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Le mort vivant

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The Project Gutenberg eBook of Le mort vivant

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Title: Le mort vivant

Author: Robert Louis Stevenson

Lloyd Osbourne

Translator: Teodor de Wyzewa

Release date: September 21, 2013 [eBook #43784]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MORT VIVANT ***

R.-L. STEVENSON

Le Mort Vivant

ROMAN

Traduit par T. de WYZEWA

PARIS

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

1905

Tous droits réservés.

DU MÊME AUTEUR:

LE REFLUX, roman, traduit par Teodor de Wyzewa, un volume in-16 3 fr. 50
LE ROMAN DU PRINCE OTHON, traduit par Egerton Castle, un volume in-16 3 fr. 50

LE MORT VIVANT

I
LA FAMILLE FINSBURY

Combien le lecteur,—tandis que, commodément assis au coin de son feu, il s'amuse à feuilleter les pages d'un roman,—combien il se rend peu compte des fatigues et des angoisses de l'auteur! Combien il néglige de se représenter les longues nuits de luttes contre des phrases rétives, les séances de recherches dans les bibliothèques, les correspondances avec d'érudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout l'énorme échafaudage que l'auteur a édifié et puis démoli, simplement pour lui procurer, à lui, lecteur, quelques instants de distraction au coin de son feu, ou encore pour lui tempérer l'ennui d'une heure en wagon!

C'est ainsi que je pourrais fort bien commencer ce récit par une biographie complète de l'Italien Tonti: lieu de naissance, origine et caractère des parents, génie naturel (probablement hérité de la mère), exemples remarquables de précocité, etc. Après quoi je pourrais également infliger au lecteur un traité en règle sur le système économique auquel le susdit Italien a laissé son nom. J'ai là, dans deux tiroirs de mon cartonnier, tous les matériaux dont j'aurais besoin pour ces deux paragraphes; mais je dédaigne de faire étalage d'une science d'emprunt. Tonti est mort; je dois même dire que je n'ai jamais rencontré personne pour le regretter. Et quant au système de la tontine, voici, en quelques mots, tout ce qu'il est nécessaire qu'on en connaisse pour l'intelligence du simple et véridique récit qui va suivre:

Un certain nombre de joyeux jeunes gens mettent en commun une certaine somme, qui est ensuite déposée dans une banque, à intérêts composés. Les déposants vivent leur vie, meurent chacun à son tour; et, quand ils sont tous morts à l'exception d'un seul, c'est à ce dernier survivant qu'échoit toute la somme, intérêts compris. Le survivant en question se trouve être alors, suivant toute vraisemblance, si sourd qu'il ne peut pas même entendre le bruit mené autour de sa bonne aubaine; et, suivant toute vraisemblance, il a lui-même trop peu de temps à vivre pour pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce que le système a de poétique, pour ne pas dire de comique: mais il y a en même temps, dans ce système, quelque chose de hasardeux, une apparence de sport, qui, jadis, l'a rendu cher à nos grands-parents.

Lorsque Joseph Finsbury et son frère Masterman n'étaient que deux petits garçons en culottes courtes, leur père,—un marchand aisé de Cheapside,—les avait fait souscrire à une petite tontine de trente-sept parts. Chaque part était de mille livres sterling. Joseph Finsbury se rappelle, aujourd'hui encore, la visite au notaire: tous les membres de la tontine,—des gamins comme lui,—rassemblés dans une étude, et venant, chacun à son tour, s'asseoir dans un grand fauteuil pour signer leurs noms, avec l'assistance d'un bon vieux monsieur à lunettes chaussé de bottes à la Wellington. Il se rappelle comment, après la séance, il a joué avec les autres enfants dans une prairie qui se trouvait derrière la maison du notaire, et la magnifique bataille qu'il a engagée contre un de ses co-tontineurs, qui s'était permis de lui tirer le nez. Le fracas de la bataille est venu interrompre le notaire pendant qu'il s'occupait, dans son étude, à régaler les parents de gâteaux et de vin: de telle sorte que les combattants ont été brusquement séparés, et Joseph (qui était le plus petit des deux adversaires) a eu la satisfaction d'entendre louer sa bravoure par le vieux monsieur aux bottes à la Wellington, comme aussi d'apprendre que celui-ci, à son âge, s'était comporté de la même façon. Sur quoi, Joseph s'est demandé si, à son âge, le vieux monsieur avait déjà une petite tête chauve; et de petites bottes à la Wellington.

En 1840, les trente-sept souscripteurs étaient tous vivants; en 1850, leur nombre avait diminué de six; en 1856 et en 1857, la Crimée et la grande Révolte des Indes, aidant le cours naturel des choses, n'emportèrent pas moins de neuf des tontineurs. En 1870, cinq seulement de ceux-ci restaient en vie; et, à la date de mon récit, il n'en restait plus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son frère aîné.

A cette date, Masterman Finsbury était dans sa soixante-treizième année. Ayant depuis longtemps ressenti les fâcheux effets de l'âge, il avait fini par se retirer des affaires, et vivait à présent dans une retraite absolue, sous le toit de son fils Michel, l'avoué bien connu. Joseph, d'autre part, était encore sur pied, et n'offrait encore qu'une figure demi-vénérable, dans les rues où il aimait à se promener. La chose était,—je dois ajouter,—d'autant plus scandaleuse que Masterman avait toujours mené (jusque dans les moindres détails) une vie anglaise véritablement modèle. L'activité, la régularité, la décence, et un goût marqué pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationales qu'on s'accorde à considérer comme les bases mêmes d'une verte vieillesse, Masterman Finsbury les avait pratiquées à un très haut degré: et voilà où elles l'avaient conduit, à soixante-treize ans! Tandis que Joseph, à peine plus jeune de deux ans, et qui se trouvait dans le plus enviable état de conservation, s'était toute sa vie disqualifié à la fois par la paresse et l'excentricité. Embarqué d'abord dans le commerce des cuirs, il s'était bientôt fatigué des affaires. Une passion malheureuse pour les notions générales, faute d'avoir été réprimée à temps, avait commencé, dès lors, à saper son âge mûr. Il n'y a point de passion plus débilitante pour l'esprit, si ce n'est peut-être cette démangeaison de parler en public qui en est, d'ailleurs, un accompagnement ou un succédané assez ordinaire. Dans le cas de Joseph, du moins, les deux maladies étaient réunies: peu à peu s'était déclarée la période aiguë, celle où le patient fait des conférences gratuites; et, avant que peu d'années se fussent passées, l'infortuné en était arrivé au point d'être prêt à entreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant les moutards d'une école primaire.

Non pas que Joseph Finsbury fût, le moins du monde, un savant! Toute son érudition se bornait à ce que lui avaient fourni les manuels élémentaires et les journaux quotidiens. Il ne s'élevait pas même jusqu'aux encyclopédies; c'était «la vie, disait-il, qui était son livre». Il était prêt à reconnaître que ses conférences ne s'adressaient pas aux professeurs des universités: elles s'adressaient, suivant lui, «au grand cœur du peuple». Et son exemple tendrait à faire croire que le «cœur» du peuple est indépendant de sa tête: car le fait est que, malgré leur sottise et leur banalité, les élucubrations de Joseph Finsbury étaient, d'ordinaire, favorablement accueillies. Il citait volontiers, entre autres, le succès de la conférence qu'il avait faite aux ouvriers sans travail, sur: Comment on peut vivre à l'aise avec deux mille francs par an. L'Education, ses buts, ses objets, son utilité et sa portée, avait valu à Joseph, en plusieurs endroits, la considération respectueuse d'une foule d'imbéciles. Et quant à son célèbre discours sur l'Assurance sur la vie envisagée dans ses rapports avec les masses, la Société d'Amélioration Mutuelle des Travailleurs de l'Ile des Chiens, à qui il fut adressé, en fut si charmée,—ce qui donne vraiment une triste idée de l'intelligence collective de cette association,—que, l'année suivante, elle élut Joseph Finsbury pour son président d'honneur: titre qui, en vérité, était moins encore que gratuit, puisqu'il impliquait, de la part de son titulaire, une donation annuelle à la caisse de la Société; mais l'amour-propre du nouveau président d'honneur n'en avait pas moins là de quoi se trouver hautement satisfait.

Or, pendant que Joseph se constituait ainsi une réputation parmi les ignorants d'espèce cultivée, sa vie domestique se trouva brusquement encombrée d'orphelins. La mort de son plus jeune frère, Jacques, fit de lui le tuteur de deux garçons, Maurice et Jean; et, dans le courant de la même année, sa famille s'enfla encore par l'addition d'une petite demoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme de fortune modique, et, apparemment, peu pourvu d'amis. Ce Hazeltine n'avait vu Joseph Finsbury qu'une seule fois, dans une salle de conférence de Holloway; mais, au sortir de cette salle, il était allé chez son notaire, avait rédigé un nouveau testament, et avait légué au conférencier le soin de sa fille, ainsi que de la petite fortune de celle-ci. Joseph était ce qu'on peut appeler un «bon enfant»: et cependant ce ne fut qu'à contre-cœur qu'il accepta cette nouvelle responsabilité, inséra une annonce pour demander une gouvernante, et acheta, d'occasion, une voiture de bébé. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelques mois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean; et cela non pas autant à cause des liens de parenté que parce que le commerce des cuirs (où, naturellement, il s'était hâté d'engager les trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux) avait manifesté, depuis peu, d'inexplicables symptômes de déclin. Un jeune, mais capable Ecossais, fut ensuite choisi comme gérant de l'entreprise: et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsbury n'eut à se préoccuper de l'ennuyeux souci des affaires. Laissant son commerce et ses pupilles entre les mains du capable Ecossais, il entreprit un long voyage sur le continent et jusqu'en Asie Mineure.

Avec une Bible polyglotte dans une main et un manuel de conversation dans l'autre, il se fraya successivement son chemin à travers les gens de douze langues différentes. Il abusa de la patience des interprètes, sauf à les payer (le juste prix), quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement; et je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il remplit une foule de carnets du résultat de ses observations.

Il employa plusieurs années à ces fructueuses consultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint en Angleterre que lorsque l'âge de ses pupilles exigea de sa part un surcroît de soins. Les deux garçons avaient été placés dans une école,—à bon marché, cela va de soi,—mais en somme assez bonne, et où ils avaient reçu une saine éducation commerciale: trop saine même, peut-être, étant donné que le commerce des cuirs se trouvait alors dans une situation qui aurait gagné à n'être pas examinée de très près.

Le fait est que, quand Joseph s'était préparé à rendre à ses neveux ses comptes de tutelle, il avait découvert, à son grand chagrin, que l'héritage de son frère Jacques ne s'était pas agrandi, sous son protectorat. En supposant qu'il abandonnât à ses deux neveux jusqu'au dernier centime de sa fortune personnelle, il avait constaté qu'il aurait encore à leur avouer un déficit de sept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiqués aux deux frères, en présence d'un avoué, Maurice Finsbury menaça son oncle de toutes les sévérités de la loi: je crois bien qu'il n'aurait pas hésité (malgré les liens du sang) à recourir jusqu'aux mesures les plus extrêmes, si son avoué ne l'en avait retenu.

—Jamais vous ne parviendrez à tirer du sang d'une pierre! lui avait dit, judicieusement, cet homme de loi.

Et Maurice comprit la justesse du proverbe, et se résigna à passer un compromis avec son oncle. D'un côté, Joseph renonçait à tout ce qu'il possédait, et reconnaissait à son neveu une forte part dans la tontine, qui commençait à devenir une spéculation des plus sérieuses; de l'autre côté, Maurice s'engageait à entretenir à ses frais son oncle ainsi que miss Hazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), et à leur servir, à chacun, une livre sterling par mois comme monnaie de poche.

Cette subvention était plus que suffisante pour les besoins du vieillard. On a peine à comprendre comment, au contraire, elle pouvait suffire à la jeune fille, qui avait à se vêtir, à se coiffer, etc..., sur ce seul argent; mais elle y parvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus étonnante encore, elle ne se plaignait jamais. Elle était d'ailleurs sincèrement attachée à son gardien, en dépit de la parfaite incompétence de celui-ci à veiller sur elle. Du moins ne s'était-il jamais montré dur ni méchant à son égard, et, en fin de compte, il y avait peut-être quelque chose d'attendrissant dans la curiosité enfantine qu'il éprouvait pour toutes les connaissances inutiles, comme aussi dans l'innocent délice que lui procurait le moindre témoignage d'admiration qu'on lui accordait. Toujours est-il que, bien que l'avoué eût loyalement prévenu Julia Hazeltine que la combinaison de Maurice constituait pour elle un dommage, l'excellente fille s'était refusée à compliquer encore les embarras de l'oncle Joseph. Et ainsi le compromis était entré en vigueur.

Dans une grande, sombre, lugubre maison de John Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraient ensemble: en apparence une famille, en réalité une association financière. Julia et l'oncle Joseph étaient, naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorbé par sa passion pour le banjo, le café-concert, la buvette d'artistes et les journaux de sport, était un personnage condamné de naissance à ne jouer jamais qu'un rôle secondaire. Et, ainsi, toutes les peines et toutes les joies du pouvoir se trouvaient entièrement dévolues à Maurice.

On sait l'habitude qu'ont prise les moralistes de consoler les faibles d'esprit en leur affirmant que, dans toute vie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou à peu de chose près; mais, certes, sans vouloir insister sur l'erreur théorique de cette pieuse mystification, je puis affirmer que, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes dépassait de beaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s'épargnait aucune fatigue à lui-même, et n'en épargnait pas non plus aux autres: c'était lui qui réveillait les domestiques, qui serrait sous clef les restes des repas, qui goûtait les vins, qui comptait les biscuits. Des scènes pénibles avaient lieu, chaque samedi, lors de la revision des factures, et la cuisinière était souvent changée, et souvent les fournisseurs, sur le palier de service, déversaient tout leur répertoire d'injures, à propos d'une différence de trois liards. Aux yeux d'un observateur superficiel, Maurice Finsbury aurait risqué de passer pour un avare; à ses propres yeux, il était simplement un homme qui avait été volé. Le monde lui devait 7.800 livres sterling, et il était bien résolu à se les faire repayer.

Mais c'était surtout dans sa conduite avec Joseph que se manifestait clairement le caractère de Maurice. L'oncle Joseph était un placement sur lequel le jeune homme comptait beaucoup: aussi ne reculait-il devant rien pour se le conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait à subir l'examen minutieux d'un médecin. Son régime, son vêtement, ses villégiatures, tout cela lui était administré comme la bouillie aux enfants. Pour peu que le temps fût mauvais, défense de sortir. En cas de beau temps, à neuf heures précises du matin l'oncle Joseph devait se trouver dans le vestibule; Maurice voyait s'il avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pas l'eau; après quoi, les deux hommes s'en allaient au bureau, bras dessus bras dessous. Promenade qui n'avait sans doute rien de bien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pour affecter vis-à-vis l'un de l'autre des sentiments amicaux: Maurice n'avait jamais cessé de reprocher à son tuteur le déficit des 7.800 livres, ni de déplorer la charge supplémentaire constituée par Miss Hazeltine; et Joseph, tout bon enfant qu'il fût, éprouvait pour son neveu quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la haine. Et encore l'aller n'était-il rien en comparaison du retour: car la simple vue du bureau, sans compter tous les détails de ce qui s'y passait, aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.

Le nom de Joseph était toujours inscrit sur la porte, et c'était toujours encore lui qui avait la signature des chèques; mais tout cela n'était que pure manœuvre politique de la part de Maurice, destinée à décourager les autres membres de la tontine. En réalité, c'était Maurice lui-même qui s'occupait de l'affaire des cuirs; et je dois ajouter que cette affaire était pour lui une source inépuisable de chagrins. Il avait essayé de la vendre, mais n'avait reçu que des offres dérisoires. Il avait essayé de l'étendre, et n'était parvenu qu'à en étendre les charges; de la restreindre, et c'était seulement les profits qu'il était parvenu à restreindre. Personne n'avait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, excepté le «capable» Ecossais, qui, lorsque Maurice l'avait congédié, s'était installé dans le voisinage de Banff, et s'était construit un château avec ses bénéfices. La mémoire de ce fallacieux Ecossais, Maurice ne manquait pas un seul jour à la maudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait son courrier, avec le vieux Joseph assis à une autre table, et attendant ses ordres de l'air le plus maussade, ou bien, furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Et lorsque l'Ecossais poussa le cynisme jusqu'à envoyer une annonce de son mariage (avec Davida, fille aînée du Révérend Baruch Mac Craw), le malheureux Maurice crut bien qu'il allait avoir une attaque.

Les heures de présence au bureau avaient été, peu à peu, réduites au minimum honnêtement possible. Si profond que fût chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-même), ce sentiment n'allait pas jusqu'à lui donner le courage de s'attarder entre les quatre murs de son bureau, avec l'ombre de la banqueroute s'y allongeant tous les jours. Après quelques heures d'attente, patron et employés poussaient un soupir, s'étiraient, et sortaient, sous prétexte de se recueillir pour l'ennui du lendemain. Alors, le marchand de cuirs ramenait son capital vivant jusqu'à John Street, comme un chien de salon; après quoi, l'ayant emmuré dans la maison, il repartait lui-même pour explorer les boutiques des brocanteurs, en quête de bagues à cachets, l'unique passion de sa vie.

Quant à Joseph, il avait plus que la vanité d'un homme,—il avait la vanité d'un conférencier. Il avouait qu'il avait eu des torts, encore qu'on eût péché contre lui (notamment le «capable» Ecossais) plus qu'il n'avait péché lui-même. Mais il déclarait que, eût-il trempé ses mains dans le sang, il n'aurait tout de même pas mérité d'être ainsi traîné en laisse par un jeune morveux, d'être tenu captif dans le cabinet de sa propre maison de commerce, d'être sans cesse poursuivi de commentaires mortifiants sur toute sa carrière passée, de voir, chaque matin, son costume examiné de haut en bas, son collet relevé, la présence de ses mitaines sur ses mains sévèrement contrôlée, et d'être promené dans la rue et reconduit chez lui comme un bébé aux soins d'une nourrice. A la pensée de tout cela, son âme se gonflait de venin. Il se hâtait d'accrocher à une patère, dans le vestibule, son chapeau, son manteau, et les odieuses mitaines, et puis de monter rejoindre Julia et ses carnets de notes. Le salon de la maison, au moins, était à l'abri de Maurice: il appartenait au vieillard et à la jeune fille. C'était là que celle-ci cousait ses robes; c'était là que l'oncle Joseph tachait d'encre ses lunettes, tout au bonheur d'enregistrer des faits sans conséquences, ou de recueillir les chiffres de statistiques imbéciles.

Souvent, pendant qu'il était au salon avec Julia, il déplorait la fatalité qui avait fait de lui un des membres de la tontine.

—Sans cette maudite tontine, gémissait-il un soir, Maurice ne se soucierait pas de me garder! Je pourrais être un homme libre, Julia! Et il me serait si facile de gagner ma vie en donnant des conférences!

—Certes, cela vous serait facile!—répondait Julia, qui avait un cœur d'or.—Et c'est lâche et vilain, de la part de Maurice, de vous priver d'une chose qui vous amuse tant!

—Vois-tu, mon enfant, c'est un être sans intelligence! s'écriait Joseph. Songe un peu à la magnifique occasion de s'instruire qu'il a ici, sous la main, et que cependant il néglige! La somme de connaissances diverses dont je pourrais lui faire part, Julia, si seulement il consentait à m'écouter, cette somme, il n'y a pas de mots pour t'en donner une idée!

—En tout cas, mon cher oncle, vous devez bien prendre garde de ne pas vous agiter! observait doucement Julia. Car, vous savez, pour peu que vous ayez l'air d'être souffrant, on enverra aussitôt chercher le médecin!

—C'est vrai, mon enfant, tu as raison! répondait le vieillard. Oui, je vais essayer de prendre sur moi! L'étude va me rendre du calme!

Et il allait chercher sa galerie de carnets.

—Je me demande, hasardait-il, je me demande si, pendant que tu travailles de tes mains, cela ne t'intéresserait pas d'entendre...

—Mais oui, mais oui, cela m'intéresserait beaucoup!—s'écriait Julia.—Allons, lisez-moi une de vos observations!

Aussitôt le carnet était ouvert, et les lunettes raffermies sur le nez, comme si le vieillard voulait empêcher toute rétractation possible de la part de son auditrice.

—Ce que je me propose de te lire aujourd'hui, commença-t-il un certain soir, après avoir toussé pour s'éclaircir la voix, ce sera, si tu veux bien me le permettre, les notes recueillies par moi, à la suite d'une très importante conversation avec un courrier syrien appelé David Abbas.—Abbas, tu l'ignores peut-être, est le nom latin d'abbé.—Les résultats de cet entretien compensent bien le prix qu'il m'a coûté, car, comme Abbas paraissait d'abord un peu impatienté des questions que je lui posais sur divers points de statistique régionale, je me suis trouvé amené à le faire boire à mes frais. Tiens, voici ces notes!

Mais au moment où, après avoir de nouveau toussé, il s'apprêtait à entamer sa lecture, Maurice fit irruption dans la maison, appela vivement son oncle, et, dès l'instant suivant, envahit le salon, brandissant dans sa main un journal du soir.

Et, en vérité, il revenait chargé d'une grande nouvelle. Le journal annonçait la mort du lieutenant général sir Glasgow Beggar, K. C. S. I., K. C. M. G., etc. Cela signifiait que la tontine n'avait plus désormais que deux membres: les deux frères Finsbury. Enfin, la chance était venue pour Maurice!

Ce n'était pas que les deux frères fussent, ni eussent jamais été, grands amis. Lorsque le bruit s'était répandu du voyage de Joseph en Asie Mineure, Masterman, casanier et traditionnel, s'était exprimé avec irritation. «Je trouve la conduite de mon frère simplement indécente! avait-il murmuré. Retenez ce que je vous dis: il finira par aller jusqu'au Pôle Nord! Un vrai scandale pour un Finsbury!» Et ces amères paroles avaient été, plus tard, rapportées au voyageur. Affront pire encore, Masterman avait refusé d'assister à la conférence sur l'Education, ses buts, ses objets, son utilité et sa portée, bien qu'une place lui eût été réservée sur l'estrade. Depuis lors, les deux frères ne s'étaient pas revus. Mais, d'autre part, jamais ils ne s'étaient ouvertement querellés: de telle sorte que tout portait à croire qu'un compromis entre eux serait chose facile à conclure. Joseph (de par l'ordre de Maurice) avait à se prévaloir de sa situation de cadet; et Masterman avait toujours eu la réputation de n'être ni avare ni mauvais coucheur. Oui, tous les éléments d'un compromis entre les deux frères se trouvaient réunis! Et Maurice, dès le lendemain,—tout animé par la perspective de pouvoir rentrer enfin dans ses 7.800 livres sterling,—se précipita dans le cabinet de son cousin Michel.

Michel Finsbury était une sorte de personnage célèbre. Lancé de très bonne heure dans la loi, et sans direction, il était devenu le spécialiste des affaires douteuses. On le connaissait comme l'avocat des causes désespérées: on le savait homme à extraire un témoignage d'une bûche, ou à faire produire des intérêts à une mine d'or. Et, en conséquence, son cabinet était assiégé par la nombreuse caste de ceux qui ont encore un peu de réputation à perdre, et qui se trouvent sur le point de perdre ce peu qui leur en reste; de ceux qui ont fait des connaissances fâcheuses, qui ont égaré des papiers compromettants, ou qui ont à souffrir des tentatives de chantage de leurs anciens domestiques. Dans la vie privée, Michel était un homme de plaisir: mais son expérience professionnelle lui avait donné, par contraste, un grand goût des placements solides et de tout repos. Enfin, détail plus encourageant encore, Maurice savait que son cousin avait toujours pesté contre l'histoire de la tontine.

Ce fut donc avec presque la certitude de réussir que Maurice se présenta devant son cousin, ce matin-là, et, fiévreusement, se mit en devoir de lui exposer son plan. Pendant un bon quart d'heure, l'avoué, sans l'interrompre, le laissa insister sur les avantages manifestes d'un compromis qui permettrait aux deux frères de se partager le total de la tontine. Enfin, Maurice vit son cousin se lever de son fauteuil et sonner pour appeler un commis.

—Eh bien! décidément, Maurice, dit Michel, ça ne va pas!

En vain le marchand de cuirs plaida et raisonna, et revint tous les jours suivants pour continuer à plaider et à raisonner. En vain, il offrit un boni de mille, de deux mille, de trois mille livres. En vain, il offrit, au nom de son oncle Joseph, de se contenter d'un tiers de la tontine et de laisser à Michel et à son père les deux autres tiers. Toujours l'avoué lui faisait la même réponse:

—Ça ne va pas!

—Michel! s'écria enfin Maurice, je ne comprends pas où vous voulez en venir! Vous ne répondez pas à mes arguments, vous ne dites pas un mot! Pour ma part, je crois que votre seul objet est de me contrarier!

L'avoué sourit avec bienveillance.

—Il y a une chose que vous pouvez croire, en tout cas, dit-il: c'est que je suis résolu à ne pas tenir compte de votre proposition! Vous voyez que je suis un peu plus expansif, aujourd'hui: parce que c'est la dernière fois que nous causons de ce sujet!

—La dernière fois! s'écria Maurice.

—Oui! mon bon, parfaitement! Le coup de l'étrier! répondit Michel. Je ne peux pas vous sacrifier tout mon temps! Et, à ce propos, vous-même, n'avez-vous donc rien à faire? Le commerce des cuirs va-t-il donc tout seul, sans que vous ayez besoin de vous en occuper?

—Oh! vous ne cherchez qu'à me contrarier! grommela Maurice, furieux. Vous m'avez toujours haï et méprisé, depuis l'enfance!

—Mais non, mais non, je n'ai jamais songé à vous haïr! répliqua Michel de son ton le plus conciliant. Au contraire, j'ai plutôt de l'amitié pour vous: vous êtes un personnage si étonnant, si imprévu, si romantique, au moins à vous voir du dehors!

—Vous avez raison! dit Maurice sans l'écouter. Il est inutile que je revienne ici! Je verrai votre père lui-même!

—Oh! non, vous ne le verrez pas! dit Michel. Personne ne peut le voir!

—Je voudrais bien savoir pourquoi? cria son cousin.

—Pourquoi? Je n'en ai jamais fait un secret: parce qu'il est trop souffrant!

—S'il est aussi souffrant que vous le dites, cria Maurice, raison de plus pour que vous acceptiez ma proposition! Je veux voir votre père!

—Vraiment? demanda Michel.

Sur quoi, se levant, il sonna son commis.

Cependant le moment était venu où, de l'avis de sir Faraday Bond—l'illustre médecin dont tout nos lecteurs connaissent certainement le nom, ne serait-ce que pour l'avoir vu au bas de bulletins de santé publiés dans les journaux—l'infortuné Joseph, cette oie dorée, avait à être transporté à l'air plus pur de Bournemouth. Et, avec lui, toute la famille alla s'installer dans cet élégant désert de villas: Julia ravie, parce qu'il lui arrivait parfois, à Bournemouth, de faire des connaissances; Jean, désolé, car tous ses goûts étaient en ville; Joseph parfaitement indifférent à l'endroit où il se trouvait, pourvu qu'il eût sous la main une plume, de l'encre, et quelques journaux; enfin Maurice lui-même assez content, en somme, d'espacer un peu ses visites au bureau et d'avoir du loisir pour réfléchir à sa situation.

Le pauvre garçon était prêt à tous les sacrifices; tout ce qu'il demandait était de rentrer dans son argent et de pouvoir envoyer promener le commerce des cuirs: de telle sorte que, étant donnée la modération de ses exigences, il lui paraissait bien étrange qu'il ne trouvât pas un moyen d'amener Michel à composition. «Si seulement je pouvais deviner les motifs qui le portent à refuser mon offre!» Il se répétait cela indéfiniment. Et, le jour, en se promenant dans les bois de Branksome, la nuit, en se retournant sur son lit, à table, en oubliant de manger, au bain, en oubliant de se rhabiller, toujours il avait l'esprit hanté de ce problème: «Pourquoi Michel a-t-il refusé?»

Enfin, une nuit, il s'élança dans la chambre de son frère, qu'il réveilla par de fortes secousses.

—Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? demanda Jean.

—Julia va repartir demain! répondit Maurice. Elle va rentrer à Londres, mettre la maison en état, et engager une cuisinière. Et, après-demain, nous la suivrons tous!

—Oh! bravo! s'écria Jean. Mais pourquoi?

—Jean, j'ai trouvé! répliqua gravement son frère.

—Trouvé quoi? demanda Jean.

—Trouvé pourquoi Michel ne veut pas accepter mon compromis! dit Maurice. Et c'est parce qu'il ne peut pas l'accepter! C'est parce que l'oncle Masterman est mort, et qu'il le cache!

—Dieu puissant! s'écria l'impressionnable Jean. Mais pour quel motif? Dans quel intérêt?

—Pour nous empêcher de toucher le bénéfice de la tontine! dit son frère.

—Mais il ne le peut pas! objecta Jean. Tu as le droit d'exiger un certificat de médecin!

—Et n'as-tu jamais entendu parler de médecins qui se laissent corrompre? demanda Maurice. Ils sont aussi communs que les fraises dans les bois; tu peux en trouver à volonté pour trois livres et demie par tête.

—Je sais bien que, pour ma part, je ne marcherais pas à moins de cinquante livres! ne put s'empêcher de déclarer Jean.

—Et, ainsi, Michel compte nous mettre dedans! poursuivit Maurice. Sa clientèle diminue, sa réputation baisse, et, évidemment, il a un plan: car le gaillard est terriblement malin. Mais je suis malin, moi aussi, et puis j'ai pour moi la force du désespoir. J'ai perdu 7.800 livres quand je n'étais encore qu'un orphelin en tutelle!

—Oh! ne recommence pas à nous ennuyer avec cette histoire! interrompit Jean. Tu sais bien que tu as déjà perdu bien plus d'argent à vouloir rattraper celui-là!

II
OÙ MAURICE S'APPRÊTE À AGIR

En conséquence, quelques jours après, les trois membres mâles de cette triste famille auraient pu être observés (par un lecteur de F. du Boisgobey) prenant le train de Londres, à la gare de Bournemouth. Le temps, suivant l'affirmation du baromètre, était «variable», et Joseph portait le costume adapté à cette température dans l'ordonnance de sir Faraday Bond; car cet éminent praticien, comme l'on sait, n'est pas moins strict en matière de vêtement que de régime.

J'ose dire qu'il y a peu de personnes d'une santé délicate qui n'aient au moins essayé de vivre conformément aux prescriptions de sir Faraday Bond. «Evitez les vins rouges, madame,—toutes mes lectrices se sont certainement entendu dire cela,—évitez les vins rouges, le gigot d'agneau, les marmelades d'oranges et le pain non grillé! Mettez-vous au lit tous les soirs, à dix heures trois quarts, et (s'il vous plaît) habillez-vous de flanelle hygiénique du haut en bas! A l'extérieur, la fourrure de martre me paraît indiquée! N'oubliez pas non plus de vous procurer une paire de bottines de la maison Dall et Crumbie!» Et puis, très probablement, après que vous aviez déjà payé votre visite, sir Faraday vous aura rappelée, sur le seuil de son cabinet, pour ajouter, d'un ton particulièrement catégorique: «Encore une précaution indispensable: si vous voulez rester en vie, évitez l'esturgeon bouilli!»

L'infortuné Joseph était soumis avec une rigueur effroyable au régime de sir Faraday Bond. Il avait à ses pieds les bottines de santé; son pantalon et son veston étaient de véritable drap à ventilation; sa chemise était de flanelle hygiénique (d'une qualité quelque peu au rabais, pour dire vrai), et il se trouvait drapé jusqu'aux genoux dans l'inévitable pelisse en fourrure de martre. Les employés même de la gare de Bournemouth pouvaient reconnaître, dans ce vieux monsieur, une créature de sir Faraday, qui, du reste, envoyait tous ses patients vers cette villégiature. Il n'y avait, dans la personne de l'oncle Joseph, qu'un seul indice d'un goût individuel: à savoir, une casquette de touriste, avec une visière pointue. Toutes les instances de Maurice avaient échoué devant l'obstination du vieillard à porter ce couvre-chef, qui lui rappelait l'émotion éprouvée par lui, naguère, lorsqu'il avait fui devant un chacal à moitié mort, dans les plaines d'Ephèse.

Les trois Finsbury montèrent dans leur compartiment, où ils se mirent aussitôt à se quereller: circonstance insignifiante en soi, mais qui se trouva être, tout ensemble, extrêmement malheureuse pour Maurice et—j'ose le croire—heureuse pour mon lecteur. Car si Maurice, au lieu de s'absorber dans sa querelle, s'était penché un moment à la portière de son wagon, l'histoire qu'on va lire n'aurait pas pu être écrite. Maurice, en effet, n'aurait pas manqué d'observer l'arrivée sur le quai et l'entrée dans un compartiment voisin d'un second voyageur vêtu de l'uniforme de sir Faraday Bond. Mais le pauvre garçon avait autre chose en tête, une chose qu'il considérait (et Dieu sait combien il se trompait!) comme bien plus importante que de baguenauder sur le quai avant le départ du train.

—Jamais on n'a vu rien de pareil!—s'écria-t-il, sitôt assis, reprenant une discussion qui n'avait pour ainsi dire pas cessé depuis le matin.—Ce billet n'est pas à vous! Il est à moi!

—Il est à mon nom! répliqua le vieillard avec une obstination mêlée d'amertume. J'ai le droit de faire ce qui me plaît avec mon argent!

Le «billet» était un chèque de huit cents livres sterling, que Maurice, pendant le déjeuner, avait remis à son oncle pour qu'il le signât, et que le vieillard avait, simplement, empoché.

—Tu l'entends, Jean! fit Maurice. Son argent! Mais il n'y a pas jusqu'aux vêtements qu'il a sur le dos qui ne m'appartiennent!

—Laisse-le tranquille! grommela Jean. Vous commencez à m'exaspérer, tous les deux!

—Ce n'est point là une manière convenable de parler à votre oncle, Monsieur! cria Joseph. Je suis résolu à ne plus tolérer ce manque d'égards! Vous êtes une paire de jeunes drôles extrêmement grossiers, impudents, et ignorants; et j'ai décidé de mettre un terme à cet état de choses!

—Peste! fit l'aimable Jean.

Mais Maurice ne prit pas l'affaire avec autant de philosophie. L'acte imprévu d'insubordination de son oncle l'avait tout bouleversé; et les dernières paroles du vieillard ne lui annonçaient rien de bon. Il lançait à l'oncle Joseph des coups d'œil inquiets.

—Bon! bon! finit-il par dire. Nous verrons à régler tout cela quand nous serons à Londres!

Joseph, en réponse, ne l'honora pas même d'un regard. De ses mains tremblantes, il ouvrit un numéro du Mécanicien anglais, et, avec ostentation, se plongea dans l'étude de ce périodique.

—Je me demande ce qui a pu le rendre tout à coup si rebelle? songeait son neveu. Voilà, en tout cas, un incident qui ne me plaît guère!

Et il se grattait le nez, signe habituel d'une lutte intérieure. Cependant, le train poursuivait sa route à travers le monde, emportant avec lui sa charge ordinaire d'humanité, parmi laquelle le vieux Joseph, qui faisait semblant d'être plongé dans son journal, et Jean, qui sommeillait sur les anecdotes soi-disant comiques du Lisez-moi! et Maurice, qui roulait dans sa tête tout un monde de ressentiments, de soupçons, et d'alarmes. C'est ainsi que le train dépassa la plage de Christ-Church, Herne avec ses bois de sapins, Ringswood, d'autres stations encore. Avec un petit retard, mais qui n'avait lui-même rien que de normal, il arriva à une station au milieu de la Forêt-Neuve,—une station que je vais déguiser sous le pseudonyme de Browndean, pour le cas où la Compagnie du South-Western s'aviserait de prendre ombrage de mes révélations.

De nombreux voyageurs mirent le nez à la fenêtre de leur compartiment. De leur nombre fut précisément le vieux monsieur dont Maurice avait négligé d'observer l'entrée dans le train. Et l'on me permettra de profiter de l'occasion pour dire, ici, quelques mots de ce personnage: car, d'abord, cela me dispensera de revenir sur son compte, et puis je crois bien que, durant tout le cours de mon histoire, je ne rencontrerai plus un autre personnage aussi respectable. Son nom n'importe pas à connaître, mais bien sa manière de vivre. Ce vieux gentleman avait passé sa vie à errer à travers l'Europe; et, comme, enfin, trente ans de lecture du Galignani's Messenger lui avaient fatigué la vue, il était tout à coup rentré en Angleterre pour consulter un oculiste. De l'oculiste chez le dentiste, et de celui-ci chez le médecin, c'est la gradation inévitable. Actuellement, notre vieux gentleman était entre les mains de sir Faraday Bond; vêtu de drap à ventilation, et expédié en villégiature à Bournemouth; et il retournait à Londres, sa villégiature achevée, pour rendre compte de sa conduite à l'éminent praticien. C'était un de ces vieux Anglais banals et monotones que nous avons tous vus, cent fois, entrer à la table d'hôte où nous mangions, à Cologne, à Salzbourg, à Venise. Tous les directeurs d'hôtels de l'Europe connaissent par leurs noms la série complète de ces voyageurs, et cependant si, demain, la série complète venait à disparaître d'un seul coup, personne ne s'aviserait de remarquer son absence. Ce voyageur-là, en particulier, était d'une inutilité presque désolante. Il avait réglé sa note, à Bournemouth, avant de partir; tous ses biens meubles se trouvaient déposés, sous les espèces de deux malles, dans le fourgon aux bagages. Au cas de sa brusque disparition, les malles, après le délai réglementaire, seraient vendues à un juif comme bagages non réclamés; le valet de chambre de sir Faraday Bond se verrait privé, à la fin de l'année, de quelques shillings de pourboire; les divers directeurs d'hôtels de l'Europe, à la même date, constateraient une légère diminution dans leurs bénéfices: et ce serait tout, littéralement tout. Et peut-être le vieux gentleman pensait-il à quelque chose comme ce que je viens de dire, car il avait la mine assez mélancolique, lorsqu'il rentra son crâne chauve dans l'intérieur du wagon, et que le train se remit à fumer sous le pont, et au delà, avec une vitesse accélérée, passant tour à tour à travers les fourrés et les clairières de la Forêt-Neuve.

Mais voici que, à quelques centaines de mètres de Browndean, il y eut un arrêt brusque. Maurice Finsbury eut conscience d'un soudain bruit de voix, et se précipita vers la fenêtre. Des femmes hurlaient, des hommes sautaient sur le rebord de la voie; les employés du train leur criaient de rester assis à leurs places. Et puis le train commença lentement à reculer vers Browndean; et puis, la minute suivante, tous ces bruits divers se perdirent dans le sifflement apocalyptique et le choc tonnant de l'express qui accourait en sens opposé.

Le bruit final de la collision, Maurice ne l'entendit pas. Peut-être s'était-il évanoui? Il eut seulement un vague souvenir d'avoir vu, comme dans un rêve, son wagon se renverser et tomber en pièces, comme une tour de cartes. Et le fait est que, lorsqu'il revint à lui, il gisait sur le sol, avec un vilain ciel gris au-dessus de sa tête, qui lui faisait affreusement mal. Il porta la main à son front, et ne fut pas surpris de constater qu'elle était rouge de sang. L'air était rempli d'un bourdonnement intolérable, dont Maurice pensa qu'il cesserait de l'entendre quand la conscience aurait achevé de lui revenir. C'était comme le bruit d'une forge en travail.

Et bientôt, sous l'aiguillon instinctif de la curiosité, il se redressa, s'assit et regarda autour de lui. La voie, en cet endroit, montait avec un brusque détour. Et, de toutes parts, l'environnant, Maurice aperçut les restes du train de Bournemouth. Les débris de l'express descendant étaient, en majeure partie, cachés derrière les arbres; mais, tout juste au tournant, sous des nuages d'une vapeur noire, Maurice vit ce qui restait des deux machines, l'une sur l'autre. Le long de la voie, des gens couraient, çà et là, et criaient en courant; d'autres gisaient, immobiles, comme des vagabonds endormis.

Brusquement Maurice eut une idée: «Il y a eu un accident!» songea-t-il, et la conscience de sa perspicacité lui rendit un peu de courage. Presque au même instant, ses yeux tombèrent sur Jean, étendu près de lui, et d'une pâleur effrayante. «Mon pauvre vieux! mon pauvre copain!» se dit-il, retrouvant je ne sais où un vieux terme d'école. Après quoi, avec une tendresse enfantine, il prit dans sa main la main de son frère. Et bientôt, au contact de cette main, Jean rouvrit les yeux, se rassit en sursaut, et remua les lèvres, sans parvenir à en faire sortir aucun son. «Bis! bis!» proféra-t-il enfin, d'une voix de fantôme.

Le bruit de forge et la fumée persistaient intolérablement. «Fuyons cet enfer!» s'écria Maurice. Et les deux jeunes gens s'aidèrent l'un l'autre à se remettre sur pied, se secouèrent, et considérèrent la scène funèbre, autour d'eux.

Au même instant, un groupe de personnes s'approcha d'eux.

—Etes-vous blessés? leur cria un petit homme dont le visage blême était tout baigné de sueur, et, qui, à la façon dont il dirigeait le groupe, devait évidemment être un médecin.

Maurice montra son front; le petit homme, après avoir haussé les épaules, lui tendit un flacon d'eau-de-vie.

—Tenez, dit-il, buvez une gorgée de ceci, et passez ensuite le flacon à votre ami, qui paraît en avoir encore plus besoin que vous! Et puis, après cela, venez avec nous! Il faut que tout le monde nous aide! Il y a fort à faire! Vous pourrez toujours vous rendre utiles, ne serait-ce qu'en allant chercher des brancards!

A peine le médecin et sa suite s'étaient-ils éloignés que Maurice, sous l'influence vivifiante du cordial, acheva de reprendre conscience de lui-même.

—Seigneur! s'écria-t-il. Et l'oncle Joseph?

—Au fait, dit Jean, où peut-il bien s'être fourré? Il ne doit pas être loin! J'espère que le pauvre vieux n'est pas trop endommagé!

—Viens m'aider à le chercher! dit Maurice, d'un ton tout particulier de farouche résolution.

Puis, soudain, il éclata:

—Et s'il était mort? gémit-il, en montrant le poing au ciel.

Çà et là, les deux frères couraient, examinant les visages des blessés, retournant les morts. Ils avaient passé en revue, de cette façon, une bonne vingtaine de personnes; et toujours aucune trace de l'oncle Joseph. Mais, bientôt, leur enquête les rapprocha du centre de la collision, où les deux machines continuaient à vomir de la fumée avec un vacarme assourdissant. C'était une partie de la voie où le médecin et sa suite n'étaient pas encore parvenus. Le sol, surtout à la marge du bois, était plein d'aspérités: ici un fossé, là une butte surmontée d'un buisson de genêts. Bien des corps pouvaient être cachés dans cet endroit; et les deux jeunes neveux l'explorèrent comme des chiens pointers après une chasse. Et tout à coup Maurice, qui marchait en tête, s'arrêta et étendit son index d'un geste tragique. Jean suivit la direction du doigt de son frère.

Au fond d'un trou de sable gisait quelque chose qui, naguère, avait été une créature humaine. Le visage était affreusement mutilé, au point d'être tout à fait méconnaissable; mais les deux jeunes gens n'avaient pas besoin de reconnaître le visage. Le crâne chauve parsemé de rares cheveux blancs, la pelisse de martre, le drap à ventilation, la flanelle hygiénique,—tout, jusqu'aux bottines de santé de MM. Dall et Crumbie,—tout attestait que ce corps était celui de l'oncle Joseph. Seule, la casquette à visière pointue devait s'être égarée dans le cataclysme, car le mort était tête nue.

—La pauvre vieille bête! fit Jean, avec une pointe de véritable émotion. Je donnerais bien dix livres pour que nous ne l'eussions pas embarqué dans ce train!

Mais c'était une émotion d'une tout autre nature qui se lisait sur le visage de Maurice, pendant qu'il restait penché sur le cadavre. Il songeait à cette nouvelle et suprême injustice de la destinée. Il avait été volé de 7.800 livres pendant qu'il était un orphelin en tutelle; il avait été engagé par force dans une affaire de cuirs qui ne marchait pas; il avait été encombré de Miss Julia; son cousin avait projeté de le dépouiller du bénéfice de la tontine; il avait supporté tout cela,—il pouvait presque dire avec dignité,—et voilà maintenant qu'on lui avait tué son oncle!

—Vite! dit-il à son frère, d'une voix haletante, prends-le par les pieds; il faut que nous le cachions dans le bois! Je ne veux pas que d'autres puissent le trouver!

—Quelle farce! s'écria Jean. A quoi bon?

—Fais ce que je dis! répliqua Maurice en saisissant le cadavre par les épaules. Veux-tu donc que je l'emporte à moi seul?

Ils se trouvaient à la lisière du bois; en dix ou douze pas, ils furent à couvert, et, un peu plus loin, dans une clairière sablonneuse, ils déposèrent leur fardeau; après quoi, s'étant redressés, ils le considérèrent mélancoliquement.

—Qu'est-ce que tu comptes en faire? murmura Jean.

—L'enterrer, naturellement! répondit Maurice.

Il ouvrit son couteau de poche, et commença à creuser le sable.

—Jamais tu n'arriveras à rien avec ton couteau! objecta son frère.

—Si tu ne veux pas m'aider, toi, misérable couard, hurla Maurice, va-t-en à tous les diables!

—C'est la folie la plus ridicule! fit Jean; mais il ne sera pas dit qu'on ait pu m'accuser d'être un couard!

Et il se mit en posture d'aider son frère.

Le sol était sablonneux et léger, mais tout embarrassé de racines des sapins environnants. Les deux jeunes gens s'ensanglantèrent cruellement les mains. Une heure d'un travail héroïque, surtout de la part de Maurice, et à peine si le fossé avait huit à neuf pouces de profondeur. Dans ce fossé, le corps fut plongé, tant bien que mal; le sable fut entassé par-dessus, et puis d'autre sable, qu'on dut prendre ailleurs, non moins péniblement. Hélas! à l'une des extrémités du lugubre tertre, deux pieds continuaient à se projeter hors du sable, chaussés de voyantes bottines de santé.

Mais tant pis! Les nerfs des fossoyeurs étaient à bout. Maurice lui-même n'en pouvait plus. Et, pareils à deux loups, les deux frères s'enfuirent au plus profond du fourré voisin.

—Nous avons fait de notre mieux! dit Maurice.

—Et maintenant, répondit Jean, peut-être auras-tu l'obligeance de me dire ce que tout cela signifie!

—Ma parole, s'écria Maurice, si tu ne le comprends pas de toi-même, je désespère de te le faire comprendre!

—Oh! j'entends bien que c'est quelque chose qui se rapporte à la tontine! répliqua Jean. Mais je te dis que c'est pure folie! La tontine est perdue, voilà tout!

—Je te répète que l'oncle Masterman est mort! cria Maurice. Je le sais; il y a en moi une voix qui me le dit!

—Oui, et l'oncle Joseph est mort aussi! dit Jean.

—Il n'est pas mort si je ne le veux pas! répondit Maurice.

—Eh bien! fit Jean, admettons que l'oncle Masterman soit mort! En ce cas, nous n'avons qu'à dire la vérité, et à sommer Michel de faire de même!

—Tu prends toujours Michel pour un imbécile! ricana Maurice. Ne peux-tu donc pas comprendre qu'il y a des années qu'il a préparé son coup? Il a tout sous la main: la garde-malade, le médecin, le certificat tout prêt, mais avec la date en blanc. Que nous révélions seulement l'affaire qui vient d'arriver, et je te parie que, dans deux jours, nous apprendrons la mort de l'oncle Masterman! Oui, mais écoute bien, Jean! Ce que Michel peut faire, je peux le faire aussi. S'il peut me monter un bluff, je peux, moi aussi, lui en monter un! Si son père doit vivre éternellement, eh bien! par Dieu, mon oncle fera de même!

—Et que fais-tu de la loi, dans tout cela? demanda Jean.

—Un homme doit avoir quelquefois le courage d'obéir à sa conscience! répondit Maurice avec dignité.

—Mais supposons que tu te trompes! Supposons que l'oncle Masterman soit en vie et se porte comme un charme!

—Même en ce cas, répondit Maurice, notre situation n'est point pire qu'avant: en fait, elle est meilleure! L'oncle Masterman doit nécessairement mourir un jour. Tant que l'oncle Joseph vivait, il devait, lui aussi, finir par mourir un jour: tandis que, maintenant, nous n'avons pas à redouter cette alternative. Il n'y a point de limite à la combinaison que je propose: elle peut se prolonger jusqu'au Jugement Dernier!

—Si du moins je voyais ce qu'elle est, ta combinaison! soupira Jean. Mais, tu sais, mon pauvre vieux, tu as toujours été un si terrible rêveur!

—Je voudrais bien savoir quand j'ai jamais rêvé! s'écria Maurice. Je possède la plus belle collection de bagues à cachets qui existe à Londres!

—Oui, mais tu sais, il y a l'affaire des cuirs! suggéra l'autre. Tu ne peux pas nier que ce soit un bouillon!

Maurice donna, en cette circonstance, une preuve remarquable de son empire sur soi: il laissa passer l'allusion de son frère sans s'offenser, sans même répondre.

—Pour ce qui est de l'affaire qui nous occupe en ce moment, reprit-il, une fois que nous tiendrons l'oncle chez nous, à Bloomsbury, nous serons hors d'embarras. Nous l'enterrerons dans la cave, qui paraît avoir été faite expressément pour le recevoir; et je n'aurai plus alors qu'à me mettre en quête d'un médecin que l'on puisse corrompre.

—Et pourquoi ne pas le laisser ici? demanda Jean.

—Parce que nous avons besoin de l'avoir sous la main quand son heure viendra! répliqua Maurice. Et puis, parce que nous ne savons rien de ce pays-ci! Ce bois est peut-être un lieu de promenade favori des amoureux. Non, ne rêve pas à ton tour, et songe avec moi à ce qui constitue la seule difficulté réelle que nous ayons devant nous! Comment allons-nous transporter l'oncle à Bloomsbury?

Plusieurs plans furent soumis, débattus, et rejetés. Il n'y avait pas à penser, naturellement, à la gare de Browndean, qui devait être, à cette heure, un centre de curiosités et de commérages, tandis que l'essentiel était d'expédier le corps à Londres sans que personne eût soupçon de rien. Jean proposa, timidement, un baril à bière; mais les objections étaient si patentes que Maurice dédaigna de les exprimer. L'achat d'une caisse d'emballage parut également impraticable: pourquoi deux gentlemen sans aucun bagage auraient-ils eu besoin d'une caisse de cette sorte?

—Non, nous errons sur une fausse piste! cria enfin Maurice. La chose doit être étudiée avec plus de soin! Suppose maintenant,—reprit-il après un silence, parlant par morceaux de phrases comme s'il pensait tout haut,—suppose que nous louions une villa au mois! Le locataire d'une villa peut acheter une caisse d'emballage sans qu'on s'avise de s'en étonner. Et puis, suppose que nous louions la maison aujourd'hui même, que, ce soir, j'achète la caisse, et que, demain matin, dans une charrette à bras que je me charge parfaitement de conduire seul, j'emmène la caisse à Ringwood, ou à Lyndhurst, ou, enfin, à n'importe quelle gare! Rien ne nous empêche d'inscrire dessus: Echantillons, hein? Johnny, je crois que, cette fois, j'ai mis le doigt sur le joint!

—Au fait, cela paraît faisable! reconnut Jean.

—Il va sans dire que nous prenons des pseudonymes! poursuivit Maurice. Ce ne serait pas à faire, de garder nos vrais noms! Que penserais-tu de «Masterman», par exemple? Cela vous a un air digne et posé!

—Ta, ta, ta! je ne veux pas m'appeler Masterman! répliqua son frère. Tu peux prendre le nom pour toi, si cela te plaît! Quant à moi, je m'appellerai Vance, le Grand Vance: «sans rémission les six derniers soirs»! Voilà un nom, au moins!

—Vance! s'écria Maurice. Un nom de clown! Te figures-tu donc que nous jouions une pantomime pour nous amuser? Personne ne s'est jamais appelé Vance qu'au café-concert!

—Oui, et voilà précisément ce qui me plaît dans ce nom! répondit Jean. Cela vous donne tout de suite une allure artiste! Pour toi, tu peux t'appeler comme tu voudras; je tiens à Vance, et je n'en démordrai pas!

—Mais il y a une foule d'autres noms de théâtre! supplia Maurice; il y a Leybourne, Irving, Brough, Toole...

—C'est le nom de Vance que je veux, mille diables! répondit Jean. Je me suis mis en tête de prendre ce nom, et j'en verrai la farce!

—Soit! dit Maurice, qui sentait bien que tout effort échouerait contre l'obstination de son frère. Je serai donc, moi-même, Robert Vance!

—Et moi, je serai Georges Vance! s'écria Jean, le seul original Georges Vance! En avant la musique pour le «seul original»!

Ayant réparé du mieux qu'ils purent le désordre de leur costume, les deux frères Finsbury revinrent, par un détour, à Browndean, en quête d'un repas et d'une villa à louer. Ce n'est pas toujours chose facile de découvrir, au pied levé, une maison meublée, dans un endroit qui ne fait point profession de recevoir des étrangers. Mais la bonne fortune de nos héros leur permit de rencontrer un vieux charpentier, effroyablement sourd, qui se trouvait disposer d'une maison à louer. Cette maison, située à environ un kilomètre et demi de tout voisinage, leur parut si appropriée à leur besoin qu'ils échangèrent, en l'apercevant, un coup d'œil d'espérance. A être vue de plus près, cependant, elle n'était pas sans présenter quelques inconvénients. Sa position, d'abord; car elle était placée dans le creux d'une façon de marécage desséché, avec des arbres faisant ombre de tous les côtés, de telle sorte qu'on avait peine à y voir clair en plein jour. Et les murs étaient tachés de plaques vertes dont l'aspect seul aurait suffi à rendre malade. Les chambres étaient petites, les plafonds bas, le mobilier purement nominal; un étrange parfum d'humidité remplissait la cuisine, et l'unique chambre à coucher ne possédait qu'un unique lit.

Maurice, dans l'espoir d'obtenir un rabais, signala au vieux charpentier ce dernier inconvénient.

—Ma foi! répliqua l'homme, quand enfin il eut entendu, si vous ne savez pas dormir à deux dans le même lit, vous feriez peut-être mieux de chercher à louer un château!

—Et puis, poursuivit Maurice, il n'y a pas d'eau! Comment se procure-t-on de l'eau?

—On n'a qu'à remplir ceci à la source qui est à deux pas! répondit le charpentier en tapant, de sa grosse main noire, sur un baril vide installé près de la porte. Tenez! voilà un seau pour aller à la source! Ça vraiment, c'est plutôt un plaisir!

Maurice cligna de l'œil à son frère, et procéda à l'examen du baril. Il était presque neuf, et semblait solidement construit. S'ils n'avaient pas été résolus d'avance à louer cette maison, le baril aurait achevé de les décider. Le marché fut donc aussitôt conclu, la location du premier mois fut payée séance tenante, et, une heure après, on aurait pu observer les frères Finsbury rentrant dans leur aimable cottage, avec une énorme clef, symbole de leur location, une lampe à alcool, qui devait leur servir de cuisine, un respectable carré de porc, et un litre du plus mauvais whisky de tout le Hampshire. Et déjà ils avaient retenu, pour le lendemain (sous le prétexte qu'ils étaient deux peintres de paysage), une légère mais solide brouette; de telle manière que, lorsqu'ils prirent possession de leur nouvelle demeure, ils furent en droit de se dire que le plus gros de leur affaire se trouvait réglé.

Jean procéda à la confection du thé, pendant que Maurice, à force d'explorer la maison, avait le bonheur de retrouver le couvercle du baril, sur une des planches de la cuisine. Ainsi le matériel d'emballage était là, au complet! A défaut de paille, les couvertures du lit pourraient fort bien servir à caler l'objet dans le baril; aussi bien ces couvertures étaient si sales que les deux frères ne pouvaient songer à en faire un meilleur usage. Maurice, voyant les obstacles s'aplanir, se sentit pénétré d'un sentiment qui ressemblait à de l'exaltation.

Et cependant il y avait encore un obstacle à aplanir: Jean allait-il consentir à demeurer seul dans le cottage? Maurice hésita longtemps avant d'oser lui poser la question.

N'importe: ce fut avec une bonne humeur réelle que les deux frères s'assirent aux deux côtés de la table en bois blanc, et attaquèrent le carré de porc. Maurice triomphait de sa conquête du couvercle; et le Grand Vance se plaisait à approuver les paroles de son frère, dans le véritable style du café-concert, en cognant en cadence son verre sur la table.

—L'affaire est dans le sac! s'écria-t-il enfin. Je t'avais toujours dit que c'était un baril qui convenait, pour l'expédition du colis!

—Oui, c'est vrai, tu avais raison! reprit son frère, estimant l'occasion favorable pour l'amadouer. Et maintenant, tu sais, il faudra que tu restes ici jusqu'à ce que je t'aie fait signe! Je dirai que l'oncle Joseph se repose à l'air reconstituant de la Forêt-Neuve. Impossible que nous rentrions à Londres ensemble, toi et moi: jamais nous ne pourrions expliquer l'absence de l'oncle!

Le nez de Jean s'allongea.

—Hé là, mon petit! déclara-t-il. Pas de ça, hein! Tu n'as qu'à rester toi-même dans ce trou! Moi, je ne veux pas!

Maurice eut conscience qu'il rougissait. Coûte que coûte, il fallait que Jean acceptât de rester!

—Je te prie, Jeannot, dit-il, de te rappeler le montant de la tontine! Si je réussis, nous aurons chacun vingt mille livres à placer en banque! oui, et même plus près de trente que de vingt, avec les intérêts!

—Oui, mais si tu échoues! répliqua Jean. Qu'arrivera-t-il en ce cas? Quelle sera la couleur du placement en banque?

—Je me chargerai de tous les frais! déclara Maurice, après une longue pause. Tu ne perdras pas un sou!

—Allons! dit Jean avec un gros rire, si toutes les dépenses sont pour toi, et pour moi la moitié du profit, je veux bien consentir à rester ici un jour ou deux.

—Un jour ou deux! s'exclama Maurice, qui commençait à se fâcher et ne se contenait plus que malaisément. Hé! mais tu en ferais davantage pour gagner cinq livres sur un cheval!

—Oui, peut-être! répondit le Grand Vance; mais cela, c'est mon tempérament d'artiste!

—C'est-à-dire que ta conduite est simplement monstrueuse! reprit Maurice. Je prends sur moi tous les risques, je paie tous les frais, je te donne la moitié des bénéfices, et tu refuses de t'imposer la moindre peine pour me venir en aide! Ce n'est pas convenable, ce n'est pas même gentil!

La véhémence de Maurice ne fut pas sans faire quelque impression sur l'excellent Vance.

—Mais, supposons, dit-il enfin, que l'oncle Masterman soit en vie, et qu'il vive encore dix ans: est-ce qu'il faudra que je pourrisse ici pendant tout ce temps-là!

—Mais non, mais non, évidemment non! reprit Maurice, d'un ton plus conciliant. Je te demande seulement un mois, au maximum. Et si l'oncle Masterman n'est pas mort au bout d'un mois, tu pourras filer à l'étranger!

—A l'étranger? répéta vivement Jean. Hé! mais, pourquoi ne pourrais-je pas y filer tout de suite? Qu'est-ce qui t'empêcherait de dire que l'oncle Joseph et moi sommes allés reprendre des forces à Paris?

—Allons! ne dis pas de folies! répliqua Maurice.

—Non! mais enfin, réfléchis un peu! fit Jean. Regarde un peu autour de toi! Cette maison est une vraie étable à porcs, et si lugubre, et si humide! Tu l'as dit toi-même, tout à l'heure, qu'elle était humide!

—Seulement au charpentier! précisa Maurice; et je ne l'ai dit que pour obtenir un rabais! En vérité, maintenant que nous sommes ici, je dois avouer qu'on a vu pis que cela!

—Et que ferai-je de moi? gémit la victime. Pourrai-je au moins inviter un camarade?

—Mon cher Jean, si tu ne juges pas que la tontine mérite un léger sacrifice, dis-le, et j'envoie l'affaire au diable!

—Es-tu bien sûr des chiffres, au moins? demanda Jean. Allons! poursuivit-il avec un profond soupir, aie soin de m'envoyer régulièrement le Lisez-moi! et tous les journaux pour rire! Et, ma foi, en avant la musique!

A mesure que l'après-midi s'avançait, le cottage se souvenait plus intimement de son marais natal; un froid aigre envahissait toutes ses pièces; la cheminée fumait; et, bientôt, un coup de vent envoya dans la grande chambre, à travers les fentes des fenêtres, une véritable averse de pluie. Par intervalles, lorsque la mélancolie des deux locataires risquait de tourner au désespoir, Maurice débouchait la bouteille de whisky; et, d'abord, Jean accueillait avec joie cette diversion. Mais le plaisir de la diversion fut de courte durée. J'ai dit déjà que ce whisky était le plus mauvais de tout le Hampshire; ceux-là seuls qui connaissent le Hampshire pourront apprécier l'exacte valeur de ce superlatif; et, à la fin, le Grand Vance lui-même,—qui n'était cependant pas un connaisseur,—ne trouva plus le courage d'approcher de ses lèvres l'infecte décoction. Qu'on imagine, s'ajoutant à tout cela, la venue des ténèbres, faiblement combattues par une misérable chandelle qui s'obstinait à ne brûler que d'un côté: et l'on comprendra que, tout à coup, Jean se soit arrêté de siffler entre ses doigts, exercice auquel il se livrait depuis une heure pour essayer de trouver un peu d'oubli dans les joies de l'art.

—Jamais je ne pourrai rester un mois ici! déclara-t-il. Personne n'en serait capable! Toute ton affaire est folle, Maurice! Allons-nous en d'ici tout de suite!

Avec une admirable affectation d'indifférence, Maurice proposa une partie de bouchon. A quelles concessions un diplomate est-il parfois forcé de descendre! C'était d'ailleurs le jeu favori de Jean (les autres lui paraissant trop intellectuels), et il y jouait avec autant de chance que de dextérité. Le pauvre Maurice, au contraire, lançait mal les sous, avait une malchance congénitale, et, de plus, appartenait à l'espèce des joueurs qui ne peuvent pas supporter de perdre. Mais, ce soir-là, il était prêt d'avance à tous les sacrifices.

Vers les sept heures, Maurice, après des tortures atroces, avait perdu cinq ou six shillings. Même avec la tontine devant les yeux, c'était la limite de ce qu'il pouvait souffrir. Il promit de prendre sa revanche une autre fois, et, en attendant, proposa un petit souper accompagné d'un grog.

Et lorsque les deux frères eurent achevé cette dernière récréation, l'heure vint pour eux de se mettre au travail. Le baril à eau fut vidé, roulé devant le feu de la cuisine, soigneusement séché; et les deux frères se glissèrent dehors, sous un ciel sans étoiles, pour aller déterrer leur oncle Joseph.

III
LE CONFÉRENCIER EN LIBERTÉ

Les philosophes devraient bien prendre la peine, un de ces jours, de rechercher sérieusement si, oui ou non, les hommes sont capables de s'accommoder du bonheur. Le fait est que pas un mois ne se passe sans qu'un fils de famille se sauve de chez lui pour s'engager à bord d'un bateau marchand, ou qu'un mari choyé décampe à destination du Texas avec sa cuisinière. On a vu des pasteurs s'enfuir de chez leurs paroissiens; et il s'est même trouvé des juges pour sortir volontairement de la magistrature.

En tout cas, le lecteur ne sera point trop surpris si je lui dis que Joseph Finsbury avait maintes fois médité des projets d'évasion. La destinée de cet excellent vieillard—je crois pouvoir l'affirmer—ne réalisait pas l'idéal du bonheur. Certes, M. Maurice, que j'ai souvent le plaisir de rencontrer dans le Métropolitain, est un gentleman des plus estimables; mais, en tant que neveu, je n'oserais pas le proposer comme modèle. Quant à son frère Jean, c'était, naturellement, un brave garçon; mais si, vous-mêmes, vous n'aviez pas d'autre attache que lui pour vous retenir à votre foyer, j'imagine que vous ne tarderiez pas à caresser le projet d'un voyage à l'étranger. Il est vrai que le vieux Joseph avait une attache plus solide que la présence de ses deux neveux, pour le retenir à Bloomsbury; et cette attache n'était point, comme l'on pourrait penser, la société de Julia Hazeltine (encore que le vieillard aimât assez sa pupille), mais bien l'énorme collection de carnets de notes où il avait concentré sa vie tout entière. Que Joseph Finsbury se soit résigné à se séparer de cette collection, c'est là une circonstance qui, en vérité, ne fait que peu d'honneur aux vertus familiales de ses deux neveux.

Oui, la tentation de la fuite était déjà vieille de plusieurs mois, dans l'âme de l'oncle; et lorsque celui-ci se trouva tout à coup tenir en mains un chèque de 800 livres, à lui payable, la tentation se changea aussitôt en une résolution formelle. Il garda le chèque, qui, pour un homme d'habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse; et il se promit de disparaître dans la foule dès l'arrivée à Londres, ou bien, s'il n'y parvenait pas, de se glisser hors de la maison au cours de la soirée, et de fondre comme un rêve dans les millions des habitants de la capitale. Tel était son projet: la coïncidence particulière de la volonté de Dieu et d'une erreur d'aiguillage fit qu'il n'eut pas même à attendre aussi longtemps pour le réaliser.

Il fut un des premiers à revenir à lui et à se retrouver sur pied, après la catastrophe de Browndean; et il n'eut pas plutôt découvert l'état de prostration de ses deux neveux que, comprenant sa chance, il détala aussi vite qu'il put. Un homme de soixante-dix ans passés, qui vient d'être victime d'un accident de chemin de fer, et qui a encore le malheur d'être encombré de l'uniforme complet des patients de sir Faraday Bond, on ne saurait exiger d'un tel homme une course bien fournie; mais le bois était à deux pas, et offrait au fugitif un abri, tout au moins temporaire. Vers cet abri, le vieillard se réfugia avec une célérité étonnante; et puis, se sentant quelque peu moulu, après la secousse, il s'étendit par terre, au milieu d'un fourré, et ne tarda pas à s'endormir très profondément.

Les voies du destin offrent souvent un spectacle des plus divertissants à l'observateur désintéressé. Je ne puis, je l'avoue, m'empêcher de sourire en songeant que, pendant que Maurice et Jean s'ensanglantaient les mains pour cacher dans le sable le corps d'un homme qui ne leur était rien, leur oncle dormait d'un bon sommeil reconstituant à quelques cents pas d'eux.

Il fut réveillé par l'agréable son d'une trompe, venant de la grand'route voisine, où un mail-coach promenait un groupe de touristes attardés. Le son égaya le vieux cœur de Joseph, et dirigea ses pas par-dessus le marché, si bien qu'il ne tarda pas, lui-même, à se trouver sur la grand'route, regardant à droite et à gauche, sous sa visière, et se demandant ce qu'il devait faire de lui. Bientôt un bruit de roues s'éleva dans le lointain, et Joseph vit approcher un chariot de camionnage, chargé de colis, conduit par un cocher d'apparence bienveillante, et portant imprimée sur ses deux côtés la légende: J. Chandler, camionneur. Fût-ce un vague (et bien imprévu) instinct poétique qui suggéra à l'oncle Joseph l'idée de poursuivre son évasion dans le chariot de M. Chandler? Je croirais plutôt à des considérations d'ordre plus foncièrement pratique. Le voyage se ferait à bon marché; peut-être même, avec un peu d'adresse, Joseph pourrait-il obtenir de voyager gratuitement. Restait bien la perspective de prendre froid sur le siège; mais, après des années de mitaines et de flanelle hygiénique, le cœur de Joseph aspirait avidement au risque d'un rhume de cerveau.

Et peut-être M. Chandler fut-il d'abord un peu surpris de trouver, à un endroit aussi solitaire de la grand'route, un gentleman aussi vieux, aussi étrangement vêtu, et qui le priait aussi aimablement de vouloir bien le recueillir sur le siège de sa voiture. Mais le camionneur était, en effet, un brave homme, toujours heureux de rendre service; de telle sorte qu'il recueillit volontiers l'étranger. Et puis, comme il tenait la discrétion pour la règle essentielle de la politesse, il se défendit de lui faire aucune question. Le silence, d'ailleurs, ne déplaisait pas à M. Chandler; mais à peine la voiture avait-elle commencé à se remettre en mouvement que le digne camionneur se trouva contraint de subir le choc inattendu d'une conférence.

—Le mélange de caisses et de paquets que contient votre voiture, dit aussitôt l'étranger, ainsi que la vue de la bonne jument flamande qui nous conduit, me font conjecturer que vous occupez l'emploi de camionneur, dans ce grand système de transports publics qui, avec toutes ses lacunes, n'en est pas moins l'orgueil de notre pays!

—Oui, monsieur! répondit vaguement M. Chandler, qui ne savait pas trop ce qu'il devait répondre. Mais l'institution des colis postaux nous a déjà fait bien du tort, dans notre partie!

—Je suis un homme libre de préjugés, poursuivit Joseph Finsbury. Dans ma jeunesse, j'ai fait de nombreux voyages. Rien n'était trop petit pour ma curiosité. En mer, j'ai étudié les différentes façons de nouer les câbles, et me suis mis au courant de tous les termes techniques. A Naples, j'ai appris l'art de préparer le macaroni; à Cannes, je me suis instruit des principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je ne suis allé entendre un opéra sans avoir d'abord acheté le livret, et même sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en les jouant d'un seul doigt sur un piano.

—Vous devez avoir vu bien des choses, monsieur! déclara le camionneur en fouettant sa bête.

—Savez-vous combien de fois le mot fouet revient dans l'Ancien Testament? reprit le vieux gentleman. Il revient cent et (si ma mémoire ne me trompe pas) quarante-sept fois!

—Vraiment, monsieur! dit M. Chandler. Voilà ce que je n'aurais jamais cru!

—La Bible contient trois millions cinq cent un mille deux cent quarante-neuf lettres. Quant aux versets je crois qu'il y en a plus de dix-huit mille. Il y a eu beaucoup d'éditions de la Bible; Wiclif a été le premier à l'introduire en Angleterre, vers l'an mille trois cents. La Paragraph Bible, comme on l'appelle, est une des éditions les plus connues, et doit son nom à ce qu'elle est divisée en paragraphes.

Le camionneur se borna à répondre, sèchement, que «c'était bien possible», et appliqua son attention à la tâche plus familière d'éviter une charrette de foin qui venait en sens inverse, tâche assez malaisée, d'ailleurs, car la route était étroite, avec des fossés sur les deux côtés.

—Je vois, commença M. Finsbury, lorsque la charrette fut heureusement dépassée, que vous tenez vos rênes d'une seule main. Vous devriez les tenir des deux mains!

—Ah! par exemple, j'aime bien ça! s'écria dédaigneusement le camionneur. Et pourquoi donc?

—Ce que je vous dis est un fait scientifique, reprit M. Finsbury, et repose sur la théorie du levier, qui est une des branches de la mécanique. Il existe, sur ce domaine de la science, de très intéressants petits ouvrages à douze sous, que j'estime qu'un homme de votre condition aurait profit à lire. Je crains que vous n'ayez guère pratiqué le grand art de l'observation! Voici près d'une demi-heure que nous sommes ensemble, et vous n'avez pas encore émis un seul fait! C'est là un bien grave défaut, mon cher ami! Par exemple, je ne sais pas si vous avez observé que, tout à l'heure, en passant près de cette charrette à foin, vous avez pris à gauche?

—Mais, naturellement, je l'ai observé! s'écria M. Chandler, qui devenait d'humeur belligérante. Le charretier m'aurait fait dresser procès-verbal, si je n'avais pas pris à gauche!

—Eh bien! en France, poursuivit le vieillard, en France, et aussi, je crois, aux Etats-Unis,—en Amérique,—vous auriez pris à droite!

—Je vous assure bien que non! déclara M. Chandler avec indignation. J'aurais pris à gauche!

—Je note,—poursuivit M. Finsbury, dédaignant de répondre,—que vous raccommodez vos harnais avec du gros fil. J'ai toujours protesté contre la négligence et la routine des classes pauvres, en Angleterre. Dans une allocution que j'ai prononcée, un jour, devant un public éclairé...

—Ce n'est pas du gros fil, interrompit hargneusement le camionneur: c'est de la ficelle!

—J'ai toujours soutenu, reprit le vieillard, que, dans leur vie privée et domestique, aussi bien que dans la pratique de leurs professions, les classes inférieures de ce pays sont imprévoyantes, routinières, et inintelligentes. C'est ainsi, pour m'en tenir à un exemple...

—Que diable est-ce que vous entendez par vos «classes inférieures»? cria M. Chandler. C'est vous-même qui êtes une classe inférieure. Si j'avais pu penser que vous étiez un pareil aristo, je ne vous aurais pas laissé monter dans ma voiture!

Ces paroles furent prononcées avec une intention désagréable la moins déguisée du monde: évidemment les deux hommes n'étaient pas faits pour s'entendre. A prolonger la conversation, il n'y fallait pas penser, même pour un homme aussi loquace que l'était M. Finsbury. Le vieillard se borna à renfoncer sur ses yeux la visière de sa casquette, d'un geste résigné; après quoi, ayant tiré de sa poche un carnet de notes et un crayon bleu, il ne tarda pas à se plonger dans une statistique.

Le camionneur, de son côté, se remit à siffler avec énergie. Que si, de temps à autre, il jetait un coup d'œil sur son compagnon, c'était avec un mélange de triomphe et de crainte; de triomphe, parce qu'il avait réussi à arrêter cette averse de paroles; de crainte, car il se demandait si, tout à coup, l'averse en question n'allait pas recommencer. Il n'y eut pas jusqu'à une véritable averse, un grain qui s'abattit brusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n'y eut pas jusqu'à cet accident qu'ils n'endurassent en silence. Et c'est encore en silence qu'ils firent leur entrée dans la ville de Southampton.

La nuit était venue, les vitrines des boutiques brillaient dans les rues de la vieille ville; dans les maisons particulières, des lampes éclairaient le repas du soir; et M. Finsbury commença à songer avec complaisance qu'il allait pouvoir s'installer dans une chambre où le voisinage de ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il classa soigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pour s'éclaircir la gorge, et lança un regard hésitant sur M. Chandler.

—Seriez-vous assez aimable,—hasarda-t-il,—pour m'indiquer une hôtellerie?

M. Chandler réfléchit un moment.

—Eh bien! dit-il, je me demande si les Armes de Tregonwell ne feraient pas l'affaire?

—Les Armes de Tregonwell feront parfaitement mon affaire, répondit le vieillard, si c'est une maison propre, et peu coûteuse, et si les gens y sont polis!

—Oh! ce n'était pas à vous que je pensais! repartit ingénument M. Chandler. Je pensais à mon ami Watts, qui tient la maison. C'est un vieil ami à moi, voyez-vous? et qui m'a rendu un grand service l'année passée. Et je me demande, à présent, si je dois, en conscience, encombrer un aussi brave homme d'un client tel que vous, qui risque de l'assommer avec ses explications. Oui, je me demande si ce serait bien de ma part?—ajouta M. Chandler, avec tout le ton d'un homme que tourmente un grave scrupule de conscience.

—Ecoutez ce que je vais vous dire, mon ami! fit le vieillard. Vous avez eu l'obligeance de me prendre gratuitement dans votre voiture; mais cela ne vous donne pas le droit de me parler sur ce ton! Tenez, voici un shilling pour votre peine! Et puis, si vous ne voulez pas me conduire aux Armes de Tregonwell, j'irai à pied jusque-là, voilà tout!

La vigueur de cette apostrophe intimida M. Chandler. Il murmura quelque chose qui ressemblait à une excuse, retourna le shilling entre ses doigts, engagea sa voiture, en silence, dans une ruelle tournante, puis dans d'autres, et s'arrêta enfin devant les fenêtres vivement éclairées d'une auberge. De son siège, il appela: Watts!

—C'est vous, Jem? cria une voix amicale, du fond de l'écurie. Entrez, mon vieux, et venez vous chauffer!

—Oh! merci! répondit le camionneur. Je m'arrête seulement une minute, au passage, pour faire descendre un vieux monsieur qui veut dîner et se loger. Mais, vous savez, prenez garde à lui! Il est pire qu'un membre de la Ligue anti-alcoolique!

M. Finsbury eut quelque peine à descendre; car la longue immobilité, sur le siège, l'avait engourdi, et puis il ressentait encore la secousse de la catastrophe. L'amical M. Watts, malgré l'avertissement du camionneur, le reçut avec une courtoisie parfaite, et le fit entrer dans la petite salle du fond, où il y avait un excellent feu dans la cheminée. Bientôt, une table fut servie, dans cette même salle, et le vieillard fut invité à s'asseoir devant une volaille étuvée—qui paraissait l'avoir attendu depuis plusieurs jours—et un grand pot d'ale fraîchement tirée du tonneau.

Ce souper lui rendit toute sa verdeur: de telle sorte que, lorsqu'il eut achevé de se régaler, il alla s'installer plus près du feu, et se mit à examiner les personnes assises aux tables voisines. Il y avait là une dizaine de buveurs, d'âge mûr pour la plupart, et—Joseph Finsbury eut une véritable satisfaction à le constater—appartenant tous à la classe ouvrière. Souvent déjà le vieux conférencier avait eu l'occasion de constater deux des traits les plus constants du caractère des hommes de cette classe, à savoir leur appétit pour de menus faits sans lien, et leur culte par les raisonnements en l'air. Aussi notre ami résolut-il aussitôt de s'offrir encore, avant la fin de cette mémorable journée, la saine jouissance d'une allocution. Il tira ses lunettes de leur étui, les affermit sur son nez, prit dans sa poche une liasse de papiers et les répandit, devant lui, sur une table. Il les déplia, les aplanit d'un geste complaisant. Tantôt il les soulevait jusqu'à la hauteur de son nez, évidemment ravi de leur contenu; tantôt, les sourcils froncés, il paraissait absorbé dans l'étude de quelque détail important. Un coup d'œil furtif dans la salle lui suffit pour s'assurer du succès de sa manœuvre: tous les yeux étaient tournés vers lui; les bouches béaient, les pipes reposaient sur les tables; les oiseaux se trouvaient charmés. Et, au même moment, l'entrée de M. Watts vint fournir à l'orateur la matière de son exorde:

—J'observe, Monsieur,—dit-il en s'adressant à l'aubergiste, mais avec un regard encourageant pour le reste de l'auditoire, comme s'il avait voulu faire entendre que chacun était le bienvenu dans sa confidence,—j'observe que quelques-uns de ces messieurs me considèrent avec curiosité; et c'est, en effet, chose peu commune de voir un homme s'occuper à des recherches intellectuelles dans la salle publique d'une taverne. Mais je n'ai pu m'empêcher de relire certains calculs que j'ai faits, ce matin même, sur le prix moyen de la vie dans ce pays-ci et dans d'autres pays: un sujet (ai-je besoin de le dire?) particulièrement intéressant pour des représentants des classes laborieuses. Oui, j'ai calculé d'après une échelle de revenus allant de quatre-vingts à deux cent quarante livres par an. Le revenu de quatre-vingts livres n'a pas été sans m'embarrasser très longtemps; et, maintenant encore, mes chiffres, en ce qui le touche, comportent une légère part d'aléa; car les différents modes du blanchissage, par exemple, suffisent pour créer de sérieuses différences dans les frais généraux. Au reste, je vais vous demander la permission de vous lire le résultat de mes recherches; et j'espère que vous ne vous ferez pas scrupule de me signaler les menues erreurs que j'aurai pu commettre, soit par insuffisance d'information ou par négligence. Je débuterai, messieurs, par le revenu de quatre-vingts livres!

Sur quoi le vieillard, avec moins de pitié pour ces pauvres diables qu'il en aurait eu pour des animaux, s'épancha de ses fastidieuses et ineptes statistiques. Il donnait, de chaque revenu, neuf versions successives, transportant tour à tour son personnage imaginaire à Londres, Paris, Bagdad, Spitzbergen, Bassorah, Cork, Cincinnati, Tokyo, et Nijni-Novgorod. Et l'on ne s'étonnera pas d'apprendre que, aujourd'hui encore, ses auditeurs de Southampton se rappellent cette soirée comme la plus mortellement ennuyeuse de toute leur vie.

Longtemps avant que M. Finsbury fût parvenu jusqu'à Nijni-Novgorod en compagnie d'un homme absolument fictif possédant un revenu de cent livres, tout son auditoire s'était éclipsé discrètement, à l'exception de deux vieux ivrognes et de M. Watts, ce dernier supportant son ennui avec un courage admirable. A tout instant, de nouveaux clients entraient dans la salle, mais, sitôt servis, se hâtaient d'avaler leur liqueur, et repartaient au plus vite vers une autre taverne.

M. Watts fut seul à savoir ce que pouvait être, à Bagdad, la vie d'un homme jouissant d'un revenu de deux cent quarante livres. Et à peine cette entité venait-elle de transporter sa vie imaginaire à Bassorah, que l'aubergiste lui-même, malgré tout son courage, dut quitter la salle.

M. Finsbury dormit profondément, après les multiples fatigues de sa journée. Il se leva le lendemain vers dix heures et, s'étant encore muni d'un excellent déjeuner, demanda au domestique de lui apporter sa note. C'est alors qu'il s'aperçut d'une vérité dont bien d'autres que lui se sont aperçus: il découvrit que demander sa note et payer cette même note étaient deux choses différentes. Les détails de la note étaient d'ailleurs extrêmement modérés, et l'ensemble ne s'élevait qu'à cinq ou six shillings. Mais le vieillard eut beau scruter avec le plus grand soin le contenu de ses poches: le total de sa fortune présente, en espèces du moins, ne dépassait pas un shilling et neuf pence. Il pria qu'on lui fît venir M. Watts.

—Voici, dit-il à l'aubergiste, un chèque de huit cents livres, payable à Londres! Je crains de ne pas pouvoir en toucher le montant avant un jour ou deux, à moins que vous ne puissiez me l'escompter vous-même!

M. Watts prit le chèque, le tourna et le retourna, le palpa entre ses doigts:

—Vous dites que vous aurez à attendre un jour ou deux? fit-il enfin. Vous n'avez pas d'autre argent?

—Un peu de monnaie! répondit Joseph. A peine quelques shillings!

—En ce cas, vous pourrez m'envoyer le montant de ma note. Je m'en remets à vous!

—Pour vous parler franchement, poursuivit le vieillard, je suis assez tenté de prolonger mon séjour ici. J'ai besoin d'argent pour continuer mon voyage.

—Si un prêt de dix shillings peut vous aider, je les tiens à votre service! reprit M. Watts avec empressement.

—Non, merci! dit Joseph. Je crois que je vais plutôt rester quelques jours chez vous, et me faire escompter mon billet avant de repartir.

—Vous ne resterez pas un jour de plus dans ma maison! s'écria M. Watts. C'est la dernière fois que vous aurez eu un lit aux Armes de Tregonwell!

—J'entends rester chez vous! répliqua M. Finsbury. Les lois de mon pays me donnent le droit de rester. Faites-moi sortir de force, si vous l'osez!

—Alors, payez votre note! dit M. Watts.

—Prenez ceci! cria le vieillard, lui fourrant en main le chèque négociable.

—Ce n'est pas de l'argent légal! répondit M. Watts. Vous allez sortir de chez moi, et tout de suite!

—Je ne saurais vous donner une idée du mépris que vous m'inspirez, monsieur Watts! reprit le vieillard, comprenant qu'il devait se résigner aux circonstances. Mais, dans ces conditions, je vous préviens que je me refuse à payer votre note!

—Peu m'importe ma note! répondit M. Watts. Ce qu'il me faut, c'est votre départ d'ici!

—Eh bien! monsieur, vous serez satisfait!—prononça emphatiquement M. Finsbury. Après quoi, saisissant sa casquette à visière pointue, il se l'enfonça sur la tête.

—Insolent comme vous l'êtes, ajouta-t-il, vous ne voudrez peut-être pas m'indiquer l'heure du prochain train pour Londres?

—Oh! monsieur, il y a un excellent train dans trois quarts d'heure!—répliqua l'aubergiste, redevenu aimable, et avec plus d'empressement qu'il n'en avait mis à offrir les dix shillings.—Vous pourrez le prendre sans avoir besoin de vous presser!

La position de Joseph était des plus embarrassantes. D'une part, il aurait aimé à pouvoir éviter la grande ligne de Londres, car il craignait fort que ses neveux ne fussent embusqués dans la gare, guettant son arrivée pour s'emparer de lui; mais, d'autre part, c'était pour lui chose éminemment désirable, et même rigoureusement indispensable, de faire escompter son chèque avant que ses neveux eussent le temps de s'y opposer. Il résolut donc de se rendre à Londres par le premier train. Et un seul point lui resta à considérer: le point de savoir comment il s'arrangerait pour payer son voyage.

Joseph Finsbury avait presque toujours les mains sales, et je doute que, à voir, par exemple, la façon dont il mangeait, vous l'eussiez pris pour un gentleman. Mais il avait mieux que l'apparence d'un gentleman: il avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de digne à la fois et de séduisant qui, pour peu qu'il le voulût, ne manquait jamais à produire son effet. Et lorsque, ce jour-là, il aborda le chef de gare de Southampton, son salamalek fut véritablement oriental: le petit bureau du chef de gare sembla tout à coup s'être changé en un bosquet de palmiers, où le simoon et le bulbul... mais je vais laisser, à ceux de mes lecteurs qui connaissent l'Orient mieux que moi, le soin de poursuivre et de compléter cette métaphore. La mise du vieillard, en outre, prévenait en sa faveur: l'uniforme de sir Faraday Bond, pour incommode et voyant qu'il fût, n'était certainement pas une tenue qui risquât d'être adoptée par des chevaliers d'industrie; et l'exhibition d'une montre, mais surtout d'un chèque de huit cents livres, acheva ce qu'avaient commencé les belles manières de notre héros. De telle sorte que, un quart d'heure plus tard, lorsqu'arriva le train de Londres, M. Finsbury fut recommandé au conducteur du train par le chef de gare, et respectueusement installé dans un compartiment de première.

Pendant que le vieux gentleman attendait le départ du train, il fut témoin d'un incident de peu d'intérêt en soi, mais qui devait avoir une influence décisive sur les destinées ultérieures de la famille Finsbury. Une caisse d'emballage gigantesque fut amenée sur le quai par une douzaine de porteurs, et, à grand'peine, hissée par eux dans le fourgon aux bagages. C'est souvent la tâche consolante de l'historien, de diriger l'attention de ses lecteurs sur les desseins ou (révérence parler) les artifices de la Providence. Dans ce fourgon à bagages du train qui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est à Londres, l'œuf de ce roman se trouvait, pour ainsi dire, à l'état incouvé. L'énorme caisse était adressée à un certain William Dent Pitman, «en gare à la station de Waterloo»; et le colis qui l'avoisinait, dans le fourgon, était un solide baril, de dimensions moyennes, très soigneusement fermé, et portant l'adresse: M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury.Port payé.

La juxtaposition de ces deux colis, c'était une traînée de poudre ingénieusement préparée par la Providence: il ne manquait plus qu'une main d'enfant pour y mettre le feu.

IV
UN MAGISTRAT DANS UN FOURGON À BAGAGES

La cité de Winchester est renommée comme possédant une cathédrale, un évêque (mais qui, malheureusement, est mort, il y a plusieurs années, d'une chute de cheval; tout porte à croire, d'ailleurs, qu'il doit avoir été remplacé depuis lors), un collège, un assortiment considérable de militaires, et une gare où passent infatigablement les trains montants et descendants de la ligne London and South Western. Le souvenir de ces divers «faits» n'aurait certainement pas manqué de s'offrir à l'esprit de Joseph Finsbury, lorsque le train qui le conduisait à Londres s'arrêta pour quelques instants dans la gare susdite; mais le bon vieillard s'était endormi presque depuis Southampton. Son âme, quittant le coupé du wagon, s'était provisoirement envolée dans un ciel tout rempli de populeuses salles de conférences, avec des discours se succédant à l'infini. Et, pendant ce temps, son corps reposait sur les coussins du wagon, les jambes repliées, la casquette rejetée en arrière, une main serrant sur la poitrine un numéro du Lloyd's Weekly Newspaper.

La portière s'ouvre. Deux voyageurs entrent, et, aussitôt, sortent de nouveau. Dieu sait pourtant que ces deux voyageurs n'étaient pas en avance pour prendre le train! Un tandem poussé jusqu'à sa dernière vitesse, une invasion sauvage du guichet aux billets, et puis encore une course folle leur avaient permis d'atteindre le quai à l'instant même où la machine émettait les premiers ronflements du départ. Un seul coupé se trouvant à leur portée, ils s'y étaient élancés; et déjà l'aîné des deux hommes avait posé sa canne sur l'une des banquettes quand il avait remarqué le vieux Finsbury.

—Bon Dieu! s'était-il écrié. L'oncle Joseph! Pas moyen de rester ici!

Après quoi, il était redescendu, renversant presque son compagnon, et s'était empressé de refermer la portière sur le patriarche endormi.

Dès l'instant suivant, les deux compagnons se trouvaient installés dans le fourgon aux bagages.

—Pourquoi diable n'avez-vous pas voulu monter près de votre oncle? demanda le plus jeune voyageur, tout en essuyant la sueur de ses tempes. Vous croyez qu'il ne vous aurait pas permis de fumer?

—Oh non! je ne sache pas que la fumée le dérange! répondit l'autre. Ce n'est d'ailleurs pas le premier venu, je vous assure, mon oncle Joseph! Un vieux gentleman des plus respectables: a été intéressé dans le commerce des cuirs; a fait un voyage en Asie Mineure; célibataire, brave homme; mais une langue, mon cher Wickham, une langue plus pointue que la dent d'un serpent!

—Un vieux débineur, hein? suggéra Wickham.

—Pas du tout! répondit l'autre. C'est simplement un homme doué d'un talent extraordinaire pour ennuyer quiconque l'approche. Un raseur absolument effroyable! Je ne dis pas que, sur une île déserte, on ne finirait pas par s'accommoder de sa société; mais pour un voyage en chemin de fer, non, il n'y a pas à y penser! Je voudrais que vous l'entendissiez sur Tonti, le sinistre idiot qui a inventé les tontines! Une fois lâché là-dessus, il n'en finit plus.

—Mais, au fait! dit Wickham, vous êtes intéressé, vous aussi, dans cette histoire de la tontine Finsbury, dont les journaux ont parlé! Je n'avais pas encore songé à cela!

—Hé! reprit l'autre, savez-vous que cette vieille bête qui dort là, à côté de nous, vaut pour moi cinquante mille livres? Ou, du moins, ce serait sa mort qui me les vaudrait! Et il était là, endormi, sans personne que vous pour nous voir! Mais je l'ai épargné, parce que je commence décidément à devenir un vrai conservateur!

Pendant ce temps, M. Wickham, ravi de se trouver dans un fourgon à bagages, sautillait çà et là, comme un aristocratique papillon.

—Tiens! s'écria-t-il, voici quelque chose pour vous! M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury, Londres. Ce M., c'est évidemment Michel, pas de doute possible! Et ainsi, vous avez deux domiciles à Londres, vieux coquin?

—Oh! le colis sera sans doute pour Maurice!—répondit Michel, de l'autre extrémité du fourgon, où il s'était commodément étendu sur des sacs.—C'est un cousin à moi, et que je ne déteste pas, car il a affreusement peur de moi. C'est lui qui habite Bloomsbury; et je sais qu'il y fait une collection d'une espèce particulière,—des œufs d'oiseaux, ou des boutons de guêtres, enfin quelque chose de tout à fait idiot, que j'ai oublié!

Mais M. Wickham ne l'écoutait plus. Une idée magnifique lui était venue en tête.

—Par Saint-Georges, se disait-il, voici une bonne farce à faire! Si seulement, avec le marteau et les tenailles que j'aperçois là-bas, je pouvais changer quelques étiquettes, et expédier ces colis l'un à la place de l'autre!

En cet instant, le gardien du fourgon, ayant entendu la voix de Michel Finsbury, ouvrit la porte de sa petite cabine.

—Vous feriez mieux d'entrer ici, messieurs! dit-il aux deux voyageurs, lorsque ceux-ci lui eurent expliqué le motif de leur intrusion.

—Venez-vous, Wickham? demanda Michel.

—Non, merci! je m'amuse follement, à voyager dans un fourgon! répondit le jeune homme.

Et ainsi, Michel étant entré dans la cabine avec le gardien, et la porte de communication ayant été refermée, M. Wickham resta seul parmi les bagages, libre de s'amuser à sa fantaisie.

—Nous arrivons à Bishopstoke, monsieur!—dit le gardien à Michel quand, un quart d'heure plus tard, le train siffla et commença à ralentir sa marche.—On va s'arrêter trois minutes. Vous n'aurez pas de peine à trouver de la place dans un compartiment!

M. Wickham,—que nous avons laissé s'apprêtant à jouer aux propos interrompus avec les étiquettes des colis,—était un jeune gentleman fort riche, d'apparence agréable, et doué de l'esprit le plus inoccupé. Peu de mois auparavant, à Paris, il s'était exposé à subir toute une série de chantages de la part du neveu d'un hospodar valaque résidant (pour des motifs politiques, naturellement) dans la joyeuse capitale française. Un ami commun, à qui il avait confié sa détresse, lui avait recommandé de s'adresser à Michel Finsbury, et, en effet, l'avoué, dès qu'il avait été mis au courant des faits, avait immédiatement assumé l'offensive, avait foncé sur le flanc des forces valaques, et, dans l'espace de trois jours, avait eu la satisfaction de contraindre celles-ci à repasser le Danube. Ce n'est point affaire à nous de les suivre dans cette retraite, effectuée sous la paternelle présidence de la police. Bornons-nous à ajouter que, ainsi délivré de ce qu'il se plaisait à appeler «l'atrocité bulgare», M. Wickham était revenu à Londres avec les sentiments les plus embarrassants de gratitude et d'admiration pour son avoué. Sentiments qui n'étaient guère payés de retour, car Michel éprouvait même une certaine honte de l'amitié de son nouveau client, et ce n'était qu'après de nombreux refus qu'il s'était enfin résigné à aller passer une journée à Wickham Manor, dans le domaine familial de son jeune client. Mais il avait dû enfin s'y résigner, et son hôte, à présent, le reconduisait jusqu'à Londres.

Un penseur judicieux (probablement Aristote) a noté que la Providence ne dédaignait pas d'employer à ses fins les instruments même les plus humbles: le fait est que le sceptique le plus endurci sera désormais forcé de reconnaître que Wickham et l'hospodar valaque étaient bien des instruments providentiels, élus et préparés de toute éternité.

Désireux de se montrer à ses propres yeux un personnage plein d'esprit et de ressources, le jeune gentleman (qui exerçait, en outre, les fonctions de magistrat dans son comté natal) n'avait pas été plus tôt seul dans le fourgon qu'il s'était abattu sur les étiquettes des colis, avec tout le zèle d'un réformateur. Et lorsque, à la station de Bishopstoke, il sortit du fourgon aux bagages pour aller s'installer avec Michel Finsbury dans un coupé de première classe, son visage rayonnait à la fois de fatigue et d'orgueil.

—Je viens de faire une farce admirable! ne put-il s'empêcher de dire à son avoué.

Puis, saisi tout à coup d'un scrupule:

—Dites donc: pour une petite farce inoffensive, hein? je ne risque pas de perdre mon poste de magistrat?

—Mon cher ami, répliqua distraitement Michel, je vous ai toujours prédit que vous finiriez par vous faire pendre!

V
M. GÉDÉON FORSYTH ET LA CAISSE MONUMENTALE

J'ai déjà dit que, à Bournemouth, Julia Hazeltine avait quelquefois l'occasion de faire des connaissances. Il est vrai que c'était à peine si elle avait le temps de les entrevoir avant que, de nouveau, les portes de la maison de Bloomsbury se refermassent sur elle jusqu'à l'été suivant; mais ces connaissances éphémères n'en étaient pas moins une distraction pour la pauvre fille, sans parler de la provision de souvenirs et d'espérances qu'elles avaient, en outre, le mérite de lui fournir. Or, parmi les personnes qu'elle avait ainsi rencontrées à Bournemouth, l'été précédent, se trouvait un jeune avocat nommé Gédéon Forsyth.

Dans l'après-midi même du jour mémorable où le magistrat s'était amusé à changer les étiquettes, vers quatre heures, une promenade quelque peu rêveuse et mélancolique avait par hasard conduit M. Forsyth sur le trottoir de John Street, à Bloomsbury; et, à peu près au même moment, Miss Hazeltine fut appelée à la porte du numéro 16 de cette rue par un coup de sonnette d'une énergie foudroyante.

M. Gédéon Forsyth était un jeune homme assez heureux, mais qui aurait été plus heureux encore avec de l'argent en plus et un oncle en moins. Cent vingt livres par an constituaient tout son revenu; mais son oncle, M. Edouard H. Bloomfield, renforçait ce revenu d'une légère subvention et d'une masse énorme de bons conseils, exprimés dans un langage qui aurait probablement paru d'une violence excessive à bord même d'un bateau de pirates.

Ce M. Bloomfield était, en vérité, une figure essentiellement propre à l'époque de M. Gladstone. Ayant acquis de l'âge sans acquérir la moindre expérience, il joignait aux sentiments politiques du parti radical une exubérance passionnée qu'on est plus habitué à regarder comme l'apanage traditionnel de nos vieux conservateurs. Il admirait le pugilat, il portait un formidable gourdin à nœuds, il était assidu aux services religieux: et l'on aurait eu de la peine à dire contre qui sa colère sévissait le plus volontiers, de ceux qui se permettaient de défendre l'Eglise Etablie ou de ceux qui négligeaient de prendre part à ses cérémonies. Il avait, en outre, quelques épithètes favorites qui inspiraient une légitime frayeur à ses connaissances: lorsqu'il ne pouvait pas aller jusqu'à déclarer que telle ou telle mesure «n'était pas anglaise», du moins ne manquait-il pas à la dénoncer comme «n'étant pas pratique». C'est sous le ban de cette dernière excommunication qu'était tombé son pauvre neveu. La façon dont Gédéon entendait l'étude de la loi avait été décidément reconnue «non pratique»; et son oncle lui avait en conséquence signifié, au cours d'une bruyante entrevue rythmée avec le gourdin à nœuds, qu'il devait soit trouver au plus vite une ou deux causes à défendre, ou bien se préparer à vivre désormais de ses propres fonds.

Aussi ne s'étonnera-t-on point que Gédéon, malgré une nature plutôt joyeuse, se sentît envahi de mélancolie. Car, d'abord, il n'avait pas le moindre désir de pousser plus loin qu'il n'avait fait déjà l'étude de la loi; et puis, en supposant même qu'il s'y résignât, il y avait toujours encore une partie du programme qui restait indépendante de sa volonté. Comment trouver des clients, des causes à défendre? La question était là.

Tout à coup, pendant qu'il se désespérait de ne pouvoir pas la résoudre, il trouva son passage barré par un rassemblement. Une voiture de camionnage était arrêtée devant une maison; six athlètes, ruisselants de sueur, s'occupaient à en retirer la plus gigantesque caisse d'emballage qu'ils eussent jamais vue; et, sur les degrés du perron, la massive figure du cocher et la frêle figure d'une jeune fille se tenaient debout, comme sur une scène, se querellant.

—Cela ne peut pas être pour nous! affirmait la jeune fille. Je vous prie de remporter cette caisse! Elle ne pourrait pas entrer dans la maison, si même vous arriviez à la retirer de votre voiture!

—Alors je vais la laisser sur le trottoir, répondait le cocher, et M. Finsbury s'arrangera comme il voudra avec la police!

—Mais je ne suis pas M. Finsbury! protestait la jeune fille.

—Peu m'importe de savoir qui vous êtes! répondait le camionneur.

—Voudriez-vous me permettre de vous venir en aide, miss Hazeltine? dit Gédéon, en s'avançant.

Julia poussa un petit cri de plaisir.

—Oh! monsieur Forsyth, s'écria-t-elle, je suis si heureuse de vous voir! Figurez-vous qu'on veut m'obliger à faire entrer dans la maison cette horrible chose, qui ne peut être venue ici que par erreur! Le cocher déclare qu'il faut que nous défassions les portes, ou bien qu'un maçon démolisse un pan de mur entre deux fenêtres, faute de quoi la voirie va nous intenter un procès, pour laisser nos meubles sur le pavé!

Les six hommes, pendant ce temps, avaient enfin réussi à déposer la caisse sur le trottoir; et maintenant ils se tenaient debout, appuyés contre elle, et considérant, avec une détresse manifeste, la porte de la maison où cette caisse monstrueuse avait à pénétrer. Ai-je besoin d'ajouter que toutes les fenêtres des maisons voisines s'étaient garnies, comme par enchantement, de spectateurs curieux et amusés?

Ayant pris l'air le plus scientifique qu'il pût se donner, Gédéon mesura avec sa canne les dimensions de la porte, pendant que Julia notait, sur son album à aquarelle, le résultat des évaluations. Puis Gédéon, en mesurant la caisse et en comparant les deux séries de chiffres, découvrit qu'il y avait tout juste assez d'espace pour que la caisse pût entrer. Après quoi, s'étant dévêtu de son veston et de son gilet, il aida les hommes à enlever de leurs gonds les battants de la porte. Et, enfin, grâce à la collaboration presque forcée de quelques-uns des assistants, la caisse monta péniblement les marches, grinça en se frottant aux murs, et se trouva installée à l'entrée du vestibule, le bloquant à peu près dans toute sa largeur. Alors les artisans de cette victoire se regardèrent les uns les autres avec un sourire de triomphe. Ils avaient, en vérité, cassé un buste d'Apollon, et creusé dans le mur de profondes ornières; mais, du moins, ils avaient cessé d'être un des spectacles publics de Londres!

—Ma parole, monsieur, dit le cocher, jamais je n'ai vu un colis pareil!

Gédéon lui exprima éloquemment sa sympathie en lui glissant dans la main deux pièces de dix shillings.

—Allons, patron, cinq shillings de plus, et je me charge de régler le compte de tous les camarades! s'écria le cocher.

Ainsi fut fait; sur quoi toute la troupe des porteurs improvisés grimpa dans la voiture, qui détala dans la direction de la taverne la plus proche. Gédéon referma la porte, et se tourna vers miss Hazeltine. Leurs yeux se rencontrèrent; et une folle envie de rire les saisit tous les deux. Puis, peu à peu, la curiosité s'éveilla dans l'esprit de la jeune fille. Elle s'approcha de la caisse, la tâta dans tous les sens, examina l'étiquette.

—C'est la chose la plus étrange que l'on puisse rêver! dit-elle, avec un nouvel éclat de rire. L'écriture est certainement de la main de Maurice, et j'ai reçu une lettre de lui, ce matin même, me disant de me préparer à recevoir un baril. Croyez-vous que ceci puisse être considéré comme un baril, monsieur Forsyth?

Statue, à manier avec précaution, fragile, lut tout haut Gédéon, sur un des côtés de la caisse. Vous êtes bien sûre que vous n'avez pas été prévenue de l'arrivée d'une statue?

—Non, certainement! répondit Julia. Oh! monsieur Forsyth, ne pensez-vous pas que nous puissions jeter un coup d'œil à l'intérieur de la caisse?

—Et pourquoi pas? s'écria Gédéon. Dites-moi seulement où je pourrai trouver un marteau!

—Venez avec moi, dans la cuisine, et je vous montrerai où sont les marteaux! dit Julia. La planche où on les met est trop haute pour moi!

—Elle ouvrit la porte de la cuisine et y fit entrer Gédéon. Un marteau fut vite trouvé, ainsi qu'un ciseau: mais Gédéon fut surpris de n'apercevoir aucune trace d'une cuisinière. Il découvrit également, par contre, que miss Julia avait un très petit pied et une cheville très fine; découverte qui l'embarrassa si fort qu'il fut tout heureux de pouvoir s'attaquer au plus vite à la caisse d'emballage.

Il travaillait ferme,—et chacun de ses coups de marteau avait une précision admirable,—pendant que Julia, debout près de lui, en silence considérait plutôt l'ouvrier que l'ouvrage. Elle songeait que M. Forsyth était un fort bel homme; jamais encore elle n'avait vu des bras aussi vigoureux. Et tout à coup Gédéon, comme s'il avait deviné ses pensées, se retourna vers elle et lui sourit. Elle sourit aussi, et rougit: et ce double changement lui seyait si bien que Gédéon oublia de regarder où il frappait, de telle sorte que, quelques secondes après, le pauvre garçon assénait un coup terrible sur ses propres doigts. Avec une présence d'esprit touchante, il parvint, non seulement à retenir, mais à changer même en une plainte anodine le pittoresque juron qui allait sortir de ses lèvres. Mais la douleur était vive; la secousse nerveuse avait été trop forte: et, après quelques essais, il s'aperçut qu'il ne pouvait pas songer à poursuivre l'opération.

Aussitôt Julia courut dans sa chambre, apporta une éponge, de l'eau, une serviette, et commença à baigner la main blessée du jeune homme.

—Je regrette, infiniment! s'excusait Gédéon. Si j'avais eu le moindre savoir-vivre, j'aurais ouvert la caisse d'abord, et me serais ensuite écrasé les doigts! Oh! ça va déjà beaucoup mieux! ajoutait-il. Je vous assure que ça va beaucoup mieux!

—Oui, je crois que, maintenant, vous allez assez bien pour être en état de diriger le travail! dit enfin Julia. Commandez-moi, et c'est moi qui serai votre ouvrière!

—Une délicieuse ouvrière, en vérité!—déclara Gédéon, oubliant tout à fait les convenances. La jeune fille se retourna, et le regarda avec un petit soupçon de froncement de sourcils; mais l'impertinent jeune homme se hâta de détourner son attention sur la caisse d'emballage. Le plus gros du travail, d'ailleurs, se trouvait fait. Julia ne tarda pas à soulever la première planche du couvercle, ce qui mit au jour une couche de paille. Une minute après les deux jeunes gens étaient à genoux, l'un près de l'autre, comme des paysans occupés à retourner le foin; et, dès la minute suivante, ils furent récompensés de leurs efforts par la vue de quelque chose de blanc et de poli. C'était, sans erreur possible, un énorme pied de marbre.

—Voilà un personnage vraiment esthétique! dit Julia.

—Jamais je n'ai rien vu de pareil! répondit Gédéon. Il a un mollet comme un sac de gros sous!

Bientôt se découvrit un second pied, et puis quelque chose qui semblait bien en être un troisième. Mais ce quelque chose se trouva être, en fin de compte, une massue reposant sur un piédestal.

—Hé! parbleu! c'est un Hercule! s'écria Gédéon. J'aurais dû le deviner à la vue de son mollet! Et je puis affirmer en toute confiance—ajouta-t-il en regardant les deux jambes colossales—que c'est ici le plus grand à la fois et le plus laid de tous les Hercule de l'Europe entière! Qu'est-ce qui peut l'avoir décidé à venir chez vous?

—Je suppose que personne autre n'en aura voulu! dit Julia. Et je dois ajouter que, nous-mêmes, nous nous serions parfaitement passés de lui.

—Oh! ne dites pas cela, mademoiselle! répliqua Gédéon. Il m'a valu une des plus mémorables séances de toute ma vie!

—En tout cas, une séance que vous ne pourrez pas oublier de sitôt! fit Julia. Vos malheureux doigts vous la rappelleront!

—Et maintenant, je crois qu'il faut que je m'en aille! dit tristement Gédéon.

—Non! non! plaida Julia. Pourquoi vous en aller? Restez encore un moment, et prenez une tasse de thé avec moi!

—Si je pouvais penser que, réellement, cela vous fût agréable, dit Gédéon en faisant tourner son chapeau dans ses doigts, il va de soi que j'en serais ravi!

—Mais, certes, cela me sera agréable! répondit la jeune fille. Et, de plus, j'ai besoin de gâteaux pour manger le thé, et je n'ai personne que je puisse envoyer chez le pâtissier. Tenez voici la clef de la maison!

Gédéon se hâta de mettre son chapeau et de courir chez le pâtissier, d'où il revint avec un grand sac en papier tout rempli de choux à la crème, d'éclairs, et de tartelettes. Il trouva Julia occupée à préparer une petite table à thé dans le vestibule.

—Les chambres sont dans un tel désordre, dit-elle, que j'ai pensé que nous serions plus à l'aise ici, à l'ombre de notre statue!

—Parfait! s'écria Gédéon enchanté.

—Oh! quelles adorables tartelettes à la crème! fit Julia en ouvrant le sac. Et quels délicieux choux aux fraises!

—Oui! dit Gédéon, essayant de cacher sa déconvenue. J'ai bien prévu que le mélange produirait quelque chose de très beau. D'ailleurs, la pâtissière l'a prévu aussi.

—Et maintenant, dit Julia après avoir mangé une demi-douzaine de gâteaux, je vais vous montrer la lettre de Maurice. Lisez-la tout haut: peut-être y a-t-il des détails qui m'ont échappé?

Gédéon prit la lettre, la déplia sur un de ses genoux, et lut ce qui suit:

«Chère Julia, je vous écris de Browndean, où nous nous sommes arrêtés pour quelques jours. L'oncle a été très secoué par ce terrible accident, dont, sans doute, vous aurez lu le récit dans le journal. Demain, je compte le laisser ici avec Jean, et rentrer seul à Londres; mais, avant mon arrivée, vous allez recevoir un baril contenant des échantillons pour un ami. Ne l'ouvrez à aucun prix, mais laissez-le dans le vestibule jusqu'à mon arrivée!

«Votre, en grande hâte,

«M. FINSBURY.

«P. S.—N'oubliez pas de laisser le baril dans le vestibule!»

—Non, dit Gédéon, je ne vois rien là qui se rapporte au monument!—Et, en disant cela, il désignait les jambes de marbre.—Miss Hazeltine, poursuivit-il, me permettez-vous de vous adresser quelques questions?

—Mais volontiers! répondit la jeune fille. Et si vous réussissez à m'expliquer pourquoi Maurice m'a envoyé une statue d'Hercule au lieu d'un baril contenant des «échantillons pour un ami», je vous en serai reconnaissante jusqu'à mon dernier jour. Mais, d'abord, qu'est-ce que cela peut-être, «des échantillons pour un ami»?

—Je n'en ai pas la moindre idée! dit Gédéon. Je sais bien que les marbriers envoient souvent des échantillons; mais je crois que, en général, ce sont des morceaux de marbre plus petits que notre ami le monument. Au reste, mes questions portent sur d'autres sujets. En premier lieu, est-ce que vous êtes tout à fait seule, dans cette maison?

—Oui, pour le moment! répondit Julia. Je suis arrivée avant-hier pour mettre la maison en état et pour chercher une cuisinière. Mais je n'en ai trouvé aucune qui me plût.

—Ainsi vous êtes absolument seule! dit Gédéon, stupéfait. Et vous n'avez pas peur?

—Oh! pas du tout! répondit Julia. Je ne sais pas de quoi j'aurais peur. Je me suis simplement acheté un revolver, d'un bon marché fantastique, et j'ai demandé au marchand de me montrer la manière de m'en servir. Et puis, avant de me coucher, j'ai bien soin de barricader ma porte avec des tiroirs et des chaises.

—C'est égal, je suis heureux de penser que votre monde va bientôt rentrer! dit Gédéon. Votre isolement m'inquiète beaucoup. S'il devait se prolonger, je pourrais vous pourvoir d'une vieille tante à moi, ou encore de ma femme de ménage, à votre choix.

—Me prêter une tante! s'écria Julia. Oh! quelle générosité! Je commence à croire que c'est vous qui m'avez envoyé l'Hercule!

—Je vous donne ma parole d'honneur que non! protesta le jeune homme. Je vous admire bien trop pour avoir pu vous envoyer une œuvre d'art aussi monstrueuse!

Julia allait répondre, lorsque les deux amis tressautèrent: un coup violent avait été frappé à la porte.

—Oh! monsieur Forsyth!

—Ne craignez rien, ma chère enfant! dit Gédéon appuyant tendrement sa main sur le bras de la jeune fille.

—Je sais ce que c'est! murmura-t-elle. C'est la police! Elle vient se plaindre au sujet de la statue!

Nouveau coup à la porte, plus violent, et plus impatient.

—Mon Dieu! c'est Maurice! s'écria la jeune fille. Elle courut à la porte et ouvrit.

C'était en effet Maurice qui apparaissait sur le seuil: non pas le Maurice des jours ordinaires, mais un homme d'aspect sauvage, pâle et hagard, avec des yeux injectés de sang, et une barbe de deux jours au menton.

—Le baril? s'écria-t-il. Où est le baril qui est arrivé ce matin?

Il regardait autour de lui, dans le vestibule, et ses yeux lui sortirent de la tête, littéralement, lorsqu'il aperçut les jambes de l'Hercule.

—Qu'est-ce que c'est que ça? hurla-t-il. Qu'est-ce que c'est que ce mannequin de cire? Qu'est-ce que c'est? Et où est le baril? Le tonneau à eau?

—Aucun baril n'est venu, Maurice! répondit froidement Julia. Voici le seul colis qu'on ait apporté!

—Ça? s'écria le malheureux. Je n'ai jamais entendu parler de ça!

—C'est cependant arrivé avec une adresse écrite de votre main! répondit Julia. Nous avons presque été forcés de démolir la maison pour le faire entrer. Et je ne puis rien vous dire de plus!

Maurice la considéra avec un égarement sans limites. Il passa une de ses mains sur son front, et puis s'appuya contre le mur, comme un homme qui va s'évanouir. Mais, peu à peu, sa langue se délia, et il se mit à accabler la jeune fille d'un torrent d'injures. Jamais jusqu'alors Maurice lui-même ne se serait supposé capable d'autant de feu, d'autant de verve, ni d'une telle variété de locutions grossières. La jeune fille tremblait et chancelait sous cette fureur insensée.

—Je ne souffrirai point que vous parliez davantage à miss Hazeltine sur un ton pareil! dit enfin Gédéon, s'interposant avec résolution.

—Je lui parlerai sur le ton qui me plaira, répliqua Maurice, dans un nouvel élan de fureur. Je parlerai à cette misérable mendiante comme elle le mérite!

—Pas un mot de plus, monsieur, pas un mot!—s'écria Gédéon.—Miss Hazeltine, poursuivit-il en s'adressant à la jeune fille, vous ne pouvez pas rester davantage sous le même toit que cet individu! Voici mon bras! Permettez-moi de vous conduire en un lieu où vous soyez à l'abri de l'insulte!

—Monsieur Forsyth, dit Julia, vous avez raison! Je ne saurais rester ici un seul moment de plus, et je sais que je me confie à un homme d'honneur!

Pâle et résolu, Gédéon offrit son bras, et les deux jeunes gens descendirent les marches du perron, poursuivis par Maurice, qui réclamait la clef de la porte d'entrée.

Julia venait à peine de lui remettre son trousseau de clefs, lorsqu'un fiacre vide passa rapidement devant eux. Il fut hélé, simultanément, par Maurice et par Gédéon. Mais, au moment où le cocher arrêtait son cheval, Maurice se précipita dans la voiture.

—Dix sous de pourboire! cria-t-il. Gare de Waterloo, aussi vite que possible! Dix sous pour vous!

—Mettez un shilling, monsieur! dit le cocher. L'autre gentleman m'a retenu avant vous!

—Eh bien! soit, un shilling!—cria Maurice, tout en songeant, à part lui, qu'il examinerait de nouveau la question en arrivant à la gare. Et le cocher fouetta sa bête, et le fiacre tourna au premier coin de rue.

VI
LES TRIBULATIONS DE MAURICE
(Première Partie)

Pendant que le fiacre filait par les rues de Londres, Maurice s'évertuait à rallier toutes les forces de son esprit. 1o le baril contenant le cadavre s'était égaré; 2o il y avait nécessité absolue à le retrouver. Ces deux points étaient clairs; et si, par une chance providentielle, le baril se trouvait encore à la gare, tout pouvait aller bien. Si le baril n'était pas à la gare, et qu'il se trouvât déjà entre les mains d'autres personnes l'ayant reçu par erreur, la chose prenait une tournure plus fâcheuse. Les personnes qui reçoivent des colis dont elles ne s'expliquent pas la nature sont en général portées à les ouvrir tout de suite. L'exemple de Miss Hazeltine (que Maurice maudit une fois de plus) ne confirmait que trop ce principe général. Et si quelqu'un avait déjà ouvert le baril... «Seigneur Dieu!» s'écria Maurice à cette pensée, en portant la main à son front tout gonflé de sueur.

La première conception d'un manquement à la loi a volontiers, pour l'imagination, quelque chose d'excitant: le projet, encore à l'état d'ébauche, s'offre sous des couleurs vives et attrayantes. Mais il n'en est pas de même lorsque, plus tard, l'attention du criminel se tourne vers ses rapports possibles avec la police. Maurice, à présent, se disait qu'il n'avait peut-être pas suffisamment pris en considération l'existence de la police, lorsqu'il s'était embarqué dans son entreprise. «Je vais avoir à jouer très serré!» songea-t-il; et un petit frisson de peur courut tout le long de son épine dorsale.

—Les grandes lignes, ou la banlieue? lui demanda tout à coup le cocher, à travers le petit guichet du plafond.

—Grandes lignes! répondit Maurice. Après quoi il décida que cet homme aurait, tout de même, son shilling de pourboire.

«Ce serait folie d'attirer l'attention sur moi en ce moment!» se dit-il. «Mais la somme que cette affaire-là va me coûter, au bout du compte, commence à me faire l'effet d'un cauchemar!»

Il traversa la salle des billets, et, misérablement, erra sur le quai. Il y avait, en cet instant, un petit arrêt dans le mouvement de la gare; peu de gens sur le quai, à peine quelques voyageurs attendant, çà et là. Maurice constata qu'il n'attirait point l'attention, ce qui lui parut une chose excellente; mais, d'autre part, il songea que son enquête n'avançait pas beaucoup. De toute nécessité, il devait faire quelque chose, risquer quelque chose: chaque instant qui passait ajoutait au danger. Enfin, recueillant tout son courage, il arrêta un porteur et lui demanda si, par hasard, il ne se souvenait pas d'avoir vu arriver un baril, au train du matin: ajoutant qu'il était anxieux de se renseigner, car le baril appartenait à un de ses amis. «Et l'affaire est des plus importantes, ajouta-t-il encore, car ce baril contient des échantillons!»

—Je n'étais pas là ce matin, monsieur, répondit le porteur; mais je vais demander à Bill. Hé! Bill! dis-donc, te souviens-tu d'avoir vu arriver de Bournemouth, ce matin, un baril contenant des échantillons?

—Je ne peux rien dire au sujet des échantillons! répliqua Bill. Mais le bourgeois qui a reçu le baril nous a fait un joli tapage!

—Quoi? Comment? s'écria Maurice, en même temps que, fiévreusement, il glissait deux sous dans la main du porteur.

—Eh bien! monsieur, il y a un baril qui est arrivé à une heure trente, et qui est resté au dépôt jusque vers les trois heures. A ce moment-là, voilà qu'arrive un petit homme, d'un air tout malingre.—j'ai bien idée que ce doit être quelque vicaire,—et qu'il me dit: «Vous n'auriez pas reçu quelque chose pour Pitman?»—William Bent Pitman, si je me rappelle bien le nom.—«Je ne sais pas au juste, monsieur, que je lui réponds; mais je crois bien que c'est le nom qui est écrit sur ce baril!» Le petit homme va voir le baril, et fait une mine ahurie quand il aperçoit l'adresse. Et le voilà qui se met à nous reprocher de ne pas lui avoir apporté ce qu'il voulait. «Eh! peu m'importe ce que vous voulez, monsieur, que je lui dis; mais si c'est vous qui êtes William Bent Pitman, il faut que vous emportiez ce baril!»

—Et l'a-t-il emporté? s'écria Maurice, respirant à peine.

—Eh bien! monsieur, reprit tranquillement Bill, il paraît que c'était une grande caisse d'emballage que ce monsieur attendait. Et cette caisse est bien arrivée; je le sais, parce que c'est le plus grand colis que j'aie jamais vu. Alors, en apprenant ça, ce Pitman a de nouveau fait la grimace. Il a demandé à parler au chef de service, et on a fait venir Tom, le facteur, celui qui avait conduit la caisse. Eh bien! monsieur—poursuivit Bill avec un sourire—jamais je n'ai vu un homme dans un état pareil! Ivre-mort, monsieur! A ce que j'ai cru comprendre, il y avait eu un monsieur, évidemment fou, qui avait donné à ce brave Tom une livre sterling de pourboire, et voilà d'où était venu tout le mal, comprenez-vous?

—Mais enfin, qu'est-ce qu'il a dit? haleta Maurice.

—Ma foi! monsieur, il n'était guère en état de dire grand'chose! répondit Bill. Mais il a offert de se battre à coups de poing avec ce Pitman pour une pinte de bière. Il avait perdu son livre, aussi, et ses reçus; et son compagnon était encore plus saoul que lui, si possible. Oh! monsieur, ils étaient tous les deux comme... comme des lords! Et le chef de service leur a réglé leur compte séance tenante.

«Allons! voilà qui n'est point si mauvais!» songea Maurice, avec un soupir de soulagement. Puis, s'adressant au porteur:

—Et ainsi, ces deux hommes n'ont pas pu dire où ils avaient conduit la caisse?

—Non, répondit Bill, ni ça ni autre chose!

—Et... qu'est-ce qu'a fait Pitman? demanda Maurice.

—Il a emporté le baril dans un fiacre à quatre roues, répondit Bill. Le pauvre homme était tout tremblant. Je ne crois pas qu'il ait beaucoup de santé!

—Et ainsi, murmura Maurice, le baril est parti?

—De ça, vous pouvez en être bien sûr! dit le porteur. Mais vous feriez mieux de voir le chef de service!

—Oh! pas du tout, la chose n'a aucune importance! protesta Maurice. Ce baril ne contenait que des échantillons!

Et il se hâta d'opérer sa sortie.

Enfermé dans un fiacre, une fois de plus, il s'efforça de jeter un nouveau regard d'ensemble sur sa position. «Supposons, se dit-il, supposons que j'accepte ma défaite et aille tout de suite déclarer la mort de mon oncle!» Il y perdrait la tontine, et, avec celle-ci, sa dernière chance de recouvrer ses 7.800 livres. Mais, d'autre part, depuis le shilling de pourboire donné au cocher de fiacre, il avait commencé à constater que le crime était coûteux dans sa pratique, et, depuis la perte du baril, que le crime était incertain dans ses conséquences. Avec calme, d'abord, puis sans cesse avec plus de chaleur, il envisagea les avantages qu'il y aurait pour lui à abandonner son entreprise. Cet abandon impliquait pour lui une perte d'argent: mais, en somme, et après tout, pas une très grosse perte: celle seulement de la tontine, sur laquelle il n'avait jamais compté tout à fait. Il retrouva au fond de sa mémoire certains traits établissant qu'en effet jamais il n'avait cru bien sérieusement aux profits de la tontine. Non, jamais il n'y avait cru, jamais il n'avait eu l'espoir certain de recouvrer ses 7.800 livres; et, s'il s'était embarqué dans cette aventure, c'était uniquement pour parer à la déloyauté, trop manifeste, de son cousin Michel. Il le voyait clairement à présent: mieux valait pour lui se retirer au plus vite de l'aventure, pour transporter tous ses efforts sur l'affaire des cuirs...

—Seigneur! s'écria-t-il tout à coup en bondissant dans son fiacre comme un diable dans sa boîte à malice. Seigneur! Mais je n'ai pas seulement perdu la tontine! J'ai encore perdu l'affaire des cuirs par-dessus le marché!

Pour monstrueux que fût le fait, il était rigoureusement vrai. Maurice n'avait point pouvoir pour signer, au nom de son oncle. Il ne pouvait pas même émettre un chèque de trente shillings. Aussi longtemps qu'il n'aurait pas produit une preuve légale de la mort de son oncle, il n'était qu'un paria sans le sou: et, dès qu'il aurait produit cette preuve légale, le bénéfice de la tontine était, pour lui, irrémédiablement perdu! Mais bah! Maurice n'avait pas le droit d'hésiter! Il devait laisser tomber la tontine comme un marron trop chaud, et concentrer toutes ses forces sur la maison de cuirs, ainsi que sur le reste de son petit, mais légitime, héritage! Sa résolution fut prise en un instant. Mais, dès l'instant suivant, soudain, se découvrit à lui l'étendue tout entière de sa calamité. Déclarer la mort de son oncle, il ne le pouvait pas! Depuis que le cadavre s'était perdu, l'oncle Joseph était (au point de vue de la loi) devenu immortel.

Il n'y avait pas au monde une voiture assez grande pour contenir Maurice avec son désespoir. Le pauvre garçon fit arrêter le fiacre, descendit, paya, et se mit à marcher il ne savait où.

—Je commence à croire que je me suis embarqué dans cette affaire avec trop de précipitation! se dit-il, avec un soupir funèbre. Je crains que l'affaire ne soit trop compliquée pour un homme de mes capacités intellectuelles!

Tout à coup, un des aphorismes de son oncle Joseph lui revint à l'esprit: «Si vous voulez penser clairement, couchez vos arguments par écrit!» répétait volontiers le vieillard. «Hé! cette vieille bête avait tout de même quelques bonnes idées! songea Maurice. Je vais employer son système, pour voir!»

Il entra dans une taverne, commanda du fromage, du pain, de quoi écrire, et s'installa solennellement devant une feuille de papier blanc. Il essaya la plume; chose à peine croyable, elle allait parfaitement. Mais qu'allait-il écrire?

—J'y suis! s'écria enfin Maurice. Je vais faire comme Robinson Crusoé, avec ses deux colonnes!

Aussitôt il plia son papier, conformément à ce modèle classique, et commença ainsi:

MAUVAIS BON
1. J'ai perdu le corps de mon oncle. 1. Mais Pitman l'a trouvé.

—Halte-là! se dit Maurice. Je me laisse entraîner trop loin par le génie de l'antithèse. Recommençons:

MAUVAIS BON
1. J'ai perdu le corps de mon oncle. 1. Mais, de cette façon, je n'ai plus à m'inquiéter de l'enterrer.
2. J'ai perdu la tontine. 2. Mais je puis encore la sauver si Pitman fait disparaître le corps, et que je trouve un médecin tout à fait sans scrupules.
3. J'ai perdu le commerce de cuirs, et tout le reste de la succession de mon oncle. 3. Mais je ne les ai point perdus si Pitman livre le corps à la police.

«Oui, mais, en ce cas, je vais en prison! J'oubliais cela! songea Maurice. Au fait, je crois que je ferai mieux de ne pas m'arrêter à cette hypothèse. Les gens qui n'ont rien à craindre pour eux-mêmes sont à l'aise pour recommander aux autres d'envisager toutes les pires extrémités: mais j'estime que, dans un cas comme celui-ci, mon premier devoir est d'éviter toute occasion de me décourager. Non, il doit y avoir une autre réponse au numéro 3 de droite! Il doit y avoir un bon faisant contrepoids à ce mauvais! Ou bien, sans cela, à quoi servirait l'invention de cette double colonne? Eh! par saint Georges, j'y suis! La réponse au numéro 3 est exactement la même qu'au numéro 2!»

Et il se hâta de récrire le passage:

MAUVAIS BON
3. J'ai perdu le commerce de cuirs, et tout le reste de la succession de mon oncle. 3. Mais je ne les ai point perdus si je parviens à découvrir un médecin qui soit tout à fait sans scrupules.

«Ce médecin vénal est décidément bien à désirer pour moi! se dit-il. J'ai besoin de lui, d'abord, pour me donner un certificat attestant que mon oncle est mort, afin que je puisse reprendre l'affaire des cuirs; et puis j'ai besoin de lui pour me donner un certificat attestant que mon oncle est vivant... Mais voilà de nouveau que je tombe dans une antinomie!»

Et il revint à ses confrontations:

MAUVAIS BON
4. Je n'ai presque plus d'argent. 4. Mais il y en a beaucoup, à la Banque.
5. Oui, mais je ne peux pas toucher l'argent qui est à la Banque. 5. Mais... Au fait, cela paraît malheureusement incontestable.
6. J'ai laissé dans la poche de l'oncle Joseph le chèque de huit cent livres. 6. Mais, pour peu que Pitman soit un malhonnête homme, la découverte de ce chèque le décidera à garder la chose secrète et à jeter le corps à l'égout.
7. Oui, mais si Pitman est un malhonnête homme et qu'il découvre le chèque, il saura qui est l'oncle Joseph, et pourra me faire chanter. 7. Oui, mais si je ne me trompe pas dans ma conjecture au sujet de l'oncle Masterman, je pourrai, à mon tour, faire chanter mon cousin Michel.
8. Mais je ne puis pas faire chanter Michel avant d'avoir des preuves de la mort de son père. (Et puis, faire chanter Michel ne laisse pas d'être une entreprise assez dangereuse.) 8. Tant pis!
9. La maison de cuirs aura bientôt besoin d'argent pour les dépenses courantes, et je n'en ai pas à donner. 9. Mais la maison de cuirs est un bateau qui se noie.
10. Oui, mais ce n'en est pas moins le seul bateau qui me reste. 10. Exact.
11. Jean aura bientôt besoin d'argent, et je n'en ai pas à lui donner. 11.
12. Et le médecin vénal voudra se faire payer d'avance. 12.
13. Et si Pitman est malhonnête et ne m'envoie pas en prison, il exigera de moi des sommes énormes. 13.

—Oh! mais je vois que l'affaire est bien unilatérale! s'écria Maurice. Décidément, cette méthode n'a pas autant de valeur que j'avais supposé!

Il chiffonna la feuille de papier et la mit dans sa poche: puis, aussitôt, il la retira de sa poche, la déplia, et la relut d'un bout à l'autre.

—D'après ce résumé des faits, se dit-il, je vois que c'est au point de vue financier que ma position est le plus faible. N'y aurait-il donc vraiment aucun moyen de trouver des fonds? Dans une grande ville comme Londres, et entouré de toutes les ressources de la civilisation, on ne me fera pas croire qu'une chose aussi simple me soit impossible. Allons! allons! pas tant de précipitation! D'abord, n'y a-t-il rien que je puisse vendre? Ma collection de bagues à cachets?

Mais à la pensée de se séparer de ces chers trésors, Maurice sentit que le sang lui affluait aux joues.

—Non! j'aimerais mieux mourir! se dit-il.

Et, jetant sur la table une pièce d'un shilling, il s'enfuit dans la rue.

—Il faut absolument que je trouve des fonds! reprit-il. Mon oncle étant mort, l'argent déposé à la banque est à moi: je veux dire qu'il devrait être à moi, sans cette maudite fatalité qui me poursuit depuis que j'étais un orphelin en tutelle! Je sais bien ce que ferait, à ma place, tout autre homme dans la chrétienté! Tout autre homme, à ma place, ferait des faux: excepté que, dans mon cas, cela ne pourrait pas s'appeler des faux, puisque l'oncle Joseph est mort, et que l'argent m'appartient. Quand je pense à cela, quand je pense que mon oncle est mort sous mes yeux, et que je ne peux pas prouver qu'il est mort, ma gorge se serre en présence d'une telle injustice! Autrefois, je me sentais rempli d'amertume au souvenir de mes 7.800 livres: qu'était-ce que cette misérable somme, en comparaison de ce que je perds à présent? C'est-à-dire que, jusqu'au jour d'avant-hier, j'étais parfaitement heureux!»

Et Maurice arpentait les trottoirs, avec de profonds soupirs.

«Et puis ce n'est pas tout! songeait-il. Mais pourrai-je faire ces faux? Arriverai-je à contrefaire l'écriture de mon oncle? En serai-je capable? Pourquoi n'ai-je pas pris plus de leçons d'écriture, quand j'étais enfant? Ah! comme je comprends maintenant les admonitions de mes professeurs, nous prédisant que nous regretterions plus tard de n'avoir pas mieux profité de leurs enseignements! Ma seule consolation est que, même si j'échoue, je n'aurai rien à craindre,—de la part de ma conscience, du moins. Et si je réussis, et que Pitman soit le noir coquin que je suppose, eh bien! je n'aurais plus qu'à essayer de découvrir un médecin vénal, chose qui ne doit pas être difficile à découvrir dans une ville comme Londres. La ville doit en être remplie, c'est bien certain! Je ne vais pas, bien sûr! mettre une annonce dans les journaux pour demander un médecin à corrompre: non, je n'aurai qu'à entrer tour à tour chez différents médecins, à les juger d'après leur accueil, et puis, quand j'en aurai trouvé un qui me paraîtra pouvoir me convenir, à lui exposer simplement mon affaire... Encore que, même cela, au fond, ce soit une démarche assez délicate!»

Après de longs détours, il se trouvait aux environs de John Street; il s'en aperçut tout à coup et résolut de rentrer chez lui. Mais, pendant qu'il faisait tourner la clef dans la serrure, une nouvelle réflexion mortifiante lui vint à l'esprit: «Cette maison même n'est pas à moi, tant que je ne pourrai pas prouver la mort de mon oncle!» se dit-il. Et il referma si violemment la porte, derrière lui, que tous les contrevents des fenêtres claquèrent.

Dans les ténèbres du vestibule, par un comble de malchance, Maurice fit un faux pas, et tomba lourdement sur le socle de l'Hercule. La vive douleur qu'il ressentit acheva de l'exaspérer. Dans un accès soudain de fureur impulsive, il saisit le marteau que Gédéon Forsyth avait laissé à terre, et, sans voir ce qu'il faisait, asséna un coup dans la direction de la statue. Il entendit un craquement sec.

«Mon Dieu! qu'est-ce que j'ai encore fait?» gémit Maurice. Il alluma une allumette et courut chercher un bougeoir, dans la cuisine. «Oui, se dit-il en considérant, à la lueur de sa bougie, le pied de l'Hercule, qu'il venait de briser, oui, je viens de mutiler un chef-d'œuvre antique. Je vais en avoir pour des milliers de livres!»

Mais, tout à coup, un espoir sauvage l'illumina: «Voyons un peu! reprit-il. Je suis débarrassé de Julia; je n'ai rien à démêler avec cet idiot de Forsyth; les porteurs étaient ivres-morts; les deux camionneurs ont été congédiés; parfait! Je vais simplement tout nier! Ni vu, ni connu; je dirai que je ne sais rien!»

Dès la minute suivante, il était debout, de nouveau, en face de l'Hercule, les lèvres serrées, brandissant dans sa main droite le marteau à casser le charbon, et, dans l'autre main, un massif hache-viande. Une minute encore, et il s'attaqua résolument à la caisse d'emballage. Deux ou trois coups bien appliqués lui suffirent pour achever le travail de Gédéon: la caisse se brisa, se répandit sur Maurice en une averse de planches suivie d'une avalanche de paille.

Et alors le marchand de cuirs put apprécier pleinement la difficulté de la tâche qu'il avait entreprise; peu s'en fallut qu'il ne perdît courage. Il était seul; il ne disposait que d'armes insignifiantes; il n'avait aucune expérience de l'art du mineur ni de celui du casseur de pierres; comment parviendrait-il à avoir raison d'un monstre colossal, tout en marbre, et assez solide pour s'être conservé intact depuis (peut-être) Phidias? Mais la lutte était moins inégale qu'il ne l'imaginait dans sa modestie; d'un côté, la force matérielle, oui, mais, de l'autre côté, la force morale, cette flamme héroïque qui assure la victoire.

—Je finirai bien par t'abattre tout de même, sale grosse bête! cria Maurice, avec une passion pareille à celle qui devait animer jadis les vainqueurs de la Bastille. Je finirai par t'abattre, entends-tu, et pas plus tard que cette nuit! Je ne veux pas de toi dans mon antichambre!

Le visage de l'Hercule, avec son indécente expression de jovialité, excitait tout particulièrement la rage de Maurice: et ce fut par l'attaque du visage qu'il ouvrit ses opérations. La hauteur du demi-dieu (car le socle lui-même était fort élevé) risquait de constituer, pour l'assaillant, un obstacle sérieux. Mais, dès cette première escarmouche, l'intelligence affirma son triomphe sur la matière. Maurice se rappela que son oncle défunt avait, dans sa bibliothèque, un petit escalier mobile, sur lequel il faisait monter Julia pour prendre des livres aux rayons supérieurs. Il courut chercher ce précieux instrument de guerre, et bientôt, avec le hache-viande, il eut la joie de décapiter son stupide ennemi.

Deux heures plus tard, ce qui avait été l'image d'un immense portefaix n'était plus qu'un informe amas de membres brisés. Le torse s'appuyait contre le piédestal, le visage tournait son ricanement vers l'escalier du sous-sol; les jambes, les bras, les mains, gisaient pêle-mêle dans la paille, encombrant le vestibule. Une demi-heure plus tard encore, tous les débris se trouvaient déposés dans un coin de la cave; et Maurice, avec un délicieux sentiment de triomphe, considérait la scène où avaient eu lieu ses exploits. Oui, désormais, il allait pouvoir nier en toute sécurité: rien dans le vestibule, à cela près qu'il était dans un état de délabrement extraordinaire, ne trahissait plus le passage d'un des plus gigantesques produits de la sculpture antique. Mais ce fut un Maurice bien fatigué qui, vers une heure du matin, se laissa tomber sur son lit, sans avoir même la force de se dévêtir. Ses bras et ses épaules lui faisaient affreusement mal; les paumes de ses mains brûlaient; ses jambes refusaient de se plier. Et longtemps Morphée tarda à venir visiter le jeune héros; et, au premier rayon de l'aube, déjà Morphée de nouveau l'avait fui.

La matinée s'annonçait lamentablement. Un vilain vent d'est hurlait dans la rue; à tout moment les fenêtres vibraient sous des douches de pluie, et Maurice, en s'habillant, sentait des courants d'air glacé lui frôler les jambes.

«Tout de même, se dit-il avec une amère tristesse, tout de même, étant donné ce que j'ai déjà à supporter, j'aurais au moins le droit d'avoir du beau temps!»

Il n'y avait pas de pain dans la maison; car miss Hazeltine (comme toutes les femmes, quand elles vivent seules) ne s'était nourrie que de gâteaux. Mais Maurice finit par découvrir une tranche de biscuit qui, assaisonnée d'un grand verre d'eau, lui constitua un semblant de déjeuner; après quoi, il se mit résolument à l'ouvrage.

Rien n'est plus curieux que le mystère des signatures humaines. Que vous signiez votre nom avant ou après vos repas, pendant une indigestion ou en état de faim, pendant que vous tremblez pour la vie d'un enfant ou lorsque vous venez de gagner aux courses, dans le cabinet d'un juge d'instruction ou sous les yeux de votre bien-aimée; pour le vulgaire, vos signatures différeront l'une de l'autre; mais pour l'expert, pour le graphologue, pour le caissier de banque, elles resteront toujours un seul et même phénomène, comme l'étoile du Nord pour les astronomes.

Et Maurice savait cela. Les entretiens de son oncle Joseph lui avaient fait entrer (de force) dans la tête la théorie de l'écriture, comme aussi la théorie de cet art ingénieux du faux en écritures, où il s'occupait maintenant à préparer ses débuts. Mais,—heureusement pour le bon ordre des transactions commerciales,—le faux en écritures est surtout affaire de pratique. Et pendant que Maurice était assis à sa table, ce jour-là, entouré de signatures authentiques de son oncle et d'essais d'imitation, hélas! pitoyables, plus d'une fois il fut sur le point de désespérer; de temps en temps, le vent lui envoyait un mugissement lugubre, par la cheminée; de temps en temps, se répandait sur Bloomsbury une brume si épaisse qu'il avait à se lever de son fauteuil pour rallumer le gaz; autour de lui régnaient la froideur et le désordre d'une maison longtemps inhabitée,—le plancher sans tapis, le sofa encombré de livres et de linge, les plumes rouillées, le papier glacé d'une épaisse couche de poussière; mais tout cela n'était que de petites misères à côté, et la vraie source de la dépression de Maurice consistait dans ces faux avortés qui, peu à peu, commençaient à épuiser toute la provision du papier à lettres.

«C'est la chose la plus extraordinaire du monde!» gémissait-il. «Tous les éléments de la signature y sont, les jambages, les liaisons; et l'ensemble s'obstine à ne pas marcher! Le premier commis de banque venu flairera le faux! Allons, je vois que je vais avoir à calquer!»

Il attendit la fin d'une averse, s'appuya contre la fenêtre, et, à la vue de tout John Street, calqua la signature de son oncle. Encore n'en produisit-il qu'un bien pauvre décalque, timide, maladroit, avec toute sorte d'hésitations et de reprises dénonciatrices.

«N'importe! Il faudra que cela passe! se dit-il en considérant tristement son œuvre. De toute façon, l'oncle Joseph est mort!»

Après quoi il remplit le chèque, ainsi orné d'une fausse signature: deux cents livres sterling, y inscrivit-il; et il courut à la banque Anglo-Patagonienne, où étaient déposés les fonds de la maison de cuirs.

Là, de l'air le plus indifférent qu'il put se donner, il présenta son faux au gros Ecossais roux à qui il avait affaire, d'habitude, lorsqu'il venait toucher ou déposer des fonds. L'Ecossais parut surpris à la vue du chèque; puis il le retourna dans un sens et dans l'autre, examina même la signature à travers une loupe; et sa surprise sembla se changer en un sentiment plus défavorable encore. «Voudriez-vous m'excuser un moment?» dit-il enfin au malheureux Maurice, en s'enfonçant dans les plus lointaines profondeurs de la maison de banque. Et, lorsqu'il revint, après un intervalle assez long, il était accompagné d'un de ses chefs, un petit monsieur vieillot et grassouillet, mais, cependant, de ceux dont on dit qu'ils sont «hommes du monde jusqu'au bout des doigts».

—M. Maurice Finsbury, je crois? demanda le petit homme du monde en mettant son lorgnon sur son nez pour mieux voir Maurice.

—Oui, monsieur! répondit Maurice en tremblant. Y a-t-il... est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas?

—C'est que... voilà ce que c'est, monsieur Finsbury: nous sommes un peu étonnés de recevoir ceci! expliqua le banquier, en désignant le chèque. Pas plus tard qu'hier, nous avons été prévenus de n'avoir plus à vous délivrer d'argent!

—Prévenus! s'écria Maurice.

—Par votre oncle lui-même! poursuivit le banquier. Et nous avons également escompté à monsieur votre oncle un chèque de... voyons! de combien était le chèque, monsieur Bell?

—De huit cents livres, monsieur Judkin! répondit l'employé.

—Bent Pitman! murmura Maurice, dont les jambes chancelaient.

—Comment, monsieur? Je n'ai pas entendu! dit M. Judkin.

—Oh! ce n'est rien... une simple façon de parler!

—J'espère qu'il ne vous arrive rien de fâcheux, monsieur Finsbury? dit aimablement M. Bell.

—Tout ce que je puis vous dire—proféra Maurice avec un ricanement sinistre,—c'est que la chose est absolument impossible! Mon oncle est à Bournemouth, malade, incapable de remuer!

—Vraiment! fit M. Bell, en reprenant le chèque des mains de son chef. Mais ce chèque est daté d'aujourd'hui, et de Londres! Comment expliquez-vous cela, monsieur?

—Oh! c'est une erreur de date! bredouilla Maurice, pendant qu'un vif afflux de sang lui colorait le visage.

—Sans doute! sans doute! lui dit M. Judkin, en fixant de nouveau sur lui son terrible regard.

—Et puis, risqua Maurice, si même vous ne pouvez pas me remettre de grosses sommes, ceci n'est qu'une bagatelle... ces deux cents livres!

—Sans doute, monsieur Finsbury! répondit M. Judkin. Ce que vous dites est vrai; et, si vous insistez, je ne manquerai pas de soumettre votre demande à notre conseil d'administration. Mais je crains bien... en un mot, monsieur Finsbury, je crains que cette signature ne soit pas aussi correcte que nous sommes en droit de la désirer...

—Oh! cela n'a aucune importance! murmura précipitamment Maurice. Je vais demander à mon oncle de la recommencer. Voyez-vous, poursuivit-il en reprenant un peu d'assurance,—voyez-vous, monsieur, mon oncle est si souffrant qu'il n'a pas eu la force de signer ce chèque sans recourir à mon assistance; et j'imagine que les différences dans la signature viennent de ce que j'ai dû lui tenir la main.

M. Judkin lança un regard aigu, droit dans les yeux de Maurice. Puis il se retourna vers M. Bell.

—Eh bien! dit-il, je commence à croire que nous avons été dupés, hier, par un escroc qui a réussi à se faire passer pour M. Joseph! Dites à Monsieur votre oncle que nous allons tout de suite avertir la police! Quant à ce chèque, je suis désolé d'avoir à vous répéter que, en raison de la manière dont il a été signé, la banque ne peut pas prendre sur elle... notre responsabilité... vous nous excuserez!

Et il tendit le chèque à Maurice, à travers le comptoir. Maurice le saisit machinalement: sa pensée était tout entière à un autre sujet.

—Dans un cas comme celui-là, dit-il, la perte incombe uniquement à nous, c'est-à-dire à mon oncle et à moi!

—Pas du tout, monsieur, pas du tout! C'est la banque qui est responsable. Ou bien nous recouvrerons ces huit cents livres, ou bien nous vous les rembourserons sur nos profits et pertes: vous pouvez y compter!

Le nez de Maurice s'allongea encore; puis un nouveau rayon d'espoir s'offrit à lui.

—Ecoutez! dit-il. Laissez-moi le soin de régler cette affaire! Je m'en charge. J'ai une piste! Et puis, les détectives, ça coûte si cher!

—La banque ne l'entend pas ainsi, monsieur! répliqua M. Judkin. La banque supportera tous les frais de l'enquête; nous dépenserons tout l'argent qu'il faudra. Un escroc non découvert constitue un danger permanent. Nous éclaircirons cette affaire à fond, monsieur Finsbury; vous pouvez compter sur nous, et vous mettre l'esprit en repos là-dessus!

—Eh bien! je prends sur moi toute la perte! déclara hardiment Maurice. Je vous demande d'abandonner l'affaire!

A tout prix, il était résolu à empêcher l'enquête.

—Je vous demande pardon, reprit l'impitoyable M. Judkin; mais vous n'avez rien à voir dans cette affaire, qui est toute entre nous et monsieur votre oncle. Si celui-ci partage votre avis, et qu'il vienne nous le dire, ou qu'il consente à me recevoir auprès de lui...

—Tout à fait impossible! s'écria Maurice.

—Eh bien! vous voyez que nous avons les mains liées! Il faut que nous mettions aussitôt la police en mouvement!

Maurice, machinalement, replia le chèque et le serra dans son portefeuille.

—Bonjour! dit-il. Et il sortit, il s'enfuit de la banque.

«Je me demande ce qu'ils soupçonnent! songea-t-il. Je n'y comprends rien! Leur conduite a quelque chose d'inexplicable. Mais, d'ailleurs, peu importe. Tout est perdu! Le chèque a été touché. La police va être sur pied. Dans deux heures, cet idiot de Pitman sera en prison, et toute l'histoire du cadavre figurera dans les journaux du soir!»

Si, cependant, le pauvre garçon avait pu entendre le dialogue qui avait eu lieu à la banque, après son départ, il aurait été sans doute moins effrayé; mais peut-être, en échange, se serait-il senti encore plus mortifié.

—Voilà une affaire bien curieuse, monsieur Bell! avait dit M. Judkin.

—Oui, monsieur, avait répondu M. Bell; mais je crois que nous lui avons donné une bonne alarme!

—Oh! nous n'entendrons plus parler de M. Maurice Finsbury! avait repris M. Judkin. Ce n'était qu'une première tentative de sa part, et nous avons eu tant de bons rapports avec la maison Finsbury que j'ai cru plus charitable d'agir doucement. Mais vous pensez bien comme moi, monsieur Bell, qu'il n'y a pas d'erreur possible sur la visite d'hier? C'est bien le vieux M. Finsbury lui-même qui est venu toucher ses huit cents livres, n'est-ce pas?

—Aucune erreur possible, monsieur! fit M. Bell avec un sourire. C'était bien M. Finsbury! Il m'a expliqué tout au long les principes de l'escompte!

—Fort bien! fort bien! conclut M. Judkin. La prochaine fois que M. Joseph Finsbury viendra, priez-le de passer dans mon cabinet! Je redoute un peu sa conversation; mais j'estime, dans le cas présent, que nous avons absolument le devoir de le mettre en garde!

VII
OÙ PITMAN PREND CONSEIL D'UN HOMME DE LOI

Norfolk-Street n'est pas une grande rue; et ce n'est pas non plus une belle rue. On en voit sortir surtout des bonnes à tout faire, sales, dépeignées, évidemment engagées au rabais: on les voit, le matin, aller chercher des provisions dans la rue voisine, ou, le soir, se promener de long en large, écoutant la voix de l'amour. Deux fois par jour, on voit passer le marchand de mou pour les chats. Parfois un novice joueur d'orgue de Barbarie se risque dans la rue, et aussitôt se remet en route, dégoûté. Les jours de fête, Norfolk-Street sert d'arène aux jeunes sportsmen du voisinage, et les locataires ont l'occasion d'étudier les diverses méthodes possibles de l'attaque et de la défense individuelles. Et tout cela, d'ailleurs, n'empêche pas cette rue d'avoir le droit de passer pour «respectable»; car, étant très courte et très peu passagère, elle ne contient pas une seule boutique.

Au temps où se passe l'action de notre récit, le numéro 7 de Norfolk-Street avait à sa porte une plaque de cuivre avec ces mots: W.-D. Pitman, artiste. Cette plaque ne se faisait pas remarquer par sa propreté; et de la maison, dans son ensemble, je ne puis pas dire qu'elle eût rien de particulièrement engageant. Et cependant, cette maison, à un certain point de vue, était une des curiosités de notre capitale; car elle avait pour locataire un artiste,—et même un artiste distingué, n'eût-il, pour le distinguer, que son insuccès,—à qui jamais aucune revue illustrée n'avait consacré un article! Jamais aucun graveur sur bois n'avait reproduit «un coin du petit salon» de cette maison, ni «la cheminée monumentale du grand salon»; aucune jeune dame, débutant dans les lettres, n'avait célébré «la simplicité pleine de naturel» avec laquelle le maître W. D. Pitman l'avait reçue, «au milieu de ses trésors». Mais, d'ailleurs, moi-même, à mon vif regret, je ne vais pas avoir le loisir de combler cette lacune; car je n'ai affaire que dans l'antichambre, l'atelier, et le pitoyable «jardin» de l'esthétique demeure du maître Pitman.

Le jardin en question possédait une fontaine en plâtre (sans eau, du reste), quelques fleurs incolores dans des pots, et deux ou trois statues d'après l'antique, représentant des satyres et des nymphes d'une exécution plus médiocre que tout ce que mon lecteur pourra imaginer. D'un côté, ce jardin était ombragé par deux petits ateliers, sous-loués par Pitman aux plus obscurs et maladroits représentants de notre art national. De l'autre côté s'élevait un bâtiment un peu moins lugubre, avec une porte de derrière donnant sur une ruelle; c'était là que M. Pitman se livrait, chaque soir, aux joies de la création artistique. Toute la journée, il enseignait l'art à des jeunes filles, dans un pensionnat de Kensington; mais ses soirées du moins lui appartenaient, et il les prolongeait fort avant dans la nuit. Tantôt il peignait un Paysage avec cascade, à l'huile; tantôt il sculptait, gratuitement et de son plein gré (mais «en marbre», comme il aimait à le faire remarquer), le buste de quelque personnage public; tantôt encore il modelait en plâtre une nymphe («pouvant servir de lampadaire pour le gaz dans un escalier, monsieur!») ou bien un Samuel enfant, grandeur trois quarts de nature, qu'on aurait pu lui acheter pour le salon d'un bureau de nourrices.

M. Pitman avait étudié autrefois à Paris, et même à Rome, aux frais d'un marchand de corsets, son cousin, qui malheureusement n'avait pas tardé à faire faillite; et bien que personne jamais n'eût poussé l'incompétence artistique jusqu'à lui soupçonner le moindre talent, on avait pu supposer qu'il avait un peu appris son métier. Mais dix-huit ans d'enseignement l'avaient dépouillé du maigre bagage de ses connaissances. Parfois les artistes à qui il sous-louait des ateliers ne pouvaient s'empêcher de le raisonner; ils lui remontraient, par exemple, combien c'était chose impossible de peindre de bons tableaux à la lumière du gaz, ou des nymphes grandeur nature sans le secours d'un modèle. «Oui, je sais cela! répondait-il. Personne ne le sait mieux que moi dans tout Norfolk-Street. Et je vous assure que, si j'étais riche, je n'hésiterais pas à employer les meilleurs modèles de Londres. Mais, étant pauvre, j'ai dû apprendre à me passer d'eux! Un modèle qui viendrait de temps à autre, voyez-vous? ne servirait qu'à troubler ma conception idéale de la figure humaine; loin d'être un avantage, ce serait un réel danger pour ma carrière d'artiste. Et quant à mon habitude de peindre à la lumière artificielle du gaz, je reconnais qu'elle n'est pas sans inconvénients; mais j'ai bien été forcé de l'adopter, puisque toutes mes journées se trouvent consacrées à des travaux d'enseignement!»

Dans l'instant précis où je dois le présenter à mes lecteurs, Pitman se trouvait seul dans son atelier, sous la lueur mourante d'un morne jour d'octobre. Il était assis dans un fauteuil Windsor (avec une «simplicité pleine de naturel», certes), la tête coiffée de son chapeau de feutre noir. C'était un pauvre petit homme brun, maigre, inoffensif, touchant, avec ses habits de deuil, avec sa redingote trop longue, son faux-col droit et bas, avec son aspect vaguement ecclésiastique,—qui l'aurait été plus nettement encore sans une longue barbe se terminant en pointe. Et il y avait bien des fils d'argent dans ses cheveux et sa barbe. Il n'était plus tout jeune, le pauvre homme: et le veuvage, et la pauvreté, et une humble ambition toujours contrariée, tout cela n'était point fait pour le rajeunir!

En face de lui, dans un coin près de la porte, se dressait un solide baril. Et Pitman avait beau se retourner dans son fauteuil: c'était toujours ce baril qui s'offrait à ses yeux comme à ses pensées.

«Dois-je l'ouvrir? Dois-je le renvoyer? Dois-je prévenir de suite M. Semitopolis!» se demandait-il. «Non! décida-t-il enfin. Ne faisons rien sans avoir l'avis de M. Finsbury!» Après quoi il se leva et alla prendre, dans un tiroir, un buvard de cuir, tout usé. Il le posa sur la table, devant la fenêtre, en tira une feuille de ce papier à lettres couleur café au lait qui lui servait pour ses relations écrites avec la directrice du pensionnat où il donnait des leçons, et, laborieusement, il parvint à rédiger la lettre suivante:

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