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Le Montonéro

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—Epoï, vous ne nous manquerez pas au moment décisif?

—Fiez-vous à moi; je vous ai donné ma parole. Notre mouvement sera combiné de telle sorte, que tous deux nous agirons à la fois l'un en avant, l'autre en arrière; il faut qu'ils soient pris comme d'un coup de filet. Si nous leur laissons le temps de se reconnaître, ils nous échapperont, tant ils sont fins, je ne saurais donc trop vous recommander d'agir avec la plus grande circonspection.

—A votre tour, fiez-vous à moi, don Zéno; si j'ai votre parole, vous avez la mienne.

—Aussi, j'y compte.

—Vous vous rappelez nos conventions?

—Certes.

—Et vous vous y conformerez?

—Aveuglément, bien que, permettez moi de vous le dire, je ne comprends rien à votre exigence.

—Un jour, vous me comprendrez, et ce jour-là, croyez-en ma parole, don Zéno, vous me remercierez.

—Soit; à votre guise, Diogo; vous êtes un homme indéchiffrable et tout confit en mystère, je renonce à vous expliquer.

—Et vous avez raison, répondit en riant le chef, car vous perdriez votre temps et votre peine, seulement, souvenez-vous, don Zéno, que blanc ou rouge, vous n'avez pas de meilleur ami que moi.

—De cela, je suis convaincu, Diogo; cependant je vous avoue que je suis fort intrigué sur votre compte; si quelque jour vous me racontez votre histoire, je m'attends à entendre des choses merveilleuses.

—Et terribles aussi, don Zéno. Cette histoire—prenez patience encore quelque temps—je m'engage à vous la raconter, et elle vous intéressera beaucoup plus que vous ne le supposez.

—C'est possible; mais, en attendant, songeons à notre affaire.

—Rapportez-vous-en à moi; il faut que je vous quitte.

—Déjà... A peine avons-nous eu le temps d'échanger quelques mots.

—J'ai une longue course à faire, vous le savez.

—C'est vrai... Je ne vous retiens donc pas.

—Et les preuves que vous devez me donner?

—Vous allez les avoir en un instant.

—En quoi consistent-elles?

—En quipus, et surtout en lettres. Vous savez lire, n'est-ce pas?

—Assez pour déchiffrer ces papiers.

—Alors, tout est pour le mieux. Voilà votre affaire, ajouta-t-il en retirant un paquet assez volumineux de ses alforjas et le remettant entre les mains de l'Indien.

—Merci, répondit celui-ci, merci et à bientôt, n'est-ce pas?

—Selon toute probabilité, nous nous reverrons aujourd'hui même.

—Tant mieux, je serais charmé que tout cela fût fini.

—Et moi donc!

—Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main. Le Gaucho remonta à cheval et partit; bientôt il eut disparu dans l'obscurité.

Le Cougouar siffla son cheval, qui accourut à son appel, et il s'éloigna de son côté dans la direction du camp. Son cheval, remis par le repos qu'il avait pris pendant la conférence des deux hommes, semblait dévorer l'espace.

L'Indien réfléchissait; son visage ordinairement sombre avait une expression joyeuse qui ne lui était pas naturelle: il pressait le paquet que lui avait remis le Gaucho sur sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on le lui enlevât, et, tout en galopant, il se parlait à lui-même et laissait parfois échapper des exclamations de plaisir qui auraient fort étonné les guerriers de sa tribu, s'ils les avaient entendues.

Il fit si grande diligence, qu'il rentra au camp près de deux heures avant le jour.

Après avoir remis son cheval avec les autres, il se coucha devant un feu, en ayant soin d'envelopper son précieux paquet dans son poncho et de le placer sous sa tête pour être certain qu'il ne lui serait pas enlevé; puis il ferma les yeux en murmurant à voix basse et entre ses dents:

—J'ai bien gagné deux ou trois heures de repos. D'ailleurs je crois que je dormirai bien, car maintenant je suis tranquille.

En effet, cinq minutes plus tard, il dormait comme s'il avait dû ne jamais s'éveiller.

Cependant, au lever au soleil, le Cougouar fut un des premiers éveillés et des premiers debout.

Gueyma, accroupi près de lui, attendait son réveil.

—Déjà debout? lui dit le vieux chef.

—Quoi d'extraordinaire à cela? N'ai-je pas dormi toute la nuit.

—C'est juste. Pourquoi ne lève-t-on pas le camp.

—Je n'ai pas voulu en donner l'ordre avant d'avoir causé avec vous.

—Ah! Fort bien; parlez, Gueyma, je vous écoute.

—Avez-vous oublié ce que nous avons dit hier au soir?

—Nous avons dit beaucoup de choses, mon ami; il est possible que dans le nombre j'en aie oublié quelques-unes, rappeler-les-moi, je vous prie.

—Nous étions convenu d'assembler le conseil ce matin.

—C'est vrai; l'avez-vous fait?

—Non, pas encore; vous dormiez, mon ami; je n'ai pas voulu prendre sur moi l'ordre de cette convocation, de crainte de vous déplaire.

—Vous êtes bon et généreux, Gueyma, répondit le vieillard après un instant de réflexion; je reconnais la votre délicatesse habituelle. Faites-moi un plaisir.

—Lequel, mon ami?

—Ne convoquez pas encore le conseil.

Le jeune chef fixa sur lui un regard interrogateur.

—Oui, continua le Cougouar, ce que je dis là vous étonne, je le comprends; mais il faut que nous ayons ensemble une conversation sérieuse avant cette convocation.

—Une conversation?

—Oui. J'ai à vous communiquer des choses de la plus haute importance qui sans doute rendront cette assemblée du conseil inutile; soyez patient, accordez-moi jusqu'à la halte du repas du matin; ce n'est pas trop exiger, je crois.

—Vous êtes mon ami et mon père, Cougouar, ce que vous désirez est une loi pour moi, j'attendrai.

—Merci, Gueyma, merci; maintenant rien n'empêche que vous donniez l'ordre de lever le camp.

—C'est ce que je vais faire à l'instant.

—Ah! Recommandez la plus grande vigilance aux guerriers, l'ennemi est proche.

—Vous avez découvert sa piste pendant votre partie de cette nuit.

—Oui, mon ami, je crois que vous ferez bien aussi d'envoyer des éclaireurs en avant, afin d'éviter une surprise.

—C'est convenu, répondit le jeune chef en se retirant.

Une heure plus tard, les guerriers guaycurús se mettaient en marche, se dirigeant vers les cordillières, dont la montagne au pied de laquelle ils avaient campé pendant la nuit n'était qu'un des contreforts avancée.

Renvoi 1—Qui vive? mi du désert.—Quelle heure est-il?—L'heure de la vengeance.

Renvoi 2Doubles poches en toile qui se portent à l'arrière de la selle.


XIV

LES DEUX CHEFS

Au fur et à mesure que les guerriers guaycurús s'avançaient vers les montagnes, le paysage prenait un aspect plus sévère et plus pittoresque.

Le chemin ou plutôt le sentier suivi par la troupe montait par une pente presque insensible, par des soulèvements de terrain qui servent, pour ainsi dire, d'échelons gigantesques aux premiers contreforts de la cordillière.

Les forêts devenaient plus touffues, les arbres étaient plus gros et plus serrés les uns contre les autres; on entendait murmurer sourdement des eaux cachées, torrents qui se précipitent du haut des montagnes et, en se réunissant, forment ces fleuves et ces rivières qui, à quelques lieues dans la plaine, acquièrent une grande importance et sont souvent larges comme des bras de mer.

De grands vols de vautours tournoyaient lentement au plus haut des airs, au-dessus des cavaliers, en faisant entendre leurs cris rauques et discordants.

Gueyma n'avait négligé aucune des précautions que lui avait recommandées le Cougouar: des éclaireurs avaient été lancés en avant afin de fouiller les buissons et de découvrir, s'il était possible, les pistes suspectes que l'on soupçonnait ne pas devoir manquer dans ces régions.

D'autres Indiens avaient quitté leurs chevaux, et, à droite et à gauche, sur les flancs de la troupe, ils sondaient les forêts, dont la mystérieuse épaisseur pouvait receler des embuscades.

Les Guaycurús s'avançaient en une colonne longue et serrée, sombres, silencieux, l'œil au guet et la main sur leurs armes, prêts à en faire usage au premier signal.

Les deux chefs marchaient de front, à vingt pas environ de leurs compagnons.

Lorsqu'ils se furent engagés au milieu d'une épaisse forêt, dont les immenses arceaux de verdure leur dérobaient non seulement la vue du ciel, mais encore interceptaient les rayons ardents du soleil, et que les cavaliers, dont les chevaux foulaient une herbe longue et drue, filaient à travers les arbres, silencieux comme une légion de fantômes; le Cougouar posa la main sur le bras de son compagnon, et se servant de la langue castillane.

—Parlons espagnol, lui dit-il, je ne veux pas plus longtemps tarder à vous donner les renseignements que je vous ai promis. Si nous avons à être attaqués, ce ne saurait être que dans les environs du lieu sinistre où nous nous trouvons en ce moment, il est des mieux choisis pour établir une embuscade; je me trompe fort, ou nous entendrons bientôt retentir sous ces sombres voûtes de feuillage le cri de guerre de nos ennemis; il est donc temps que je m'explique clairement avec vous, car peut-être serait-il trop tard lorsque nous arriverons au campement. Écoutez donc avec attention, et quoi que vous m'entendiez vous dire, mon cher Gueyma, concentrez en vous-même vos émotions et ne laissez paraître sur vos traits ni colère, ni joie, ni étonnement.

—Parlez, Cougouar, je me conformerai à vos avis.

Le temps n'est pas encore venu, reprit le vieillard, de vous révéler la vérité tout entière. Qu'il vous suffise, quant à présent, de savoir que, élevé parmi les blancs dont j'avais adopté les croyances, les mœurs, les habitudes, et pour lesquels je professais et professe encore aujourd'hui le dévouement le plus vrai et le plus sincère, ce n'est que que pour vous. Gueyma, pour vous que j'ai vu naître et que j'aime comme un fils, que j'ai consenti à abandonner les jouissances sans nombre de la vie civilisée pour reprendre la vie précaire, semée de dangers et de privations, de l'Indien nomade. J'avais fait un serment de vengeance et de dévouement. Ce serment, je crois l'avoir religieusement tenu. La vengeance longtemps préparée par moi dans l'ombre sera, j'en suis convaincu, d'autant plus terrible qu'elle aura été plus lente et plus tardive à frapper le coupable. Dans le grand acte que je médite, Gueyma, vous m'aiderez, parce que ce sont vos intérêts seuls que j'ai constamment défendus dans tout ce que j'ai fait, et que, plus que moi, vous êtes intéressé à la réussite de ce que je veux faire encore.

—Ce que vous me dites, mon ami, répondit le jeune chef avec émotion, mon cœur l'avait pressenti et presque deviné. Depuis longtemps je connais et j'apprécie comme je le dois l'amitié fidèle et sans bornes que toujours vous m'avez témoignée; aussi vous me rendrez cette justice, Cougouar, de reconnaître que toujours je me suis conformé à vos avis, souvent sévères, et laissé guider aveuglément par vos conseils que je ne comprenais presque jamais.

—C'est vrai, enfant, vous avez agi ainsi; mais lorsque nous causons entre nous appelez-moi Diogo, ce nom est celui qu'on me donnait jadis lorsque j'étais parmi les blancs, et il me rappelle des souvenirs ineffaçables de joie et de douleur.

—Soit, mon ami, puisque vous le désirez, je vous nommerai ainsi entre nous, jusqu'à ce que vous me permettiez, ou que les circonstances vous permettent, de reprendre hautement, et à la face de tous, un nom que, j'en suis convaincu, vous avez honoré tout le temps que vous l'avez porté.

—Oui, oui, répondit le vieillard avec complaisance, il fut un temps où ce nom de Diogo avait une certaine célébrité, mais qui se le rappelle maintenant?

—Reprenez, je vous prie, ce que vous aviez commencé à me dire et ne vous laissez pas davantage aller à des souvenirs pénibles.

—Vous avez raison, Gueyma, oublions pour un instant et revenons à la confidence que je dois vous faire; ce que je vous ai dit n'avait d'autre but que de vous prouver que, si souvent, en apparence je m'arrogeais le droit de vous conseiller ou de vouloir modifier vos intentions, ce droit m'était pour ainsi dire, acquis par de longs services et un dévouement à toute épreuve pour votre personne.

—Cela est inutile, mon ami, je n'ai jamais eu la pensée, même fugitive, de discuter vos actes ou de contrecarrer vos projets; je me suis au contraire toujours étudié à faire plier ma conviction, plus jeune, devant votre longue expérience.

—Je me plais à vous rendre cette justice, mon ami; mais si j'insiste autant sur ce sujet, c'est que les circonstances dans lesquelles nous sommes placés en ce moment exigent que vous ayez en moi la plus entière confiance; en un mot, voici ce qui se passe: les Brésiliens, croyant ne plus avoir besoin de de nous, à présent qu'ils se sont emparés de la plupart des villes de la Bande Orientale, grâce à la guerre civile qui divise les Espagnols et les obligent à combattre les uns contre les autres au lieu de se réunir pour charger l'ennemi commun, ne seraient nullement fâchés d'être débarrassés de nous et de nous laisser écraser par des forces supérieures. Oubliant les services que, depuis le commencement de la guerre, nous leur avons rendus, les Brésiliens, non seulement nous abandonnent lâchement, mais, non contents de cela, ils veulent nous livrer à l'ennemi, dans l'espoir que, succombant malgré notre courage sous le poids irrésistible de forces supérieures, nous serons tous massacrés, et que nous ne retournerons plus sur notre territoire.

—Je redoutais cette trahison, répondit Gueyma d'un air pensif en hochant tristement la tête, vous vous rappelez, mon ami, que j'étais opposé à la conclusion du traité?

—Oui, je me souviens même que c'est moi qui vous ai engagé à le conclure, et que, par considération pour moi seulement, vous avez consenti à jeter votre quipu d'acceptation dans le conseil; eh bien, mon ami, dès ce moment même je prévoyais cette trahison; je dirai plus, je l'espérais.

Le jeune chef se retourna virement vers son compagnon, en le regardant avec la plus vive surprise.

—Je vous avais prié, reprit le vieillard, sans s'émouvoir en aucune façon, de ne laisser paraître sur vos traits aucun des sentiments qui, pendant le cours de notre conversation, agiteraient votre cœur; remettez-vous donc, mon ami, afin de ne pas éveiller les soupçons de nos guerriers, et laissez-moi continuer.

—Je vous écoute, mais ce que vous me dites est si extraordinaire...

—Que vous ne me comprenez point, n'est-ce pas? Mais patience, vous aurez bientôt l'explication de ce mystère, autant du moins qu'il me sera possible de vous donner cette explication, sans nuire à la réussite des projets que je médite.

—Tout cela me semble si étrange, dit Gueyma, que ma raison refuse presque de le comprendre.

Le Cougouar sourit silencieusement, et après avoir jeté autour de lui un regard investigateur, il se rapprocha sans affectation de son compagnon, et, se penchant à son oreille:

—Aimez-vous les blancs? lui demanda-t-il.

—Non, répondit nettement le chef; cependant, je n'éprouve pour eux aucune haine. Il est vrai, ajouta-t-il avec une amertume mal dissimulée, que je suis trop jeune encore pour avoir eu à souffrir de leur tyrannie.

—En effet; cependant, mon ami, s'il m'est permis de me targuer vis-à-vis de vous de mon expérience, laissez-moi vous dire que tout sentiment est injuste lorsqu'il est exclusif; que la vie que vous avez menée, les exemples que vous avez jusqu'à présent eu sous les yeux vous éloignent de la fréquentation des blancs, je le comprends et je ne vous en adresse aucun reproche, mais il ne faudrait pas, même lorsque vous auriez eu à vous plaindre d'un ou de plusieurs d'entre eux, les rendre tous responsables du crime de quelques-uns et les envelopper dans la même haine; parmi les blancs il y en a de bons, je compte même vous mettre bientôt en rapports avec un de ceux-là.

—Moi! s'écria le jeune homme.

—Vous, parfaitement et pourquoi pas? Si cela doit concourir à la réussite de nos projets.

—Mon ami, vous parlez d'une façon tout à fait incompréhensible pour moi; mon esprit cherche vainement à vous suivre et à surprendre votre pensée au milieu du réseau inextricable dans lequel il vous plaît de l'enserrer, soyez bon pour moi, ne me laissez pas ainsi me fatiguer en pure perte à tâcher de vous deviner, venez au fait clairement et simplement.

—Soit, en deux mots, voici ce dont-il s'agit; le général brésilien avec lequel nous avons traité n'avait qu'un but en entamant des relations avec nous: c'était de nous éloigner pour des raisons qu'il croit connues de lui seul, mais que je sais aussi bien que lui, de nos territoires de chasse et nous éloigner de telle façon que jamais nous n'y revenions.

—Mais il me semble que si tel était son but il l'a atteint jusqu'à un certain point?

—Peut-être a-t-il réalisé la première partie de son plan, mais la seconde ne réussira pas aussi facilement; cet homme est non seulement l'ennemi de notre nation, mais il est votre plus implacable ennemi et son plus vif désir est de vous abattre sous ses coups.

—Moi, mais il ne me connaît pas, mon ami.

—Vous le supposez, mais mieux que vous, cher Gueyma, je suis en état de juger la question; croyez donc à la vérité de mes paroles.

—Il suffit; je suis heureux de ce que vous m'apprenez.

—Pourquoi cela?

—Parce que la première fois que le hasard nous mettra en présence, je ne me ferai aucun scrupule de lui fendre la tête.

—Gardez-vous-en bien, mon ami, s'écria le Cougouar avec un mouvement d'épouvante. Si, ce que, je l'espère, n'arrivera pas, vous vous retrouviez face à face avec lui, il faudrait au contraire feindre, je ne dirai pas de l'amitié, mais tout au moins la plus complète indifférence pour lui. Souvenez-vous de ce conseil et servez-vous-en à l'occasion. La vengeance se prépare de longue main et ne réussit que lorsque le moment est bien choisi; ce que je vous dis vous semble, je le sais, incompréhensible, mais bientôt, je l'espère, il me sera permis de m'expliquer plus clairement et alors vous reconnaîtrez la vérité de mes paroles et combien j'ai eu raison de vous recommander la prudence. Je ne veux pas insister davantage sur ce sujet, nous ne tarderons pas à atteindre l'endroit désigne pour le campement et j'ai à vous parler d'une autre personne envers laquelle je serai heureux de vous voir professer les sentiments les plus francs et les plus amicaux.

—Et quelle est cette personne, s'il vous plaît, mon ami, appartient-elle à notre race ou s'agit-il d'un blanc?

—Il s'agit d'un blanc, mon cher Gueyma, et d'un blanc que jusqu'à présent, qui plus est, vous avez cru être un de nos ennemis les plus acharnés; en un mot, je veux parler du chef que les Espagnols nomment Zéno Cabral.

—J'admire, mon ami, la prudence dont vous avez fait preuve au commencement de cet entretien, en me recommandant de ne laisser paraître sur mes traits aucune marque de surprise et de conserver un visage impassible.

—Oui, vous raillez, répondit le Cougouar avec un fin sourire, et, en apparence, vous avez raison; cependant, bientôt, ainsi que cela arrive toujours lorsqu'on n'a pas été à même d'approfondir certains faits, les événements vous donneront tort.

—Ma foi, je vous avoue, mon ami, en toute franchise, que je le désire ardemment, et vous pouvez me croire, malgré tout le mal que nous a fait ce chef depuis le commencement de notre expédition, je me sens malgré moi attiré vers lui par un sentiment que je ne saurais analyser, et qui, malgré l'envie que souvent j'en ai eue, m'a toujours empêché de le haïr.

—Dites-vous vrai? Éprouvez-vous réellement cette attraction instinctive pour cet homme?

—Je vous le certifie, je me sens porté à l'aimer, et, pour peu que vous me prouviez qu'il en doit être ainsi, je vous assure que je ne ressentirai aucun déplaisir à suivre votre injonction.

—Aimez-le donc, mon ami; suivez l'impulsion de votre cœur; il ne vous trompe pas. Cet homme est bien réellement digne de votre amitié, et bientôt vous en aurez la preuve.

—Comment cela?

—De la façon la plus simple; bientôt je vous présenterez l'un à l'autre.

—Vous me ferez faire la connaissance de Zéno Cabral?

—Oui.

—Voilà qui me confond; comment, il osera venir dans notre camp.

—Au besoin, à mon appel, il n'hésiterait pas à le faire; mais ce n'est pas de cette façon qu'il convient de procéder; il ne se rendra pas dans notre camp, c'est nous, au contraire, qui irons le trouver.

—Nous?

—Certes.

—Ooha! Avez-vous bien réfléchi, mon ami, aux conséquences d'une semblable démarche? Si cet homme nous tendait un piège?

—Nous n'avons rien de tel à redouter de sa part.

Gueyma baissa la tête d'un air pensif. Pendant assez longtemps, les deux chefs continuèrent ainsi a cheminer côte à côte sans échanger une parole, absorbés chacun par leurs pensées; enfin le jeune homme releva son front rêveur.

—Nous voici bientôt à l'endroit où nous avons décidé de camper pour laisser passer la grande chaleur du jour; n'avez-vous rien de plus à me dire?

—Rien, quant à présent, mon ami; bientôt, nous reprendrons cet entretien; maintenant il nous faut songer à installer nos guerriers dans une position sûre, car peut-être demeurerons-nous dans ce campement plus longtemps que vous ne le supposez.

—Comment! Ne repartirons-nous pas dans quelques heures?

—Ce n'est guère probable; du reste, vous en déciderez vous-même, lorsque le moment sera venu de prendre une détermination à ce sujet.

Et comme s'il voulait éviter que le jeune chef lui adressât une question à laquelle il ne se souciait probablement pas de répondre, le Cougouar retint la bride et, arrêtant son cheval, il laissa son compagnon passer devant lui.

Cependant le sentier s'élargissait de plus en plus, la forêt devenait moins épaisse, et, après avoir tourné un coude, les Indiens débouchèrent sur une espèce d'esplanade assez large, entièrement dénuée d'arbres, bien que couverte d'une herbe haute et drue; cette esplanade formait à peu près ce que, au Mexique, on nomme un voladero c'est-à-dire que de ce côté la base de la montagne que les Guaycurús avaient franchie presque sans s'en apercevoir par une pente douce et insensible, minée par les eaux ou par un cataclysme produit par une de ces convulsions fréquentes en ce pays, formait au-dessous de l'esplanade une énorme cavité rentrante qui lui donnait l'apparence d'un gigantesque balcon et rendait de ce côté toute attaque impossible.

Du côté opposé, les flancs de la montagne s'escarpaient en blocs abrupts de rochers, sur la cime desquels les vigognes et les lamas auraient seuls pu, sans craindre d'être précipités, poser leurs pieds délicats.

Les seuls points accessibles étaient ceux par lesquels on arrivait à l'esplanade, c'est-à-dire le sentier lui-même; point des plus faciles à défendre au moyen de quelques troncs d'arbres jetés en travers.

Gueyma ne put retenir un sourire de satisfaction à la vue de cette forteresse naturelle.

—Quel malheur qu'il nous faille, dans quelques heures, abandonner une si avantageuse position? murmura-t-il.

Le Cougouar sourit sans répondre et se mit en devoir d'organiser le campement. Quelques guerriers se détachèrent pour aller chercher le bois nécessaire pour les feux, d'autres abattirent plusieurs arbres auxquels ils laissèrent toutes leurs branches, et qui, bientôt, formèrent un retranchement inexpugnable.

Les chevaux furent dessellés, laissée en liberté et mis à même de l'herbe verte, qu'ils commencèrent à tondre à pleine bouche.

Les feux allumés, on prépara le repas du matin, et bientôt les guerriers guaycurús se trouvèrent installés sur l'esplanade d'une façon aussi solide, en apparence, que s'ils devaient y faire un long séjour, au lieu de ne s'y arrêter qu'en passant.

Lorsque les sentinelles furent placées, que le repas fut terminé et que les guerriers se furent étendus çà et là pour se livrer au repos, selon l'invariable coutume des Indiens qui n'admettent pas que, à moins de circonstances exceptionnelles, on reste éveillé lorsqu'on peut dormir, le Cougouar s'approcha de Gueyma.

—Vous sentez-vous fatigué? lui demanda-t-il avec un geste significatif.

—Pas du tout, répondit-il; mais pourquoi cette question?

—Simplement parce que j'ai l'intention d'aller un peu à la découverte afin de m'assurer que le passage est libre et que nous n'avons dans notre marche à redouter aucune embuscade, et que s'il vous convient de m'accompagner pendant que nos guerriers se reposent, nous accomplirons de compagnie cette excursion.

—Je ne demande pas mieux, répondit Gueyma qui comprit que l'excursion susdite n'était qu'un prétexte pour donner le change aux guerriers et colorer leur sortie.

—Puisqu'il en est ainsi, reprit le Cougouar, partons sans plus attendre, nous n'avons pas un instant à perdre.

Le jeune homme se leva aussitôt et prit son fusil.

—Nous allons à pied, fit-il.

—Certes, nos chevaux nous embarrasseraient et ne pourraient que retarder notre marche qui, d'ailleurs, doit être secrète.

—Allons donc, alors.

Les deux chefs quittèrent aussitôt le camp par le point opposé à celui par lequel ils étaient arrivés, non pas toutefois sans avoir recommandé à un chef inférieur de les remplacer pendant leur absence et de veiller avec la plus grande vigilance sur la sûreté générale.

Ils ne tardèrent pas à disparaître au milieu des épais taillis et des arbres dont la sente était bordée à droite et à gauche.

Ils marchaient bon pas, se contentant de jeter parfois un regard investigateur autour d'eux, sans prendre d'autre précaution pour dissimuler leur présence.

Gueyma suivait silencieusement le Cougouar, se demandant intérieurement quel était le but de cette mystérieuse sortie.

Quant au vieillard, il s'avançait sans hésitation aucune, se dirigeant au milieu de ce dédale de verdure avec une sûreté qui témoignait d'une grande connaissance des lieux et d'un but déterminé à l'avance, car les deux chefs avaient depuis longtemps déjà abandonné la sente, et, sans suivre aucun chemin tracé, ils marchaient en droite ligne devant eux, franchissant les obstacles qui, de temps en temps, surgissaient sur leur passage, sans se détourner ni à droite ni à gauche.

Au bout d'une demi-heure environ, ils atteignirent le lit desséché d'un torrent qui formait une assez large baie dans la montagne, et, s'accrochant des pieds et des mains, avec cette adresse qui caractérise les Indiens, aux anfractuosités des pierres, aux touffes d'herbes et aux branches des buissons, ils commencèrent à descendre rapidement par une pente assez roide, et qui, à d'autres hommes que ceux-là, n'aurait pas laissé que d'offrir d'assez grandes difficultés et même certains dangers.

A la moitié de la descente, à peu près, le Cougouar s'arrêta sur un fragment de roc, devant une excavation naturelle, dont l'entrée béante s'ouvrait juste en face de lui.

Après avoir attentivement regardé dans toutes les directions, le vieillard fit signe à son compagnon de se placer auprès de lui et indiquant du doigt la caverne:

—Voilà où nous allons, dit-il à voix basse.

—Ah! répondit le jeune homme de l'air le plus souriant qui lui fût possible d'affecter, bien que sa curiosité fût vivement excitée; s'il en est ainsi, ne demeurons pas là davantage, entrons.

—Un instant, reprit le Cougouar en lui appuyant la main sur l'épaule, assurons-nous d'abord qu'il est arrivé.

—Arrivé, qui? demanda le jeune homme.

—Celui que nous voulons voir, probablement, fit le vieillard.

—Ah! Fort bien, seulement c'est vous, et non moi, qui désirez voir la personne dont il s'agit.

—Ne jouons pas sur les mots, mon ami, il vous importe autant qu'à moi, croyez-le bien, que cette entrevue ait lieu.

—Vous savez que je me laisse entièrement guider par vous, je crois même vous avoir donné des preuves d'une exemplaire docilité. Agissez donc à votre guise. Après l'entretien qui va avoir lieu, je serai probablement plus en état de connaître de quelle importance est pour moi cette démarche que, je vous l'avoue, je ne fais qu'à mon corps défendant, bien que, je vous le répète, je me sente attiré vers cet homme.

Le Cougouar ouvrit la bouche comme s'il voulait répondre, mais se ravisant presque aussitôt, il se détourna d'un mouvement brusque, et, après avoir une dernière fois exploré les environs d'un regard circulaire et s'être assuré que la solitude la plus complète continuait à régner autour d'eux, il imita à deux reprises le cri du condor.

Presque aussitôt un cri semblable sortit de la caverne.

Le vieillard s'approcha vivement de l'entrée et penchant légèrement le corps en avant tout en armant son fusil, afin d'être prêt à tout événement:

—Nous avons longtemps marché, la fatigue nous accable, dit-il, comme s'il s'adressait à son compagnon; reposons-nous quelques instants ici, cet endroit solitaire me semble sûr.

—Vous y serez reçu par de bons amis, répondit immédiatement une voix partant de l'intérieur de la caverne.

Un bruit de pas se fit entendre et un homme parut.

Le nouveau venu, revêtu du costume pittoresque des gauchos de la Banda Oriental, n'était autre que Zéno Cabral.

Gueyma remarqua, avec une surprise qu'il n'essaya pas de dissimuler, que le chef des montoneros n'avait pas d'armes, du moins apparentes.

—Soyez les bienvenus, dit-il en saluant avec une gracieuse courtoisie les deux chefs indiens, je vous attends déjà depuis assez longtemps; je suis heureux de vous voir.

Les capitaos guaycurús s'inclinèrent silencieusement et le suivirent, sans hésiter, dans la caverne.


XV

LES PINCHEYRAS

Nous abandonnerons pendant quelques instants les chefs guaycurús, pour nous transporter à une vingtaine de lieues plus loin, dans le cœur même de la cordillière, où se trouvent certains personnages fort intéressants de ce récit et où, deux ou trois jours avant celui où nous sommes arrivés, se passaient des événements que nous devons relater.

La guerre civile, en détruisant l'ancienne hiérarchie établie par les Castillans dans leurs colonies, et en bouleversant les rangs et les fastes, avait fait monter à la surface de la société hispano-américaine certaines personnalités fort curieuses à étudier et parmi lesquelles les Pincheyras tenaient, sans contredit, une des positions les plus accusées.

Disons ce que c'était que ces Pincheyras, dont le nom s'est à plusieurs reprises déjà trouvé sous notre plume et d'où provient la sombre et mystérieuse célébrité qui, même aujourd'hui, après tant d'années, entoure leur nom d'une sanglante et redoutable auréole.

Pincheyra commença comme la plupart des partisans de cette époque, c'est-à-dire que, d'abord, il fut bandit; né à San Carlos au centre de cette province de Maule dont les habitants ne se courbèrent jamais sous le joug des Incas et ne subirent qu'en frémissant celui des Espagnols, don Pablo Pincheyra était un Indien de pied en cap, le sang des Araucans coulait presque sans mélange dans ses veines, aussi dès qu'il fut mis hors la loi et contraint de chercher un refuge parmi les Indiens, ceux-ci répondirent-ils avec empressement à son premier appel et vinrent-ils joyeusement se grouper autour de lui et former le noyau de cette redoutable cuadrilla, qui devait plus tard se nommer l'armée royale.

Pincheyra avait trois frères: ceux-ci, qui gagnaient à grand-peine leur vie en maniant tour à tour le lasso et la hache, c'est-à-dire en travaillant comme garçons de ferme et bûcherons, saisirent l'occasion que leur ainé leur offrait, et allèrent se joindre à lui en compagnie de tous les mauvais sujets qu'il leur fut possible de recruter.

Aussi les Pincheyras, comme on les nommait, ne tardèrent-ils pas à devenir la terreur du pays qu'il leur avait plu de choisir comme théâtre de leurs sinistres exploits.

Lorsqu'ils avaient pillé les grandes chacras, mis à rançon les hameaux, ils se réfugiaient au désert, et là, ils bravaient impunément l'impuissante colère de leurs ennemis.

En effet, dans ces régions reculées, la justice, trop faible, ne pouvait se faire respecter, et ses agents, malgré leur bon vouloir, étaient contraints de demeurer spectateurs des déprédations commises journellement par les bandits.

Don Pablo Pincheyra était loin d'être un homme ordinaire; la nature avait, été prodigue envers lui; à un courage de lion il joignait une rare sagacité, une justesse de coup d'œil peu commune et une pénétration inouïe, réunie à des dehors pleins de noblesse et même d'affabilité.

Aussi, les événements aidants, le hardi chef de bandits, loin d'être inquiété pour ses incessants brigandages, sut-il non seulement se faire accepter comme partisan, mais encore il se vit rechercher et solliciter par ceux dont l'intérêt avait été si longtemps de l'anéantir, mais qui maintenant se trouvaient contraints de réclamer son appui.

Don Pablo ne se laissa pas éblouir par ce nouveau caprice de la fortune, il se trouva tout à coup au niveau du rôle que le hasard l'appelait à jouer, et se déclara nettement pour l'Espagne contre la révolution.

Sa troupe, augmentée considérablement par les déserteurs et les volontaires qui venaient se ranger sous sa bannière, se disciplina peu à peu, grâce à quelques officiers européens que don Pablo sut attirer à lui, et l'ancienne cuadrilla de bandits se métamorphosa presque instantanément en une troupe régulière, presque une armée, puisqu'elle comptait, en infanterie et cavalerie, plus de quinze cents combattants, nombre considérable à cette époque dans ces contrées si peu peuplées.

Dès qu'il jugea que l'armée royale, ainsi qu'il la nommait emphatiquement, était en état de tenir la campagne, don Pablo Pincheyra prit résolument l'offensive, et commença les hostilités contre les révolutionnaires en tombant sur eux à l'improviste et en les battant dans plusieurs rencontres.

Les Pincheyras connaissaient les repaires les plus cachés et les plus ignorés des cordillières; leurs expéditions terminées, ils se retiraient dans des retraites d'autant plus inaccessibles qu'elles étaient défendues non seulement par tout l'intervalle d'une solitude désolée, mais encore par la terreur qu'inspiraient ces redoutables partisans, pour lesquels tout était bon, et qui ne faisaient même pas grâce aux enfants aux femmes et aux vieillards, et les entraînaient à leur suite attachés par les poignets à la queue de leurs chevaux.

Un autre chef de partisan, mais celui-là brave et honnête officier castillan, combattait, lui aussi, de son côté, pour la défense de la cause perdue de l'Espagne, on le nommait Zinozain.

Ainsi, au moment où l'Amérique du Sud tout entière, depuis le Mexique, jusqu'aux frontières de Patagonie, se soulevait à la fois contre le joug odieux de l'Espagne et proclamait hautement son indépendance, deux hommes isolés, sans autre prestige que leur indomptable énergie, soutenus seulement par des Indiens bravos et des aventuriers de toutes nations, luttaient héroïquement contre le courant qui, malgré eux, les entraînait, et prétendaient remettre les colonies sous la domination castillane.

Malgré les méfaits de ces hommes, des Pincheyras surtout, dont la sauvage cruauté les entraînait souvent à commettre des actes inqualifiables de barbarie, il y avait cependant quelque chose de réellement grand dans cette détermination de ne pas abandonner la fortune de leurs anciens maîtres et de périr plutôt que de trahir leur cause: aussi, aujourd'hui encore, après tant d'années, leur nom est-il dans ces contrées entouré d'une espèce d'auréole grandiose, et sont-ils devenus pour la masse du peuple des êtres légendaires dont, avec une crainte respectueuse, on raconte les incroyables exploits, le soir à la veillée, lorsqu'après les durs travaux de la journée, on cause paisiblement en buvant le maté et en fumant la cigarette, autour du feu de veille dans la pampa.

A vingt lieues environ de l'endroit où s'étaient arrêtés les Guaycurús pour laisser passer la grande chaleur du jour, au centre d'une vaste vallée dominée de tous les côtés par les pics neigeux et inaccessibles de la cordillière, don Pablo Pincheyra avait établi son camp.

Ce camp, placé à la source même de deux rivières, n'était pas provisoire, mais permanent; aussi ressemblait-il bien plutôt à une ville qu'à un bivouac de soldats. Les huttes, faites à l'indienne, en forme de toldos, avec des pieux croisés au sommet et recouvertes de cuirs de vache et de peaux de jument, affectaient une certaine symétrie dans leur alignement, formant des rues, des places et des carrefours, ayant des corales remplis de bœufs et de chevaux; quelques-unes même possédaient de petits jardins, où poussaient, tant bien que mal, vu la rigueur du climat, quelques plantes potagères.

Au centre juste du camp se trouvaient les toldos des officiers et des quatre frères Pincheyras, toldos mieux construits, mieux aménagés, et surtout beaucoup plus propres que ceux des soldats.

On ne pouvait parvenir dans la vallée où le camp était établi que par deux étroits cañones situés, l'un à l'est et l'autre au sud-ouest du camp; mais ces deux cañones avaient été fortifiés de telle sorte, au moyen d'abatis de bois énormes entassés pêle-mêle sans ordre apparent, mais parfaitement ordonnés, que toute tentative pour forcer la double entrée de ces cañones eût été vaine. Cependant des sentinelles immobiles et l'œil fixé, sur les détours des défilés, veillaient attentivement à la sûreté commune, pendant que leurs compagnons, retirés sous leurs toldos, vaquaient à leurs occupations avec ce laisser-aller insouciant qui prouve combien on est certain de n'avoir aucun danger sérieux à redouter.

Le toldo de don Pablo Pincheyra était facile à reconnaître du premier coup d'œil. Deux sentinelles se promenaient devant, et plusieurs chevaux, tout sellés et prêts à être montés, étaient attachés à des piquets, à quelques pas de la porte, au-dessus de laquelle, planté sur une longue lance fichée en terre, le drapeau espagnol flottait majestueusement au souffle inconstant de la brise folle du matin. Des femmes, parmi lesquelles plusieurs étaient jeunes et jolies, bien que leurs traits fussent pour la plupart flétris par la douleur et l'excès de travail, sillonnaient les rues du camp portant de l'eau, du bois ou d'autres provision; quelques unes à l'entrée des toldos se livraient aux soins du ménage; des peones; montés sur de forts chevaux et armés de longues lances, faisaient sortir les bestiaux des corales et les conduisaient au pâturage hors du camp. Enfin tout était vie et animation dans cet étrange repaire de bandits qui se donnaient le nom d'armée royale, et pourtant, à travers ce tohu-bohu et ce désordre apparent, il était facile de reconnaître une pensée régulatrice et une volonté puissante qui dirigeait tout, sans jamais rencontrer d'objection ou même d'hésitation de la part des subordonnés.

Au moment où nous pénétrons dans le camp, un homme portant le costume des Gauchos des pampas de Buenos Aires souleva la frazada ou couverture servant de porte à un toldo construit avec une certaine régularité, et, après avoir jeté à droite et à gauche un regard curieux et inquiet, il quitta le toldo et mit, bien qu'avec une certaine hésitation, le pied dans la rue.

De même que tous les habitants de ce singulier centre de population, cet homme était armé jusqu'aux dents, d'un sabre droit qui battait son flanc gauche, d'une paire de long pistolets passés à sa ceinture, et d'un couteau à lame étroite, enfoncé dans sa polena droite et dont le manche de corne remontait sur sa cuisse; un fusil double était jeté sur son épaule.

Cependant, malgré ce formidable arsenal qu'il portait avec lui, l'homme dont nous parlons ne paraissait nullement rassuré; sa démarche hésitante, les regards, furtifs qu'il lançait incessamment autour de lui, tout dénotait chez cet homme une vive appréhension qu'il essayait vainement de cacher, mais qu'il ne parvenait pas à vaincre.

—Parbleu, murmura-t-il à demi-voix au bout d'un instant, je suis idiot sur mon honneur! Un homme en vaut un autre, que diable! Et s'il faut en venir aux voies de faits, on y viendra; s'il me tue, eh bien! Tant mieux, de cette façon, tout sera fini! J'aimerais autant cela, cette absurde existence commence à me peser considérablement! C'est égal, je ne sais si Salvator Rosa, lorsqu'il se trouva parmi les brigands, vit jamais une aussi complète collection de bandits que ceux avec lesquels j'ai le bonheur de vivre depuis deux mois; quels magnifiques chenapans! Il serait, je crois, impossible de rencontrer leurs pareils, tant ils sont heureusement réussis! Ah! ajouta-t-il avec un soupir de regret, s'il m'était seulement possible d'en croquer quelques-uns! Mais non, ces drôles-là n'ont aucun sentiment de l'art; il est impossible de les faire poser une seconde! Au diable l'idée biscornue qui m'a fait bêtement abandonner la France pour venir ici!

Et Émile Gagnepain, que le lecteur a sans doute reconnu déjà, poussa un second soupir, plus profond que le premier, et envoya vers le ciel un regard désespéré.

Cependant il continua à avancer à grands pas vers une des sorties du camp. Sa démarche était devenue peu à peu plus assurée; il avait relevé fièrement la tête et était parvenu, à grand-peine sans doute, à affecter la plus complète insouciance.

Le peintre avait presque traversé le camp dans toute sa longueur; il était parvenu à un toldo assez grand servant de corps de garde aux soldats chargés de veiller aux retranchements, et il hâtait le pas dans le but sans doute d'échapper aux questions indiscrètes de quelque partisan désœuvré, lorsqu'il se sentit soudain frapper sur l'épaule. Bien que cet attouchement n'eût en soi rien d'agressif et fût au contraire tout amical, le jeune homme tressaillit intérieurement; mais, faisant bonne contenance, il se retourna aussitôt, et donnant à son visage l'expression la plus aimable qu'il lui fut possible, il tendit vivement la main à celui qui l'avait ainsi arrêté à l'improviste et le salua en souriant du buenos días, caballero, qui est de rigueur sur toute terre espagnole.

—Et vous, señor Francés, répondit gaiement son interlocuteur en lui rendant son salut et lui pressant délicatement la main, vous vous portez bien, j'imagine, vive Dios! Il faut un hasard comme celui-ci pour que j'aie le plaisir d'entrevoir votre visage ami.

Le peintre fut un instant interloqué à cette parole dont l'intonation malicieuse ne lui échappa pas, mais, dominant son émotion et feignant la plus complète bonhomie:

—Que voulez-vous, don Pablo, répondit-il, il n'y a nullement de ma faute dans cette apparente négligence dont vous vous plaignez; les soucis et les soins du commandement vous dominent et vous absorbent de telle sorte, que vous devenez inabordable, quelque désir qu'on ait de vous faire visite.

Don Pablo Pincheyra, car c'était lui, sourit avec finesse.

—Est-ce bien là le motif qui vous fait m'éviter? lui dit-il.

—Vous éviter?

—Dame, trouvez une autre expression, si vous le pouvez, je ne demande pas mieux, moi; je dirai vous abstenir de me chercher, si vous le préférez.

—Vous vous trompez, don Pablo, répondit avec fermeté le jeune homme qui brûlait ses vaisseaux, je ne vous évite pas plus que je n'ai de motifs de m'abstenir de vous chercher et la preuve...

—La preuve? interrompit don Pablo avec un regard fin et interrogateur.

—C'est qu'aujourd'hui, en cet instant même, je me dirigeais vers les retranchements dans l'espoir de vous y rencontrer.

—Ah! Ah! fit-il; alors, puisqu'il en est ainsi, je suis heureux, caballero, que le hasard vous ait si bien servi en nous mettant ainsi face à face.

—Le hasard n'est pour rien dans l'affaire, je vous prie de le croire, don Pablo.

—Mieux eût valu, cependant, venir tout simplement à mon toldo.

—Ce n'est pas mon avis, puisque je vous rencontre ici.

—C'est juste, dit en riant le partisan, vous avez réponse à tout, cher seigneur; admettons donc que vous ayez réellement l'intention de me visiter, et veuillez, je vous prie, me faire connaître les motifs auxquels je dois l'honneur de cette tardive visite.

—Croyez-vous cher don Pablo, que le lieu ou nous nous trouvons soit bien convenable pour une conversation sérieuse, comme doit être celle que je désire avoir avec vous?

—Ah! fit Don Pablo, c'est donc d'affaires graves que vous comptez me parler?

—On ne saurait plus graves.

—Puisqu'il en est ainsi, je suis, à mon grand regret, contraint de vous prier de différer cette conférence de quelques heures.

—Me serait-il permis, sans courir le risque de passer à vos yeux pour indiscret, de vous demander le motif de ce retard qui, je vous l'avoue, me contrarie fort?

—Oh! Mon Dieu, je n'ai pas de secrets pour vous, cher seigneur, vous le savez; le fait est que j'attends d'un moment à l'autre l'arrivée de certaines personnes avec lesquelles je dois, aussitôt qu'elles seront ici, avoir un entretien de la plus haute importance.

—Pardon, seigneur don Pablo, mais ces personnes auxquelles vous faites allusion, je crois les connaître, de réputation du moins, de plus, si je suis bien informé, je sais sur quel sujet roulera l'entretien que vous devez avoir avec elles.

L'œil noir de don Pablo Pincheyra lança un éclaire qui s'éteignit aussitôt, et il répondit d'un ton doux et mielleux:

—Et vous concluez de cela, cher seigneur?

—Je conçois seigneur don Pablo, que peut-être il serait bon dans l'intérêt général, que vous consentissiez à m'entendre, d'abord.

Le peintre, dont le parti était pris et qui sentait la colère gronder sourdement dans son cœur, était devenu rude et cassant, résolu à pousser les choses jusqu'aux dernières extrémités, quelles que dussent être les conséquences de sa conduite.

De son côté, don Pablo, sous sa feinte aménité, cachait évidemment une résolution arrêtée d'avance et dont rien ne le ferait se départir; c'était donc entre ces deux hommes qui se parlaient ainsi, le sourire sur les lèvres, mais la haine ou tout au moins la colère au cœur, une partie étrange qui se jouait en ce moment.

Ce fut le partisan qui renoua l'entretien un instant interrompu.

—Ainsi, seigneur Français, dit-il, vous étiez sorti de votre toldo dans le but de me faire visite?

—Oui, señor.

—A moi spécialement?

—A vous, oui.

—Eh! fit-il avec un ricanement expressif, en désignant du doigt la ceinture garnis d'armes du jeune homme, vous conviendrez que vous prenez singulièrement vos précautions lorsque vous allez voir vos amis.

—Nous sommes dans un pays, señor, répondit froidement le peintre, où il est bon d'être toujours sur ses gardes.

—Même avec ses amis?

—Surtout avec ses amis, dit-il nettement.

—Bien, reprit froidement le partisan, suivez-moi à l'écart, afin que nous puissions causer sans craindre d'être interrompus.

—Je vous suis.

—Vous remarquerez, señor, que j'ai en vous plus de confiance que vous ne daignez m'en témoigner.

—Parce que, señor?

—Parce que, moi, je suis sans armes.

Le jeune homme haussa les épaules.

—Vous agissez comme bon vous semble, dit-il froidement; peut-être avez-vous tort, peut-être avez-vous raison... Qui saurait le dire?

—Je ne crains pas d'être assassiné.

—Si cette insulte s'adresse à moi, elle frappe à faux; de ce que je prends des précautions contre vous, il ne s'ensuit pas nécessairement que je sois capable de vous assassiner, ainsi que vous le dites.

Le partisan hocha la tête d'un air de doute.

—On se munit d'armes, continua le jeune homme avec un accent incisif pour se garantir des attaquas des bêtes fauves, sans avoir pour cela le désir de les combattre.

—Bien, bien, seigneur français, dit don Pablo d'une voix sombre, venez sans plus de paroles, je n'ai que quelques instants à vous donner, profitez-en.

Tout en échangeant ces mots aigres-doux, les deux hommes s'étaient mis à marcher côte à côte et étaient sortis du camp, salués à leur passage par les sentinelles placées aux retranchements.

Ils continuèrent ainsi à s'avancer dans la campagne jusqu'à ce qu'enfin ils eussent atteint un endroit assez retiré, espèce de coude formé par un retour du cañon dans lequel ils s'étaient engagés et d'où on ne pouvait ni les voir, ni les entendre, tandis qu'eux, au contraire, découvraient une assez longue distance à droite et a gauche, en avant comme en arrière du chemin qui conduisait au camp, et sur lequel nul n'aurait pu paraître sans qu'ils l'eussent aussitôt découvert.

—Je crois, seigneur français, dit don Pablo en s'arrêtant, que ce lieu vous doit convenir; veuillez donc parler sans plus de retard.

—Ainsi ferai-je, répondit le Français en posant à terre la crosse de son fusil et en appuyant les deux mains sur l'extrémité du canon, tout en jetant un regard soupçonneux autour de lui.

—Oh! Nous sommes bien seuls, allez, reprit don Pablo avec un sourire ironique, vous pouvez parler sans crainte.

—Ce n'est pas la crainte qui me retient en ce moment; j'ai tant de choses à vous dire que je ne sais réellement par laquelle commencer.

—A votre aise; seulement; hâtez-vous si vous voulez que je vous entende jusqu'au bout: dans quelques minutes peut-être je serai obligé de vous fausser compagnie.

—L'officier espagnol que vous attendez ne sera pas ici avant une heure au moins, nous avons donc le temps.

—Comment savez-vous que j'attends un officier espagnol?

—Que vous importe si cela est?

—Señor Français, reprit-il en fronçant le sourcil et avec un léger accent de menace, prenez garde de pénétrer dans mes secrets plus avant que je ne le désirerais. Depuis deux mois que nous vivons côte à côte, vous avez été, je le suppose, à même de me connaître; il n'est pas bon, croyez-moi, d'essayer de s'immiscer contre ma volonté dans mes affaires.

—Vous auriez raison de parler ainsi, si ces affaires vous regardaient seul, mais comme malheureusement je m'y trouve mêlé, elles sont autant miennes que vôtres.

—Je ne vous comprends pas.

—En êtes-vous bien sûr, répondit le jeune homme, avec un sourire ironique.

—Voyons, expliquez-vous franchement et loyalement comme un homme au lieu de bavarder comme une vieille femme, reprit le partisan avec un commencement de colère.

—Voici deux mois, reprit le jeune homme, que nous vivons côte à côte, ainsi que vous-même l'avez dit, qu'avez-vous fait pendant ces deux mois? Comment avez vous tenu la parole que vous m'aviez donnée?

—N'ai-je pas sauvé les deux dames, ainsi que je m'y étais engagé, du péril qui les menaçait.

—Oui, mais pour les faire tomber dans un plus grand encore.

—Je ne vous comprends pas, señor.

—Il n'y a de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre, vous me comprenez fort bien au contraire; malheureusement pour vous, vous n'en êtes pas encore où vous le croyez, j'ai juré de défendre ces pauvres dames et je les défendrai, fut-ce au péril de ma vie.

—Vous êtes fou, señor, nul que je sache, moi moins encore que personne, n'a l'intention de nuire, en quoi que ce soit, à ces dames; depuis leur arrivée ici, à Casa-Trama, elles ont, vous ne sauriez le nier, été traitées avec les plus grands égards et le plus profond respect; de quoi se plaignent-elles?

—Elles se plaignent d'être en butte à des attentions déplacées et presque déshonorantes de votre part; de plus, elles disent avec raison que, loin de leur donner cette liberté que vous vous étiez engagé à leur rendre, vous les séquestrez, et les traitez comme si elles étaient vos captives.

Don Pablo haussa les épaules avec dédain.

—Les femmes sont toutes les mêmes, dit-il avec ironie, rien ne saurait les satisfaire. Mieux que ces dames, je suis à même de juger de ce qui leur convient; d'ailleurs, qu'elles se tranquillisent, elles n'ont pas longtemps à demeurer ici, et si la vue de mes compagnons les choque, elles en seront bientôt délivrées.

—Ce n'est pas la vue de vos compagnons qui choque ces dames, mais la vôtre et celle de vos frères; les hommages ridicules dont vous les fatiguez à chaque heure du jour et les prétentions que vous ne craignez pas d'afficher devant tout le monde.

Les traits du partisan se contractèrent, une pâleur terreuse couvrit son visage, ses sourcils se froncèrent à se joindre.

—Prenez garde, señor, s'écria-t-il d'une voix sourde et saccadée, réprimant à grand-peine la colère qui l'animait. Prenez garde, vous êtes en mon pouvoir; ne l'oubliez pas, et je suis l'homme que ses ennemis ont surnommé l'ours de Casa-Trama.

—Que m'importe les noms qu'on vous donne, s'écria Émile, oubliant toute mesure; un seul vous convient, si vous persistez dans la voie funeste où vous êtes engagé, c'est celui de bandit.

—Vive Dieu! s'écria-t-il avec violence, cette insulte veut du sang! Un lâche seul ose braver ainsi un homme sans armes.

—Allons donc, reprit le jeune homme avec mépris, sans armes? Et d'un geste plein de noblesse il jeta un pistolet aux pieds du partisan, en même temps qu'il abandonnait son fusil et saisissant son second pistolet à sa ceinture. Par Dieu! La défaite est bonne; si vous êtes aussi brave que vous le prétendez, voici une arme, faites-moi raison. Vous imaginez-vous donc que j'aie jamais craint de me mesurer avec vous?

—Rayo de Dios! s'écria le partisan avec rage, vous en aurez la joie!

Et se précipitant sur le pistolet, il l'arma et le déchargea presque à bout portant sur le jeune homme.

C'en était fait de celui-ci; vu le peu de distance qui le séparait de son adversaire, rien n'aurait pu le sauver. Heureusement le partisan, aveuglé par la rage, n'avait pas calculé son coup: la balle, mal dirigée, au lieu de frapper le Français en plein corps, ne lui fit qu'une légère éraflure dans le bras et se perdit inoffensive.

—Votre vie m'appartient, dit froidement le jeune homme en armant à son tour son pistolet.

—Cassez-moi donc la tête, ¡caray! s'écria don Pablo; tirez, au nom du diable! Et que tout soit fini.

—Non pas, repartit le jeune peintre sans s'émouvoir, il est bon que vous puissiez juger de la différence qui existe entre un homme de votre sorte et un de la mienne.

—Ce qui veut dire? balbutia le partisan, que la rage étranglait.

—Que je vous fais grâce! dit Émile.

—Grâce, avez-vous dit, grâce! s'écria-t-il avec un rugissement de tigre, à moi!

—A vous, pardieu! A qui donc?

Et écartant froidement de son bras blessé le partisan qui s'était élancé vers lui, il leva le pistolet et le déchargea par dessus sa tête. Don Pablo demeura un instant comme atterré, les yeux injectés de sang, les traits livides, les poings crispés, incapable de comprendre la grandeur de cette action, mais dominé et vaincu, malgré lui, par l'ascendant que en un instant, le jeune homme avait su prendre sur sa nature abrupte et sauvage.

—Donc, reprit paisiblement le jeune homme, votre vie m'appartenait; je vous l'ai rendue; je n'exige en retour qu'une seule chose.

—Vous exigez quelque chose de moi? fit-il avec un ricanement railleur.

—Oui.

—Oh! Oh! Et si je ne voulais rien vous accorder, moi?

—Oh! Alors; reprit-il avec le plus grand sang-froid, comme tout doit avoir un terme et qu'il est toujours permis de se débarrasser d'une bête féroce, je vous casserai la tête comme à un chien enragé.

Tout en parlant ainsi, Émile avait repris son fusil.

Le partisan se trouvait de nouveau à la merci de son adversaire.

Il lui jeta un regard de haine, mais il comprit à la contenance de son ennemi que celui-ci n'hésiterait pas à mettre sa menace à exécution; alors, grâce à cette puissance qu'il possédait sur lui-même, il rendit le calme à ses traits contournés par la rage, et, s'inclinant avec un sourire gracieux:

—Soit, je ferai ce que vous désirez, señor; votre noble générosité a vaincu mon entêtement. Parlez.

—Jurez sur votre salut, par Nuestra Señora de la Soledad, d'être fidèle à ce que vous vous engagerez à faire.

—Je vous le jure, sur mon salut, par Nuestra Señora de la Soledad.

Cette, Vierge, fort respectée par les Gauchos, les coureurs des bois et autres gens de même sorte, était, du moins il le croyait ainsi, la protectrice de don Pablo Pincheyra; il lui était très dévot, et aucune raison, si grave quelle fût, n'aurait pu lui faire violer un serment fait en son nom, Émile connaissait cette particularité.

—Pendant trois jours à compter de ce moment, vous ne tenterez rien contre les deux dames confiées à ma garde.

—Je le jure.

En ce moment, un galop éloigné se fit entendre et bientôt une troupe de cavaliers apparut à une assez grande distance.

—Voici les personnes que vous attendez, reprit Émile, je veux assister à votre entretien avec elles.

—Soit! Vous y assisterez; que voulez-vous encore?

—Rien.

—Comment, c'est tout?

—Oui.

—Vous ne stipulez rien pour votre sûreté personnelle.

—Allons donc, répondit le jeune homme avec dédain, vous plaisantez, señor, qu'ai-je à redouter de vous, moi? Vous n'oseriez attenter à la vie de celui qui, maître de la vôtre, a refusé de la prendre.

Le partisan frappa du pied avec colère, mais il ne répondit pas.

Les cavaliers approchaient rapidement, encore quelques minutes, et ils auraient rejoint les deux hommes qui les regardaient venir sans faire un mouvement vers eux.


XVI

A CASA-TRAMA

Les cavaliers qui s'avançaient dans le cañon, se dirigeant vers le camp de Casa-Trama, ainsi que se nommait le quartier général des Pincheyras, formaient une troupe d'une trentaine d'hommes environ; tous étaient bien armés et bien montés; leur costume affectait une coupe militaire, et, bien que marchant au petit galop, ils conservaient leurs rangs et ressemblaient plutôt à des soldats ou à des partisans qu'à des voyageurs paisibles amenés dans la cordillière par leurs affaires.

Deux cavaliers montés sur de magnifiques chevaux noirs richement harnachés, précédaient de quelques pas le gros de la troupe, et causaient entre eux avec une certaine animation. Ils n'avaient pas aperçu encore don Pablo ni le peintre français, qui, à demi cachés derrière des fragments de roches les observaient attentivement.

Après quelques minutes de silence, le partisan se tourna vers le peintre.

Ce sont bien les personnes que j'attends, dit-il; venez, rentrons au camp.

—Pourquoi ne pas les attendre là où nous sommes, puisqu'il leur faut absolument passer devant nous?

—Mieux vaut qu'ils ne nous trouvent pas ici; je dois recevoir ces personnes avec un certain décorum que leur rang exige.

—A votre aise; mais il nous sera assez difficile de rentrer au camp sans être rejoint par eux surtout au train qu'ils vont.

—Que cela ne vous inquiète pas, reprit don Pablo en souriant; suivez-moi toujours.

—Allons, fit le peintre en réprimant un mouvement de curiosité.

En effet, il semblait impossible que, de l'endroit où ils étaient placés, les deux hommes pussent regagner le camp sans être non seulement aperçus, mais rejoints en quelques minutes par les voyageurs.

Cependant, contre toutes probabilités, il n'en fut rien.

Le partisan, après avoir escaladé, suivi par le peintre, quelques blocs de rochers entassés sans ordre apparent les uns sur les autres, se trouva à l'entrée d'une caverne naturelle comme il en existe tant dans les montagnes, et dans laquelle, après avoir écarté les ronces et les broussailles qui en masquaient la bouche, il s'engagea résolument. Le peintre n'hésita pas à le suivre, curieux de connaître ce passage caché si adroitement, et dont, sans y réfléchir, le partisan lui révélait l'existence, passage qui, à un moment donné, pouvait être de la plus haute importance pour le jeune homme. La caverne était large, spacieuse, aérée; le jour y pénétrait par d'imperceptibles fissures et faisait filtrer un clair-obscur suffisant pour se diriger sans craindre de s'égarer dans le dédale des galeries qui s'ouvraient à droite et à gauche et allaient se perdre sous la montagne à des distances probablement considérables, ou bien avaient des sorties ménagées dans plusieurs directions.

Après une marche rapide de quelques minutes, un bruit sourd et continu ressemblant à une chute d'eau considérable se fit entendre et devint de plus en plus fort, enfin les deux hommes débouchèrent de la caverne et se trouvèrent sur une étroite plate-forme de deux ou trois mètres de large au plus, masquée complètement par une nappe d'eau qui tombait d'une grande hauteur à deux ou trois mètres au plus en avant de la plate-forme et allait se briser avec fracas, une vingtaine de mètres plus bas, sur un chaos de rochers où elle se partageait en deux branches formant un peu plus loin deux rivières distinctes.

—Nous sommes arrivés, dit le Pincheyra en se tournant vers son compagnon auquel jusque-là il n'avait pas adressé une parole, reconnaissez-vous ce lieu?

—Parfaitement. C'est au pied même de cette cascade que le camp est établi; votre toldo n'en est qu'à une portée de fusil au plus.

—C'est cela même, vous voyez que je ne vous ai pas trompé.

—C'est vrai, mais comment descendrons-nous dans la vallée? Le chemin ne me semble guère praticable.

—Vous vous trompez, il est, au contraire, des plus faciles, vous allez voir; seulement, donnez-moi votre parole de caballero de ne révéler à personne le secret que je vous confie; vous comprenez, n'est-ce pas, l'importance pour moi, en cas d'attaque, d'avoir une issue par laquelle il me serait possible d'échapper sans coup férir avec mes compagnons, et de glisser, pour ainsi dire, comme un serpent entre les doigts de mes ennemis qui croiraient déjà me tenir à leur merci.

—Je comprends parfaitement cela, et je vous fais de grand cœur le serment que vous exigez, d'autant plus que la confiance avec laquelle vous m'avez conduit ici est pour moi une preuve indiscutable de l'estime que vous avez pour moi.

Don Pablo s'inclina poliment.

—Venez, dit-il, nous allons descendre.

Il fit alors un crochet sur la droite et gagna l'extrémité ouest de la plate-forme.

—Voyez, dit-il.

Le peintre regarda.

Un escalier taillé dans le roc vif descendait en pente douce à une certaine profondeur sur les flancs de la montagne et allait se perdre dans un épais fourré d'arbres de haute futaie.

—Le hasard, il y a bien longtemps déjà, reprit don Pablo, m'a révélé ce passage à une époque où je croyais ne devoir jamais l'utiliser; aujourd'hui il m'est fort utile pour entrer et sortir du camp sans être vu; mais ne demeurons pas plus longtemps ici, venez.

Don Pablo, avec une confiance qui eût été une insigne folie avec un autre homme que le peintre, passa alors le premier et commença à descendre sans même tourner la tête pour voir si son compagnon le suivait.

Rien n'eût été plus facile que de faire perdre l'équilibre au partisan en le poussant légèrement, comme par hasard, et de lui briser le crâne contre les rochers; le pensée n'en vint même pas au peintre, malgré la haine qui grondait dans son cœur contre cet homme, haine avivée encore par leur récente querelle; il suivit son ennemi dans cette hasardeuse descente, aussi paisiblement que s'il avait fait une promenade d'agrément avec un ami intime.

Du reste, il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre le bas de la montagne et mettre le pied dans la vallée.

—Nous voici rendus, dit alors don Pablo; nous devons nous séparer ici; allez à vos affaires, tandis que moi j'irai aux miennes.

Ils se trouvaient effectivement au milieu du camp, à quelques pas à peine du toldo du chef.

—N'allez-vous pas recevoir les étrangers qui arrivent? demanda Émile.

—Si bien, je vais les recevoir, car ils seront ici dans dix minutes à peine, et, je vous l'ai dit, je veux leur faire rendre certains honneurs auxquels ils ont droit.

—Il avait été arrêté entre nous, il me semble, que j'assisterais à votre entrevue?

—Parfaitement, et je tiendrai ma promesse, soyez tranquille; mais cette entrevue n'aura lieu que plus lard, dans deux ou trois heures au moins. Je ne vais faire, en ce moment, que remplir envers les étrangers les devoirs de l'hospitalité; lorsqu'ils seront reposés, nous nous occuperons d'affaires. Ainsi, soyez tranquille, quand le moment sera venu, j'aurai soin du vous faire avertir, afin que vous assistiez à la conférence.

—J'ai votre parole, je ne vous ferai donc pas de plus longues objections. Dieu vous garde, seigneur don Pablo.

—Dieu vous garde, seigneur don Émile, répondit le partisan.

Les deux hommes se saluèrent, et sans davantage discourir, ils se tournèrent le dos et tirèrent chacun d'un côté, don Pablo se dirigeant vers l'entrée du camp, où sans doute sa présence ne tarderait pas à être nécessaire, et le peintre remontant du côté de son toldo, où bientôt il arriva. Un homme assis sur le seuil semblait guetter son retour.

Cet homme était Tyro, le Guaranis. A quelques pas de lui, accroupis sur le sol, deux individus déguenillés, mais armés jusqu'aux dents, jouaient au monté; ces individus étaient Mataseis et Sacatripas, les deux sacripants, engagés par le peintre lors de sa fuite de San Miguel de Tucumán; sans se déranger ils saluèrent leur maître au passage et continuèrent la partie acharnée qu'ils avaient commencée au lever du soleil, et qui, selon toutes probabilités, à moins d'événements graves, durerait jusqu'à la fin de la journée.

A la vue du Français, Tyro se leva vivement, souleva le rideau du toldo, et après que son maître fut entré, il le suivit.

—Quoi de nouveau? lui demanda Émile.

—Pas grand-chose en apparence, répondit le Guaranis, mais beaucoup en réalité.

—Ah! fit le jeune homme d'un air soucieux, qu'est-il donc arrivé encore?

—Rien, je vous le répète, mi amo; cependant je crois que vous ferez bien de vous mettre sur vos gardes.

—Eh! N'y suis-je pas toujours?

—C'est vrai; pourtant, un surcroît de précaution ne saurait nuire.

—Alors tu as appris quelque chose?

—Je n'ai rien appris de positif encore, cependant j'ai des soupçons; bientôt, je l'espère, il me sera permis de vous instruire.

—As-tu vu ces dames aujourd'hui?

—Oui, mi amo; ce matin j'ai eu l'honneur de leur faire visite, elles sont tristes et résignées, comme toujours, mais il est facile de voir que cette existence leur pèse à chaque instant davantage et que leur feinte résignation cache un profond découragement.

—Hélas! murmura le jeune homme avec tristesse, je ne puis malheureusement leur venir en aide.

—Peut-être, mi amo.

Émile se redressa vivement.

—Tu sais quelque chose n'est-ce pas, mon bon Tyro? s'écria-t-il avec anxiété.

—Je dois ne rien dire encore, mi amo, soyez patient, bientôt vous saurez tout.

Le jeune homme soupira.

—J'ai vu don Pablo, dit-il.

—Ah! fit le Guaranis avec curiosité.

—J'assisterai à l'entrevue.

—Bon! s'écria l'Indien en se frottant joyeusement les mains, tant mieux; don Pablo n'a pas fait de difficultés?

—Hum, il n'a consenti que le pistolet sur la gorge.

—Peu importe, le principal est que vous soyez présent.

—Tu vois que j'ai suivi ton conseil.

—Bientôt, mi amo, vous en connaîtrez vous-même l'importance.

—A la grâce de Dieu! Je t'avoue que depuis que je suis dans cette affreuse tanière de Casa-Trama, je sens que je perds toute énergie.

—Courage, mi amo, peut-être êtes-vous plus près d'en sortir que vous ne le supposez.

—Tu ne parles jamais que par énigmes.

—Excusez-moi, il m'est, quant à présent, impossible de m'expliquer.

—Fais comme tu voudras, je ne me mêlerai de rien.

—Jusqu'au moment où il faudra agir.

—Mais, quand ce moment viendra-t-il?

Tyro ne répondit pas, occupé à tout préparer pour le déjeuner de son maître; absorbé en apparence par cette grave occupation, il feignit de ne pas entendre ces paroles par trop significatives.

—Voilà qui est fait, mi amo, dit-il, mangez et buvez, il est bon de prendre des forces; on ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve, et il faut être préparé à tous les événements.

Le peintre le regarda un instant avec attention.

—Allons, dit-il, en s'asseyant sur un équipal devant la table, tu machines quelque chose.

Le Guaranis se mit à rire malicieusement.

—Ah! fit-il au bout d'un instant, vous savez, mi amo, que l'engagement de nos deux compagnons est fini d'hier.

—Quels compagnons et quel engagement? répondit le jeune homme la bouche pleine.

—Eh! Mais celui de Mataseis et de son digne acolyte Sacatripas.

—Bon, qu'est-ce que cela me fait? Ces drôles ont été payés d'avance, je ne leur dois donc rien.

—Pardon, mi amo, vous leur devez deux mois.

—Comment cela?

—Parce que j'ai renouvelé leur engagement pour deux mois, ce matin même, au même prix; du reste ce n'est pas cher, les drôles ne manquent pas d'une certaine valeur.

—Quelle singulière idée de nous avoir de nouveau empêtré de ces misérables; ne valait-il pas mieux s'en débarrasser et les envoyer se faire pendre ailleurs.

—Quant à être pendus, soyez tranquille, cela leur arrivera tôt ou tard; provisoirement j'ai pensé qu'il était préférable de les conserver à votre service, souvenez-vous, mi amo, que lorsqu'on lutte contre des bandits, il faut en avoir quelques-uns dans ses intérêts.

—Arrange-toi, cela te regarde, puisque c'est toi qui fais tout ici salon ton caprice; garde-les, ne les garde pas, je m'en lave les mains.

—Vous avez de l'humeur, mi amo?

—Non, je suis triste, j'ai parfois des tentations d'en finir en brûlant la cervelle à ce Pincheyra maudit et me la faisant à moi-même sauter ensuite.

—Gardez vous bien de vous laisser aller à ces tentations, mi amo, non pas que je m'intéresse le moins du monde aux Pincheyras, car je réserve à don Pablo et à ses frères un plat de mon métier qu'ils trouveront trop épicé j'en suis convaincu; mais le moment n'est pas venu encore, patientons et, pour commencer, assistez à l'entrevue d'aujourd'hui, mi amo, et ouvrez les oreilles, car je me trompe fort, ou vous y entendrez d'étranges choses.

—Oui, oui; je suppose qu'une entrevue à laquelle le colonel, car il s'est définitivement octroyé ce grade de son autorité privée, je suppose, dis-je, qu'une telle entrevue doit être fertile en incidents curieux.

—Je veux vous laisser le plaisir de la surprise, mi amo; est-ce que vous sortez? ajouta-t-il en voyant son maître se diriger vers la porte.

—Je compte aller présenter mes hommages à ces dames.

—Vous n'en auriez pas le temps; d'ailleurs, vous ne pourriez pas causer librement avec elles; les deux sœurs de don Pablo leur tiennent en ce moment compagnie.

—Ces femmes semblent avoir reçu un mot d'ordre pour ne pas perdre de vue ces deux malheureuses dames; elles passent presque les journées entières avec elles.

—Il est probable qu'elles ont reçu des instructions à cet égard.

Le jeune homme ne répondit pas, mais il fronça les sourcils, frappa du pied avec colère, et se mit à marcher de long en large.

Quelques minutes s'écoulèrent.

—Parbleu! s'écria-t-il enfin, je suis bien niais de me chagriner ainsi pour des choses qui ne devraient pas me toucher et que je ne puis empêcher! En somme, il est évident que, puisque la vie est un continuel jeu de bascule, lorsque j'aurai atteint le dernier degré de la mauvaise fortune, il faudra bien que je remonte et que, fatalement, ma position s'améliore. Bah! laissons faire la Providence, elle est plus fine que moi et saura bien, lorsque cela lui plaira, me faire sortir d'embarras! Cependant, il me semble qu'il serait temps qu'elle y songeât; je m'ennuie atrocement ici! C'est égal, j'ai eu une triomphante idée de venir au Nouveau Monde pour y chercher la tranquillité et les mœurs patriarcales! Tudieu! Quels patriotes que les Pincheyras! Et comme les histoires de voyages sont vraies et copiées sur nature!

Et il se mit à rire de tout son cœur.

Comme ce qui précède avait été dit en français, et que, par conséquent, l'Indien n'en avait pas compris un mot, il regarda le jeune homme d'un air ébahi, qui redoubla l'hilarité de celui-ci, de sorte que le Guaranis se demandait intérieurement si son maître n'était pas subitement devenu fou, lorsqu'un nouveau personnage parut tout à coup dans le toldo, et par sa seule présence calma, comme par enchantement, la gaieté du Français et lui rendit tout son sérieux.

Ce personnage n'était rien moins que don Santiago Pincheyra, un des frères de don Pablo, celui-là même auquel le jeune homme avait rendu un si grand service lors de son escarmouche avec la cuadrilla de Zéno Cabral.

Tout brutal et tout bourru qu'était don Santiago, il semblait avoir conservé au peintre une certaine reconnaissance de ce service, et, en plusieurs circonstances, il lui avait témoigné un léger intérêt; c'était grâce à son influence qu'il était traité avec considération dans le camp des partisans, et à peu près libre d'agir à sa guise sans être en butte aux grossières tracasseries des bandits de cette troupe indisciplinée.

—Je vois avec plaisir que vous n'engendrez pas la mélancolie parmi nous, seigneur français, lui dit-il en lui tendant la main. Tant mieux, ¡vive Dios! Le chagrin tuerait un chat, comme nous avons coutume de dire.

—Vous voyez que je me forme, répondit Émile en lui pressant la main; pour répondre à votre proverbe par un autre, je vous dirai que chose sans remède, mieux vaut l'oublier; qui me procure l'avantage de votre visite, cher seigneur?

—Le désir de vous voir d'abord, puis ensuite un message de mon frère don Pablo Pincheyra.

—Croyez que je suis sensible, comme je le dois, à cette preuve de courtoisie, cher seigneur, fit le jeune homme en s'inclinant et avec politesse; et ce message, que par votre entremise me fait l'honneur de m'adresser S. ESC. le colonel don Pablo Pincheyra, est important sans doute?

—Vous en jugerez mieux que moi, señor: mon frère réclame votre présence à l'entrevue qui va immédiatement avoir lieu avec des officiers espagnols arrivés, il y a environ une heure, au quartier général.

—Je suis fort honoré que Son Excellence ait daigné songer à moi; je me rendrai au conseil dès que j'en aurai reçu l'ordre.

—Cet ordre, je vous l'apporte, seigneur français, et s'il vous plaît de me suivre, je vous accompagnerai au lieu choisi pour l'entrevue, qui est tout simplement la salle du conseil dans le toldo même de mon frère.

—Fort bien, seigneur don Santiago, je suis prêt à vous suivre.

—Alors, nous partirons tout de suite; car on n'attend plus que vous.

Le peintre échangea avec le Guaranis un dernier regard, auquel celui-ci répondit par un autre non moins significatif, et, sans plus de paroles, il sortit du toldo avec don Santiago.

Tout était en rumeurs à Casa-Trama; l'arrivée imprévue des étrangers avait éveillé la curiosité générale: les rues étaient littéralement encombrées par les hommes, les femmes et les enfants qui se pressaient vers le toldo du colonel.

Les deux hommes eurent beaucoup de peine à se frayer un passage à travers la foule des curieux qui obstruaient la voie publique, et, sans la présence de don Santiago, connu et respecté de tous, le Français ne serait probablement pas parvenu à atteindre l'endroit où il désirait se rendre.

Bien que la demeure de don Pablo Pincheyra portât le nom de toldo, c'était en réalité une maison vaste et aérée, construite avec tout le soin possible pour la commodité intérieure de son propriétaire. Les murs étaient en torchis, recrépis avec soin et blanchis à la chaux. Dix fenêtres avec des contrevents peints en vert, et garnies de plantes grimpantes qui s'élançaient dans toutes les directions et formaient les paraboles les plus échevelées, lui donnaient un air de gaieté qui faisait plaisir à voir. La porte, précédée d'un péristyle et d'une véranda, se trouvait juste au centre de la construction. Devant cette porte un mat de pavillon était planté en terre surmonté du drapeau espagnol; deux sentinelles armées de lances se tenaient l'une au seuil de la porte, l'autre au pied du mât de pavillon; une batterie de six pièces de canons de montagne était braquée à quelques pas en avant, à demi cachée en ce moment par une trentaine de chevaux tout harnachés et qui rongeaient leur frein en blanchissant leur mors d'écume.

A la vue de don Santiago les sentinelles présentèrent les armes et s'écartèrent respectueusement pour lui livrer passage, tandis que la foule était tenue a distance par quelques soldats préposés à cet effet, et n'avait d'autre moyen d'assouvir sa curiosité que celui d'interroger les peones des étrangers, qui surveillaient les chevaux de leurs maîtres.

Les deux hommes pénétrèrent dans la maison après avoir traversé un zaguán rempli de soldats. Ils entrèrent dans une salle où plusieurs officiers discouraient entre eux à haute voix de l'arrivée des étrangers; quelques-uns de ces officiers s'approchèrent de don Santiago pour lui demander des nouvelles; mais celui-ci, qui peut-être n'en savait pas plus qu'eux à ce sujet, ou qui avait reçu des instructions précises de son frère, ne leur fit que des réponses évasives, et, les écartant doucement de la main, il entra enfin dans la salle du conseil, suivi pas à pas par le peintre français, qui commençait, lui aussi à être fort intrigué de tout ce qu'il voyait.

La salle du conseil était une pièce assez vaste, dont les murs blanchis à la chaux étaient complètement nus, à l'exception d'un grand christ en ivoire, placé à l'extrémité de la salle, au-dessus d'un fauteuil occupé en ce moment par don Pablo Pincheyra; à droite de ce christ, une mauvaise gravure, affreusement enluminée, était sensée représenter le roi d'Espagne, couronne en tête et sceptre en main; à gauche, une gravure non moins laide représentait, toujours par à peu près, Nuestra Señora de la Soledad.

L'ameublement était des plus mesquins et des plus primitifs: quelques bancs et quelques équipales rangés contre les murs et une table d'assez petite dimension en formaient la totalité.

Don Pablo Pincheyra, revêtu du grand uniforme de colonel espagnol, était assis sur le fauteuil: près de lui se tenaient son frère don José Antonio, à sa droite; la place de don Santiago, à sa gauche, était vide provisoirement; puis venait le padre Gómez, chapelain de don Pablo, gros moine réjoui et pansu, mais dont les yeux pétillaient de finesse; plusieurs officiers, capitaines, lieutenants et alférez, groupés sans ordre autour de leur chef, s'appuyaient sur leurs sabres et fumaient négligemment leurs cigarettes en causant à voix basse.

Devant la table était assis un homme long, sec et maigre, aux traits ascétiques et aux regards louches et faux. Celui-ci était don Justo Vallejos, secrétaire de don Pablo; car, de même qu'il s'était donné le luxe d'un chapelain, le digne colonel, avec plus de raisons, sans doute, avait senti le besoin d'attacher un secrétaire à sa personne.

Un cabo ou caporal se tenait près de la porte et remplissait les fonctions d'huissier et d'introducteur.

—Enfin, s'écria don Pablo en apercevant le Français, je commençais à craindre que vous ne vinssiez pas.

—Nous avons éprouvé des difficultés infinies pour arriver jusqu'ici, répondit don Santiago en allant prendre la place qui lui était réservée.

—Vous voilà, tout est pour le mieux, señor Francés, placez-vous là, près de mon secrétaire. Cabo Méndez, apportez un siège à ce caballero.

Le jeune homme salua silencieusement, et ainsi qu'il en avait reçu l'ordre, il s'assit auprès du secrétaire, qui inclina la tête de son côté en lui jetant un regard voilé en guise de salut.

—Maintenant, caballeros, reprit don Pablo en s'adressant à tous les assistants, n'oubliez pas que des représentants de Sa Majesté très sacrée le roi notre souverain vont paraître devant nous; agissons avec eux comme de véritables caballeros que nous sommes et prouvons-leur que nous ne sommes pas aussi sauvages qu'ils sont peut-être disposés à le supposer.

Les officiers répondirent par un salut respectueux, se redressèrent et jetèrent leurs cigarettes.

D'un regard circulaire, don Pablo s'assura que ses ordres avaient été exécutés et que ses officiers avaient pris des poses plus convenables que celles qu'ils affectaient auparavant; puis se tournant vers le caporal, immobile à la porte, sur la serrure de laquelle sa main était posée:

—Cabo Méndez, lui dit-il, introduisez en notre présence les représentants de S. M. Catholique le roi des Espagnes et des Indes.

Le caporal ouvrit la porte à deux battants et les personnages attendus et qui se tenaient dans une pièce attenante firent leur entrée dans la salle d'un pas grave et mesuré, après que le caporal eut répété d'une voix claire et d'un ton emphatique les dernières paroles prononcées par don Pablo Pincheyra.

Ces étrangers, à qui on donnait ainsi un titre auquel ils n'avaient probablement que des droits fort incontestables, étaient au nombre de cinq.

Leur escorte était demeurée au dehors. En les apercevant, le jeune Français retint avec peine une exclamation de surprise. De ces cinq personnages, il en avait reconnu deux que certes il était loin de s'attendre à rencontrer en pareil lieu.


XVII

L'ENTREVUE

Si Émile Gagnepain se fût trouvé dans une disposition plus calme, certes le spectacle étrange qu'il avait sous les yeux eût éveillé non seulement sa gaieté, mais encore sa verve caustique; cette parodie effrontée des entrevues accordées par les chefs d'une puissante nation aux représentants d'une autre, jouée sérieusement par ces bandits aux traits bas et cruels, aux mains rouges de sang, moitié renards et moitié loups; dont les manières affectées avaient quelque chose de vil et de repoussant, impressionnait désagréablement le jeune homme et lui faisait éprouver un indéfinissable, sentiment de dégoût et de pitié pour les officiers espagnols, qui ne craignaient pas de venir implorer humblement le secours de ces féroces partisans qu'il méprisait au fond du cœur et que si longtemps ils avaient implacablement poursuivi pour les punir de leurs innombrables méfaits.

Du reste, les officiers espagnols semblaient avoir parfaitement conscience de leur mauvaise situation et de la démarche répréhensible aux yeux de l'honneur et du droit des gens qu'ils ne craignaient pas de faire en ce moment.

Malgré l'assurance qu'ils affectaient et leur tenue hautaine, la rougeur de la honte couvrait leur front; malgré eux, leur tête se baissait et leurs regards ne s'arrêtaient qu'avec une certaine hésitation sur les personnes dont ils étaient entourés, et que, sans doute, ils eussent désiré moins nombreuses.

Cette pompe insolite déployée à leur intention dans le but évident de leur couper toute retraite et de les engager irrémissiblement, leur pesait, car ils comprenaient toute la portée d'une telle mesure et le retentissement qu'elle ne manquerait pas d'avoir au dehors des montagnes.

La tenue des Pincheyras formait, avec celle des Espagnols, un contraste frappant.

Tumultueusement groupés autour de leurs chefs, l'œil railleur et la lèvre sardonique, ils chuchotaient entre eux à voix basse, en jetant par-dessus leur épaule des regards dédaigneux à ceux que leur mauvaise fortune contraignait à implorer leur appui.

Don Pablo Pincheyra et ses frères conservaient seuls une contenance convenable; ils sentaient leur cœur se gonfler d'orgueil dans leur poitrine en songeant au rôle que la fortune, par un de ses incompréhensibles caprices, les appelait subitement à jouer; ils prenaient au sérieux ce rôle et se croyaient de bonne foi appelés à replacer par la force de leurs armes, sous la nomination espagnole, ces riches colonies qui lui échappaient si providentiellement par un juste retour de cette implacable loi du talion, qui veut que tôt ou tard les bourreaux deviennent à leur tour victimes de ceux qu'ils ont martyrisés.

Lorsque les étrangers eurent été introduits par le cabo faisant, en cette circonstance, fonctions d'huissier, et que les premières salutations eurent été échangées, don Pablo Pincheyra prit la parole:

—Soyez les bienvenus à Casa-Trama caballeros, dit-il en s'inclinant avec une politesse étudiée: je m'efforcerai, pendant le temps qu'il vous plaira de prolonger votre visite parmi nous, de rendre votre séjour agréable.

—Je vous remercie, caballero, au nom de mes compagnons et au mien, répondit un étrangers, de la gracieuse bienvenue qu'il vous plaît de nous souhaiter; permettez-moi seulement de rectifier, sur un point, vos paroles; ce n'est pas une visite que nous faisons, à vous et à vos braves compagnons, si dévoués et si loyaux champions de l'Espagne, nous venons, chargé d'une mission importante par notre souverain et le vôtre.

—Nous sommes prêts à écouter la communication de ce message, caballero; mais d'abord, veuillez nous faire connaître votre nom et ceux des honorables personnes qui vous accompagnent.

L'étranger s'inclina.

Je suis, dit-il, don Antonio Zinozain de Figueras, lieutenant-colonel au service de Sa Majesté le roi d'Espagne et des Indes.

—Bien souvent votre nom est venu jusqu'à moi, señor caballero, interrompit don Pablo.

—Deux autres, capitaines de Sa Majesté m'ont été adjoints, continua don Antonio en les désignant au partisan, don Lucio Ortega et don Estevan Mendoza.

Les deux officiers dont les noms venaient d'être prononcés saluèrent cérémonieusement.

Pincheyra leur lança un regard perçant, et, s'adressant à celui qui avait été désigné sous le nom de don Estevan Mendoza:

—La prudence, sans doute, vous a engagé, caballero, à vous cacher modestement sous le nom de don Estevan.

—Señor, balbutia l'Espagnol.

—Rassurez-vous, caballero, continua don Pablo; bien que ces précautions soient inutiles, je comprends vos scrupules; votre incognito sera respecté.

Don Estevan, ou du moins la personne qui s'était donné ce nom, rougit de honte et de confusion à ces paroles à double tranchant; mais il ne trouva rien à répondre et s'inclina silencieusement avec un geste de dépit mal dissimulé.

Don Pablo sourit d'un air narquois et, se tournant vers don Antonio:

—Continuez je vous prie, caballero, lui dit-il.

Celui-ci avait été aussi surpris que contrarié de l'observation railleuse du partisan, et ce n'avait été qu'avec une certaine difficulté qu'il était parvenu à cacher le désappointement qu'elle lui avait fait éprouver; cependant, ainsi interpellé par don Pablo, il s'inclina et répondit:

—Les deux autres personnes qui m'accompagnent sont: l'une un chef indien araucan renommé.

—Je le connais, fit Pincheyra, il y a longtemps que le capitán Marilaun et moi nous avons dormi côte à côte sous le même toldo comme deux frères qui s'aiment; je suis donc heureux de le voir.

—Et moi de même, répondit le chef en excellent espagnol, s'il n'avait dépendu que de ma volonté, depuis plusieurs mois déjà je me serais réuni à vous, chef parce que vous êtes brave comme le plus redoutable Ulmen de ma nation.

Don Pablo pressa la main du chef.

—Il ne me reste plus, caballero, reprit don Antonio, qu'à vous présenter cet officier.

—C'est inutile, caballero, interrompit vivement don Pablo; lorsqu'il en sera temps, lui-même se présentera en nous instruisant des motifs qui obligent sa présence parmi nous; veuillez maintenant s'il vous plaît, vous acquitter de la mission dont vous êtes chargés en nous faisant connaître le message dont vous êtes porteur pour nous.

—Señor caballero, reprit don Antonio Zinozain, le roi mon maître et le vôtre, satisfait des services que vous avez rendus à son gouvernement depuis le commencement de cette déplorable révolte, à daigné vous conférer le grade de colonel.

—Je remercie Sa Majesté de sa bien veillante sollicitude pour moi, répondit don Pablo avec un sourire sardonique, mais le grade qu'elle veut bien m'octroyer aujourd'hui, depuis longtemps déjà mon épée me l'a fait conquérir sur les champs de bataille, où j'ai versé comme de l'eau mon sang pour le soutien des droits de Sa Majesté sacrée.

—Je le sais, caballero; aussi n'est-ce pas à cette seule distinction que Sa Majesté borne ses faveurs.

—Je vous écoute, señor.

—Sa Majesté non seulement a résolu de placer sous vos ordres immédiats un corps de deux cents hommes de cavalerie régulière commandé par moi et d'autres officiers de l'armée, mais encore elle vous autorise, par un décret dûment signé par elle et enregistré à la chancellerie, de prendre pour le corps d'armée placé sous vos ordres le titre de Corps fidèle des chasseurs des montagnes, d'arborer le drapeau royal écartelé de Castille et de Léon, et de placer la cocarde espagnole sur les coiffures de vos soldats.

—Sa Majesté m'accorde ces faveurs insignes? interrompit don Pablo avec un frémissement joyeux dans la voix.

—En sus, continua impassiblement don Antonio Zinozain, Sa Majesté, considérant que, jusqu'à présent, guidé seulement par votre dévouement et votre inviolable fidélité, vous avez soutenu la guerre à vos risques et périls, dépensant et compromettant votre fortune pour son service, sans espoir de rentrer dans ces énormes déboursés, Sa Majesté, dis-je, à la sagesse de qui rien n'échappe, a jugé convenable de vous donner une preuve de sa haute satisfaction pour cette conduite loyale. En conséquence, elle a ordonné qu'une somme de cent mille piastres fût mise immédiatement à votre disposition, afin de vous couvrir d'une partie de vos dépenses, et, en plus, elle vous autorise à prélever, sur toutes les contributions de guerre que vous imposerez aux villes qui tomberont en votre pouvoir, un dixième, dont vous disposerez à votre gré comme étant votre propriété pleine et entière, et ce jusqu'à concurrence de la somme de cent autres mille piastres fortes. Sa Majesté me charge, en outre, par l'entremise de Son Excellence le vice-roi son délégué et porteur de pleins pouvoirs, de vous assurer de sa haute satisfaction et de son désir de ne pas borner à ce qu'elle fait aujourd'hui, la récompense qu'elle compte vous accorder dans l'avenir.

—Ainsi, fit don Pablo en se redressant avec un orgueilleux sourire, maintenant je suis bien réellement un chef de guerre?

—Sa Majesté en a décidé ainsi, répondit froidement don Antonio.

—¡Vive Dios! s'écria le partisan avec un geste de menace, Sa Majesté a bien fait, car je jure Dieu que de tous ceux qui, aujourd'hui, combattent pour sa cause, je serai le dernier à mettre bas les armes, dussé-je y mourir, jamais je ne consentirai à traiter avec les rebelles et ce serment je le tiendrai, ¡rayo de Cristo! Quand même le ciel et la terre se ligueraient contre moi pour m'accabler, je veux que, dans un siècle; les petits enfants des hommes que nous combattons aujourd'hui tremblent encore au souvenir de mon nom.

Le féroce partisan s'était levé en prononçant cette terrible imprécation; il avait cambré à haute taille, rejeté sa tête en arrière et tenait la main posé sur la poignée de son sabre, tandis qu'il promenait sur les assistants un regard d'une indicible fierté et d'une énergie sauvage.

Les assistants furent émus malgré eux à ces males accents; un frisson électrique sembla parcourir l'assemblée, et, tout à coup, la salle entière éclata en cris et en exclamations; puis, les partisans s'échauffant peu à peu à leur propre excitation, l'enthousiasme atteignit bientôt le paroxysme de la joie et du délire.

Les natures primitives sont faciles à entraîner; ces hommes, à demi sauvage, se sentaient récompensés par les honneurs accordés à leur chef, ils étaient fiers de lui et témoignaient la joie qu'ils éprouvaient à leur manière, c'est-à-dire en criant à tue-tête et en gesticulant.

Les Espagnols eux-mêmes, partagèrent jusqu'à un certain point l'entraînement général; pendant un instant, l'espoir, presque éteint dans leur cœur, se réveilla aussi fort qu'au premier jour, et ils se surprirent à croire à un succès désormais impossible.

En effet, au point où en étaient arrivées les choses cette dernière tentative faite par les Espagnols n'était qu'un acte de folle témérité dont le résultat ne devait être que le prolongement, sans nécessité aucune, d'une guerre d'extermination entre hommes de même race et parlant la même langue, guerre impie et sacrilège qu'ils auraient dû, au contraire, terminer au plus vite, afin d'épargner l'effusion du sang et de ne pas quitter l'Amérique sous le poids de la réprobation générale, chassés bien plus par la haine des colons contre eux que par un sentiment de patriotisme et de nationalité que ceux-ci ne connaissaient pas encore et qui ne pouvait exister sur une terre qui jamais, depuis sa découverte, n'avait été libre.

Émile Gagnepain, seul spectateur, à part ses motifs de sûreté personnels, complètement désintéressé dans la question, ne put cependant conserver son indifférence et assister froidement à cette scène; il aurait même fini par se laisser aller à l'entraînement général si la présence des deux officiers espagnols, cause première de toutes ses traverses, ne l'avaient retenu, en lui inspirant une appréhension secrète que vainement il essayait de combattre, mais qui, malgré tous ses efforts, persévérait avec une opiniâtreté de plus en plus inquiétante pour lui.

Bien que le jeune Français fut placé fort en évidence près du secrétaire de don Pablo Pincheyra, cependant, depuis leur entrée dans la salle, les Espagnols n'avaient point semblé s'apercevoir de sa présence; pas une seule fois leurs regards ne s'étaient dirigés de son côté, bien qu'il fût certain qu'ils l'avaient aperçu. Cette obstination à feindre de ne pas le voir lui semblait d'autant plus extraordinaire de la part de ces deux hommes, qu'ils n'avaient aucun motif plausible pour l'éviter; du moins il le supposait.

Émile avait hâte que l'entrevue fût terminée, afin de s'approcher du capitaine Ortega et de lui demander l'explication d'un procédé qui lui paraissait non seulement blessant pour lui, mais qui semblait dénoter des intentions peu amicales à son égard.

Lorsque le tumulte commença à s'apaiser, que les partisans eurent enfin cessé ou à peu près leurs vociférations, don Pablo réclama le silence d'un geste et se prépara à prendre congé des envoyés espagnols, mais don Antonio Zinozain fit un pas en avant, et, se tournant vers le chef indien qui, jusque-là, était demeuré impassible et muet, écoutant et observant tout ce qui se passait devant lui, sans cependant y prendre part:

—Mon frère Marilaun, n'a-t-il donc rien à dire au grand-chef pâle? lui demanda-t-il.

—Sí, répondit nettement l'Araucan, j'ai à lui dire ceci: Marilaun est un Apo-Ulmen puissant parmi les Aucas, mille guerriers suivent, quand il l'exige, son cheval partout où il lui plaît de les conduire, son quipu est obéi sur tout le territoire des Puelches et des Huiliches; Marilaun aime le grand-père des visages pâles, il combattra avec ses guerriers pour faire rentrer dans le devoir les fils égarés du Toqui des blancs, cinq cents cavaliers huiliches et puelches se rangeront auprès de Pincheyra quand il l'ordonnera, car Pincheyra a toujours été un ami des Aucas et ils le considèrent comme un enfant de leur nation. J'ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants?

—Je vous remercie de votre offre généreuse, chef, répondit don Pablo, et je l'accepte avec empressement. Vos guerriers sont braves; vous, votre réputation de courage et de sagesse a depuis longtemps franchi les limites de votre territoire; le secours que vous m'offrez sera fort utile au service de Sa Majesté. Maintenant, caballeros, permettez-moi de vous offrir l'hospitalité; vous êtes fatigués d'une longue route et devez avoir besoin de prendre quelques rafraîchissements avant de nous quitter. Puisque rien ne nous retient plus ici, veuillez me suivre.

—Pardon, señor coronel, dit alors l'officier portugais, qui s'était jusque-là tenu modestement à l'écart; avant que vous quittiez cette salle, j'aurais, moi aussi, si vous me le permettez, à m'acquitter d'une mission dont je suis chargé près de vous.

Malgré sa puissance sur lui-même, don Pablo laissa échapper un mouvement de contrariété, presque aussitôt réprimé.

—Peut-être vaudrait-il mieux, señor capitaine, répondit-il d'un ton conciliant remettre à un autre moment plus convenable la communication que, dites-vous, vous avez à me faire.

—Pourquoi donc cela señor coronel? répliqua vivement le Portugais; le moment me parait, à moi, fort convenable, et l'endroit où nous nous trouvons des mieux appropriés. D'ailleurs, ne venez-vous pas d'y traiter des sujets de la plus haute importance?

—Cela peut être, señor; mais il me semble que cette audience n'a que trop duré déjà; elle s'est prolongée au delà des limites ordinaires. Vous, comme nous, devez avoir besoin de quelques heures de repos?

—Ainsi, señor coronel, vous refusez de m'entendre? reprit sèchement l'officier.

—Je ne dis pas cela, répondit vivement don Pablo; ne vous méprenez pas je vous prie, señor capitaine, sur le sens que j'attache à mes paroles. Je vous adresse une simple observation dans votre intérêt seul; voilà tout, señor.

—S'il en est ainsi, caballero, permettez-moi, tout en vous remerciant de votre courtoisie de ne pas accepter, quant à présent du moins, l'offre gracieuse que vous me faites, et, si vous me le permettez, je m'acquitterai de ma mission.

Don Pablo jeta à la dérobée un regard sur le peintre français, puis il répondit avec une répugnance visible:

—Parlez donc, señor, puisque vous l'exigez; caballeros, ajouta-t-il en s'adressant aux autres étrangers, excusez-moi pendant quelques minutes, je vous prie; vous voyez que je suis contraint d'écouter ce que ce caballero désire si ardemment me dire; mais je me plais à croire qu'il ne nous retiendra pas longtemps?

—Quelques minutes seulement, señor.

—Soit, nous vous écoutons.

Et le partisan reprit d'un air ennuyé le siège qu'il avait quitté; bien qu'il fit bonne contenance, un observateur aurait cependant remarqué qu'il éprouvait une vive contrariété intérieure. Le Français, mis sur ses gardes par Tyro, et qui jusque-là n'avait, dans ce qui s'était passé, rien vu qui lui fût personnel, ne laissa pas échapper cet indice, si léger qu'il fût; et, tout en feignant la plus entière indifférence, il redoubla d'attention et imposa sèchement silence au secrétaire de don Pablo qui, sans doute, averti par son maître, s'était tout à coup senti le besoin de causer avec le jeune homme auquel, jusqu'à ce moment, il n'avait pas daigné accorder la moindre marque de politesse.

Ainsi rebuté, le señor Vallejos se vit contraint de se renfermer de nouveau dans le mutisme sournois qui l'avait distingué pendant tout le cours de l'entrevue.

Le capitaine portugais, profitant de la permission qui lui était enfin donnée, s'approcha de quelques pas, et après avoir cérémonieusement salué don Pablo, il prit la parole d'une voix ferme.

—Señor coronel, dit-il, je me nomme don Sebastiao Vianna, et j'ai l'honneur de servir en qualité de capitaine dans l'armée de Sa Majesté le roi de Portugal et des Algarves.

—Je le sais, caballero, répondit sèchement don Pablo, venez donc au fait, s'il vous plaît, sans plus tarder.

—M'y voici, señor; cependant, avant de m'acquitter du message dont je suis chargé, il devait d'abord me faire connaître officiellement de vous.

—Fort bien, continuez.

—Le général don Roque, marquis de Castelmelhor, commandant en chef la deuxième division du corps d'occupation de la Banda Oriental, dont j'ai l'honneur d'être aide de camp, m'envoie vers vous don Pablo Pincheyra; colonel commandant une cuadrilla au service de Sa Majesté le roi d'Espagne, pour vous prier de vous expliquer clairement et catégoriquement au sujet de la marquise de Castelmelhor, son épouse, et de doña Eva de Castelmelhor, sa fille, que, d'après certains bruits parvenus jusqu'à lui, vous retiendriez, contre le droit des gens, prisonnières dans votre camp de Casa-Trama.

—Oh! fit don Pablo avec un geste de dénégation, une telle supposition attaque mon honneur, señor capitaine, prenez-y garde.

—Je ne fais pas de supposition, caballero, reprit don Sebastiao avec fermeté, veuillez me répondre clairement; ces dames sont-elles oui ou non en votre pouvoir?

—Ces dames ont réclamé mon assistance pour échapper aux rebelles qui les avaient faites prisonnières.

—Vous les retenez dans votre camp, ici, à Casa-Trama?

Don Pablo se tourna d'un air dépité vers le Français dont il sentait instinctivement que le regard pesait sur lui.

—Il est vrai, répondit-il enfin, que ces dames se trouvent dans mon camp, mais elles y jouissent de la liberté la plus entière.

—Cependant, lorsqu'à plusieurs reprises elles vous ont prié de les laisser rejoindre le général de Castelmelhor, toujours vous vous êtes opposé sous de vagues prétextes.

La situation se tendait de plus en plus, le partisan sentait la colère bouillonner dans son sein, il comprenait qu'il avait été trahi, que sa conduite était connue, que toute dénégation était impossible; le brevet d'honnêteté que si récemment lui avaient octroyé les officiers espagnols, l'obligeait à se contraindre; cependant il ne fut pas maître de réprimer toute marque de mécontentement, il y avait encore en lui trop du partisan et du bandit.

—¡Vive Dios! s'écria-t-il avec violence, on croirait, sur mon âme, que vous me faites en ce moment señor un interrogatoire, señor capitaine.

—C'en est un, en effet, caballero, répondit fièrement l'officier.

—Vous oubliez, il me semble où vous vous trouvez et à qui vous parlez, señor.

—Je n'oublie rien, j'accomplis mon devoir sans me soucier des conséquences probables que cette conduite aura pour moi.

—Vous plaisantez, señor, reprit le partisan avec un sourire cauteleux, vous n'avez rien à redouter de moi ni des miens, nous sommes des soldats et non des bandits; parlez donc sans crainte.

Don Sebastiao sourit avec amertume.

—Je n'éprouve aucune autre crainte, señor, dit-il, que celle de ne pas réussir dans l'accomplissement de ma mission: mais je remarque que je vous retiens plus de temps que je ne l'aurais désiré: je terminerai donc en deux mots: à don Pablo Pincheyra, l'officier espagnol, mon général me charge de rappeler que son honneur de soldat exige qu'il ne manque pas à sa parole loyalement donnée, en retenant contre leur gré, deux dames qui, de leur propre volonté, se sont placées sous sa sauvegarde; il le prie en conséquence de me les remettre pour qu'elles retournent sous mon escorte au quartier général de l'armée portugaise; au chef de partisans Pincheyra, homme pour lequel les mots honneur et loyauté sont vides de sens et qui ne recherche que le lucre, le marquis de Castelmelhor offre une rançon de quatre mille piastres que je suis chargé de compter contre la remise immédiate des deux dames. Maintenant j'ai terminé, caballero, c'est à vous de me dire à qui je m'adresse en ce moment, si c'est à l'officier espagnol ou au montonero.

Après ces paroles prononcées d'une voix brève et sèche, le capitaine s'appuya sur son sabre et attendit.

Cependant une vive agitation régnait dans la salle, les partisans chuchotaient entre eux en lançant des regards courroucés au téméraire officier qui osait les braver ainsi jusque dans leur camp; quelques-uns portaient déjà la main à leurs armes: un conflit était imminent.

Don Pablo se leva, d'un geste impérieux il calma le tumulte, et lorsque le silence se fut rétabli, il répondit avec la plus exquise courtoisie à l'envoyé du général.

—Señor capitaine, j'excuse en qu'il y a d'acerbe et d'exagéré dans ce que vous venez de me dire, vous ignorez ce qui s'est passé et ne faites que vous acquitter de la mission dont on vous a chargé; le ton que vous avez cru devoir prendre, avec un autre homme que moi, aurait pu avoir pour vous des conséquences fort graves, mais je vous le répète, je vous excuse parce que vous me supposez à tort des intentions qui toujours ont été bien éloignées de ma pensée; ces dames m'ont demandé ma protection, je la leur ai accordée pleine et entière; elles jugent aujourd'hui pouvoir s'en passer, soit; elles sont libres, rien ne les empêche de partir avec vous; elles ne sont pas mes prisonnières, je n'ai donc pas de rançon à exiger d'elles; ma seule récompense sera d'avoir été assez heureux pour leur être utile dans une circonstance très périlleuse; voilà, señor capitaine, la réponse que je puis vous faire. Veuillez informer son Excellence le marquis de Castelmelhor de la façon dont j'agis avec vous et assurez-le que j'ai été heureux de rendre à ces dames le service qu'elles ont réclamé de mon honneur de soldat.

—Cette réponse me comble de joie, caballero, reprit l'officier; croyez que je considérerai comme un devoir de faire disparaître de l'esprit de mon général les préventions qui s'y sont élevées contre vous, avec une espèce de raison, permettez-moi de vous le dire; il ne vous connaît pas, et vos ennemis vous ont noirci auprès de lui.

—Donc, voilà qui est entendu, señor; je suis heureux que cette grave affaire soit enfin terminée à notre satisfaction commune. Quand désirez-vous partir?

—Le plus tôt que cela me sera possible, señor.

—Je le comprends, le marquis de Castelmelhor doit être impatient de revoir deux personnes qui lui sont si chères et dont il est depuis longtemps séparé; cependant ces dames ont besoin de quelques heures pour faire leurs préparatifs de voyage; elles ne sont pas prévenues encore. J'ose donc espérer que vous accepterez l'invitation que j'ai faite à ces caballeros, et que vous consentirez à partager l'hospitalité que je puis leur offrir.

—De grand cœur, caballero, cependant je voudrais qu'il me fût permis de voir ces dames sans retard.

—Je vous conduirai moi-même près d'elles, señor capitaine, aussitôt que vous aurez pris quelques rafraîchissements.

Le capitaine s'inclina; une plus longue insistance aurait été de mauvais goût.

Don Pablo sortit alors de la salle avec ses hôtes et ses plus intimes officiers; en passant près du peintre français, il ne lui dit pas un mot, mais il lui lança un regard sardonique accompagné d'un sourire qui donna fort à réfléchir au jeune homme.

—Hum, murmura-t-il à part lui, tout cela n'est pas clair, je crois qu'il me faut plus que jamais veiller sur ces deux pauvres dames; don Pablo a trop facilement consenti à les laisser partir.

Et il quitta la salle en hochant la tête à plusieurs reprises.


XVIII

LE TOLDO

En quittant la salle de réception, Émile Gagnepain s'était dirigé vers le toldo habité par la marquise de Castelmelhor et sa fille; en agissant ainsi, le jeune homme obéissait à un pressentiment qui lui disait que, dans ce qui s'était passé devant lui, une sombre comédie avait été jouée par don Pablo, et que la facilité avec laquelle il avait consenti à laisser partir ses captives cachait une perfidie.

Ce pressentiment était devenu tellement vif dans l'esprit du jeune homme, il avait à ses yeux si bien revêtu les apparences de la réalité, que bien que rien ne vint corroborer cette pensée de trahison, il en avait acquis la certitude morale et aurait au besoin affirmé sa réalité.

Entraîné malgré lui et contre sa volonté dans une suite d'aventures fort désagréables pour un homme qui, comme lui, était venu chercher en Amérique cette liberté de mouvements et cette tranquillité d'esprit que son pays, bouleversé par les factions, lui refusait, le jeune homme avait fini, ainsi que cela arrive toujours, par s'intéresser à cette position anormale que les circonstances lui avaient faite et à suivre les diverses péripéties de la lutte étrange dans laquelle il se trouvait jeté avec l'anxiété fébrile d'un homme qui voit se dérouler devant lui les scènes d'un drame émouvant. De plus sans qu'il y eût pris garde, un sentiment qu'il n'essayait pas d'analyser avait sourdement germé dans son cœur; ce sentiment avait grandi à son insu, presque insensiblement, et avait fini par acquérir une force telle, que le jeune homme, qui commençait à s'effrayer de la nouvelle situation dans laquelle son esprit se trouvait placé tout à coup, désespérait de l'arracher de son cœur, et de même que toutes les natures, non pas faibles, mais insouciantes, n'osant s'interroger sérieusement et sonder le gouffre qui s'était ainsi ouvert dans son âme, il se laissait nonchalamment entraîner par le courant qui l'emportait, jouissant du présent sans songer à l'avenir, et se disant que, le moment de la catastrophe arrivé, il serait temps assez de faire face au péril et de prendre un parti quelconque.

A peine avait-il fait quelques pas dans le camp que, en tournant la tête, il aperçut don Santiago Pincheyra à quelques pas derrière lui.

Le montonero marchait nonchalamment, les bras derrière le dos, les regards vagues, sifflotant une zambacueca entre ses dents, ayant enfin toute la démarche d'un homme désœuvré qui se promène; mais le peintre ne s'y trompa pas: il comprit que don Pablo, empêché par ses hôtes, auxquels il était tenu de faire les honneurs du camp, avait délégué son frère, afin de suivre ses mouvements et lui rendre compte de ses démarches.

Le jeune homme ralentit peu à peu le pas, sans affectation, et, pivotant tout à coup sur les talons, il se trouva nez à nez avec don Santiago.

—Eh! fit-il, en feignant de l'apercevoir, quelle charmante surprise, señor, vous avez donc laissé à votre frère don Pablo le soin de traiter les officiers espagnols.

—Comme vous le voyez, señor, répondit l'autre assez, interloqué et ne sachant trop quoi répondre.

—Et vous vous promenez, sans doute?

—Ma foi oui; entre nous, cher señor, ces réceptions d'étiquette m'ennuient; je suis un homme simple, moi, vous le savez.

—¡Caray! Si je le sais, dit le Français d'un air narquois; ainsi, vous êtes libre?

—Mon Dieu oui, complètement.

—Eh bien! Je suis charmé que vous soyez parvenu à vous dépêtrer de ces étrangers si fiers et si hautains; c'est bien heureux pour moi que vous soyez libre, et je vous avoue que je ne comptais guère sur le plaisir de vous rencontrer si à point.

—Vous me cherchiez donc? fit don Santiago avec étonnement.

—Certes, je vous cherchais; seulement, vu les circonstances présentes, je n'espérais pas, je vous le répète, réussir à vous rencontrer.

—Ah! Pourquoi donc me cherchiez-vous ainsi?

—Voilà, cher seigneur, comme je sais de longue main, que vous êtes un de mes meilleurs amis, j'avais l'intention de vous demander un service.

—Me demander un service, à moi?

—Parbleu! A qui donc, excepté votre frère don Pablo et vous, je ne connais personne à Casa-Trama.

—C'est vrai, vous êtes forastero étranger.

—Hélas, oui! Tout ce qu'il y a de plus forastero.

—Voyons le service? demanda le montonero, complètement trompé par la feinte bonhomie du jeune homme.

—Voici ce dont il s'agit, répondit celui-ci avec un sang-froid imperturbable, seulement je vous prie de me garder le secret, car la chose intéresse d'autres personnes et, par conséquent, est assez grave.

—Ah, ah! fit don Santiago.

—Oui, reprit le jeune homme en baissant affirmativement la tête, vous me promettez le secret, n'est-ce pas?

—Sur mon honneur.

—Merci, me voilà tranquille; je vous avouerai donc que je commence à m'ennuyer terriblement à Casa-Trama.

—Je comprends cela, répondit le montonero, en hochant la tête.

—Je voudrais partir.

—Qui vous en empêche?

—Mon Dieu, une foule de raisons; d'abord les deux dames que vous savez.

—C'est juste, dit-il avec un sourire.

—Vous ne me comprenez pas.

—Comment cela?

—Dame! Vous semblez supposer que je désire demeurer près d'elles, tandis que ce sont elles, au contraire, qui s'obstinent à exiger que je demeure ici.

Le montonero lança à la dérobée un regard soupçonneux à son interlocuteur, mais le Français était sur ses gardes, son visage semblait de marbre.

—Bien. Continuez, fit-il au bout d'un instant.

—Vous savez que j'assistais à l'entrevue.

—Parbleu! Puisque je vous y ai conduit moi-même; vous étiez assis auprès du secrétaire.

—Le señor Vallejos, c'est cela: un bien aimable cavalier; eh bien! Ces dames sont sur le point de quitter Casa-Trama. Don Pablo consent à leur départ.

—Vous voudriez partir avec elles?

—Vous n'y êtes pas; je voudrais partir c'est vrai, mais pas avec elles; puisqu'elles s'en vont sous l'escorte des officiers étrangers, je leur deviens inutile.

—En effet!

—Donc, elles n'auront plus de prétexte pour m'empêcher de me séparer d'elles.

—C'est vrai! Alors?

—Alors, je désire que vous me fassiez accorder par votre frère, à moins que vous ne préfériez me le donner vous-même, un sauf-conduit pour traverser en sûreté vos lignes et regagner au plus vite le Tucumán que je n'aurais jamais dû quitter.

—C'est bien réellement pour retourner au Tucumán que vous désirez un sauf-conduit?

—Pour quelle raison serait-ce donc?

—Je ne sais pas; mais mon frère... Il s'arrêta subitement avec un embarras mal dissimulé.

—Votre frère? insinua le jeune homme.

—Rien, je m'étais trompé; ne faites pas, je vous prie, attention à mes paroles, et n'attachez pas à ce que je vous dis un sens qui me saurait être vrai; je suis sujet à commettre souvent des erreurs.

—Y a-t-il des difficultés à ce que vous m'accordiez ce sauf-conduit?

—Je n'en vois pas; cependant, je n'oserais le faire, sans en prévenir mon frère.

—Qu'à cela ne tienne, je n'ai nullement l'intention de quitter le camp sans son autorisation; si vous voulez, nous irons le trouver ensemble.

—Vous êtes donc pressé de partir?

—Jusqu'à un certain point, il vaudrait mieux, je crois, que je pusse m'éloigner sans voir ces dames et avant elles; de cette façon, j'éviterais la demande qu'elles ne manqueront pas de m'adresser de les accompagner.

—Cela vaudrait mieux, en effet.

—Allons donc trouver votre frère, afin de terminer cela le plus tôt possible.

—Soit.

Ils se dirigèrent vers le toldo de don Pablo; mais, à moitié route à peu près le Français s'arrêta en se frappant le front.

—Qu'avez-vous? lui demanda don Santiago.

—J'y songe, nous n'avons pas besoin d'aller ensemble; vous arrangerez cette affaire beaucoup mieux que moi; pendant que vous serez là-bas, je préparerai tout pour mon départ, de sorte que je pourrai me mettre en route aussitôt après votre retour.

Le jeune homme parlait avec une si grande bonhomie, sa figure respirait si bien la franchise et l'insouciance, que don Santiago, malgré toute sa finesse, y fut trompé.

—C'est cela, dit-il; pendant que je serai près de mon frère, faites vos préparatifs; je n'ai pas besoin de vous.

—Cependant, si vous le préférez, peut-être serait-il plus convenable que je vous accompagnasse?

—Non, non, c'est inutile; dans une heure je serai à votre toldo avec le sauf-conduit.

—Je vous remercie d'avance.

Les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent, don Santiago se dirigeant vers la maison de son frère, qui était aussi la sienne, et le Français suivant en apparence le chemin qui le devait conduire à l'habitation qui lui avait été assignée; mais aussitôt que le partisan eut tourné l'angle de la plus prochaine rue, Émile, après s'être assuré qu'un nouvel espion n'était pas attaché à ses pas, changea immédiatement de direction et reprit celle de la demeure des deux dames.

Pincheyra avait logé ses captives dans un toldo isolé à une des extrémités du camp, toldo, adossée à une montagne taillée presque à pic, et qui pour cette raison le rassurait sur les probabilités d'une fuite. Ce toldo était du reste partagé en plusieurs compartiments, propres et meublé avec tout le luxe que comportait l'endroit où il se trouvait.

Deux femmes indiennes avaient été par le partisan attachées au service des deux dames, non seulement comme domestiques, mais surtout pour les surveiller et lui rendre compte de ce qu'elles disaient et faisaient; car, malgré les dénégations de don Pablo, la marquise et sa fille, bien que traitées avec le plus grand respect et en apparence complètement libres de leurs actions, étaient bien réellement prisonnières et elles n'avaient pas tardé à s'en apercevoir.

Ce n'était qu'avec de grandes précautions, et pour ainsi dire à la dérobée, que le jeune peintre parvenait à les voir et à échanger avec elles quelques mots sans témoins.

Les domestiques rôdaient sans cesse autour de leurs maîtresses, furetant, écoutant et regardant, et si par hasard elles s'éloignaient, la sœur de don Santiago, qui affectait de témoigner une vive amitié pour les étrangères, venait s'installer chez elles sans façon et y demeurait presque toute la journée, les fatiguant de ses caresses étudiées et des témoignages menteurs d'une amitié qu'elles savaient parfaitement être fausse.

Cependant grâce à Tyro, dont le dévouement ne se ralentissait pas, et qui avait su se mettre au mieux dans l'esprit des deux Indiennes, Émile était parvenu à se débarrasser à peu près d'elles; le Guaranis avait trouvé le moyen de les attirer par de petits présents, et à les mettre jusqu'à un certain point dans les intérêts de son maître, qui, de son côté, n'arrivait jamais au toldo sans leur offrir quelque bagatelle; il ne restait donc que la sœur de Pincheyra. Mais ce jour-là; après avoir, le matin, fait une longue visite aux dames, elle s'était retirée afin d'assister au repas que son frère donnait aux officiers étrangers, et pour remplir a leur égard ses devoirs de maîtresse de maison, soin dont elle n'avait pu se dispenser.

La marquise et sa fille étaient donc, pour quelque temps du moins, délivrées de leurs espionnes, maîtresses de leur temps et libres jusqu'à un certain point de se concerter avec le seul ami qui ne les eût pas abandonnées, sans craindre que leurs paroles fussent répétées à l'homme qui avait si indignement trahi à leur égard les lois de l'hospitalité et méconnu le droit des gens.

A quelques pas du toldo, le jeune homme se croisa avec Tyro, qui, sans lui parler, lui fit comprendre, par un signe muet, que les dames étaient seules.

Le jeune homme entra.

La marquise et sa fille, tristement assises auprès l'une de l'autre, lisaient dans un livre de prières.

Au bruit que fit Émile en franchissant le seuil de la porte, elles relevèrent vivement la tête.

—Ah! fit la marquise dont le visage s'éclaira aussitôt. C'est vous enfin, don Emilio.

—Excusez-moi, madame, répondit-il, je ne puis que fort rarement me rendre auprès de vous.

—Je le sais, comme nous vous êtes surveillé, en butte aux soupçons. Hélas! Nous n'avons échappé aux révolutionnaires que pour tomber aux mains d'hommes plus cruels encore.

—Auriez-vous à vous plaindre des procédés de don Pablo Pincheyra ou de quelqu'un des siens, madame?

—Oh! répondit-elle avec un sourire ironique, don Pablo est poli, trop peut-être avec moi? Oh, mon Dieu! Qu'ai-je fait pour être ainsi en butte à ces persécutions!

—Avez-vous vu mon serviteur, ce matin, madame. Je vous demande pardon de vous interroger ainsi, mais le temps me presse.

—Est-ce de Tyro dont vous me parlez?

—De lui-même, oui, madame.

—Je l'ai vu un instant.

—Il ne vous a rien dit?

—Peu de chose; il m'a annoncé votre visite, en ajoutant que, sans doute, vous auriez d'importantes nouvelle à m'apprendre, aussi mon désir de vous voir était-il vif; dans la position où ma fille et moi nous nous trouvons, tout est pour nous matière à espérance.

—J'ai, en effet, madame, de graves nouvelles à vous annoncer; mais je ne sais comment le faire.

—Pourquoi donc? s'écria doña Eva en fixant sur lui ses grands yeux avec une expression indéfinissable: craignez-vous de nous affliger, señor don Emilio?

—Je crains, au contraire, señorita, de faire entrer dans votre cœur un espoir qui ne se réalisera pas.

—Que voulez-vous dire? Parlez, señor, au nom du ciel! interrompit vivement la marquise.

—Ce matin, madame, plusieurs étrangers sont entrés à Casa-Trama.

—Je le sais, caballero; c'est à cette circonstance que je dois de ne pas avoir près de moi le garde du corps en courette qu'on a jugé convenable de me donner, c'est-à-dire la sœur du señor don Pablo Pincheyra.

—Connaissez-vous ces étrangers, madame?

—Votre question a lieu de me surprendre, caballero. Depuis mon arrivée ici, vous savez que c'est à peine s'il m'a été permis de faire quelques pas hors de cette misérable choza.

—Excusez-moi, madame; je vais mieux préciser ma question: avez-vous entendu parler d'un certain don Sebastiao Vianna?

—Oui, oui! s'écria doña Eva en joignant les mains avec joie; don Sebastiao est un des aides de camp de mon père.

Le visage du jeune homme s'assombrit.

—Ainsi, vous êtes sûre de le connaître? reprit-il.

—Certes, répondit la marquise. Comment, ma fille et moi, ne connaîtrions-nous pas un homme qui est notre parent éloigné et qui a servi de parrain à ma fille?

—Alors, madame, je me trompais, et les nouvelles que je vous apporte sont réellement de bonnes nouvelles pour vous; j'ai eu tort de tant hésiter à vous les annoncer.

—Comment cela?

—Parmi les étrangers arrivés ce matin à Casa-Trama, il en est un chargé de réclamer votre mise en liberté immédiate, de la part du marquis de Castelmelhor, votre époux, madame, votre père, señorita; cet étranger se nomme don Sebastiao Vianna, porte le costume d'officier portugais et est, dit-il, aide de camp du général marquis de Castelmelhor; je dois reconnaître que don Pablo Pincheyra s'est en cette circonstance conduit en véritable caballero; après avoir nié que vous fussiez ses prisonnières, il a noblement refusé la somme proposée pour votre rançon, et s'est engagé à vous remettre aujourd'hui même aux mains de don Sebastiao, qui doit, sous son escorte, vous reconduire à votre mari.

Il y eut un instant de silence; la marquise était pâle, ses sourcils froncés à se joindre sous l'effort d'une pensée intérieure et ses regards fixes dénotaient chez elle une émotion contenue avec peine; doña Eva, au contraire, rayonnait: l'espoir de la liberté illuminait ses traits d'une auréole de bonheur.

Le jeune homme regardait la marquise sans rien comprendre à cette émotion dont il cherchait vainement la cause; enfin elle reprit la parole.

—Êtes-vous bien certain, caballero, dit-elle, que l'officier dont vous parlez se nomme don Sebastiao Vianna?

—Parfaitement, señora, je l'ai plusieurs fois entendu nommer devant moi; d'ailleurs il me serait de toute impossibilité d'inventer ce nom que jamais, avant aujourd'hui, je n'avais entendu prononcer.

—C'est vrai, et pourtant ce que vous me dites est tellement extraordinaire que je vous avoue que, malgré moi, je n'ose y croire et que je redoute un piège.

—Oh! Ma mère! s'écria doña Eva d'un ton de reproche, don Sebastiao Vianna, l'homme le plus loyal et le plus...

—Qui vous assure ma fille, interrompit vivement la marquise, que cet homme soit réellement don Sebastiao?

—Oh, madame! fit le jeune homme.

—Caballero, don Sebastiao était, il y a deux mois à peine, en Europe, répondit la marquise d'un ton péremptoire.

Cette parole tomba comme la foudre au milieu de la conversation, et glaça subitement l'espoir dans le cœur de la jeune fille.

Au même instant un coup de sifflet résonna au dehors.

—Tyro m'avertit, dit Émile, que quelqu'un vient de ce côté, je ne puis demeurer davantage. Quoi qu'il arrive, ne vous abandonnez pas au désespoir, feignez d'accepter, quelles qu'elles soient, les propositions qui vous seront faites; tout est préférable pour vous à demeurer plus longtemps ici; moi, de mon côté, je veillerai; à bientôt, courage! Comptez sur moi!

Et sans attendre la réponse que les deux dames se préparaient sans doute à lui faire, le jeune homme s'élança hors du toldo.

Tyro, qui guettait son apparition, le saisit vivement par le bras et l'entraîna derrière le toldo.

—Regardez, lui dit-il.

Le peintre se pencha avec précaution, et il aperçut don Pablo Pincheyra, sa sœur, l'officier portugais et trois ou quatre autres personnes qui se dirigeaient vers l'habitation des dames.

—Hum! fit-il, il était temps.

—N'est-ce pas? Mais je veillais, heureusement.

—Viens, Tyro, retournons chez moi; don Santiago doit m'attendre.

—Vous lui avez donné rendez-vous?

—Oui.

—Eh bien! Vous avais-je trompé, mi amo?

—Non, certes; ce que j'ai vu a surpassé mon attente. Mais quel est donc ce don Sebastiao?

Le Guaranis répondit par un ricanement de mauvais augure.

—Il y a quelque chose, n'est-ce pas? demanda Émile avec inquiétude.

—Avec les Pincheyras, il y a toujours quelque chose, mi amo, reprit l'Indien à voix basse; mais nous voici à votre toldo, soyez prudent.

—Avertis les Gauchos que, probablement, nous partons aujourd'hui; prépare tout pour que nous soyons en mesure.

—Nous partons?

—Je l'espère.

—Oh! Alors, tout n'est pas encore perdu.

Ils entrèrent dans le toldo, il était désert, don Santiago n'avait pas encore paru.

Tandis que Tyro allait avertir les Gauchos de lacer et de seller leurs chevaux et de ramener les mules de charge du corral, le jeune homme se mit avec une rapidité fébrile à faire ses préparatifs.

Aussi, lorsque une demi-heure plus tard, don Santiago entra dans le toldo, le regard soupçonneux qu'il jeta autour de lui ne lui révéla aucun indice qui pût lui faire soupçonner que le Français ne s'était pas mis à la besogne aussitôt après l'avoir quitté.

—Ah, ah! fit le jeune homme en le voyant, soyez le bienvenu, don Santiago, surtout si vous m'apportez mon sauf-conduit.

—Je vous l'apporte, répondit laconiquement don Santiago.

—Pardieu! Il faut avouer que vous êtes un ami précieux; don Pablo n'a pas fait de difficultés?

—Aucunes.

—Allons, il est définitivement fort aimable pour moi, ainsi je puis partir.

—Oui, à deux conditions.

—Ah! Il y a des conditions, et quelles sont-elles?

—La première est que vous partirez tout de suite et sans voir personne, ajouta-t-il en pesant avec soin sur le dernier membre de phrase.

—Mes gens?

—Vous les emmènerez avec vous; que voulez-vous que nous en fassions ici?

—C'est juste; eh bien! Mais cette condition me plaît extraordinairement, vous savez que je désire surtout partir sans prendre congé de qui que ce soit; tout est donc pour le mieux. Voyons maintenant la seconde condition, si elle est comme la première, je ne doute pas que je l'accepte sans observation.

—La voici: don Pablo désire que je vous escorte, avec une dizaine de cavaliers, jusqu'à quelques lieues d'ici.

—Ah! fit le jeune homme.

—Cela vous déplaît-il?

—A moi? répondit en riant Émile, qui déjà avait repris son sang-froid; pourquoi cela me déplairait-il? Je suis, au contraire, fort reconnaissant à votre frère de cette nouvelle gracieuseté. Il craint sans doute que je m'égare dans le dédale inextricable de ces montagnes, ajouta-t-il avec une pointe d'ironie.

—Je ne sais pas; il m'a ordonné de vous escorter: j'obéis, voilà tout.

—C'est juste et surtout extraordinairement logique.

—Ainsi, vous acceptez ces deux conditions?

—Avec reconnaissance.

—Alors nous partirons quand vous voudrez.

—Je voudrais vous répondre, tout de suite; malheureusement, je suis obligé d'attendre mes chevaux qui ne sont pas encore arrivés du corral.

—Il n'est pas encore tard, ainsi il n'y a pas de temps de perdu.

—Maintenant que nous sommes d'accord, si nous buvions un gatro d'aguardiente[1].

—Ma foi, ce sera avec plaisir, señor.

Le Français prit une bota et versa de l'eau-de-vie dans deux gobelets en corne.

—A votre santé, dit-il en buvant.

—A votre heureux voyage, répondit don Santiago.

—Merci.

Un bruit de pas de chevaux se fit entendre au dehors.

—Voici vos animaux qui arrivent.

—Alors, nous serons prêts dans quelques instants. Si vous voulez, pendant que nous chargeons, prévenez les hommes qui doivent vous accompagner.

—Ils sont prévenus, ils nous attendent aux retranchements.

Tyro et les Gauchos se mirent alors, aidés par Émile et don Santiago, à charger les deux mules et à seller les chevaux.

Le Français, habitué à voyager dans ces contrées, n'avait que fort peu de bagages: il n'emportait jamais avec lui que les choses les plus indispensables.

Une demi-heure plus tard, la caravane se mettait en marche au petit pas, accompagnée par don Santiago qui la suivait à pied en fumant sa cigarette et causant amicalement avec le jeune homme.

Ainsi que l'avait dit le montonero, une dizaine de cavaliers attendaient aux retranchements.

Le Pincheyra enfourcha sa monture, donna l'ordre au départ, les gardiens ouvrirent la barrière et la petite troupe quitta le camp en bon ordre.

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