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Le Mauvais Génie

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XII


VOL AUDACIEUX


«Eh bien, dit Alcide en arrivant, sont-ils tous partis?

FRÉDÉRIC.—Tous partis jusqu'à midi: il est dix heures, nous avons deux heures devant nous.

ALCIDE.—C'est bon: on fait bien des choses en deux heures. Julien est à la foire avec ta mère, m'as-tu dit hier: l'Anglais les rejoindra, bien sûr, ou plutôt Julien l'aura pêché quelque part.

FRÉDÉRIC.—Et toute notre partie est manquée. Julien va empêcher l'Anglais de nous amuser, de payer pour nous. Ce sera assommant!

ALCIDE.—Laisse donc! Nous empaumerons Julien; il n'est pas si saint qu'il le paraît; trois ou quatre verres de vin et nous le tenons.

FRÉDÉRIC.—Mais, pour commencer, nous n'avons pas d'argent.

ALCIDE.—J'y ai pensé; il faut en faire. Il est possible que Julien prévienne l'Anglais et qu'il l'empêche de nous inviter à l'accompagner. Et moi qui pense à tout, j'ai pris mes précautions. Les dindes sont ici, n'est ce pas?

FRÉDÉRIC.—Mais oui, puisque l'Anglais veut les manger toutes; on les lui garde.

ALCIDE, riant.—Et ce sera toi qui les garderas; ce sera bien amusant.

FRÉDÉRIC.—Ne m'en parle pas; j'en suis en colère rien que d'y penser. Avec cela, mon père qui sera toujours sur mon dos.

ALCIDE.—Eh bien, je vais t'aider à diminuer leur nombre pour qu'elles soient plus tôt mangées; tu vas voir.

FRÉDÉRIC.—Tu ne vas pas en tuer, j'espère. Je ne veux pas de ça, moi.

ALCIDE.—Tu me prends donc pour un nigaud. Attends-moi un instant que j'aille chercher mon homme.

FRÉDÉRIC.—Quel homme? Je veux savoir; je veux...»

Alcide était bien loin, il avait couru à la barrière; deux minutes après, il rentrait avec un gros homme en sabots et en blouse.

«Tenez, Monsieur Grandon, voici les dindes; elles sont belles, bien engraissées, bonnes à manger, comme vous voyez. Choisissez-en deux, comme nous sommes convenus.»

L'homme examina les dindes.

«Oui, elles sont en bon état; et combien la pièce?

ALCIDE.—Dame! voyez ce que vous voulez en donner.

GRANDON.—Trois francs; c'est-il assez?

ALCIDE.—Trois francs! Vous plaisantez, Monsieur Grandon? Elles valent quatre francs comme un sou; et vous les revendrez cinq à six francs pour le moins.

GRANDON.—Ceci est une autre affaire; la vente ne te regarde pas. C'est pour les faire manger que je les achète et pas pour les revendre; trois francs cinquante si tu veux, par un liard de plus.

ALCIDE.—Je tiens à quatre francs, pas un centime de moins; on m'a commandé de tenir à quatre francs, payés comptant.

GRANDON.—Allons, va pour quatre francs, mais j'y perds; vrai, j'y perds.

ALCIDE, riant.—Ceci est une autre affaire; le gain ou la perte ne me regardent pas. Quatre francs payés de suite.

GRANDON.—Passe pour quatre francs, mauvais plaisant.

ALCIDE.—Deux dindes à quatre francs, ça fait..., ça fait?... Combien que ça fait, Frédéric?»

Frédéric ne répondit pas; la surprise le rendait muet; l'audace d'Alcide l'épouvantait; il n'osait plus lutter, et il tremblait de ce qui pouvait arriver de ce vol impudent.

GRANDON, riant.—Ça fait sept francs, parbleu! Tu ne sais donc pas compter?

ALCIDE.—Si fait, Monsieur Grandon, si fait; je vois bien, ça fait sept francs, comme vous dites.

GRANDON.—C'est bien heureux! Tiens, voici tes sept francs, j'emporte les bêtes; je suis en retard.»

Il ouvrit la barrière, se dépêcha de placer dans une cage à volailles les deux gros dindons, monta dans sa carriole et partit au grand trot, de peur que le vendeur ne s'aperçût que les dindes étaient payées trois francs cinquante au lieu de quatre. Alcide compta son argent: les sept francs y étaient bien.

«Tu vois, dit-il, que nous sommes riches, que nous avons de quoi nous amuser, et que te voilà délivré de la garde de deux de ces assommantes bêtes... Qu'as-tu donc? tu ne dis rien.

FRÉDÉRIC.—Alcide, qu'as-tu fait? Qu'est-ce que je vais devenir? Que puis-je dire pour m'excuser?

ALCIDE.—Es-tu bête, es-tu bête! Tu n'as pas plus d'imagination que ça? Tu vas venir de suite avec moi: nous allons prendre la traverse pour arriver à la ville par les champs, et nous n'y entrerons qu'après midi, quand nous serons sûrs que ta mère est revenue à la ferme.

FRÉDÉRIC.—Mais ça ne dit pas comment les deux dindes seront disparues?

ALCIDE.—Parfaitement; tu diras que tu es parti un peu plus tôt, pensant que ta mère ne tarderait pas à rentrer, que les dindes étaient dans la cour quand tu es parti. Que des chemineaux auront guetté ton départ pour voler les dindes et les vendre à la foire.

FRÉDÉRIC.—Des chemineaux auraient plutôt enlevé l'argent qui se trouve dans l'armoire de la salle.

ALCIDE.—De l'argent? Il y a de l'argent? Tu as raison, des chemineaux ne font pas les choses à demi. Tu es sûr qu'il y a de l'argent?

FRÉDÉRIC.—Très sûr; cent vingt-trois francs, je crois, que maman a comptés hier soir et qui appartiennent à Julien.

ALCIDE.—A Julien? Cent vingt-trois francs! Pas possible!

FRÉDÉRIC.—J'en suis sûr; c'est son imbécile d'Anglais qui lui a donné cent francs.

ALCIDE.—C'est beaucoup trop pour un mendiant comme Julien, et, comme tu le disais, les chemineaux ne peuvent pas l'avoir laissé sans l'enlever. Montre-moi où est l'argent.

FRÉDÉRIC, effrayé.—Qu'est-ce que tu vas faire?

ALCIDE.—Tu vas voir, je vais te sauver. Va donc, dépêche-toi. Il faut que nous soyons partis dans un quart d'heure: ta mère n'a qu'à rentrer plus tôt.»

Frédéric voulut résister aux volontés d'Alcide, mais celui-ci le prit par le collet et le fit marcher jusqu'à l'armoire dans la salle.

«Où est la clef?» dit-il d'un ton impératif.

Frédéric tremblait; il tomba sur une chaise.

ALCIDE.—Donne-moi la clef ou je te donne une rossée qui te préparera à celle que tu recevras de ton père, s'il te soupçonne d'avoir..., d'avoir... pris tout cela. Sans compter que je dirai à ton père que je t'ai battu parce que tu m'as proposé de voler cet argent, dont moi je ne pouvais pas soupçonner l'existence.»

Frédéric, stimulé par cette menace et par une claque, lui fit voir la cachette de sa mère pour la clef. Alcide ouvrit l'armoire, trouva facilement le sac, le vida, prit soixante-trois francs qui y étaient restés, y laissa dix centimes, remit la clef dans sa cachette, saisit une pince, brisa un panneau de l'armoire et arracha la serrure.

ALCIDE.—A présent, viens vite: il n'y a pas de temps à perdre; on croira que les voleurs, ne trouvant pas la clef, ont tout brisé; de cette façon, on ne te soupçonnera pas, toi qui connais la cachette. Courons vite, nous nous amuserons joliment; je garderai le reste de l'argent, nous en avons pour longtemps, et nous n'aurons plus besoin de l'Anglais.»

Et, entraînant le malheureux Frédéric terrifié, qui avait plus envie de pleurer que de s'amuser, ils coururent prendre le chemin de traverse et disparurent bientôt derrière une colline.

Ils s'arrêtèrent quelque temps dans un bois. Alcide eut peur que le visage consterné de son ami n'attirât l'attention. Il chercha à le remonter.

«Allons, Frédéric, lui dit-il, remets toi. De quoi t'effrayes-tu? Ce n'est pas un grand crime que d'être parti quelques minutes avant l'heure. Pouvais-tu prévoir qu'on viendrait voler dans la ferme, tout juste pendant ces quelques minutes d'absence? Tu diras à tes parents que c'est un bonheur que tu sois parti plus tôt, parce que les voleurs t'auraient peut-être tué; tu diras qu'ils étaient probablement plusieurs pour avoir pu briser une serrure aussi forte. Tu prendras un air effrayé, indigné; tu chercheras les traces des voleurs; tu diras que tu te souviens à présent avoir vu passer des chemineaux, etc., etc.

FRÉDÉRIC, tremblant.—Ils ne me croiront peut-être pas?

ALCIDE.—Il est certain que si tu prends l'air que tu as maintenant, ils devineront de suite que tu leur fais un conte; il faut arriver gaiement, comme un garçon qui vient de s'amuser, grâce à l'Anglais, lequel a voulu tout payer; n'oublie pas ça, c'est important. Et quand on te parlera de vol, tu prendras l'air consterné et tu t'écrieras:

«Quel bonheur que je n'y aie pas été! Ces coquins m'auraient tué pour que je ne les dénonce pas!» N'oublie pas ça non plus.

FRÉDÉRIC.—Oui, oui, je comprends. Mais c'est une bien mauvaise action que tu m'as fait commettre; j'ai des remords.

ALCIDE.—Imbécile! A qui avons-nous fait tort?

FRÉDÉRIC.—A mon père et à ma mère d'abord; et puis à ce pauvre Julien, qui me fait pitié à présent que nous lui avons volé tout ce qu'il possédait.

ALCIDE.—D'abord, Julien n'y perdra rien, car son richard d'Anglais, qui l'a pris en amitié, je ne sais pourquoi, lui donnera le double de ce qu'il a perdu. Pas à tes parents non plus, qui sont assez riches pour perdre deux dindons: ils n'en mourront pas, tu peux être tranquille. D'ailleurs, comme je te l'ai déjà dit plus d'une fois, est-ce que leur bien ne t'appartient pas? N'es-tu pas leur seul enfant? Ne sera-ce pas toi qui auras un jour la ferme et tout ce qu'ils possèdent? Et s'ils ne te donnent jamais un sou pour t'amuser, n'as-tu pas droit de prendre dans leur bourse? Est-ce qu'un garçon de dix-sept ans doit être traité comme un enfant de sept? Tu as donc pris ce qui est à toi. Où est le mal?

—C'est pourtant vrai! s'écria le faible Frédéric: jamais on ne me donne rien!

ALCIDE.—Tu vois bien que j'ai raison. Ils veulent que tu vives comme un mendiant. Ne te laisse pas faire. A dix-sept ans on est presque un homme. Voyons, n'y pense plus et continuons notre chemin tout doucement pour ne pas arriver trop tard à la ville. Nous avons encore une demi-heure de marche, et je crois bien qu'il n'est pas loin de midi.»

Ils continuèrent leur chemin.



XIII


TERREUR DE MADAME BONARD


Tout à coup, au tournant d'une haie, Frédéric poussa un cri étouffé.

ALCIDE.—Eh bien! quoi? Qu'est-ce qu'il y a?

FRÉDÉRIC, tremblant.—Je crois reconnaître maman, là-bas, sur la route: elle est arrêtée à causer avec quelqu'un.

ALCIDE.—Vite, derrière la haie; ils nous tournent le dos, ils ne nous ont pas vus.»

Ils se jetèrent tous deux à plat ventre, rampèrent à travers un trou de la haie et se blottirent derrière un épais fourré. Pendant quelques instants ils n'entendirent rien; puis un bruit confus de rires et de voix arriva jusqu'à eux, puis des paroles très distinctes.

«Comme vous marchez vite, madame Bonard! Je puis à peine vous suivre; ça me coupe la respiration.

MADAME BONARD.—C'est que j'ai peur de faire attendre mon pauvre garçon, madame Blondel. Je lui avais promis d'être de retour avant midi, et voilà que j'entends sonner midi à l'horloge de la ville; je ne serai pas revenue avant la demie.

MADAME BLONDEL.—Ah bah! il restera plus tard ce soir; une demi-heure de perdue, ce n'est pas la mort.

MADAME BONARD.—C'est qu'il n'est pas très docile, voyez-vous, madame Blondel; il est capable de s'impatienter et de partir, laissant la ferme et les bestiaux à la garde de Dieu.

MADAME BLONDEL.—Tout le pays est à la foire, il ne viendra personne.

MADAME BONARD.—Et les chemineaux qui courent tout partout, qui volent, qui tuent même, dit-on!

MADAME BLONDEL.—Laissez donc! Tout ça, c'est des bourdes qu'on nous fait avaler... Mais nous voici arrivées; nous n'avons pas rencontré Frédéric, il n'est donc pas parti.»

Elles entrèrent dans la cour de la ferme.

MADAME BONARD.—Tiens! où est donc Frédéric? Je pensais le trouver à la barrière.

MADAME BLONDEL.—C'est qu'il est dans la maison, sans doute.»

Mme Bonard entra la première; elle ôta son châle, le ploya proprement et voulut le serrer dans l'armoire. Elle poussa un cri qui épouvanta Mme Blondel.

MADAME BLONDEL.—Qu'y a-t-il? vous êtes malade? Vous vous trouvez mal?»

Mme Bonard s'appuya contre le mur; elle était pâle comme une morte.

«Volés! volés, dit-elle d'une voix défaillante. L'armoire brisée! la serrure arrachée!»

Mme Blondel partagea la frayeur de son amie, toutes deux criaient, se lamentaient, appelaient au secours, mais personne ne venait; comme l'avait dit Mme Blondel, tout le pays était à la foire.

Ce ne fut que longtemps après qu'elles visitèrent l'armoire et qu'elles s'assurèrent du vol qui avait été commis.

MADAME BONARD.—Pauvre Julien! tout son petit avoir! Ils ont tout pris! Je m'étonne qu'ils ne nous aient pas entièrement dévalisés; ils n'ont touché ni aux robes ni aux vêtements.

MADAME BLONDEL.—C'est qu'ils en auraient été embarrassés. Qu'auraient-ils fait du linge et des habits, qui auraient pu les faire découvrir?

MADAME BONARD.—Mais Frédéric, où est-il?... Ah! mon Dieu! Frédéric, mon pauvre enfant, où es-tu?

MADAME BLONDEL.—Il se sera blotti dans quelque coin.

MADAME BONARD.—Pourvu qu'on ne l'ait pas massacré!

MADAME BLONDEL.—Ah! ça se pourrait! Ces chemineaux c'est si méchant! Ça ne connaît ni le bon Dieu ni la loi.»

Mme Bonard, plus morte que vive, continua à crier, à appeler Frédéric, à courir de tous côtés, cherchant dans les greniers, dans les granges, dans les étables, les écuries, les bergeries. Son amie l'escortait, criant plus fort qu'elle, et lui donnant des consolations qui redoublaient le désespoir de Mme Bonard.

«Ah! ils l'auront égorgé... ou plutôt étouffé, car on ne voit de sang nulle part... Quand je vous disais que ces chemineaux, c'étaient des démons, des satans, des riens du tout, des gueux, des gredins!... Et voyez cette malice! ils l'auront jeté à l'eau ou enfoui quelque part pour qu'il ne parle pas.»

Après avoir couru, cherché partout, les consolations de Mme Blondel produisirent leur effet obligé; Mme Bonard, après s'être épuisée en cris inutiles, fut prise d'une attaque de nerfs, que son amie chercha vainement à combattre par des seaux d'eau sur la tête, par des tapes dans les mains, par des plumes brûlées sous le nez; enfin, voyant ses efforts inutiles, elle reprit son premier exercice, elle poussa des cris à réveiller un mort. La force de ses poumons finit par lui amener du secours; Bonard, qui revenait tout doucement de la foire après avoir bien, très bien vendu ses bestiaux, entendit le puissant appel de Mme Blondel; fort effrayé, il pressa le pas et entra hors d'haleine dans la maison. Peu s'en fallut qu'il ne joignît ses cris à ceux de Mme Blondel; sa femme était étendue par terre dans une mare d'eau, le visage noirci et brûlé, les membres agités par des mouvements nerveux. Mais Bonard était homme: il agissait au lieu de crier; il releva sa femme, l'essuya de son mieux, la coucha sur son lit, lui enleva ses vêtements mouillés, lui frotta les tempes et le front avec du vinaigre, et la vit enfin se calmer et revenir à elle.

Mme Bonard ouvrit les yeux, reconnut son mari et sanglota de plus belle.

BONARD.—Qu'as-tu donc, ma femme ma bonne chère femme?

MADAME BONARD.—Frédéric, Frédéric! ils l'ont assassiné, égorgé, étranglé, enfoui dans un fossé.

BONARD, avec surprise.—Frédéric! Assassiné, étranglé! Mais qu'est-ce que tu dis donc? Je viens de le quitter riant comme un bienheureux dans un théâtre de farces, en compagnie de Julien, de M. Georgey et, ce que j'aime moins, d'Alcide; mais M. Georgey a voulu les régaler tous et leur faire tout voir.

MADAME BONARD, joignant les mains.—Dieu soit loué! Dieu soit béni! Mon bon Jésus, ma bonne sainte Vierge, je vous remercie! Je croyais que les voleurs l'avaient tué.

BONARD.—Les voleurs! Quels voleurs? Mon Dieu, mon bon Dieu! mais tu n'as plus ta tête, ma pauvre chère femme!»

Mme Blondel prit la parole et lui expliqua ce qui avait causé leur terreur et le désespoir de Mme Bonard.

La longueur de ce récit eut l'avantage de donner aux Bonard le temps de se remettre.

Mme Bonard se leva, se rhabilla, montra à son mari l'armoire et la serrure brisées. Ils firent des suppositions, dont aucune ne se rapprochait de la vérité, sur ce vol qu'ils ne pouvaient comprendre; ils firent une revue générale à l'intérieur et au dehors; bêtes et choses étaient à leur place. Quand ils arrivèrent au dindonnier et qu'ils eurent compté les dindons, les cris des femmes recommencèrent.

«Taisez-vous, les femmes, leur dit Bonard avec autorité; au lieu de crier, remercions le bon Dieu de ce que nos pertes se bornent à deux dindes, à quelque argent, et que les craintes de ma femme ne se trouvent pas réalisées.»

Les femmes se turent.

Bonard continua:

«D'ailleurs, ces dindes ne sont peut-être pas perdues; elles se seront séparées dans les bois, et tu vas les voir revenir probablement avant la nuit.»

Mme Bonard, déjà heureuse de savoir son fils en sûreté, accepta volontiers l'espérance que lui offrait son mari.

Quant à la femme Blondel, le calme de Mme Bonard lui rendit bientôt le sien, qu'elle n'avait perdu qu'en apparence.

Mme Bonard, ayant complètement repris sa tranquillité d'esprit, commença à trouver mauvais que Frédéric fût parti avant son retour et eut livré la ferme et les bestiaux au premier venu.

«Et puis, dit-elle, on n'a jamais entendu parler de vol à l'intérieur dans aucune maison; qu'est-ce qui a pu être assez hardi pour venir briser une porte, et une serrure dans une ferme qu'on sait être habitée?

MADAME BLONDEL.—Et puis, comment aurait-on pu deviner qu'il y avait une somme d'argent dans cette armoire?

MADAME BONARD.—Et pourquoi s'est-on contenté de prendre l'argent et n'a-t-on pas emporté du linge et des habits?

MADAME BLONDEL.—Et si Frédéric n'est parti qu'à midi, comme vous le lui aviez recommandé, comment des voleurs ont-ils pu avoir le temps de commettre ce vol?

MADAME BONARD.—Et si les dindons ont été volés, comment ne les aurait-on pas tous emportés?

MADAME BLONDEL.—Et comment supposer que des voleurs se soient entendus pour venir dévaliser votre ferme, juste pendant la demi-heure où il n'y avait personne?

MADAME BONARD.—Et comment...?

BONARD.—Assez de suppositions, mes bonnes femmes; quand nous parlerions jusqu'à demain, nous n'en serions pas plus savants. Frédéric reviendra avant la nuit; nous allons savoir par lui ce qu'il a vu et entendu. Et demain j'irai porter ma plainte au maire et à la gendarmerie: ils sauront bien découvrir les voleurs.»

Cette assurance mit fin aux réflexions des deux amies. Mme Blondel continua son chemin pour se rendre au village, où elle alla de porte en porte raconter l'aventure dont elle avait été témoin. Mme Bonard s'occupa des bestiaux et de la recherche de ses dindes perdues. Bonard alla soigner ses chevaux, faire ses comptes et calculer les profits inespérés qu'il avait faits de la vente de ses génisses, vaches et poulains.

Quand le travail de la journée fut terminé, le mari et la femme se rejoignirent dans la salle pour souper et attendre le retour de Frédéric et de Julien.



XIV


DÎNER AU CAFE


Pendant ces agitations de la ferme, Frédéric et Alcide avaient rejoint à la ville M. Georgey et Julien. Ils ne reconnurent pas Julien au premier coup d'oeil. M. Georgey lui avait acheté un habillement complet en beau drap gros bleu, un chapeau de castor, des souliers en cuir verni: il avait l'air d'un monsieur.

Le premier sentiment des deux voleurs fut celui d'une jalousie haineuse de ce qu'ils appelaient son bonheur; le second fut un vif désir d'obtenir de M. Georgey la même faveur.

ALCIDE.—Comment, c'est toi, Julien? Qu'est-ce qui t'a donné ces beaux habits? Je n'en ai jamais eu d'aussi beaux, moi qui suis bien plus riche que toi!

FRÉDÉRIC.—Es-tu heureux d'être si bien vêtu! Je serais bien content que mes parents m'eussent traité aussi bien que toi. Mais ils ne me donnent jamais rien; ils ne m'aiment guère, et je suis sans le sou comme un pauvre.

M. GEORGEY.—C'était lé pétite Juliène soi-même avait acheté tout.»

Julien voulut parler. M. Georgey lui mit la main sur la bouche.

M. GEORGEY.—Toi, pétite Juliène, pas dire une parole. Jé pas vouloir. Jé voulais silence.

ALCIDE.—Je parie, Monsieur, que c'est vous qui avez tout payé. Vous êtes si bon, si généreux!

FRÉDÉRIC.—Et vous aimez tant à donner! Et on est si heureux quand vous donnez quelque chose!

M. GEORGEY.—C'était lé vérité vrai? Alors moi donner quelque chose à vous si vous êtes plus jamais malhonnêtes. Vous trois vénir après mon dos. Jé donner dans lé minute. Pétite Juliène, toi mé diriger pour une excellente dîner. Et après, jé donner un étonnement, une surprise à les deux.

ALCIDE.—J'ai un de mes cousins qui tient un excellent café Monsieur. Si vous voulez me suivre, je vous mènerai.

M. GEORGEY.—No. Moi voulais suivre pétite Juliène. Marchez, Juliène.»

Julien obéit; il marcha devant; les deux autres suivirent M. Georgey, et tous les quatre arrivèrent à un des meilleurs cafés de la ville. M. Georgey prit place à une table de quatre couverts; ses compagnons s'assirent auprès et en face de lui.

M. GEORGEY.—Garçone!

UN GARÇON.—Voilà, M'sieur! Quels sont les ordres de M'sieur?

M. GEORGEY.—Un excellent dîner.

LE GARÇON.—Que veut Monsieur?

M. GEORGEY.—Tout quoi vous avez.

LE GARÇON.—Nous avons des potages aux croûtes, au vermicelle, à la semoule, au riz. Lequel demande M'sieur?

M. GEORGEY.—Toutes.

LE GARÇON, étonné.—Combien de portions, M'sieur?

—Houit. Deux dé chacune.»

Le garçon, de plus en plus surpris, apporta deux portions de chaque potage.

M. GEORGEY.—Deux à moi Georgey, deux à pétite Juliène, deux à les autres.» Le garçon posa devant M. Georgey et les trois garçons les assiettées de potage.

M. GEORGEY.—Mange, pétite Juliène; mangez, les autres.

JULIEN.—Monsieur..., Monsieur, mais... c'est beaucoup trop.

M. GEORGEY, d'un ton d'autorité.—Mange, pétite Juliène; je disais mange.»

Julien n'osa pas désobéir, il mangea; les deux autres convives en firent autant.

M. GEORGEY.—Garçone.

LE GARÇON.—Voilà, M'sieur.

M. GEORGEY.—Quoi vous avez?

LE GARÇON.—Du bouilli, du filet aux pommes, du dindon...

—Oh! yes! vous donner lé turkey; et pouis du claret (bordeaux) blanc, rouge; bourgogne blanc, rouge.»

Le garçon apporta deux ailes de dindon et quatre bouteilles du vin demandé.

M. GEORGEY.—Quoi c'est? deux bouchées pleines! Jé voulais une turkey toute... Vous pas comprendre. Une turkey, une dindone toute, sans couper aucune chose.»

Et il avala du vin que lui versa Alcide; M. Georgey remplit le verre de Julien.

«Toi boire, pétite Juliène», dit-il en vidant son verre, qu'Alcide s'empressa de remplir de nouveau, tandis que Frédéric remplissait celui de Julien.

Le garçon, émerveillé, alla chercher une dinde entière. M. Georgey donna à Frédéric et à Alcide les deux portions apportées d'abord, coupa le dindon entier, en mit une aile énorme devant Julien, et mangea le reste sans s'apercevoir que toute la salle et les garçons le regardaient avec étonnement.

M. GEORGEY.—Garçone!

LE GARÇON.—Voilà, M'sieur!

M. GEORGEY.—Quoi vous avez?

LE GARÇON.—Des perdreaux, du chevreuil...

M. GEORGEY.—Oh! yes! Moi voulais perdreaux six; chévrel, un jambe.

LE GARÇON.—M'sieur veut dire une cuisse?

M. GEORGEY.—Oh! dear! shocking! Moi pas dire cé parole malpropre. On disait: un jambe

Le garçon alla exécuter sa commission au milieu d'un rire général. Quand les plats demandés furent apportés, M. Georgey donna un perdreau à Julien, un à Frédéric et à Alcide, et en mangea lui-même trois. Il avala d'un trait la bouteille de vin qu'il avait devant lui, après en avoir versé dans le verre de Julien, coupa trois tranches de chevreuil qu'il passa à ses convives, et mangea le reste. Alcide remplissait sans cesse le verre de l'Anglais, qui buvait sans trop savoir ce qu'il avalait. Alcide commença à mélanger le vin blanc au vin rouge pour le griser plus sûrement. Julien buvait le moins qu'il pouvait.

M. Georgey appela:

«Garçone!

LE GARÇON.—Voilà, M'sieur!

M. GEORGEY.—Apportez vitement, champagne, madère, malaga, cognac. Vitement; j'étouffais, j'avais soif.»

M. Georgey ne s'apercevait pas du manège d'Alcide, du mélange des vins, et du nombre de verres qu'il lui versait sans cesse.

Le reste du dîner fut à l'avenant; M. Georgey demanda encore des bécasses, des légumes, quatre plats sucrés, des fruits de diverses espèces, des compotes, des macarons, des biscuits, un supplément de vin.

Quand il demanda la carte, qui était de quatre-vingt-dix francs, il dit:

«C'était beaucoup, mais c'était une bonne cuisson. Moi revenir... Voilà...»

Il posa sur la table cent francs, se leva et se dirigea vers la porte en chancelant légèrement.

LE GARÇON.—Si M'sieur veut attendre une minute, je vais apporter la monnaie à M'sieur.

M. GEORGEY.—Moi attends jamais.»

Et il sortit. Julien le suivit, chancelant plus que l'Anglais. Alcide dit au garçon:

«Apportez-moi le reste; c'est moi qui lui garde sa monnaie.»

Le garçon rapporta à Alcide les dix francs restants; celui-ci les mit dans sa poche.

LE GARÇON.—Et le garçon, M'sieur?

ALCIDE.—C'est juste. Frédéric, donne-moi deux sous.

Frédéric les lui donna; Alcide les mit dans la main du garçon, qui eut l'air fort mécontent et qui grommela:

«Quand je verrai le maître, je lui dirai la crasserie de ses valets.»

Malgré que M. Georgey fût habitué à boire copieusement, la quantité de vin qu'il avait avalé et le mélange des vins firent leur effet: il n'avait pas ses idées bien nettes. Julien, qui buvait jamais de vin, se sentit mal affermi sur ses jambes; ils marchaient pourtant, suivis de Frédéric et d'Alcide; plus habitués au vin et plus sages que Julien, ils avaient peu bu et conservaient toute leur raison. Ils dirigèrent la marche du côté du théâtre, où ils firent entrer M. Georgey et Julien. Alcide paya les quatre places, se promettant bien de rattraper son argent avec profit. C'était là que les avait vus Bonard entre deux et trois heures de l'après-midi. On jouait des farces; tout le monde riait. Après les farces vint une pièce tragique. Alcide profita de l'attention des spectateurs, dirigée sur la scène, et de l'assoupissement de M. Georgey et de Julien, pour glisser doucement sa main dans la poche de l'Anglais et en retirer une poignée de pièces d'or, qu'il mit dans son gousset, après en avoir glissé une partie dans la poche de Julien.

«Pourquoi fais-tu cela? demanda Frédéric.

ALCIDE.—Chut! tais-toi. Je te l'expliquerai tout à l'heure.»

La pièce continua; quand elle fut finie et que chacun se leva pour quitter la salle, M. Georgey et Julien dormaient profondément. Personne n'y fit attention; la salle se vida. Alcide et Frédéric étaient partis.

Vers huit heures du soir, la salle s'éclaira et commença à se remplir une seconde fois. M. Georgey se réveilla le premier, se frotta les yeux, chercha à se reconnaître, se souvint de tout et fut honteux de s'être enivré devant trois jeunes garçons et surtout devant Julien, dont il devait être le maître et le protecteur à partir du lendemain.

Il chercha Julien; il le vit dormant paisiblement près de lui.

«Quoi faire? se demanda-t-il. Quel racontement je lui dirai! Quoi dire! Quoi j'expliquerai! Pauvre pétite Juliène! C'était moi qui lui avais donné lé boisson!... Jé suis très terriblement en punissement!»

Pendant qu'il rougissait, qu'il s'accusait, qu'il secouait légèrement Julien, celui-ci fut réveillé par le bruit que faisaient les arrivants et par les efforts de M. Georgey. Il regarda de tous côtés, vit M. Georgey debout, sauta sur ses pieds.

«Me voilà, M'sieur. Je vous demande bien pardon, M'sieur. Je ne sais ce qui m'a pris. Je suis prêt à vous suivre M'sieur.»

M. Georgey se leva sans répondre; il sortit, suivi de Julien. Il faisait déjà un peu sombre, mais la lune se levait; la route était encombrée de monde; M. Georgey marchait sans parler.

«M'sieur, lui dit enfin Julien, je vois que vous êtes fâché contre moi... Je vous demande bien pardon, M'sieur. Je sais bien que j'ai eu tort. Je ne bois jamais de vin, M'sieur; je n'aurais pas dû en accepter autant. Je vous assure, M'sieur, que je suis honteux, bien triste. Jamais, jamais je ne recommencerai, M'sieur. Je vous le jure.

M. GEORGEY.—Pauvre pétite Juliène! Moi pas du tout en colère, pauvre pétite. Seulement, de moi-même j'étais furieuse et j'étais en rougissement. Jé avais fait une actionnement mauvaise, horrible; j'étais une stupide créature: et toi, povre pétite Juliène, pas mal fait, pas demander excuse, pas rien dire mauvais pour toi-même. Voilà lé barrière de Mme Bonarde; bonsoir, good bye, little dear; bonsoir. Jé revenir demain.»



XV


REVEIL ET RETOUR DE JULIEN


M. Georgey continua sa route, laissant Julien à la barrière.

Julien entra, alla à la maison, et trouva les Bonard inquiets de lui et de Frédéric. Il faisait tout à fait nuit; il était neuf heures.

«Ah! vous voilà, enfin! dit Mme Bonard; je commençais à m'inquiéter. Où est Frédéric? j'ai à lui parler.

JULIEN, d'un air embarrassé.—Je ne sais pas, maîtresse; il y a longtemps que je ne l'ai vu.

MADAME BONARD.—Et pourquoi vous êtes-vous séparés?

JULIEN, baissant la tête.—Maîtresse, c'est que... je me suis endormi au théâtre, et M. Georgey ne m'a éveillé qu'à huit heures.

MADAME BONARD.—Endormi! Eveillé à huit heures! par M. Georgey! Qu'est-ce que cela signifie?

JULIEN, éclatant en sanglots.—Oh! maîtresse, cela signifie que je suis un malheureux, indigne des bontés de M. Georgey; je me suis enivré; c'est pourquoi je me suis endormi. Oh! maîtresse, pardonnez-moi; je vous jure que je ne recommencerai pas.

MADAME BONARD.—Mon pauvre garçon, je te pardonne d'autant plus volontiers que tu ne t'es pas grisé tout seul, sans doute, et que M. Georgey t'aura payé ton vin.

JULIEN.—Oui, maîtresse.

MADAME BONARD.—C'est donc lui qui t'a grisé?

JULIEN.—Oh non! maîtresse, il dînait; il ne faisait pas attention à moi; je buvais quand je n'aurais pas dû boire. Et moi qui avais été à la foire pour l'empêcher d'être trompé!

MADAME BONARD.—Trompé par qui?

JULIEN.—Par..., par... Alcide.

MADAME BONARD.—Mais il n'était pas avec vous, Alcide.

JULIEN.—Pardon, maîtresse, il nous a rejoints avec Frédéric.

BONARD, frappant du poing sur la table.—Avec Frédéric! Encore! Quand je l'avais tant défendu!

MADAME BONARD.—Et sont-ils restés ensemble?

JULIEN.—Je ne sais pas, maîtresse; je ne les ai plus vus quand je me suis réveillé.

BONARD.—C'est égal, mon garçon, ne t'afflige pas; tu n'y as pas mis de méchanceté, tu ne savais pas que ce vin te griserait. Tu as l'air fatigué; va te coucher.

MADAME BONARD.—Ote tes beaux habits neufs, d'abord. Je vais les serrer ici à côté.»

Julien ôta sa redingote, puis son gilet. Il mit les mains sur les poches.

«Ah! mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc?... De l'argent!... De l'or!... D'où vient ça? Ce n'est pas à moi!... Je n'y comprends rien.

MADAME BONARD.—De l'or! Comment as-tu de l'or dans tes poches?»

Elle et son mari comptèrent les pièces: il y en avait dix, plus quelques pièces d'argent. Ils étaient stupéfaits.

«Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria Julien, on va croire que je les ai volées! Mais comment tout cet or a-t-il pu venir dans ma poche? Je ne me souviens de rien que d'avoir dîné et puis dormi au théâtre.

BONARD.—Ecoute, Julien, M. Georgey n'était-il pas un peu gris comme toi?

JULIEN, avec hésitation.—Je crois bien que oui, Monsieur... Un peu, car ses jambes n'étaient pas solides; il marchait un peu de travers dans la rue. Alcide et Frédéric le soutenaient.

BONARD.—C'est peut-être lui qui t'a mis tout cela lui-même dans ta poche.

JULIEN.—Je ne peux pas garder ça, M'sieur. Si c'est lui, bien sûr, il ne savait guère ce qu'il faisait. J'étais près de lui, il se sera trompé de poche; il l'aura voulu mettre dans la sienne et il l'a mis dans la mienne... Oh! M'sieur, laissez-moi lui porter cet argent tout de suite, qu'il ne croie pas qu'il a été volé.

BONARD.—Tu le lui reporteras demain, mon ami; il est trop tard aujourd'hui. Tu le trouveras couché, et, comme il a trop bu, il ne serait pas facile à éveiller.

JULIEN.—Ce pauvre M. Georgey! Ce n'est pas sa faute. Je me souviens, à présent, qu'Alcide le pressait toujours de boire, et qu'il lui mettait du vin blanc avec du rouge; et puis il lui a fait boire à la fin du cidre en bouteilles, qui moussait comme son champagne; c'est ça qui lui a porté à la tête! Ce pauvre M. Georgey! C'est donc pour cela qu'il me demandait pardon le long du chemin en revenant; il paressait honteux. Et moi qui me méfiais d'Alcide et qui allais à la foire pour empêcher qu'il ne fût attrapé! Je l'ai laissé enivrer et... voler peut-être.

MADAME BONARD.—Volé!... Comment?... tu crois que..., qu'Alcide...?

JULIEN, avec précipitation.—Non, non, maîtresse, je ne crois pas ça; je ne crois rien, je ne sais rien. J'ai parlé trop vite.»

Bonard et sa femme gardèrent le silence; ils engagèrent Julien à aller se coucher. Il leur souhaita le bonsoir et alla regagner son petit grenier.

Arrivé là, il pria et pleura longtemps.

«Ce que c'est, pensa-t-il, que le mauvais exemple et de mauvais camarades! Sans eux je n'aurais pas la honte de m'être enivré; le pauvre M. Georgey n'aurait pas non plus à rougir de sa journée de foire! Pauvre homme! c'est dommage! il est si bon!... Et comme Alcide a gâté Frédéric! Mes malheureux maîtres! il leur donnera bien du chagrin! Et moi qui m'en vais! Ils n'auront personne pour les aider, les soigner... Et de penser qu'il faut que je m'en aille pour ne pas leur être à charge! Ah! si je n'avais pas eu cette crainte, je ne les aurais jamais quittés. Mes bons maîtres! s'ils étaient plus riches! mais le bon Dieu fait tout pour notre bien, dit M. le curé; il faut que je me soumette.»

Et, tout en pleurant. Julien s'endormit.



XVI


LES MONTRES ET LES CHAINES


Pendant ce temps, qu'avaient fait Alcide et Frédéric?

A la fin du spectacle, ils s'en allèrent tout doucement, de peur de réveiller M. Georgey et Julien. Quand ils se trouvèrent hors du théâtre, Frédéric demanda à Alcide:

«Pourquoi as-tu mis des pièces d'or dans la poche de Julien? Où les as-tu prises?

ALCIDE.—Dans la poche de l'Anglais, parbleu!

FRÉDÉRIC.—Comment? tu l'as volé?

ALCIDE.—Tais-toi donc, imbécile! Tu cries comme si tu parlais à un sourd. On ne dit pas ces choses tout haut. J'ai pris, je n'ai pas volé.

FRÉDÉRIC.—Mais puisque tu as pris dans sa poche sans qu'il s'en doutât.

ALCIDE.—Eh bien, je les ai prises pour empêcher un autre de les prendre. Il était ivre, tu sais bien; il dormait et soufflait comme un buffle. Le premier sujet venu pouvait le dévaliser et peut-être l'égorger. Ainsi, en lui vidant ses poches, je lui ai probablement sauvé la vie.

FRÉDÉRIC.—Ah! je comprends. Tu veux lui rendre son argent.

ALCIDE.—Je ne lui rendrai pas ses jaunets; pas si bête! Il nous avait promis de nous faire un présent, il ne nous a rien donné; je lui ai épargné la peine de chercher; nous achèterons nous-mêmes ce qui nous convient le mieux.

FRÉDÉRIC.—Mais pourquoi en as-tu mis dans la poche de Julien?

ALCIDE.—Pour faire croire que c'est Julien qui a dévalisé celle de l'Anglais, dans le cas où celui-ci s'apercevrait de quelque chose.

FRÉDÉRIC.—Mais c'est abominable, ça! Après avoir volé Julien, tu fais une vilaine chose et tu veux la rejeter sur ce pauvre garçon?

ALCIDE.—Tu m'ennuies avec tes sottes pitiés, et tu es bête comme un oison. D'abord l'Anglais, qui est un imbécile fieffé, ne pensera pas à compter son argent; il croira qu'il a tout dépensé ou qu'il a perdu ses pièces par un trou que j'ai eu soin de lui faire au fond de sa poche. Et s'il se plaint, on lui dira que c'est Julien qui aura cédé à la tentation; on fouillera dans les habits de Julien, on trouvera les pièces d'or; l'Anglais, qui l'aime, ne dira plus rien: il emmènera son povre pétite Juliène, et on n'y pensera plus.

FRÉDÉRIC.—Mais mon père et ma mère y penseront, et ils croiront que Julien est un voleur.

ALCIDE.—Qu'est-ce que cela te fait? Ce Julien est un petit drôle, c'est ton plus grand ennemi; il travaille à prendre ta place dans la maison et à t'en faire chasser. Crois bien ce que je te dis. Tu le verras avant peu.

FRÉDÉRIC.—Comment? Tu crois que Julien...?

ALCIDE.—Je ne crois pas, j'en suis sûr. C'est un vrai service d'ami que je te rends... Mais parlons d'autre chose. As-tu envie d'avoir une montre?

FRÉDÉRIC.—Je crois bien! Une montre! C'est qu'il faut beaucoup d'argent pour avoir une montre! Et toi-même, tu n'en as pas, malgré tout ce que tu as chipé à tes parents et à d'autres.

ALCIDE.—Je n'en ai pas parce que je n'ai jamais eu une assez grosse somme à la fois. Mais à présent que nous avons de quoi, il faut que chacun de nous ait une montre. Allons chez un cousin horloger que je connais.

FRÉDÉRIC.—Mais si on nous voit des montres, on nous demandera qui nous les a données.

ALCIDE.—Eh bien, la réponse est facile. Le bon Anglais, l'excellent M. Georgey.

FRÉDÉRIC.—Et si on le lui demande à lui-même?

ALCIDE.—Est-ce qu'il sait ce qu'il fait, ce qu'il donne? D'ailleurs il ne comprendra pas, ou bien on ne le comprendra pas.

FRÉDÉRIC.—J'ai peur que tu ne me fasses faire une mauvaise chose et qui n'est pas sans danger, car si nous sommes découverts, nous sommes perdus.

ALCIDE, ricanant.—Tu as toujours peur, toi. Tu as près de dix-sept ans, et tu es comme un enfant de six ans qui craint d'être fouetté. Est-ce qu'on te fouette encore?

—Non, certainement, répondit Frédéric d'un air piqué. Je n'ai pas peur du tout et je ne suis pas un enfant.

ALCIDE.—Alors, viens acheter une montre, grand benêt: c'est moi qui te la donne.» Frédéric se laissa entraîner chez le cousin horloger. Alcide demanda des montres; on lui en montra plusieurs en argent.

«Des montres d'or, dit Alcide en repoussant avec mépris celles d'argent.

—Tu es donc devenu bien riche? répondit le cousin.

ALCIDE.—Oui; on nous a donné de quoi acheter des montres en or.

L'HORLOGER.—C'est différent. En voici à choisir.

ALCIDE.—Quel prix?

L'HORLOGER.—En voici à cent dix francs; en voilà à cent vingt; cent trente et au delà.

ALCIDE.—Laquelle prends-tu, Frédéric?

FRÉDÉRIC.—Je n'en sais rien; je n'en veux pas une trop chère.

L'HORLOGER.—En voici une de cent vingt francs, Monsieur, qui fera bien votre affaire.

—Et moi, dit Alcide, je me décide pour celle-ci; elle est fort jolie. Combien?

L'HORLOGER.—Cent trente, tout au juste.

ALCIDE.—Très bien; je la prends.

L'HORLOGER.—Une minute; on paye comptant; je ne me fie pas trop à ton crédit.

ALCIDE.—Je paye et j'emporte. Voici de l'or; ça fait combien à donner?

L'HORLOGER.—Ce n'est pas malin à compter: cent vingt et cent trente ça fait deux cent cinquante. Voici vos montres et leurs clefs; plus un cordon parce que vous n'avez pas marchandé.»

Alcide tira de sa poche une multitude de pièces de vingt francs; il en compta dix, puis deux; puis deux pièces de cinq francs que lui avait rendues le garçon de café, et empocha le reste.

L'HORLOGER.—Tu as donc fait un héritage?

ALCIDE.-Non, mais j'ai un nouvel ami, riche et généreux, qui a voulu que nous eussions des montres. Au revoir, cousin.

L'HORLOGER.—Au revoir; tâche de m'amener ton ami.

ALCIDE.—Je te l'amènerai; ce sera un vrai service que je t'aurai rendu, car la vente ne va pas fort, ce me semble.

L'HORLOGER.—Pas trop; d'ailleurs, plus on a de pratiques et plus on gagne.»

Les deux fripons s'en allèrent avec leurs montres dans leur gousset; Alcide était fier et tirait souvent la sienne pour faire voir qu'il en avait une. Frédéric, honteux et effrayé, n'osait toucher à la sienne de peur qu'une personne de connaissance ne la vît et n'en parlât à son père.

«A présent, dit Alcide, allons voir les autres curiosités.»

Et il se dirigea vers le champ de foire, où se trouvaient réunis les baraques et les tentes à animaux féroces ou savants, les faiseurs de tours, les théâtres de farces et les danseurs de corde. Ils entrèrent partout; Alcide riait, s'amusait, causait avec les voisins. Frédéric avait la mine d'un condamné à mort, sérieux, sombre, silencieux. Sa montre lui causait plus de frayeur que de plaisir; sa conscience, pas encore aguerrie au vice, le tourmentait cruellement. Sans la peur que lui inspirait son méchant ami, il serait retourné chez l'horloger pour lui rendre sa montre et reprendre l'argent, qu'il aurait reporté à M. Georgey.

Toute la salle riait aux éclats des grosses plaisanteries d'un Paillasse en querelle avec son maître Arlequin. Alcide avait à ses côtés deux jeunes gens aimables et rieurs avec lesquels il causait et commentait les tours d'adresse et les bons mots du Paillasse. Alcide y aurait volontiers passé la nuit; jamais il ne s'était autant amusé. Mais Arlequin et Paillasse avaient épuisé leur gaieté et leur répertoire; ils saluèrent, sortirent et la salle se vida. Dans la foule pressée de courir à de nouveaux plaisirs, Alcide se trouva séparé de ses aimables compagnons, et il eut beau regarder, chercher, il ne put les retrouver.

«C'est ennuyeux, dit-il à Frédéric, me voici réduit à ta société, qui n'est pas amusante. Tu ne dis rien, tu ne regardes rien, tu ne t'amuses de rien. J'aurais bien mieux fait de venir sans toi.

FRÉDÉRIC.—Plût à Dieu que je ne t'eusse pas accompagné à cette foire maudite. Depuis ce matin, je n'ai eu que du chagrin et de la terreur.

ALCIDE.—Parce que tu es un imbécile et un trembleur; tu n'as pas plus de courage qu'une poule; si je t'avais écouté, nous serions partis et revenus les poches vides; nous nous serions mis à la suite de ce sot Anglais et de son petit mendiant; nous n'aurions pas eu nos montres ni tout ce que nous allons encore acheter.

FRÉDÉRIC.—Oh! Alcide, je t'en prie, n'achète plus rien; cette montre me fait déjà une peur terrible.

ALCIDE.—Ah! ah! ah! quel stupide animal tu fais! Suis-moi: je vais te mener chez un brave garçon qui nous complétera nos montres.

FRÉDÉRIC.—Que veux-tu y mettre de plus? Elles ne sont que trop complètes et trop chères.

ALCIDE.—Tu vas voir. Et cette fois, si tu n'es pas content je te plante là et tu deviendras ce que tu pourras.

FRÉDÉRIC, avec résolution.—Si tu me laisses seul, j'irai chez M. Georgey, je lui rendrai sa montre, et je lui raconterai tout.

ALCIDE.—Malheureux, avise-toi de faire ce que tu dis, et je mets tout sur ton compte; et je m'arrangerai de façon à te faire arrêter et te faire mettre en prison; et ce sera toi qui auras tout fait. Et mon cousin l'horloger dira comme moi, pour avoir ma pratique et celle de mon riche et généreux ami.»

L'infortuné Frédéric, effrayé des menaces d'Alcide, lui promit de se taire et de prendre courage.

Ils entrèrent chez un bijoutier.

LE BIJOUTIER.—Qu'y a-t-il pour votre service, messieurs?

ALCIDE.—Des chaînes de montre, s'il vous plaît.

LE BIJOUTIER.—Chaînes de cou ou chaînes de gilet?

ALCIDE.—Chaînes de gilet. (Bas à Frédéric.) Parle donc, imbécile; on te regarde.

—Chaînes de gilet, répéta Frédéric timidement.

LE BIJOUTIER.—Voilà, messieurs. En voici en argent... (Alcide les repousse.) En voici en argent doré. (Alcide repousse encore.) En voici en or.

ALCIDE.—A la bonne heure. Choisis, Frédéric, il y en a de très jolies.»

Ils en prirent quelques-unes, les laissèrent et les reprirent plusieurs fois. Le bijoutier ne les perdait pas de vue; l'air effronté d'Alcide et la mine troublée, effarée de Frédéric lui inspiraient des soupçons.

«Ça m'a tout l'air de voleurs, pensait-il.

ALCIDE.—Choisis donc celle qui te plaît, Frédéric; veux-tu celle-ci?»

Alcide lui en présenta une. Frédéric la prit en disant: «Je veux bien» d'une voix si tremblante, que le bijoutier mit instinctivement la main sur ses bijoux et les ramena devant lui.

LE BIJOUTIER.—Vous savez, Messieurs, dit-il, que les bijoux se payent comptant.

ALCIDE.—Certainement, je le sais. Combien, cette chaîne?

LE BIJOUTIER.—Quatre-vingts francs, Monsieur.

—Voilà, dit Alcide en jetant sur le comptoir quatre pièces de vingt francs. Et celle-ci?

-Quatre-vingt-cinq francs, Monsieur, répondit le bijoutier avec une politesse marquée.

—Voilà», dit encore Alcide.

Il voulut tirer sa montre pour la rattacher à la chaîne, il ne la trouva plus; elle était disparue. Il eut beau chercher, fouiller dans tous ses vêtements, la montre ne se retrouva pas.

«Vous avez été volé, Monsieur? lui dit le bijoutier; soupçonnez-vous quelqu'un?

—Au théâtre, j'étais entre deux jeunes gens qui m'ont fait mille politesses, et auxquels j'ai donné, sur leur demande, l'heure de ma montre, répondit Alcide d'une voix tremblante.

LE BIJOUTIER.—Il faut aller porter plainte au bureau du commissaire de police, Monsieur.

—Merci, Monsieur; viens, Frédéric.»

Frédéric, voyant la figure consternée de son ami, saisit avec bonheur l'occasion de se débarrasser de sa montre.

FRÉDÉRIC.—Tiens, prends la mienne, Alcide, je n'y tiens pas.

ALCIDE, avec surprise.—La tienne? Et toi donc? Que feras-tu de la chaîne?

FRÉDÉRIC.—Prends-la avec la montre, que le bijoutier a accrochée après. Prends, prends tout; tu me rendras service.

ALCIDE.—Si c'est pour te rendre service, c'est différent. Merci; je la garde en souvenir de toi.

FRÉDÉRIC.—Vas-tu porter plainte?

ALCIDE.—Pas si bête! pour ébruiter l'affaire et me faire découvrir! Il faudrait donner mon nom, le tien, celui de l'horloger. On me demandera où j'ai pris l'or pour payer les montres, et tout serait découvert. Les coquins! Ils avaient l'air si aimables!»



XVII


LES GENDARMES ET M. GEORGEY


«Qu'est-ce qui se passe donc par là, sur le champ de foire?» demanda Frédéric qui avait repris de la gaieté depuis qu'il s'était débarrassé de sa montre et de la chaîne. «On dirait que les gendarmes ont arrêté quelqu'un.

ALCIDE.—Allons voir, tout le monde y court; il doit y avoir quelque chose de curieux.

Ils se dépêchèrent et vinrent se mêler à la foule.

«Qu'est-ce qu'il y a?» demanda Alcide à un brave homme qui parlait et gesticulait avec animation.

UN HOMME.—Ce sont deux vauriens que les gendarmes viennent d'arrêter au moment où ils enlevaient la montre d'un drôle d'original qui baragouine je ne sais quelle langue. On ne le comprends pas, et lui-même ne comprend guère mieux ce qu'on lui demande.»

Ils avancèrent; Alcide se haussa sur la pointe des pieds et vit avec effroi que l'original était M. Georgey, et que les voleurs étaient ses deux aimables compagnons.

«Sauvons-nous, dit-il à Frédéric; c'est M. Georgey et les deux gredins qui m'ont probablement aussi volé ma montre. Si l'Anglais nous voit, il va nous appeler; nous serions perdus.»

Frédéric voulut s'enfuir; Alcide le retint fortement.

«Doucement donc, maladroit, tu vas nous faire prendre si tu as l'air d'avoir peur; suis-moi; ayons l'air de vouloir nous faufiler d'un autre côté.»

Ils parvinrent à sortir de la foule; pendant qu'ils échappaient ainsi au danger qui les menaçait, Alcide trouva moyen de couler dans la poche de Frédéric la seconde chaîne et l'or et l'argent qui lui restaient. Quand ils se furent un peu éloignés, ils pressèrent le pas.

En passant devant un café très éclairé, Alcide regarda à sa montre l'heure qu'il était.

«Onze heures! dit-il. Rentrons vite.»

Mais au même moment il se sentit saisir au collet. Il poussa un cri lorsqu'en se retournant il vit un gendarme. Frédéric, qui marchait devant, fit une exclamation:

«Les gendarmes!»

Et il courut plus vite. Un instant après, il se sentit arrêter à son tour.

LE GENDARME.—Ah! tu te sauves devant les gendarmes, mon garçon: mauvais signe! Il faut que tu viennes avec ton camarade, qui a une si belle montre avec une si belle chaîne; le tout est mal assorti avec sa redingote de gros drap et ses souliers ferrés.

FRÉDÉRIC.—Lâchez-moi, Monsieur le gendarme. Je suis innocent, je vous le jure. Je n'ai rien sur moi, ni montre, ni chaîne.

LE GENDARME.—Nous allons voir ça, mon mignon; tu vas venir avec nous devant M. l'Anglais, qui a déclaré avoir été volé de tout son or, de sa montre et de sa chaîne.»

Frédéric tremblait de tous ses membres, le gendarme le soutenait en le traînant. Alcide, non moins effrayé, payait pourtant d'effronterie; il soutenait que sa montre et sa chaîne lui avaient été données par l'excellent M. Georgey; il indiquait l'horloger qui la lui avait vendue, le bijoutier qui venait de lui vendre sa chaîne.

Son air assuré, ses indications si précises, ébranlèrent un peu les gendarmes; celui qui l'escortait lui dit avec plus de douceur:

«Eh bien, mon ami, si tu es innocent, ce que nous allons savoir tout à l'heure, tu n'as rien à craindre des gendarmes, Nous voici près d'arriver. M. Georgey, comme tu l'appelles, saura bien te reconnaître et nous dire que tu ne lui as rien volé, non plus que ton camarade, qui dit avoir les poches vides.»

Ils arrivaient en effet devant le commissaire de police qui venait constater le vol. Quand les gendarmes eurent amené devant lui les deux amis, il commanda qu'on les fouillât. Alcide n'avait rien de suspect, mais Frédéric, qui avait protesté n'avoir rien dans ses poches, poussa un cri de détresse quand le gendarme retira de la poche de côté de sa redingote une chaîne et plusieurs pièces d'or et d'argent.

«Tu es plus riche que tu ne le croyais, mon garçon», lui dit le gendarme.

L'exclamation de Frédéric attira l'attention de M. Georgey; il se retourna, reconnut Frédéric et Alcide, et s'écria:

«Lé pétite Bonarde! Oh! my goodness!»

Le pauvre M. Georgey resta comme pétrifié.

LE GENDARME.—Veuillez, Monsieur, venir reconnaître si l'or et la chaîne que nous avons trouvés dans la poche de ce garçon sont à vous.»

M. Georgey s'approcha. Il jeta un coup d'oeil sur les pièces d'or, qui étaient des guinées anglaises. C'étaient les siennes, il n'y avait pas à en douter. Que faire! La pauvre Mme Bonard et son mari se trouvaient déshonorés par le vol de leur fils! Son parti fut bientôt pris. Il fallait sauver l'honneur des Bonard.

«Jé connaissais, c'était lé pétite Bonarde. J'avais donné les jaunets au pétite Bonarde et lui avais acheté lé chaîne. C'était très joli... ajouta-t-il en examinant la chaîne. Jé savais, jé connaissais. Lui venir avec moi, jé donnais tout.

LE GENDARME.—Et l'autre garçon, Monsieur? N'est-ce pas votre montre et votre chaîne qu'il a dans son gousset?

M. GEORGEY.—No, no, c'était une donation. J'avais donné, j'avais donné tout. No, no, ma horloge pas comme ça. Une chiffre. Une couronne baronnet. C'étaient les deux grands coquins avaient volé. J'étais sûr, tout à fait certain.»

On amena les deux voleurs devant M. Georgey, et on lui présenta la montre et le porte-monnaie avec lesquels ils se sauvaient quand ils furent arrêtés.

M. GEORGEY.—C'était ça! C'était ma horloge! Jé connais. Voyez voir, chiffre G.G.; ça était pour dire: George Georgey. Voyez voir, couronne baronnet; c'était moi, sir Midleway... C'était très fort visible... Le porte-argent, c'était mon. Jé connais. C'était mon petit nièce avait fait. Voyez voir, G.G... c'était pour dire: George Georgey. Couronne baronnet, ça était pour dire: sir Midleway... Je connais; c'était Alcide, ça. Laissez, laissez tous les deux garçons, jé emmener eux; il était noir, il était moitié la nuit. Goodbye, sir. Venez, Alcide; Fridric, marchez avant moi.»

Les deux voleurs, trop heureux d'en être quittes à si bon marché, ne se firent pas répéter l'ordre de M. Georgey; s'échappant du milieu de la foule, ils rejoignirent l'Anglais et marchèrent devant lui en silence.

Quand ils furent hors de la ville, Alcide, qui avait retrouvé son effronterie accoutumée, commença à vouloir s'excuser aux yeux de M. Georgey.

«Vous êtes bien bon, Monsieur, d'avoir défendu Frédéric et moi contre ces méchants gendarmes...

M. GEORGEY.—Tenez vos langues, malhonnête, voleuse; je vous défendais les paroles.

ALCIDE.—Mais, Monsieur, je vous assure...

M. GEORGEY.—Jé disais: tenez lé langue. Jé voulais pas écouter votre voix horrible: voleur, gueuse, grédine. Moi tout dire à Madme Bonarde, à Master Bonarde, à papa Alcide. Ah! tu avais volonté volé moi! Tu croyais Georgey une imbécile comme toi! Tu croyais moi disais des excuses pour toi? Moi savoir tout; moi parler menteusement pour Madme Bonarde, par lé raison de Frédric voleur avec toi. Moi avoir pitié povre Madme Bonarde... Moi savoir Madme Bonarde, Master Bonarde, morte pour la honte de Fridric. Voilà comment moi avoir parlé contrairement au vérité. Et toi, coquine, mé rendre à la minute lé montre, lé chaîne, lé guinées tu avais volé à moi Georgey.

ALCIDE.—C'est Frédéric, Monsieur, ce n'est pas moi...

M. GEORGEY.—Menteuse! grédine! Donner sur lé minute à moi tout le volement.»

M. Georgey saisit Alcide, qui se débattit violemment, mais qui fut bien vite calmé par les coups de poing du vigoureux Anglais. La montre et sa chaîne passèrent en un instant de la poche d'Alcide dans celle de M. Georgey. Frédéric n'attendit pas son tour et remit lui-même en sanglotant la chaîne et tout l'or et l'argent que lui avait rendus le gendarme.

«Oh! Monsieur, s'écria-t-il, ne croyez pas que ce soit moi qui vous ai volé. C'est Alcide qui a tout fait et qui m'a poussé à mal faire. Je ne voulais pas, j'avais peur; il m'a forcé à le laisser faire, à acheter la montre et la chaîne; il m'a coulé votre or dans la poche quand nous avons été dans cette foule qui arrêtait les deux voleurs. Je ne l'ai su que lorsque les gendarmes m'ont fouillé. Pardonnez-moi, Monsieur; ne dites rien à mon père, il m'assommerait de coups.

M. GEORGEY.—Il faisait très bien, et jé voulais dire. C'était trop horrible.»

Alcide voulut aussi demander grâce et accuser Julien; mais l'Anglais le fit taire en lui boxant les oreilles.

M. GEORGEY.—Jé défendais à toi, scélérate, de parler une parole. Jé voulais dire à les deux parents et jé dirai. Demain, jé dirai. Va dans ton maison, et toi, Fridric, va dans lé tien. Jé rentrais chez moi. Caroline, vitement, une lumière; jé voulais aller dans le lit.»

M. Georgey repoussa les deux garçons, entra chez lui, ferma la porte à double tour et monta dans sa chambre. Caroline l'entendit longtemps encore se promener en long et en large et parler tout haut.

«Il devient fou, pensa-t-elle: il l'était déjà à moitié, la foire l'a achevé.»



XVIII


COLERE DE BONARD


Frédéric et Alcide restaient devant la porte de M. Georgey, muets et consternés: Frédéric pleurait; Alcide, les poings fermés, les yeux étincelants de colère, réfléchissait au moyen de se tirer d'affaire en jetant tout sur Frédéric.

FRÉDÉRIC.—Qu'allons-nous devenir, mon Dieu, si M. Georgey va tout raconter à nos parents! Donne-moi un bon conseil, Alcide; toi qui m'as entraîné à mal faire et qui as toujours de bonnes idées pour t'excuser.

ALCIDE.—J'en ai une pour moi; je n'en ai pas pour toi.

FRÉDÉRIC.—Comment, tu vas m'abandonner, à présent que je suis dans la crainte, dans la désolation!

ALCIDE.—Je m'embarrasse bien de toi. Tu es un imbécile, un lâche. C'est ta sotte figure effrayée qui a attiré l'attention des gendarmes et qui nous a fait prendre. Maudit soit le jour où je t'ai mis de moitié dans mes profits!

FRÉDÉRIC.—Et maudit soit le jour où je t'ai écouté, où je t'ai aidé dans tes voleries! Sans toi, je serais heureux et gai comme Julien; je n'aurais peur de personne et je serais aimé de mes parents comme jadis.

ALCIDE.—Vas-tu me laisser tranquille avec tes jérémiades. Va-t'en chez toi, tu n'as que faire ici.»

Au moment où il disait ces mots, un seau d'eau lui tomba sur la tête et il entendit une voix qui disait:

«Coquine! Canaille!»

Alcide, suffoqué d'abord par l'eau, ne put rien distinguer; mais, un instant après, il se tourna de tous côtés et ne vit rien; il leva les yeux vers la fenêtre de M. Georgey: elle était fermée, le rideau était baissé, on n'y voyait même pas de lumière. Il était seul. Frédéric même avait disparu. Surpris, un peu effrayé, il prit le parti de rentrer chez lui et de se coucher; l'horloge du village sonnait deux heures.

Frédéric courait de toute la vitesse de ses jambes pour arriver chez ses parents, qu'il croyait trouver endormis depuis longtemps. Il ouvrit la barrière, se dirigea vers l'écurie, où il comptait passer la nuit, et vit, à sa grande frayeur, de la lumière dans la salle, dont la porte était ouverte. Il n'y avait pas moyen d'éviter une explication.

«Je vais tâcher, pensa-t-il, de faire comme Alcide; l'effronterie lui réussit toujours.»

Il entra. Mme Bonard poussa un cri de joie; Bonard, qui sommeillait les coudes sur la table, se réveilla en sursaut.

FRÉDÉRIC.—Comment, mes pauvres parents, vous m'attendez? J'en suis désolé; si j'avais pu le deviner, je ne me serais pas laissé entraîner par la dernière représentation au théâtre; et puis ce bon M. Georgey, avec lequel je suis revenu, m'a fait manger dans un excellent café. Tout cela m'a attardé; je vous croyais couchés depuis longtemps et bien tranquilles sur mon compte.

MADAME BONARD.—Pendant que tu t'amusais, Frédéric, nous nous faisions du mauvais sang; nous nous tourmentions, te croyant seul avec ce mauvais sujet d'Alcide, car M. Georgey nous avait ramené Julien vers neuf heures.»

Frédéric parut troublé; la mère pensa que c'était le regret de les avoir inquiétés.

BONARD.—Et sais-tu ce qui nous est arrivé pendant que tu t'amusais?»

Frédéric ne répondit pas.

BONARD.—Nous avons été volés... Tu ne dis rien. Tiens, regarde l'armoire, on l'a brisée; on a pris l'argent du pauvre Julien; on a emporté nos deux plus belles dindes. Pourquoi es-tu parti avant le retour de ta mère?... Mais parle donc! Tu es là comme un oison, à écarquiller tes yeux. Qui est le voleur? Le connais-tu? l'as-tu vu?

FRÉDÉRIC.—Je n'ai rien vu. Je ne sais rien; j'étais parti... Je croyais... Je ne savais pas.

BONARD.—Va te coucher. Tu m'impatientes avec ta figure hébétée. Demain tu t'expliqueras. M. Georgey t'aura fait boire comme ce pauvre Julien. Va-t'en.»

Frédéric ne se le fit pas répéter; il alla dans sa chambre, plus inquiet encore que lorsqu'il était arrivé. Il se coucha, mais il ne put dormir. Au petit jour il tendit l'oreille, croyant toujours entendre M. Georgey. L'heure de se lever était arrivée; Bonard alla soigner les chevaux; Julien levé depuis longtemps, l'aidait de son mieux; Frédéric n'osait quitter son lit et faisait semblant de dormir.

Enfin, vers huit heures, sa mère entra, le secoua. Frédéric, feignant d'être éveillé en sursaut, sauta à bas de son lit.

FRÉDÉRIC.—Quoi? Qu'est-ce que c'est? Les voleurs?

MADAME BONARD.—Il faut te lever, Frédéric. Ton père a déjeuné avec nous, puis il est parti pour aller faire sa déclaration à la ville. Voyons, habille-toi et viens manger ta soupe.»

Frédéric se leva.

Il n'avait pas prévu que son père porterait plainte du vol commis à la ferme; toutes ses craintes se réveillèrent. Il tremblait, ses dents claquaient.

MADAME BONARD.—Quelle drôle de mine tu as! De quoi as-tu peur?

FRÉDÉRIC.—De rien, de rien. Ce n'est pas moi qui vous ai volés. Ce sont les chemineaux.

MADAME BONARD.—Comment le sais-tu? Tu les as donc vus?

FRÉDÉRIC.—Je n'ai rien vu. Comment les aurais-je vus? De quoi aurais-peur? Où est Julien? Est-ce que M. Georgey est venu?

MADAME BONARD.—Non. Pourquoi viendrait-il?

FRÉDÉRIC.—Pour le vol. Vous savez bien.

MADAME BONARD.—Mais en quoi cela regarde-t-il M. Georgey?

FRÉDÉRIC.—Je n'en sais rien. Est-ce que je peux savoir? Puisque je n'y étais pas.

MADAME BONARD.—Tiens, tu ne sais pas ce que tu dis. Viens manger ta soupe, il est tard.

FRÉDÉRIC.—Je n'ai pas faim.

MADAME BONARD.—Tu es donc malade? Tu es pâle comme un mort? Voilà ce que c'est que de trop s'amuser et rentrer si tard. Viens manger tout de même. Il ne faut pas rester à jeun, tu prendrais du mal; l'appétit te viendra en mangeant.»

Frédéric, obligé de céder, suivit sa mère et trouva Julien qui balayait la salle et rangeait tout. Ils se regardèrent tous deux avec méfiance. Fréderic craignait que Julien n'eût deviné quelque chose; Julien avait réellement des soupçons, qu'il ne voulait pas laisser paraître.

Frédéric finissait sa soupe quand M. Georgey parut. Julien courut à lui.

«Je suis content de vous voir, Monsieur. Hier soir, en me déshabillant, j'ai trouvé beaucoup de pièces d'or dans la poche de mon habit: elles ne sont pas à moi. Elles doivent être à vous; j'étais tout près de vous, je pense que vous vous êtes trompé de poche; au lieu de mettre dans la vôtre, vous avez mis dans la mienne.

M. GEORGEY.—No, no, jé n'avais mis rien; jé n'avais touché rien. Jé avais dormi comme toi, povre pétite Juliène. Jé comprénais, jé savais. C'était lé malhonnête, les coquines Alcide, Fridric; ils avaient volé moi et mis une pétite somme dans lé gilet de toi, pour dire: C'était Juliène le voleur de Georgey.»

Mme Bonard ne pouvait en croire ses oreilles; elle tremblait de tout son corps.

M. GEORGEY.—Où Master Bonard? Jé avais à dire un terrible histoire à lui et à povre Madme Bonarde... Ah! lé voilà Master Bonard. Venez vitement. Jé avais à dire à vous votre Fridric il était un voleur horrible; Alcide une coquine davantage horrible, abominable.»

Bonard, qui venait d'entrer, devint aussi tremblant que sa femme; Frédéric, ne pouvant s'échapper, était tombé à genoux au milieu de la salle. Julien était consterné. Personne ne parlait.

M. Georgey raconta de son mieux ce qui lui était arrivé depuis qu'ils avaient rencontré Alcide et Frédéric. Il dit comment il avait trouvé sa poche vidée en rentrant chez lui; comment il était retourné à la ville pour porter plainte; qu'en cherchant Alcide et Frédéric, il avait été encore volé par deux jeunes gens qu'on avait arrêtés, et sur lesquels on avait trouvé sa montre, sa bourse et une autre montre dont les gendarmes cherchaient le propriétaire, et qui était celle qu'Alcide et Frédéric venaient d'acheter.

Il parla avec émotion de sa douloureuse surprise quand il avait vu Frédéric amené par des gendarmes en compagnie d'Alcide; quand il avait vu Frédéric ayant dans sa poche une chaîne d'or et des guinées qui étaient précisément celles qu'on lui avait volées à lui Georgey.

Il raconta sa généreuse résolution de sauver l'honneur de ses amis Bonard. Il avait dû en même temps, quoique à regret, certifier l'innocence d'Alcide, puisque les deux garçons avaient été arrêtés ensemble; il expliqua comment il avait déclaré leur avoir tout donné et comment, après cette déclaration, il les avait emmenés avec lui. Il raconta comment Alcide avait dû couler des pièces d'or dans la poche de Julien pour rejeter le vol sur lui.

«J'avais dit toutes les choses horribles au papa Alcide, ajouta M. Georgey. Le papa avait donné à Alcide un bâtonnement si terrible, que lé misérable il était resté couché sur la terre. Je croyais Fridric pas si horrible; il avait écouté l'Alcide abominable. Jé croyais il avait du chagrinement, du repentissement; qu'il ferait plus jamais une volerie si méchant. Mais j'avais dit à vous, pour que le povre Madme Bonarde, et vous Master Bonard, vous savoir comment a fait votre garçone. C'était très fort vilaine, et lé pauvre Juliène avoir rien fait mauvais. Ce n'était pas sa faute avoir pris beaucoup de boisson de vin; c'était moi lé criminel, lé malheureuse, avoir fait ivre lé pauvre pétite. J'avais donné méchant exemple au pétite. J'avais une honte terrible, j'avais un chagrinement horrible; jé prenais résolution jamais boire davantage plus un seul bottle vin. Jé promettais, jé assurais, jé jurais. Un seul bouteille. J'avais fait jurement à mon coeur.»

Mme Bonard sanglotait. Bonard avait laissé tomber sa tête dans ses mains et gémissait. Frédéric, atterré, plus pâle qu'un linge, s'était affaissé sur ses genoux et n'osait bouger. Julien pleurait en silence.

M. Georgey les regardait avec pitié.

«Povres parents! j'avais devoir de parler. Pour les turkeys, moi j'avais rien dit; et moi avais fait découverte que les deux étaient pétites voleurs. J'avais croyance qué plus jamais voler des turkeys, et j'avais acheté tous les turkeys pour empêchement voler eux. Mais je ne pouvais pas faire un cachement d'hier; c'était trop mauvais.

—Et le vol de l'armoire! s'écria tout à coup Bonard en s'élançant sur Frédéric et le saisissant par les cheveux: dis, parle; avoue, scélérat!

—C'est Alcide, répondit Frédéric d'une voix défaillante.

BONARD.—Tu l'as vu; tu le savais!

—J'y étais, répondit Frédéric de même.

BONARD.—Pourquoi as-tu brisé au lieu d'ouvrir?

FRÉDÉRIC.—C'est Alcide, pour faire croire que c'étaient les voleurs.

BONARD, avec désespoir.—Et moi qui ai porté plainte! Et les gendarmes qui vont venir! Et mon nom qui sera déshonoré! Misérable, indigne de vivre! je ne peux plus te voir; je ne veux pas être déshonoré par toi! Et ta pauvre mère? Montrée au doigt! Mère d'un voleur! Voleur! Voleur! Mon fils voleur!»

Et Bonard, fou d'épouvante et de douleur, saisit une lourde pince, et, levant le bras, allait frapper d'un coup peut-être mortel, lorsque M. Georgey, s'élançant sur lui, l'étreignit de ses bras vigoureux, et, malgré sa résistance, l'entraîna dans la chambre voisine. Frédéric était tombé sans connaissance; Julien soutenait Mme Bonard, à moitié évanouie sur sa chaise.

L'Anglais avait fermé à double tour la porte de la chambre, de peur que Bonard ne lui échappât.

M. GEORGEY.—Craignez pas, povre créature; pas de déshonorement; moi tout arranger; moi dire comme hier: C'était moi.

BONARD.—C'est impossible; on va faire une enquête; je ne veux pas qu'on vous croie un voleur, un scélérat! Personne ne le croirait, d'ailleurs. Vous, riche, briser un meuble pour voler un pauvre homme! C'est impossible! Personne ne vous croirait.

M. GEORGEY.—Croirait très parfaitement. Jé disais: Moi Georgey voulais habillement joli de pétite Juliène pour lé foire. Moi Georgey pas trouvé lé clé. Moi Georgey beaucoup fort entêté, moi voulais; jé voulais habillements. Moi Georgy riche. Moi casser fermeture, moi prendre habillements et argent pour amuser pétite Juliène et les autres, car moi oublier jaunets dans ma poche. Moi révenir en lé jour de foire trop tardivement hier. Moi révenir en lé jour d'aujourd'hui pour raconter, demander excuse et faire payement pour dédommager. Et jé fais payement avec les jaunets du pocket de la pétite Juliène. C'était très bien, ça. Moi payer bon dîner à gendarmes et tout sauvé.»

A mesure que M. Georgey parlait, le visage de Bonard s'éclaircissait. Quand M. Georgey eut terminé son explication, le pauvre Bonard, rempli de reconnaissance, se précipita à genoux devant le généreux Anglais, et, joignant les mains, s'écria:

«Oh! monsieur, vous me sauvez plus que la vie! Vous sauvez notre honneur à tous! Vous sauvez mon misérable fils! Vous me sauvez d'un crime! Je n'aurais pu le voir sans le maudire, sans le tuer peut-être. Oh! Monsieur, soyez béni! Toute ma vie je vous bénirai comme mon bon ange, mon sauveur!

M. GEORGEY.—No, no, my dear! c'était trop pour une povre homme solitaire, ridicule. Jé savais que jé faisais des sottises, beaucoup, que les autres riaient de moi. Jé savais. Jé savais. Ils faisaient justice.»

Quand Bonard fut tout à fait remis, M. Georgey lui permit de rentrer dans la salle pour consoler et rassurer Mme Bonard.

«Quant à Frédéric, dit Bonard, faites-le partir, que je ne le voie plus.

M. GEORGEY.—No, Master Bonarde, c'était pas bon, c'était mauvais. Fridric très désolé. Fridric très fort repentissant; Fridric toujours votre garçon. Vous lui gronder pour vous faire agrément; vous lé taper un peu, mais faut pas chasser; c'était mauvais, c'était méchanceté. Voyez bon Dieu, pardonnait toujours. Vous, papa comme bon Dieu, et vous pardonner. Entrez vitement.»

M. Georgey ouvrit la porte, poussa dans la salle Bonard, qui hésitait encore. Frédéric était toujours étendu sans mouvement. Julien était occupé de Mme Bonard, qui continuait ses sanglots. Bonard alla à elle.

«Rassure-toi, console-toi, ma pauvre femme, il n'y aura pas de déshonneur ni d'enquête. Notre sauveur, le généreux M. Georgey, a tout arrangé.»

Bonard lui expliqua les intentions de M. Georgey. Quand Mme Bonard eut bien compris la généreuse résolution de l'Anglais, elle, à son tour, se jeta à ses pieds, lui embrassa les genoux, lui adressa les remercîments les plus touchants. Le pauvre M. Georgey cherchait en vain à terminer une scène qui l'embarrassait; il n'y put parvenir qu'en lui montrant le corps de son fils étendu sur le plancher.

«Et je l'avais oublié dans mon chagrin!» s'écria Mme Bonard en s'élançant sur le corps inanimé de son fils.

Avec l'aide de Julien et de M. Georgey, Frédéric fut relevé, déshabillé, couché, frictionné de vinaigre; il ouvrit les yeux, regarda d'un air effaré les personnes qui l'entouraient; en jetant les yeux sur son père, il poussa un cri d'effroi, se débattit un instant et perdit encore connaissance.

«Master Bonarde pas rester, dit M. Georgey. Fridric avait un épouvantement très gros. Madame Bonarde seule rester avec pétite Juliène.»



XIX


LA MALADIE


M. Georgey emmena Bonard, qu'il eut de la peine à calmer; tantôt il s'accusait d'avoir tué son fils, tantôt il parlait de le chasser, de le rouer de coups. M. Georgey, impassible, le laissait dire. Il attendait les gendarmes.

«Jé voulais dire moi-même, disait-il. Jé voulais faire explication moi seul.»

Il allait sans cesse dans la chambre à côté, savoir des nouvelles de Frédéric et en rapporter à Bonard. La connaissance était revenue, mais il paraissait ne rien comprendre et ne pas savoir ce qu'il disait. Il croyait toujours voir Alcide de son lit; il suppliait qu'on le chassât.

«Il va me faire du mal; j'ai peur... Il est si méchant!... Au secours! il veut m'entraîner; il m'entraîne,... au secours! Il appelle les gendarmes! Il veut faire prendre Julien... On croit que Julien a volé. Pauvre Julien! On le garrotte, on le mène en prison... Arrêtez! arrêtez! Ce n'est pas lui, c'est Alcide!... Je vous jure que c'est Alcide... Je l'ai vu,... il me l'a dit... Il ment, il ment... Ne l'écoutez pas, gendarmes... Voyez, voyez comme il verse du vin blanc et du rouge à M. Georgey... Il veut l'enivrer... pour le voler. Voyez-vous comme il le vole? Voyez-vous comme il met des pièces d'or dans la poche de Julien... Mais dites-lui...? empêchez-le... Mon Dieu, mon Dieu! quel malheur que j'aie écouté Alcide!...»

Frédéric retombait épuisé sur son oreiller. Il semblait parfois s'endormir, mais il recommençait à crier, à se débattre et à faire connaître, par ses propos incohérents, tout ce qui s'était passé entre lui et Alcide. Mme Bonard ne savait que faire. M. Georgey dit à Julien d'aller chercher le médecin. Julien y courut.

Pendant qu'il faisait sa commission, les gendarmes se présentèrent pour faire leur enquête sur le vol commis la veille chez Bonard.

M. Georgey alla au-devant d'eux et leur serra la main à l'anglaise en riant.

«Vous voir lé vol et lé brisement!... Voilà!»

Et il montra du doigt l'armoire.

«Vous voir lé voleur?... Voilà!»

Et il se désigna lui-même du doigt.

LE BRIGADIER.—Comment, Monsieur! Vous, le voleur? Ce n'est pas possible.

M. GEORGEY.—Ça était très possible, pourquoi ça était.»

M. Georgey se mit à rire de la mine stupéfaite des gendarmes. Il leur expliqua le soi-disant vol, comme il l'avait promis à Bonard, et l'indemnité qu'il venait de lui offrir; Julien avait posé les pièces d'or sur la table; elles y étaient encore.

«Voilà, dit M. Georgey; jé donnais deux cents francs.

LE BRIGADIER.—Il n'y a plus rien à dire, Monsieur; du moment que vous payez si largement le dégât, je ne pense pas que M. Bonard réclame autre chose.

M. GEORGEY.—Master gendarme, moi vous dire un autre chose; lé jeune garçon qué vous attraper hier dans lé ville, c'était lé garçon de M. Bonard. Le povre fils il était si choqué, si désolé, vous croire il était un voleur, qué il était en désespération, malade et imbécile; il croyait toujours être une voleur; il voyait toujours votre apparition subite. Venez voir; voyez pauvre Madme Bonarde; faut pas attraper si vite. C'est dangereux, bon pour faire un garçon mort.»

M. Georgey ouvrit la porte, fit entrer les gendarmes au moment où Frédéric criait:

«Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi!... Monsieur le gendarme, ce n'est pas moi!... Lâchez-moi, je vais mourir... Au secours! tout le monde... Ce n'est pas moi!

—Venez vitement, dit M. Georgey en les tirant par leurs habits. Vous lui faisez épouvantement. N'ayez pas peur, Madme Bonard. Le physicien il allait venir. C'était bon lé physicien; il guérissait toutes les choses.»

Les gendarmes se retirèrent et témoignèrent à Bonard tout leur intérêt et leurs regrets. M. Georgey les accompagna.

«Voilà pour boire et manger», dit-il en leur tendant une pièce d'or.

LE BRIGADIER.—Pardon, Monsieur, si nous refusons; c'est une insulte que de nous offrir de l'argent pour avoir fait notre devoir. Bien le bonsoir, Monsieur.

M. GEORGEY.—J'étais bien beaucoup chagrine de offenser vous, courageuse soldat, répondit M. Georgey. Jé voulais pas; lé vérité vrai, je voulais pas.

LE BRIGADIER.—Je le pense bien, Monsieur; vous êtes étranger, vous ne connaissez pas nos usages et nos caractères français.

M. GEORGEY.—Moi connaissais bien caractère français; c'était généreuse, c'était très grande, c'était très aimable, et d'autres choses. Jé connaissais, jé savais. Bonsoir gendarme française.»

Les gendarmes partirent en riant. M. Georgey rentra.

«Jé restais pour écouter lé physicien. Jé voulais savoir quelles choses il fallait pour Fridric.»

Il s'assit et ne bougea plus.

Julien ne tarda pas à revenir accompagné du médecin.

M. Georgey le fit entrer de suite chez Frédéric.

M. Boneuil tâta le pouls du malade, examina ses yeux injectés de sang, écouta sa parole brève et saccadée.

«Il doit avoir eu une vive émotion, une grande frayeur. Depuis quand est-il dans cet état?

MADAME BONARD.—Depuis trois ou quatre heures, Monsieur.»

L'interrogatoire et l'examen continuèrent quelques temps encore; le résultat de la consultation fut une saignée immédiate, des sinapismes aux pieds, et divers autres prescriptions, auxquelles se conforma scrupuleusement Mme Bonard.

M. Georgey se retira avec M. Boneuil; il l'interrogea; le médecin comprenait mal ses questions, auxquelles il faisait des réponses que M. Georgey ne comprenait pas du tout. La conversation continua ainsi jusqu'à la porte de M. Georgey, qui salua et rentra.

CAROLINE.—Monsieur ne ramène donc pas Julien?

M. GEORGEY.—No, my dear; Madme Bonarde elle avait la nécessité de lui.

CAROLINE.—Et quand l'aurons-nous?

M. GEORGEY.—Jé pas savoir. Physiciène savoir; moi pas comprendre lé parole sans compréhension de cette mosieur Bonul. Lui parlait, parlait comme un magpie.

CAROLINE.—Qu'est-ce que c'est, Monsieur, un magpie?

M. GEORGEY.—Vous pas comprendre? C'est étonnant! Vous rien savoir. Un magpie, c'était une grosse oison qui avait des plumets blanc et noir, qui parlait beaucoup toujours. On disait de femmes: elle parlait comme une magpie.

CAROLINE.—Ah! Monsieur veut dire une pie!

M. GEORGEY.—Très justement! Une pie! C'était ça tout justement; comme vous, Caroline.»

M. Georgey, fatigué de sa journée de la veille et de sa matinée, voulut rester chez lui pendant quelque temps à travailler à ses plans et à ses modèles de mécaniques. Il alla seulement tous les jours, matin et soir, savoir des nouvelles de Frédéric; il ne manquait jamais de demander à Julien quand il viendrait.

«Quand Frédéric sera guéri, Monsieur, et quand Mme Bonard n'aura plus besoin de moi», répondait toujours Julien.

La maladie fut longue, la convalescence plus longue encore.

La présence de Bonard faisait retomber Frédéric dans un état nerveux qui obligea le médecin à défendre au père de se faire voir jusqu'au rétablissement complet de son fils.

Un jour, deux mois après la foire, Julien entra précipitamment chez Mme Bonard.

«Maîtresse, savez-vous la nouvelle? Alcide vient de s'engager. C'est son père qui l'y a obligé; il lui a donné le choix ou d'être soldat ou d'être chassé sans argent, sans asile. Il a mieux aimé partir comme soldat.»

Les yeux de Frédéric s'animèrent.

«Il a bien fait; je voudrais bien faire comme lui.

MADAME BONARD.—Toi! Y penses-tu, mon pauvre enfant? C'est un métier de chien d'être soldat.

FRÉDÉRIC.—Pas déjà si mauvais. On voit du pays; on a de bons camarades.

MADAME BONARD.—Ne va pas te monter la tête. Je ne veux pas que tu sois soldat, moi. Ton père ne le voudrait pas non plus. Pour te faire tuer dans quelque bataille!

FRÉDÉRIC.—Mon père! Ça lui est bien égal. Que je vive ou que je meure, que lui importe? Sans M. Georgey, il y a longtemps que je ne serais plus.

MADAME BONARD.—Frédéric, ne parle pas comme ça. N'oublie pas ce qui s'était passé.»

Frédéric se tut, baissa la tête et resta triste et silencieux. Depuis sa maladie on ne le voyait plus sourire: on entendait à peine sa voix; il mangeait peu, il dormait mal, il travaillait mollement. Jamais il ne parlait à son père ni de son père. Il évitait de se trouver avec lui et même de le regarder; il semblait que la vue de Bonard lui causât une sensation pénible, douloureuse même.



XX


L'ENGAGEMENT


Julien avait enfin rempli son engagement avec M. Georgey. Trois mois après la fameuse foire qui avait été témoin de si fâcheux événements, Frédéric put reprendre son travail et Julien commença le sien chez M. Georgey.

Son nouveau maître le fit aller à l'école; Julien avait de la mémoire, de la facilité, de l'intelligence et de la bonne volonté; il apprit en moins d'un an à lire, à écrire, le calcul, les premiers éléments de toutes les choses que M. Georgey voulait lui faire apprendre. Tout le monde était content de lui; il aidait à tout; il était actif, complaisant, prévenant même; il servait M. Georgey avec un zèle et une fidélité qui étaient vivement appréciés par le brave Anglais. Bien des fois M. Georgey avait voulu récompenser généreusement Julien de ses services; Julien avait toujours refusé; et quand son maître insistait, sa réponse était toujours la même.

«Si vous voulez absolument donner, Monsieur, donnez à Mme Bonard ce que vous voulez me faire accepter et ce que je suis loin de mériter.

Very well, my dear, répondait M. Georgey; moi porter à Madme Bonarde.»

Et il remettait en effet à Mme Bonard des sommes dont nous saurons plus tard le montant, car M. Georgey lui avait défendu d'en parler, surtout à Julien, qu'il aimait et qu'il voulait mettre à l'abri de la pauvreté.

«Il refusait, disait-il, et moi voulais pas lé abandonner sans fortune. Moi voulais Juliène manger des turkeys

Un jour il trouva Mme Bonard seule, pleurant au coin de son feu.

M. GEORGEY.—Quoi vous avez, povre Madme Bonarde? Pourquoi vous faisez des pleurements?

MADAME BONARD.—Ah! Monsieur, j'ai bien du chagrin! Je ne peux plus me contenir. Il faut que je pleure pour me soulager le coeur.

M. GEORGEY.—Pour quelle chose le coeur à vous était si grosse?

MADAME BONARD.—Parce que, Monsieur, mon mari et Frédéric ne peuvent plus se supporter depuis ce jour terrible où vous avez empêché un si grand malheur. Le père ne peut pas voir le fils sans qu'il se sente pris d'une colère qui devient de plus en plus violente. Et le fils a pris son père en aversion, sans pouvoir vaincre ce mauvais sentiment. Je suis dans une crainte continuelle de quelque scène épouvantable. Ce matin, ils ont eu un commencement de querelle, que j'ai arrêtée avec difficulté. Frédéric voulait s'engager comme soldat; le père lui disait qu'un voleur n'était pas digne d'être militaire. Ils se sont dit des choses terribles. J'ai heureusement pu les séparer en entraînant Frédéric; mais si une chose pareille se passait en mon absence, vous jugez de ce qui pourrait en arriver.»

L'Anglais ne répondit pas; il réfléchissait et la laissait pleurer... Tout à coup il se leva et se plaça devant elle les bras croisés.

«Madme Bonarde, dit-il d'une voix solennelle, avez-vous croyance... c'est-à-dire confidence à moi?

MADAME BONARD.—Oh oui! Monsieur, toute confiance, je vous assure.

M. GEORGEY.—Mille mercis, Madme Bonarde. Alors vous tous sauvés et satisfaits.

MADAME BONARD.—Comment? Que voulez-vous faire? Comment empêcherez-vous le père de rougir de son fils, et le fils de garder rancune à son père?

M. GEORGEY.—Je pouvais très bien. Vous voir bien vite.

MADAME BONARD.—Mais, en attendant, s'ils se reprennent de querelle?

M. GEORGEY.—Reprendre rien, du tout rien. Où il est Fridric?

MADAME BONARD.—Il bat le blé dans la grange.

M. GEORGEY.—Très bon, très bon. Je voulais lui vitement. Vous appeler Fridric.»

Mme Bonard, qui avait réellement confiance en M. Georgey, se dépêcha d'aller chercher Frédéric et l'amena dans la salle.

M. GEORGEY.—Fridric, il y avait deux années toi pas heureuse, M. Bonarde pas heureuse, Madme Bonarde pas heureuse. Moi voulais pas. Moi voulais tous heureuse. Toi venir avec moi, toi prendre logement avec moi. Et moi t'arranger très bien. Bonsoir, Madme Bonarde; demain jé dirai toute mon intention. Viens, Fridric, viens vitement derrière moi.»

M. Georgey sortit, Frédéric, très surpris, le suivit machinalement sans comprendre pourquoi il s'en allait. Mme Bonard, non moins étonnée, le laissa partir sans savoir ce que voulait en faire M. Georgey, mais fort contente de le voir quitter la maison et très assurée que c'était pour son bien.

En route, M. Georgey expliqua à Frédéric, tant bien que mal, ce qu'il venait d'apprendre.

M. GEORGEY.—Il fallait pas rester là, Fridric. Il fallait devenir soldat, une bonne et brave militaire française. Toi avais envie. Le père pas, moi jé voulais et toi voulais. Toi demeurer avec pétite Juliène; moi écrire lé lettre pour faire une bonne engagement. Jé connaissais une brave colonel; moi lui faire recommandation pour toi. Quand lé colonel dira yes, jé enverrai toi avec des jaunets pour toi être heureuse là-bas... Tu voulais? Dis si tu voulais. Tu avais dix-houit ans, tu pouvais.

FRÉDÉRIC.—J'en serais bien heureux, Monsieur; mais mon père ne voudra pas, il refusera la permission.

M. GEORGEY.—Jé disais tu avais dix-houit années. Jé disais tu pouvais sans permission. Dis si tu voulais.

FRÉDÉRIC.—Oui, Monsieur; je veux, je le veux, bien certainement. Je ne peux plus vivre chez mon père, j'y suis trop malheureux. Il ne me parle que pour m'appeler voleur, coquin, scélérat. Il me fait des menaces terribles pour m'empêcher de recommencer, dit-il. Ma pauvre mère pleure toujours; mon père la gronde. La maison est un enfer.

M. GEORGEY.—C'était mauvais, oune enfer; il fallait oune paradis, et moi lé voulais. Toi devenir oune brave militaire; toi gagner lé croix ou lé médaille, et toi revenir toute glorieuse. Le papa devenir glorieuse, la maman fou de bonheur et toi contente et honorable.

—Merci, Monsieur, merci, s'écria Frédéric rayonnant de joie. Depuis plus d'un an, je mène la vie la plus misérable, et c'est à vous que je devrai le bonheur.»

M. Georgey regardait avec satisfaction Frédéric, dont les yeux se remplissaient de larmes de reconnaissance.

M. GEORGEY.—C'est très bien, my dear. Toi rester encore bonne créature; Alcide il était parti, toi jamais voir cette coquine, cette malhonnête. C'était bien.»

M. Georgey rentra avec Frédéric.

M. GEORGEY.—Caroline, Fridric prendre logement ici. Lui rester oune semaine. Vous, préparer oune couchaison.

CAROLINE.—Mais, Monsieur, je n'ai ni chambre ni lit à lui donner.

M. GEORGEY.—Vous cherchez dans lé bourg vitement.

CAROLINE.—Mais, Monsieur, personne ici n'a de lit à prêter.

M. GEORGEY.—Jé demandais pas prêter; jé demandais acheter. Allez vitement acheter le lit de la coquine Alcide.

CAROLINE.—Combien faudra-t-il le payer, Monsieur?

M. GEORGEY.—Caroline, vous mettez en colère moi. Payez quoi demandera lé coquine de père. Allez vitement; j'étais tout en bouillonnement.»

Caroline disparut pour exécuter l'ordre de M. Georgey; elle savait que la contrariété le mettait dans des colères terribles, et, malgré qu'il n'eût jamais frappé ni même injurié personne, elle avait une grande frayeur de ses yeux étincelants, de ses dents serrées, de ses poings crispés, de ses mouvements brusques, des coups qu'il frappait sur les meubles. Le marché fut débattu et pas conclu.

BOUREL.—Pour qui donc demandez-vous le lit d'Alcide?

CAROLINE.—C'est pour quelqu'un qui est pressé.

BOUREL.—Il ne vaut pas grand'chose, je vous en préviens; il n'est pas neuf, il s'en faut.

CAROLINE.—Aussi je ne pense pas que vous me demandiez un grand prix. Vous le donnerez bien pour vingt-cinq francs?

BOUREL.—Ce n'est guère, vingt-cinq francs; mais sans couvertures, alors.

CAROLINE.—Que voulez-vous que nous fassions d'un lit sans couvertures?

BOUREL.—Nous, dites-vous? C'est donc pour vous, c'est-à-dire pour votre maître.

CAROLINE.—Certainement, et il est pressé.

BOUREL.—Ah! c'est pour M. Georgey? Et il est pressé! Il m'en donnera bien cent francs.

CAROLINE.—Cent francs pour une patraque de lit! Quatre planches et une méchante paillasse! Vous plaisantez, père Bourel.

BOUREL.—Je ne plaisante pas. Cent francs ou rien.»

Caroline hésita. Si elle revenait sans lit, elle amènerait une crise de colère. D'un autre côté, payer cent francs un vieux lit vermoulu qui se composait d'une paillasse, d'un traversin et de deux mauvaises couvertures, c'était par trop se laisser duper.

«Ma foi non, c'est trop fort aussi. Gardez votre lit, j'en aurai un ailleurs.» Et Caroline sortit.

BOUREL, criant.—Man'selle Caroline, man'selle Caroline, revenez donc; je le donne pour quatre-vingts,... pour soixante,... pour quarante. Revenez donc. Ne soyez pas si prompte... Je vous le porterai et je vous le monterai par-dessus le marché.»

CAROLINE.—Apportez-le, dans ce cas, et dépêchez-vous. Monsieur est impatient.

BOUREL.—Le temps de démonter le lit et je serai chez vous.»

Caroline rentra triomphante; elle raconta à son maître comment elle lui avait fait gagner soixante francs. M. Georgey rit de bon coeur. «Tenez, Caroline, voilà cent francs.

CAROLINE.—C'est quarante, Monsieur, puisque j'ai marchandé.

M. GEORGEY.—Vous faire marchandement pour vous, moi marchandais pas, jamais.

CAROLINE.—Mais, Monsieur, c'est soixante francs que vous me donnez. C'est trop.

M. GEORGEY.—Jé disais c'était pas trop pour récompensement. L'honnête, c'était rare beaucoup; jé payais cher lé rare. Et soixante francs c'était pas trop... Moi pas voulais voir cette malhonnête. Faisez tout l'affaire tout seul.» Caroline se retira rouge de joie, avec force remercîments et révérences.

M. GEORGEY.—C'était assez, my dear. Allez-vous là-bas. Fridric aussi là-bas. Quand pétite Juliène est retourné, vous direz à lui monter.»

Ils s'arrangèrent de leur mieux en bas. Caroline fit placer le lit de Frédéric dans un cabinet noir près de la cuisine; ce n'était que pour peu de jours; il déclara s'y trouver très bien.

Une heure après, quand Julien monta chez M. Georgey, il le trouva écrivant une lettre.

M. GEORGEY.—Ah! pétite Juliène, je voulais savoir tes connaissances. Jé voulais voir tes écritures.»

Julien lui fit voir ses cahiers qu'il apportait de chez le maître d'école. M. Georgey les examina.

M. GEORGEY.—C'était très parfaitement bien. L'écrivement il était très joli; lé dessination il était très fort régularisé. Le calculement il était parfaitement exactement.

JULIEN.—C'est que voilà plus d'un an, Monsieur, que je prends des leçons.

M. GEORGEY.—Et jé voulais toi prendrais une année encore, et alors toi pouvais rétourner avec Master et Madame Bonarde. Ça était mieux qué faire des dessinations, des fabrications comme jé voulais. Eux tout seuls, tout tristes, eux t'aimer beaucoup fort; toi heureuse chez Madme Bonarde; moi laisser à toi argent; toi pas être un charge, mais un richesse. Tu devenais rouge? Tu étais contente.

JULIEN.—Oui, très content, Monsieur; mais vous, Monsieur que j'aime et auquel je dois tant, il faudra donc que je vous quitte?

M. GEORGEY.—Oui, my dear. Moi avoir fini ici l'établissement du fabrication. Moi faisais pour m'amuser, pour voir lé pays, pour faire des progressions de fabrication dans lé France. Moi étais riche, très fort riche. J'avais pas besoin pour moi. Toi avoir instrouction assez dans une année encore; moi laisser à Madme Bonarde argent pour ton vivotement et pour ton établissement.

JULIEN.—Je ne sais pas comment vous remercier, Monsieur, de toutes vos bontés pour moi. Je voudrais ne jamais vous quitter, Monsieur. Je voudrais bien aussi rentrer chez M. et Mme Bonard, si bons pour moi. Mais Frédéric, Monsieur? Il ne m'aime pas beaucoup, vous savez; il ne sera pas content que je rentre chez lui.

M. GEORGEY.—Fridric il avait quitté chez lui; il sé faisait soldat français. Il était dans lé bas, chez Caroline; va demander explication à lui.»

Julien, surpris de savoir Frédéric chez M. Georgey et n'osant le questionner à ce sujet, descendit dans la salle à manger et y trouva Frédéric seul. Caroline s'occupait du ménage. Julien apprit alors ce qui s'était passé le matin entre M. Bonard et son fils; il comprit les terreurs de Mme Bonard et le moyen qu'avait trouvé M. Georgey pour les faire cesser.

JULIEN.—Mais as-tu réellement envie de t'engager, Frédéric?

FRÉDÉRIC.—C'est le seul moyen pour moi d'échapper au mépris et à la colère de mon père! Si tu savais comme je suis malheureux depuis près de deux ans que j'ai repris mon travail avec mon père! J'ai fait de bien grandes fautes, c'est vrai; mais je les ai tant regrettées! J'en ai eu un si grand chagrin, que mon père aurait dû avoir pitié de moi et me les pardonner comme a fait ma mère. Quand je serai soldat, on ne pensera plus à moi; et si j'ai le bonheur d'être tué dans un combat, on me pardonnera peut-être. J'ai été voir plusieurs fois notre bon curé; il a cherché à me consoler. Il trouve que je ferais bien de partir pour l'armée.

JULIEN.—Je trouve aussi que ta pensée est bonne; mais que deviendront tes pauvres parents, ta pauvre mère, surtout?

FRÉDÉRIC.—Tu leur resteras, Julien: ils t'aiment beaucoup, et ils ont bien raison. Ah! si j'avais fait comme toi! Si j'avais repoussé les conseils de ce méchant Alcide! Si je t'avais écouté!»

Frédéric tendit la main à Julien, qui la serra dans les siennes.

FRÉDÉRIC.—Mon cher Julien! j'ai été jaloux de toi parce que tu étais bon! Je t'ai détesté parce que tu avais refusé de faire comme moi! Pardonne-moi, Julien! Sois mon ami, mon frère! Je t'aime à présent.»

Julien se jeta dans les bras de Frédéric.

JULIEN.—Oui. Frédéric, je suis ton ami, ton frère. Je garderai ta place pour ton retour.»

Ils causèrent longtemps encore. Frédéric sentit son coeur soulagé après cette conversation; sa tristesse se dissipa, et il se raffermit dans ses bons sentiments.

Tous deux servirent M. Georgey pendant son dîner, et tous deux s'efforcèrent de lui témoigner leur reconnaissance par mille petits soins, que M. Georgey recevait avec plaisir et affection.



XXI


LES ADIEUX


Cinq à six jours après, Caroline apporta à M. Georgey une lettre timbrée de Lyon. Il la lut et appela Frédéric.

«Voilà, dit-il, c'était lé réponse du colonel.»

Frédéric prit la lettre et lut:

«Mon cher Georgey, envoyez-moi de suite le jeune homme dont vous me parlez, et auquel vous prenez un si vif intérêt. J'en aurai soin: soyez tranquille sur son avenir. Il faudra qu'il passe six mois au dépôt du régiment. Après ce temps, je me le ferai envoyer en Algérie, où nous sommes pour quelques années encore. J'espère que vous n'oublierez pas la visite que vous m'avez promise. Vous trouverez ici de quoi satisfaire votre goût pour les manufactures de toute espèce. Adieu, mon ami: mille amitiés reconnaissantes pour les services que vous m'avez rendus et que je n'oublierai jamais.

«BERTRAND DUGUESCLIN,

«Colonel du 102e chasseurs d'Afrique.»

M. GEORGEY.—Demain, il fallait partir, Fridric.

FRÉDÉRIC.—Demain! Déjà! Julien, mon bon Julien, va dire à ma pauvre mère qu'elle vienne m'embrasser ce soir et demain encore.

M. GEORGEY.—C'est moi qui allais dire à Madme Bonarde. Toi gardais pétite Juliène pour consolation.»

M. Georgey prit son chapeau et sortit.

«Comme il est bon, M. Georgey! dit Frédéric d'un air pensif. C'est pour que je ne reste pas seul qu'il va lui-même parler à maman. Et moi qui le trompais, qui le laissais voler par ce mauvais Alcide!

JULIEN.—Ne pense plus au passé, Frédéric; tu sais qu'un soldat doit être courageux d'esprit et de coeur aussi bien que d'action. Tu vas partir pour nous revenir tout changé; ainsi laisse tes vieux péchés, ne songe qu'à l'avenir.

FRÉDÉRIC.—Je tâcherai; mais, Julien, avant de tout quitter, de tout oublier, il faut que j'écrive à mon père pour emporter son pardon. Apporte-moi de quoi faire mes lettres.»

Julien lui apporta papier, plume et encre, et se mit lui-même à faire un devoir pendant que Frédéric écrivait ce qui suit:

«Mon père, je pars pour signer un engagement; le bon M. Georgey m'ayant assuré qu'à dix-huit ans votre permission n'était pas nécessaire, je me borne à vous demander votre pardon pour le passé, votre bénédiction pour l'avenir. Je serai malheureux tant que je ne me sentirai pas remonté dans votre affection et votre estime. Je vous réponds que désormais votre nom sera dignement porté par votre fils infortuné.

«FRÉDÉRIC,

«Soldat au 102e chasseurs d'Afrique.»

Il écrivit une seconde lettre au bon curé, une autre à M. Georgey, pour leur exprimer une dernière fois son repentir et sa reconnaissance; il écrivit enfin une lettre que Julien devait remettre après son départ à Mme Bonard.

Quelques temps se passa avant le retour de M. Georgey. Il arriva enfin; l'heure du dîner l'avait appelé.

M. GEORGEY.—Madme Bonarde vénir après souper des animals. J'avais dit doucement, pour pas la faire trop surpris, trop affligée. J'avais dit comme ça:

«—Madme Bonarde, vous excellente créature; vous très douce, pas murmurant à bon Dieu. Alors j'avais à dire une chose crouelle, mais pas encore; faut laisser habituer vous au pensée cruel.»

«Madme Bonarde avait prié, avait pleuré, avait supplié moi lui apprendre chose cruelle. Mais, moi, je regardais à l'horloge et je disais:

«—No, Madme Bonarde, c'était impossible; je attendrai oune heure entier de soixante minutes.»

«J'avais du chagrinement, du gros coeur de voir les larmoiements terribles de la povre Madme Bonarde; mais jé voulais pas; j'avais prévenu, oune heure. Et c'était oune heure.

«Quand l'horloge avait sonné, jé m'étais levé; j'avais été debout devant Madme Bonarde, j'avais croisé lé bras, les deux, et j'avais dit:

«—Madme Bonarde.»

«Elle répondait rien. C'était très étonnant. Jé dis encore:

«—Madme Bonarde.»

«Elle répondait rien. Jé regardais, et jé voyais qu'elle pleurait si énormément fort, que pouvait pas dire un parole. Jé dis lé troisième fois:

«—Madme Bonarde, jé voulais, jé devais dire à vous qué Fridric, votre garçone,... devinez quoi?

«—Est mort! elle répondait.

«—No, no, jé dis; pas morte, pas morte.

«—Il est très malade, elle dit.

«—No, no, pas malade, jé dis.

«—Alors, quoi donc? Dites, parlez; vous me faites mourir!»

«—Fridric, jé dis, il allait très bien, il était très excellente; mais il devait partir demain pour soldat; aller très loin; lui voulait vous vénir lé voir, lui donner les embrassements, lé bénédictions, lé consolations, cé soir et encore demain.»

«Elle pleurait pas, elle disait:

«Quoi encore?

«—Rien» jé dis.

«Et puis elle mé disait j'étais oune cruel, j'avais méchanceté; elle très colère. Moi jé disais:

«—Quoi vous avez? J'avais fait exprès. Fridric s'en aller pour lé guerre, pour lé boulète, c'était affreux!»

«Moi lui dire rien, c'était un tourmentement terrible; elle croire Fridric morte.

«Pas du tout. Fridric seulement partir.

«Madme Bonarde alors content, parfaitement heureux. Vous voyez, les deux, j'avais fait parfaitement.»

Frédéric et Julien qui, dans le commencement du récit de M. Georgey, s'étaient sentis irrités contre lui, se mirent à rire à la fin, et n'eurent pas le courage de lui reprocher d'avoir fait souffrir inutilement Mme Bonard. Frédéric le remercia même et attendit avec impatience l'arrivée de sa mère. Elle vint plus tôt qu'il ne l'espérait, parce que son mari avait été au loin pour une vente de foin qu'il devait terminer en soupant chez son acheteur. Elle demanda à M. Georgey la permission de dîner chez lui pour rester le plus longtemps possible avec Frédéric.

M. GEORGEY.—Et votre mari, Madme Bonarde? lui pas venir?

MADAME BONARD.—Non, Monsieur; je n'ai pas osé lui en parler.

M. GEORGEY.—J'étais étonné, très étonné. Master Bonarde faisait mal; et jé croyais il faisait toujours bien.

MADAME BONARD.—Il attend peut-être une demande de Frédéric.

FRÉDÉRIC.—C'est à quoi j'ai pensé, maman, et je lui ai écrit une lettre que vous lui remettrez ce soir, n'est-ce pas? La voici.

MADAME BONARD.—Tu as bien fait, mon enfant; je la lui remettrai certainement aussitôt qu'il sera rentré.»

Mme Bonard était si contente d'avoir été rassurée sur son fils après la terrible inquiétude que lui avait causée l'ingénieuse idée de M. Georgey, qu'elle éprouvait plus de joie que de tristesse; le souper fut assez gai. Frédéric et Julien étaient heureux de la voir si résignée. Caroline avait soigné le repas; le vin était bon; M. Georgey, fidèle à sa promesse, n'en but qu'une bouteille et n'en laissa boire qu'une à ses convives. Ce jour-là tout le monde mangea ensemble, car c'était le dernier repas que faisait Frédéric avec sa mère et avec Julien.

Le soir, ils reconduisirent Mme Bonard chez elle. M. Georgey était reparti pendant qu'elle faisait ses adieux à Frédéric, en lui promettant une dernière visite pour le lendemain de bonne heure avant son départ. Julien demanda à Frédéric s'il ne voulait pas faire un tour dans les champs.

«Non, répondit Frédéric, je retrouverais partout des souvenirs d'Alcide et des mauvaises actions qu'il m'a fait commettre; rejoignons M. Georgey, et revenons avec lui par la route ordinaire.»

La nuit fut agitée pour Frédéric et pour Julien. Le lendemain de bonne heure, Caroline leur apporta à déjeuner. Quand ils eurent mangé, Frédéric alla faire ses adieux à M. Georgey, qui lui serra la main, mit dedans un petit rouleau de pièces d'or, et lui promit d'aller le voir pendant sa visite à son ami le colonel Duguesclin, en Algérie. Frédéric lui adressa un dernier remerciement, lui baisa la main et sortit les yeux pleins de larmes. Il trouva en bas sa mère qui arrivait.

«Et mon père? demanda-t-il.

MADAME BONARD, hésitant.—Ton père te remercie de ta lettre; il a voulu venir avec moi, mais au dernier moment il n'a plus voulu. Il a dit qu'il craignait de s'emporter; qu'il sentait qu'il avait tort, mais que c'était plus fort que sa volonté. Il m'a chargé de te dire qu'il te pardonnait, qu'il t'envoyait sa bénédiction.»

Frédéric fut consolé par ces dernières paroles et embrassa sa mère plus de dix fois. Les adieux furent pénibles. Julien accompagna son nouvel ami jusqu'à la ville et ne le quitta qu'à la gare du chemin de fer, au moment où il montait en wagon. Il revint tout triste; M. Georgey lui donna congé jusqu'au soir pour consoler la pauvre Mme Bonard.



XXII


LES MAUVAIS CAMARADES


Une année se passa encore sans aucun événement important. Au bout de ce temps il fut convenu que Julien rentrerait chez ses anciens maîtres, et que M. Georgey partirait pour faire un voyage dans le midi de la France, puis l'Afrique, où il projetait d'établir de nouvelles manufactures. Il avait reçu deux ou trois lettres du colonel Duguesclin, qui lui donnait d'excellentes nouvelles de Frédéric; il était compté parmi les meilleurs soldats du régiment. Il y avait eu deux ou trois petits combats dans lesquels il s'était distingué; il avait été nommé avec éloge deux fois dans l'ordre du jour, et le colonel ne doutait pas qu'il ne fût nommé brigadier, puis maréchal des logis très prochainement.

Ces lettres changèrent entièrement les dispositions fâcheuses de Bonard à l'égard de son fils; au lieu d'en rougir, il en devint fier et ne laissait pas échapper une occasion de parler de son fils et des éloges que faisait de lui son colonel.

Quand M. Georgey dut partir pour l'Algérie, Bonard lui envoya une lettre pleine d'affection et d'encouragement pour Frédéric, le bénissant, l'appelant son cher fils, la gloire de son nom, l'espoir de ses vieux jours, etc.

Pendant cette année, que devenait Alcide? Le hasard l'avait fait entrer dans le même régiment que Frédéric; seulement, et pour le grand bonheur de ce dernier, l'escadron d'Alcide fut envoyé dans une autre garnison assez éloignée.

Mais un jour, jour fatal qui se trouva être celui du départ de M. Georgey pour l'Afrique, l'escadron de Frédéric reçut l'ordre de joindre l'autre. Huit jours après ils étaient réunis, et Frédéric reconnut avec effroi qu'Alcide faisait partie du régiment. Alcide, lui, fut enchanté de cette découverte; il résolut de s'appuyer sur Frédéric, qu'il savait bien vu du colonel, et dont l'excellente réputation au régiment corrigerait la sienne qui était très mauvaise.

«Quand on nous verra amis, pensa-t-il, on me considérera davantage et on ne me fera plus faire toutes les corvées du service. Il faudra tout de même que je ménage ce Frédéric. Pas un mot du passé; il m'éviterait si je lui en parlais. Non, non, pas si bête. Je ferai l'honnête homme, le saint homme même, au besoin. Je le flatterai, je lui ferai faire connaissance avec mes amis, en lui disant que ce sont de braves jeunes gens qui ont besoin de bons conseils, de bons exemples; que nous lui demandons de nous diriger, de nous compter parmi ses amis. Je saurai bien l'empaumer; il est faible, et, une fois pris, nous profiterons de l'argent que lui envoie son imbécile d'Anglais pour faire des parties. C'est ça qui est amusant! Et nous n'avons pas le sou, nous autres pauvres diables! Il faut que je fasse la leçon aux amis. Qu'ils n'aillent pas se trahir devant lui! Ils perdraient tout, les gredins!»

Alcide alla en effet à la recherche de ses camarades, leur expliqua qu'il fallait viser à la bourse de Frédéric, et que pour cela il fallait paraître sages, tranquilles, bons soldats, en un mot.

«Quand il sera pris une fois seulement en manquement de service, nous le tiendrons et nous le ferons marcher. Le tout, c'est de savoir s'y prendre.»

Il continua ses recommandations et ses explications; les autres finirent par l'envoyer promener.

«Est-ce que tu nous prends pour des imbéciles, pour nous mâcher la besogne comme tu le fais? Nous saurons bien l'entortiller sans que tu t'en mêles.

ALCIDE.—Non, vous ne le connaissez pas; vous ne saurez pas le prendre; il vous échappera, et j'en porterai la peine: il connaît bien le proverbe: Qui se ressemble s'assemble.

GUEUSARD.—Fais comme tu voudras; mais je dis, moi, qu'il faut commencer par lui faire payer la bienvenue, et l'enivrer si nous pouvons.

GREDINET.—Et le dévaliser après, son Anglais le remplumera.

ALCIDE.—Et tu crois, imbécile, qu'il se laissera faire comme un oison, sans même ouvrir le bec pour crier?

FOURBILLON.—Qu'il crie, qu'il piaille, je m'en moque pas mal, quand j'aurai vidé son gousset.

RENARDOT.—Et quand il crierait, qu'est-ce que cela nous fait? Il ne portera pas plainte, puisqu'il se sera grisé avec nous.

ALCIDE.—Faites comme vous voudrez; seulement vous ferez fausse route, c'est moi qui vous le dis.

GUEUSARD.—C'est ce que nous allons voir. Voilà l'ouvrage de la caserne fini; tu vas nous présenter et lever le premier le lièvre de la bienvenue.

ALCIDE.—Je n'en soufflerai pas mot. Ce serait tout perdre... Mais tenez, le voilà qui débusque dans la cour. Suivez-moi.»

Alcide, suivi de sa bande, se dirigea vers Frédéric qui venait prendre l'air; la journée avait été brûlante, chacun cherchait à respirer avant l'heure de la retraite.

ALCIDE.—Bonjour, mon brave Frédéric. Nous voici enrôlés dans le même régiment, et bien différents de ce que nous étions quand nous nous sommes quittés. Voici des amis que je te présente. Ils ont, comme moi, entendu parler de toi.

FRÉDÉRIC.—De moi? A propos de quoi donc?

ALCIDE.—Comment! tu es donc seul à ne pas savoir qu'il n'est bruit que de toi dans le régiment? Ton nom est dans toutes les bouches. Quand nous voulons faire l'éloge d'un des nôtres, nous disons: «Brave comme Bonard, exact comme Bonard, bon chrétien comme Bonard, généreux comme Bonard». N'est-il pas vrai, camarades? Je ne blague pas, moi.

TOUS.—Oui, oui, très vrai! Ça a passé en proverbe dans l'escadron.

FRÉDÉRIC.—Merci de votre bonne opinion, camarades. Je suis heureux de vous connaître. Et toi, Alcide, je compte bien que nous vivrons en bonne amitié et en bons soldats, en vrais chrétiens.

ALCIDE.—C'est bien ma pensée; nous emboîterons tous le même pas.

GREDINET.—Nous serons la crème de l'escadron, toi, Bonard, à notre tête.

RENARDOT.—Oui, soyons tous les grenadiers de Bonard, et ce sera notre gloire.

FOURBILLON.—Fumes-tu quelquefois?

FRÉDÉRIC.—Non, ce n'est pas mon habitude.

FOURBILLON.—Tant pis, je t'aurais demandé un cigare; j'ai un mal de dents à me rendre fou, et pas un centime pour en acheter un.

FRÉDÉRIC.—Qu'à cela ne tienne. Je n'ai pas de cigares, mais j'ai de quoi en acheter. Combien t'en faut-il?

FOURBILLON.—Cela dépend des camarades. S'ils veulent fumer en ton honneur, pour fêter ta bienvenue, et si tu es généreux, comme on le dit, tu lâcheras bien deux cigares par tête.

FRÉDÉRIC.—Deux, c'est trop peu; mettons en quatre; nous sommes six; mais comme je n'en suis pas, cela fait vingt cigares. A combien la pièce?

GUEUSARD.—Pour en avoir de passables, faut bien y mettre quinze centimes; ça fait trois francs.

FRÉDÉRIC.—Tiens, voilà cinq francs. Va à la provision.

GUEUSARD.—Tu mérites bien ta réputation, brave camarade. J'y cours, et vous ne m'attendrez pas longtemps.

ALCIDE, bas à Frédéric.—Tu as bien fait, Frédéric. Ce sont de pauvres gens qui n'ont pas le sou, comme moi; ils sont reconnaissants; tu les mèneras tous à la baguette si tu les fournis de temps à autre.»

Ce fut le premier essai d'Alcide et de ces compagnons. Ils continuèrent à dégarnir la bourse de Frédéric en lui faisant sans cesse de nouvelles demandes. Tantôt c'étaient des cigares, tantôt une bouteille de vin, tantôt une petite perte au jeu à payer. Frédéric, méfiant dans les commencements, se laissa aller quand il vit Alcide si complètement changé en apparence, si honteux de son passé, qu'il rappelait adroitement et indirectement sans que personne autre que Frédéric pût le comprendre. Il ne s'apercevait pas que ces prétendus amis le circonvenaient de plus en plus et le séparaient des autres camarades dont ils lui disaient sans cesse du mal.

Un jour, le colonel le rencontra entouré de la bande d'Alcide; il l'appela.

LE COLONEL.—Comment ça va-t-il, mon cher? Il y a longtemps que je ne t'ai vu. Pourquoi donc fais-tu société avec ces gens-là? Ce sont les plus mal notés du régiment. Prends garde! Je te porte intérêt, tu le sais, et je n'aime pas à te voir fréquenter de mauvais sujets. J'ai mes rapports; je sais que tu leur donnes de l'argent, que tu es souvent avec eux, qu'ils boivent et te font boire quelquefois. Je te répète, prends garde qu'ils ne t'entraînent à mal.

FRÉDÉRIC.—Je vous remercie bien de votre bon avis, mon colonel. Je croyais avoir là de bonnes relations. Je les vois bien doux, bien rangés, exacts à leur service; je ne m'en étais pas méfié. Mais votre avertissement ne sera pas perdu, mon colonel, et dès aujourd'hui je m'en séparerai.

LE COLONEL.—Ils sont donc bien changés, pour que tu en aies si bonne opinion? Malgré les apparences, n'oublie pas mon conseil. Au revoir, mon ami, je ne te perdrai pas de vue.» Le colonel s'éloigna, les amis d'Alcide se rapprochèrent.

ALCIDE.—Qu'est-ce qu'il t'a dit le colonel? Il nous regardait en te parlant.

FRÉDÉRIC.—Il m'a dit quelque chose qui ne me fait pas plaisir et qui vous regarde tous.

GREDINET.—Quoi donc? Tu as l'air contrarié, en effet.

FRÉDÉRIC.—On le serait à moins. Il m'a dit de prendre garde aux camarades mal notés dans le régiment.

RENARDOT.—Eh bien, en quoi cela nous regarde-t-il?

FRÉDÉRIC.—En ce qu'il m'a dit que vous en étiez.

ALCIDE.—Ah bah! Tu ne l'as pas cru, je pense?

FRÉDÉRIC.—Mon colonel m'a toujours donné de bons avis, et je me suis toujours bien trouvé de les avoir écoutés.

ALCIDE.—Tu veux donc nous lâcher! C'est ça qui serait un méchant tour; tu nous manquerais trop.

FRÉDÉRIC.—Je ne vous manquerai pas en ce que vous me trouverez toujours prêt à vous obliger et à vous venir en aide. Mais je vous fréquenterai moins, pour obéir à mon colonel.»

Alcide regarda les camarades et cligna de l'oeil. Ils comprirent qu'il n'y avait pas de temps à perdre pour exécuter leurs projets, et avoir de Frédéric tout ce qu'ils pourraient en tirer.

ALCIDE.—Je respecte ta soumission, mon ami, et nous, de notre côté, nous t'éviterons au lieu de te chercher. Mais accorde-nous une dernière soirée. Nous nous réunirons dans la chambre et nous viderons une ou deux bouteilles à la santé du colonel, quelque injuste qu'il soit à notre égard.»

Frédéric, surpris et satisfait d'une obéissance qu'il n'espérait pas, consentit volontiers à cette soirée d'adieux; il promit de les rejoindre dans la chambrée aussitôt après l'exercice. Et ils se quittèrent amicalement.



XXIII


LE MAUVAIS GENIE


Quand les amis furent seuls ils se regardèrent tous avec consternation.

ALCIDE.—Le Jocrisse nous échappe. Je vous avais dit que vous alliez trop vite en besogne; on nous a vus trop souvent ensemble; nous l'avons mené trop souvent à la cantine. Il fallait aller plus doucement. L'enivrer sans qu'il s'en doutât, et nous aurions eu le magot.

GUEUSARD.—Ce qui est différé n'est pas perdu; nous avons encore la soirée.

ALCIDE.—Que veux-tu que nous en fassions à présent que le voilà prévenu?

GREDINET.—Laisse-moi faire; je me charge de lui faire avaler plus qu'il ne lui en faut pour faire passer ses jaunets dans notre poche.

ALCIDE.—Essayons; c'est notre dernière journée, nous n'avons plus à le ménager.»

De concert avec Alcide, Gueusard et Gredinet se chargèrent du vin et de l'eau-de-vie. Ils allèrent en demander à la cantine pour le compte de l'ami Bonard; on savait qu'il payait bien, et on livra aux deux amis tout ce qu'ils demandèrent, dix bouteilles de vin du Midi, du plus fort, et six bouteilles d'eau-de-vie et de liqueurs travaillées avec de l'esprit-de-vin, et autres ingrédients nuisibles.

Après l'exercice, Frédéric se rendit à la chambrée, comme il l'avait promis; les amis y étaient déjà.

ALCIDE.—Tu es exact, et tu l'as toujours été.

FOURBILLON.—Je ne m'étonne pas que le colonel t'ait pris en gré; tu fais le meilleur soldat du régiment.

RENARDOT.—Et ce n'est pas seulement le colonel qui t'aime, tous tes supérieurs ont de l'amitié pour toi.

GUEUSARD.—Tu iras loin, c'est moi qui te le dis.

ALCIDE.—Ma foi, je ne serais pas étonné que nous ayons un jour à te présenter les armes et à t'appeler mon général.

GREDINET.—Et le jour n'est pas loin où nous t'appellerons mon maréchal des logis.

ALCIDE.—Et ce ne sera que justice de la part du colonel; il mérite bien que nous buvions un coup à sa santé.

TOUS.—C'est ça! A la santé du colonel! Vive le colonel!»

Frédéric ne put refuser la santé du colonel: il avala son verre avec empressement; les flatteries de ses amis l'avaient bien disposé.

GREDINET.—Ce sont tes parents qui seront fiers! les vois-tu te voyant arriver avec les galons de maréchal des logis?

ALCIDE.—Ces chers parents! Seront-ils heureux et fiers! Il faut boire à leur santé. Vivent M. et Mme Bonard!»

Frédéric, attendri par la pensée du retour au pays avec les galons de maréchal des logis, but encore volontiers un verre à la santé de ses parents.

RENARDOT.—Et comme le lieutenant-colonel parle de toi! Il semblerait que tu sois son fils, tant il te regarde avec plaisir.

GUEUSARD.—C'est que tu es joli garçon! En grande tenue, dans le rang, il n'y en a pas de plus beau que toi.

ALCIDE.—Et nous qui oublions de boire à sa santé! Vive le lieutenant-colonel! A sa santé!»

Un troisième fut vidé à la santé de cet excellent chef, Frédéric parlait, riait, remerciait. Un quatrième verre fut avalé à la santé du capitaine, puis un cinquième pour le lieutenant. La tête de Frédéric commençait à s'échauffer. Les amis passèrent ensuite à l'eau-de-vie, dont Frédéric ne soupçonnait pas la force. Puis vinrent les chants, les rires, les cris. Alcide était ivre; ses amis l'étaient plus encore; ils l'étaient au point d'avoir oublié le magot dont ils avaient voulu s'emparer. Frédéric, qui avait conservé assez de raison pour se ménager, était un peu moins ivre que les autres, mais il n'avait plus ses idées nettes. Le tapage devint si fort qu'il attira l'attention du maréchal des logis; on s'apprêtait à sonner la retraite.

«Que diantre se passe-t-il donc là-haut? Quel diable de bruit font-il? Il faut que j'aille voir.»

Le maréchal des logis monta, entra et vit des bouteilles vides par terre, les hommes dansant, criant, chantant à qui mieux mieux.

LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Arrêtez! Arrêtez tous! Et tous à la salle de police!

ALCIDE.—Ce n'est pas toi qui m'y feras aller, face à claques, gros joufflu. Essayes donc de me faire bouger. Je suis bien ici: j'y reste.

LE MARÉCHAL DES LOGIS.—C'est ce que nous allons voir, ivrogne, Tu n'iras pas à la salle de police, mais au cachot.»

Le maréchal des logis voulut prendre Alcide au collet, mais celui-ci le repoussa.

LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Fais attention! Un soldat qui porte la main sur son supérieur, c'est la mort!»

Et il fit encore un mouvement pour emmener Alcide.

ALCIDE.—Va te promener avec ta mort; je me moque pas mal d'une canaille comme toi.»

Et Alcide lui assena un coup de poing qui le fit chanceler.

«A moi, le poste! s'écria le maréchal des logis.

—A moi, les amis! A moi, Frédéric! s'écria Alcide. Vas-tu laisser coffrer ton ami?»

Frédéric, qui n'avait pas encore bougé, s'élança au secours d'Alcide, et, sans avoir conscience de ce qu'il faisait, lutta avec le maréchal des logis pour dégager son faux ami.

Le poste accourut.

«Ces deux hommes au cachot, dit le maréchal des logis. Les autres à la salle de police.»

Alcide cria, jura, se débattit, mais fut facilement terrassé et emmené. Frédéric se laissa prendre sans résistance; l'instinct de la discipline militaire le fit machinalement obéir, mais malheureusement trop tard.

Quand les hommes du poste reconnurent Frédéric, ce fut une surprise et une consternation générale. Le maréchal des logis lui-même partagea cette impression: il ne l'avait pas reconnu avant l'arrivée du poste.

«Impossible de le sauver, pensa-t-il, maintenant que les hommes l'ont vu et l'ont emmené au cachot. Il faut que je fasse mon rapport. Je l'adoucirai de mon mieux. Mais comment s'est-il trouvé au milieu de ces ivrognes, faisant avec eux un tapage infernal, et ivre comme eux? C'est incroyable! Un si bon soldat! Jamais de consigne! Jamais à la salle de police!... Ils l'auront grisé! Pauvre garçon! Va-t-il avoir du chagrin demain, quand il aura cuvé son vin et qu'il se réveillera au cachot!»

Le maréchal des logis sortit triste et pensif; il alla faire son rapport au lieutenant de semaine. Le lieutenant au capitaine. Le soir même, le colonel fut informé de ce qui s'était passé.

«Pauvre garçon? s'écria-t-il. Mauvaise affaire! Impossible à arranger. Une lutte entre un soldat et son maréchal des logis. C'est la mort, ou tout au moins vingt ans de boulet. Pour l'autre, cela ne m'étonne pas. Un mauvais drôle! Toujours sur la liste de punitions! Ce matin même j'avais prévenu Bonard de se méfier de ces mauvais garnements. Et il m'avait promis de se séparer d'eux. Pauvre garçon! Et mon ami Georgey! Il va être bien peiné. Il me l'avait tant recommandé.»

Le soir même, la fatale nouvelle se répandit dans les deux escadrons. On ne parla pas d'autre chose dans toutes les chambrées. Chacun plaignit Frédéric; Alcide n'en fut que plus détesté, car on supposa avec raison que c'était lui qui avait fait boire Bonard et qui avait causé son malheur.

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