Le Mauvais Génie
XXIV
LES PRISONNIERS
Frédéric, enfermé au cachot aux trois quarts ivre, ne comprenant pas encore sa position, se jeta sur la paille qui servait de lit aux prisonniers, et s'endormit profondément; il ne s'éveilla que le lendemain, quand le maréchal des logis vint le voir et l'interroger.
FRÉDÉRIC.—Ah! c'est vous maréchal des logis! Je suis heureux de vous voir. Pourquoi donc suis-je au cachot? Qu'ai-je fait? Je ne me souviens de rien, sinon qu'ils m'ont fait boire tant de santés, y compris la vôtre, maréchal des logis, que ma tête est partie. J'ai peur d'avoir fait quelque sottise, car ce n'est pas pour des riens qu'un soldat se trouve au cachot.
—Pauvre garçon! dit le maréchal des logis en lui serrant la main. Pauvre Bonard! Si j'avais pu te reconnaître plus tôt, je t'aurais sauvé; mais le poste était arrivé, t'avait empoigné... Il était trop tard.
FRÉDÉRIC.—Me sauver! Mon Dieu! Mais qu'ai-je donc fait, maréchal des logis? Dites-le-moi, je vous en supplie.
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Tu as porté la main sur moi. Tu as lutté contre moi!
FRÉDÉRIC.—Sur vous? Sur vous, maréchal des logis, que j'aime, que je respecte! Vous, mon supérieur! Mais c'est le déshonneur, la mort!»
Le maréchal des logis ne répondit pas.
FRÉDÉRIC, se tordant les mains.—Malheureux! malheureux! Qu'ai-je fait? La mort, plutôt que le déshonneur! Mon maréchal des logis, ayez pitié de moi, de mes pauvres parents! C'est pour eux, pas pour moi... Et mon colonel qui m'avait prévenu le matin que j'avais de mauvaises relations! Et moi qui voulais lui obéir, qui ne devais plus les voir! Ils m'ont demandé une dernière soirée, une soirée d'adieu. Et moi qui ne bois jamais, je me suis laissé entraîner par eux à boire des santés pour ceux que j'aime. Mon Dieu! mon Dieu! ayez pitié de moi, de mes pauvres parents!... Lever la main sur mon maréchal des logis!... mais c'est affreux, c'est horrible! J'étais donc fou! Oh! malheureux, malheureux!»
Le pauvre Frédéric tomba sur sa paille; il s'y roula en poussant des cris déchirants.
«Mon père, mon père! Il me maudira! Pauvre mère! Que va-t-elle devenir? Grâce, pitié. Tuez-moi, mon maréchal des logis; par grâce, tuez-moi!
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Mon pauvre garçon, prends courage! On t'aime dans le régiment; c'est la première faute que tu commets: tu as été entraîné. Espère, mon ami. Le conseil de guerre sera composé d'amis. Ils t'acquitteront peut-être.
FRÉDÉRIC.—Vous cherchez à m'encourager, mon maréchal des logis. Vous êtes bon! Je vous remercie. Mais le code militaire? C'est la mort que j'ai méritée. Et avant la mort, la dégradation: la honte pour moi, pour les miens! Oh! mon Dieu!
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—J'ai fait mon rapport le plus doux possible pour toi, mon ami. Pour Bourel, c'est autre chose.
FRÉDÉRIC.—Alcide? Il vous a touché?
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Touché! Tu es bien bon; repoussé, battu, il m'a appelé canaille, et il m'a assené un coup de poing dans l'estomac qui a failli me jeter par terre. Celui-là, qui est un gredin, un mauvais soldat, je ne l'ai pas ménagé, j'ai dit toute la vérité. Il est sûr de son fait, lui: la mort sans rémission.
FRÉDÉRIC.—Alcide! La mort! Le malheureux! quel mal il m'a fait! il a toujours été mon mauvais génie, Satan acharné à ma perte.
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Au revoir, mon pauvre Bonard. Quand tu seras plus calme, je reviendrai avec le lieutenant pour savoir le détail de ce qui s'est passé avant mon arrivée. Espère, mon ami, ne te laisse pas abattre. Les officiers auront égard à ta bonne conduite, à ta bravoure. Le colonel, le premier, fera ce qu'il pourra pour toi.
FRÉDÉRIC.—Merci mon maréchal des logis; merci du fond du coeur.»
En sortant de chez Bonard, le maréchal des logis entra dans le cachot d'Alcide.
«Que voulez-vous? dit ce dernier d'un ton brusque.
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Je veux voir si tu as regret de ta conduite d'hier. Le repentir pourrait améliorer ta position et disposer à l'indulgence.
ALCIDE, d'un ton bourru.—Me prenez-vous pour un imbécile? Est-ce que je ne connais pas le code militaire? Croyez-vous que je ne sache pas que je serai fusillé? Ça m'est bien égal. Pour la vie que je mène dans votre sale régiment, j'aime mieux mourir que traîner le boulet. Chargez-moi, inventez, mentez, je me moque de tout et de tous.
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Je vous engage à changer de langage, si vous voulez obtenir un jugement favorable.
ALCIDE.—Je ne changerai rien du tout; je sais que je dois crever un jour ou l'autre. J'aime mieux une balle dans la tête que le choléra ou le typhus qu'on attrape dans vos méchantes casernes. Laissez-moi tranquille et envoyez-moi à manger; j'ai faim.»
Le maréchal des logis lui jeta un regard de mépris et le quitta.
«J'ai faim!» répéta Alcide avec colère pendant que le maréchal des logis sortait.
«Qu'on porte à manger à ces hommes. Du pain et de l'eau à celui-ci. Du pain et de la soupe à Bonard», dit le maréchal des logis au soldat qui l'accompagnait.
Il ajouta: «Quel gueux que ce Bourel!»
Dans la journée, le colonel voulut aller lui-même avec le lieutenant voir et interroger Frédéric. Ils le trouvèrent assis sur son lit et pleurant.
Le colonel, ému, s'approcha. Frédéric releva la tête, et, en reconnaissant son colonel, il se leva promptement.
FRÉDÉRIC.—Oh! mon colonel, quelle bonté!
LE COLONEL.—J'ai voulu t'interroger moi-même, mon pauvre garçon, pour pouvoir comprendre comment un bon et brave soldat comme toi a pu se mettre dans la triste position où je te trouve. Le maréchal des logis m'a raconté ce qui s'est passé pendant sa visite de ce matin. Sois sûr que si nous pouvons te tirer de là, nous en serons tous très heureux. Explique-moi comment, après ma recommandation et ta promesse, tu t'es encore réuni à ces mauvais sujets, et comment tu as partagé leur ivresse.»
Frédéric lui raconta en détail ce qui s'était passé entre lui et ses camarades, et comment il avait perdu la tête à la fin de l'orgie, au point de n'avoir conservé aucun souvenir de la scène avec le maréchal des logis.
LE COLONEL.—C'est fâcheux, très fâcheux! Je ne puis rien te promettre; mais tes antécédents te vaudront l'indulgence du conseil, et tu peux compter sur moi pour le jugement le plus favorable.
FRÉDÉRIC.—Que Dieu vous bénisse, mon colonel. Au lieu de reproches, et de paroles sévères, je reçois de vous des paroles d'encouragement et d'indulgence. Oui, que le bon Dieu vous bénisse, vous et les vôtres, et qu'il ne vous fasse jamais éprouver les terreurs de la mort déshonorante dont je suis menacé par ma faute.»
Le colonel, ému, tendit la main à Frédéric, qui la baisa avec effusion. La porte du cachot se referma, et il se retrouva seul, livré à ses réflexions.
Quand on vint le soir lui apporter son dîner, il demanda au soldat s'il pouvait recevoir la visite de l'aumônier de la garnison.
«J'en parlerai au maréchal des logis, qui t'aura la permission, bien sûr. Jamais on ne refuse à ceux qui la demandent», répondit le soldat.
Le soir même, en effet, l'aumônier vint visiter le pauvre prisonnier; ce fût une grande consolation pour Frédéric, qui lui ouvrit son coeur en lui racontant ses torts passés, sa position vis-à-vis de son père, etc. Il lui découvrit, sans rien dissimuler, son désespoir par rapport à ses parents, sa rancune, haineuse par moments, contre Alcide, auteur de tous ses maux. Le bon prêtre le consola, le remonta et le laissa dans une disposition d'esprit bien plus douce, plus résignée. Quant à Alcide, il conserva tous ses mauvais sentiments.
«Je n'ai qu'un regret, disait-il, c'est que Frédéric n'ait pas donné une rossée soignée à ce brigand de maréchal des logis; il eût été certainement condamné à mort comme moi, ce qui reste incertain pour lui, puisqu'il a seulement lutté contre ce gueux.»
XXV
VISITE AGREABLE
Huit ou dix jours après cet événement, le colonel, seul dans sa chambre, lisait attentivement les interrogatoires des accusés et toutes les pièces du procès. Il vit avec surprise qu'Alcide accusait Frédéric de deux vols graves commis au préjudice de M. Georgey et d'un pauvre orphelin reçu par charité chez Bonard père. Il lut avec un chagrin réel le demi-aveu de Frédéric, qui en rejetait la faute sur Alcide. Il ne pouvait comprendre que ces vols n'eussent pas été poursuivis par les tribunaux; il comprenait bien moins encore qu'un garçon capable de deux actions aussi lâches que criminelles fût devenu ce qu'était Frédéric depuis son entrée au régiment, l'exemple de tous ses camarades.
«Comment Georgey a-t-il pu s'attacher à un voleur et me le recommander en termes aussi vifs et aussi affectueux?»
Pendant qu'il se livrait à ces réflexions, il entendit un débat à la porte d'entrée entre sa sentinelle et une personne qui voulait pénétrer de force dans la maison. Il écouta...
«Dieu me pardonne, s'écria-t-il, c'est Georgey! Je reconnais son accent. Il veut forcer la consigne. Il faut que j'y aille, car ma sentinelle serait capable de lui passer sa baïonnette au travers du corps pour maintenir la consigne.»
Le colonel se leva précipitamment, ouvrit la porte et descendit. M. Georgey voulait entrer de force, et la sentinelle lui présentait la pointe de la baïonnette au moment où le colonel parut.
«Georgey!... s'écria-t-il. Sentinelle, laisse passer.»
Le soldat releva son fusil et présenta arme.
LE COLONEL.—Entrez, entrez, mon ami.
M. GEORGEY.—Une minoute, s'il vous plaisait. Soldat, vous avoir bien fait; moi j'étais une imbécile, et vous étais bon soldat français. Voilà. Et voilà un petit récompense.»
M. Georgey lui présenta une pièce de vingt francs. Le soldat ne bougea pas; il restait au port d'armes.
M. GEORGEY.—Quoi vous avez, soldat français. Pourquoi vous pas tendre lé main?
—Arme à terre! commanda le colonel. Tends la main et prends.»
Le soldat porta la main à son képi, la tendit à M. Georgey en souriant et reçut la pièce d'or.
Le colonel riait de la surprise de M. Georgey.
«Entrez, entrez, mon cher Georgey; c'est la consigne que j'avais donnée qui vous retenait à la porte.
M. GEORGEY.—Bonjour, my dear colonel. Bonjour. J'étais heureuse de voir vous. Lé pauvre soldat français, il comprenait rien; jé parlais, il parlait; c'était lé même chose. Je pouvais pas vous voir.
LE COLONEL.—Vous voici entré, mon ami; je vous attendais, votre chambre est prête. Voulez-vous prendre quelque chose en attendant le dîner?
M. GEORGEY.—No, my dear. J'avais l'estomac rempli et j'avais apporté à vous des choses délicieux. Pâtés de gros foies, pâtés de partridge (perdrix) très truffés, pâtés de saumon délicieux; turkeys grosses et truffées dans l'estomac; oisons chauffés dans lé graisse dans des poteries; c'est admirable.»
Le colonel riait de plus en plus à mesure que M. Georgey énumérait ses succulents présents.
LE COLONEL.—Je vois, mon cher, que vous êtes toujours le même; vous n'oubliez pas les bonnes choses, non plus que vous n'oubliez jamais vos amis.
M. GEORGEY.—No, my dear, jamais. J'avais aussi porté une bonne chose à Fridric; un langue fourré, truffé, fumé; un fromage gros dé soixante livres; c'était très excellent pour lui, salé, fourré, fumé. Lui manger longtemps.
Le colonel ne riait plus.
«Hélas! mon cher Georgey, votre pauvre Frédéric m'inquiète beaucoup. Je m'occupais de lui quand vous êtes entré.
M. GEORGEY.—Quoi il avait? Pourquoi vous disez povre Fridric? Lui malade?
LE COLONEL.—Non, il est au cachot depuis dix jours.
M. GEORGEY.—Fridric au cachot? Pour quelle chose vous mettre au cachot lé Fridric, soldat français?
LE COLONEL.—Une mauvaise affaire pour ce pauvre garçon. Il s'est laissé entraîner à s'enivrer par un mauvais drôle de son pays, nommé Alcide Bourel.
M. GEORGEY.—Alcide! my goodness! Cé coquine abominable, cé gueuse horrible! il poursuivait partout lé povre Fridric?
LE COLONEL.—Ils étaient six, ils ont fait un train d'enfer; le maréchal des logis y est allé, Alcide l'a injurié, frappé; Frédéric a lutté contre le maréchal de logis pour dégager Alcide. Le poste est arrivé; tous deux ont été mis au cachot, où ils attendent leur jugement.
M. GEORGEY.—Oh! my goodness! Lé povre Fridric! Lé povre Mme Bonarde! Fridric morte ou déshonorable, c'était lé même chose... Et lé Master Bonarde! il avait un frayeur si terrible du déshonoration!... Colonel, vous étais un ami à moi, vous me donner Fridric et pas faire de jugement.
LE COLONEL.—Ah! si je le pouvais, mon ami, j'aurais étouffé l'affaire. Mais Alcide est arrêté aussi; les autres ivrognes sont à la salle de police. Le poste les a tous vus; il a dégagé le maréchal des logis, qu'Alcide assommait à coups de poing.»
Ils causèrent longtemps encore. M. Georgey cherchant les moyens de sauver Frédéric, le colonel lui en démontrant l'impossibilité. Quand il parla à son ami de l'accusation de vol portée par Alcide contre Frédéric, M. Georgey sauta de dessus sa chaise, entra dans une colère épouvantable contre Alcide. Lorsque son emportement se fut apaisé, le colonel l'interrogea sur cette accusation d'Alcide. M. Georgey raconta tout et n'oublia pas le repentir, la maladie, la profonde tristesse de Frédéric et son changement total.
Le colonel remercia beaucoup M. Georgey de tous ces détails, et lui promit d'en faire usage dans le cours du procès.
M. GEORGEY.—Jé ferai aussi usage; jé voulais parler pour Fridric! Jé voulais plaidoyer pour cette povre misérable.
LE COLONEL, souriant.—Vous? Mais, mon cher, vous ne parlez pas assez couramment notre langue pour plaider? Il aura un avocat.
M. GEORGEY.—Lui avoir dix avocats, ça fait rien à moi. Vous pouvez pas défendre moi parler pour une malheureuse créature très fort insultée. L'Alcide était une scélérate; et moi voulais dire elle était une scélérate, une menteur, une voleur et autres choses.
LE COLONEL.—Parlez tant que vous voudrez, mon cher, si Frédéric y consent; seulement je crains que vous ne lui fassiez tort en voulant lui faire du bien.
M. GEORGEY.—No, no, jé savais quoi jé disais; j'étais pas une imbécile; jé dirai bien.»
L'heure du dîner arrêta la conversation. M. Georgey mangea comme quatre, et remit au lendemain sa visite au prisonnier.
Frédéric végétait tristement dans son cachot. Ses camarades profitaient pourtant de l'amitié que lui témoignaient les officiers et le maréchal des logis pour lui envoyer toutes les douceurs que peuvent se procurer de pauvres soldats en garnison en Algérie; son morceau de viande était plus gros que le leur; sa gamelle de soupe était plus pleine, sa ration de café un peu plus sucrée. On lui envoyait quelques livres; la cantinière soignait davantage son linge; sa paillasse était plus épaisse; tout ce qu'on pouvait imaginer pour adoucir sa position était fait. Frédéric le voyait avec reconnaissance et plaisir; il en remerciait ses camarades et ses chefs. L'aumônier venait le voir aussi souvent que le lui permettaient ses nombreuses occupations; chacune de ses visites calmait l'agitation du malheureux prisonnier.
Un matin, lendemain de l'arrivée de M. Georgey, la porte du cachot s'ouvrit, et Frédéric vit entrer l'excellent Anglais suivi d'un soldat qui apportait un panier rempli de provisions. Frédéric ne put retenir un cri de joie; il s'élança vers M. Georgey, et, par un mouvement machinal, irréfléchi, il se jeta dans ses bras et le serra contre son coeur.
M. GEORGEY.—Povre Fridric! J'étais si chagrine, si fâché! Jé savais rien hier. Jé savais tout lé soir; lé colonel avait tout raconté à moi. Jé avais apporté un consolation pour l'estomac; et lé scélérate Alcide avoir rien du tout, pas une pièce.»
Frédéric, trop ému pour parler, lui serrait les mains, le regardait avec des yeux humides et reconnaissants.
M. Georgey profita du silence de Frédéric pour exhaler son indignation contre Alcide, son espoir de le voir fusillé en pièces.
«Jé apportais à vous des nouvelles excellentes de Mme Bonarde, de M. Bonarde, de pétite Juliène.»
Frédéric tressaillit et pâlit visiblement. M. Georgey, qui l'observait, rentra sa main dans sa poche; il avait apporté des lettres du père et de la mère. M. Georgey savait ce qu'elles contenaient; Bonard remerciait son fils d'avoir honoré son nom; il racontait les propos des gens du pays, les compliments qu'on lui adressait, son bonheur en apprenant que son fils avait été mis deux fois à l'ordre du jour; et d'autres choses de ce genre qui eussent été autant de coups de poignard pour le malheureux Frédéric. La lettre de Mme Bonard, beaucoup plus tendre, était pourtant dans les mêmes sentiments d'orgueil maternel.
«Si lé pôvre infortuné était justifié, se dit M. Georgey, jé remettrai après. Si la condamnation sé faisait, jé brûlerai.»
Ils restèrent quelques instants sans parler, Frédéric cherchait à contenir son émotion et à dissimuler sa honte; M. Georgey cherchait les moyens de le faire penser à autre chose. Enfin, il trouva.
«J'avais vu lé colonel; il m'avait dit c'était pas grand'chose pour toi. Le maréchal des logis dira c'était rien, c'était lui qui avait poussé; toi avais poussé Alcide seulement; toi étais excellente créature et lé autres t'aiment tous. Et lé jugement être excellent.»
Frédéric le regarda avec surprise.
FRÉDÉRIC.—J'ai pourtant entendu la lecture de l'acte d'accusation qui dit que j'ai lutté contre le maréchal des logis.
M. GEORGEY.—Quoi c'est lutter? Ce n'était rien du tout. Ce n'était pas taper.
FRÉDÉRIC.—Que Dieu vous entende, Monsieur! Je vous remercie de votre bonne intention.
M. GEORGEY.—Tiens, Fridric, voilà une grosse panier; il y avait bonnes choses pour manger. Tu avais curiosité? Tu volais voir? jé savais. Voilà.»
M. Georgey retira trois langues fourrées et fumées.
«Une, ail. Une, truffes. Une, pistaches; tout trois admirables. Une pâté, une jambon.»
Il posa le tout sur la paillasse. Frédéric sourit, il était touché de la bonté avec laquelle cet excellent homme cherchait à le consoler. Il prit un air satisfait et le remercia vivement d'avoir si bien trouvé des distractions à son chagrin.
M. Georgey fut enchanté, lui raconta beaucoup d'histoires du pays, de la ferme, de Julien, et il laissa Frédéric réellement remonté et content de toutes ces nouvelles du pays.
XXVI
CONSEIL DE GUERRE
Peu de jours après, le conseil de guerre s'assembla pour juger Alcide et Frédéric. Frédéric fut amené et placé entre deux chasseurs. Il était d'une pâleur mortelle; ses yeux étaient gonflés de larmes qu'il avait versées toute la nuit. Sa physionomie indiquait l'angoisse, la honte et la douleur.
Alcide fut placé à côté de lui. Son air effronté, son regard faux et méchant, son sourire forcé contrastaient avec l'attitude humble et triste de son compagnon.
On lut les pièces nécessaires, l'acte d'accusation, les dépositions, les interrogatoires, et on appela le maréchal des logis pour déposer devant le tribunal. Il accusa très énergiquement Alcide, et il parla de Frédéric en termes très modérés.
LE PRÉSIDENT.—Mais avez-vous été touché par Bonard?
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—Touché pour se défendre, oui, mais pas pour attaquer.
LE PRÉSIDENT.—Comment cela? Expliquez-vous.
LE MARÉCHAL DES LOGIS.—C'est-à-dire que lorsque Bourel l'a appelé, il est arrivé, mais en chancelant, parce que le vin lui avait ôté de la solidité. Quand il a approché, je l'ai poussé, il a voulu s'appuyer sur Bourel, et il s'est trompé de bras et de poitrine, je suppose, car c'est sur moi qu'il a chancelé. Je l'ai encore repoussé; il est revenu tomber sa tête sur mon épaule. Puis le poste est accouru; on les a empoignés tous les deux; mais il y a une différence entre pousser et s'appuyer.
—C'est bien; vous pouvez vous retirer», dit le président en souriant légèrement.
Le maréchal des logis se retira en s'essuyant le front; la sueur inondait son visage. Frédéric lui jeta un regard reconnaissant.
Les hommes du poste déposèrent dans le même sens sur ce qu'ils avaient pu voir.
Quand les témoins furent entendus, on interrogea Alcide.
LE PRÉSIDENT.—Vous avez appelé le maréchal des logis face à claques, gros joufflu, canaille?
ALCIDE.—C'est la vérité; ça m'a échappé.
LE PRÉSIDENT.—Vous l'avez poussé?
ALCIDE.—Je l'ai poussé et je m'en vante: il n'avait pas le droit de me prendre au collet.
LE PRÉSIDENT.—Il en avait parfaitement le droit, du moment que vous lui résistiez et que vous étiez ivre. Mais, de plus, vous lui avez donné un coup de poing.
ALCIDE.—Il n'était pas bien vigoureux. Je n'avais pas toute ma force. Le vin, vous savez, cela vous casse bras et jambes.
LE PRÉSIDENT.—Vous avez appelé vos camarades à votre secours, et spécialement Frédéric Bonard? Pourquoi appeliez-vous, si vous n'aviez pas l'intention de lutter contre votre maréchal des logis?
ALCIDE.—Je ne voulais pas me laisser frapper; l'uniforme français doit être respecté.
LE PRÉSIDENT.—Est-ce par respect pour l'uniforme que vous frappiez votre supérieur?
ALCIDE.—Si je l'ai un peu bousculé, Bonard en a fait autant.
LE PRÉSIDENT.—Il ne s'agit pas de Bonard, mais de vous.
ALCIDE.—Si je parle de lui, c'est que je n'ignore pas qu'on veut tout faire retomber sur moi pour excuser Bonard.
LE PRÉSIDENT.—Je vous répète qu'il n'est pas question de Bonard dans les demandes que je vous adresse, mais de vous seul. De votre propre aveu, vous avez donné un coup de poing à votre chef, vous l'avez traité de canaille, et vous avez appelé vos amis dans l'intention évidente de vous délivrer par la force. Avez-vous quelque chose à dire pour votre excuse?
ALCIDE.—Quand j'aurais à dire, à quoi cela me servirait-il, puisque vous êtes tous décidés d'avance à me faire fusiller et à acquitter Bonard qui est un hypocrite, un voleur?... C'est un jugement pour rire, ça. .
LE PRÉSIDENT.—Taisez-vous; vous ne devez pas insulter vos juges ni accuser un camarade. Je vous préviens que vous rendez votre affaire plus mauvaise encore...
ALCIDE.—Ça m'est bien égal, si je parviens à faire condamner ce gueux de Bonard, ce voleur, ce...»
M. Georgey se lève avec impétuosité et s'écrie:
«Jé demandé lé parole.
LE PRÉSIDENT.—Vous aurez la parole, Monsieur, quand nous en serons à la défense. Veuillez vous asseoir.»
M. Georgey se rassoit en disant:
«Jé demandais excus; cé coquine d'Alcide m'avait mis en fureur.»
Alcide se démène, montre le poing à M. Georgey en criant:
«Vous êtes un menteur! c'est une ligue contre moi!
LE PRÉSIDENT.—Reconduisez le prisonnier à son banc.»
Deux soldats emmènent Alcide, qui se débat et qu'on parvient difficilement à calmer.
LE PRÉSIDENT.—Bonard, c'est avec regret que nous vous voyons sur le banc des accusés; votre conduite a toujours été exemplaire. Dites-nous quel a été le motif de votre lutte contre votre maréchal des logis.
FRÉDÉRIC, d'une voix tremblante.—Mon colonel, j'ai eu le malheur de commettre une grande faute; je me suis laissé entraîner à boire, à m'enivrer. Je me suis trouvé, je ne puis expliquer comment, dans l'état de dégradation qui m'amène devant votre justice. Je n'ai aucun souvenir de ce qui s'est passé entre moi et mon maréchal des logis. Je me fie entièrement à lui pour vous faire connaître l'étendue de ma faute; je l'aime, je le respecte, et depuis quinze jours j'expie, par mon repentir et par mes larmes, le malheur de lui avoir manqué.
LE PRÉSIDENT.—Ne vous souvenez-vous pas d'avoir été appelé par Bourel pour le défendre contre le maréchal des logis?
FRÉDÉRIC.—Non, mon colonel.
LE PRÉSIDENT.—Vous ne vous souvenez pas d'avoir engagé une lutte contre le maréchal des logis?
FRÉDÉRIC.—Non, mon colonel.
LE PRÉSIDENT.—Allez vous asseoir.»
Frédéric, pâle et défait, retourne à sa place. On appelle les témoins; ils atténuent de leur mieux la part de Frédéric dans la lutte.
Les camarades d'Alcide avouent le complot imaginé par lui, les moyens de flatteries et d'hypocrisie qu'ils avaient employés, l'achat des vins et liqueurs pour enivrer plus sûrement leur victime; le projet de vol, que leur propre ivresse et l'arrivée du maréchal des logis les avaient empêchés de mettre à exécution. Les interruptions et les emportements d'Alcide excitent l'indignation de l'auditoire.
Après l'audition des témoins, les avocats prennent la parole; celui d'Alcide invoque en faveur de son client l'ivresse, l'entraînement; il promet un changement complet si les juges veulent bien user d'indulgence et lui accorder la vie.
L'avocat de Frédéric rappelle ses bons précédents, son exactitude au service, sa bravoure dans les combats, les qualités qui l'ont fait aimer de ses chefs et de ses camarades; il le recommande instamment à la bienveillance de ses chefs, tant pour lui que pour ses parents, que le déshonneur de leur fils atteindrait mortellement. Il plaide son innocence; il prouve que Frédéric a été victime d'un complot tramé par Bourel pour se rendre maître de l'argent que possédait Bonard et le perdre dans l'esprit de ses chefs. Il annonce que M. Georgey, ami de Frédéric, se chargeait d'expliquer l'indigne accusation de vol lancée par Alcide Bourel.
M. Georgey monte à la tribune des avocats. Il salue l'assemblée et commence:
«Honorbles sirs, jé pouvais pas empêcher une indignation de mon coeur quand cé Alcide malhonnête avait accusé lé povre Fridric comme une voleur. Jé savais tout, jé voyais tout; c'était Alcide lé voleur. Fridric était une imprudente, une bonne créature; il avait suivi lé malhonnête ami; il croyait vrai ami, bone ami; il savait rien des voleries horribles de l'ami: Fridric comprenait pas très bien quoi il voulait faire lé malhonnête: et quand il comprenait, quand il disait: Jé voulais pas, c'était trop tardivement; Alcide avait volé moi... Et Fridric voulait pas dire: C'était lui, prenez-lé pour la prison. Et quand lé bons gendarmes français avaient arrêté le malhonnête Alcide, cette gueuse avait coulé dans lé poche de lé povre Fridric montre, chaîne, or et tout. Quand j'étais arrivé, jé comprenais, jé savais. J'avais dit, pour sauver Fridric, c'était moi qui avais donné montre, or, chaîne. Lé gendarmes français avaient dit: «C'était bon: il y avait pas de voleur.» Et j'avais emmené les deux garçons: et j'avais foudroyé Alcide et j'avais chassé lui. Et Fridric était presque tout à fait morte de désolation du arrêtement des gendarmes. Et lé père infortuné et lé mère malheureuse étaient presque morte de l'honneur perdu une minute. Voilà pourquoi Fridric il était soldat. Et vous avez lé capacité de voir il était bon soldat, brave soldat, soldat français dans lé généreuse, brave régiment cent et deux. Et si cette scélérate Alcide avait réussi au déshonorement à la mort du povre Fridric, lui contente, lui enchanté, lui heureuse. Et les povres Master Bonarde, Madme Bonarde, ils étaient mortes ou imbéciles du grand, terrible désolation. Quoi il a fait, lé povre accusé? Rien du tout. Maréchal des logis disait: «Rien du tout». Seulement tomber à l'épaule du brave, honorble maréchal des logis français. Et pourquoi Fridric tomber sur l'épaule? Par la chose qué lé grédine Alcide avait fait ivre lé malheureuse, avec du vin abomin'ble, horrible. C'était un acte de grande scélérate, donner du vin horrible. Et lé povre malheureuse il était dans un si grand repentement, dans un si grand chagrinement! (Montrant Frédéric et se retournant vers lui.) Voyez, lui pleurer! Povre garçon, toi pleurer pour ton honneur, pour tes malheureux parents! Toi, brave comme un lion terrible, toi, courageuse et forte toujours, partout: toi, à présent, abattu, humilié, honteuse! Tes povres yeux, allumés comme lé soleil en face des ennemis... tristes, abaissés, ternis... Povre Fridric! Rassure ton povre coeur; tes chefs il étaient justes; ils étaient bons; ils savaient tu étais une honneur du brave régiment; ils savaient tu voulais pas faire mal; ils savaient ta désolation. Eux t'ouvrir les portes du tombeaux. Eux te dire: Sors, Lazare! Prends la vie et l'honneur. Tu croyais être morte à l'honneur. Nous té rendons la vie avec l'honneur. Va combattre encore et toujours pour les gloires de notre belle France. Va gagner la croix de l'honneur. Va crier à l'ennemi: Dieu et la France!»
Un murmure d'approbation se fit entendre lorsque M. Georgey descendit de la tribune. Frédéric se jeta dans ses bras. M. Georgey l'y retint quelques instants. Le conseil se retira pour délibérer sur le sort des deux accusés; l'attente ne fut pas longue.
Quand il rentra dans la salle:
«Frédéric Bonard, dit le président, le tribunal, usant d'indulgence à votre égard, en raison de votre excellente conduite et de vos antécédents; eu égard à votre sincère repentir, vous acquitte pleinement, à l'unanimité, et vous renvoie de la plainte.»
Frédéric se leva d'un bond, tendit les bras vers le colonel. Son visage, d'une pâleur mortelle, devint pourpre et il tomba par terre comme une masse.
M. Georgey s'élança vers lui; une douzaine de personnes lui vinrent en aide, et on emporta Frédéric, que la joie avait failli tuer. Il ne tarda pas à revenir à la vie; un flot de larmes le soulagea, et il put témoigner à M. Georgey une reconnaissance d'autant plus vive qu'il avait craint ne pouvoir éviter au moins cinq ans de fer ou de boulet.
Quand le tumulte causé par la chute de Frédéric fut calmé, le président continua:
«Alcide Bourel, le tribunal, ne pouvant user d'indulgence à votre égard en raison de la gravité de votre infraction à la discipline militaire, et conformément à l'article *** du code pénal militaire, vous condamne à la dégradation suivie de la peine de mort.»
Un silence solennel suivit la lecture de cette sentence. Il fut interrompu par Alcide, qui s'écria, en montrant le poing au tribunal:
«Canailles! je n'ai plus rien à ménager; je puis vous dire à tous que je vous hais, que je vous méprise, que vous êtes un tas de gueux...
—Qu'on l'emmène, dit le colonel. Condamné, vous avez trois jours pour l'appel en révision ou pour implorer la clémence impériale.
ALCIDE, vociférant.—Je ne veux en appeler à personne; je veux mourir; j'aime mieux la mort que la vie que je mènerais dans vos bagnes ou dans vos compagnies disciplinaires.»
En disant ces mots, Alcide s'élança sur le maréchal des logis, et, avant que celui-ci ait pu se reconnaître, il le terrassa en lui assenant des coups de poing sur le visage. Les gendarmes se précipitèrent sur Alcide et relevèrent le maréchal des logis couvert de sang. Quand le tumulte causé par cette scène fut calmé, on fit sortir Alcide. Le colonel ordonna qu'il fût mis aux fers.
Les officiers qui composaient le tribunal allèrent tous savoir des nouvelles de Frédéric. La scène qui suivit fut touchante: Frédéric, hors de lui, ne savait comment exprimer sa vive reconnaissance.
LE COLONEL.—Remets-toi, mon brave garçon, remets-toi; nous avons fait notre devoir; il faut que tu fasses le tien maintenant. Bientôt, sous peu de jours peut-être, nous aurons un corps d'Arabes sur les bras. Bats-toi comme tu l'as fait jusqu'ici; gagne tes galons de brigadier, puis de maréchal des logis, en attendant l'épaulette et la croix.»
Tout le monde se retira, laissant avec Frédéric M. Georgey, qui avait reçu force compliments, et qui put se dire qu'il avait contribué à l'acquittement de son protégé.
Quand M. Georgey et Frédéric apprirent la nouvelle violence d'Alcide, le premier se frotta les mains en disant:
«Jé savais. C'était une hanimal féroce, horrible. Lui tué par une fusillement; c'était très bon.»
Frédéric, inquiet de son maréchal des logis, alla savoir de ses nouvelles; il le trouva revenu de son étourdissement et soulagé par la quantité de sang qu'il avait perdu par suite des coups de poing d'Alcide.
Pendant que Frédéric était au cachot, il avait à peine touché aux provisions de M. Georgey; il proposa à sa chambrée de s'en régaler au repas du soir.
«Mais pas de vin, dit-il, un petit verre en finissant voilà tout. J'ai juré de ne jamais boire, ni faire boire plus d'un verre à chaque repas.»
Les camarades applaudirent à sa résolution, et le repas du soir n'en fut que plus gai; les provisions de M. Georgey eurent un succès prodigieux; Frédéric fut obligé de les retirer pour empêcher les accidents.
«Nous serons bien heureux, dit-il, de les retrouver demain, mes amis.
LES CAMARADES.—Au fait, ton acquittement vaut bien deux jours de fête.
FRÉDÉRIC.—Tous les jours de ma vie seront des jours de fête et d'actions de grâce au bon Dieu et à mes excellents chefs.
LE BRIGADIER.—Notre bon aumônier était-il content! Comme il remerciait le colonel et les autres officiers qui t'ont jugé!
UN CAMARADE.—Et ce gueux d'Alcide a-t-il crié, juré! Quelle canaille!
FRÉDÉRIC.—Prions pour lui, mes bons amis; j'ai demandé à M. l'aumônier une messe pour la conversion de ce malheureux. Puisse-t-il se repentir et mourir en paix avec sa conscience!»
XXVII
BATAILLE ET VICTOIRE
Le colonel avait prévu juste. Trois jours après le jugement, un signal d'alarme réveilla le régiment au milieu de la nuit. Un avant-poste annonça qu'un flot d'Arabes approchait; en peu d'instants les deux escadrons furent sur pied et en rang; les Arabes débusquaient sans bruit d'un défilé dans lequel le colonel ne voulut pas s'engager, sachant que l'ennemi couronnait les crêtes. Ils croyaient surprendre la place; mais ce furent eux qui se trouvèrent surpris et enveloppés avant d'avoir pu se reconnaître. On en fit un massacre épouvantable; on y fit des prodiges de valeur. Le colonel s'étant trouvé un instant entouré seul par un groupe d'Arabes, Frédéric accourut et sabra si bien de droite et de gauche qu'il réussit à le dégager, à blesser grièvement et à faire prisonnier le chef de ce groupe. Dans un autre moment, il vit son maréchal des logis acculé contre un rocher par six Arabes contre lesquels il se défendait avec bravoure. Frédéric tomba sur eux à coups de sabre, en étendit trois sur le carreau, blessa et mit en fuite le reste, et emporta le maréchal des logis, qui était blessé à la jambe et ne pouvait marcher. Le lendemain, il fut encore mis à l'ordre du jour et il reçut les galons de brigadier.
M. Georgey triomphait des succès de son protégé et dit au colonel après la bataille:
«J'avais toujours regardé dans une lunette d'approche. J'avais vu tout de sur mon toit.
LE COLONEL.—Comment? Où étiez-vous donc?
M. GEORGEY.—J'avais monté bien haut sur lé toiture. Jé voyais très bien. C'était joli en vérité. Fridric venait, allait, courait, tapait par tous les côtés. C'était un joli battement. Moi avais jamais vu batailler. C'était beau les soldats français. C'était comme un régiment de lions. J'aimais cette chose. Jé disais bravo les lions!»
L'exécution d'Alcide eut lieu huit jours après ce combat. Il mourut en mauvais sujet et en mauvais soldat, comme il avait vécu. Il refusa d'écouter l'aumônier. Ses dernières paroles furent des injures contre ses chefs et contre Frédéric. Personne ne le regretta au régiment.
M. Georgey resta deux mois avec le colonel, puis il alla près d'Alger pour établir des fabriques. Il y réussit très bien; deux ans après il alla passer quelque temps à Alger.
Un jour qu'il visitait un des hôpitaux français, en traversant une des salles, il s'entendit appeler; il approcha du lit et reconnut Frédéric; mais ce n'était que l'ombre du vigoureux soldat qu'il avait quitté deux ans auparavant. Maigre, pâle, affaibli, Frédéric pouvait à peine parler. Il saisit la main de son ancien défenseur et la serra dans les siennes.
M. GEORGEY.—Quoi tu avais, malheureuse? Toi étais ici dans un hôpital?
FRÉDÉRIC.—J'y suis depuis trois mois, Monsieur; je suis bien malade de la fièvre, qui ne veut pas me quitter. Si je pouvais changer d'air, retourner au pays, il me semble que je guérirais bien vite.
M. GEORGEY.—Il fallait, mon brave Fridric; il fallait.
FRÉDÉRIC.—Mais je ne peux pas, Monsieur; c'est difficile à obtenir, et je ne connais personne qui puisse faire les démarches nécessaires.
M. GEORGEY.—Et lé brave colonel?
FRÉDÉRIC.—Le régiment a été envoyé à Napoléonville, Monsieur. J'en suis bien loin.
M. GEORGEY.—Et quoi tu es? brigadier toujours?
FRÉDÉRIC.—Non, Monsieur, je suis maréchal des logis et porté pour la croix; mais je crains bien de ne jamais la porter.
M. GEORGEY.—La croix! Maréchal des logis! C'était joli! Maréchal des logis et la croix à vingt et un ans! Jé démandais pour toi; jé obtiendrai; jé t'emmener avec moi! Jé té mener à Madme Bonarde.»
Frédéric lui serra les mains; son visage rayonna de bonheur. Il le remercia chaudement.
Huit jours après, M. Georgey lui apportait un congé d'un an. Il s'occupa ensuite du passage sur un bon bâtiment et des provisions nécessaires pour le voyage. Quinze jours plus tard, M. Georgey et Frédéric débarquaient à Toulon. Ils n'y restèrent que vingt-quatre heures, pour y prendre quelque repos. Frédéric écrivit à sa mère pour lui annoncer son arrivée avec M. Georgey.
Trois jours plus tard, ils entraient dans la ferme des Bonard. L'entrevue fut émouvante. Mme Bonard ne pouvait se lasser d'embrasser, d'admirer son fils et de remercier M. Georgey. Le père ne se lassait pas de regarder ses galons de maréchal des logis. Julien était tellement embelli et fortifié qu'il était à peine reconnaissable. Frédéric fut beaucoup admiré; il avait grandi d'une demi-tête; il avait pris de la carrure; ses larges épaules, son teint basané, ses longues moustaches lui donnaient un air martial que Julien enviait.
«Et moi qui suis resté de si chétive apparence! dit Julien en tournant autour de Frédéric.
FRÉDÉRIC.—Tu te crois chétif? Mais tu es grandi à ne pas te reconnaître. Pense donc que tu n'as que dix-sept ans. Tu es grand et fort pour ton âge.
BONARD.—Le fait est qu'il nous fait l'ouvrage d'un homme. Et toujours prêt à marcher; jamais fatigué.
—Pas comme moi à son âge», dit Frédéric en souriant.
Il devint pensif; le passé lui revenait.
M. GEORGEY.—Allons, maréchal des logis, pas parler de dix-sept ans. Parlé de vingt-deux, c'était plus agréable. Voyez, papa Bonarde. Combien votre garçon il était superbe. Et magnifiques galons! Et moi qui voyais arriver lé galons sur mon toit.
BONARD.—Comment, sur votre toit? Quel toit?
M. GEORGEY.—C'était lé toiture du colonel. Jé voyais de mon lunette. Il sé battait furieusement! C'était beau! magnifique! Fridric il tapait sur les Mauricauds! Les Mauricauds ils tombaient, ils tortillaient. C'étaient lé serpents contre les lions. Et Fridric était après brigadier. Et une autre combattement, il était maréchal des logis.»
Frédéric voulut changer de conversation, mais M. Georgey revenait toujours aux batailles, aux traits de bravoure, aux hauts faits de Frédéric; le père était tout oreille pour M. Georgey; la mère était tout yeux pour son fils.
Quand on eut bien causé, bien questionné et bien dîné, quand Frédéric eut bien fait connaître ce qu'il devait à son excellent protecteur, sauf l'affaire du conseil de guerre que M. Georgey l'avait engagé à ne confier qu'à sa mère, Bonard voulut faire voir son maréchal des logis dans le bourg. Il lui proposa d'aller chez M. le curé.
M. GEORGEY.—Et aussi, jé voulais avoir lé logement pour moi. Quoi faisait Caroline?
MADAME BONARD.—Votre logement est tout prêt, Monsieur; nous avons une belle chambre pour vous à la ferme; grâce aux douze mille francs que vous avez laissés à Julien, grâce à votre générosité envers lui et envers nous, nous avons bien agrandi et amélioré la maison. Si vous désirez avoir Caroline, elle viendra très volontiers; elle est chez sa mère, elles font des gants.
M. GEORGEY.—Oh! yes! Jé voulais très bien. Jé voulais voir mon logement chez vous.»
M. Georgey fut promené dans toute la maison. Il y avait en haut deux grandes et belles chambres; Julien en avait une près de lui; il en restait deux, pour Caroline et pour quelque autre visiteur. En bas demeuraient Bonard et sa femme et Frédéric.
En redescendant dans la salle, Frédéric jeta un regard furtif du côté de l'ancienne armoire brisée; il vit avec une vive satisfaction qu'elle n'y était plus. M. Georgey, après le départ de Frédéric, avait acheté un beau dressoir-buffet qui avait remplacé l'armoire fatale, brûlée par son ordre.
Pendant plusieurs jours, Bonard triomphant, mena son fils chez toutes ses connaissances et dans la ville où il cherchait tous les prétextes possibles pour le faire passer devant la demeure des gendarmes; les galons de Frédéric lui valaient le salut militaire des simples gendarmes et une poignée de main du brigadier. Le père saluait avec son fils et s'arrêtait volontiers pour causer et dire un mot des combats racontés par Georgey.
Frédéric ne voulut pourtant pas rester oisif: il travailla comme Julien et son père: ce fut pour Bonard un avantage réel; il ne prenait plus d'ouvrier, tout le travail se faisait entre eux.
Caroline, qui était rentrée avec joie chez son ancien maître, aidait Mme Bonard dans les soins du ménage et ceux du bétail.
M. Georgey vivait heureux comme un roi, entouré de gens qu'il aimait et qui éprouvaient pour lui autant d'affection que de reconnaissance. Il résolut de se fixer dans le pays. Il acheta tout près des Bonard une jolie habitation au bord d'une rivière très poissonneuse où il pouvait se donner le plaisir de la pêche, et dont il voulut profiter pour y établir une usine. Caroline devint sa femme de ménage sous la direction de sa mère, qui était entrée avec elle au service de M. Georgey.
La fin du congé de Frédéric approchait, il ne restait plus que trois mois de cette bonne vie de famille; il regrettait souvent de ne pouvoir la continuer jusqu'à la fin de sa vie.
«Mais, disait-il, faut que je fasse mon temps; j'ai encore trois années de service.»
Mme Bonard pleurait; Frédéric cherchait à la distraire, mais plus le moment approchait, plus la tristesse augmentait, et plus Frédéric se sentait disposé à la partager.
«Ah! si j'avais dix-huit ans, disait Julien, comme je partirais à ta place! Et avec quel bonheur je vous donnerais à tous ce témoignage de ma reconnaissance.
FRÉDÉRIC.—Tu aimerais donc la vie de soldat?
JULIEN.—Non, pas à présent. Mais si c'était pour t'en débarrasser, je l'aimerais plus que tout autre état.»
M. Georgey ne disait rien; quelquefois il vantait l'état militaire.
«C'était magnifique! disait-il. C'était si glorieux!»
Un jour, au moment du dîner. M. Georgey présenta une lettre à Frédéric.
M. GEORGEY.—C'était lé colonel; il demandait lé nouvelles de ta santé.
FRÉDÉRIC.—Que c'est bon à lui! Excellent colonel!
JULIEN.—Qu'est-ce qu'il te dit? Lis-nous cela.
FRÉDÉRIC.—«Mon cher Bonard, je t'expédie ta libération du service et la croix que tu as si bien gagnée. Je veux te donner moi-même cette bonne nouvelle et te dire que je te regrette, toi qui étais une des gloires du régiment; tes chefs et tes camarades te regrettent comme moi. Mais puisque le médecin déclare, d'après ce que me dit Georgey, que tu ne peux retourner en Afrique sans danger pour ta vie, je n'hésite pas à t'accorder ta libération du service. La voici bien en règle. Adieu, mon ami; j'espère bien te revoir en pékin un jour ou l'autre.
«Ton ancien colonel du 102e chasseurs d'Afrique,
«BERTRAND DUGUESCLIN»
Frédéric eut de la peine à aller jusqu'au bout; la joie, la surprise, la reconnaissance lui étranglaient la voix. Quand il eut fini, il regarda M. Georgey qui souriait, et, se levant, il prit une de ses mains, la serra vivement et la porta à ses lèvres. Il voulut parler, mais il ne put articuler une parole; de grosses larmes coulaient de ses yeux. M. Georgey se leva, le serra dans ses bras.
M. GEORGEY.—C'était rien; ce n'était rien! Jé n'avais pas beaucoup de peine à faire lé chose. Seulement, j'avais fait dé écritures. Madme Bonard, il était bien joyeux.
MADAME BONARD.—Oh! Monsieur!, notre cher et respectable bienfaiteur! Comment vous remercier? Que faire pour vous témoigner notre reconnaissance?
M. GEORGEY.—Il fallait être bien heureuse et puis donner un pitit portion amitié pour le pauvre Georgey tout seul, sans famille.
—Nous serons toujours vos plus sincères amis, vos serviteurs dévoués; nous vous ferons une famille, cher, excellent bienfaiteur, répondit Mme Bonard en se jetant à ses genoux. Vous avez rendu le fils à sa mère. La mère n'oubliera jamais ce qu'elle vous doit.»
La joie de Bonard était à son comble; voir son fils décoré et sergent, le voir rester au pays et jouir sans cesse de sa gloire comblait tous ses voeux.
A partir de ce jour, ce fut un bonheur sans mélange; jamais M. Georgey n'éprouva le désir de quitter ses amis et de reprendre ses anciennes relations. Il trouvait au milieu des Bonard tout ce qu'il avait désiré, du calme, de l'affection, des sentiments honorables, des goûts simples, une reconnaissance sans bornes.
Il a augmenté sa maison d'une jeune soeur de Caroline, bonne active et agréable; elle a dix-neuf ans. Frédéric trouve en elle les qualités nécessaires au bonheur intérieur. Mme Bonard désire vivement l'avoir pour belle-fille. M. Georgey dit sans cesse des paroles qu'il croit fines et qui désignent clairement que ce mariage lui serait fort agréable. Frédéric sourit, Pauline rougit et ne paraît pas mécontente; tout le monde s'attend à voir une noce avant deux mois.
Frédéric a vingt-quatre ans; il aura du bien, il est beau garçon, religieux, laborieux. Depuis la mort de son mauvais génie, comme il appelait Alcide, il n'a jamais failli. Il sera bon mari et bon père, car il est bon fils, bon ami et surtout bon chrétien.
Julien compte passer sa vie près de ses bienfaiteurs, qui espèrent le garder toujours. Il parle souvent avec M. Georgey de l'avantage qu'il y aurait à profiter de la petite rivière qui traverse sa propriété, pour établir une fabrique de fil de fer et de laiton. M. Georgey ne dit pas non, il sourit, il fait des plans qu'il explique à Julien, et ils passent des soirées entières à former des projets qui seront probablement exécutés bientôt.
P.-S. J'apprends que Frédéric est marié depuis huit jours, que M. Georgey a donné en présent à Frédéric la somme de dix mille francs, et cinq mille à Pauline. Il a commencé à construire une manufacture dont il donnera la direction et les produits à pétite Juliène.
Ils sont tous aussi heureux qu'on peut l'être en ce monde.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I.—UNE DINDE PERDUE
CHAPITRE II.—DEUX DINDES PERDUES
CHAPITRE III.—L'ANGLAIS ET ALCIDE
CHAPITRE IV.—RACLÉE BIEN MÉRITÉE
CHAPITRE V.—TOUS LES TURKEYS
CHAPITRE VI.—LES PIÈCES D'OR DE M. GEORGEY
CHAPITRE VII.—DÎNER DE M. GEORGEY
CHAPITRE VIII.—FAUSSETÉ D'ALCIDE
CHAPITRE IX.—IL A JULIEN
CHAPITRE X.—LE COMPLOT
CHAPITRE XI.—DÉPART POUR LA FOIRE
CHAPITRE XII.—VOL AUDACIEUX
CHAPITRE XIII.—TERREUR DE MADAME BONARD
CHAPITRE XIV.—DÎNER AU CAFÉ
CHAPITRE XV.—RÉVEIL ET RETOUR DE JULIEN
CHAPITRE XVI.—LES MONTRES ET LES CHAÎNES
CHAPITRE XVII.—LES GENDARMES ET M. GEORGEY
CHAPITRE XVIII.—COLÈRE DE BONARD
CHAPITRE XIX.—LA MALADIE
CHAPITRE XX.—L'ENGAGEMENT
CHAPITRE XXI.—LES ADIEUX
CHAPITRE XXII.—LES MAUVAIS CAMARADES
CHAPITRE XXIII.—LE MAUVAIS GÉNIE
CHAPITRE XXIV.—LES PRISONNIERS
CHAPITRE XXV.—VISITE AGRÉABLE
CHAPITRE XXVI.—CONSEIL DE GUERRE
CHAPITRE XXVII.—BATAILLE ET VICTOIRE