Le Montonéro
Renvoi 1Peaux de moutons teintes et préparées.
VI
COMPLICATIONS
Le jour même où s'étaient passés les différents événements que nous avons rapportés dans nos précédents chapitres, vers neuf heures du soir environ, deux personnes étaient assises dans le salon du duc de Mantoue et causaient en français avec une certaine animation. Ces deux personnes étaient, la première, le duc de Mantoue lui-même ou M. Dubois, ainsi qu'il se faisait appeler, et l'autre, le général don Eusebio Moratín, gouverneur pour les patriotes buenos-airiens de la ville de San Miguel et de la province de Tucumán.
Le général Moratín était alors âgé de quarante-cinq ans; il était petit, mais trapu et fortement charpenté; ses traits auraient été beaux sans l'expression de froide méchanceté qui respirait dans ses yeux noirs et profondément enfoncés sous l'orbite.
Cet officier, dont la mémoire est justement exécrée dans les provinces argentines et qui, si Rosas n'était venu après lui, serait demeuré le type le plus complet des scélérats que l'écume révolutionnaire a fait, depuis le commencement de ce siècle, monter à la surface de de la société pour tyranniser les peuples et déshonorer la grande famille humaine, jouait en ce moment un rôle important dans son pays et jouissait d'une immense influence.
Nous ferons en quelques mots son histoire. Né, en 1760, d'une famille distinguée de Montevideo, cet homme avait de bonne heure manifesté les plus mauvais penchants; la vie nomade des gauchos, leur sauvage indépendance, tout en eux, jusqu'à leur férocité même, avaient séduit cet esprit fougueux; pendant plusieurs années, il partagea leur existence, puis il réunit une bande de contrebandiers et d'assassins, dont il devint bientôt le membre le plus actif, le plus cruel et le plus entreprenant.
L'ascendant, pris par cet homme sur ses compagnons de rapines, le fit choisir pour chef.
Dès lors; ses excès ne connurent plus de bornes, et lui acquirent une célébrité à la fois éclatante et exécrable.
Il ravagea sans pitié la Banda Oriental, l'Entre-Ríos et le Paraguay, détruisant les moissons, enlevant les femmes, égorgeant les hommes, pillant les églises, et portant le deuil dans plus de vingt mille familles.
Les choses en vinrent à un tel point, que le gouverneur de Buenos Aires fut obligé de créer un corps de volontaires spécialement chargés de poursuivre la bande de Moratín; mais ce moyen fut insuffisant, et il fallut que le gouvernement espagnol traitât de puissance à puissance avec ce brigand.
Son propre père servit de médiateur. Les bandits furent amnistiés, incorporés dans l'armée, et leur chef, en sus d'une grosse somme d'argent, reçut la commission de lieutenant, qui bientôt lui valut celle de capitaine.
Mais, au premier cri d'indépendance poussé dans les provinces argentines, Moratín déserta, passa aux insurgés, suivi de ses anciens compagnons, créa une redoutable montonera, attaqua résolument les Espagnols et les battit en plusieurs rencontres, et notamment, en 1814, à la journée de las Piedras.
Nous ne nous appesantirons pas davantage sur les hauts faits de ce féroce condottière que, malgré le soin que nous avons pris de changer son nom, ceux de ses compatriotes dans les mains desquels tombera ce livre reconnaîtront aussitôt; nous nous bornerons à ajouter qu'après des actes d'une férocité révoltante mêlés à des actions éclatantes,—car il était doué d'une haute intelligence,—au moment où nous le mettons en scène avait le grade de général, était gouverneur du Tucumán, et, probablement, ne comptait pas en demeurer là.
Le tableau que présentaient à cette époque les provinces insurgées était le plus triste et le plus affligeant qui se puisse imaginer.
Les hommes du pouvoir cherchaient à se détruire les uns les autres au détriment de la tranquillité publique.
Les soldats avaient rompu tous liens de subordination, c'était par caprice qu'ils acceptaient ou qu'ils refusaient d'obéir à leurs officiers, qui eux-mêmes, la plupart du temps, s'improvisaient leurs grades de leur autorité privée.
Le sanguinaire Moratín se préparait selon toute apparence à combattre pour son propre compte.
Les Portugais faisaient la guerre pour l'agrandissement du Brésil, les Montévidéens pour avoir la vie sauve et les Buenos Airiens pour le maintien de l'union proclamée dès le commencement des hostilités contre les Espagnols.
Dans cet étrange conflit de toutes les passions humaines, les derniers sentiments de patriotisme avaient été noyés dans le sang, et chacun ne prenait plus parti que suivant ses intérêts d'avarice ou d'ambition.
Bref, la démoralisation était partout, la foi nulle part.
Don Eusebio Moratín, bien que, en qualité de créole, il méprisât souverainement tout ce qui venait de l'étranger et surtout de l'Europe, parlait cependant très facilement l'anglais et le français, non pas par goût pour ces deux idiomes, mais par nécessité et afin de faciliter, par des apparences libérales et l'appui des grandes puissances européennes, les visées ambitieuses qu'il couvait sourdement dans son cœur.
Nous reprendrons maintenant notre récit au point ou nous l'avons laissé, c'est-à-dire que nous ferons assister le lecteur à la fin de l'entretien des deux hommes politiques que nous avons mis en présence en commençant ce chapitre.
Le général qui, depuis quelques instants, marchait à grands pas dans le salon, se retourna tout d'un coup et venant se placer bien en face du duc:
—Bah, bah! lui dit-il d'une voix saccadée, en rejetant la tête en arrière et faisant claquer ses doigts, geste qui lui était habituel, je vous répète, monsieur le duc, que votre Zéno Cabral, quelque bon soldat qu'il soit, n'est qu'un niais fieffé.
—Permettez, général, objecta le Français.
—Allons donc, reprit-il avec violence, un homme politique, lui! Il faudrait être fou pour le supposer. Un chef de montoneros qui s'avise d'être amoureux, de faire du sentiment, que sais-je moi? Est-ce ainsi qu'on se comporte? Eh! Mon Dieu! Si la petite lui plaît qu'il la prenne! C'est simple comme bonjour cela et ne demande pas grande diplomatie, que diable! J'ai l'expérience de ces choses-là, moi! Toute femme veut être un peu forcée, cela est élémentaire. Au lieu de cela, il prend des airs de beau ténébreux, roule les yeux, pousse des soupirs et va presque jusqu'à faire des madrigaux. Sur ma parole ce serait à pouffer de rire, si on ne haussait pas les épaules de pitié! La mère et la fille se moquent de lui; et elles font bien. On n'est pas plus niais! Vous verrez qu'elles finiront par lui glisser entre les doigts comme des couleuvres qu'elles sont, et ce sera bien fait, vive Dieu! J'applaudirai des deux mains à ce beau résultat d'un amour platonique saupoudré de vengeance héréditaire. Qu'on ne me parle plus de cet homme! Il n'y a rien à faire avec lui!
Le duc avait écouté cette foudroyante sortie avec cet implacable sang-froid perpétuellement stéréotypé sur son visage impassible et dont il ne se départait jamais.
Lorsque le général se tut, il le regarda un instant d'un air légèrement railleur, puis, prenant la parole à son tour:
—Tout cela est fort bien, général, dit-il, mais ce n'est en résumé que l'expression de votre opinion personnelle, n'est-ce pas?
—Certes! fit don Eusebio.
—Vous seriez, je l'imagine, reprit-il en souriant, fort peu flatté qu'on répétât à don Zéno Cabral les paroles que vous venez de prononcer.
Un éclair de férocité jaillit de l'œil du général, mais, se remettant aussitôt:
—J'avoue, dit-il, que j'en serais rien moins que satisfait.
—Alors, reprit le duc, à quoi bon dire des choses que, un jour ou l'autre, on pourrait regretter? Avec moi, cela ne tire pas autrement à conséquence; je sais trop bien à quels fils légers tiennent souvent les plus profondes combinaisons politiques pour abuser jamais d'une confidence, mais dans un moment d'emportement vous pourriez vous laisser aller à parler ainsi devant des tiers dont vous ne seriez pas aussi sûr que vous l'êtes de moi, et alors cela aurait d'incalculables conséquences.
—Vous avez raison, mon cher duc, fit en riant le général, je me rétracte; mettons que je n'ai rien dit.
—Voilà qui est mieux, général, d'autant plus que vous avez en ce moment le plus pressant besoin de don Zéno Cabral et de sa cuadrilla.
—C'est vrai, je ne puis malheureusement me passer de lui.
—Charmante façon de lui inspirer de la confiance, si vous le traitez de niais.
—Oubliez cela! Et arrivons s'il vous plaît au fait. Don Zéno ne tardera pas à venir ici, et je voudrais que tout fût convenu entre nous avant qu'il paraisse.
Le Français jeta un regard sur la pendule.
—Nous avons encore vingt minutes à nous, dit-il, c'est plus qu'il ne nous en faut pour convenir de tout. D'abord, quel est votre projet?
—De me faire nommer président de la république, pardieu! s'écria-t-il avec violence.
—Je le sais, mais ce n'est pas de cela dont je vous parle.
—De quoi me parlez-vous donc?
—Des moyens que vous comptez employer pour atteindre le but que vous ambitionnez.
—Ah! Voilà justement où le bât me blesse, je ne sais trop que faire, nous pataugeons en ce moment dans un tel gâchis...
—Raison de plus, interrompit en souriant le duc: les meilleurs pêches se font toujours en eau trouble.
—A qui le dites-vous? fit avec un éclat de rire le général, je n'ai jamais pêché autrement, moi.
—Eh bien, si cela vous a réussi jusqu'à présent, il faut continuer.
—Je le voudrais, mais de quelle façon?
Le duc sembla réfléchir profondément pendant quelques secondes, tandis que le général l'examinait avec anxiété.
—Voyez comme vous êtes injuste, mon cher général, reprit enfin le duc, c'est justement cet amour de don Zéno pour la fille de la marquise de Castelmelhor, amour que vous avez si vertement qualifié, qui vous fournira ces moyens que vous cherchez sans réussir à les trouver.
—Je ne vous comprends pas le moins du monde; quel rapport peut-il y avoir entre...
—Patience, interrompit le diplomate. Que désirez-vous d'abord? L'éloignement immédiat de don Zéno Cabral, qui, aimé et respecté de tous comme il l'est, pourrait par sa présence influencer les votes des députés qui se réunissent en ce moment en cette ville pour proclamer l'indépendance et peut-être élire un président; n'est-ce pas cela?
—En effet, mais don Zéno ne consentira sous aucun prétexte à s'éloigner.
Le diplomate ricana doucement en jetant un regard de pitié à son interlocuteur.
—Général, lui dit-il, avez-vous quelquefois été amoureux dans votre vie?
—Moi! s'écria don Eusebio avec un bond de surprise. Ah çà, vous vous moquez de moi, mon cher duc?
—Pas le moins du monde, répondit-il paisiblement.
—Au diable la question saugrenue! Quand nous traitons une affaire sérieuse.
—Pas aussi saugrenue que vous le supposez, général; je ne m'éloigne en aucune façon de notre affaire. Ainsi, je vous en prie, faites-moi le plaisir de me répondre clairement et catégoriquement. Avez-vous été oui ou non amoureux?
—Puisque vous l'exigez, soit. Jamais je n'ai été ce que vous appelez amoureux; est-ce clair?
—Parfaitement; eh bien! Voilà justement où est la différence entre vous et don Zéno Cabral, c'est qu'il est amoureux.
—Pardieu! La belle et grande nouvelle que vous m'annoncez là, mon cher duc; voilà une heure que je vous le répète.
—D'accord, mais attendez la conclusion.
—Voyons donc cette conclusion.
—La voici: cela a été dit, il y a quelque cent ans déjà, par un fabuliste de notre nation, d'une façon charmante, dans une fable que je vous lirai quelque jour.
—Mais la conclusion? s'écria le général avec un trépignement d'impatience.
—Hum! Que vous êtes vif, mon cher général, reprit imperturbablement le duc, qui s'amusait fort intérieurement de l'exaspération contenue de son interlocuteur. Écoutez bien; elle n'est pas longue, mais elle est en vers... rassurez-vous, il n'y en a que deux:
Amour! Amour! Quand tu nous tiens, On peut bien dire: Adieu prudence!
—Comprenez-vous?
—A peu près, répondit le général, qui, au fond, ne comprenait pas du tout, mais ne voulait pas le paraître; cependant, je ne vois pas...
—C'est pourtant fort simple, mon cher général; c'est justement par son amour que nous le tenons.
—C'est-à-dire...
—C'est-à-dire que s'est en sachant à propos exciter cet amour que nous parviendrons au résultat que nous voulons obtenir.
—Pour le coup, je ne vous comprends plus, monsieur le duc; cet amour n'a pas besoin d'être excité, j'imagine.
—L'amour, non peut-être, répondit en riant le Français; mais la jalousie tout au moins; quant à cela, laissez-moi faire, je me suis mis en tête que vous réussiriez, et cela sera.
—Je vous remercie, mon cher duc, de cet appui qu'il vous plaît de me donner; mais ne serait-il pas convenable que vous me missiez au courant de vos projets, de cette façon je pourrais, au besoin, vous venir en aide, au lieu que, si je demeure dans l'ignorance où je me trouve en ce moment, peut-être arrivera-t-il que, sans le savoir, je vous contrecarrerai.
—Vous avez raison, général; d'ailleurs, je n'ai aucun motif de vous faire mystère des moyens que je compte employer, puisque c'est de vous seul qu'il s'agit dans tout ceci.
—En effet, je vous serai donc fort obligé de vous expliquer, mon cher duc.
—Soit.
Au même instant la porte s'ouvrit toute grande, et un criado, revêtu d'une magnifique livrée, annonça:
—Son Excellence le señor général don Zéno Cabral.
Les deux hommes échangèrent un rapide regard d'intelligence et se levèrent pour saluer le général.
—Je vous dérange, messieurs? dit celui-ci en entrant.
—Nous? Pas le moins du monde, señor don Zéno, répondit le Français; nous vous attendions, au contraire, avec la plus vive impatience.
—Pardonnez-moi d'avoir avancé de quelques minutes l'heure que vous aviez daigné assigner à notre rendez-vous, monsieur le duc; mais comme je savais trouver ici Son Excellence le gouverneur, je me suis hâté de venir, ayant une importante communication à lui faire.
—Alors, soyez doublement le bienvenu, cher général, répondit don Eusebio.
Le criado avança des sièges et se retira.
La conversation, commencée en français à cause de la difficulté que le duc éprouvait à s'exprimer en espagnol, continua dans la même langue, que, soit dit entre parenthèses, don Zéno Cabral parlait avec une remarquable pureté.
—Vous disiez donc, cher don Zéno, reprit don Eusebio lorsque chacun se fut assis, que vous aviez à me faire une importante communication.
—Oui, monsieur le gouverneur.
—Alors, veuillez, je vous prie, vous expliquer sans ambage; le señor duc connaît tous nos secrets; d'ailleurs, il est trop de nos amis pour que nous lui fassions un mystère de ce qui nous intéresse.
—Voici le fait en deux mots, répondit en s'inclinant don Zéno Cabral: les deux prisonniers qui devaient demain être jugés comme espions par le conseil de guerre, don Luis Ortega et le comte de Mendoza, que moi-même avais arrêtés la nuit de la fête en plein Cabildo...
—Eh bien? interrompit le général Moratín.
—Eh bien, ils se sont évadés.
—Evadés! s'écria le gouverneur avec surprise.
—Aujourd'hui même, au lever du soleil, déguisés en moines franciscains; des affidés leur tenaient des chevaux tout préparés aux portes de la ville.
—Oh! Oh! Cela m'a tout à fait l'air d'une trahison! s'écria le général en fronçant le sourcil, je vais...
—Ne faites rien, interrompit don Zéno, toute démarche serait inutile maintenant; ils ont une avance de près de quatorze heures, et l'on va vite quand on veut sauver sa tête.
—Quand avez-vous appris cette évasion dont personne ne m'a instruit?
—Vous étiez à la chasse, général.
—C'est vrai, je suis coupable.
—Nullement, car en votre absence j'ai pris sur moi de donner des ordres.
—Je vous remercie, cher don Zéno.
—En sortant de la maison de la marquise de Castelmelhor, où ce matin je m'étais rendu, un de vos aides de camp, général, qui était à votre recherche et voulait monter à cheval pour vous rejoindre, m'a donné la nouvelle de cette fuite; j'ai aussitôt lancé des détachements dans toutes les directions, à la poursuite des fugitifs.
—Très bien.
—Ces détachements, sauf un seul, sont revenus sans avoir eu de nouvelles des prisonniers.
—Voilà une fâcheuse affaire, et qui ne peut que compliquer encore la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons en ce moment.
—Je ne m'en suis pas tenu là, monsieur le gouverneur, répondit don Zéno, je me suis rendu à la prison pour interroger le directeur sur les particularités de la fuite; de plus, j'ai disséminé par la ville des gens intelligents chargés de prendre langue et de me rapporter ce qu'ils entendraient dire.
—On n'est pas plus prudent et plus avisé, mon cher don Zéno, je vous félicite de tout cœur.
—Vous ajoutez trop d'importance à une chose aussi simple.
—Et qu'avez-vous appris?
—Ma foi, reprit don Zéno en se tournant à demi du côté du diplomate français, j'ai appris une chose qui vous étonnera fort, monsieur le duc, et que je n'ose croire encore.
—Quoi donc? dit en souriant le duc, aurais-je, sans le savoir, protégé la fuite de vos prisonniers.
—Dame! fit en riant don Zéno, il y a un peu de cela.
—Ah! Par exemple, s'écria le duc, vous allez vous expliquer, n'est-ce pas général?
—Je ne demande pas mieux, monsieur le duc, mais, rassurez-vous, il n'est nullement question de vous dans tout ceci, mais seulement d'un de vos amis.
—D'un de mes amis à moi, mais je suis étranger, je ne connais, excepté vous, personne que je sache dans cette ville, où je suis venu pour la première fois, il y a quelques jours à peine.
—Justement, fit en riant don Zéno; c'est d'un de vos compatriotes qu'il s'agit.
—D'un de mes compatriotes?
—Oui, un certain Émile Gagnepain, il aurait, paraît-il, remarquez que je ne suis que l'écho d'un on-dit général...
—Continuez, il aurait...
—Il aurait entretenu des relations avec les prisonniers, qu'il connaît de longue date, et, bref, il aurait fini par les faire évader.
Un léger et imperceptible sourire plissa les lèvres minces du diplomate à cette révélation, mais reprenant aussitôt son sang-froid:
—Quant à cela, messieurs, répondit-il, je puis à l'instant vous prouver la fausseté de cette accusation portée contre mon malheureux compatriote.
—Je ne demande pas mieux, pour ma part, dit don Zéno.
—Comment vous y prendrez-vous? demanda don Eusebio.
—Vous allez voir; mon compatriote, ou pour mieux dire mon ami, demeure dans cette maison même, je vais le faire appeler.
—En effet, observa le gouverneur, à ses réponses nous saurons bientôt ce qui en est.
—Remarquez, monsieur le duc, que je n'affirme rien, reprit don Zéno, et que je n'attaque en rien l'honneur de ce caballero.
—Il n'importe, messieurs, s'écria le duc avec un beau mouvement d'indignation; s'il était réellement coupable, ce que je déclare impossible, je serais le premier à l'abandonner à votre justice.
Les deux hommes s'inclinèrent sans répondre; le duc frappa sur un timbre.
Un domestique parut.
—Prévenez don Emilio, dit le duc, que je désire causer avec lui à l'instant.
—Le señor don Emilio n'est pas dans son appartement, Seigneurie, répondit le domestique en s'inclinant respectueusement.
—Ah! fit avec étonnement le diplomate, encore dehors à cette heure; fort bien. Dès qu'il rentrera, car il ne saurait tarder, vous le prierez de se rendre ici.
Le domestique s'inclina sans bouger.
—Ne m'avez-vous pas entendu, reprit le diplomate, pourquoi ne sortez-vous pas?
—Seigneurie, répondit respectueusement le domestique, don Emilio ne rentrera pas.
—Don Emilio ne rentrera pas? Qu'en savez-vous?
—Il a fait ce matin enlever tous ses bagages par un homme qui a dit qu'il quittait immédiatement la ville.
Le duc fit signe au domestique de sortir.
—C'est étrange, murmura-t-il, dès que la porte se fut refermée sur le valet; que signifie ce départ?
Les deux créoles se regardaient avec étonnement.
—Non, reprit le duc avec force, je ne puis encore le croire coupable; il y a évidemment dans cette affaire quelque chose que nous ignorons.
La porte se rouvrit en ce moment.
—Le señor capitaine don Sylvio Quiroga, annonça le domestique.
—Faites entrer, dit don Zéno.
Et se tournant vers le duc:
—Pardonnez-moi, monsieur; le capitaine Quiroga est le dernier officier dépêché par moi à la poursuite des fugitifs: c'est un vieux routier, je me trompe fort ou il nous apporte des nouvelles.
—Qu'il soit le bienvenu alors, dit don Eusebio.
—Oui, qu'il soit le bienvenu, appuya le duc, car j'espère que les renseignements qu'il nous donnera dissiperont les doutes qui se sont élevés sur la loyauté de mon malheureux compatriote.
—Dieu le veuille! fit don Zéno.
Le capitaine don Sylvio Quiroga parut. Après avoir respectueusement salué les personnes qui se trouvaient dans le salon il se redressa et attendit qu'on l'interrogeât.
—Eh bien? lui demanda don Zéno, avez-vous retrouvé la trace des fugitifs, capitaine?
—Je l'ai retrouvée, général, répondit-il.
—Vous les ramenez?
—Non pas.
—Est-ce que vous ne les avez pas rejoints?
—Si, mon général.
—Alors, comment se fait-il que vous reveniez sans ces deux hommes?
—D'abord, ils n'étaient plus deux, mon général; il paraît qu'ils avaient recruté un compagnon en route: j'en ai vu trois, moi.
Il y eut un instant de silence pendant lequel le Français et les deux créoles échangèrent un regard.
—Peu importe, deux ou trois! reprit don Zéno. Comment se fait-il, capitaine, que les ayant rejoints vous les ayez laissé échapper?
—Mon général, voici, en deux mots, l'affaire. Au moment où je me préparais à les prendre au collet, car je n'en étais plus qu'à portée de pistolet à peine, deux ou trois cents cavaliers sont à l'improviste sortis d'un petit bois et nous ont chargés avec fureur; comme je n'avais avec moi que huit hommes, j'ai jugé prudent de ne pas attendre le choc de ces ennemis que j'étais loin de soupçonner aussi près de moi, et je me suis mis aussitôt en retraite avec mes compagnons.
—Oh! Oh! Que dites-vous donc là? s'écria don Zéno, auriez-vous eu peur, par hasard, capitaine?
—Ma foi oui, général; j'ai eu peur, et grandement même, répondit franchement l'officier, surtout quand j'ai reconnu à quelle sorte de gens j'avais affaire.
—Qu'avaient-ils donc de si terrible?
—Je suis revenu exprès à franc étrier pour vous en instruire, général; car, tout en fuyant, j'ai eu parfaitement le temps de les dévisager.
—Et ce sont? demanda le gouverneur avec impatience.
—Ce sont des Pincheyras, Excellence, répondit froidement le vieux soldat.
Cette révélation produisit l'effet d'un coup de foudre sur les assistants. Don Zéno surtout et don Eusebio paraissaient en proie à une agitation extraordinaire.
—Des Pincheyras! répétèrent-ils.
—Oui; du reste, nous saurons bientôt ce qu'ils veulent. J'ai embusqué deux hommes sur leur route avec ordre de surveiller leurs mouvements.
—C'est égal, s'écria le gouverneur en se levant vivement, on ne saurait prendre trop de précautions avec de pareils démons. Excusez-moi, monsieur le duc, de vous quitter aussi brusquement; mais la nouvelle annoncée par ce brave officier est d'une importance extrême, et je dois sans retard veiller à la sûreté de la ville; demain, si vous me le permettez, nous reprendrons cet entretien.
—Quand il vous plaira, messieurs, répondit le diplomate, vous savez que je suis à vos ordres.
—Mille fois merci, à demain donc. Venez-vous avec moi, señor Cabral?
—Certes, je vous suis, répondit celui-ci, on ne saurait user de trop de prudence dans une circonstance aussi grave.
Les deux généraux prirent immédiatement congé du duc et sortirent suivis par le capitaine.
Lorsque la porte se fut refermée et que le vieux diplomate se trouva seul, il se frotta les mains l'une contre l'autre et lançant un regard ironique du côté ou s'étaient retirés ses visiteurs:
—Je crois, murmura-t-il avec un sourire railleur, que voilà un assez joli trébuchet de préparé. Eh, eh, eh! Mon cher ami Émile sera sur ma foi bien fin s'il en réchappe; je l'aime trop pour ne pas faire sa fortune malgré lui; je lui dois bien cela pour le service qu'il m'a rendu.
VII
LA PANIQUE
On ne saurait se faire une idée même lointaine de la rapidité avec laquelle se répand une mauvaise nouvelle; de la façon dont elle se défigure en passant de bouche en bouche, se grossissant incessamment et finissant, dans un temps fort court, par revenir à celui qui le premier en a été l'auteur, tellement surchargée de faits et enjolivée de détails que celui-ci ne la saurait reconnaître.
On serait porté à supposer qu'il existe dans l'atmosphère des courants électriques qui se chargent de transmettre aux quatre coins de l'horizon, avec la rapidité de l'éclair, et de les faire tomber dans le domaine public ces nouvelles sinistres que les chefs du pouvoir ne se confient qu'à l'oreille et sous la condition expresse du secret le plus strict.
Le capitaine don Sylvio Quiroga n'avait depuis son retour à San Miguel, communiqué avec personne autre que don Eusebio Moratín et don Zéno Cabral; ses soldats avaient, comme lui, gardé le plus profond silence sur ce qui s'était passé pendant leur courte expédition à la recherche des fugitifs, et pourtant, par une fatalité inexplicable, à peine les deux généraux, en sortant de chez le duc de Mantoue, mettaient-ils le pied sous les portales de la place Mayor, que de tous les côtés ils n'apercevaient que des visages effarés et entendaient des voix saccadées par l'épouvante murmurer le nom si redouté des Pincheyras.
La nouvelle avait déjà fait beaucoup de chemin; ce n'était plus deux cents hommes qui s'étaient montrés aux environs de la ville, mais bien une formidable armée espagnole venant du haut Pérou, pillant, brûlant, dévastant tout sur son passage, et dont la féroce cuadrilla des Pincheyras formait l'avant-garde; ils arrivaient à marche forcée; bientôt, le lendemain peut-être, ils camperaient devant la ville. Que faire? Que résoudre? Où se cacher? Où fuir? C'en était fait de San Miguel, les Espagnols pour se venger de leur défaite, n'y laisseraient pas pierre sur pierre.
Ceux qui les avaient vus, car, comme toujours, il y avait des gens qui affirmaient avoir vu cette fantastique armée espagnole, qui n'existait réellement que dans leur cerveau, assuraient avoir entendu proférer par l'ennemi les plus terribles serments de vengeance contre les malheureux insurgés.
Des gens armés de torches, venus on ne savait d'où, parcouraient la ville en tous les sens en criant:
—Aux armes! Aux armes!
A ces hurlements, à ces flammes sanglantes qui projetaient des lueurs sinistres sur les murailles, les citoyens sortaient en toute hâte de leurs maisons, les femmes et les enfants pleuraient et se lamentaient; bref, la panique était devenue, en quelques instants si générale, que les deux officiers, qui savaient cependant la vérité, en furent effrayés eux-mêmes et se demandèrent si le mal n'était pas en effet plus grand qu'ils ne le supposaient.
Ils montèrent sur les chevaux que leurs assistants leur tenaient tout prêts à la porte de la maison du duc et ils s'élancèrent à toute bride vers le Cabildo.
Malgré l'heure avancée, il était plus de minuit, le Cabildo, au moment où le gouverneur et le montonero y pénétrèrent, était envahi par la foule et offrait un spectacle de désordre et d'épouvante non moins animé et non moins bruyant que celui qu'ils avaient eu sous les yeux en traversant la Plaza Mayor.
Les deux officiers furent reçus par des cris de joie et des protestations de dévouement que la peur seule pouvait inspirer à la plupart des assistants.
Le gouverneur éprouva une peine infinie à rétablir un peu d'ordre et à se faire écouter par ces hommes rendus presque insensibles par la terreur.
Mais ce fut en vain qu'il essaya de les rassurer en leur racontant simplement ce qui s'était passé; on ne voulut pas le croire, et il ne réussit à convaincre personne que le danger qu'ils redoutaient si fort n'existait pas.
Le tocsin sonnait à toutes les églises, des barricades se construisaient à l'angle de toutes les rues, que parcouraient incessamment des patrouilles de bourgeois armés, tandis que d'autres bivouaquaient sur la place.
La ville offrait en ce moment l'aspect d'un vaste camp; il ne fallait pas essayer de résister au torrent, le gouverneur le comprit, et désespérant de rétablir la sécurité par les voies ordinaires, il feignit de se rendre aux raisonnements des personnes qui l'entouraient et essaya d'organiser la panique en donnant des ordres pour la défense de la cité et expédiant des aides de camp dans toutes les directions.
Don Zéno, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec le gouverneur, au lieu de monter au Cabildo, avait piqué des deux et s'était éloigné à fond de train, suivi par le capitaine Quiroga.
Mais son absence ne fut pas longue. Bientôt un galop de chevaux se fit entendre, et don Zéno reparut à la tête de sa montonera, qui installa immédiatement son bivouac sur la Plaza Mayor.
La vue des partisans, dans le courage desquels les habitants de San Miguel avaient une pleine confiance, commença peu à peu à rassurer la population.
D'autant plus que les montoneros, après avoir attaché leurs chevaux aux piquets et placé des sentinelles, se mêlèrent à la foule, et commencèrent tout doucement en causant avec les uns et avec les autres, tout en feignant d'abord d'entrer dans les idées générales, de rétablir les faits si étrangement défigurés, en racontant l'affaire telle qu'elle était réellement.
L'influence de ces récits, colportés de l'un à l'autre et incessamment recommencés par les soldats, ne tarda pas à se faire sentir dans la foule; la réaction se manifesta bientôt, et les moins poltrons sentirent le courage leur revenir un peu.
Cependant, comme en fin de compte le danger, pour être moindre qu'on ne le supposait, existait cependant réellement, et que le voisinage des montoneros royalistes ne laissait pas que d'être fort inquiétant pour la sûreté commune, le général Moratín profita habilement de l'effervescence de la population pour prendre les mesures les plus efficaces qu'il pût imaginer, pour résister à un coup de main, en attendant des renforts en cas où l'ennemi aurait à l'improviste tenté d'enlever la ville par surprise, ce qui n'était pas sans exemple dans l'histoire de la révolution buenos-airienne.
Des officiers dévoués surveillaient la construction des barricades; sur les toits en terrasse des maisons, on montait des pierres pour assommer les assaillants; des dépôts d'armes et de munitions étaient établis en différents endroits; les barrières étaient fermées et défendues par des postes nombreux.
Cependant, don Zéno Cabral, à la tête d'une quarantaine de montoneros résolus, était parti à la découverte, se lançant en enfant perdu dans la campagne.
Tous les députés s'étaient réunis au Cabildo dans la salle des séances et s'étaient déclarés en permanence.
Le gouverneur, voulant par sa présence rassurer la population, était monté à cheval, et, suivi d'un nombreux état-major, avait parcouru la ville dans tous les sens, encourageant les uns, gourmandant les autres, et excitant les habitants à faire leur devoir et à combattre bravement l'ennemi s'il osait se montrer.
La nuit tout entière s'écoula ainsi. Au lever du soleil, le calme était à peu près rétabli, bien que cependant chacun eût conservé ses armes et fût demeuré à son poste.
Don Zéno Cabral, parti depuis plus de quatre heures pour battre l'estrade, n'était pas encore de retour. Don Eusebio ne savait que penser de cette longue absence qui commençait sérieusement à l'inquiéter.
Plusieurs aides de camp dépêchés par lui à la rencontre du montonero, étaient revenus sans apporter de nouvelles ni de lui ni de son détachement.
Sur ces entrefaites, un officier entra, se pencha à l'oreille du gouverneur et murmura quelques mots que lui seul entendit.
Don Eusebio tressaillit, il pâlit légèrement, mais se remettant aussitôt:
—Capitaine, dit-il à l'officier, faites sonner le boute-selle, que toute la cuadrilla de don Zéno Cabral monte à cheval, nous allons pousser une reconnaissance hors la ville, afin de rassurer la population en lui prouvant que le danger n'existe plus.
L'ordre fut immédiatement exécuté, et la montonera sortit de la ville au petit pas.
Le général don Eusebio Moratín, monté sur un magnifique cheval noir, et vêtu d'un uniforme tout couvert de broderies d'or, s'avançait à sa tête.
La foule, éparse dans toutes les rues, saluait le passage des partisans de ses chaleureuses acclamations.
La montonera semblait bien plutôt exécuter une promenade militaire que partir pour tenter une reconnaissance.
Dès que la troupe fut en rase campagne, et qu'un pli de terrain l'eut dérobée aux regards des habitants, le général fit sonner la halte, plaça les sentinelles et ordonna aux officiers de le venir trouver sur le tertre, au sommet duquel lui-même s'était arrêté à cent pas à peu près en avant de la cuadrilla.
Ceux-ci obéirent aussitôt avec une impatience mêlée de curiosité, car bien que personne ne les en eût informés, ils soupçonnaient vaguement que cette sortie improvisée de la ville cachait un motif plus grave que celui d'une promenade.
Lorsque tous les officiers furent arrivés, et qu'après avoir mis pied à terre, ils se furent rangés en cercle autour du général, celui-ci prit la parole:
—Caballeros, leur dit-il nettement, le temps de la dissimulation est passé; il est de mon devoir de vous expliquer franchement la situation, d'autant plus que j'ai le plus grand besoin de votre concours.
—Parlez, général, répondirent les officiers, nous sommes prêts à vous obéir comme si vous étiez réellement notre chef, quel que soit l'ordre que vous nous donniez dans l'intérêt de la patrie.
—Je vous remercie, caballeros, et je compte sur votre promesse; voici ce qui se passe, votre chef, don Zéno Cabral, trompé par un traître, un espion, ou un imbécile, on ne sait encore lequel, a été avec les quelques hommes qui l'accompagnaient, surpris par un parti de batteurs d'estrade royaux. Tout fait supposer que ce parti appartient à la formidable cuadrilla des Pincheyras. Don Zéno, après des prodiges de valeur, a été contraint de se rendre afin d'arrêter l'effusion du sang. Heureusement, un de ses compagnons est parvenu à s'échapper presque par miracle, c'est lui qui nous a appris ce qui s'était passé, ces nouvelles sont donc positives.
Les officiers, à ces paroles, poussèrent des exclamations de colère.
—Les ennemis sont proches, continua le général, en réclamant le silence d'un geste, ne se doutant pas de la fuite de l'un de leurs prisonniers et se croyant parfaitement sûrs que leur hardi coup de main est encore ignoré de nous, ils ne se retirent que doucement et presque sans ordre; l'occasion est donc belle pour prendre notre revanche et délivrer votre chef et vos amis, le voulez-vous?
—Oui! Oui! s'écrièrent les officiers en brandissant leurs armes. A eux! A eux!
—Très bien, répondit le général, avant une heure nous les aurons rejoints, nous les attaquerons à l'improviste, et alors chacun fera son devoir; souvenez-vous que les hommes que nous attaquons sont des bandits, sans foi ni loi, mis, par leurs crimes, au ban de la société. A eux donc, et pas de quartier!
Les officiers répondirent par des cris et des serments de vengeance, allèrent se replacer en tête de leurs pelotons respectifs et la cuadrilla repartit au galop, disparaissant presque au milieu du nuage épais de poussière qu'elle soulevait sur son passage.
Ce que le général Moratín avait annoncé aux officiers de la cuadrilla était vrai, ou du moins assez mal renseigné par le fugitif, il le croyait tel, car les choses ne s'étaient pas passées absolument ainsi, qu'on le lui avait rapporté.
Don Zéno Cabral parti, ainsi que nous l'avons dit plus haut, vers deux heures du matin à la tête d'un assez faible détachement dans l'intention de pousser une reconnaissance aux environs de la ville; après avoir battu pendant deux ou trois heures la campagne sans rien découvrir de suspect et sans relever aucune trace du passage d'une troupe armée, avait voulu avant de rentrer dans la ville explorer les bords de la rivière qui, assez escarpés à cause des nombreux entassements de rochers qui la garnissent, et couverts en sus d'épais bouquets d'arbres épineux et de buissons fourrés pouvaient recéler une embuscade de maraudeurs, avait donc fait un crochet et s'avançant avec les plus minutieuses précautions afin de ne pas être surpris à l'improviste, il avait commencé son exploration.
Pendant assez longtemps les montoneros marchèrent ainsi, sondant les buissons et les taillis de la pointe de leurs lances, sans rien découvrir, et leur chef, convaincu que l'ennemi, si, par hasard, il s'était aventuré aussi près de la ville, avait jugé prudent de ne pas y demeurer davantage et s'était éloigné, allait donner l'ordre de la retraite, lorsque tout à coup, au moment où il s'y attendait le moins, une centaine d'hommes avaient surgi de tous côtés du milieu des buissons, avaient entouré la troupe et l'avaient vigoureusement attaquée.
Bien que surpris et poussés par un ennemi dont ils ignoraient le nombre, mais que cependant ils supposaient avec raison leur être bien supérieurs, les montoneros n'étaient pas hommes à mettre du premier coup bas les armes, sans tenter de vendre chèrement leur vie, surtout avec l'homme qui les commandait.
Il y eut un premier moment de désordre effroyable, un choc terrible corps à corps, au milieu duquel don Zéno Cabral fut renversé de cheval et jeté à terre.
Un instant ses compagnons le crurent mort.
Ce fut alors que l'un d'eux se glissa inaperçu au milieu des arbres et des rochers, et s'enfuit à toute bride porter à San Miguel la nouvelle de la défaite des montoneros.
Ceux-ci cependant étaient, loin d'être vaincus. Don Zéno Cabral s'était relevé presque aussitôt et avait reparu à la tête de ses gens, qui, découragés un instant par sa chute, avaient en l'apercevant de nouveau à cheval senti renaître leur courage sur le point de les abandonner.
Cependant les assaillants étaient trop nombreux, le lieu de l'embuscade trop bien choisi pour que les montoneros conservassent l'espoir, non pas de vaincre, ils n'en avaient pas la pensée, mais de sortir du mauvais pas dans lequel ils étaient tombés.
Don Zéno Cabral reconnut d'un coup d'œil les difficultés du terrain sur lequel il lui fallait combattre et où ses cavaliers étaient dans l'impossibilité de faire manœuvrer leurs chevaux.
Tous ses efforts tendirent donc à élargir le champ de bataille, les montoneros, groupés et serrés autour de lui, chargèrent résolument l'ennemi à plusieurs reprises sans réussir à l'entamer; la partie était, selon l'expression vulgaire, bien attaquée et bien défendue, ils luttaient montoneros contre montoneros, bandits contre bandits.
Le chef des patriotes savait désormais à quels ennemis il avait affaire; leurs ponchos rouges, uniforme adopté par les Pincheyras, les lui avait fait reconnaître dès que le jour était arrivé.
Car pendant le combat acharné que se livraient les deux troupes, le soleil s'était levé et avait dissipé les ténèbres.
Malheureusement la clarté du jour en révélant le petit nombre des patriotes, rendait leur défaite plus probable.
Les Pincheyras furieux d'avoir été si longtemps tenus en échec par un aussi faible détachement, redoublèrent d'efforts pour en finir enfin avec eux.
Mais ceux-ci ne se découragèrent pas; conduits une dernière fois à la charge par leur intrépide chef, ils se ruèrent avec fureur sur leurs ennemis, qui vainement essayèrent de leur barrer le passage.
Les montoneros avaient réussi à renverser la barrière humaine dressée devant eux et avaient gagné la plaine.
Mais au prix de quels sacrifices!
Vingt des leurs étaient demeurés sans vie, étendus parmi les rochers; les survivants, au nombre d'une quinzaine au plus, étaient blessés pour la plupart et accablés par la fatigue du combat de géant qu'il leur avait fallu si longtemps soutenir.
Tout n'était pas fini, cependant; pour se retrouver en rase campagne; les patriotes n'étaient pas sauvés; du reste, ils se faisaient pas d'illusions pour leur sort, mais, sachant qu'ils n'avaient pas de quartier à attendre de leurs féroces ennemis, ils préféraient se faire tuer que tomber vivants entre leurs mains et être condamnés à souffrir d'horribles tortures.
Pourtant, bien que fort mauvaise encore, leur situation s'était sensiblement améliorée, par la raison qu'ils avaient maintenant de l'espace autour d'eux, et que leur salut allait dépendre de la vitesse de leurs chevaux.
Les Pincheyras, pour surprendre leurs ennemis, avaient été contraints de mettre pied à terre et de cacher leurs chevaux à quelques pas de là.
Lorsque les montoneros eurent réussi à s'ouvrir un passage, les Pincheyras se précipitèrent immédiatement vers l'endroit où ils avaient laissé leurs chevaux afin de les poursuivre.
Il y eut alors forcément un temps d'arrêt dont Zéno Cabral et ses compagnons profitèrent pour gagner au pied et agrandir la distance qui les séparait de leurs ennemis.
Le chef des Pincheyras, homme de haute taille, aux traits énergiques et accentués, à la physionomie dure et cruelle, jeune encore, et qui, pendant le combat, avait fait des prodiges de valeur et s'était constamment acharné sur don Zéno Cabral lui-même, qu'il avait même, au commencement de l'action, renversé de cheval, apparut bientôt presque couché sur sa monture, brandissant furieusement sa lance et excitant à grands cris une vingtaine de cavaliers dont il était suivi.
Les autres Pincheyras ne tardèrent pas à le joindre, émergeant successivement du milieu des rochers et des bouquets d'arbres.
Alors, la poursuite commença rapide, échevelée, désespérée de part et d'autre.
Les montoneros, pour donner moins de prise à leurs ennemis, s'étaient dispersés sur un grand espace, étendus sur leurs chevaux, pendus de côté par l'étrier, et, d'une main, se retenant à la crinière pour éviter les bolas et les lassos que leurs ennemis, tout en galopant à fond de train, faisaient tournoyer autour de leurs têtes.
Cette chasse à l'homme, grâce à l'habileté de ces cavaliers émérites, offrait un spectacle des plus émouvants, rempli des plus étranges péripéties.
Les Pincheyras, cependant, malgré les efforts des montoneros, grâce aux chevaux frais qu'ils montaient, se rapprochaient rapidement; encore quelques minutes, et ils seraient arrivés à portée de ceux qu'ils poursuivaient, lorsque tout à coup la terre retentit sous les pas pressés d'une troupe considérable de cavaliers, un nuage épais de poussière apparut à l'horizon.
Bientôt ce nuage s'entr'ouvrit, et le général don Eusebio Moratín, suivi de toute la cuadrilla de don Zéno Cabral, chargea avec fureur les royaux.
Ceux-ci surpris à leur tour, quand déjà ils se croyaient vainqueurs, poussèrent des hurlements de rage, et, tournant bride aussitôt, ils essayèrent de s'échapper dans toutes les directions, serrés de près par les montoneros, qui, en reconnaissant leur chef, avaient senti redoubler leur ardeur. Don Zéno, brûlant de tirer une éclatante vengeance de ce qu'il considérait comme un affront, serra affectueusement la main du général, et, bien que rendu de fatigue et blessé en deux ou trois endroits, il se mit à la tête de sa cuadrilla et la lança sur les Pincheyras.
Bientôt les bolas et les lassos volèrent de tous les côtés, et les cavaliers, enlevés de leur selle, roulèrent sur le sol avec des cris de colère et de douleur.
La lutte fut courte, mais terrible. Enveloppés par la cuadrilla, les Pincheyras, malgré une résistance désespérée, succombèrent et furent contraints de se rendre.
Vingt-cinq à peine survivaient; les autres, étranglés par les lassos, percés par les lances ou le crâne fracassé par les terribles bolas, jonchaient au loin la campagne.
Un seul homme avait échappé, sans qu'il fût possible de deviner par quel miracle.
C'était le chef des Pincheyras.
Cerné par les montoneros, refoulé comme une bête fauve, il était entré dans un épais fourré de lentisques et d'arbres du Pérou, où les patriotes l'avaient presque aussitôt suivi.
Le Pincheyra s'était froidement retourné; il avait, d'un dernier coup de carabine, abattu un de ceux qui le serraient de plus près, puis, avec un ricanement de dédain, il s'était enfoncé au milieu d'un buisson où il avait subitement disparu.
Vainement les montoneros, exaspérés par la résistance opiniâtre de cet homme et le dernier meurtre qu'il avait commis, s'étaient élancés pour le saisir; pendant plus d'une heure ils sondèrent pied à pied, pouce à pouce, le terrain, écartèrent les branches des buissons, frappèrent le sol et les rochers du bois de leurs lances; ils ne réussirent pas à découvrir les traces de leur audacieux adversaire.
Il était devenu invisible. Toutes les recherches furent infructueuses; on ne put pas le retrouver, et les montoneros se virent contraints de renoncer à s'emparer de lui.
Le général fit sonner le boute-selle, bien qu'à contre-cœur. Il lui coûtait beaucoup de ne pas ramener cet homme à San Miguel, d'autant plus qu'un des prisonniers avait avoué que celui qu'on cherchait si infructueusement n'était rien moins que don Santiago Pincheyra lui-même.
La réputation de don Santiago était trop bien établie pour que le général ne fût pas désespéré de n'avoir pas réussi à le prendre.
Cependant il fallait retourner à la ville. Les prisonniers furent attachés à la queue des chevaux et la cuadrilla partit au galop pour San Miguel.
—Señor général, avait dit don Zéno Cabral au gouverneur, en lui prenant la main avec effusion, vous m'avez sauvé la vie, plus même, vous m'avez sauvé l'honneur; quoi qu'il arrive, je suis à vous, à quelque époque que ce soit, je vous en donne ma parole.
—Merci, don Zéno, avait répondu le général avec un léger sourire en répondant à sa chaleureuse étreinte, j'accepte votre parole et au besoin je me souviendrai.
—En tout et pour tout disposez de moi.
Une heure plus tard, la cuadrilla rentrait à San Miguel accueillie par les cris de joie des habitants, à la vue des malheureux Pincheyras traînés prisonniers à la queue des chevaux.
Le passage des montoneros à travers les rues de la ville fut un véritable triomphe.
VIII
LE SOLITAIRE
Il nous faut maintenant retourner auprès du peintre français, que nous avons laissé enfoui pour ainsi dire au fond d'un souterrain, et prenant assez philosophiquement son parti de cette réclusion volontaire, mais que les circonstances rendaient indispensable, en attaquant vigoureusement les vivres placés devant lui.
Obligé de demeurer seul pendant un lapse de temps considérable, et ne sachant comment employer ce temps, le jeune homme prolongea son repos le plus tard possible; puis, lorsque enfin, malgré tous ses efforts il reconnut l'impossibilité matérielle dans laquelle il se trouvait d'absorber une bouchée de plus, il alluma un cigare et commença à fumer avec la béatifique résignation d'un mahométan ou d'un buveur de haschich. Après ce cigare il en fuma un autre, puis un autre, suivi immédiatement d'un quatrième, si bien que minuit arriva pour ainsi dire sans qu'il s'en aperçût, et qu'il s'étendit dans son hamac sans s'être trop ennuyé.
Cependant, Émile avait une organisation trop nerveuse pour se contenter longtemps d'un semblable genre de vie, et ce fut avec un soupir de regret qu'il ferma les yeux et s'endormit, car il ne pouvait prévoir la fin de sa prison, et la perspective de demeurer, ainsi plusieurs jours seul en face de lui-même l'effrayait avec raison.
Combien de temps demeura-t-il ainsi plongé dans le sommeil? Il n'aurait su le dire. Tout à coup il se réveilla en sursaut, se dressa dans son hamac, le front pâle et les traits contractés, en jetant autour de lui des regards effarés.
Au milieu de son sommeil, pendant qu'il se laissait bercer par ces doux songes que le tabac procure à ceux qui en abusent quand ils ne sont pas accoutumés à le fumer avec excès, soudain il lui avait semblé entendre des cris et des trépignements de chevaux mêlés à de sourdes clameurs; pendant quelque temps, ce bruit se confondit avec les événements de son rêve et semblait faire corps avec lui.
Mais bientôt, ces cris et ces trépignements acquirent une telle intensité, ils parurent tellement se rapprocher du jeune homme qu'ils le tirèrent subitement de son sommeil.
Dans le premier moment, il ne se rendit pas compte de ce qu'il entendait, croyant que ce n'était qu'un bruit existant seulement dans son imagination, dernier écho, enfin, de son rêve interrompu.
Mais lorsque, peu à peu, il fut parvenu à remettre de l'ordre dans ses idées, et qu'il eut la conscience d'être complètement éveillé, il acquit aussitôt la certitude que non seulement ce bruit était bien réel, et qu'il n'était pas la dupe d'une illusion de ses sens abusés, mais qu'il augmentait d'instant en instant, et était arrivé à une violence extrême.
On aurait dit qu'un combat acharné se livrait dans la caverne même.
Cependant, tout était calme et tranquille autour du jeune homme; la lampe, dont il avait, en se couchant, baissé la mèche pour que sa clarté trop vive ne l'empêchât pas de dormir, répandait une lueur douce et incertaine, mais cependant assez forte pour lui permettre de s'assurer d'un coup d'œil que tout était dans l'état où il l'avait laissé, en se couchant, et qu'il était toujours seul.
Il se leva en proie à une agitation extraordinaire.
La première pensée qui lui vint fut que sa retraite était découverte et qu'on voulait l'arrêter; mais bientôt il reconnut l'absurdité de cette supposition et se rassura; les gens chargés de l'arrêter seraient tout simplement entrés dans le souterrain sans avoir de combat à soutenir, et l'auraient fait prisonnier avant même qu'il eût eu le temps d'ouvrir les yeux.
Mais quelle pouvait être la cause de cet effroyable vacarme qui continuait toujours aussi fort et aussi rapproché.
Cela intriguait extrêmement le jeune homme, et éveillait au plus haut point sa curiosité.
Il consulta sa montre, elle marquait cinq heures et demie du matin.
Donc au dehors il faisait jour. Ce ne pouvait être un conciliabule de bêtes fauves, le soleil les obligeant à se retirer dans leurs antres; d'ailleurs ces bêtes n'oseraient se hasarder aussi près de la ville.
Qu'était-ce alors?
Un combat peut-être? Mais un combat ainsi au milieu de la nuit, presque aux portes de San Miguel, la capitale de la province de Tucumán, où à propos du congrès qui se préparait se réunissaient en ce moment des forces considérables? Cette supposition n'était pas admissible.
Un instant le jeune homme eut la pensée de frapper à la trappe, de la faire rouvrir et de demander des renseignements aux rancheros.
Mais il réfléchit que ces bonnes gens étaient censés ignorer sa présence chez eux; que cette démarche inconsidérée pourrait leur déplaire en leur faisant craindre d'être plus tard inquiétés à cause de lui.
Et puis, si ce bruit était véritablement celui d'un combat, il était plus que probable que dès le commencement de la lutte, les pauvres Indiens, à demi morts de frayeur, avaient abandonné leur rancho et avaient fui à travers la campagne, afin de se cacher dans quelque retraite connue d'eux seuls pour échapper à la fureur de l'un ou l'autre des deux partis, et que ce serait vainement, et en pure perte qu'il les appellerait et leur ordonnerait d'ouvrir la trappe.
Ces différentes considérations furent assez fortes pour le retenir et l'empêcher de commettre une imprudence en révélant sa retraite, si par hasard le rancho était temporairement occupé par ses ennemis.
Mais comme, ainsi que nous l'avons dit, sa curiosité était excitée au plus haut degré, et que, dans la situation précaire dans laquelle il se trouvait, il était important pour lui, du moins il se donnait cette raison pour justifier à ses propres yeux la démarche qu'il voulait tenter, il était important de connaître ce qui se passait autour de lui, afin de régler sur les événements la conduite qu'il lui faudrait tenir; il résolut d'agir sans tarder davantage et d'approfondir les causes de ce bruit extraordinaire qui l'avait si subitement troublé dans son repos et sa quiétude.
Il se leva donc, prit un sabre, passa à sa ceinture une paire de pistolets, saisit d'une main une carabine, et ainsi armé et prêt à tout événement, il alluma une lanterne et se dirigea vers le couloir de droite, côté par lequel le bruit lui semblait venir.
Ce couloir, ou plutôt cette galerie du souterrain était assez large pour que deux personnes pussent y marcher de front, les parois en étaient hautes et sèches, et le sol couvert d'un sable fin et jaune qui étouffait complètement le bruit des pas. Cette galerie, formait plusieurs détours.
Au bout d'un instant, le jeune homme arriva dans une salle intermédiaire, qui servait en ce moment d'écurie à ses trois chevaux.
Les animaux semblaient effrayés, ils couchaient les oreilles et avec force en essayant de briser les liens qui les retenaient à la mangeoire garnie d'une copieuse provende de luzerne.
Le peintre les flatta de la main, les caressa et essaya de les rassurer, puis il continua ses investigations.
Plus il s'avançait dans la galerie, plus le bruit devenait intense. Ce n'était plus seulement des cris et des trépignements qu'il entendait, mais encore des détonations d'armes et des cliquetis de sabres.
Le doute n'était plus permis: un combat furieux se livrait à quelques pas à peine de l'entrée du souterrain.
Cette certitude, loin d'arrêter le jeune homme, augmenta au contraire son désir de savoir positivement ce qui se passait; ce fut presque en courant qu'il atteignit le bout de la galerie.
Là, force lui fut de s'arrêter; une pierre énorme bouchait hermétiquement l'entrée du souterrain.
Cependant le jeune homme ne se découragea pas devant cet obstacle en apparence insurmontable.
Cette pierre devait évidemment pouvoir s'ôter facilement; mais quel moyen fallait-il employer pour obtenir ce résultat? Voilà ce qu'il ignorait.
Alors, en s'éclairant avec sa lanterne, il se mit à examiner la pierre en haut, en bas, sur les côtés, cherchant comment il parviendrait à l'enlever.
Depuis près d'une demi-heure, il se livrait à une inspection aussi consciencieuse qu'inutile et il commençait à désespérer de découvrir le secret qui existait évidemment, lorsque tout à coup il lui sembla s'apercevoir que la pierre venait de faire un léger mouvement.
Il regarda plus attentivement; en effet, il reconnut que la pierre se mouvait doucement et sortait peu à peu de son alvéole.
Émile était un garçon résolu, doué d'une bonne dose de sang-froid et d'énergie; son parti fut pris en un instant, et tout en remerciant mentalement l'individu, quel qu'il fût qui lui épargnait un travail long et fatigant qu'il ne savait comment mener à bonne fin, il se rejeta vivement en arrière, se blottit dans un angle de la galerie, posa sa lanterne à terre, auprès de lui, en ayant soin de la couvrir de son chapeau pour que la lueur ne fût pas aperçue, et, saisissant un pistolet de chaque main pour être prêt à tout événement, il attendit, les yeux fixés sur la pierre, que, grâces aux fissures nombreuses des parois de la galerie, il distinguait assez facilement, en proie à une émotion étrange qui faisait battre son cœur à briser sa poitrine et bourdonner le sang dans ses oreilles.
Son attente ne fut pas longue. A peine s'était-il caché que la pierre se détacha, roula sur le sol, et un homme, tenant en main une carabine dont le canon fumait encore, entra vivement dans le souterrain.
Cet homme se pencha au dehors, sembla écouter pendant quelques secondes, puis il se redressa en murmurant assez haut pour que le jeune homme l'entendît:
—Ils viennent, mais trop tard; maintenant le tigre a échappé.
Et s'aidant avec une dextérité extrême du canon de sa carabine en guise de levier, il eut en un instant replacé la pierre dans son état primitif.
—Cherchez, cherchez, perros malditos, reprit l'inconnu avec un ricanement ironique, je ne vous crains plus maintenant!
Et avec le plus grand sang-froid, sans se presser, il se mit en devoir de recharger son arme; mais le peintre ne lui en donna pas le temps: bondissant hors de sa cachette en enlevant le chapeau qui couvrait la lumière de la lanterne, il s'arrêta en face de l'inconnu et, le tenant en respect avec ses pistolets:
—Qui êtes-vous? Que voulez-vous? lui demanda-t-il.
L'inconnu fit un mouvement de surprise et d'effroi, recula d'un pas et, laissant tomber son arme:
—Eh! Qu'est ceci? s'écria-t-il, suis-je donc trahi?
—Trahi? répéta le Français en posant prudemment le pied sur la carabine, l'expression me parait au moins singulière dans votre bouche señor, surtout après la façon dont vous vous êtes introduit ici.
Mais il n'avait fallu qu'une minute à l'inconnu pour reprendre son sang-froid et redevenir, complètement maître de lui-même.
—Replacez vos pistolets à votre ceinture, señor, dit-il, ils vous sont inutiles, vous n'avez rien à redouter de moi.
—Je me plais à le croire, répondit le peintre, mais quelle certitude m'en donnez-vous?
—Ma foi de gentilhomme, répondit-il avec dignité.
Bien qu'il n'y eut que quelques mois que le peintre fût en Amérique, cependant il avait été plusieurs fois assez à même d'étudier le caractère des habitants de ce pays, pour savoir quel fonds il devait faire sur cette parole si fièrement donnée. Aussi, après avoir baissé affirmativement la tête.
—Je l'accepte, dit-il en désarmant ses pistolets et les passant à sa ceinture.
L'inconnu ramassa son arme.
Au dehors le bruit continuait toujours, mais il avait changé de signification; ce n'était plus celui d'un combat qu'on entendait, mais des heurtements de fer et des cris d'appel; on cherchait le fugitif.
—Venez, suivez-moi, reprit le jeune homme, vous ne devez pas demeurer plus longtemps ici.
L'inconnu sourit d'un air railleur.
—Ils ne me trouveront pas, dit-il, laissez-les chercher.
—Comme il vous plaira. Alors, causons.
—Causons, soit.
—Qui êtes-vous?
—Vous le voyez, un proscrit.
—C'est juste; mais il y a de nombreuses variétés de proscrits.
—Je suis de la pire espèce, fit l'autre en souriant.
—Hein! s'écria le jeune homme, que voulez-vous dire?
—Ce que je dis, pas autre chose. A la suite d'un combat acharné, livré par moi à mes ennemis, que j'avais fait tomber dans une embuscade, j'ai été vaincu ainsi que cela arrive souvent, juste au moment où je me croyais vainqueur, et, après avoir vu tous mes compagnons tomber autour de moi, j'ai été contraint de fuir.
—C'est le sort de la guerre, dit philosophiquement le jeune homme, mais vous connaissiez donc cette retraite?
—Apparemment, puisque vous voyez que je m'y suis réfugié.
—C'est vrai, vous ne craignez pas qu'on vous y découvre.
—C'est impossible, tout le monde ignore son existence.
—Moi, cependant, je la connais.
—Oui; mais vous, vous êtes proscrit comme moi.
—Qu'en savez-vous?
—Je le suppose; sans cela vous n'y seriez pas.
—C'est possible, mais puisque je la connais, d'autres aussi peuvent la connaître; d'autant plus que je ne l'ai pas découverte seul.
—Oui, mais celui qui vous l'a enseignée et qui vous y a conduit, a voulu sans doute vous placer dans un endroit où vous ne courriez pas le risque de tomber entre les mains de ceux qui vous cherchent; il doit être maître de son secret.
—Allons, je renonce à discuter plus longtemps avec vous, car vous avez à tout des réponses d'une logique foudroyante; à mon tour, je vous donne ma parole d'honneur de Français que vous n'avez rien à redouter de moi et que je vous servirai en tout ce qui me sera possible.
—Merci, répondit laconiquement l'inconnu en lui tendant la main, je n'attendais pas moins de vous.
—Le bruit semble s'éloigner, vos persécuteurs renoncent sans doute à vous chercher plus longtemps; suivez-moi, je suis, je le crois, en mesure de vous offrir une hospitalité plus large que vous ne pensez.
—En ce moment, je n'ai besoin que de deux choses.
—Lesquelles?
—De la nourriture et deux heures de sommeil.
—Et ensuite?
—Ensuite, malheureusement cela ne dépend plus de vous.
—Qu'est-ce donc?
—Un bon cheval pour m'éloigner au plus vite et rejoindre les compagnons que j'ai laissés à une vingtaine de lieues d'ici.
—Très bien; vous mangerez d'abord, puis vous dormirez; lorsque vous vous croirez assez reposé, vous choisirez celui de mes chevaux qui vous conviendra le mieux, et vous partirez.
—Ferez-vous cela, en effet? s'écria l'inconnu avec un tressaillement de joie.
—Pourquoi ne le ferais-je pas, puisque je vous le promets?
—Vous avez raison. Pardonnez-moi, je ne savais ce que je disais.
—Venez donc, alors.
—Allons, soit.
Ils quittèrent le bout de la galerie, où jusque-là ils étaient restés et revinrent vers la salle.
—Voilà les chevaux, dit le jeune homme en traversant l'écurie.
—Bon! fit simplement l'autre.
Lorsqu'ils furent dans le souterrain, l'inconnu promena autour de lui un regard émerveillé:
—Que signifie cela? dit-il; vous habitez donc réellement ici?
—Provisoirement, oui. N'avez-vous pas deviné que, comme vous, j'étais proscrit?
—Comment! Vous, un Français?
—La nationalité ne fait rien à l'affaire, dit en riant le jeune homme. Asseyez-vous et mangez.
Et, après lui avoir approché un siège, il plaça des vivres sur la table.
—Et vous, ne mangerez-vous pas aussi? demanda l'inconnu.
—Pardon, je compte vous tenir compagnie.
Tous deux prirent place et commencèrent leur repas.
—Tenez, dit au bout d'un instant l'inconnu, je veux vous donner une marque véritable de la confiance entière que j'ai en vous.
—Vous me faites honneur.
—Voulez-vous gagner quinze mille piastres?
—Peuh! fit le jeune homme en avançant les lèvres.
—Vous n'aimez pas l'argent? fit avec étonnement l'inconnu.
—Ma foi, non! Il ne vaut pas la peine qu'on prend à le gagner.
—Mais il vous est facile, sans la moindre peine, de gagner cet argent.
—Ceci est une autre affaire: voyons votre combinaison.
—Elle est fort simple.
—Tant mieux.
—Avez-vous entendu parler des quatre frères Pincheyras?
—Souvent.
—En bien ou en mal?
—En bien et en mal, mais surtout en mal.
—Bon! Il y a tant de mauvaises langues.
—C'est vrai; continuez.
—Vous savez que leur tête est à prix?
—Ah! Tiens, tiens, tiens!
—Vous l'ignoriez?
—Pourquoi le saurais-je? Cela ne me regarde pas, je suppose?
—Plus que vous ne pensez, je suis un Pincheyra, fit-il en le regardant fixement.
—Ah bah! s'écria le jeune homme en faisant légèrement pivoter son siège afin d'examiner son hôte plus à son aise, voilà une singulière rencontre.
—N'est-ce pas? Je suis celui qu'on nomme don Santiago Pincheyra, le second des quatre frères.
—Très bien, enchanté d'avoir fait votre connaissance.
—Ma tête vaut quinze mille piastres.
—C'est une jolie somme; je doute que la mienne, à laquelle je tiens cependant extraordinairement, ait une aussi grande valeur.
—Vous ne comprenez pas ce que je veux vous dire?
—Ma foi, non! Pas le moins du monde.
—Livrez-moi; on vous comptera la somme, et de plus; on vous fera grâce.
Le Français fronça les sourcils; un éclair jaillit de ses yeux, tandis qu'une pâleur livide couvrait son visage.
—Vive Dieu! s'écria-t-il, en frappant du poing sur la table et en se levant; savez-vous que vous m'insultez, caballero?
Don Santiago était demeuré immobile et souriant; il tendit la main au jeune homme, et l'invitant du geste à reprendre la place qu'il avait si subitement quittée:
—Au contraire, dit-il, je vous donne une preuve de la confiance que j'ai en votre loyauté, puisque, sans vous avoir demandé qui vous êtes, je vous ai dit qui je suis, et que, me sachant complètement en votre pouvoir, je vais m'étendre dans votre hamac, où je dormirai sous votre garde aussi tranquille que si je me trouvais au milieu de mes amis.
—Soit, monsieur, répondit le jeune homme avec un reste de ressentiment; j'admets votre explication; seulement vous auriez dû, s'il vous plaisait de vous faire connaître à moi, le faire d'une autre façon qu'en attaquant ainsi mon honneur.
—Je confesse que j'ai eu tort, et je vous en demande encore une fois pardon, señor; c'est plus qu'un homme comme moi est habitué à faire. Ainsi, donnez-moi votre main loyale et oublions cela.
Le jeune homme accepta la main que lui tendait le Pincheyra, et reprit sa place à table à côté de lui.
Ils continuèrent à manger sans nouvel incident désagréable.
Le Pincheyra était tellement accablé de fatigue, que, vers la fin du repas, il s'endormait en causant.
Le peintre comprit la violence que se faisait le montonero, et mit un terme à sa souffrance en lui frappant sur l'épaule.
L'autre se redressa vivement.
—Que voulez-vous? demanda-t-il.
—Vous dire simplement que maintenant que vous avez satisfait votre appétit, vous avez un autre besoin plus impérieux encore à satisfaire; il est temps que vous vous livriez au sommeil, afin d'être promptement en état de rejoindre vos amis.
—C'est vrai, fit en riant don Santiago, je dors tout debout, je ne sais réellement comment m'excuser envers vous de ce manque d'usage.
—Pardieu, en vous couchant, c'est je crois la seule chose que vous ayez à faire en ce moment.
—Vous avez ma foi raison, je n'y mets pas de coquetterie, et puisque vous êtes si bon compagnon je vais, sans plus tarder, profiter de votre conseil.
En parlant ainsi, il se leva avec une certaine difficulté, tant l'accablait la fatigue, et aidé par le jeune homme, il s'étendit dans le hamac, où il ne tarda pas à s'endormir.
Libre de nouveau de se livrer à ses pensées, le jeune homme alluma un cigare, s'installa commodément dans une butaca et, tout en digérant son déjeuner, il se prit à réfléchir sur ce nouvel épisode de sa vie errante qui venait si à l'improviste se greffer sur les autres et peut-être compliquer encore les difficultés sans nombre de la position dans laquelle il se trouvait.
—Pour cette fois, dit-il, je puis hardiment convenir que je ne suis pour rien dans ce qui m'arrive et que cet homme est bien, réellement venu me trouver, lorsque je ne le cherchais nullement, puisqu'il connaissait avant moi ce souterrain. Comment tout cela finira-t-il? Pourvu que Tyro n'arrive pas maintenant? Diable, tout dévoué que me soit ce brave garçon, je doute que l'appât de quinze mille piastres,—une fort belle somme pour celui qui sait la gagner honnêtement,—ne le pousse pas à livrer mon hôte et moi, par ricochet, ce qui serait excessivement désagréable.
Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi, pendant lesquelles le chef montonero dormait, suivant l'expression espagnole, a pierna suelta. Le Français veillait religieusement sur son sommeil, tout en faisant des réflexions qui, d'instants en instants, prenaient une teinte plus sombre.
Enfin, vers une heure de l'après-midi, Émile jugea que le montonero avait assez, dormi; il s'approcha de lui et lui toucha légèrement l'épaule pour l'éveiller.
Celui-ci ouvrit instantanément les yeux et bondit comme un coyote hors du hamac.
—Que se passe-t-il? demanda-t-il à voix basse.
—Rien, que je sache, répondit le premier.
—Alors, pourquoi me réveiller? Lorsque je dormais si bien, fit-il en bâillant.
—Parce que vous avez assez dormi.
—Ah! fit l'autre.
—Oui, et il est temps de partir.
—Temps de partir! Déjà, diable! Vous êtes avare de votre hospitalité, mon maître; c'est bien, n'en parlons plus. Je ferai ce que vous voudrez, ajouta-t-il d'un ton piqué, je ne veux pas vous embarrasser plus longtemps de ma présence.
—Vous ne m'embarrassez pas, señor, répondit le jeune homme, si cela ne dépendait que de moi, vous resteriez ici autant que cela vous plairait. Vous ne sauriez me compromettre plus que je ne le suis, que diable!
—Peut-être; mais de qui cela dépend-il donc alors?
—Du serviteur indien qui m'a caché ici et qui probablement ne tardera pas à m'y venir visiter. Voyez s'il vous convient d'être vu par lui.
—Cáspita! Pas le moins du monde; me fier à un Indien, je serais perdu sans rémission. Et vous dites qu'il va venir bientôt?
—Je ne sais pas précisément quand il viendra, mais je l'attends d'un moment à l'autre.
—Peste! Avec votre permission, je ne l'attendrai pas, moi; si vous me le permettez, je partirai tout de suite.
—Venez choisir votre cheval.
Le montonero saisit sa carabine, qu'il chargea tout en marchant, et ils s'enfoncèrent dans la galerie.
Le choix ne fut pas long à faire, les trois chevaux étaient également jeunes, pleins de sang, de feu et de vitesse; le montonero, fin connaisseur, le reconnut au premier coup d'œil, et prit au hasard.
—Ce qu'il y a de malheureux pour moi, dans tout cela, dit-il, tout en sellant activement le cheval, c'est que je suis contraint de partir par où je suis venu, et que je risque de tomber dans une embuscade; il y avait anciennement une seconde galerie à ce souterrain, mais elle a été bouchée depuis longtemps déjà, je crois.
—Non, du tout; cette galerie est toujours libre, il vous est facile de la prendre pour partir.
—S'il en est ainsi, je suis sauvé! s'écria avec joie le montonero.
—Silence! fit à voix basse le jeune homme en lui mettant vivement la main sur la bouche, j'entends marcher.
Le Pincheyra prêta l'oreille, un bruit de pas assez rapproché arriva jusqu'à lui.
—Oh! fit-il avec un geste de désespoir.
—Demeurez ici, laissez-moi faire, je réponds de tout, dit rapidement le jeune homme à son oreille.
Et il s'élança vivement dans le souterrain; il était temps qu'il arrivât, Tyro allait s'engager à sa recherche dans la galerie.
IX
LE GUARANIS
Ainsi que nous l'avons dit à la fin du précédent chapitre, au moment où le peintre déboucha de la galerie dans le souterrain, il se trouva face à face avec Tyro qui, entré par la galerie opposée et ne le trouvant pas dans la salle, se disposait à aller à sa rencontre, jusqu'à l'écurie, où il supposait qu'il devait être en ce moment.
Les deux hommes demeurèrent un instant immobiles et muets l'un devant l'autre, s'examinant avec soin et assez empêchés pour entamer la conversation.
Cependant la situation, déjà fort embarrassante, menaçait, si elle se prolongeait plus longtemps, de devenir critique. Le Français comprit qu'il fallait à tout prix en sortir, et il résolut de brusquer les choses, persuadé que c'était encore le meilleur moyen de se tirer d'embarras.
—Enfin vous voilà, Tyro! s'écria-t-il en feignant une grande joie, je commençais à me sentir inquiet de cette réclusion à laquelle je ne saurais m'accoutumer.
—Il m'a été impossible de venir plus tôt vous voir, maître, répondit l'Indien en laissant filtrer un regard sournoisement interrogateur entre ses paupières à demi-closes; vous avez, je le suppose, trouvé tout en ordre ici?
—Parfaitement; je dois convenir que j'ai passé une excellente nuit.
—Ah! fit le Guaranis, vous n'avez rien entendu? Nul bruit insolite n'est venu troubler votre sommeil?
—Ma foi, non; j'ai dormi tout d'une traite la nuit entière; je suis éveillé depuis une demi-heure à peine.
—Tant mieux, maître, je suis charmé de ce que vous m'annoncez. Si vous ne me le disiez pas aussi péremptoirement, je vous avoue franchement que j'aurais peine à le croire.
—Pourquoi donc? demanda-t-il avec un feint étonnement.
—Parce que, maître, la nuit a été rien moins que tranquille.
—Ah! Bah! s'écria-t-il de l'air le plus naïf qu'il put prendre; que s'est-il donc passé? Vous comprenez que, enterré au fond de ce trou, j'ignore tout, moi.
—Un combat acharné s'est livré, tout près d'ici, entre les Espagnols et les patriotes.
—Diable! C'est sérieux, alors. Et ce combat est terminé?
—Sans cela, serais-je ici, maître?
—C'est juste, mon ami. Et qui a eu le dessus?
—Les patriotes.
—Ah! Ah!
—Oui, et j'en suis même, pour certaines raisons, peiné pour vous.
—Pour moi, dis-tu, Tyro? Que diable ai-je à voir dans tout cela?
—N'êtes-vous pas proscrit par les patriotes?
—En effet, tu m'y fais songer; mais que me fait cela?
—Dame! En ce moment, les Espagnols sont ou du moins passent pour être vos amis.
—C'est juste; mais, vainqueurs ou vaincus, je n'aurais pu réclamer leur aide.
L'Indien demeura un instant silencieux; puis, il fit un pas en arrière et, s'inclinant devant le jeune homme:
—Maître, lui dit-il d'une voix triste, comment ai-je démérité de votre confiance? Qu'ai-je fait pour que vous veuilliez à présent conserver des secrets pour moi?
—Émile se sentit rougir; cependant, il répondit:
—Je ne comprends pas ce reproche que tu m'adresses, mon brave ami; explique-toi plus clairement.
Le Guaranis hocha la tête d'un air sombre.
—A quoi bon, reprit-il, puisque vous vous méfiez de moi?
—Je me méfie de toi! s'écria le jeune homme, qui intérieurement se sentait coupable, mais qui ne se croyait pas autorisé à livrer un secret qui ne lui appartenait pas.
—Certes, maître. Voyez ces deux verres et ces deux tranchoirs; voyez, de plus, ces restes de cigares.
—Eh bien?
—Eh bien, croyez-vous donc que si je ne le savais déjà, ces indices ne suffiraient pas pour me dénoncer ici la présence d'une autre personne que vous?
—Comment? Que sais-tu?
—Je sais, maître, qu'un homme, dont au besoin il me serait facile de vous dire le nom, est entré ce matin dans le souterrain, que vous lui avez accordé l'hospitalité et qu'en ce moment où je vous parle, il est encore ici, caché là, tenez, ajouta-t-il en étendant le bras, dans cette galerie.
—Mais alors, s'écria le jeune homme avec violence, puisque tu es si bien informé, tu m'as donc trahi?
—Ainsi, il est ici réellement, fit l'Indien avec un mouvement de joie.
—Ne viens-tu pas de me le dire toi-même?
—C'est vrai, maître, mais je craignais qu'il ne fût parti déjà.
—Ah çà! Mais qu'est-ce que tout cela signifie? Je n'y suis plus du tout, moi!
—C'est cependant bien simple, maître; appelez cet homme; tout s'expliquera en quelques mots.
—Ma foi, s'écria le jeune homme d'un ton de mauvaise humeur, appelle-le toi-même, puisque tu le connais si bien.
—Vous m'en voulez, maître, vous avez tort, car dans tout ce qui arrive, je n'agis que pour vous et dans votre intérêt.
—C'est possible, pourtant je suis blessé de la position qui m'est constamment faite par le hasard et du rôle absurde qu'il me condamne à jouer.
—Oh! Maître; ne vous plaignez pas, car cette fois, je vous le certifie, le hasard, ainsi que vous le nommez, a été d'une intelligence rare; bientôt vous en aurez la preuve.
—Je ne demande pas mieux.
—Vous permettez, maître?
—N'es-tu pas chez toi; fais ce que tu voudras, pardieu! Je m'en lave les mains.
Après avoir répondu par cette boutade, le jeune homme s'étendit dans une butaca, alluma un cigare de l'air le plus insouciant qu'il put affecter, bien qu'en réalité il se sentît intérieurement froissé de la situation dans laquelle il croyait se trouver.
L'Indien le regarda un instant avec une expression indéfinissable, puis, lui prenant la main et la baisant respectueusement:
—Oh! Maître, dit-il d'une voix douce et légèrement émue, ne soyez pas injuste envers un serviteur fidèle.
Puis il se dirigea à grands pas vers la galerie.
—Venez, don Santiago, cria-t-il d'une voix forte en s'arrêtant à l'entrée, vous pouvez vous montrer, il n'y a ici que des amis.
Le bruit d'une marche précipitée se fit entendre; le montonero parut presque aussitôt.
Après avoir jeté un regard autour de lui, il s'avança vivement vers le Guaranis, et, lui serrant fortement la main:
—¡Vive Dios! s'écria-t-il, mon brave ami, je suis heureux de vous voir ici.
—Moi de même, señor, répondit respectueusement l'Indien; mais avant tout permettez-moi de vous adresser une prière.
—Laquelle, mon ami?
—En retour du service que je vous ai rendu, rendez m'en un autre.
—Si cela dépend de moi, je ne demande pas mieux.
—Veuillez être assez bon pour expliquer à ce señor, qui est mon maître, ce qui s'est passé il y a deux jours entre vous et moi.
—Eh! fit avec surprise l'Espagnol, ce caballero est votre maître, mon ami; la rencontre est singulière.
—Peut-être l'avais-je préparée ou du moins essayé de la ménager, répondit l'Indien.
—C'est possible, après tout, fit l'Espagnol.
—Vous savez que je ne comprends pas un mot à ce que vous dites, interrompit le Français avec une impatience contenue.
—Parlez, don Santiago, je vous en prie.
—Voici ce qui s'est passé, reprit le montonero; pour certaines raisons trop longues à vous dire, et qui, d'ailleurs, ne vous intéresseraient que fort médiocrement, j'en suis convaincu, je suis l'ami de ce brave Indien auquel je ne puis et je ne veux rien refuser; il y a deux jours donc, il m'est venu trouver à un de mes rendez-vous habituels qu'il connaît de longue date, et m'a fait promettre de me rendre ici avec quelques-uns des hommes de ma cuadrilla, afin de protéger la fuite de plusieurs personnes auxquelles il porte le plus vif intérêt, et que les patriotes, pour je ne sais quels motifs, ont proscrites.
—Hein! s'écria le jeune homme en se levant vivement et en jetant son cigare; continuez, continuez, señor, cela devient pour moi fort intéressant.
—Tant mieux; seulement vous avez eu tort de jeter votre cigare pour cela. Donc je suis venu. Malheureusement, malgré toutes les précautions prises par moi, j'ai été découvert, et vous savez le reste.
—Oui, mais vous ne le savez pas, vous, señor, et je vais vous le dire, répondit l'Indien.
—Je ne demande pas mieux.
—Un instant, s'écria le peintre en tendant la main au Guaranis, je vous dois une réparation, Tyro, pour mes injustes soupçons; je vous la fais du fond du cœur, vous savez combien je dois être aigri par tout ce qui m'arrive depuis quelques jours, je suis convaincu que vous m'excuserez.
—Oh! C'est trop, maître; vos bontés me confondent, répondit avec émotion le Guaranis, je tenais à vous prouver seulement que toujours je vous suis demeuré fidèle.
—Il ne me reste pas le moindre doute à cet égard, mon ami.
—Merci, maître.
—Oui, oui, murmura l'Espagnol, croyez-moi, señor, ces peaux-rouges sont meilleurs qu'on ne le suppose généralement, et lorsqu'ils se donnent une fois, on peut à tout jamais compter sur eux; maintenant, mon brave ami, ajouta-t-il en s'adressant à Tyro, racontez-moi cette fin que j'ignore, selon vous.
—Cette fin, la voici, señor: vous avez été trahi.
—¡Vive Dios! Je m'en étais douté; vous connaissez le traître?
—Je le connais.
—Bon! fit-il en se frottant joyeusement les mains, vous allez me dire son nom, sans doute.
—C'est inutile, señor, je me charge de la châtier moi-même.
—Comme il vous plaira, j'aurais cependant bien désiré me donner ce plaisir.
—Croyez-moi, señor, vous ou moi, il n'y perdra rien, reprit l'Indien, avec un accent de haine impossible à rendre.
—Je ne veux pas chicaner plus longtemps avec vous là-dessus; revenons à notre affaire, je suis assez empêché, moi, en ce moment.
L'Indien sourit.
—Ne me connaissez-vous donc pas, don Santiago? dit-il; le mal a été réparé autant que cela était possible.
—Bon, c'est-à-dire?
—C'est-à-dire que j'ai moi-même porté la nouvelle de votre défaite à vos amis, qu'à la tombée de la nuit vingt-cinq cavaliers arriveront ici, où nous les cacherons, tandis que cinquante autres attendront votre retour au Vado del Nendus, embusqués dans les rochers.
—Parfaitement arrangé tout cela, parfaitement, mon maître, fit l'Espagnol d'un ton joyeux. Mais pourquoi n'irai-je pas, moi, tout bonnement au-devant de mes amis? Cela simplifierait extraordinairement les choses, il me semble; je ne tiens pas à être une seconde fois frotté comme je l'ai été cette nuit; je n'y mets pas d'amour-propre, moi, vous savez, d'autant plus que j'espère bien prendre un jour ou l'autre ma revanche.
—Tout cela est juste, don Santiago, répondit l'Indien, mais vous oubliez que je vous ai prié de me rendre un service.
—C'est pardieu vrai! Je ne sais où j'ai la tête en ce moment; excusez-moi, je vous prie, et soyez convaincu que je demeure tout à votre disposition.
—Je vous remercie. Maintenant, maître, ajouta-t-il en se retournant vers le jeune homme, il faut qu'aujourd'hui même les dames que vous savez aient quitté San Miguel; demain il serait trop tard. Vous allez à l'instant reprendre votre déguisement et vous rendre au couvent. Il n'y a d'ici à la ville que deux lieues à peine; vous arriverez juste au coucher du soleil, seulement il faut vous hâter.
—Diable, murmura le jeune homme, mais comment ferai-je pour conduire ces dames ici?
—Que cela ne vous inquiète pas, maître, à la porte même du couvent un guide vous attendra, qui vous amènera en sûreté ici.
—Et ce guide?
—Ce sera moi, maître.
—Oh! Alors tout est pour le mieux, dit le jeune homme.
—Vous n'avez pas un instant à perdre.
—Puis-je reprendre mon somme? demanda l'Espagnol.
—Parfaitement, rien ne vous en empêche, d'autant plus que je serai de retour à temps pour introduire vos compagnons dans le souterrain.
—Fort bien. Bonne chance, alors.
Et il s'étendit commodément dans le hamac, tandis que Tyro aidait son maître à compléter sa métamorphose, ce qui, du reste, ne fut pas long.
Les deux hommes quittèrent alors le souterrain par la galerie qui avait livré passage à Tyro, laissant l'Espagnol plongé déjà dans un profond sommeil.
La galerie par laquelle sortirent le maître et le serviteur débouchait sur le bord même de la rivière et se trouvait si complètement masquée, qu'à moins de la connaître avec certitude, il était impossible de la soupçonner.
Une pirogue, échouée sur le sable à quelques pas de là, semblait les attendre.
Tyro se dirigea effectivement vers elle; il la mit à flot, y fit entrer son maître, y entra à son tour, puis, prenant les pagayes, il la lança dans le courant.
—Nous arriverons plus vite ainsi, dit-il: par ce moyen, je vous déposerai à quelques pas seulement de l'endroit où vous vous rendez.
Le peintre fit un signe d'assentiment et ils continuèrent leur route.
L'idée de l'Indien était excellente, en ce sens que, non seulement ce moyen de locomotion, fort rapide, raccourcissait extrêmement le trajet qu'il fallait faire, mais il avait en outre l'avantage de supprimer l'espionnage, toujours à redouter, en entrant dans la ville et en traversant des rues remplies de monde.
Bientôt l'avant de la pirogue cria sur le sable de la rive; ils étaient arrivés. Le Français descendit à terre.
—Bonne chance! murmura Tyro en reprenant le large.
Malgré lui, en se trouvant de nouveau au milieu d'une ville où il se savait poursuivi comme un criminel et traqué presque comme une bête fauve, le jeune homme éprouva une légère émotion et sentit battre son cœur plus fort que de coutume.
Il comprit qu'il jouait sa tête sur un coup de dé, dans une entreprise que bien d'autres à sa place eussent considérée comme insensée, surtout dans la situation critique dans laquelle il se trouvait lui-même placé.
Mais Émile avait un cœur dévoué et intrépide, il avait promis aux deux dames de tout tenter pour leur venir en aide, et, malgré la juste appréhension qu'il éprouvait sur le résultat probable de son expédition, il n'eut pas un instant la pensée de manquer à sa parole.
D'ailleurs, qu'avait-il à redouter de plus que la mort? Rien. En butte déjà à la haine des patriotes, au cas d'une surprise, il lui restait la chance de vendre chèrement sa vie. Sous son déguisement il était bien armé, et puis le sort en était jeté maintenant: le rubicond était passé, il n'y avait plus à reculer; il jeta un regard investigateur autour de lui, s'assura que les environs étaient déserts, et après avoir une dernière fois touché les pistolets, placés sous son poncho, à sa ceinture, il entra résolument dans la rue.
Comme le bord de la rivière, la rue était déserte.
Le jeune homme, tout en affectant le pas un peu traînant d'un vieillard et regardant avec soin autour de lui, prit le côté de la rue opposé à celui où se trouvait le couvent. Puis, arrivé devant les fenêtres, il répéta à deux reprises le signal dont il était précédemment convenu avec la marquise.
—Pourvu, murmura-t-il à voix basse, qu'elles aient placé quelqu'un en vedette et que mon signal ait été aperçu.
Puis, après un instant employé sans doute à s'affermir encore dans sa résolution, il traversa la rue et s'approcha de la porte.
Au moment où il se préparait à frapper, cette porte s'ouvrit.
Il entra, la porte se referma immédiatement derrière lui.
—Ouf! fit-il, me voici dans la souricière; que va-t-il se passer maintenant?
Une religieuse, autre que celle qui, la première fois, lui avait ouvert, se tenait devant lui. Sans prononcer une parole, elle lui fit signe de la suivre et se mit aussitôt en marche.
Ils traversèrent ainsi silencieusement et d'un pas rapide, les longs corridors, les cloîtres, et atteignirent enfin la cellule de la supérieure. La porte était ouverte.
La conductrice du jeune homme s'effaça pour lui livrer passage et, lorsqu'il fut entré, referma la porte derrière lui, tout en demeurant elle-même au dehors.
Une seule personne se trouvait dans la cellule, cette personne était la supérieure.
Le jeune homme la salua respectueusement.
—Eh bien, lui demanda-t-elle en s'approchant vivement de lui, que se passe-t-il? Parlez sans crainte, nul ne nous peut entendre.
—Il se passe, madame, répondit-il, que si ces dames sont toujours dans l'intention de fuir, tout est prêt.
—Dieu soit loué! s'écria la supérieure avec joie, et quand fuiront-elles?
—A l'instant, si elles sont disposées; demain, d'après ce qu'on m'a assuré, il serait trop tard pour elles.
—Il n'est que trop vrai, hélas! fit-elle avec un soupir; ainsi vous répondez de leur sûreté?
—Je réponds, madame, de me faire tuer pour les défendre: un galant homme ne peut s'engager à davantage.
—Vous avez raison, caballero, c'est, en effet, plus que nous ne sommes en droit d'exiger de vous.
—Maintenant, soyez, je vous prie, madame, assez bonne pour faire, le plus tôt possible, prévenir ces dames; je n'ose vous répéter que les instants sont précieux.
—Elles sont prévenues déjà: elles terminent leurs préparatifs; dans un instant elles seront ici.
—Tant mieux, car j'ai hâte de me trouver en rase campagne; j'avoue que j'étouffe entre ces murs épais. Vous savez, madame, que vous m'avez offert de vous faciliter les moyens de quitter cette maison; je ne saurais, moi, me charger de cette tâche dans laquelle j'échouerais.
—Soyez tranquille, ce que j'ai dit je le ferai.
—Mille fois merci, madame; permettez-moi une dernière observation.
—Parlez, caballero.
—Lorsque je suis entré ici pour la première fois, j'ai cru remarquer, peut-être me suis-je trompé, que la personne qui m'a servi de guide ne possédait pas toute votre confiance.
—En effet, señor, vous ne vous êtes pas trompé; mais, ajouta-t-elle avec un sourire d'une expression cruelle, aujourd'hui vous n'aurez pas à redouter les indiscrétions de cette religieuse, son poste est occupé par une personne sûre; quant à elle je lui ai donné une autre place.
Le jeune homme s'inclina.
Au même instant, une porte intérieure s'ouvrit et deux personnes entrèrent.
L'obscurité qui commençait à envahir la cellule empêcha le Français de reconnaître au premier moment ces deux personnes enveloppées d'épais manteaux et la tête recouverte de chapeaux dont les larges ailes, rabattues sur le visage, ne laissaient pas distinguer les traits.
—Nous sommes perdus, murmura-t-il, en faisant un pas en arrière et en portant instinctivement la main à ses pistolets.
—Arrêtez! s'écria vivement un des deux inconnus; en laissant tomber le pan de son manteau, ne voyez-vous donc pas qui nous sommes?
—Oh! s'écria le Français en reconnaissant la marquise.
—J'ai pensé, reprit-elle, que pour la hasardeuse aventure dans laquelle nous nous jetons mieux valait ce costume que le nôtre.
—Et vous avez eu cent fois raison, madame. Oh! Maintenant, à moins de complications imprévues, je crois presque pouvoir répondre au succès de votre fuite.
La jeune fille se cachait honteuse et frémissante derrière sa mère.
—Nous partirons quand il vous plaira, madame, reprit le jeune homme, seulement je crois que le plus tôt sera le mieux.
—Tout de suite! Tout de suite! s'écria la marquise.
—Soit, fit la supérieure, suivez-moi.
Ils quittèrent la cellule.
La marquise et sa fille portaient chacune une légère valise sous le bras.
De plus la marquise, sans doute pour ajouter à la réalité de son costume masculin, avait une paire de pistolets à la ceinture, un sabre au côté et un long coutelas dans la polena droite.
Les cloîtres étaient déserts, un silence de mort régnait dans le couvent.
—Avancez sans crainte, dit la supérieure, personne ne vous surveille.
—Où sont les chevaux? demanda la marquise.
—A quelques pas d'ici, répondit Émile; il aurait été imprudent de les amener jusqu'au couvent.
—C'est juste, répondit la marquise.
Ils continuèrent à avancer.
Le peintre était fort inquiet. La dernière question de la marquise à propos des chevaux lui rappelait un peu tardivement qu'il n'avait nullement songé à se munir de montures; entraîné par la rapidité avec laquelle les événements s'étaient précipités depuis l'arrivée de Tyro dans le souterrain, il s'était complètement laissé diriger par le Guaranis, sans penser un instant à ce détail, cependant si important, pour la réussite de son projet de fuite.
—Diable, murmura-t-il à demi-voix, pourvu que Tyro ait eu plus de mémoire que moi; je ne pouvais cependant pas avouer cet impardonnable oubli; d'ailleurs, le principal est de sortir d'ici.
Les quatre personnes traversèrent rapidement les corridors, elles ne tardèrent pas à atteindre la porte du couvent. La supérieure, après avoir jeté un regard investigateur à travers le guichet afin de s'assurer que la rue était déserte, prit une clef à un trousseau pendu à sa ceinture et ouvrit la porte.
—Adieu, et que le Seigneur vous protège, dit-elle, j'ai loyalement tenu ma promesse.
—Adieu et merci, répondit la marquise. Quant à la jeune fille elle se jeta dans les bras de la religieuse et l'embrassa en pleurant.
—Partez, partez! s'écria vivement la supérieure; et, les poussant doucement, elle referma la porte derrière eux.
Les deux dames jetèrent un dernier et triste regard sur le couvent et, s'enveloppant avec soin dans leurs manteaux, elles se préparèrent à suivre leur protecteur.
—Quel chemin prenons-nous? demanda la marquise.
—Celui-ci, répondit Émile, en tournant à droite, c'est-à-dire en se dirigeant du côté de la rivière.
Était-ce hasard ou intuition qui le poussait dans cette direction? Un peu de l'un, un peu de l'autre.
Une barque assez grande, montée par quatre hommes, attendait échouée sur la rive.
—Eh! fit un des hommes, dans lequel Émile reconnut aussitôt Tyro, voilà le patron, ce n'est pas malheureux.
Celui-ci, sans répondre, fit entrer ses compagnes dans la barque et y entra aussitôt après elles.
Sur un signe de l'Indien, les pagayes furent bordées et la barque s'éloigna rapidement.
Les dames poussèrent un soupir de soulagement.
Tyro avait pensé que mieux valait, pour partir, reprendre le même chemin, surtout à cause des dames, qui, malgré toutes leurs précautions, couraient le risque d'être reconnues facilement; seulement, comme lui non plus n'avait pas songé à faire part de son intention à son maître, il craignait que celui-ci ne s'engageât à travers les rues; aussi, dès qu'il avait eu frété la barque, s'était-il posté de façon à apercevoir son maître à la sortie du couvent, et s'il l'avait vu tourner du côté opposé à celui que le hasard lui avait fait choisir, il se serait mis à sa poursuite, afin de lui faire rebrousser chemin.
Nous avons vu comment, cette fois, le hasard, sans doute fatigué de toujours persécuter le jeune homme, avait consenti à le protéger en le lançant dans la bonne voie.
Grâce à l'obscurité, car le soleil était couché et déjà les ténèbres étaient épaisses, et surtout à la largeur de la rivière dont la barque tenait le milieu, les fugitifs ne couraient que très peu de risques d'être reconnus.
Ils accomplirent leur trajet en fort peu de temps, et pendant tout leur voyage ne rencontrèrent aucune autre embarcation que la leur, excepté une pirogue indienne montée par un seul homme qui les croisa à la sortie de la ville.
Mais cette pirogue passa trop loin de la barque et sa course était trop rapide pour qu'on supposât que l'homme qui se trouvait dedans eût essayé de jeter les yeux sur eux.
Ils arrivèrent enfin à l'entrée du souterrain.
Nous avons dit que la barque était montée par quatre hommes.
De ces quatre hommes, deux étaient des Gauchos engagés par Tyro, et comme le Guaranis les avait bien payés. Il avait le droit de compter sur leur fidélité; ajoutons que pour plus de sûreté l'Indien ne leur avait rien confié du but de l'expédition; le troisième était un domestique du peintre, un Indien que celui-ci avait laissé à San Miguel, sans autrement s'en occuper, lorsqu'il avait pris la fuite; le quatrième était Tyro lui-même.
Lorsque la barque toucha le bord, le Guaranis aida respectueusement les deux dames à descendre à terre, puis leur montrant l'entrée du souterrain:
—Veuillez, señoras, leur dit-il, entrer dans cette caverne où nous vous rejoindrons dans un instant.
Les dames obéirent.
—Et nous? demanda le peintre.
—Nous avons encore quelque chose à faire, maître, répondit l'Indien.
L'accent singulier dont ces paroles furent prononcées étonna Émile, mais il ne fit pas d'observation, convaincu que le Guaranis devait avoir de sérieux motifs pour lui répondre d'une façon aussi péremptoire.
X
A TRAVERS CHAMPS
Se tournant alors vers les deux Gauchos, qui se tenaient insouciamment assis sur le rebord de la barque:
—Je vous ai payés; vous êtes libres de nous quitter maintenant, leur dit le Guaranis, à moins que vous ne consentiez à faire un nouveau marché avec ce señor, au nom duquel je vous avais engagés.
—Voyons le marché? répondit un des deux Gauchos.
—Êtes-vous libres, d'abord?
—Nous le sommes.
—Est-ce en votre nom à tous deux que vous me répondez?
—Oui; ce caballero est mon frère; il se nomme Mataseis, et moi Sacatripas: où va l'un, l'autre le suit.
Tyro salua d'un air charmé. La réputation de ces deux caballeros était faite depuis longtemps; il la connaissait de vieille date: c'étaient les deux plus insignes bandits de toute la Bande Orientale. Il ne pouvait mieux tomber dans les circonstances présentes; gens de sac et de corde, leurs mains étaient rouges jusqu'au coude. Pour un réal, ils auraient, sans hésiter, assassiné leur père; mais leur parole était d'or; une fois donnés, ils ne l'auraient pas violée pour la possession de toutes les mines de la cordillière; c'était leur seul défaut, ou, si on le préfère, leur seule vertu; l'homme, cet étrange animal, est ainsi fait qu'il n'est complet ni pour le bien ni pour le mal.
—Très bien, reprit Tyro, je suis heureux, caballeros, d'avoir affaire à des hommes comme vous; j'espère que nous nous entendrons.
—Voyons, répondit Mataseis.
—Voulez-vous demeurer au service de ce caballero?
—A quelles conditions? Encore est-il bon de savoir si le service sera rude? reprit le positif Mataseis.
—Il le sera; il vous prend pour tout faire, vous entendez: tout, ajouta-t-il en appuyant avec intention sur le dernier mot.
—Cela est la moindre des choses, s'il nous paye bien.
—Cinq, onces par mois chacun, cela vous convient-il?
Les deux bandits échangèrent un regard.
—C'est convenu, dirent-ils.
—Voici un mois d'avance, reprit Tyro, en prenant une poignée d'or dans sa poche et la leur remettant.
Les Gauchos tendirent la main avec un mouvement de joie et firent instantanément disparaître l'or sous leurs ponchos.
—Seulement, souvenez-vous qu'un mois commencé doit se finir, et que lorsqu'il vous plaira de quitter le service de ce caballero, vous devrez le prévenir huit jours à l'avance et vous abstenir de rien tenter contre lui pendant les huit jours qui suivront la rupture de votre marché; acceptez-vous ces conditions?
—Nous les acceptons.
—Jurez donc de les tenir fidèlement.
Les deux bandits écartèrent leurs ponchos, prirent dans la main les scapulaires pendus à leurs cous et, se découvrant en levant les yeux au ciel avec une onction digne d'un serment plus chrétien.
— Nous jurons sur ces scapulaires bénits de tenir fidèlement les conditions acceptées par nous, dirent-ils tous deux à la fois; puissions-nous perdre la part que nous espérons en paradis et être damnés si nous manquions à ce serment librement prêté.
—C'est bien, fit Tyro et se tournant vers l'Indien pendant que les Gauchos, après avoir baisé leurs scapulaires, les remettaient dans leur poitrine, et vous, Neño, voulez-vous rester au service de votre maître?
—Cela m'est impossible, répondit résolument l'Indien; j'ai un autre maître.
—Soit, vous êtes libre; partez.
Neño ne se fit pas répéter l'invitation. Après avoir salué le peintre, il sauta légèrement hors de la barque et s'éloigna à grands pas dans la direction de San Miguel.
Le Guaranis le suivit un instant des yeux; puis, se penchant vers Sacatripas, il murmura un mot à voix basse à son oreille.
Le bandit fit un geste affirmatif de la tête, toucha légèrement le bras de son frère, et tous deux s'élançant en même temps à terre disparurent en courant dans l'obscurité.
—Ces démons seront précieux pour vous, maître, dit Tyro.
—Je le crois, mais ils me font l'effet d'atroces canailles: malheureusement, dans les circonstances où je me trouve, peut-être serai-je obligé d'utiliser un jour ou l'autre leurs services.
Le Guaranis sourit sans répondre.
—Ne trouvez-vous pas la conduite de ce Neño indigne, après tant de bontés que j'ai eues pour lui? reprit le peintre.
—Vous ne savez pas encore tout ce qu'il vous a fait, maître.
—Que voulez-vous dire?
—C'est lui qui vous a trahi et qui a vendu votre tête à vos ennemis.
—Vous le saviez! s'écria le jeune homme avec violence, et vous avez amené ce misérable avec nous? Nous sommes perdus alors!
—Écoutez, maître, répondit froidement le Guaranis.
En ce moment, un cri d'agonie traversa l'espace; bien qu'assez éloigné il avait une telle expression d'angoisse et de douleur que le peintre frémit malgré lui et se sentit soudain inondé d'une sueur froide.
—Oh! s'écria-t-il, c'est le cri d'un homme qu'on assassine. Que se passe-t-il? Mon Dieu!
Et il fit un mouvement pour s'élancer hors de la barque.
—Arrêtez, maître, dit Tyro, c'est inutile; les trahisons de Neño ne sont plus désormais à craindre.
—Que voulez-vous dire?
—Je veux dire, maître, que vos Gauchos ont commencé leur service; vous voyez que ce sont des hommes précieux. Allez rejoindre ces dames pendant que je ferai disparaître cette barque avec l'aide de ces dignes caballeros, que je vois accourir déjà de ce côté.
Le jeune homme se leva sans répondre et quitta la barque en chancelant comme un homme ivre.
—C'est affreux! murmura-t-il, et pourtant la mort de ce misérable sauve peut-être trois existences.
Il s'enfonça dans la galerie et rejoignit les dames, qui se tenaient tremblantes à côté l'une de l'autre, ne comprenant rien à l'absence prolongée du jeune homme et justement effrayées par le cri de mort dont le lugubre écho était parvenu jusqu'à elles.
La vue du Français les rassura.
—Qu'allons-nous faire maintenant? demanda à voix basse la marquise.
—Dans quelques minutes nous le saurons, répondit Émile; il nous faut attendre.
En ce moment le Guaranis parut, suivi de Mataseis.
—J'ai coulé la barque, dit l'Indien, afin de détruire les traces de notre passage. Le frère de ce señor est allé battre l'estrade; venez.
Ils le suivirent.
L'Indien se dirigeait dans les ténèbres avec autant de facilité qu'en plein jour; bientôt les fugitifs furent assez rapprochés pour que le bruit de plusieurs voix arrivât jusqu'à eux.
Tyro imita à deux reprises le cri du hibou. Un profond silence se fit aussitôt dans le souterrain, puis un homme parut, tenant d'une main une lanterne avec laquelle il s'éclairait et de l'autre un pistolet armé.
Cet homme était don Santiago Pincheyra.
—Qui va là? demanda-t-il d'un ton de menace.
—Ami, répondit le peintre.
—Ah! Ah! Votre expédition a réussi, à ce qu'il parait, répondit le montonero, en replaçant le pistolet à sa ceinture; tant mieux, je commençais à m'inquiéter de votre longue absence. Venez, venez, tous nos amis sont ici.
Ils entrèrent.
Une dizaine de montoneros se trouvaient en effet dans le souterrain.
Avec une délicatesse qu'on aurait été loin de soupçonner chez un pareil homme, le montonero s'approcha des deux dames que, malgré leur costume, il avait devinées, et, s'inclinant devant elles en même temps qu'il leur présentait des cravates de soie noire:
—Couvrez-vous le visage, mesdames, dit-il respectueusement, mieux vaut qu'aucun de nous ne sache qui vous êtes; plus tard, probablement, vous ne seriez que médiocrement flattées d'être reconnues par un des compagnons que vous donne aujourd'hui la fatalité.
—Merci, señor, vous êtes réellement un caballero, répondit gracieusement la marquise, et sans insister davantage, elle cacha ses traits avec la cravate, ce qui fut aussitôt imité par sa fille.
Cette heureuse idée du montonero sauvait l'incognito des fugitives.
—Quant à nous continua-t-il en s'adressant au peintre, nous sommes des hommes capables de répondre de nos actes, n'est-ce pas?
—Peu m'importe en effet d'être reconnu, répondit celui-ci, mais qu'attendons-nous pour partir, tout est-il prêt?
—Tout est prêt, j'ai une troupe nombreuse de hardis compagnons blottis comme des guanacos dans le taillis; nous partirons quand vous voudrez.
—Dame! Je crois que le plus tôt sera le mieux.
—Partons donc, alors.
—Un instant, señor, j'ai expédié un des engagés de mon maître à la découverte, peut-être serait-il bon d'attendre son retour.
—En effet; cependant, fit observer Émile, afin de ne pas perdre de temps, il serait bien de sortir d'ici et de monter à cheval; cela permettra au Gaucho de nous rejoindre; aussitôt son arrivée nous nous mettrons en route.
—Parfaitement raisonné; seulement, je suis assez embarrassé en ce moment.
—Pourquoi?
—Dame! Pour monter à cheval, il faut en avoir, et je crains que quelques-uns de nous n'en aient pas.
—J'y ai songé, ne vous occupez pas de ce détail; il y a dans le rancho six chevaux que j'y ai fait conduire aujourd'hui même, dit Tyro.
—Oh! Alors, rien ne nous arrête plus; laissez-moi jeter un coup d'œil au dehors, je vous avertirai lorsqu'il sera temps de me rejoindre.
Et, après avoir ordonné d'un geste à ses compagnons de le suivre, le montonero disparut dans la galerie.
Il ne resta plus dans le souterrain que les deux dames, le peintre et le Guaranis.
—Mon bon Tyro, dit alors Émile, je ne sais comment reconnaître votre dévouement; vous n'êtes pas un de ces hommes que l'on paye, cependant, avant de nous séparer, je voudrais vous laisser une preuve de...
—Pardon, maître, interrompit vivement Tyro, si je me permets de vous couper la parole, n'avez-vous pas parlé de nous séparer?
—En effet, mon ami, et croyez que cela me cause un véritable chagrin, mais je n'ai pas le droit de vous condamner à partager plus longtemps ma mauvaise fortune.
—Vous êtes donc mécontent de mes services, maître? S'il en est ainsi, excusez-moi, je tâcherai à l'avenir de mieux comprendre vos intentions afin de les exécuter à votre entière satisfaction.
—Comment! s'écria le jeune homme avec une surprise joyeuse, vous auriez le projet de me suivre malgré la mauvaise situation dans laquelle je me trouve et les dangers de toutes sortes qui m'entourent.
—Ces dangers eux-mêmes seraient une raison de plus pour que je ne vous quittasse pas, maître, répondit-il avec émotion, si déjà je n'étais résolu à ne pas vous abandonner; si peu que je vaille, bien que je ne sois qu'un pauvre Indien, cependant il y a certaines circonstances où l'un est heureux de savoir près de soi un cœur dévoué.
—Tyro, dit avec effusion le Français profondément touché de l'affection si simple et si sincère de cet homme, vous n'êtes plus mon serviteur, vous êtes mon ami: pressez ma main. Quoi qu'il arrive, je n'oublierai jamais ce qui se passe en ce moment entre nous.
—Merci, oh! Merci, maître, répondit-il en lui baisant la main; ainsi, vous consentez à ce que je vous accompagne?
—Pardieu! s'écria-t-il, maintenant c'est, entre nous, à la vie et à la mort, nous ne nous quitterons plus.
—Et vous me parlerez comme autrefois?
—Je te parlerai comme tu voudras; es-tu content? reprit-il avec un sourire.
—Merci, encore une fois, maître; oh! Soyez tranquille, vous ne vous repentirez jamais de la bonté que vous avez pour moi.
—Je le sais bien; aussi, je suis tranquille, va, et tu n'as que faire d'essayer de me rassurer.
—Venez, dit le montonero en reparaissant, tout est prêt: on n'attend plus que vous; quant aux chevaux...
—Ce soin me regarde, interrompit Tyro.
Ils s'engagèrent alors dans la galerie; les chevaux du jeune homme ne se trouvaient plus dans l'écurie qui leur avait été ménagée, mais il ne s'en inquiéta pas.
Bientôt ils débouchèrent au milieu du taillis où la nuit précédente les Espagnols et les patriotes s'étaient livré un si furieux combat; une nombreuse troupe de cavaliers se tenait immobile et silencieuse devant l'entrée du souterrain.
Le Guaranis avait pris les devants; lorsque le montonero entra dans la clairière, il s'y trouvait déjà avec le Gaucho, chacun tenant plusieurs chevaux en bride.
—Voici vos chevaux, señoras, dit-il en s'adressant aux dames, ce sont deux coursiers d'amble fort doux et fort vites.
La marquise le remercia; l'Indien attacha derrière la monture les valises qu'elle lui remit, puis aida la mère et la fille à se mettre en selle.
Émile, le montonero et le Gaucho étaient déjà à cheval.
Deux chevaux restaient encore: un pour Tyro, l'autre pour Sacatripas.
Au moment ou le Guaranis mettait le pied à l'étrier, un sifflement aigu se fit entendre dans les buissons.
—Voilà notre éclaireur, dit-il, et il répondit au signal.
—En effet, Sacatripas parut presque aussitôt.
Le Gaucho semblait avoir fait une course précipitée: sa poitrine haletait, son visage était inondé de sueur.
—Partons! Partons! dit-il d'une voix saccadée, si nous ne voulons être enfumés comme des loups; avant une demi-heure, ils seront ici.
—Diable, fit le montonero, voilà une mauvaise nouvelle, compagnon.
—Elle est certaine.
—Quelle direction devons-nous suivre?
—Celle des montagnes.
—Tant mieux, c'est celle que je préfère, et élevant la voix: en avant, au nom du diable! cria-t-il, et surtout ne ménageons pas les chevaux.
Les cavaliers appuyèrent les éperons en lâchant la bride et toute la troupe s'élança dans la nuit avec la rapidité d'un ouragan, coupant la plaine en ligne droite, franchissant les ravins et les buissons sans tenir compte des obstacles.
Les deux dames étaient placées entre Émile et le Guaranis qui eux-mêmes étaient flanqués chacun d'un Gaucho. C'était quelque chose d'étrange et de fantastique que la course affolée de cette légion de noirs démons qui fuyaient dans les ténèbres, silencieux et mornes, avec la rapidité irrésistible d'un tourbillon.
La fuite continua ainsi pendant plusieurs heures; les chevaux haletaient, quelques-uns commençaient même à buter.
—Quoiqu'il puisse advenir, il faut s'arrêter une heure, murmura le Pincheyra; sinon, bientôt, nous serons tous démontés.
Tyro l'entendit.
—Atteignez seulement le rancho del Quemado, dit-il.
—A quoi bon, répondit brusquement le montonero, nous en sommes encore à deux lieues au moins, nos chevaux seront fourbus.
—Qu'importe, j'ai préparé un relais.
—Un relais, nous sommes trop nombreux.
—Deux cents chevaux vous attendent.
—Deux cents chevaux! Miséricorde! Votre maître est donc bien riche?
—Lui? fit en riant l'Indien, il est pauvre comme Job! Mais ajouta-t-il avec intention, ses compagnons sont riches, et voilà douze jours que je prépare cette fuite, dans la prévision de ce qui arriverait aujourd'hui.
—Alors, s'écria le montonero avec une animation fébrile, en avant! En avant, compagnons! Dussent les chevaux en crever.
La course recommença rapide et fiévreuse.
Un peu avant le lever du soleil, on atteignit enfin le rancho; il était temps, les chevaux ne se tenaient plus debout que maintenus par la bride; ils butaient à chaque pas et plusieurs déjà s'étaient abattus pour ne plus se relever.
Leurs maîtres, avec cette insouciante philosophie qui caractérise les Gauchos, après les avoir débarrassés de la selle et s'en être chargés, les avaient abandonnés et suivaient tant bien que mal la cavalcade en courant.
Le rancho del Quemado n'était, en quelque sorte, qu'un vaste hangar auquel attenait un immense corral rempli de chevaux.
A trois ou quatre lieues en arrière, se dressaient comme une sombre barrière les premiers contreforts de la cordillière, dont les cimes neigeuses masquaient l'horizon.
Sur l'ordre de don Santiago, les chevaux fatigués furent abandonnés après qu'on leur eu enlevé la selle, et chaque montonero entra dans le corral, en faisant tournoyer son lasso.
Bientôt chaque cavalier eut lacé le cheval dont il avait besoin et se fut mis en devoir de le harnacher.
Il restait encore quatre-vingts ou cent chevaux dans le corral.
—Nous ne devons pas abandonner ici ces animaux, dit le montonero, nos ennemis s'en serviraient pour nous poursuivre.
—Il est facile de remédier à cela, observa Tyro; il y a une yegua madrina, on lui mettra la clochette, les chevaux la suivront, dix de nos compagnons partiront en avant avec eux.
—Pardieu! Vous êtes un précieux compère, répondit joyeusement le montonero, rien n'est plus facile.
L'ordre fut immédiatement donné par lui et les chevaux de rechange s'éloignèrent bientôt du côté des montagnes, sous l'escorte de quelques cavaliers.
Les chevaux peuvent faire sans se fatiguer de longues traites en liberté; ce mode de relais est généralement adopté en Amérique, où il est presque impossible de se procurer autrement des montures fraîches.
—Maintenant, reprit le montonero, je crois que nous ferons bien de monter à cheval.
—Oui, et de repartir, ajouta Émile en étendant les bras vers la plaine.
Aux premiers rayons du soleil qui faisait étinceler ses armes, on apercevait une nombreuse troupe de cavaliers qui accourait à toute bride.
—¡Rayo de Dios! s'écria don Santiago, l'éclaireur avait raison, nous étions suivis de près; les démons ont fait diligence, mais maintenant il est trop tard pour eux. Nous ne les craignons plus! En selle tous et en avant! En avant!
On repartit.
Cette fois, la course ne fut pas aussi rapide. Les fugitifs se croyaient certains de ne pas être atteints; l'avance qu'ils avaient obtenue était assez grande, et selon toute probabilité ils arriveraient aux montagnes avant que les patriotes fussent sur eux.
Une fois dans les gorges des cordillières, ils étaient sauvés.
Cependant la fuite ne laissait pas que d'être fatigante pour les deux dames, qui, accoutumées à toutes les recherches du luxe, ne se soutenaient à cheval qu'à force d'énergie, de volonté, et stimulées surtout par la crainte de retomber aux mains de leurs persécuteurs. Tyro et son maître étaient contraints de se tenir constamment à leurs côtés et de veiller attentivement sur elles: sans cette précaution elles seraient tombées de cheval, non pas tant à cause de la fatigue qu'elles éprouvaient, bien que cette fatigue fût grande, mais parce que le sommeil les accablait et les empêchait, malgré tous leurs efforts, de tenir leurs yeux ouverts et de guider leurs chevaux.
—Mais qui, diable nous a trahis? s'écria tout à coup don Santiago.
—Je le sais moi, répondit Sacatripas.
—Vous le savez, señor? Eh bien, alors vous me ferez le plaisir de me le dire, n'est-ce pas?
—C'est inutile, señor; l'homme qui vous a trahi est mort; seulement il a été tué deux heures trop tard.
—C'est malheureux, en effet; et pourquoi trop tard?
—Parce qu'il avait eu le temps de parler.
—L'on dit beaucoup de choses en deux heures, surtout si l'on n'est pas interrompu. Et vous êtes sûr de cela?
—Parfaitement sûr.
—Enfin, reprit philosophiquement le montonero, nous avons la consolation d'être certains qu'il ne parlera plus; c'est toujours cela. Quant aux braves qui nous poursuivent, ajouta-t-il en se retournant, nous ne...
Mais tout à coup il s'interrompit en poussant un horrible blasphème et en bondissant sur sa selle.
—Qu'avez-vous donc? lui demanda Émile avec inquiétude.
—Ce que j'ai, mil demonios? s'écria-t-il, j ai que ces pícaros nous gagnent main sur main, et que, dans une heure, ils nous auront atteints.
—Oh! Oh! fit vivement le jeune homme, croyez-vous?
—Dame! Voyez vous-même.
Le peintre regarda, le montonero avait dit vrai: la troupe ennemie s'était sensiblement rapprochée.
—¡Caray! Je ne sais ce que je donnerais pour savoir qui sont ces démons.
—Ils font partie de la cuadrilla de don Zéno Cabral; je crois même qu'il se trouve parmi eux.
—Tant mieux, fit rageusement le montonero, j'aurai peut-être ma revanche.
—Comptez-vous combattre ces gens-là?
—Pardieu, pensez-vous que je veuille me laisser fusiller par derrière, comme un chien peureux.
—Je ne dis pas cela, mais il me semble que nous pouvons redoubler de vitesse.
—A quoi bon? Ne voyez-vous pas que ces drôles ont avec eux une recua fraîche et qu'ils nous atteindront toujours; mieux vaut les prévenir.
—Les choses étant ainsi, je crois, comme vous, que c'est le plus sage, répondit Émile qui craignait que le montonero supposât qu'il avait peur.
—Bien, répondit don Santiago, vous êtes un homme! Laisses-moi faire.
Puis, sans que personne pût prévoir quelle était son intention, il fit subitement volter son cheval et partit ventre à terre au-devant des patriotes.
—Tyro, dit alors Émile en s'adressant au Guaranis, prenez avec vous les deux frères que vous avez engagés à mon service, et mettez en sûreté la marquise et sa fille.
—Señor, pourquoi nous séparer, demanda la marquise d'un air dolent, ne vaut-il pas mieux que nous demeurions près de vous?
—Pardonnez-moi d'insister pour cette séparation temporaire, madame; j'ai juré de tout tenter pour vous sauver, je veux tenir mon serment.
La marquise, accablée, soit par la lassitude qu'elle éprouvait, soit par le sommeil qui, malgré elle, fermait ses paupières, ne répondit que par un soupir.
—Vous n'abandonnerez ces dames sous aucun prétexte, continua le jeune homme en s'adressant à l'Indien, et s'il m'arrivait malheur pendant le combat, vous continueriez à les servir jusqu'à ce qu'elles n'aient plus besoin de votre protection. Puis-je compter sur vous?
—Comme sur vous-même, maître.
—Partez alors, et que Dieu vous protège.
Sur un signe de l'Indien, les Gauchos prirent par la bride les chevaux des deux dames et, s'élançant à fond de train, ils les lancèrent à leur suite, sans que les fugitives, qui peut-être n'avaient pas complètement conscience de ce qui se passait, essayassent de s'y opposer.
Le peintre, qui tout en galopant les suivait des yeux, les vit bientôt disparaître au milieu d'un épais rideau d'arbres commençant les contreforts des cordillières.
—Grâce à Dieu, vainqueurs ou vaincus, elles ne tomberont pas aux mains de leurs persécuteurs, dit-il, et j'aurai tenu ma promesse.
Tout à coup, plusieurs détonations éloignées se firent entendre; Émile se retourna, et il aperçut don Santiago qui revenait à toute bride vers sa troupe en brandissant d'un air de défi sa carabine au-dessus de sa tête.
Trois ou quatre cavaliers le poursuivaient chaudement.
Arrivé à une certaine distance, l'Espagnol s'arrêta, épaula sa carabine et lâcha la détente, puis repartit au galop.
Un cavalier tomba; les autres rebroussèrent chemin.
Bientôt l'Espagnol se retrouva au milieu des siens.
—Halte! cria-t-il d'une voix de tonnerre.
La troupe s'arrêta aussitôt.
—Compagnons, loyaux sujets du roi, continua-t-il, j'ai reconnu ces ladrones, ils sont à peine quarante; fuirons-nous plus longtemps devant eux? En avant! Et vive le roi!
—En avant! répéta la troupe en s'élançant à sa suite.
Émile chargea avec les autres, d'un air assez maussade, il est vrai: il se souciait aussi peu du roi que de la patrie, et il lui paraissait plus sage de gagner au pied au plus vite mais, comme au fond, c'était presque sa cause que défendaient ces hommes; que c'était pour le protéger qu'ils combattaient, force lui était de faire contre fortune bon cœur, et de ne pas demeurer en arrière.
Malgré leur petit nombre, les patriotes ne parurent nullement intimidés du retour agressif des Espagnols, et ils continuèrent bravement à s'avancer.
Le choc fut terrible; les deux troupes s'attaquèrent résolument à l'arme blanche et se trouvèrent bientôt confondues.
Dans la mêlée, Émile reconnut don Zéno Cabral; il s'élança vers lui, et, frappant du poitrail de son cheval celui de son adversaire, fatigué d'une longue traite, il le renversa.
Sautant immédiatement à terre, le jeune homme appuya le genou sur la poitrine de don Zéno et lui portant la pointe de son sabre à la gorge:
—Rendez-vous, lui dit-il.
—Non, répondit celui-ci.
—A mort! A mort! cria don Santiago qui arrivait.
—Faites cesser le combat, répondit Émile en se tournant vers lui, ce cavalier s'est rendu à condition qu'il sera libre de retourner à San Miguel ainsi que ses compagnons.
—Qui vous a autorisé à faire ces conditions: dit le montonero.
—Le service que je vous ai rendu et la promesse que vous m'avez faite.
L'Espagnol réprima un geste de colère.
—C'est bien, répondit-il au bout d'un instant, vous le voulez, soit, mais vous vous en repentirez. En retraite!
Et il partit.
—Vous êtes libre, dit le jeune homme, en tendant à don Zéno la main pour l'aider à se relever.
Celui-ci lui lança un regard farouche.
—Je suis contraint d'accepter votre merci, lui dit-il: mais tout n'est pas fini entre nous, nous nous reverrons.
—Je l'espère, répondit simplement le jeune homme; et, remontant à cheval, il rejoignit ses compagnons déjà assez éloignés.
Deux heures plus tard les Espagnols s'enfonçaient dans les premiers défiles des cordillières, tandis que les patriotes retournaient au petit pas et assez mécontents du résultat de leur expédition à San Miguel de Tucumán, où ils arrivèrent à la nuit tombante du même jour.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
DEUXIÈME PARTIE
LE MONTONERO
XI
EL RINCÓN DEL BOSQUECILLO
On était à la moitié environ de l'été austral, la chaleur, pendant toute la journée avait été étouffante; la poussière, réduite en atomes presque impalpable, avait recouvert les feuilles des arbres d'une épaisse couche d'une teinte grisâtre, qui donnait au paysage, cependant pittoresque et accidenté de la partie du Llano de Manso, où recommence notre récit, une apparence triste et désolée, qui heureusement devait disparaître bientôt, grâce à l'abondante rosée de la nuit, dont les eaux, en lavant les arbres et les feuilles, devaient leur rendre leur couleur primitive.
Le llano n'offrait, jusqu'au point extrême où la vue pouvait s'étendre dans toutes les directions, qu'une suite non interrompue de mamelons peu élevés, recouverts d'une herbe jaunâtre et calcinée par les rayons incandescents du soleil, et sous laquelle des myriades de cigales rouges lançaient à qui mieux qu'eux les notes stridentes de leur chant.
A une distance assez éloignée, sur la droite, on apercevait un mince filet d'eau, à demi tari, qui se déroulait comme un ruban d'argent forme des détours infinis, bordé par un étroit rideau de lentisques, de goyaviers et de cactus cierges. Seulement sur un accore élevée de cette rivière, nommé le Río Bermejo et qui est un affluent du Paraná, se trouvait un bois touffu, espèce d'oasis, semée par la main toute puissante de Dieu, dans ce désert abrupte et dont les frais et verdoyants ombrages tranchaient en vigueur sur la teinte jaune qui formait le fond du paysage.
Des cygnes noirs se laissaient nonchalamment dériver au courant: tandis que, sur la plage de la rivière, de hideux iguanes se vautraient dans la fange, des volées de perdrix et de tourterelles regagnaient à tire d'aile l'abri des buissons; çà et là bondissaient en se jouant des vigognes et des viscachas, et au plus haut des aires, de grands vautours chauves tournoyaient en larges cercles.
A voir le calme profond qui régnait dans le désert et sa sauvage apparence, il semblait être demeuré tel qu'il était sorti des mains du Créateur et n'avoir jamais été foulé par un pied humain.
Cependant, il n'en était pas ainsi, le Llano de Manso, dont les dernières plaines atteignent la lisière du Grand Chaco, le refuge presque inexpugnable des Indiens bravos, ou de ceux que la cruauté des Espagnols a, après la dispersion des missions fondées par les jésuites, rejeté dans la barbarie, est, en quelque sorte, un territoire neutre, où toutes les peuplades se sont tacitement donné rendez-vous pour chasser; il est incessamment parcouru dans toutes les directions par des guerriers appartenant aux nations les plus hostiles les unes aux autres, mais qui, lorsqu'elles se rencontrent sur ce territoire privilégié, oublient momentanément leur rivalité ou leur haine héréditaire pour ne se souvenir que de l'hospitalité du, c'est-à-dire de la franchise que chacun doit y trouver pour chasser ou voyager à sa guise.
Les blancs n'ont que rarement, à de très longs intervalles, pénétré dans cette contrée, et toujours avec une certaine appréhension; d'autant plus que les Indiens, sans cesse refoulés par la civilisation, sentant l'importance pour eux de la conservation de ce territoire, en défendent les approches avec un acharnement indicible, torturant et massacrant sans pitié les blancs que la curiosité ou un hasard malheureux conduit dans cette région.
Pourtant, malgré ces difficultés en apparence insurmontables, de hardis explorateurs n'ont pas craint de visiter le llano et de le parcourir à leurs risques et périls dans le but d'enrichir le domaine de la science par des découvertes intéressantes.
C'est à eux que le bois dont nous avons parlé, et qui semble une oasis dans cette mer de sable, doit son nom charmant de Rincón del Bosquecillo, par reconnaissance sans doute de la fraîcheur qu'ils y avaient trouvée et de l'abri qu'il leur avait offert après leurs courses fatigantes à travers le désert.
Le soleil déclinait rapidement à l'horizon en allongeant démesurément l'ombre des rocs, des buissons et des quelques arbres épars çà et là à de longues distances dans le llano. Les panthères commençaient déjà à jeter dans l'espace les notes stridentes et saccadées de leurs sinistres rauquements en se rendant à l'abreuvoir; les jaguars bondissaient hors de leurs tanières avec de sourds appels de colère, en fouettant de leur queue puissante leurs flancs haletants; les manadas de taureaux et de chevaux sauvages fuyaient effarés devant ces sombres rois de la nuit, que les premières heures du soir rendaient les maîtres du désert.
Au moment où le soleil, arrivé jusqu'au niveau de l'horizon, se noyait pour ainsi dire dans des flots de pourpre et d'or, une troupe de cavaliers apparut sur la rive droite du Río Bermejo, se dirigeant, selon toute probabilité, vers l'accore dont nous avons parlé, sur le sommet de laquelle se trouvait le bois touffu nommé el Rincón del Bosquecillo.
Ces cavaliers étaient des Indiens guaycurús, reconnaissables à leur élégant costume, au bandeau qui ceignait leur tête et surtout à la grâce sans pareille avec laquelle ils maniaient leurs chevaux, nobles fils du désert, aussi ardents et aussi indomptables que leurs maîtres.
Ils formaient une troupe d'une cinquantaine d'hommes environ, tous armés en guerre et n'ayant aucunes touffes de plumes d'autruche ni banderoles à la pointe de leurs lances; ce qui démontrait qu'ils étaient en expédition sérieuse et non réunis pour une chasse.
Un peu en avant de la troupe s'avançaient deux hommes, des chefs, ainsi que l'indiquait la plume de vautour plantée dans leur bandeau de couleur rouge, et dont l'extérieur formait un complet contraste avec celui de leurs compagnons.
Ils portaient le poncho bariolé, les caleçons de toile écrue, et les bottes fabriquées avec le cuir qui recouvre la jambe du cheval; leurs armes, lasso, bolas, lance et couteaux, étaient les mêmes que celles de leurs compagnons, mais là s'arrêtait la ressemblance.
Le premier était un jeune homme de vingt-deux ans au plus; sa taille était haute, élégante, souple et bien prise, ses manières nobles, ses moindres gestes gracieux. Aucune peinture, aucun tatouage ne défigurait ses traits accentués, d'une beauté presque féminine, mais auxquels, chose extraordinaire chez un Indien, une barbe noire, courte et frisée, donnait une expression mâle et décidée; cette barbe, jointe à la blancheur mate de la peau du jeune homme, l'aurait facilement fait passer pour un blanc, s'il avait porté un costume européen. Cependant, hâtons-nous de constater que parmi les Indiens on rencontre souvent des hommes dont la peau est complètement blanche et qui semblent appartenir à la race caucasique; aussi cette singularité n'attire-t-elle en aucune façon l'attention de leurs compatriotes, qui n'y attachent pas d'autre importance que de leur témoigner un plus grand respect, les croyant issus de la race privilégiée des hommes divins qui, les premiers, les réunirent en tribu et leur enseignèrent les premiers éléments de la civilisation.
Le jeune homme dont nous avons en quelques mots esquissé le portrait, était le chef principal des guerriers dont il était en ce moment suivi; il se nommait Gueyma, et, malgré sa jeunesse, il jouissait d'une grande réputation de sagesse et de bravoure dans sa tribu.
Son compagnon, autant qu'il était possible, malgré sa taille droite, ses cheveux noirs comme l'aile du corbeau et son visage exempt de rides, de fixer son âge avec quelque certitude, devait avoir atteint soixante-dix ans; cependant ainsi que nous l'avons dit aucun signe de décrépitude ne se faisait voir en lui: son regard brillait de tout le feu de la jeunesse; ses membres étaient souples et vigoureux; ses dents, dont pas une ne manquait, étaient d'une éblouissante blancheur, rendue plus sensible par la teinte foncée de son teint, bien que, de même que l'autre chef, il n'eût ni tatouage ni peinture; mais à défaut de ces marques physiques de vieillesse, l'expression de sévérité répandue sur sa physionomie fine et intelligente, ses gestes emphatiques et la lenteur calculée avec laquelle il laissait tomber de sa bouche les moindres paroles, auraient fait connaître à tout homme habitué à la fréquentation des Indiens, que ce chef était fort âgé et qu'il jouissait parmi les siens d'un grand renom de sagesse et de prudence, tenant plutôt sa place au feu du conseil de la nation qu'à la tête d'une expédition de guerre.
Au centre de la troupe venaient deux hommes qu'à leur couleur et à leurs vêtements il était facile de reconnaître pour Européens.
Ces hommes, bien qu'ils fussent sans armes, paraissaient être considérés, sinon comme complètement libres, du moins avec certains égards qui prouvaient qu'on ne les regardait pas comme prisonniers.
Quant à eux, c'étaient deux jeunes gens de vingt-cinq à vingt-huit ans, recouverts du costume d'officiers brésiliens, aux traits fins et hardis, à la physionomie insouciante et railleuse, qui galopaient au milieu des guerriers indiens sans paraître s'inquiéter aucunement du lieu où on les conduisait, et qui causaient gaiement en échangeant de temps en temps quelques mots d'un ton de bonne humeur avec les guerriers les plus rapprochés d'eux.
Le soleil disparaissait complètement au-dessous de l'horizon, et une entière obscurité remplaçait presque instantanément la clarté du jour, ainsi qu'il arrive dans tous les pays intertropicaux et qui n'ont pas de crépuscule, au moment où les Indiens gravissaient au galop le sentier à peine tracé qui conduisait au sommet de l'accore et donnait accès dans le bois.
Arrivé au centre d'une clairière du milieu de laquelle sortait une source d'une eau claire et limpide qui, après s'être frayé un chemin tortueux à travers les roches, tombait en éblouissante cascade dans le Río Bermejo, d'une hauteur de quarante à cinquante pieds, le jeune chef Gueyma arrêta son cheval, sauta de selle et ordonna à ses guerriers d'installer un campement de nuit; son intention étant de ne pas aller plus loin ce jour-là.
Ceux-ci obéirent; ils mirent aussitôt pied à terre et s'occupèrent activement à entraver les chevaux, à leur donner la provende, à allumer les feux de veille et à préparer le repas du soir.
Quelques guerriers, au nombre de cinq ou six, avaient seuls conservé leurs armes et s'étaient placés aux abords de la clairière, afin de veiller au salut de leurs compagnons.
Les deux officiers brésiliens, fatigués, sans doute, d'une longue course faite pendant la grande chaleur du jour, avaient, avec un soupir de satisfaction, entendu l'ordre du chef et y avaient obéi avec un empressement qui témoignait du désir qu'ils éprouvaient de prendre un repos dont ils ressentaient l'impérieux besoin.
Vingt minutes plus tard, les feux étaient allumés, un ajoupa construit pour garantir les blancs contre les atteintes de l'abondante rosée du matin, et les guerriers réunis par petits groupes de quatre ou cinq mangeaient de bon appétit les provisions simples placées devant eux et composées, en général, d'ignames cuites sous la cendre, de farine de manioc, de viande séchée au soleil et rôtie sur les charbons, le tout accompagné de l'eau limpide de la source, breuvage sain et fortifiant, mais nullement susceptible de monter à la tête des convives et de leur échauffer le cerveau.
Les chefs avaient fait prier, par un guerrier, les officiers brésiliens de prendre part à leur repas, courtoise invitation que ceux-ci avaient acceptée avec d'autant plus de plaisir que, à part les gourdes pleines d'eau-de-vie de canne qu'ils portaient à l'arçon de leurs selles, ils manquaient complètement de vivres et s'étaient un moment crus condamnés à un jeûne forcé; perspective d'autant plus désagréable pour eux qu'ils mouraient littéralement de faim, n'ayant pas eu l'occasion, depuis la veille au soir, de prendre d'autre rafraîchissement qu'un peu d'eau-de-vie coupée avec de l'eau, régime plus qu'insuffisant pour des estomacs de vingt ans, mais auquel ils s'étaient résolument astreints, plutôt que de laisser voir leur détresse aux Indiens au milieu desquels ils se trouvaient accidentellement. Heureusement pour eux, les chefs guaycurús s'étaient aperçus de cette abstinence forcée et y avaient gracieusement mis un terme en engageant les jeunes gens à souper avec eux; procédé qui avait le double avantage de sauvegarder l'orgueil des officiers et de rompre la glace entre eux et les Indiens.
Cependant, ainsi que cela arrive toujours entre personnes qui ne se connaissent point ou du moins se connaissent peu, les premiers instants furent assez froids entre ces quatre convives si différents d'allures et de caractère.
Les officiers, après un cérémonieux salut auquel les chefs avaient répondu d'une façon tout aussi guindée, s'étaient assis sur l'herbe et avaient attaqué les vivres placés devant eux, d'abord avec une certaine retenue strictement commandée par les convenances, mais bientôt ils s'étaient laissé aller aux exigences impérieuses de leur appétit et s'étaient mis résolument en devoir de le satisfaire.
—Epoï, dit le vieux chef avec un sourire de bonne humeur, je, suis heureux, señores, de vous voir fêter si bien un aussi maigre repas.
—Ma foi! répondit en riant un des officiers, maigre ou non, chef, il arrive trop à point pour que nous le dédaignions.
—Hum, fit le second, voilà juste vingt-quatre heures que nous n'avons mangé, ce qui commence à être assez long.
—Pourquoi ne pas nous l'avoir dit tout d'abord? reprit le chef, nous aurions immédiatement donné des ordres pour qu'on vous fournît les vivres nécessaires.
—Mille fois merci de votre obligeance, chef, mais il ne convenait ni à notre dignité ni à notre caractère de vous adresser une pareille demande.
—Les blancs ont de singulières délicatesses, murmura Gueyma, se parlant plutôt à lui-même qu'adressant la parole aux officiers.
Cependant ils entendirent cette observation, à laquelle l'un d'eux se chargea de répondre.
—Cela n'est pas une question de délicatesse, chef, mais un sentiment inné de convenance chez des hommes, qui non seulement se respectent eux-mêmes, mais respectent encore en eux les personnes qu'ils sont chargés de représenter.
—Vous nous excuserez, señor, reprit Gueyma; nous autres Indiens, presque sauvages, ainsi que vous nous nommez, nous ne connaissons rien à ces subtiles distinctions qu'il vous plaît d'établir; la vie du désert n'enseigne pas de telles choses.
—Et nous n'en sommes peut-être que plus heureux pour cela, ajouta le vieux chef.
—C'est possible, répondit l'officier; je ne discuterai pas avec vous sur un point aussi futile; laissons donc ce sujet et permettez-moi de vous offrir une gorgée d'aguardiente.
Et après avoir débouché sa gourde, il la présenta au chef.
Celui-ci, tout en repoussant la gourde de la main, jeta un regard d'étonnement sur l'officier.
—Vous me refusez, demanda celui-ci; pour quel motif, chef? N'ai-je pas accepté, moi, ce que vous m'avez offert.
L'Indien secoua la tête à plusieurs reprises.
—Mon fils n'a pas l'habitude de fréquenter les Guaycurús, dit-il.
—Pourquoi cette question, chef?
—Parce que, répondit-il, s'il en était autrement, le jeune chef pâle saurait que les guerriers guaycurús ne boivent jamais cette boisson que les blancs nomment eau ardente et qui les rend fous; l'eau des sources que le grand Esprit Macunhan a semée à profusion dans le désert, suffit pour calmer leur soif.
—Excusez mon ignorance, chef, je n'avais nullement l'intention de vous blesser.
—Là où il n'y a pas d'intention, ainsi que le dit le visage pâle, répondit en souriant le vieux chef, l'injure ne saurait exister.
—Bien parlé, mon maître, reprit gaiement le jeune homme; j'aurais été peiné qu'une action inconsidérée de ma part eût troublé la bonne intelligence qui doit régner entre nous, d'autant plus que je désire vous adresser différentes questions, si toutefois vous n'y trouvez pas d'inconvénient.
Le repas était terminé. Les deux chefs avaient roulé du tabac dans des feuilles de palmier et fumaient; les officiers, eux, avaient tout simplement allumé des cigares.
—Quelles sont les questions que le visage pâle désire m'adresser? répondit l'Indien.
—D'abord, permettez-moi de vous faire observer que, depuis que le hasard m'a conduit parmi vous, je suis en proie à un continuel étonnement.
—Epoï! fit en souriant le chef. En vérité?
—Ma foi, oui. Jamais je n'avais vu d'Indien. Là-bas, à Rio Janeiro, quand on me parlait des peaux-rouges, on me les représentait comme des hommes entièrement sauvages, féroce, perfides, croupissant dans la plus horrible barbarie. Je m'étais donc fait des Indiens une idée qui, d'après ce que je vois à présent, était des plus erronées.
—Ehah! Ehah! Et que voit donc le visage pâle?
—Dame, je vois des hommes, braves, intelligents, jouissant d'une civilisation différente de la nôtre, il est vrai, mais qui, en fait, n'en est pas moins une; des chefs comme vous et votre compagnon, par exemple, parlant aussi bien que moi la langue portugaise, et qui, en toute circonstance, agissent avec une prudence, une sagesse et un conspect, qui, souvent j'ai regretté de ne pas rencontrer chez mes compatriotes. Voilà ce que j'ai vu chez vous, jusqu'à présent, chef, sans compter la blancheur du teint de votre compagnon, qui, vous en conviendrez, jointe à l'arrangement de ses traits et à l'expression de sa physionomie, lui donne plutôt l'apparence d'un Européen que d'un guerrier indien.
Les deux chefs sourirent en échangeant un regard à la dérobée, et le plus âgé reprit, avec une expression de fierté dans la voix.
—Les Guaycurús sont les descendants des grands Tupinambás, les anciens possesseurs du Brésil, avant que les blancs les aient dépouillés de leurs terres; ils sont nommés par les visages pâles eux-mêmes Cavalheiros; les Guaycurús sont les maîtres du désert, qui oserait leur résister? Lorsque beaucoup d'hivers auront blanchi les cheveux de mon fils et qu'il aura vu d'autres nations indiennes, il reconnaîtra la différence immense qui existe entre les nobles Guaycurús et les misérables sauvages épars çà et là dans les llanos.
Le jeune officier s'inclina affirmativement.
—Ainsi, répondit-il, les Guaycurús sont les plus civilisés d'entre les Indiens?
—Les seuls, répondit le chef avec hauteur; le grand Esprit les aime et les protège.
—Je l'admets, chef; cependant cela ne me dit pas d'où provient la perfection avec laquelle vous parlez notre langue, perfection que vos guerriers sont loin d'atteindre, car c'est à peine s'ils me comprennent lorsque je leur adresse la parole.
—Le Cougouar a vécu de longues années, répondit-il, la neige de bien des hivers a plu sur sa tête depuis que tout petit enfant il a vu le jour pour la première fois; le Cougouar était un guerrier déjà, que le visage pâle n'avait pas encore échappé faible et nu au sein de sa mère. A cette époque, le chef a visité les grands villages des blancs, pendant plusieurs lunes même il a vécu parmi eux comme s'il eût fait partie de leur famille; aussi, il les aime, bien qu'il les ait quittés pour toujours, afin de rejoindre sa nation; les blancs ont enseigné leur langue au Cougouar. Mon fils a-t-il d'autres questions à m'adresser?
—Non, chef, et je vous remercie sincèrement de la façon franche et loyale dont il vous a plu de me répondre; je suis d'autant plus heureux de la sympathie que, dites-vous, vous éprouvez pour mes compatriotes, que dans les circonstances où nous nous trouvons, cette sympathie ne peut que nous être fort utile pour terminer à la satisfaction générale l'affaire que nous avons à traiter.
—Je désire qu'il en soit ainsi.
—Et moi aussi, de tout mon cœur; sommes-nous encore bien éloignés de l'endroit où l'entrevue doit avoir lieu? Je vous avoue que j'ai hâte que l'alliance proposée soit conclue entre nous.
—Alors, que mon fils se réjouisse, car nous sommes arrivés à l'endroit assigné par les capitaos guaycurús aux chefs des visages pâles, et l'entrevue dont il parle aura lieu, selon toutes probabilités, demain même, deux ou trois heures au plus après le lever du soleil.
—Quoi, nous avons déjà atteint le lieu nommé par les Espagnols el Rincón del Bosquecillo?
—C'est ici.
—Dieu soit loué! Car le général ne tardera pas à s'y rendre de son côté comme nous y sommes venus du nôtre; et maintenant, chef, agréez encore une fois mes remerciements. Je vais, avec votre permission, prendre quelques heures d'un repos dont j'éprouve un besoin réel après les fatigues de la journée qui vient de finir.
—Que mes fils dorment: le sommeil est bon pour les jeunes gens, répondit le chef avec un bienveillant sourire.
Les officiers se retirèrent aussitôt dans l'ajoupa préparé pour eux, et ne tardèrent pas à s'endormir.
Les deux chefs restèrent seuls en face l'un de l'autre.
Les guerriers guaycurús, étendus devant les feux, dormaient enveloppés dans leurs ponchos.
Seules, les sentinelles étaient éveillées et demeuraient immobiles comme des statues de bronze florentin, les yeux fixés dans l'espace et les oreilles ouvertes au moindre bruit.
Un calme complet régnait dans le désert, la nuit était tiède, claire et étoilée.
Le Cougouar considéra un instant son compagnon d'un air pensif, puis, prenant la parole à voix basse, après avoir jeté un regard investigateur autour de lui:
—A quoi songe Gueyma en ce moment, dit-il d'une voix douce, avec un accent de tendre affection, cause-t-il intérieurement avec son cœur? Sa pensée évoque-t-elle le souvenir charmant d'Œil-de-Colombe, la vierge aux yeux d'azur, ou bien son esprit est-il préoccupé par la réunion qui demain doit avoir lieu?
Le jeune homme tressaillit, releva la tête, et, fixant un regard incertain, dans lequel passa un éclair, sur le vieux chef qui le regardait avec tristesse:
—Non, répondit-il d'une voix basse et entrecoupée par une émotion intérieure, mon père n'a pas vu clair dans le cœur de son fils; le souvenir d'œil-de-Colombe est toujours présent à la pensée de Gueyma: il n'a pas besoin d'être évoqué pour apparaître radieux; peu importe au jeune chef le résultat du conseil de demain, son esprit est ailleurs, il erre à l'aventure sur le sommet des nuages chassés par le vent à la recherche de son père.
Le visage du vieux chef s'assombrit soudainement à ces paroles; ses sourcils se froncèrent, et ce fut avec une certaine émotion dans la voix qu'il répondit, au bout d'un instant:
—Cette pensée tourmente toujours mon fils?
—Toujours! fit le jeune homme avec une certaine animation; jusqu'à ce que le Cougouar ait rempli sa promesse.
—Quelle est cette promesse que me rappelle mon fils?
—Celle de me dire le nom de mon père; comment, enfant, je ne l'ai jamais vu auprès de moi, et pourquoi les guerriers de ma nation détournent la tête avec tristesse, lorsque je leur demande pourquoi, depuis si longtemps, il est parti du milieu de nous.
—Oui, c'est vrai, répondit le Cougouar, j'ai fait cette promesse à mon fils; mais lui, en retour, il m'en a fait une autre, ne se la rappelle-t-il pas?
—Si; que mon père me pardonne, je me la rappelle; mais mon père est bon, il sera indulgent pour un jeune homme et excusera une impatience qui ne provient que de son amour filial.
—Mon fils est non seulement un des guerriers les plus redoutables de sa nation, mais il en est encore un des chefs les plus renommés: il doit à tous l'exemple de la patience. Une lune ne s'écoulera pas sans que je lui révèle le secret qu'il a si grande hâte d'apprendre; jusque-là, qu'il continue à se laisser guider par l'homme qui s'est dévoué à lui et dont la seule pensée est de le voir heureux un jour.
Après avoir prononcé ces paroles d'une voix sévère mélangée d'affection, le vieux chef s'enveloppa dans son poncho, s'étendit sur le sol et ferma les yeux.
Gueyma le considéra un instant avec une impression indéfinissable mêlée de colère, de respect et d'abattement, puis il poussa un profond soupir, laissa retomber sa tête sur la poitrine et se plongea dans d'amères réflexions; enfin, vaincu par le sommeil, il s'étendit auprès de son compagnon, et bientôt dans le camp indien il n'y eut plus d'éveillé que les sentinelles.
XII
LE TRAITÉ
La nuit fut tranquille, rien n'en troubla la sérénité calme et majestueuse.
Les sentinelles veillèrent avec une attention scrupuleuse, peu habituelle parmi les Indiens, sur le repos de leurs compagnons.
Vers quatre heures et demie au matin, les ténèbres commencèrent peu à peu à pâlir devant les lueurs, fugitives encore, des premiers rayons du jour; le ciel se nuança de larges bandes de couleurs changeantes qui se fondirent enfin dans des tons d'un rouge vif et enflammé, et le soleil parut enfin, s'élevant au-dessus de l'horizon comme s'il fût sorti du sein d'une fournaise, illuminant subitement le ciel de ses resplendissants rayons qui ressemblaient à des flèches de feu.
Les premières heures matinales sont les plus douces et les plus magnifiques de la journée au désert.
La nature en s'éveillant calme, fraîche et reposée, semble, pendant les ténèbres, avoir repris toutes ses forces; les feuilles plus vertes sont perlées de rosée, un léger et transparent brouillard s'élève de terre en vapeur incessamment pompée par le soleil, une fraîche brise ride la surface argentée des fleuves et des lacs, agite les branches des arbres et imprime un frémissement mystérieux aux hautes herbes du milieu desquelles s'élèvent à chaque instant les têtes effarées des taureaux, des chevaux sauvages, des daims ou des gazelles, tandis que les oiseaux, battant joyeusement des ailes, font leur toilette matinale ou s'envolent de çà et de là avec des cris et des gazouillements de plaisir.
Les Indiens ne sont pas dormeurs, en général, aussi, à peine le soleil apparut-il au niveau de l'horizon, que tous s'éveillèrent et procédèrent aux soins de leurs toilettes et à leurs ablutions de chaque jour: car les Guaycurús, contrairement aux autres peuplades américaines, parmi leurs nombreuses qualités, comptent celle d'être d'une propreté rigoureuse et même d'une certaine coquetterie dans l'arrangement de leurs pittoresques vêtements.
A la voix du Cougouar, ils se réunirent en demi-cercle les yeux tournés vers le soleil levant, s'agenouillèrent pieusement sur le sol et adressèrent une fervente prière à l'astre radieux du jour, non pas qu'ils le considèrent positivement comme un dieu, mais parce qu'il est dans leur croyance le représentant visible de l'invisible divinité et le grand dispensateur de ses bienfaits.
Nous avons remarqué avec étonnement cette espèce de culte rendu au soleil dans toutes les contrées de l'Amérique, tant du sud que du nord, et qui, bien que variée par la forme, est partout, quant au fond, la même dans toutes les nations indigènes: d'ailleurs, cette religion naturelle doit être admise plus facilement par des races primitives, qui rendent ainsi hommage à ce qui frappe plus fortement leurs yeux et leurs sens.
Ce pieux devoir accompli, les guerriers se relevèrent et se partagèrent immédiatement les travaux du camp.
Les uns conduisirent les chevaux à l'abreuvoir, d'autres les bouchonnèrent avec soin, quelques-uns allèrent couper du bois, afin de raviver les feux à demi éteints, tandis que cinq ou six guerriers d'élite, sautant à poil sur leurs chevaux, s'élancèrent dans la savane, afin de se procurer en chassant les vivres nécessaires à leur déjeuner et à celui de leurs compagnons.
Enfin, au bout de quelques instants, le camp offrit le tableau le plus animé, car autant les Indiens sont mous et insouciants lorsque leurs femmes, auxquelles ils abandonnent tous les travaux domestiques sont avec eux, autant ils sont vifs et alertes dans leurs expéditions de guerre, pendant lesquelles ils ne peuvent réclamer leur assistance et sont ainsi contraints de se satisfaire à eux-mêmes.
Les officiers brésiliens, réveillés par le bruit et le mouvement qui se faisait autour d'eux, sortirent de l'ajoupa sous lequel ils avaient passé la nuit, et allèrent gaiement se mêler aux groupes des Indiens, ayant, eux aussi, à panser leurs chevaux et à s'assurer qu'il ne leur était rien arrivé pendant leur sommeil.
Les Guaycurús les reçurent de la façon la plus cordiale, riant et causant avec eux, poussant même l'affabilité jusqu'à s'informer s'ils avaient bien dormi sur leur lit de feuilles et s'ils se sentaient complètement remis de leurs fatigues du jour précédent.
Bientôt tout fut en ordre dans le camp, les chevaux ramenés de l'abreuvoir furent attachés de nouveau aux piquets devant une bonne provision d'herbe fraîche, les chasseurs revinrent chargés de gibier et le repas du matin préparé en toute hâte fut au bout de quelques instants servi aux convives sur de grandes feuilles de bananier et de palmier en guise d'assiettes et de plats.
Aussitôt après le déjeuner, le Cougouar après avoir pendant quelques minutes conversé avec Gueyma, qui bien que le principal chef du détachement semblait n'agir que d'après ses conseils, expédia plusieurs batteurs d'estrade dans des directions différentes.
—Vos amis tardent à arriver, dit-il aux officiers brésiliens, peut-être leur est-il survenu certains empêchements, ces hommes sont chargés de s'assurer de l'état des choses et de nous annoncer leur approche.
Les officiers s'inclinèrent en signe d'assentiment, ils n'avaient rien à répondre à cette observation, d'autant plus qu'ils commençaient eux-mêmes à s'inquiéter du retard des personnes attendues.
Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi; les guerriers guaycurús causaient entre eux, fumaient ou pêchaient sur le bord du Bermejo, mais aucun Indien ne s'était éloigné du camp au milieu duquel s'élevait comme une bannière la longue lance de Gueyma, plantée dans le sol et faisant flotter à son extrémité une banderole blanche faite avec un mouchoir emprunté aux officiers.
Vers onze heures du matin, les sentinelles signalèrent l'apparition de deux troupes venant de deux côtés opposés, mais se dirigeant vers le camp.
Les Chefs guaycurús lancèrent deux guerriers vers ces troupes.
Ceux-ci revinrent au bout de dix minutes à peine.
Ils avaient reconnu les étrangers. Les premiers étaient des Macobis, les seconds des Frentones.
Mais, presque aussitôt apparut une troisième troupe, puis une quatrième, une cinquième et enfin une sixième.
Des éclaireurs furent immédiatement lancés à leur rencontre, et ils ne tardèrent pas à revenir, en annonçant que c'étaient des détachements de Chiriguanos, de Langoas, d'Abipones, et enfin de Payagoas.
—Epoï, répondait le Cougouar à chaque annonce qui lui était faite, les guerriers camperont au pied de la colline, les chefs monteront près de nous.
Les éclaireurs repartaient alors ventre à terre et allaient communiquer aux capitaos des différents détachements les ordres de leur chef.
Arrivés à une certaine distance de l'accore au sommet de laquelle le camp des Guaycurús était établi, les détachements indiens s'arrêtèrent, poussèrent leur cri de guerre d'une voix retentissante et, après avoir exécuté certaines évolutions en faisant caracoler leurs chevaux, ils allèrent s'établir aux points qui leur avaient été désignés.
Les chefs de ces détachements suivis chacun de deux guerriers plus particulièrement affectés au service de leur personne, gravirent au galop la colline et pénétrèrent dans le camp où ils furent reçus de la façon la plus cordiale par les chefs guaycurús qui étaient montés à cheval et avaient fait quelques pas au-devant d'eux.
Après un échange assez long de politesses où furent strictement remplies toutes les minutieuses exigences de l'étiquette indienne, les chefs se dirigèrent ensemble vers le feu du conseil où tous ils s'assirent sans distinction de places ou de rang.
Il se fit alors un grand silence dans l'assemblée. Les esclaves donnèrent à chacun du tabac enroulé dans des feuilles de palmier et firent circuler le maté que les chefs humèrent lentement et religieusement selon la coutume.
Lorsque le maté eut passé de main en main, que la dernière bouffée de fumée fut exhalée des rouleaux de tabac, Gueyma fit un geste de la main pour réclamer l'attention des assistants et prit la parole:
—Capitaos alliés de la puissante et invincible nation des Guaycurús, dit-il, je suis heureux de vous voir ici et de l'empressement que vous avez mis à vous rendre à l'invitation des membres du conseil suprême de notre nation. Le motif de cette convocation extraordinaire est extrêmement sérieux; bientôt vous l'apprendrez; il ne m'appartient pas, et je manquerais à tous mes devoirs de fidèle allié, si j'essayais, en cette circonstance, d'influencer vos déterminations ultérieures, que vos intérêts bien entendus doivent seuls motiver. Qu'il vous suffise, quant à présent, de savoir que vos amis les Guaycurús ont cru ne devoir agir en cette affaire qu'avec votre assentiment et l'appui de vos lumières.
Un chef payagoa, guerrier âgé déjà, et d'un aspect respectable, s'inclina et répondit:
—Capitao des Guaycurús, bien que fort jeune encore, vous réunissez en vous la prudente circonspection de l'agouti, jointe au bouillant courage du jaguar; les paroles que souffle votre poitrine sont inspirées par le grand Esprit. C'est lui qui parle par vos lèvres. Au nom des capitaos ici présents, je vous remercie de la latitude que vous nous donnez, en nous laissant la liberté entière de nos déterminations. Nous saurons, soyez-en convaincu, distinguer le vrai du faux dans cette affaire, que nous ignorons encore, et nous inspirant de votre sagesse, la terminer selon les lois de la plus entière justice, tout en nous conformant aux intérêts des nations dont nous sommes les représentants.
Les autres chefs s'inclinèrent alors, et chacun à son tour, la main posée sur le cœur, prononça ces paroles:
—Emavidi-Chaïmè, le grand capitao des Payagoas, a parlé comme un homme prudent, la sagesse est en lui.
En ce moment, une des sentinelles signala l'approche d'une troupe nombreuse, révélée par un épais nuage de poussière qui s'élevait à l'horizon.
—Voilà ceux avec lesquels nous conférerons bientôt, dit Gueyma; à cheval, frères, et allons au-devant d'eux, afin de leur faire honneur, car ils viennent en amis, ce qui leur a permis de franchir sains et saufs nos frontières.
Les capitaos se levèrent aussitôt et montèrent sur les chevaux que leurs esclaves tenaient en main derrière eux.
Gueyma et le Cougouar se mirent à leur tête, et la troupe, composée d'une quinzaine de chefs, tous cavaliers d'élite et guerriers renommés dans leurs tribus, roula comme un ouragan du haut en bas de la colline et s'élança à toute bride dans la plaine, en soulevant sur son passage des flots épais d'une poussière grisâtre, réduite en atomes presque impalpables, au milieu de laquelle elle ne tarda pas à disparaître complètement aux regards.
Cependant, les nouveaux venus s'approchaient rapidement, bien qu'avec une certaine circonspection, commandée du reste par les lois de la plus stricte prudence.
Cette troupe fort peu nombreuse ne se composait que de dix cavaliers dont deux étaient Indiens et semblaient servir de guide à ceux qui marchaient à leur suite.
Ceux-ci étaient des blancs, des Brésiliens, ainsi qu'il était facile de le reconnaître à leur costume.
Celui qui marchait en tête de la petite troupe était un homme d'une cinquantaine d'années environ, aux traits fiers et hautains, aux manières nobles et élégantes, il portait le riche uniforme tout brodé d'or de général. Bien qu'il se tînt droit et ferme sur son cheval et que son œil noir bien ouvert semblait briller de tout le feu de la jeunesse, cependant ses cheveux grisonnants et les rides profondément creusées de son front, ajoutés à l'expression soucieuse et pensive de sa physionomie, témoignaient d'une existence fortement éprouvée, soit par les passions, soit par les hasards d'une vie passée tout entière à faire la guerre.
Le cavalier qui se tenait à ses côtés portait le costume de capitaine et les insignes d'aide de camp; c'était un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, à l'œil fier et aux traits nobles et réguliers; son visage respirait la bravoure; une expression d'insouciance railleuse répandue sur sa physionomie lui donnait un cachet d'étrangeté et de confiance narquoise indicible.
Les six autres cavaliers étaient des soldats revêtus du costume de soldaos da Conquista; l'un d'eux portait les insignes de sous-officier.
Quant aux Indiens qui, selon toute probabilité, servaient de guides à la troupe, ils ne portaient aucune arme apparente, mais à leurs vêtements et à la plume plantée dans le bandeau d'un rouge vif qui ceignait leur front il était facile de les reconnaître pour des chefs guaycurús.
Tous deux guerriers d'un certain âge, à l'apparence sombre et réservée, ils galopaient silencieusement, côte à côte, les yeux opiniâtrement fixés en avant, et ne paraissant nullement s'occuper des Brésiliens qui venaient à quelques pas derrière eux.
Tout en marchant, les deux officiers causaient avec une liberté qui, vu la différence des grades, témoignait d'une certaine intimité entre eux; ou du moins d'assez longs rapports.
—Nous voici donc arrivés enfin au Bosquecillo, dit le capitaine en promenant un regard curieux autour de lui, et cette rivière est le Río Bermejo qu'il nous a fallu deux fois déjà traverser. Ma foi! Sauf le respect que je vous dois, mon général, je suis heureux d'avoir vu enfin ce territoire mystérieux que ces brutes d'Indiens surveillent avec une si jalouse méfiance.
—Chut! Don Paulo, répondit le général eu posant un doigt sur ses lèvres, ne parlez pas aussi haut, nos guides pourraient vous entendre.
—Bah! Le croyez-vous, général, à cette distance?
—Je connais l'acuité d'ouïe de ces drôles, mon cher don Paulo, croyez-moi, soyez prudent.
—Je suivrai vos avis, général, d'autant plus que, d'après ce que vous m'avez dit déjà, vous avez été en rapport avec les Indiens.
—Oui, répondit le général avec un soupir étouffé, j'ai eu affaire à eux dans une circonstance terrible, et, bien que de longues années se soient écoulées depuis cette époque, le souvenir en est toujours présent à ma pensée. Mais laissons cela, et parlons du motif qui aujourd'hui nous amène dans ces parages; je ne vous cache pas, mon ami, que si honorable que soit la mission qui m'a été confiée par le gouvernement, je la considère comme extrêmement difficile et ne présentant que fort peu de chances de succès.
—Est-ce réellement votre avis, général?
—Certes, je ne voudrais pas faire de diplomatie avec vous.
—Redouteriez-vous une trahison de la part des Indiens?
—Qui sait? Cependant, d'après ce que je connais des mœurs de la nation avec laquelle nous avons spécialement affaire, je crois être assuré que tout se passera loyalement.
—Hum! Savez-vous, général, que nos amis seraient dans une position terrible, si la fantaisie prenait aux Indiens de violer le droit des gens? Car, pardonnez-moi, général, de vous dire ceci, mais il me semble que s'il prenait fantaisie à nos deux guides de nous planter là, rien ne leur serait plus facile, et alors quels otages, eux partis, nous répondraient de la vie de nos compagnons?
—Ce que vous dites est fort juste; malheureusement, il ne m'a pas été possible de prendre d'autres mesures; j'ai dû, dans l'intérêt même de nos compagnons, laisser ces Indiens libres et les traiter honorablement; leur caractère est fort ombrageux, ils ne pardonnent pas ce qu'ils croient être une insulte; d'ailleurs, une chose me rassure; c'est que s'ils avaient eu l'intention de nous trahir, ils n'auraient pas attendu jusqu'à ce moment pour le faire, et, depuis longtemps déjà, ils nous auraient abandonnés.
—C'est vrai, d'autant plus que, si je ne me trompe, nous voici au rendez-vous.
—Ou du moins, nous y arriverons avant une demi-heure.
—Nos guides ont sans doute aperçu quelque chose de nouveau, général, car les voici qui s'arrêtent en se tournant de notre côté, comme s'ils avaient une communication à vous faire.
—Rejoignons-les donc au plus tôt, répondit le général en faisant sentir l'éperon à son cheval, qui partit au galop.
Les deux Indiens s'étaient effectivement arrêtés pour attendre les Brésiliens; lorsque le général les eut atteints, il rangea son cheval auprès des leurs, et, leur adressant aussitôt la parole:
—Eh bien, capitaos, leur dit-il d'une voix enjouée, que se passe-t-il donc, que vous vous arrêtez ainsi court au milieu du sentier?
—Mon frère et moi nous nous sommes arrêtés, répondit sentencieusement le plus âgé des deux chefs, parce que les capitaos viennent au-devant des visages pâles, afin de leur rendre les honneurs qui leur sont dus à cause de leur qualité d'ambassadeur.
—Nous sommes donc effectivement bientôt arrivés?
—Regarder, reprit le chef en étendant le bras vers la colline éloignée tout au plus d'un mille de l'endroit où il se trouvait.
—Ah! Ah! Ainsi je ne m'étais pas trompé, cette colline est bien le Rincón del Bosquecillo.
—C'est le nom que lui donnent les visages pâles.
—Fort bien: je suis charmé de le savoir avec certitude. Vous dites donc, chef, que les capitaos viennent au-devant de nous?
—Voyez cette poussière, reprit l'Indien, elle est soulevée par les pieds pressés des chevaux des capitaos.
—S'il en est ainsi, je vous serai obligé, capitao, de m'informer de ce que je dois faire?
—Rien; attendre et répondre à l'accueil amical des capitaos quand ils arriveront.
—C'est ce que je ferai avec plaisir. Je profite même de l'occasion qui se présente de vous remercier personnellement, capitao, de la loyauté avec laquelle votre compagnon et vous vous nous avez guidés jusqu'ici.
—Nous avons accompli notre devoir; le chef pâle ne nous doit aucun remerciement.
—Cependant, capitao, l'honneur me fait une loi de constater la loyauté avec laquelle vous vous êtes acquittés de ce devoir.
—Tarou-Niom et son frère I-me-oh-eh sont des capitaos guaycurús; la trahison leur est inconnue.
Au premier nom prononcé par le chef indien, le général avait imperceptiblement tressailli et ses noirs sourcils s'étaient froncés pendant une seconde.
—Le nom de mon père est Tarou-Niom? demanda-t-il comme s'il eût voulu acquérir une certitude.
—Oui, répondit laconiquement l'Indien, et il ajouta au bout d'un instant, voilà les capitaos.
En effet, presque aussitôt les hautes herbes s'ouvrirent refoulées sous l'effort puissant de plusieurs chevaux, et les Indiens parurent.
—Les visages pâles sont les bienvenus sur les territoires de chasse des Guaycurús, dit Gueyma, après s'être gracieusement incliné devant le général; les guerriers de ma nation et des nations alliées sont heureux de les voir parmi eux.
—Je remercie le capitao de ces bonnes paroles, répondit le général, et surtout de la distinction dont m'honorent les confédérés en venant ainsi au-devant de moi: je suis prêt à suivre les capitaos dans le lieu où il leur plaira de me conduire.
Après quelques autres lieux communs de politesse, les deux troupes, confondues en une seule, reprirent la direction de la colline.
—Quelques minutes plus tard, les officiers brésiliens, escortés par les chefs indiens, atteignirent le sommet de la colline, où ils furent reçus avec les marques de la joie la plus vive par leurs deux compatriotes.
Aussitôt arrivés au camp, Gueyma arrêta son cheval, et, posant la main, droite sur un des deux officiers qui s'étaient avancés au-devant des arrivants, il se tourna vers le général.
—Voici les deux otages confiés par les visages pâles aux capitaos guaycurús; ces hommes ont été par nous traités comme des frères.
—En effet, répondit immédiatement un des deux officiers, nous n'avons qu'à nous louer des procédés dont on a usé envers nous et des attentions dont nous avons été l'objet, nous nous hâtons de le constater.
—Je crois, dit le général, que les deux capitaos guaycurús confiés à notre garde pour répondre de la sûreté de nos otages, n'ont pas eu à se plaindre de la façon dont ils ont été traités par nous.
—Les visages pâles ont agi loyalement envers les guerriers guaycurús, répondit Tarou-Niom en s'inclinant devant le général.
Après ces quelques paroles, les Brésiliens furent conduits cérémonieusement devant le feu du conseil, où un arbre renversé avait été préparé pour leur servir de siège.
Le général prit place, ayant ses officiers à ses côtés, tandis que les soldats se rangeaient silencieusement en arrière.
Les chefs guaycurús et les capitaos des autres nations confédérées s'accroupirent sur les talons à la mode indienne, en face des blancs, dont ils n'étaient séparés que par le feu. Le tabac roulé et les cigares furent allumés; puis le maté fut présenté aux Brésiliens, et le conseil commença.
—Nous prions, dit Gueyma, le grand capitao des visages pâles de répéter ainsi, que cela a été convenu devant les capitaos des nations confédérées, les propositions qu'il nous a adressées, le troisième soleil de la lune de la folle avoine, au Salto-Grande où nous nous étions rendus sur sa prière; ces propositions communiquées par nous aux capitaos confédérés ont, je dois le constater, été bien reçues par eux; cependant, avant de s'engager définitivement et de contracter une alliance offensive avec les visages pâles ici présents contre d'autres hommes de la même couleur, les capitaos veulent être assurés que ces conditions seront strictement et loyalement exécutées par les blancs et que les guerriers rouges n'auront pas à se repentir plus tard d'avoir ouvert une oreille complaisante à des avis perfides. Que mon père parle donc, les chefs l'écoutent avec la plus sérieuse attention.
Le général s'inclina, et, après avoir jeté un regard profond sur la foule attentive et pour ainsi dire suspendue à ses lèvres, il se leva, s'appuya nonchalamment sur la poignée de son sabre et prit la parole en portugais, langue que la plupart des chefs parlaient facilement, et que tous comprenaient.
—Capitaos des grandes nations confédérées, dit-il, votre grand-père blanc, le puissant monarque que j'ai l'honneur de représenter près de vous, a entendu vos plaintes; le récit de vos malheurs a ému son cœur toujours bon et compatissant, il a résolu de faire cesser les honteuses vexations dont, depuis tant d'année, les espagnols vous ont rendus victimes; alors il m'a envoyé vers vous pour vous communiquer ses bienveillantes intentions. Écoutez donc mes paroles, car bien que ce soit ma bouche qui les prononce, elles ont en réalité l'expression des sentiments dont votre grand-père blanc est animé à votre égard.
Un murmure flatteur accueillit cette première partie du discours du général. Lorsque le silence se fut rétabli, il continua:
—Les Espagnols, reprit-il, au mépris des traités et de la justice, non contents de vous opprimer, vous les véritables possesseurs du sol que nous foulons, se sont encore traîtreusement emparés de territoires étendus, riches et fertiles, appartenant depuis un temps fort long au puissant monarque mon maître. Ces territoires, il prétend les recouvrer par la voie des armes. Puisque les Espagnols perfides rompent continuellement, sous les prétextes les plus futiles et de la façon la plus déloyale, les traités conclus avec eux; saisissant avec empressement l'occasion qui se présente de vous faire enfin rendre la justice à laquelle, comme ses enfants, vous avez droit, mon souverain prend votre cause en main, en fait la sienne, et vous protégera envers et contre tous, s'engageant à vous faire restituer les territoires de chasse qui vous ont été injustement ravis s'engageant, en outre, à faire respecter, non seulement votre liberté, mais encore votre vie, vos troupeaux, enfin tout ce que vous possédez; mais il est juste, capitaos, que vous vous montriez reconnaissants du secours que mon souverain daigne vous accorder, et que vous soyez aussi fidèles envers lui qu'il le sera envers vous. Voici ce que, par ma bouche, vous demande le puissant souverain que je représente: vous armerez vos guerriers d'élite dont vous formerez des détachements de cavaliers sous les ordres de capitaos expérimentés. Ces détachements abandonneront le Llano de Manso, ou, ainsi que vous nommer votre pays la vallée de Japizlaga; à un signal donné par nous, et par plusieurs points à la fois ils envahiront les provinces du Tucumán et de Córdoba, de façon à opérer leur jonction avec les Indiens des pampas et à harceler les Espagnols à quelque faction qu'ils appartiennent partout où ils les rencontreront, n'attaquant que les partis isolés et servant, pour ainsi dire, d'éclaireur et de batteurs d'estrade aux troupes que le roi, mon maître fera sous mes ordres et ceux d'autres chefs entrer sur le territoire ennemi. La guerre terminée, toutes les promesses consignées sur ce quipu, ajouta-t-il en jetant au milieu de l'assemblée un bâton fendu par la moitié et garni de cordes de plusieurs couleurs en forme de chapelets, ayant des graines, des coquillages et des cailloux enfilés et séparés par des nœuds faits d'une façon différente; ces promesses, dis-je, seront strictement tenues. Maintenant j'ai donné mon quipu, trente mules chargées de lassos, bolas, ponchos, frazadas, mors pour les chevaux, couteaux, etc., attendant à l'entrée du Llano sous la conduite de quelques soldats. Qu'il vous plaise de partager entre vous ces richesses dont le roi, mon maître, daigne vous faire présent; à mon retour, si mes propositions sont acceptées, je donnerai l'ordre que le tout vous soit remis. J'attends donc la remise de vos quipus, persuadé que vous ne fausserez pas à la parole donnée et que le roi, mon maître, pourra en toute sûreté compter sur votre loyal concours.
De chaleureux applaudissements accueillirent le discours du général, qui se rassit au milieu des témoignages les moins équivoques de la plus vive sympathie.
Les esclaves firent de nouveau circuler le maté, et les capitaos indiens commencèrent à s'entretenir vivement entre eux, bien qu'à voix basse et dans une langue incompréhensible pour les Européens.
Nous ferons remarquer à ce propos une singularité que nous n'avons rencontrée que dans ces régions et surtout parmi les Guaycurús.
Les hommes et les femmes ont un langage qui présentent de notables différences; en sus lorsqu'ils traitent des questions diplomatiques devant des envoyés d'une nation étrangère, ainsi que cela passait dans la circonstance présente, ils produisent par la contraction des lèvres, un sifflement qui à reçu parmi eux certaine modifications convenus qui en font pour ainsi dire un idiome à part.
Rien de plus singulier, du reste, que d'assister à une délibération sérieuse, sifflée de cette façon par les orateurs, avec des modulations et des fioritures réellement remarquables qui donnent quelque chose d'étrange et de mystérieux à la discussion.
Le général causait à voix basse avec ses officiers, en humant son maté, tandis que les capitaos discutaient à tour de rôle ses propositions, ainsi qu'il le conjecturait du moins, car il lui était impossible de rien comprendre, ou même de saisir un seul mot au milieu de ce sifflement et de ce gazouillement continuel.
Enfin Gueyma se leva, et, après avoir réclamé le silence d'un geste empreint d'une suprême majesté, il prit la parole en portugais pour répondre au général.
—Les capitaos, dit-il ont écouté avec tout le soin qu'elles méritaient les paroles prononcées par le grand capitao des visages pâles; ils ont pesé avec la plus profonde attention les propositions qu'il s'était chargé de leur transmettre: ces propositions, les capitaos les trouvent justes et équitables, et ils les acceptent; en priant le capitao des visages pâles de remercier leur grand père blanc, et de l'assurer du respect et du dévouement de ses enfants du désert. A partir du douzième soleil après aujourd'hui les détachements de guerre des nations confédérées seront prêts à envahir au premier signal, les frontières ennemies. J'ai dit; voilà mon quipu; une troupe de guerriers accompagnera mon père, le capitao, pour lui faire honneur, et ramènera les présents destinés aux chefs des nations confédérées.
Après ces paroles, il se rassit et jeta son quipu, mouvement qui fut imité par les autres chefs.
Le général remercia le conseil, fit relever les quipus par son aide de camp, et le traité se trouva ainsi conclu.
Une heure plus tard, les Brésiliens auxquels on avait rendu leurs otages, quittaient en compagnie d'un détachement de guerriers choisi, le Rincón del Bosquecillo et reprenaient le chemin des plantations après être convenus avec Gueyma, Tarou-Niom et les principaux capitaos, des mesures secondaires pour la réussite de l'invasion projetée et des moyens à employer pour que les Indiens et les Brésiliens pussent, en toutes circonstances, communiquer entre eux.
XIII
LE COUGOUAR
Un mois environ s'était écoulé depuis la conclusion du traité entre les Brésiliens, les Guaycurús et leurs alliés au Rincón del Bosquecillo; au pied d'une montagne escarpée, entourée de sillons et de ravines dont le sol déchiré était couvert d'une épaisse forêt de chênes, une nombreuse troupe de cavaliers était campée à l'entrée d'un cañon, lit desséché d'un torrent dont le sol était pavé de pierres plates lisses, usées par l'effort continu des eaux en ce moment taries.
Cette troupe, composée de deux cents cinquante à trois cents hommes au plus, portait le costume caractéristique des Indiens guaycurús.
C'était le soir; le camp solidement établi et surveillé par d'actives sentinelle, était, par sa position, complètement à l'abri d'un coup de main.
Les guerriers dormaient couchés devant les feux, enveloppés dans leurs ponchos, leurs armes placées à portée de la main, afin d'être prêts à s'en servir à la moindre alerte.
Un peu en arrière du camp, sur le flanc même de la montagne, les chevaux paissaient les hautes herbes et les jeunes pousses des arbres, surveillés avec soin par six Indiens bien armés.
Deux hommes assis devant un feu à demi éteint ayant chacun une carabine posée auprès d'eux sur l'herbe, causaient tout en fumant du tabac roulé dans des feuilles et aspirant de temps en temps le maté.
Ces deux hommes étaient Gueyma et le Cougouar; la troupe dont nous avons parlé se trouvait placée sous leurs ordres immédiats. Elle était composée des guerriers les plus jeunes, les plus vigoureux et surtout les plus renommés de la nation.
Depuis que, au signal donné par le gouvernement brésilien, cette troupe avait franchi la frontière espagnole et s'était, comme une volée d'oiseaux de proie, abattue sur le territoire ennemi, la terreur avait marché avec elle, le meurtre, l'incendie et le pillage l'avaient précédé; derrière elle, elle n'avait laissé que des ruines et des cadavres; devant elle, l'épouvante glaçait le courage des habitants et leur faisait abandonner au plus vite leurs pauvres ranchos pour fuir la cruauté des barbares guaycurús qui n'épargnaient ni femmes, ni enfants, ni vieillards, et semblaient avoir fait le serment de changer en déserts désolés les riches et fertiles campagnes au milieu desquelles ils se traçaient un sanglant sillon.
Ils avaient ainsi traversé comme un ouragan dévastateur la plus grande partie de la province et avaient atteint le Río Quinto, non loin duquel ils étaient campés, aux environs d'une petite ville nommée l'Aguadita, misérable bourgade dont les habitants avaient pris la fuite en abandonnant tout ce qu'ils possédaient, à la nouvelle de leur approche.
Le traité conclu entre les Brésiliens et les Indiens était on ne peut plus avantageux aux premiers. Voici pourquoi: depuis la découverte de l'Amérique, les Portugais et les Espagnols se sont, sans discontinuer, disputé la possession du Nouveau Monde. Placés côte à côte au Brésil, et à Buenos Aires, ils ne devaient pas demeurer longtemps sans se faire la guerre; ce fut ce qui arriva.
Lorsque la famille de Bragance fut contrainte d'abandonner le Portugal pour se réfugier à Rio Janeiro, le Brésil devint alors le véritable centre de la puissance portugaise et le roi songea à arrondir son empire et à lui donner ce qu'il considérait raisonnablement, à un certain point de vue, comme étant ses frontières naturelles, c'est-à-dire la Banda Oriental et le cours du Río de la Plata.
La guerre dura assez longtemps avec des alternatives de succès et de désastres des deux parts. L'Angleterre en vint à offrir sa médiation, et la paix fut sur le point d'être conclue; mais, à l'époque où nous sommes arrivés, les Portugais Brésiliens, profitant des troubles qui désolaient le Río de la Plata et en particulier la Banda Oriental, rompirent brusquement les négociations, réunirent une armée de dix mille hommes sous les ordres du général Lécor et envahirent la province, éternel objet de leur convoitise, en faisant habilement coïncider leurs opérations avec les mouvements des Indiens bravos, auxquels ils s'étaient ligués, et qui eux, s'élançant de leurs déserts avec la furie de bêtes fauves, avaient envahi le territoire espagnol par derrière, pris l'ennemi à revers et l'avaient ainsi pincé entre deux feux.
Le tableau présenté à cette époque par les provinces insurgées était l'un des plus tristes qui puisse être offert comme exemple à la sagesse des gouvernements et au bon sens des peuples.
L'ancienne vice-royauté de Buenos Aires, si riche et si florissante jadis, n'était plus qu'un vaste désert, ses villes un monceau de cendres, tout son territoire qu'un vaste champ de bataille où se choquaient incessamment des armées combattant chacune pour des intérêts égoïstes, noyant le patriotisme dans des flots de sang et le remplaçant par l'intérêt vénal des ambitions particulières.
Les Portugais Brésiliens, rendus plus forts par la faiblesse de leurs ennemis, avaient presque sans coup férir, occupé les principaux points stratégiques de la Banda Oriental. Le gain de deux batailles pouvait les rendre maîtres du reste et faire tomber définitivement cette province entre leurs mains.
Telle était la situation du pays au moment où nous reprenons notre récit, que nous avons été contraint d'interrompre quelques instants, afin de bien mettre le lecteur au courant de ces divers événements, indispensables à l'intelligence des faits qui vont suivre.
La nuit était sombre; la lune, voilée par les nuages ne répandait par intervalles qu'une lueur blanchâtre et tremblotante, qui imprimait un cachet de tristesse aux accidents du paysage; le vent gémissait sourdement à travers les branches des arbres qu'il agitait avec de sourds murmures; les deux chefs; assis côte à côte, causaient entre eux à voix basse, comme s'ils eussent craint que leurs compagnons étendus auprès d'eux entendissent leur conversation; au moment où nous les mettons en scène, Gueyma parlait avec une certaine animation, pendant que son compagnon, tout en prêtant une sérieuse attention à ce qu'il disait, ne l'écoutait qu'avec un sourire ironique qui relevait le coin de ses lèvres minces et imprimait une expression d'indicible raillerie à sa physionomie fine et intelligente.
—Je vous le répète, Cougouar, dit le jeune homme, les choses ne peuvent continuer ainsi; il nous faudra retourner en arrière, et cela pas plus tard que demain ou après demain pour dernier délai. Savez-vous que nous sommes ici à plus de cent cinquante lieues du Río Bermejo et du Llano de Manso?
—Je le sais, répondit froidement le vieux chef.
—Tenez, mon ami, reprit le jeune homme avec impatience, vous finirez par me mettre en colère avec votre désespérante impassibilité.
—Que voulez-vous que je vous réponde?
—Que sais-je, moi! Donnez-moi un avis, un conseil; dites-moi quelque chose, enfin; la situation est grave, critique même, pour nous et nos guerriers; nous nous sommes lancés à l'aventure, tout droit devant nous, comme une manada de taureaux sauvages, brisant et dispersant tout sur notre passage, et maintenant nous voilà, après un mois d'une course affolée et sans but, acculés au pied des montagnes, dans un pays que nous ne connaissons pas, séparés des amis et des confédérés qui auraient pu nous venir en aide, et entourés d'ennemis qui, au premier moment, vont sans nul doute nous assaillir de tous les côtés à la fois.
—C'est vrai, observa le Cougouar en baissant affirmativement la tête.
—Remarquez bien, reprit Gueyma avec une animation croissante, que je ne vous adresse aucun reproche, mon ami; cependant, à plusieurs reprises, j'ai voulu rétrograder, mais chaque fois vous vous y êtes opposé et vous m'avez engagé au contraire à continuer à marcher en avant; est-ce vrai, cela?
—C'est vrai, je le reconnais.
—Ah! Vous le reconnaissez; fort bien, mais vous aviez un but probablement pour agir ainsi?
—J'ai toujours un but Gueyma, ne le savez-vous pas?
—Je le sais, en effet, car votre sagesse est grande, mais ce but je voudrais le connaître.
—Il n'est pas temps encore, mon ami.
—Voilà ce que toujours vous me répondez; cependant notre situation devient intolérable; que faire? Que devenir?
—Pousser en avant quand même.
—Mais pour aller où? Pour faire quoi?
—Quand le moment sera venu je vous instruirai.
—Allons, je renonce à une plus longue discussion avec vous, Cougouar; c'est une duperie à moi d'essayer de lutter contre un parti pris. Seulement, comme j'aurai plus tard à rendre compte de ma conduite aux grands chefs de ma nation, si je parviens à échapper sain et sauf aux dangers qui nous menacent, et que je ne veux pas assumer seul sur moi la responsabilité des événements qui sans doute ne manqueront pas de surgir bientôt, j'ai une demande à vous adresser.
—Laquelle, mon ami?
—C'est, au point du jour, de réunir le conseil et d'expliquer franchement aux guerriers la situation précaire dans laquelle nous sommes placés, et votre ferme volonté de pousser en avant quand même.
—Vous le voulez, Gueyma?
—Non, mon ami, je le désire.
—L'un vaut l'autre, n'importe, vous serez satisfait.
—Merci, mon ami, je reconnais à ce trait votre loyauté habituelle.
—A ce trait seulement? fit le vieillard avec un sourire triste.
Le jeune homme détourna la tête sans répondre.
—Cougouar, reprit-il au bout d'un instant, la nuit s'avance, nous n'avons plus rien à nous dire; avec votre permission, je vais me livrer au sommeil, je ne suis pas de granit comme vous, moi, je me sens horriblement fatigué, et j'ai besoin de prendre des forces pour la journée de demain qui, sans doute, sera rude.
—Dormez, Gueyma, et que le grand Esprit vous donne un sommeil calme.
—Merci, mon ami; mais vous, n'allez-vous pas vous livrer aussi au repos?
—Non, je dois veiller; d'ailleurs, j'ai l'intention de profiter des ténèbres pour tenter une reconnaissance aux environs du camp.
—Voulez-vous que je vous accompagne, mon ami? demanda vivement le jeune chef.
—C'est inutile, dormez; seul, je suffirai à la tâche que je me suis imposée.
—Faites donc à votre volonté, mon ami; je n'insiste pas.
Gueyma s'enveloppa alors avec soin dans son poncho, s'étendit commodément devant le feu, ferma les yeux, et, quelques minutes plus tard, il était plongé dans un profond et tranquille sommeil.
Le Cougouar n'avait pas changé de position; accroupi devant le feu, la tête penchée sur la poitrine, il réfléchissait.
L'Indien demeura ainsi pendant un laps de temps assez considérable dans une immobilité telle que, de loin, il ressemblait plutôt à une de ces idoles des Indes orientales qu'à un homme de chair et d'os.
Cependant, après environ une heure passée, selon toute probabilité, dans une méditation sérieuse, il releva doucement la tête et promena un regard investigateur autour de lui.
Un silence de mort planait sur le camp: les guerriers dormaient tous, à l'exception des quelques sentinelles placées sur le revers des retranchements pour veiller à la sûreté générale; le Cougouar se leva, resserra sa ceinture, saisit sa carabine et se dirigea à pas lents vers l'endroit où paissaient les chevaux de la troupe.
Arrivé là, il fit entendre un léger sifflement; presque aussitôt, un cheval se détacha du groupe et vint frotter sa tête intelligente sur l'épaule du chef.
Celui-ci, après l'avoir légèrement flatté de la main, lui mit la bride, et sans faire usage de l'étrier, il se mit en selle d'un bond, après avoir resserré la sangle, relâchée pour que le cheval pût paître plus facilement.
Les sentinelles, bien qu'elles se fussent aperçues des divers mouvements du chef, ne lui adressèrent pas la moindre observation, et il quitta le camp sans que personne semblât faire attention à son départ.
Les guerriers étaient depuis longtemps déjà accoutumés à ces absences nocturnes du chef qui, depuis le commencement de l'expédition, sortait ainsi presque toutes les nuits du camp, sans doute pour aller à la découverte, et demeurait toujours plusieurs heures dehors.
Le Cougouar était sorti du camp au petit pas; il conserva cette allure tant qu'il supposa être en vue des sentinelles, mais aussitôt qu'un pli de terrain eut caché ses mouvements, il lâcha la bride, fit entendre un léger claquement de langue, et le cheval, partant aussitôt à toute bride, commença à détaler avec une vélocité extraordinaire, courant en droite ligne, sans s'occuper des obstacles qui se rencontraient sur sa route, et qu'il franchissait avec une légèreté extrême sans ralentir sa course.
Il galopa ainsi pendant une heure et demie à peu près et atteignit le bord d'une rivière assez large, dont les eaux, semblables à un ruban d'argent, tranchaient en vigueur sur les masses sombres du paysage.
Arrivé au bord de la rivière, le chef abandonna la bride sur le cou de son cheval.
L'intelligent animal flaira l'eau pendant quelques instants, puis il y entra résolument et traversa la rivière a gué, n'étant mouillé à peine que jusqu'au poitrail.
Aussitôt sur l'autre bord, le cheval repartit au galop, mais cette fois sa course fut courte et dura à peine un quart d'heure ou vingt minutes.
L'endroit où se trouvait le chef était une plaine immense et désolée où ne poussaient que des buissons rachitiques, et dans laquelle s'élevaient de place en place des monticules assez élevés d'un sable noirâtre.
Ce fut au pied d'un de ces monticules que le chef s'arrêta: il mit aussitôt pied à terre, bouchonna son cheval avec soin, le couvrit de son poncho pour l'empêcher de se refroidir trop vite après le violent exercice auquel il s'était livré pendant si longtemps, et, lui jetant la bride sur le cou, il le laissa libre de brouter, s'il le voulait, l'herbe rare et flétrie de la savane.
Ce devoir accompli, le chef porta ses mains à sa bouche, et à trois reprises différentes, à intervalles égaux, il imita le cri de la chouette des pampas.
Deux ou trois minutes s'écoulèrent, et le même cri fut répété trois fois à une distance assez éloignée, puis le galop précipité d'un cheval se fit entendre.
Le chef s'abrita le mieux qu'il put derrière le monticule; il arma sa carabine et attendit.
Bientôt il aperçut la sombre silhouette d'un cavalier émerger des ténèbres et se rapprocher rapidement de l'endroit où il se tenait.
Arrivé à une certaine distance, le cavalier, au lieu de continuer à s'avancer, s'arrêta court, et le cri de la chouette troubla de nouveau le silence.
Le Cougouar répéta son signal: le cavalier, comme s'il n'eût attendu que cette réponse, reprit aussitôt le galop, et bientôt il se trouva à portée de pistolet de l'Indien.
Une seconde fois il s'arrêta, et on entendit le bruit d'un fusil qu'on arme.
—¿Quién vive?[1] cria une voix ferme en espagnol.
—Amigo del desierto, répondit aussitôt le chef.
—¿Qué hora es? reprit l'inconnu.
—La hora de la venganza, dit encore le chef.
Ces mots de passe échangés, les deux hommes remirent au repos les batteries de leurs armes, et s'avancèrent l'un vers l'autre avec la plus entière confiance.
Ils s'étaient reconnus.
L'étranger mit immédiatement pied à terre et serra cordialement, comme étant celle d'un ami, la main que lui tendit le chef.
L'inconnu était un blanc, il portait le costume élégant et pittoresque des gauchos des pampas de Buenos Aires.
—Voici longtemps déjà que je vous attends, chef, dit l'étranger; serait-il survenu quelque empêchement.
—Aucun, reprit celui-ci; seulement, le camp est loin d'ici, et j'ai été obligé, avant de partir, d'attendre que mon compagnon se fût enfin décidé à s'endormir.
—Il ignore toujours tout?
—N'est-ce pas convenu entre nous?
—En effet, mais comme vous avez, dites-vous, la plus grande confiance en lui, j'ai supposé que peut-être vous jugeriez convenable de l'avertir.
—Je n'ai pas voulu le faire sans vous en prévenir, d'autant plus que c'est un guerrier d'élite, un chef d'une sagesse reconnue et, plus que tout, un homme d'une loyauté à toute épreuve, je n'ai pas voulu me hasarder à lui faire une confidence aussi sérieuse sans avoir en mains les preuves certaines de la trahison du général.
—Ces preuves, je vous les apporte dans mes alforjas[2], je vous les donnerai; il est important pour la réussite de nos projets que Gueyma soit instruit; sans cela, le moment venu de frapper le grand coup, et cela ne tardera pas, il contrecarrerait sans doute nos combinaisons et les ferait échouer.
—Vous avez raison, je lui dirai tout, aussitôt après mon arrivée au camp.
—Fort bien, je compte sur vous.
—Soyez tranquille à ce sujet; maintenant que devons-nous faire?
—Continuer toujours à avancer dans la même direction.
—Je l'avais pensé ainsi; mon compagnon commence à s'inquiéter de me voir pousser aussi en avant dans un pays inconnu.
—Lorsque vous l'aurez instruit, il ne fera plus de difficultés.
—C'est juste; mais cette marche doit-elle durer longtemps encore?
—Surveillez avec soin vos approches, car demain, selon toutes probabilités, nous serons en présence.