre. Est-ce que je sais qui vous êtes et si vous dites vrai?
CAROLINE.—Puisque je t'appelle par ton nom, c'est que quelqu'un me l'a dit; et ce quelqu'un, c'est Mme Bonard. Voyons, laisse-moi faire, et voici les quatre francs.
JULIEN.—Je ne vous laisserai pas faire, et je ne veux pas de vos quatre francs. Vous faites comme Alcide, qui m'offrait aussi quatre francs pour avoir un dindon qu'il revendait huit francs à son Anglais.
CAROLINE.—Quel Anglais? M. Georgey? c'est mon maître.
JULIEN.—Tant pis pour vous; votre maître emploie des fripons comme Alcide à son service; je me moque bien de votre Anglais; je ne connais que Mme Bonard, et je donne rien que par son ordre.
CAROLINE.—Tu n'es guère poli, Julien; je vais aller me plaindre à Mme Bonard.
JULIEN.—Allez où vous voulez et laissez-nous tranquilles, moi et mes quarante-six bêtes.
CAROLINE.—Quarante-six bêtes et toi, cela en fait bien quarante-sept; et la plus grosse n'est pas la moins bête.
JULIEN.—Tout ça m'est égal. Allez vous plaindre si cela vous fait plaisir: dites-moi toutes les injures qui vous passeront par la tête, offrez-moi tout l'argent que vous avez, rien n'y fera: vous ne toucherez pas à mes dindes.
CAROLINE.—Petit entêté, va! Tu me fais perdre mon temps à courir. Si je voulais, j'en prendrais bien une malgré toi.
JULIEN.—Essayez donc, et vous verrez.»
Et Julien se campa résolument entre Caroline et son troupeau, les poings fermés prêts à agir, et les pieds en bonne position pour l'attaque ou la défense.
Caroline leva les épaules et s'en alla du côté de la ferme.
«Elle n'est pas méchante tout de même, pensa Julien: c'est égal, je ne la connais pas, je dois prendre les intérêts de mes maîtres, et t'ai bien fait en somme.»
Caroline revint à ta ferme et conta à Mme Bonard ce qui s'était passé. Mme Bonard rit de bon coeur.
«C'est un brave petit garçon, dit-elle: il a eu peur qu'il ne lui arrivât une aventure comme avec Alcide, et il a bien fait.
CAROLINE.—Grand merci! Vous trouvez bien fait de m'avoir cinglé les doigts à m'en laisser la marque, de me...
MADAME BONARD.—Ecoutez donc, c'est ma faute; j'aurais dû vous accompagner et lui expliquer moi-même notre marché. Venez, venez, Caroline, je vais vous faire donner votre dinde.»
Elles retournèrent au champ, et, à leur grande surprise, elles virent près de Julien M. Georgey riant et se tenant les côtes.
Quand elles approchèrent, il redoubla ses éclats de rire et ne put articuler une parole.
MADAME BONARD.—Qu'y a-t-il, mon Julien? Pourquoi M. Georgey est-il avec toi? Pourquoi rit-il si fort?
JULIEN.—Il paraît qu'il était ici tout près, caché dans un buisson, pendant que je défendais mes dindes contre cette dame qui voulait m'en prendre une. Dès qu'elle a été partie, il a sauté hors de son buisson, il est arrivé à moi en courant; il a voulu me saisir les mains, je me suis défendu avec ma baguette, je l'ai cinglé de mon mieux. Au lieu de se fâcher, il s'est mis à rire; plus je cinglais, plus il riait et le voilà qui rit encore à s'étouffer. Tenez, voyez, le voilà qui se roule... Je vais me sauver avec mes dindes;... le voilà qui se calme; il ne disait qu'un seul mot, toujours le même: tarké, tarké!»
Les rires de l'Anglais reprirent de plus belle.
MADAME BONARD.—N'aie pas peur, mon Julien, reste là; ce M. Georgey veut une bête de ton troupeau, qu'il appelle tarké. Et voici sa servante, Mlle Caroline, qui venait en acheter une; c'est moi qui te l'envoyais.
JULIEN, troublé.—Je ne savais pas, maîtresse. Je vous fais bien mes excuses, ainsi qu'à Mlle Caroline. Je craignais, ne la connaissant pas, qu'elle ne me volât une de vos dindes, comme l'avait fait Alcide.»
L'Anglais, voyant l'air confus de Julien, crut que Mme Bonard le grondait. Son rire cessa à l'instant; il se releva et dit:
«Vous, Madme Bonarde, pas gronder Juliène: Juliène il était une honnête pétite, une excellente pétite; il avait battu mon Caroline beaucoup fort; il avait poussé le money de Caroline; il avait voulu boxer Caroline; il avait battu moi. C'était très bien, parfaitement excellent. J'aimais beaucoup fort Juliène; jé voulais lé prendre avec les turkeys; Madme Bonarde, jé voulais emporter Juliène avec les turkeys. Il était un honnête garçone; j'aimais les honnêtes garçones. Good fellow, you, little dear, ajouta M. Georgey en passant la main sur la tête de Julien. Oh oui! good fellow, toi venir avec les turkeys chez moi, dans mes services? Oh yes! Disait vitement yes, pétite Juliène.
MADAME BONARD.—Mais, Monsieur, je ne veux pas du tout laisser venir Julien chez vous. Je veux le garder.
M. GEORGEY.—Oh! Madme Bonarde! Vous si aimable! Vous si excellent! J'aimais tant un honnête garçone!
MADAME BONARD.—Et moi aussi, Monsieur, j'aime les honnêtes garçons, et c'est pourquoi j'aime Julien et je le garde.
M. GEORGEY.—Ecoute, pétite Juliène, si toi venais chez moi, je donner beaucoup à toi. Tenez, pétite, voilà.»
M. Georgey tira sa bourse de sa poche.
M. GEORGEY.—Tu voyais! Il était pleine d'argent jaune. Moi té donner cinq jaunets. C'était bien beaucoup; c'était une grosse argent.»
Et il les mit de force dans la main de Julien. Mme Bonard poussa un cri; Julien lui dit:
«Qu'avez-vous, maîtresse? De quoi avez-vous peur?
MADAME BONARD, tristement.—Tu vas me quitter, mon Julien! Moi-même, je dois te conseiller de suivre un maître si généreux!
M. GEORGEY.—Bravo! Madame Bonarde, c'était beaucoup fort bien! Viens, pétite Juliène, moi riche, moi te donner toujours les jaunets.
JULIEN.—Merci bien, Monsieur, merci, je suis très reconnaissant. Voici vos belles pièces, Monsieur, je n'en ai pas besoin: je reste chez M. et Mme Bonard; j'y suis très heureux et je les aime.»
Julien tendit les cinq pièces de vingt francs à M. Georgey, qui ouvrit la bouche et les yeux, et qui resta immobile.
MADAME BONARD.—Julien, mon garçon, que fais-tu? tu refuses une fortune, un avenir!
M. GEORGEY.—Juliène, tu perdais lé sentiment, my dear. Pour quelle chose tu aimais tant master et Mme Bonarde?
JULIEN.—Parce qu'ils m'ont recueilli quand j'étais orphelin, Monsieur; parce qu'ils ont été très bons pour moi depuis plus d'un an, et que je suis reconnaissant de leur bonté. Ne dites pas, ma chère maîtresse, que je refuse le bonheur, la fortune. Mon bonheur est de vous témoigner ma reconnaissance, de vous servir de mon mieux, de vivre près de vous toujours.
—Cher enfant! s'écria Mme Bonard, je te remercie et je t'aime, ce que tu fais est beau, très beau.»
Mme Bonard embrassa Julien, qui pleura de joie et d'émotion; Caroline se mit aussi à embrasser Julien; l'Anglais sanglota et se jeta au cou de Julien en criant:
«Beautiful! Beautiful! Pétite Juliène, il était une grande homme!»
Et, lui prenant la main, il la serra et la secoua à lui démancher l'épaule. Julien lui coula dans la main ses pièces d'or, l'Anglais voulut en vain le forcer à les accepter. Julien s'enfuit et retourna à son troupeau, qui s'était éparpillé dans le champ pendant cette longue scène. Il courait de tous côtés pour les rassembler; Caroline et Mme Bonard coururent aussi pour lui venir en aide: l'Anglais se mit de la partie et parvint à saisir deux des plus belles dindes; il les examina, les trouva grosses et grasses, leur serra le cou et les étouffa.
M. GEORGEY.—Caroline. Caroline, j'avais les turkeys; j'avais strangled deux grosses: ils étaient lourdes terriblement.»
Les dindes étaient réunies: Caroline accourut près de son maître et regarda celles qu'il tenait.
CAROLINE.—Mais, Monsieur, elles sont mortes; vous les avez étranglées?
M. GEORGEY, souriant.—Yes, my dear; jé voulais manger des turkeys, toujours des turkeys.
CAROLINE.—Mais. Monsieur, vous en avez pour huit jours.
M. GEORGEY.—No, no, my dear, une turkey tous les jours... Taisez-vous, my dear. J'avais dit jé voulais, et quand j'avais dit jé voulais, c'était jé voulais. Demaine vous dites à Master Bonarde, à Madame Bonarde, à pétite Juliène, jé voulais ils dînaient tous chez moi, dans mon petite maison. Allez, my dear, allez tout de suite, vitement. Jé payais les turkeys démain.»
M. Georgey s'en alla sans tourner la tête; Caroline ramassa les deux dindes et alla faire part à Mme Bonard et à Julien de l'invitation de M. Georgey. Mme Bonard remercia et accepta pour les trois invités; ils se séparèrent en riant.
Pendant ce temps, Frédéric était venu rejoindre Alcide dans le bois.
«Eh bien, pauvre ami, es-tu bien remis de la rossée que t'a donnée ton père?
FRÉDÉRIC.—Oui, et je viens te dire que je ne peux plus te voir en cachette, mon père me surveille de trop près.
ALCIDE.—Bah! avec de l'habileté on peut facilement tromper les parents.
FRÉDÉRIC.—Mais, vois-tu, Alcide, je ne suis pas tranquille; j'ai toujours peur qu'il ne me surprenne. J'aime mieux me priver de te voir et obéir à mon père.
ALCIDE.—Voilà qui est lâche, par exemple! Moi qui te croyais un si bon ami, qui faisais ton éloge à tous nos camarades, tu me plantes là comme un nigaud que tu es. Quel mal faisons-nous en causant? Quel droit ont tes parents de t'empêcher de te distraire un instant, après t'avoir fait travailler toute la journée comme un esclave? Ne peux-tu pas voir tes amis sans être battu? Faut-il que tu ne voies jamais que tes parents et ce petit hypocrite de Julien qui cherche à se faire valoir?
FRÉDÉRIC.—Julien est bon garçon, je t'assure. Il m'aime.
ALCIDE.—Tu crois cela, toi? Si tu savais tout ce qu'il dit et comme il se vante de prendre ta place! Crois-moi, on te fait la vie trop dure. Voici la foire qui approche; je parie qu'ils ne te donneront pas un sou, et il te faut de l'argent pour t'amuser. Il faut que nous en fassions, et nous en aurons. Veux-tu m'aider?
FRÉDÉRIC, hésitant.—Je veux bien, si tu ne me fais faire rien de mal.
ALCIDE.—Sois tranquille. Mais séparons-nous, de peur qu'on ne te voie; je t'expliquerai ça dimanche quand nous nous reverrons ici.»
Et les deux amis se quittèrent.
Quand Bonard rentra du labour avec Frédéric qui était venu le rejoindre, et qu'il ne laissait plus seul à la maison que pour le travail nécessaire, Mme Bonard leur raconta les aventures de l'après-midi. Bonard rit beaucoup; il fut touché du désintéressement et du dévouement de Julien.
«Merci, mon garçon, dit-il; je n'oublierai pas cette preuve d'amitié que tu nous as donnée. Merci.»
Frédéric avait écouté en silence. Quand le récit fut terminé, il dit à Julien:
—Il est donc bien riche, cet imbécile d'Anglais? Tu aurais dû garder son argent.
JULIEN.—Il n'est pas imbécile, mais trop bon. Je pense qu'il est riche, mais je n'avais pas mérité l'or qu'il m'offrait, et je ne voulais pas accepter son offre de le suivre.
FRÉDÉRIC.—Je trouve que tu as été très bête dans toute cette affaire.
BONARD, sèchement.—Tais-toi! Tu n'as pas le coeur qu'il faut pour apprécier la conduite de Julien.»
VII
DINER DE M. GEORGEY
Le lendemain, Frédéric, qui était de mauvaise humeur de n'avoir pas été invité chez M. Georgey, s'en prit à Julien et recommença à le blâmer de n'avoir pas accepté l'or de l'Anglais.
JULIEN.—Mais tu vois bien qu'il me le donnait pour entrer à son service, et je voulais rester ici.
FRÉDÉRIC.—C'est ça qui est bête! Chez l'Anglais, tu serais devenu riche, il t'aurait payé très cher: tu aurais pu gagner sur les achats qu'il t'aurait fait faire.
JULIEN.—Comment ça? Comment aurais-je gagné sur les achats?
FRÉDÉRIC.—C'est facile à comprendre, Alcide me l'a expliqué. Tu achètes pour deux sous de tabac: tu lui en comptes trois: tu prends un paquet de chandelles, trois francs: tu comptes trois francs cinquante; et ainsi de suite.
JULIEN, avec indignation.—Et tu crois que je ferais jamais une chose pareille!
FRÉDÉRIC.—Tiens, par exemple Alcide le fait toujours. Il dit que c'est pour payer son temps perdu à faire des commissions, et c'est vrai, ça: alors, c'est avec cela qu'il s'amuse, qu'il achète des cigares, des saucisses, toutes sortes de choses, et il ne s'en porte pas plus mal.
JULIEN.—Non, mais il se gâte de plus en plus et devient de plus en plus malhonnête. Prends garde, Frédéric! c'est un mauvais garçon! Ne l'écoute pas, ne fais pas comme lui!
FRÉDÉRIC.—Vas-tu me prêcher, à présent? Je sais ce que j'ai à faire. Prends garde toi-même! Si tu as le malheur d'en dire un seul mot à mon père et à ma mère, nous te donnerons une rossée dont tu te souviendras longtemps.
JULIEN.—Tu n'as pas besoin de craindre que je te fasse gronder. Tu sais que je fais toujours mon possible pour t'éviter des reproches. Que de fois je me suis laissé gronder pour toi!
FRÉDÉRIC, avec aigreur.—C'est bon! je n'ai pas besoin que tu rappelles les générosités dont tu te vantes. Avec tes belles idées, Alcide dit que tu resteras un imbécile et un pauvrard à la charité de mes parents, comme tu l'es depuis un an, ce qui n'est agréable ni pour eux ni pour moi, car tu as beau faire, tu resteras toujours un étranger qu'on peut chasser d'un jour à l'autre.»
Julien rougit et voulut répondre; mais il se contint, et continua à balayer la cour, pendant que Frédéric sifflotait un air qu'il recommençait toujours.
Un autre sifflet, qui reprit le même air, se fit entendre dans le lointain. Frédéric se tut, prit un trait de charrue, le tordit pour le déchirer, tira dessus pour achever de le séparer en deux, et dit à Julien:
«Si mon père me demande, tu lui diras que j'ai été porter ce vieux trait à raccommoder chez le bourrelier. Tu vois qu'il est cassé; regarde bien, pour dire ce qui en est si mon père te questionne.
—Je vois», répondit Julien tristement.
Frédéric s'en alla avec le trait.
«Je sais bien où il va, se dit Julien. Un rendez-vous avec son ami Alcide. Ce malheureux Frédéric! comme il est changé depuis quelque temps! Cet Alcide lui a fait bien du mal!»
«Julien, Julien! voici l'heure de t'habiller pour aller dîner chez M. Georgey, cria Mme Bonard. Il faut te faire propre, mon garçon. Mets ta blouse des dimanches; donne-toi un coup de peigne, un coup de savon, et viens me trouver dans la salle. Je t'y attends.»
Julien avait fini son ouvrage; il posa le balai dans l'écurie et courut se débarbouiller à la pompe.
«Je me nettoierai aussi bien à grande eau que si j'usais le savon de Mme Bonard. Frédéric a dit vrai; je suis à la charité de M. et Mme Bonard: je dois faire le moins de dépense possible.»
Julien soupira; puis il se lava, se frotta si bien, qu'il sortit très propre de dessous la pompe; il démêla ses cheveux bien lavés avec le peigne de l'écurie qui servait aux chevaux, mit du linge blanc, une vieille blouse déteinte, mais propre, ses souliers ferrés, et alla retrouver dans la salle Mme Bonard, qui l'attendait en raccommodant du linge. Elle l'examina.
MADAME BONARD.—Bien! tu es propre comme cela. La blouse n'est pas des plus neuves, mais tu en achèteras une à la foire prochaine.
JULIEN.—Et M. Bonard? Est-ce qu'il ne vient pas?
MADAME BONARD.—Il va nous rejoindre chez l'Anglais; il a été marchander un troupeau d'oies.»
Ils se mirent en route; Julien parlait peu, il était triste.
MADAME BONARD.—Qu'est-ce que tu as, mon Julien? Tu ne dis rien; tu es tout sérieux, comme qui dirait triste.
JULIEN.—Je ne crois pas, maîtresse, je n'ai rien qui me tourmente.
MADAME BONARD.—Tu es peut-être honteux de ta blouse?
JULIEN.—Pour ça non, maîtresse; elle est encore trop belle pour ce que je vaux et pour l'ouvrage que je fais chez vous.
MADAME BONARD.—Qu'est-ce que tu dis donc? Tu travailles du matin au soir; le premier levé, le dernier couché.
JULIEN.—Oui, maîtresse; mais quel est l'ouvrage que je fais? À quoi suis-je bon? À me promener toute la journée avec un troupeau de dindes? Ce n'est pas un travail, cela.
MADAME BONARD.—Et que veux-tu faire de mieux, mon ami? Quand tu seras plus grand, tu feras autre chose.
JULIEN.—Oui, maîtresse; mais en attendant, je mange votre pain, je bois votre cidre, je vous coûte de l'argent; c'est une charité que vous me faites, et je ne puis rien pour vous, moi; voilà ce qui me fait de la peine.»
Julien passa le revers de sa main sur ses yeux. Mme Bonard s'arrêta et le regarda avec surprise.
MADAME BONARD.—Ah çà! qu'est-ce qui te prend donc? Où as-tu pris toutes ces idées?
JULIEN.—On me l'a dit, maîtresse; de moi-même je n'y avais pas pensé: je suis trop bête pour l'avoir compris tout seul.
MADAME BONARD.—Si je savais quel est le méchant coeur qui t'a donné ces sottes pensées, je lui dirais ce que j'en pense, moi. Ce n'est pas toi qui es bête, c'est l'imbécile qui t'a fait croire tout ce que tu viens de me débiter. Nomme-le-moi, Julien; je veux le savoir.
JULIEN.—Pardon, maîtresse; je ne peux pas vous le dire, puisque vous trouvez qu'il a mal fait.
MADAME BONARD.—Bon garçon, va! Mais n'en crois pas un mot, c'est tout des mensonges. J'ai besoin de toi, et tu me fais l'ouvrage d'un homme, et tu prends mes intérêts, et je serais bien embarrassée sans toi.
JULIEN.—Merci bien, maîtresse, vous avez toujours été bonne pour moi.»
Ils continuèrent leur chemin et arrivèrent bientôt chez M. Georgey; le père Bonard les attendait à la porte.
CAROLINE.—Entrez, entrez, Madame Bonard; mon maître est ici dans la salle.»
Caroline ouvrit la porte de la salle où M. Georgey les attendait.
M. GEORGEY.—Bonjour, good morning, pour lé société. J'avais une faim terrible pour lé turkey. Vitement, Caroline; jé sentais lé parfumerie du turkey, ça me faisait un creusement dans lé stomach.
—Et vous allez bien, Monsieur! dit Mme Bonard pour dire quelque chose.
M. GEORGEY.—Oh! yes! perfectly well!
MADAME BONARD.—Julien s'est fait beau pour venir chez vous, Monsieur; nous sommes tous bien reconnaissants...
M. GEORGEY.—Oh! dear! taisez-vous. Quand je sentais lé turkey, moi pas dire du tout pour le creusement du stomach; moi penser au turkey et pas entendre riène qué lé friturement du graisse... A table tout lé société. J'entendais lé turkey.»
Caroline arrivait en effet avec la dinde cuite à point, exhalant un parfum qui fit sourire l'Anglais; ses longues dents se découvrirent jusqu'aux gencives, ses yeux brillèrent comme des escarboucles, et il commença à dépecer la superbe bête, qui pesait plus de dix livres. Il en distribua largement aux convives, prit sa part, un quart d'heure après il n'en restait rien que la carcasse.
M. GEORGEY, avec calme.—La deuxième turkey, Caroline.»
Chacun se regarda avec surprise. Caroline sourit de leur étonnement.
M. GEORGEY, vivement.—La deuxième turkey, j'avais commandé. Quand j'avais commandé un fois, jé voulais pas commander un autre fois; c'était un troublement pour lé stomach.» Caroline se dépêcha d'apporter la seconde dinde; l'Anglais la découpa et voulut en servir de larges parts comme la première fois; mais Mme Bonard partagea son énorme morceau avec son mari.
M. GEORGEY.—Oh! quoi vous faisez, Madme Bonarde? Vous pas manger tout? Vous pas trouver excellent le turkey graissé par vous?
MADAME BONARD.—Si fait, Monsieur, mais nous ne pouvons plus manger, Bonard et moi. Vous nous en aviez déjà servi un gros morceau.
M. GEORGEY, à mi-voix.—C'était drôle! C'était beaucoup drôle!... Toi, pétite Juliène, toi, ma pétite favorisé, tu veux encore et toujours? Véritablement?
JULIEN.—Oui, Monsieur! C'est si bon la dinde! Je n'en avais jamais mangé.
M. GEORGEY.—Jamais... mangé turkey... Pétite malheureuse! Jé té donnais turkey, moi. Donné lé plateau... Un pièce... un autre pièce... un tr...
—Miséricorde! s'écria Mme Bonard en riant et en enlevant l'assiette des mains de M. Georgey; vous allez tuer mon pauvre Julien.
M. GEORGEY.—No, no, turkey jamais tuer; turkey léger... étouffait jamais le stomach.»
Il recommença à manger de plus belle. Il resta à peine la moitié du second dindon.
M. GEORGEY.—Enlevez, Caroline; donner lé..., lé..., lé hare... Vous pas comprendre lé hare?... La longue animal... Comment vous lé dites? Une, une lévrière?
CAROLINE.—Ah! je comprends. Monsieur veut dire le lièvre.
M. GEORGEY.—Yes, yes, my dear, lé lévrier. Jé disais bien, pourquoi vous pas comprendre? C'était par grognement; vous voulais pas me donner à manger l'autre turkey, et vous furious pour cette chose. Allez, my dear, allez vitement chercher le lévrier, et vous êtes bonne garçone comme pétite Juliène.»
Caroline, qui n'était pas du tout furieuse, sortit en riant et rapporta un lièvre magnifique avec une sauce de gelée de groseilles.
M. GEORGEY.—Madme Bonarde, my dear, vous manger un petit pièce de lévrier.
MADAME BONARD.—Volontiers, Monsieur, mais pas beaucoup, très peu.»
M. Georgey lui en coupa un morceau de deux livres.
MADAME BONARD.—Je ne pourrai jamais avaler tout cela, Monsieur; je vais partager avec mon mari.
M. GEORGEY.—Madme Bonarde, cela était une beaucoup petit pièce; povre m'sieur Bonarde n'avoir riène du tout.»
M. Georgey eut beau insister, ils déclarèrent en avoir plus qu'ils n'en pouvaient avaler. Julien en mangea de manière à contenter M. Georgey, qui le regardait avec une satisfaction visible. Il les fit boire en proportion de ce qu'ils avaient mangé; après le lièvre on avait servi des petits pois, puis une crème à la vanille. Julien avalait, avalait; l'Anglais riait et se frottait les mains. Bonard riait et chantait; Mme Bonard sentait sa tête tourner et s'inquiétait. Caroline sautillait, riait, versait à boire et parlait comme une pie.
M. GEORGEY.—Stop, Caroline, my dear. Jé voulais plus donner à boire; ils étaient tous en tournoiement. Vous, Caroline, taisez-vous et courez vitement apporter le coffee, et laissez-nous en tranquillité.»
Caroline rentra peu d'instants après avec le café; M. Georgey en fit boire deux tasses à chacun de ses convives.
M. GEORGEY.—C'était très bon pour enlever lé tournoiement, my dear. Après le coffee nous parler tout lé jour; quand lé lune est arrivée, jé rentrer vous dans lé maison à vous.
MADAME BONARD.—Pardon, Monsieur, il faut que je m'en aille tout à l'heure; nous avons à faire chez nous.
M. GEORGEY.—Quoi vous avoir à faire? Frédéric il était là.
MADAME BONARD.—Mais il ne fera pas du tout ce qu'il y a à faire dans la ferme, Monsieur. Les vaches, les chevaux, les cochons à soigner. Et puis les dindes qui n'ont pas été au champ.
M. GEORGEY.—Alors nous tous partir à la fois, et moi aider pour les turkeys avec ma pétite Juliène, et moi converser avec lé pétite Juliène. Jé commençais.
«Ecoute mon raison, pétite Juliène. Tu avais battu Caroline pour les turkeys, c'était fort joli; tu avais dit no, no, pour son money, c'était plus excellent encore. Tu avais battu moi, fort, très fort, c'était admirable, et jé dis admirable!
«Alors j'avais dit dans mon cervelle: Pétite Juliène était une honnête créature; quoi il faisait avec Mme Bonarde? Il gardait les turkeys. Ce n'était pas une instruction, garder turkeys et batter moi et Caroline. Jé voulais faire bien à pétite Juliène; jé lé voulais. Quand jé disais, jé lé voulais, jé faisais. Ecoute encore.
«Jé une grande multitude de money. Jé donnais à pétite Juliène des habillements; jé payais lé master de lecture et de l'écriture, et dé compteries, et de dessination, et jé lé prenais pour mon fabrication, et pour mon dessinement, et jé lé prenais pour mon comptement, et pour mon caissement; et jé lé faisais un grande instruction, et jé lui avais un grande fortune. Voilà, pétite Juliène. Tu voulais? Mme Bonarde voulait. Moi, jé voulais, tout le monde voulait.»
Tout le monde se regardait, et personne ne savait que répondre. Refuser de si grands avantages pour Julien était une folie et un égoïsme impardonnable. Mais perdre Julien était pour les Bonard un vrai et grand chagrin. Ils se taisaient, ne sachant à quoi se résoudre.
Julien pensait, de son côté, qu'il ne trouverait jamais une si bonne occasion d'assurer son avenir tout en débarrassant les Bonard de la charge qu'ils s'étaient imposée en le recueillant dans son malheur; le souvenir du reproche de Frédéric le poursuivait et le rendait malheureux.
«Que pourrai-je jamais faire pour ne plus être à la charité de mes excellents maîtres? se disait-il. N'ont-ils pas Frédéric pour les aider à la ferme? Il est grand, fort, robuste. Et moi qui n'ai que douze ans, qui suis petit, chétif, sans force, à quoi pourrai-je être employé?»
Et il se décidait à accepter l'offre de M. Georgey lorsque se présentait à son esprit le chagrin de quitter M. et Mme Bonard, l'apparence d'ingratitude qu'il se donnerait en acceptant la première offre qui lui était faite par un inconnu, un étranger, un homme qu'il connaissait à peine, qui semblait être, il est vrai, brave homme, généreux, mais dont les idées originales, le langage bizarre, pouvaient amener des choses fort pénibles et tout au moins très désagréables.
M. Georgey ne disait plus rien; il les examinait tous. Enfin, Mme Bonard trouva un moyen pour gagner du temps. «Monsieur, dit-elle, Julien fera comme il voudra, mais il faut que vous me le laissiez jusqu'à ce que mes dindons soient vendus à la foire.
M. GEORGEY.—Quand c'est lé foire?
MADAME BONARD.—Dans trois semaines, Monsieur.
M. GEORGEY.—Very well, my dear; dans trois semaines jé vénais demander Juliène.
—Mais je n'ai encore rien dit, maîtresse», s'écria Julien.
Et il éclata en sanglots.
Pendant quelques instants l'Anglais le regarda pleurer. Puis il lui passa plusieurs fois la main sur la tête, et dit d'une voix attendrie et très douce:
«Povre pétite Juliène! Bonne pétite Juliène! pleurer par chagrinement de quitter master et Mme Bonarde? C'était très joli, très attachant. Don't cry,... mon pétite Juliène. Toi être consolé, moi t'aimer beaucoup fort; toi aider Caroline, aider moi, misérable homme tout solitaire qui vois pas personne pour affectionner; moi qui cherchais un honnête garçone pour rendre heureux et qui trouvais personne.
«Pleure pas, pétite Juliène, toi faire comme ton volonté. Jé té faisais demain et tous les matinées un rencontrement avec les turkeys. Quand il fera trois semaines, toi diras à moi oui ou non.»
Georgey lui secoua fortement la main. Julien leva sur lui ses yeux baignés de larmes, baisa la main qui serrait encore la sienne, essaya de parler, mais ne put articuler une parole.
VIII
FAUSSETÉ D'ALCIDE
Tout le monde se leva; les Bonard et Julien pour retourner à la ferme; l'Anglais pour les reconduire.
MADAME BONARD.—Vous venez avec nous, Monsieur?
M. GEORGEY.—Yes, Madme Bonarde; jé promenais en votre compagnie. Moi aimais beaucoup prendre un promenade en votre compagnie. Moi voulais voir les turkeys. Jé avais un peu beaucoup peur Frédéric mangeait les turkeys dans l'absentement de pétite Juliène.
MADAME BONARD, riant.—Oh! Monsieur, Frédéric ne mangera pas quarante-quatre dindons, malgré qu'il soit un peu gourmand.
M. GEORGEY.—Frédéric était gourmand! Fy! C'était laide, c'était affreuse, c'était horrible d'avoir lé gourmandise. Pétite Juliène n'avait pas lé gourmandise. Il aimait turkey, mais pas lé gourmandise.»
Les Bonard ne purent s'empêcher de rire; Julien lui-même sourit en regardant rire ses maîtres.
M. GEORGEY.—Quoi vous avez, Madme Bonarde? J'avais dit un sottise? Eh! j'étais content alors. Pétite Juliène il riait, il avait fini lé pleurnichement.»
M. Georgey se mit à rire aussi; mais il avait à peine eu le temps d'ouvrir la bouche et de montrer ses longues dents, que Bonard, qui marchait un peu en avant, s'écria:
«Ah! coquin! Je t'y prends, enfin!»
Et il s'élança dans le bois.
Tout le monde s'arrêta avec surprise; Bonard avait disparu dans le fourré. M. Georgey était un peu en arrière; il n'avait pas encore tourné le coin du bois.
MADAME BONARD.—Qu'y a-t-il donc? Julien, as-tu vu quelque chose?
JULIEN.—Rien du tout, maîtresse. Je ne sais pas ce que c'est.
M. GEORGEY.—My goodness! Jé voyais! Jé voyais! Il courait! Il sautait lé fosse! Il tombait! Eh! vitement! Master Bonard il arrivait! Oh! very well! il était au fondation dé fosse. Ah! ah! ah! master Bonard il s'arrêtait. Master Bonard il voyait pas!... Il rentrait dans lé buissonnement. C'était sauvé! Bravo! bravo! my dear! c'était très joli. Alcide il était beaucoup fort habile.
MADAME BONARD.—Que voyez-vous donc, Monsieur Georgey? Qu'est-ce que c'est? Je ne vois rien, moi.»
M. Georgey lui expliqua avec beaucoup de peine qu'étant resté en arrière il avait vu ce qui s'était passé au tournant du petit bois. Alcide en était sorti en courant, poursuivi par M. Bonard qui se trouvait encore dans le plus épais du taillis; Alcide, se voyant au moment d'être pris, avait sauté dans le fossé; s'y était couché tout de son long, caché par un saule dont les branches retombaient sur le fossé; que M. Bonard, sorti du bois, n'avait plus trouvé Alcide et revenait sans doute à la ferme à travers bois.
Mme Bonard ne trouva pas la chose aussi plaisante et hâta le pas pour rejoindre son mari. Julien le suivit, malgré les appels réitérés de M. Georgey, qui restait à la même place et qui voulait aller chercher Alcide dans son fossé.
Mme Bonard arriva à la ferme en même temps que son mari.
MADAME BONARD.—C'est-il vrai, Bonard, que tu as vu Alcide? Pourquoi as-tu couru après lui?
BONARD.—Parce que je croyais avoir aperçu Frédéric; je voulais le prendre sur le fait.
MADAME BONARD.—Etaient-ils vraiment ensemble? M. Georgey n'a vu qu'Alcide tout seul qui est tombé dans le fossé en sortant du bois.
BONARD.—Je n'ai plus vu personne. Mais nous allons bien voir si Frédéric est à la ferme. Si je ne trouve pas, c'est qu'il doit être encore avec ce coquin d'Alcide, et qu'ils se sont sauvés chacun de leur côté. Va voir à l'étable pendant que je vais voir à l'écurie.»
Bonard entra dans l'écurie et aperçut Frédéric couché sur des bottes de foin et profondément endormi.
«C'est étonnant, se dit-il; j'aurais juré qu'ils étaient deux.»
Il s'approcha de Frédéric, le poussa légèrement; Frédéric entr'ouvrit les yeux, se souleva à demi et retomba endormi.
BONARD, à mi-voix.—Il dort tout de bon! C'est singulier tout de même.»
Et il s'en alla en refermant la porte.
A peine fut-il parti que Frédéric se releva.
«J'ai eu une fameuse peur! Une seconde de plus, j'étais pris. C'est-il heureux que je sois trouvé cacher par un buisson et que j'aie pu rentrer par la porte de derrière avant le retour de mon père. Alcide se sera échappé, je suppose. A-t-il détalé! Ha! ha! ha!
«Et ces diables de chevaux qui n'ont pas dîné! Heureusement qu'ils ne parleront pas... Il faut que je revoie Alcide avant la foire, tout de même; nous ne sommes convenus de rien; et, comme il dit, il nous faut de l'argent pour nous amuser.» Frédéric secoua les brins de foin restés attachés à ses vêtements, sortit de l'écurie et entra dans la maison, où il parut étonné de trouver tout le monde rentré.
FRÉDÉRIC.—Ah! vous voilà de retour? Y a-t-il longtemps?
BONARD.—Quelques instants seulement. Je t'ai trouvé dormant dans l'écurie; je n'ai pas voulu te réveiller, pensant que tu avais eu du mal à faire seul tout l'ouvrage de la ferme et que tu étais fatigué.
FRÉDÉRIC.—Ça, c'est vrai, j'étais très fatigué...
MADAME BONARD, sèchement.—Tu n'avais pourtant pas tant d'ouvrage! Les animaux à nourrir; ton dîner à chauffer et à manger; voilà tout.
FRÉDÉRIC.—C'est que les cochons m'ont fait joliment courir; ils avaient passé dans le bois, et de là ils étaient au moment d'entrer dans l'orge; ils y auraient fait un joli dégât, vous pensez!
MADAME BONARD, de même.—Par où donc ont-ils passé? tout est bien clos.
FRÉDÉRIC, embarrassé.—Par où, je ne puis vous dire; le fait est qu'ils y étaient.
MADAME BONARD.—Les as-tu enfermés?
FRÉDÉRIC.—Je crois bien; mais après qu'il m'ont fait courir plus d'une heure.
MADAME BONARD.—C'est bon, tais-toi!
BONARD.—Qu'as-tu donc, femme? tu as l'air tout en colère contre Frédéric; il n'a pas fait pourtant grand mal en se reposant une heure.
MADAME BONARD.—Bah! il n'était pas fatigué; il n'avait pas besoin de se reposer.
BONARD.—Qu'en sais-tu?
MADAME BONARD.—Je sais ce que je sais. Frédéric, va me chercher des pommes de terre et le morceau de porc frais dans la cave.»
Frédéric, étonné du ton sec de sa mère, sortit tout tremblé et alla à la cave, mais pour n'y rien trouver, puisqu'il venait de manger avec Alcide ce que sa mère demandait.
«Que vais-je dire? se demanda-t-il. Alcide me conseille de nier que j'y ai touché, mais ils ne le croiront pas. Cet Alcide est par trop gourmand; j'avais beau lui dire de n'y pas toucher, de nous contenter de ce qu'on m'avait laissé (et il y en avait grandement pour deux), il m'a fallu lui céder. Il m'aurait battu! C'est qu'il me tient, à présent. J'ai partagé avec lui le profit des dindons, et je ne peux plus m'en dépétrer. Avec cela qu'il me mène toujours à mal et que je ne suis guère heureux depuis que je l'ai écouté; j'ai toujours peur de mes parents, de Julien, d'Alcide lui-même.... Il est méchant cet Alcide; il serait capable de me dénoncer, de dire que c'est moi qui l'ai conseillé, et je ne sais quoi encore. Quand il me fait ses raisonnements, il me semble qu'il dit vrai; mais quand je me retrouve seul, je sens qu'il a tort.... Pourquoi l'ai-je écouté, mon Dieu! Pourquoi n'ai-je pas fait comme Julien!
JULIEN, accourant.—Frédéric! Frédéric! Mme Bonard te demande; elle s'impatiente; elle dit qu'il lui faut sa viande tout de suite pour qu'elle ait le temps de la préparer pour ce soir.»
Frédéric ne savait que dire. Julien le regardait avec étonnement. «Qu'as-tu donc? Es-tu malade?
FRÉDÉRIC.—Non, pas malade, mais embarrassé; je ne trouve pas le morceau de porc; je ne sais que faire.
JULIEN, l'examinant.—Mais qu'est-il devenu?
FRÉDÉRIC.—Je n'en sais rien; quelqu'un l'aura pris.
JULIEN.—Pris! Ici, dans la cave! C'est impossible! Dis-moi vrai; tu l'as mangé?»
Frédéric ne répondit pas.
JULIEN.—Tu l'as mangé, et pas seul, n'est-ce pas?
FRÉDÉRIC, effrayé.—Tais-toi! si on t'entendait!
JULIEN.—Ecoute, Frédéric, je sais qu'Alcide était avec toi tantôt; je devine qu'il t'a donné de mauvais conseils, comme il fait toujours. Sais-tu ce qu'il faut faire? Avoue la vérité à ta mère, elle est si bonne; elle te pardonnera si elle voit que tu te repens sincèrement.
FRÉDÉRIC.—Je n'oserai jamais; mon père me battrait.
JULIEN.—Non; tu sais que ce qui le met en colère contre toi, c'est quand il voit que tu mens; mais, si tu lui dis la vérité, il te grondera, mais il ne te touchera pas.»
Pendant que Frédéric hésitait, Mme Bonard s'impatientait.
«Je n'aurai pas le temps de faire cuire ma viande,... dit-elle. Je vais y aller moi-même; ce sera plus tôt fait.»
Elle arriva en effet au moment où Julien disait sa dernière phrase.
MADAME BONARD.—Qu'est-ce qu'il y a? Encore une de tes sottises, Frédéric?»
Frédéric tressaillit et resta muet.
JULIEN.—Parle donc! Dis à Mme Bonard ce que tu me disais tout à l'heure, que tu es bien fâché, que tu ne recommenceras pas.»
Frédérit continuait à se taire; Mme Bonard, étonnée, regardait tantôt l'un, tantôt l'autre.
MADAME BONARD.—Où est le morceau de porc frais? L'aurais-tu mangé en compagnie de ce gueux d'Alcide?
JULIEN.—Tout juste, maîtresse; et c'est ce que Frédéric n'ose vous dire, malgré qu'il en ait bonne envie et qu'il le regrette bien. Et il promet bien de ne pas recommencer.
MADAME BONARD.—C'est-il bien vrai ce que dit Julien?
FRÉDÉRIC.—Oui, maman, très vrai; Alcide m'a obligé de lui laisser manger le morceau que vous aviez préparé pour ce soir, et il m'a obligé à le partager avec lui.
MADAME BONARD.—Obligé! Obligé! c'est que tu l'as bien voulu. Mais enfin, puisque tu l'avoues, que tu ne mens pas comme d'habitude, je veux bien te pardonner et n'en rien dire à ton père. Mais ne recommence pas, et ne fais plus de niaiseries avec ce méchant Alcide qui te mène toujours à mal. Julien, cours vite chercher quelque chose chez le boucher, et reviens tout de suite.»
Julien y courut en effet et rapporta un morceau de viande, que Mme Bonard se dépêcha de mettre au feu. Bonard ne se douta de rien, car il était parti pour travailler, et quand il entra, la soupe était prête, la viande cuite à point et le couvert mis. Mme Bonard profita de son tête-à-tête avec Frédéric pour lui parler sérieusement, pour lui démontrer le mal que lui faisait Alcide, et les chagrins qu'il leur préparait à tous. Frédéric promit de ne plus voir ce faux ami, et fut très satisfait de s'en être si bien tiré.
IX
IL A JULIEN
Pendant quelques jours tout alla bien; Frédéric fuyait Alcide; Julien menait ses dindes aux champs, M. Georgey venait l'y rejoindre tous les jours à deux heures, s'asseyait près de lui, ne disait rien de ses projets et se faisait raconter tous les petits événements de la vie de son protégé: son enfance malheureuse, la misère de ses parents, la triste fin de son père mort du choléra, et de sa mère, morte un an après de chagrin et de misère; son abandon, la charitable conduite de M. et Mme Bonard, et leur bonté à son égard depuis plus d'un an qu'il était à leur charge.
M. GEORGEY.—Et toi, pauvre pétite Juliène, toi étais pas heureuse? demanda-t-il un jour.
JULIEN.—Je serais heureux, Monsieur si je ne craignais de gêner mes bons maîtres. Ils ne sont pas riches; ils n'ont que leur petite terre pour vivre, et ils travaillent tous deux au point de se rendre malades parfois.
M. GEORGEY.—Et Frédéric? Il était un fainéante?
JULIEN, embarrassé.—Non, M'sieur: mais,... mais...
M. GEORGEY.—Très bien, très bien, pétite Juliène, jé comprénais; jé voyais lé vraie chose. Toi voulais pas dire mal. Et Frédéric il était une polissonne, une garnement mauvaise, une voleur, une...
JULIEN, vivement.—Non, non, Monsieur; je vous assure que...
M. GEORGEY.—Jé savais, jé disais, jé croyais. Tais-toi, pétite Juliène... Prends ça, pétite Juliène, ajouta-t-il en lui tendant une pièce d'or. Prendez, jé disais: prendez, répéta-t-il d'un air d'autorité auquel Julien n'osa pas résister. C'était pour acheter une blouse neuf.»
M. Georgey se leva, serra la main de Julien, et s'en alla d'un pas grave et lent sans tourner la tête.
Le lendemain, M. Georgy revint s'asseoir comme de coutume près de Julien, pour l'interroger et le faire causer. En le quittant, il lui tendit une nouvelle pièce d'or, que Julien refusa énergiquement.
JULIEN.—C'est trop, M'sieur, c'est trop; vrai, c'est beaucoup trop.
M. GEORGEY.—Pétite Juliène, jé voulais. C'était pour acheter lé inexpressible (pantalon).»
Et, comme la veille, il le força à accepter la pièce de vingt francs.
Le surlendemain, même visite et une troisième pièce d'or.
«C'était pour acheter une gilète et une couverture pour ton tête. Jé voulais.»
Pendant deux jours encore, M. Georgey lui fit prendre de force sa pièce de vingt francs. Julien était reconnaissant, mais inquiet de cette grande générosité.
Tous les jours il remettait sa pièce d'or à Mme Bonard en la priant de s'en servir pour les besoins du ménage.
JULIEN.—Moi, je n'ai besoin de rien, maîtresse, grâce à votre bonté; et je serais bien heureux de pouvoir vous procurer un peu d'aisance.
MADAME BONARD.—Bon garçon! je te remercie, mon enfant; je n'oublierai point ce trait de ton bon coeur.»
Mme Bonard l'embrassa, mit sa pièce d'or dans un petit sac et se dit:
«Puisse l'Anglais remplir ce sac; ce serait une fortune pour cet excellent enfant! Quel malheur que Frédéric ne lui ressemble pas!»
La veille du jour de la foire, M. Georgey vint à la ferme Bonard.
«Madme Bonarde, dit-il en entrant, combien il reste de turkeys à vous?
MADAME BONARD.—Vous en avez mangé douze, Monsieur: il m'en reste trente-quatre.
M. GEORGEY.—Madme Bonarde, vous vouloir, s'il plaît à vous, les conserver pour moi?
MADAME BONARD.—Mais, Monsieur, je ne puis pas les garder si longtemps: leur nourriture coûterait trop cher.
M. GEORGEY.—Madme Bonarde, moi aimer énormément beaucoup le turkey; moi payer graine et tout pour leur graissement, et moi payer dix francs par chacune turkey.
MADAME BONARD.—Oh non! Monsieur, c'est trop. Du moment que vous payez la nourriture, six francs par bête, c'est largement payer.
M. GEORGEY.—Madme Bonarde, moi, pas aimer ce largement: moi aimer lé justice et moi vouloir forcément, absolument payer dix francs, Jé voulais. Vous savez, jé voulais.
MADAME BONARD.—Comme vous voudrez, Monsieur: je vous remercie bien, Monsieur: c'est un beau présent que vous me faites et que je ne mérite pas.
M. GEORGEY.—Vous méritez tout à fait bien. Vous très excellente pour ma pétite Juliène, et moi vous demander une grande chose par charité. Donnez-moi lé pétite Juliène. Jé vous démande très fort. Donnez-moi lé pétite Juliène.
MADAME BONARD.—Mais, Monsieur, je veux que mon Julien ne change pas sa religion: les Anglais ne sont pas de la religion catholique comme nous.
M. GEORGEY.—Oh! yes! moi Anglais catholique, moi du pays Irlande: lé pétite Juliène catholique comme moi. Vous voyez pas moi à votre église comme vous!... Pourquoi vous pas dire rien? Jé vous démande lé pétite Juliène.»
Mme Bonard pleurait et ne pouvait répondre.
M. GEORGEY.—Vous pas comprendre, lé pétite Juliène être très fort heureuse avec moi. Lui apprendre tout: avoir l'argent beaucoup: avoir lé bonne religion catholique. Tout ça excellent.
MADAME BONARD.—Vous avez raison, Monsieur: je le sais, je le vois... Prenez-le, Monsieur, mais après la foire.
M. GEORGEY.—Bravo, Madme Bonarde, vous bonne créature: moi beaucoup remercier vous. Jé viendrai lé jour de lendemain du foire. Adieu, bonsoir.»
M. Georgey s'en alla se frottant les mains: en passant devant le champ où Julien gardait les dindons, il lui annonça le consentement de Mme Bonard, lui promit de le rendre très heureux, de lui faire apprendre toutes sortes choses, et de le laisser venir chez les Bonard tous les soirs.
Julien ne pleura pas cette fois; il commençait à avoir de l'amitié pour l'Anglais, qui avait été si bon pour lui; il comprenait que chez M. Georgey il ne serait à charge à personne, qu'il y recevrait une éducation meilleure que chez Mme Bonard. Et puis, il craignait un peu de se laisser gagner par les mauvais exemples de Frédéric et par les détestables conseils d'Alcide, qu'il ne pouvait pas toujours éviter.
Julien se borna donc à soupirer; il remercia M. Georgey et lui promit de se tenir prêt pour le surlendemain. M. Georgey lui secoua la main, lui dit qu'il le reverrait à la foire, et s'en alla très content.
A peine fut-il parti qu'Alcide sortit du bois.
ALCIDE.—Bonjour, Julien, tu gardes toujours tes dindons? Belle occupation, en vérité!
—J'aime mieux garder les dindons que les voler, répondit sèchement Julien.
ALCIDE.—Ah! tu m'en veux encore, à ce que je vois. Ne pense plus à cela, Julien; j'ai eu tort, je le sais, et je t'assure que je ne recommencerai pas. Viens-tu à la foire demain?
JULIEN.—Je n'en sais rien; c'est comme Mme Bonard voudra. Je n'y tiens pas beaucoup, moi.
ALCIDE.—Tu as tort: ce sera bien amusant; des théâtres, des drôleries, des tours de force de toute espèce.
JULIEN.—Tu ne verras rien de tout cela, toi, puisque tu n'as pas d'argent.
ALCIDE.—Bah! on trouve toujours moyen de s'en procurer. Et puis, je suis convenu avec Frédéric d'y conduire l'Anglais; il nous régalera.
JULIEN.—Alcide, tu vas faire quelques tromperies à ce bon M. Georgey. Je ne veux pas de ça, moi.
ALCIDE.—Quelle tromperie veux-tu que je lui fasse? Ce n'est pas que ce soit difficile, car il est bête comme tout; on lui fait accroire tout ce qu'on veut.
JULIEN.—Il n'est pas bête; il est trop bon. Si tu l'as trompé avec tes dindons, c'est parce qu'il a eu confiance en toi et qu'il t'a cru honnête.
ALCIDE, en ricanant.—Tu m'ennuies avec tes dindons, tu répètes toujours la même chose! Si tu crains que nous ne trompions ton Anglais, viens avec lui; tu nous empêcheras de l'attraper, tu le protégeras contre nous.
JULIEN.—Ma foi, je ne dis pas non; et ce serait une raison pour aller à cette foire dont je ne me soucie guère pour mon compte.
ALCIDE.—Vas-y ou n'y vas pas, ça m'est égal. Frédéric et moi, nous irons avec l'Anglais, tu peux bien y compter.»
Alcide mit ses mains dans ses poches et s'en alla en sifflant:
J'ai du bon tabac, dans ma tabatière.
J'ai du bon tabac, tu n'en auras pas.
Julien le suivit des yeux quelque temps.
«J'irai, se dit-il. Je vais demander à Mme Bonard d'y aller. J'irai avec le bon M. Georgey, et peut-être lui serai-je utile.»
Alcide se disait de son côté:
«Il ira, bien sûr qu'il ira. Il se figure qu'il nous empêchera de faire nos petites affaires. Mais il est certain qu'il nous y aidera sans le savoir.... Ce Frédéric est embêtant tout de même. S'il avait bien voulu m'écouter, nous n'aurions pas eu besoin de ce grand nigaud d'Anglais pour nous amuser.... Ce n'était pourtant pas si mal de chiper à ses parents une pièce de dix francs. Le bien des parents n'est-il pas le nôtre? Avec cela qu'il est seul enfant et que ses parents ne lui donnent jamais rien pour s'amuser.... Mais, faute de mieux, l'Anglais fera notre affaire. Nous le griserons et puis nous verrons.... Si Julien y va avec lui,... nous le griserons aussi, nous lui ferons faire ce que nous voudrons et nous lui mettrons tout sur le dos. Et puis, d'ici à demain, je trouverai peut-être un moyen de me procurer l'argent. Vive la joie! Vive le vin, la gibelotte et le café! Je ne connais que ça de bon moi!»
X
LE COMPLOT
Julien revint avec ses dindes; il les compta, les renferma, leur donna du grain et rentra à la maison.
Il n'y trouva que Frédéric; Bonard labourait encore, Mme Bonard était à la laiterie.
«Tu ne vas pas à la foire demain? demanda Frédéric à Julien.
JULIEN.—Si fait, je crois bien que j'irai. Je le demanderai ce soir à Mme Bonard.
FRÉDÉRIC, surpris.—Comment? tu disais hier que tu resterais à la maison.
JULIEN, avec malice.—Oui, mais j'ai changé d'idée.
FRÉDÉRIC.—Qu'est-ce qui gardera les dindes si tu t'en vas?
JULIEN.—Elles ne mourront pas pour rester un jour dans la cour avec du grain à volonté.
FRÉDÉRIC.—Mais il faudra bien que quelqu'un reste pour garder la maison.
JULIEN.—Ah bien! on t'y fera rester sans doute.
FRÉDÉRIC, indigné.—Moi!... par exemple! Moi le fils de la maison! Pendant que toi tu irais t'amuser! Toi qui es ici par charité pour servir tout le monde!
JULIEN, attristé.—Je n'y resterai pas longtemps! Ce ne sera pas moi qui te ruinerai.
FRÉDÉRIC.—Et où iras-tu? Qu'est-ce qui voudra de toi?
JULIEN.—Ne t'en tourmente pas. Je suis déjà placé.
FRÉDÉRIC.—Placé! Toi placé? Et chez qui donc?
JULIEN.—Chez M. Georgey. Le bon M. Georgey, qui veut bien me garder chez lui.»
Frédéric retomba sur sa chaise dans son étonnement. Julien serait à la place qu'ambitionnait, qu'espérait Alcide! Une place si pleine d'agréments, près d'un homme si facile à tromper! Et c'était ce petit sot, ce petit pauvrard qui profitait de tous ces avantages!
«Il faut que je voie Alcide, se dit-il; il faut que je le prévienne; il a de l'esprit, il est fin, il trouvera peut-être un moyen de le perdre dans l'esprit de l'Anglais.... Heureusement que nous avons encore une journée devant nous.» Julien examinait la figure sombre de Frédéric et se disait:
«Il n'est pas content, à ce qu'il paraît. Il ne veut pas que j'aille à la foire, il a peur que je les empêche de tromper ce pauvre M. Georgey. Raison de plus pour que j'y aille.»
Ils restèrent quelques minutes sans rien dire, sans se regarder. Mme Bonard rentra pour servir le souper.
Tous deux se levèrent. Frédéric allait parler, mais Julien le prévint.
«Maîtresse, dit-il en s'avançant vers elle, j'ai quelque chose à vous demander, une chose que je désire beaucoup.
MADAME BONARD.—Parle, mon enfant; tu ne m'as jamais rien demandé. Je ne te refuserai pas, bien sûr.
JULIEN.—Maîtresse, j'ai bien envie d'aller demain à la foire.
MADAME BONARD.—Tu iras, mon ami, tu iras. J'allais te dire de t'y préparer; tu as bien des choses à acheter pour être vêtu proprement. Et ce n'est pas l'argent qui te manque, tu sais bien.
JULIEN.—Avec tout ce que vous m'avez déjà acheté, maîtresse, je n'ai guère plus de dix francs; à cinq francs par mois, il faut du temps pour gagner de quoi se vêtir.
MADAME BONARD.—Dix francs! Tu vois ce que tu as.»
Et, ouvrant l'armoire, elle en tira un petit sac en toile, le dénoua et étala sur la table cinq pièces de vingt francs, quatre pièces de cinq francs et trois francs soixante centimes de monnaie.
«Tu vois, mon ami, dit-elle, tu es plus riche que tu ne le pensais.
JULIEN.—Ce n'est pas à moi ces cinq pièces d'or, maîtresse. Vous savez que je vous les ai laissées pour le ménage.
MADAME BONARD.—Et tu crois, pauvre petit, que j'aurais consenti à te dépouiller du peu que tu possèdes et que tu dois à la générosité de M. Georgey. Non, ce serait une vilaine action que je ne ferai jamais.
JULIEN.—Merci, maîtresse; je suis bien reconnaissant de votre bonté pour moi. Je puis aller à la foire?
MADAME BONARD.—Certainement, mon ami; et je t'accompagnerai pour t'acheter ce qu'il te faut.
FRÉDÉRIC.—Et moi, maman, puis-je y aller dès le matin?
MADAME BONARD.—Non, mon garçon, tu resteras ici pour garder la maison et soigner les bestiaux jusqu'à mon retour. Je partirai de bon matin, tu pourras y aller après midi.»
Mme Bonard remit l'argent dans le sac, rattacha la ficelle, le remit en place, ôta la clef et la posa dans sa cachette, derrière l'armoire. Puis elle se mit à faire les préparatifs du souper. Julien l'aidait de son mieux. Frédéric resta pensif; au bout de quelques instants, il se leva et sortit.
MADAME BONARD.—Où vas-tu, Frédéric?
FRÉDÉRIC.—Je vais voir si mon père est rentré avec les chevaux et s'il a besoin de moi.
MADAME BONARD.—C'est très bien, mon ami. Cela fera plaisir à ton père.
«Cela m'étonne, continua-t-elle quand il fut parti; en général, il ne fait tout juste que ce qui lui a été commandé. Je serais bien heureuse qu'il changeât de caractère. Maintenant que nous allons te perdre, mon Julien, il va bien falloir qu'il travaille davantage. Son père le fera marcher pour le gros de l'ouvrage, mais pour le détail il faudra que Frédéric y pense de lui-même et le fasse.
JULIEN.—Il le fera, maîtresse, il le fera; moi parti, il ne comptera plus sur mon aide, et il s'y mettra de tout son coeur.
MADAME BONARD.—Que le bon Dieu t'entende, mon Julien, mais je crains bien d'avoir à te chercher un remplaçant sous peu de jours.»
Julien ne répondit pas, car il le pensait aussi. Il continua à s'occuper du souper. Une demi-heure après, Bonard rentra.
BONARD.—Le souper est prêt? Tant mieux! J'ai une faim à tout dévorer.
MADAME BONARD.—A table, alors. Voici la soupe. Donne ton assiette, Bonard; et toi aussi, Julien. Et Frédéric, où est-il donc? Tu l'as laissé à l'écurie?
BONARD.—Je ne l'ai pas vu; je croyais le retrouver ici.
MADAME BONARD.—Comment ça? Il est allé il y a plus d'une demi-heure au-devant de toi pour t'aider à rentrer et à arranger les chevaux.
BONARD.—Je n'en ai pas entendu parler. Il y longtemps que je suis revenu, puisque je leur ai fait manger leur avoine, je les ai fait boire, je leur ai donné leur foin, arrangé leur litière; il faut plus d'une demi-heure pour tout cela.
MADAME BONARD.—C'est singulier! Va donc voir, Julien.»
Julien se leva et alla à la recherche dans la ferme, il prit le chemin du village.
«Bien sûr, se dit-il, qu'il aura été prendre ses arrangements avec Alcide pour changer leurs heures. Il croyait aller à la foire dès le matin, et le voilà retenu jusqu'à midi.»
En effet, il rencontra Frédéric revenant avec Alcide.
«Que viens tu faire ici? lui dit Alcide avec brusquerie. Viens-tu nous espionner?
JULIEN.—Je venais chercher Frédéric, parce que M. et Mme Bonard m'ont envoyé voir où il était. On est à table depuis quelque temps.
ALCIDE.—C'est-il vexant! Ce mauvais garnement va te dénoncer. Prends garde!
JULIEN.—Je ne l'ai jamais dénoncé, vous le savez bien tous les deux. Pourquoi commencerais-je aujourd'hui, à la veille de quitter la maison?
ALCIDE.—Qu'est-ce que tu vas dire?
JULIEN.—Je n'en sais rien, cela dépend; si on m'interroge, je dirai la vérité, bien sûr. Qu'il rentre le premier, il parlera pour lui-même; alors on ne me demandera rien.
FRÉDÉRIC, inquiet.—Qu'est-ce que je dirai?
ALCIDE.—Tu diras que tu as été au champ par la traverse; que, voyant la charrue dételée et restée dans le sillon, tu as pensé que ton père était rentré par l'autre chemin. Que tu as rencontré un ouvrier qui t'a dit que ton père était chez le maréchal pour faire ferrer un cheval, et que tu en revenais quand tu as rencontré Julien.
FRÉDÉRIC.—Bon, je te remercie; tu as toujours des idées pour te tirer d'affaire.»
Et, sans faire attention à Julien, Frédéric courut pour arriver à la maison le premier.
Quand il entra, il commença son explication avant qu'on ait eu le temps de l'interroger.
Et il ajouta:
«Sans entrer chez le maréchal, j'ai bien vu, mon père, que vous n'y étiez pas, et je suis revenu en courant, pensant que vous ne seriez pas fâché d'avoir un coup de main.
BONARD.—Merci, mon garçon; mais quel est l'imbécile qui t'a fait le conte du cheval déferré.
FRÉDÉRIC embarrassé.—Je ne sais pas, mon père; c'est sans doute un des nouveaux ouvriers de l'usine, car je ne l'avais pas encore vu dans le pays.
BONARD.—Mais comment me connaît-il?
FRÉDÉRIC.—Il ne vous connaît pas, je pense. Quand je lui ai demandé s'il vous avait rencontré (car il venait comme de chez nous), il m'a répondu qu'il venait de voir passer un homme avec deux chevaux dont l'un était déferré; alors j'ai pensé que vous étiez chez le maréchal.
BONARD.—Allons, c'est très bien; mais où est Julien?
FRÉDÉRIC.—Il est resté en arrière; le voilà qui arrive.»
Julien entra.
MADAME BONARD.—Viens achever ton souper, mon pauvre Julien, je suis fâchée de t'avoir fait courir pour rien. Mangez tous les deux, vous devez avoir faim; l'heure est avancée.»
Frédéric et Julien ne se le firent pas dire deux fois; ils mangèrent la soupe, de l'omelette au lard, du boudin et des groseilles: un souper soigné: c'était le dernier que devait faire Julien chez eux.
XI
DÉPART POUR LA FOIRE
Le lendemain matin, comme Julien finissait son ouvrage, Mme Bonard vint le chercher pour aller à la foire. Ils se mirent en route.
MADAME BONARD.—Dis donc, Julien, si nous prenions M. Georgey en passant devant sa porte? Il ne va pas pouvoir s'en tirer tout seul à la foire; il se fera attraper, voler, bien sûr.
JULIEN.—Maîtresse, si vous voulez, nous y passerons seulement pour lui dire qu'il m'attende, que je viendrai le chercher vers midi.
MADAME BONARD.—Et pourquoi pas l'emmener tout de suite, puisque nous y allons?
JULIEN.—Maîtresse, c'est que..., c'est que... j'aimerais mieux que nous ayons fini nos emplettes sans lui.
MADAME BONARD.—Pourquoi cela?
JULIEN.—Parce que... je crains... que..., que..., qu'il ne veuille tout payer. Et il m'a déjà tant donné, que j'en serais honteux.
MADAME BONARD.—Tu as raison. Julien. C'est une bonne et honnête pensée que tu as là.» Mme Bonard lui donna une petite tape sur la joue, et ils continuèrent leur chemin.
Julien monta chez M. Georgey pendant que Mme Bonard se reposait en causant avec Caroline, qui s'apprêtait aussi pour la foire.
«Monsieur, dit Julien en entrant, pardon, si je vous dérange.
M. GEORGEY.—Pas dérangement du tout, pétite Juliène. Moi satisfait voir toi: je voulais aller au foire avec toi.
JULIEN.—Oui, Monsieur; je venais tout juste vous demander de m'attendre jusqu'à midi, je viendrai vous prendre.
M. GEORGEY.—Moi aimer plus aller dans lé minute. Moi voulais acheter une multitude de choses.
JULIEN.—Il y aura plus de marchands à midi, Monsieur.
M. GEORGEY.—Alors moi garder toi, pétite Juliène; nous mangerons un turkey auparavant lé foire.
JULIEN.—Je ne peux pas, Monsieur; il faut que je m'en aille.
M. GEORGEY.—Quoi c'est cet impatientement? Pourquoi il fallait partir toi seul?
JULIEN, avec hésitation.—Parce que Mme Bonard m'attend à la porte, Monsieur, et que...
M. GEORGEY.—Oh! my goodness! Madme Bonarde attendait et moi pas savoir! C'était beaucoup malhonnête, pétite Juliène.»
Et, avant que Julien eût pu l'en détourner, M. Georgey était descendu.
M. GEORGEY.—Oh! dear! Madme Bonarde! Moi étais fâché fort; vous rester devant mon porte et moi pas savoir. Oh! pétite Juliène, c'est très fort ridicoule! Moi faire excuses, pardon. Entrez, Madame Bonarde, s'il vous plaît.
MADAME BONARD.—Je ne peux pas. Monsieur, il faut que je mène Julien faire des emplettes et que nous soyons de retour à midi.
M. GEORGEY.—Et lé pétite nigaude Juliène disait pas à moi les emplettes. Il disait rien. Jé allais manger un pièce. Caroline. Caroline! vitement thé, crème, toast. Beaucoup toast, beaucoup tasses, beaucoup crème. Vitement, Caroline.»
Caroline se dépêcha si bien, qu'un quart d'heure après, le thé et les accompagnements du thé étaient apportés dans la salle. M. Georgey força Mme Bonard et Julien à se mettre à table et à manger. Comme ils n'avaient encore rien pris, ce petit repas improvisé fut avalé avec plaisir. M. Georgey mangea une douzaine de toasts, c'est-à-dire des tartines de pain et de beurre grillées; chacune d'elles était grande comme une assiette. Quatre de ces tartines eussent étouffé tout autre. Mais M. Georgey avait un estomac vigoureusement constitué; il n'éclata pas, il n'étouffa pas, et il se leva satisfait et pouvant sans inconvénient attendre l'heure du dîner. Un petit verre de malaga acheva de le réconforter; et, prenant son chapeau, il sortit avec Mme Bonard et Julien après avoir pris la précaution de glisser dans sa poche une poignée de pièces d'or.
La ville n'était pas loin; le temps était magnifique; ils arrivèrent au bout d'une demi-heure de marche. Pendant qu'ils achètent, que M. Georgey paye, qu'il fait d'autres emplettes pour son compte, châles, robes, fichus, bonnets, pour Mme Bonard, vêtements, chaussures, chapeau, etc., pour Julien, présents d'espèces différentes pour d'autres qu'il voulait récompenser des petits services qu'il en avait reçus, Frédéric et Alcide se rencontraient à la ferme.