Le mort vivant
[2] Bent, en anglais, signifie penché, voûté, déprimé. (Note du traducteur.)
—Non, en effet, elle ne paraît pas très naturelle de sa part! reconnut Pitman. Mais qui sait si le pauvre homme n'a pas eu l'esprit troublé en Australie?
—A raisonner de cette façon-là, Pitman, dit Michel, on pourrait également supposer que l'auteur de l'annonce est Sa Majesté la reine Victoria, tout enflammée du désir de vous créer baron. Je vous laisse décider vous-même si cela est probable, et cependant, de même que votre hypothèse touchant l'esprit de votre beau-frère, cela n'a rien de contraire aux lois naturelles. Mais nous n'avons à considérer ici que les hypothèses probables; de telle sorte que, avec votre permission, nous allons éliminer, d'emblée, Sa Majesté Victoria et votre beau-frère Tim! Vient maintenant votre seconde idée, à savoir que l'annonce se rapporterait à la perte de la statue. Cela, c'est possible; mais, en ce cas, de qui viendrait l'annonce? Pas de l'Italien, puisqu'il sait votre adresse, et pas davantage de la personne qui a reçu la caisse, puisque cette personne ne sait pas votre nom. Le facteur du chemin de fer?—me direz-vous dans un éclair de lucidité. Oui, cet homme peut avoir appris votre nom au bureau de la gare, il peut s'être trompé sur un de vos prénoms, il peut ne pas connaître votre adresse. Admettons donc le facteur du chemin de fer! Mais voici une question: éprouvez-vous réellement un grand désir de vous rencontrer avec ce personnage?
—Et pourquoi ne l'éprouverais-je pas? demanda Pitman.
—Si le susdit facteur souhaite de vous voir, répondit Michel, c'est—aucun doute là-dessus!—c'est parce qu'il a retrouvé son livre, est allé à la maison où il avait déposé la statue, et—notez bien ceci, Pitman!—agit maintenant à l'instigation de l'assassin!
—Je serais désolé qu'il en fût ainsi! dit Pitman. Mais je continue à penser que j'ai le devoir, vis-à-vis de M. Semitopolis...
—Pitman, interrompit Michel, pas de blagues! N'essayez pas d'en conter à votre conseil légal! N'essayez pas de vous faire passer pour feu Régulus! Allons! je parie un dîner que j'ai deviné votre véritable pensée! La vérité, Pitman, c'est que vous croyez toujours que l'annonce vient de votre beau-frère Tim!
—Monsieur Finsbury,—répondit le professeur de dessin, dont l'honnête petit visage s'était coloré de nouveau,—vous n'êtes point père de famille et en peine de gagner votre pain quotidien! Gwendoline, ma fille, grandit; elle a été confirmée cette année. Une enfant de grandes promesses, autant que j'en puis juger! Eh bien! monsieur et ami, vous comprendrez mes sentiments de père quand je vous aurai dit que cette pauvre enfant, faute de leçons, ne sait pas encore danser! Les deux garçons vont à l'école du quartier: ce qui, en somme, n'est point un mal. Loin de moi l'idée de déprécier les institutions de mon pays! Mais j'avais secrètement nourri l'espoir que l'aîné, Harold, pourrait un jour devenir professeur de musique,—qui sait, virtuose peut-être? Et le petit Othon témoigne d'une vocation très prononcée pour l'état religieux. Je ne suis pas, à proprement parler, un homme d'ambition...
—Allons! allons! fit Michel. Avouez-le: vous croyez toujours encore que c'est le beau-frère Tim!
—Je ne le crois pas, répondit Pitman: mais je me dis que cela peut être lui. Et si, par ma négligence, je perdais cette occasion de fortune, comment oserais-je regarder en face mes pauvres enfants?
—Et ainsi, reprit l'avoué, vous avez l'intention de...
—De me rendre à la Gare de Waterloo, tout à l'heure! dit Pitman, sous un déguisement!
—De vous y rendre tout seul? demanda Michel. Et vous ne craignez pas les dangers de l'aventure? En tout cas, ne manquez pas de m'envoyer un mot, ce soir, de la prison!
—Oh! monsieur Finsbury! je m'étais enhardi jusqu'à espérer... que peut-être vous consentiriez à... m'accompagner! balbutia Pitman.
—Que je me déguise encore, et un dimanche! s'écria Michel. Comme vous connaissez peu mes principes de vie!
—Monsieur Finsbury, dit Pitman, je n'ai aucun moyen, je le sais, de vous prouver ma reconnaissance. Mais laissez-moi vous poser une question: si j'étais un riche client, accepteriez-vous de courir le risque?
—Hé! mon ami, vous vous imaginez donc que j'ai pour profession de rôder dans Londres avec mes clients déguisés? demanda Michel. Je vous donne ma parole que, pour tout l'or du monde, je n'aurais pas consenti à m'occuper d'une affaire comme la vôtre! Mais j'avoue que j'éprouve une véritable curiosité de voir comment vous allez vous comporter dans cette entrevue. Cela me tente! Cela me tente, Pitman, plus que l'or, entendez-vous? Je suis sûr que vous serez impayable!
Et il éclata de rire.
—Allons! mon vieux Pitman, dit-il, il n'y a pas moyen de vous rien refuser! Préparez tout l'appareil de la mascarade! A une heure et demie, je serai dans votre atelier.
Vers deux heures et demie, ce même dimanche, le vaste et morne hall vitré de la Gare de Waterloo dormait, silencieux et désert, comme le temple d'une religion morte. Çà et là, sur quelques-uns des innombrables quais, un train attendait patiemment; çà et là résonnait l'écho d'un bruit de pas, et, par instants, s'y mêlait le choc d'un sabot de cheval contre le pavé desséché, dans la cour extérieure où stationnaient les fiacres. Le quai des trains de banlieue sommeillait, comme les autres. Les kiosques à journaux étaient fermés; des rideaux de fer rouillés y cachaient les romans de M. Rider Haggard, dont les couvertures richement illustrées égaient et réconfortent au passage l'âme du voyageur, les jours de semaine. Les rares employés qui étaient de service erraient vaguement, comme des somnambules. Et, chose à peine croyable, vous n'auriez pas même rencontré là, à cette heure, la dame d'âge mûr (en pèlerine d'ulster et avec un petit sac de voyage à la main), qui cependant semble faire partie essentielle de nos quais de gares.
A l'heure susdite, si une personne connaissant John Dickson (de Ballarat) et Ezra Thomas (des Etats-Unis d'Amérique) s'était par hasard trouvée devant la grande entrée de la Gare de Waterloo, elle aurait eu la satisfaction de voir ces deux étrangers débarquer d'un fiacre, et pénétrer dans la salle des billets.
—Mais, au fait, quels noms allons-nous prendre? demanda l'ex-Ezra Thomas, tout en assurant sur son nez les lunettes en verre de vitre qui, ce jour-là, lui avaient été dévolues par une faveur exceptionnelle.
—Hé! mon garçon, pour ce qui est de vous, nous n'avons pas le choix! répondit son compagnon. Vous aurez à vous appeler Bent Pitman ou rien du tout! Quant à moi, j'ai l'idée que, aujourd'hui, je vais m'appeler Appleby3. Un joli nom d'autrefois, Appleby: et avec un aimable parfum de vieux cidre de Devonshire. A ce propos, dites donc, si nous commencions par nous humecter un peu le sifflet? Car l'entrevue menace d'être une rude épreuve!
[3] Apple, en anglais, signifie pomme. (N. du traducteur.)
—Si cela ne vous gênait pas trop, j'aimerais mieux attendre qu'elle fût achevée! répondit Pitman. Oui, tout bien réfléchi, j'attendrai que l'entrevue soit achevée! Je ne sais pas si vous avez la même impression que moi, monsieur Finsbury, mais la gare me paraît bien déserte, et toute remplie de bien étranges échos!
—Hé! hé! mon vieux, n'est-ce pas? Vous jureriez que tous ces trains immobiles sont bondés d'agents de police, n'attendant qu'un signal pour se jeter sur nous! Ah! c'est ce qu'on appelle la conscience, le remords, mon pauvre Pitman!
D'un pas qui n'avait rien de martial, les deux amis arrivèrent enfin sur le quai de départ des trains de banlieue. A l'extrémité opposée, ils découvrirent la maigre figure d'un homme, appuyé contre un pilier. L'homme était évidemment plongé dans une profonde réflexion. Il avait les yeux baissés, et ne semblait pas s'apercevoir de ce qui se passait autour de lui.
—Holà! dit tout bas Michel. Serait-ce là l'auteur de votre annonce? En ce cas, j'aurais à vous fausser compagnie!
Puis, après une seconde d'hésitation:
—Ma foi, reprit-il plus gaiement, tant pis, je vais risquer la farce! Vite, retournez-vous, et passez-moi les lunettes!
—Mais vous m'avez bien dit que vous me les laisseriez, aujourd'hui! protesta Pitman.
—Oui, mais cet homme me connaît! dit Michel.
—Vraiment? Et comment s'appelle-t-il? s'écria Pitman.
—La discrétion m'oblige à me taire là-dessus! répondit l'avoué. Mais il y a une chose que je puis vous dire: si c'est lui qui est l'auteur de votre annonce (et ce doit être lui, car il a la mine égarée des débutants du crime), si c'est lui qui est l'auteur de l'annonce, vous pouvez marcher sans crainte, mon vieux, car je tiens le gaillard dans le creux de ma main!
L'échange ayant été dûment effectué, et Pitman se trouvant un peu réconforté par cette bonne nouvelle, les deux hommes s'avancèrent droit sur Maurice.
—Est-ce vous qui désirez voir monsieur William Bent Pitman? demanda le professeur de dessin. Je suis Pitman!
Maurice leva la tête. Il aperçut devant lui un personnage d'une insignifiance presque indescriptible, en guêtres blanches, et avec un col de chemise rabattu trop bas, comme ceux qu'avaient portés les rapins trente ans auparavant. A une dizaine de pas derrière lui se tenait un autre individu, plus grand et plus râblé, mais dont le visage ne permettait guère une sérieuse étude physiognomonique, étant caché à peu près complètement par une moustache, des favoris, des lunettes, et un chapeau de feutre mou.
Le pauvre Maurice, depuis trois jours, n'avait point cessé de supputer l'apparence probable de l'homme qu'il imaginait être un des plus dangereux bandits des bas-fonds de Londres. Sa première impression, en apercevant le véritable Pitman, fut un certain désappointement. Mais un second coup d'œil sur le couple le convainquit que, malgré l'apparence, il ne s'était pas trompé sur le caractère réel du recéleur de cadavres. Le fait est que jamais encore il n'avait vu d'hommes accoutrés d'une telle manière. «Evidemment des individus accoutumés à vivre en marge de la société!» songea-t-il.
Puis, s'adressant à l'homme qui venait de lui parler, il dit:
—Je désire m'entretenir avec vous, seul à seul!
—Oh! répondit Pitman, la présence de M. Appleby ne saurait me gêner. Il sait tout!
—Tout? Savez-vous de quoi je suis venu vous parler? s'écria Maurice. Le baril!...
Pitman devint tout pâle: mais c'était sa vertueuse indignation qui le faisait pâlir.
—Alors, c'est bien vous! s'écria-t-il à son tour. Misérable!
—Puis-je vraiment parler devant lui?—demanda Maurice en désignant le complice du bravo.—L'épithète que celui-ci venait de lui adresser, venant d'un tel homme, ne l'émouvait guère.
—Monsieur Appleby a été présent à toute l'affaire! dit Pitman. C'est lui-même qui a ouvert le baril. Votre coupable secret lui est, dès maintenant, aussi connu qu'à votre Créateur et à moi!
—Eh bien! alors, commença Maurice, qu'avez-vous fait de l'argent?
—Je ne sais pas de quel argent vous voulez parler! répondit énergiquement Pitman.
—Ah! il ne faut pas me monter ce bateau-là! déclara Maurice. J'ai découvert et suivi votre piste. Vous êtes venu à la gare, ici même, après vous être déguisé en ecclésiastique (sans craindre le sacrilège d'un tel déguisement!), vous vous êtes approprié mon baril, vous l'avez ouvert, vous avez supprimé le corps, et encaissé le chèque! Je vous dis que j'ai été à la banque!—cria-t-il.—Je vous ai suivi pas à pas, et vos dénégations sont un enfantillage stupide!...
—Allons, allons, Maurice, ne vous emballez pas! dit tout à coup M. Appleby.
—Michel! s'écria Maurice. Encore Michel!
—Mais oui, encore Michel! répéta l'avoué. Encore et toujours, mon garçon, ici et partout! Sachez que tous les pas que vous faites sont comptés! Des détectives d'une habileté éprouvée vous suivent comme votre ombre, et viennent me rendre compte de vos mouvements tous les trois quarts d'heure. Oh! je n'ai pas regardé à la dépense. Je fais les choses largement!
Le visage de Maurice était devenu d'un gris sale.
—Bah! dit-il, peu m'importe! Au contraire, je n'en suis que plus à l'aise pour ne rien cacher. Cet homme a encaissé mon chèque; c'est un vol, et je veux qu'il me rende l'argent!
—Ecoutez-moi, Maurice! dit Michel. Croyez-vous que je veuille vous mentir?
—Je n'en sais rien! répondit Maurice. Je veux mon argent!
—Moi seul ai touché au corps! dit Michel.
—Vous? s'écria Maurice, en reculant d'un pas. Mais alors pourquoi n'avez-vous pas déclaré la mort?
—Que diable voulez-vous dire? demanda son cousin.
—Enfin, suis-je fou, gémit Maurice, ou bien est-ce vous qui l'êtes?
—Je crois que ce doit être plutôt Pitman! hasarda Michel.
Et les trois hommes se regardèrent, ébahis.
—Tout cela est affreux! reprit Maurice. Affreux! Je ne comprends pas un seul mot de ce qu'on me dit!
—Ni moi non plus, parole d'honneur! dit Michel.
—Et puis, au nom du ciel, pourquoi des favoris et une moustache? s'écria Maurice en désignant du doigt son cousin, comme si celui-ci avait été un spectre. Est-ce mon cerveau qui déménage? Pourquoi des favoris et une moustache?
—Oh! cela n'est qu'un détail sans importance! se hâta d'affirmer Michel.
Il y eut de nouveau un silence, pendant lequel Maurice fut dans une disposition d'esprit pareille à celle où il se serait trouvé si on l'avait lancé en l'air, sur un trapèze, du sommet de la cathédrale de Saint-Paul.
—Récapitulons un peu! dit enfin Michel. A moins que tout ceci ne soit vraiment qu'un rêve, auquel cas je voudrais bien que Catherine se hâtât de m'apporter mon café au lait! Donc, mon ami Pitman, ici présent, a reçu un baril, qui, à ce que nous voyons maintenant, vous était destiné! Le baril contenait le cadavre d'un homme. Comment ou pourquoi vous l'avez tué...
—Jamais je n'ai porté la main sur lui! protesta Maurice. Oui, voilà ce dont j'ai toujours craint qu'on me soupçonnât! Mais pensez-y un peu, Michel. Vous savez que je ne suis pas de cette espèce-là! Avec tous mes défauts, vous savez que je ne voudrais pas toucher à un cheveu de la tête d'autrui! Et, d'ailleurs, vous savez que sa mort signifiait ma ruine. C'est à Browndean qu'il a été tué, dans ce maudit accident!
Tout à coup, Michel eut un éclat de rire si violent et si prolongé que ses deux compagnons supposèrent, sans l'ombre d'un doute possible, que sa raison venait de l'abandonner. En vain il s'efforçait de reprendre son calme; au moment où il se croyait enfin sur le point d'y réussir, une nouvelle vague de fou rire accourait et le soulevait. Et je dois ajouter que, de toute cette dramatique entrevue, ce fut là l'épisode le plus sinistre: Michel se tordant d'un rire insensé, pendant que Pitman et Maurice, réunis par une même épouvante, échangeaient des regards pleins d'anxiété.
—Maurice—bredouilla enfin l'avoué entre deux bouffées de son rire—je comprends tout, à présent. Et vous aussi, vous allez tout comprendre, sur un seul mot que je vais vous dire! Sachez donc que, jusqu'à l'instant de tout à l'heure, je n'avais pas deviné que ce corps était celui de l'oncle Joseph!
Cette déclaration relâcha un peu la tension de Maurice; mais, pour Pitman, au contraire, elle fut comme un dernier coup de vent éteignant la dernière chandelle, dans la nuit de son pauvre cerveau affolé. L'oncle Joseph, qu'il avait laissé, une heure auparavant, dans son salon de Norfolk Street, occupé à découper de vieux journaux! Et voilà que c'était ce même oncle Joseph dont il avait reçu le corps six jours auparavant, dans un baril! Mais, en ce cas, qui était-il, lui, Pitman? Et l'endroit où il se trouvait, était-ce la Gare de Waterloo ou un asile d'aliénés?
—En effet, s'écria Maurice, le corps était dans un état qui devait le rendre difficile à reconnaître! Quel sot j'ai été de ne pas avoir songé à cela! Eh bien! maintenant, Dieu merci! tout s'explique! Et je vais vous dire, mon cher Michel; eh bien! nous sommes sauvés, vous et moi! Vous allez prendre l'argent de la tontine—vous voyez que je ne cherche pas à tricher avec vous!—et moi, je vais pouvoir m'occuper de la maison de cuirs, qui est en train de marcher comme elle n'a jamais marché jusqu'ici! Je vous autorise à aller tout de suite déclarer la mort de mon oncle; ne vous inquiétez pas de moi; déclarez la mort, et nous sommes tirés d'affaire!
—Hé! oui, mais malheureusement je ne puis pas déclarer la mort! dit Michel.
—Vous ne pouvez pas? Et pourquoi cela?
—Parce que je ne puis pas produire le corps, Maurice! Je l'ai perdu!
—Arrêtez un moment! s'écria le marchand de cuirs. Que dites-vous? Comment! Ce n'est pas possible! C'est moi qui ai perdu le corps!
—Oui, mais je l'ai perdu, moi aussi, mon garçon! dit Michel avec une sérénité renversante. Ne le reconnaissant pas—vous comprenez?—et flairant quelque chose d'irrégulier dans sa provenance, je me suis hâté de... de m'en débarrasser!
—Vous vous en êtes débarrassé? gémit Maurice. Mais vous pouvez toujours le retrouver. Vous savez où il est?
—Je voudrais bien le savoir, Maurice, je donnerais beaucoup pour le savoir!. Mais le fait est que je ne le sais pas! répondit Michel.
—Dieu puissant!—s'écria Maurice, les yeux et les bras levés au ciel,—Dieu puissant! l'affaire des cuirs est à l'eau!
De nouveau, Michel fut secoué d'un éclat de rire.
—Pourquoi riez-vous, imbécile? lui cria son cousin. Vous perdez encore plus que moi! Si vous aviez pour deux sous de cœur, vous trembleriez dans vos bottes, à force de chagrin! Mais, de toute façon, il y a une chose que je dois vous dire! Je veux avoir ces huit cents livres! Je veux les avoir, entendez-vous? et je les aurai! Cet argent est à moi, voilà ce qui est sûr! Et votre ami, ici présent, a eu à faire un faux pour s'en emparer. Donnez-moi mes huit cents livres, donnez-les moi tout de suite, ici-même, sur ce quai, ou bien je vais droit à Scotland Yard, et je raconte toute l'affaire!
—Maurice—dit Michel, en lui posant la main sur l'épaule—je vous en prie, essayez d'entendre raison! Je vous assure que ce n'est pas nous qui avons pris cet argent! C'est l'autre homme! Nous n'avons pas même pensé à regarder dans les poches!
—L'autre homme? demanda Maurice.
—Oui, l'autre homme! Nous avons repassé l'oncle Joseph à un autre homme! répondit Michel.
—Repassé? répéta Maurice.
—Sous la forme d'un piano!—répondit Michel le plus simplement du monde. Un magnifique instrument, approuvé par Rubinstein...
Maurice porta sa main à son front, et l'abaissa de nouveau: elle était toute mouillée.
—Fièvre! dit-il.
—Non, c'était un Erard! dit Michel. Pitman, qui l'a vu de près, pourra vous en garantir l'authenticité!
—Assez parlé de pianos! dit Maurice avec un grand frisson. Ce... cet autre homme, revenons à lui! Qui est-ce? Où pourrai-je mettre la main sur lui?
—Hé! c'est là qu'est la difficulté! répondit Michel. Cet homme est en possession de l'objet depuis... voyons un peu... depuis mercredi passé, vers quatre heures. J'imagine qu'il doit être en route pour le Nouveau Monde, le pauvre diable, et terriblement pressé d'arriver!
—Michel, implora Maurice, par pitié pour un parent, réfléchissez bien à vos paroles, et dites-moi encore quand vous vous êtes débarrassé du corps!
—Mercredi soir, pas d'erreur possible là-dessus! répliqua Michel.
—Eh bien! non, décidément, ça ne peut pas aller! s'écria Maurice.
—Quoi donc? demanda l'avoué.
—Même les dates sont pure folie! murmura Maurice. Le chèque a été présenté à la banque le mardi! Il n'y a pas le moindre filet de bon sens dans toute cette affaire!
En cet instant, un jeune homme saisit vigoureusement le bras de Michel. Le susdit jeune homme était passé, par hasard, auprès du groupe de nos trois amis, l'instant d'auparavant; tout à coup, il avait fait un sursaut et s'était retourné.
—Ah! dit-il, je ne me trompe pas! Voici M. Dickson!
Le son même de la trompette du jugement dernier n'aurait pas effrayé davantage Pitman et son compagnon. Quant à Maurice, lorsqu'il entendit son cousin appelé, par un étranger, de ce nom fantastique, il eut plus pleinement encore la conviction qu'il était victime d'un long, grotesque, et hideux cauchemar. Et lorsque, ensuite, Michel, avec l'invraisemblable broussaille de ses favoris, se fut dégagé de l'étreinte de l'étranger, et eut pris la fuite, et lorsque le singulier petit homme au col rabattu eut lestement suivi son exemple, et lorsque l'étranger, désolé de voir échapper le reste de sa proie, transporta sa vigoureuse étreinte sur Maurice lui-même, celui-ci, dans l'excès de son effarement, ne put que se murmurer à mi-voix: «Je l'avais bien dit!»
—Je tiens au moins un des membres de la bande! dit Gédéon Forsyth.
—Que voulez-vous dire? balbutia Maurice. Je ne comprends pas!
—Oh! je saurai bien vous faire comprendre! répliqua résolument Gédéon.
—Ecoutez, monsieur, vous me rendrez un vrai service si vous me faites comprendre quoi que ce soit de tout cela! s'écria soudain Maurice, avec un élan passionné de conviction.
—Vous comptez tirer profit de ce que vous n'êtes pas venu chez moi avec eux! reprit Gédéon. Mais pas de ça! J'ai trop bien reconnu vos amis! Car ce sont bien vos amis, n'est-ce pas?
—Je ne vous comprends pas! dit Maurice.
—Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler d'un certain piano? suggéra Gédéon.
—Un piano? s'écria Maurice, en saisissant convulsivement le bras du jeune homme. Alors, c'est vous qui êtes l'autre homme? Où est-il? Où est le corps? Et est-ce vous qui avez touché le montant du chèque?
—Vous demandez où est le corps? fit Gédéon. Voilà qui est étrange! Est-ce que, réellement, vous auriez besoin du corps?
—Si j'en aurais besoin? cria Maurice. Mais ma fortune entière en dépend! C'est moi qui l'ai perdu! Où est-il? Conduisez-moi près de lui!
—Ah! vous voulez le ravoir? Et votre ami, le sieur Dickson, est-ce qu'il veut aussi le ravoir? demanda Gédéon.
—Dickson? Qu'entendez-vous avec votre Dickson? Est-ce Michel Finsbury que vous désignez de ce nom? Hé! mais certainement, il le veut aussi! Il a perdu le corps, lui aussi! S'il l'avait gardé, l'argent de la tontine serait dès maintenant à lui!
—Michel Finsbury? Naturellement pas l'avoué? s'écria Gédéon.
—Mais si, l'avoué! répondit Maurice. Et le corps, où est-il, pour l'amour du ciel?
—Voilà donc pourquoi il m'a envoyé deux clients avant-hier! murmura Gédéon. Savez-vous quelle est l'adresse du domicile particulier de M. Finsbury?
—King's Road, 233. Mais quels clients? Où allez-vous? gémit Maurice en s'accrochant au bras de Gédéon. Où est le corps?
—Hé, je l'ai perdu, moi aussi! répondit Gédéon.
Et il s'enfuit précipitamment.
XV
LE RETOUR DU GRAND VANCE
Je n'essaierai pas de décrire l'état d'esprit où se trouvait Maurice en sortant de la Gare de Waterloo. Le jeune marchand de cuirs était, par nature, modeste; jamais il ne s'était fait une idée exagérée de sa valeur intellectuelle; il se rendait pleinement compte de son incapacité à écrire un livre, à jouer du violon, à divertir une société de choix par des tours de passe-passe, en un mot, à exécuter aucun de ces actes remarquables que l'on a coutume de considérer comme le privilège du génie. Il savait, il admettait, que son rôle en ce monde, fût tout prosaïque: mais il croyait,—ou du moins il avait cru jusqu'à ces derniers jours,—que ses aptitudes étaient à la hauteur des exigences de sa vie. Or, voici que, décidément, il avait à s'avouer vaincu! La vie avait décidément le dessus! Aussi, lorsqu'il quitta la Gare de Waterloo, le pauvre garçon ne voyait-il devant lui qu'un unique objet: rentrer chez lui! De même que le chien malade se terre sur le sofa, Maurice n'aspirait plus qu'à refermer sur lui la porte de la maison de John Street; la solitude et le calme, ah! de toute son âme il y aspirait.
Les ombres du soir commençaient à tomber quand il arriva enfin en vue de ce lieu de refuge. Et la première chose qui s'offrit à ses yeux, en approchant, fut la longue figure d'un homme debout sur le perron de sa maison, et occupé tantôt à tirer le cordon de la sonnette, tantôt à lancer dans la porte de vigoureux coups de pieds. Cet homme, avec son vêtement déchiré et tout couvert de boue, avait l'air d'un hideux chiffonnier. Mais Maurice le reconnut aussitôt: c'était son frère Jean.
Le premier mouvement du frère aîné fut, naturellement, pour se retourner et prendre la fuite. Mais le désespoir l'avait anéanti au point de le rendre indifférent désormais aux pires catastrophes. «Bah! se dit-il, qu'importe!» Et, tirant de sa poche son trousseau de clefs, il gravit silencieusement les marches du perron.
Jean se retourna. Son visage de fantôme portait un extraordinaire mélange de fatigue, de honte, et de fureur. Et, lorsqu'il reconnut le chef de sa famille, une lueur sinistre s'alluma dans ses yeux.
—Ouvre cette porte! dit-il, en s'écartant.
—C'est ce que je fais! répondit Maurice, pendant que, intérieurement, il se disait: «Tout est fini! Il respire le meurtre!»
Les deux frères se trouvaient à présent dans le vestibule de la maison, dont la porte venait de se refermer derrière eux. Tout à coup, Jean saisit Maurice par les épaules et le secoua comme un chien terrier secoue un rat.
—Sale bête! cria-t-il, je serais en droit de te casser la gueule!
Et il se remit à le secouer, et avec tant de force que les dents de Maurice claquèrent, et que sa tête se cogna au mur.
—Pas de violence, Jeannot! dit enfin Maurice. Cela ne saurait faire de bien ni à moi ni à toi.
—Ferme ta boîte! répondit Jean. C'est à ton tour d'écouter!
Puis il pénétra dans la salle à manger, s'affaissa dans un fauteuil, et, ôtant un de ses souliers sans semelle, prit avec ses deux mains son pied, comme pour le réchauffer.
—Je suis boiteux pour la vie! dit-il. Qu'est-ce qu'il y a pour dîner?
—Rien, Jeannot! dit Maurice.
—Rien? Qu'entends-tu par là? demanda le Grand Vance. N'essaie pas de me monter le coup, hein!
—Je veux dire qu'il n'y a rien! répondit simplement son frère. Je n'ai rien à manger, ni rien pour acheter de quoi manger! Moi-même, aujourd'hui, je n'ai pu prendre qu'un sandwich et une tasse de thé.
—Rien qu'une sandwich? ricana Vance. Et je suppose que tu as le cynisme de t'en plaindre, encore? Mais, tu sais, mon petit, fais attention à toi! J'ai supporté maintenant tout ce que je pouvais supporter. C'est fini! Et je vais te dire ce qui en est! Eh bien! j'ai l'intention de dîner, et tout de suite, et de bien dîner! Prends ta collection de bagues à cachets, et va la vendre!
—Impossible aujourd'hui! répondit Maurice. C'est dimanche!
—Je te dis que je veux avoir à dîner, entends-tu? hurla le frère cadet.
—Mais pourtant, Jeannot, si ce n'est pas possible! plaida l'aîné.
—Satané idiot! cria Vance. Ne sommes-nous pas les maîtres de la maison? Ne nous connaît-on pas, à l'hôtel où le cousin Parker nous invitait à dîner quand il venait à Londres? Allons, détale au galop! Et si tu n'es pas rentré dans une demi-heure, et si tu ne m'apportes pas un dîner de premier choix, je démolis tous les meubles, et puis je vais droit à la police et je raconte toute l'histoire! Comprends-tu ce que je te dis, Maurice Finsbury? Parce que, si tu le comprends, tu ferais mieux de filer!
L'idée souriait même au malheureux Maurice, qui tremblait de faim. Aussi se hâta-t-il d'aller commander le dîner et de revenir chez lui, où il trouva Jean toujours occupé à bercer son pied, comme un poupon malade.
—Et qu'est-ce que tu veux boire, Jeannot? demanda Maurice, de sa voix la plus caressante.
—Du champagne, parbleu! de ce vieux champagne dont Michel me parle toujours quand je le rencontre! Allons, vite à la cave, et prends garde à ne pas trop secouer la bouteille! Mais d'abord, écoute un peu! Tu vas me préparer du feu, et m'allumer le gaz, et me fermer les volets! Voici la nuit venue et j'ai froid! Et puis tu mettras la nappe et le couvert! Et puis... dis donc! va donc me chercher des vêtements de rechange!
La salle à manger avait pris une apparence relativement habituelle lorsqu'arriva le dîner. Et ce dîner lui-même fut excellent: une forte soupe, des filets de sole, deux côtelettes de mouton avec une sauce aux tomates, un rôti de bœuf garni de pommes de terre, un pudding, un morceau de chester; en un mot, un repas foncièrement anglais, mais, comme l'avait souhaité le Grand Vance, «de premier choix».
—Ah! que Dieu soit loué! s'écria le jeune voyageur en s'installant à table. (Et sa joie devait être, en vérité, bien vive, pour le ramener ainsi par surprise à la pieuse cérémonie du benedicite, dont il avait depuis longtemps perdu l'habitude!) Mais non! poursuivit-il, je vais aller manger dans ce fauteuil là-bas, près du feu: car voilà deux jours que je gèle, et j'ai besoin de me réchauffer à fond! Je vais aller me mettre là-bas, et toi, Maurice Finsbury, tu vas rester debout, entre la table et moi, et me servir!
—Mais, Jeannot, c'est que j'ai faim, moi aussi! dit Maurice.
—Tu pourras manger ce que je laisserai! répliqua le Grand Vance. Ha! mon petit, ceci n'est que le début de notre règlement de comptes! Tu as perdu la belle: tu vas avoir à casquer! Gardez-vous de réveiller le lion britannique!
Il y avait quelque chose de si indescriptiblement menaçant dans les yeux et dans la voix du Grand Vance, pendant qu'il proférait ces locutions proverbiales, que l'âme de Maurice en fut épouvantée.
—Allons! reprit l'orateur, donne-moi un verre de champagne, avant mon filet de sole! Et moi qui me figurais que je n'aimais pas ça, le filet de sole!... Dis donc—ajouta-t-il avec une nouvelle explosion de rage—sais-tu comment je suis venu jusqu'ici?
—Non, Jeannot, comment le saurais-je? répondit l'obséquieux Maurice.
—Eh bien! je suis venu sur mes pattes! cria Jean. Oui, mon ami, j'ai fait sur mes dix doigts tout le chemin, depuis Browndean, et j'ai mendié tout le long de la route! Je voudrais un peu te voir mendier, Maurice Finsbury! Ce n'est pas aussi facile que tu pourrais le supposer! Je me suis fait passer pour un pêcheur de Blyth, victime d'un naufrage. Je ne sais pas où cela se trouve, Blyth; et toi, le sais-tu? Mais j'ai pensé que cela avait un air naturel, à le dire ainsi sur la grand'route. J'ai demandé l'aumône à une vilaine petite bête de gamin qui revenait de l'école, et il m'a donné deux sous, et il m'a dit de lui enrouler une ficelle autour de sa toupie. Et je l'ai fait, et fort bien fait, mais il a déclaré que ce n'était pas ça! Et il a couru derrière moi en me réclamant ses deux sous! Après cela, j'ai demandé l'aumône à un officier de marine. Celui-là ne m'a pas confié sa toupie, il m'a simplement donné une petite brochure sur l'alcoolisme, et, là-dessus, il m'a tourné le dos! C'est tout ce que j'ai eu de lui. J'ai demandé l'aumône à une vieille dame qui vendait du pain d'épices; elle m'a donné un gâteau d'un sou. Mais le plus beau a été un monsieur qui, comme je me plaignais de manquer de pain, m'a répondu qu'il y avait, pour tout Anglais, un excellent moyen de se procurer du pain, et ce moyen, c'était de casser un carreau à la première maison venue, de façon à se faire mettre en prison... Et maintenant, apporte le rôti!
—Mais... mais, hasarda Maurice, pourquoi n'es-tu pas resté à Browndean?
—A Browndean? s'écria Jean. Et de quoi y aurais-je vécu? Du Lisez-moi! et d'un dégoûtant canard de l'Armée du Salut? Non, non, il fallait à tout prix que je filasse de Browndean! J'avais pris pension, à crédit, dans une auberge, où je m'étais fais passer pour le Grand Vance, de l'Alhambra. Tu aurais fait la même chose, à ma place! Mais voilà qu'on s'est mis à parler des music-halls, et de tout l'argent que j'y avais gagné avec mes chansons! Et puis, voilà qu'un client de l'auberge m'a demandé de chanter Autour de tes formes splendides. Et puis, quand je me suis décidé à le chanter, voilà que tout le monde a été d'accord pour affirmer que je n'étais pas le Grand Vance! J'ai eu beau leur tenir tête, ils se sont entêtés à ne pas me croire! C'est comme ça que se sont achevées mes relations avec l'auberge du pays! poursuivit tristement le jeune homme. Mais, surtout, il y a eu le charpentier...
—Notre propriétaire? demanda Maurice.
—Lui-même! dit Jean. Il s'est amené ce matin, le nez en l'air, et le voilà qui veut savoir où a passé le baril à eau, et ce que sont devenues les couvertures du lit! Je lui ai dit d'aller au diable. Que pouvais-je lui dire d'autre? Mais alors le voilà qui me dit que nous avons mis en gage des objets qui n'étaient pas à nous, et qu'il allait nous faire notre affaire! Ma foi, je m'en suis payé une bien bonne! Je me suis rappelé qu'il était sourd comme un pot, et je me suis mis à lui débiter un tas d'injures, mais très poliment, et si bas qu'il n'était pas fichu d'entendre un seul mot. «Je ne vous entends pas! qu'il me dit.—Hé! je le sais bien, que tu ne m'entends pas, et heureusement pour toi, vieille bête, vieux porc, vieux cornard! que je lui réponds avec mon plus gracieux sourire.—Je suis un peu dur d'oreilles! qu'il me beugle.—Je n'en mènerais pas large, si tu ne l'étais pas, idiot, excrément! que je murmure, comme si je lui fournissais des explications.—Mon ami, qu'il me dit enfin, je suis sourd, c'est vrai, mais je parie bien que le commissaire de police pourra vous entendre!» Et, là-dessus, il s'en va, tout furieux. Il s'en va d'un côté; moi, je file de l'autre. Je lui ai laissé, pour se dédommager, la lampe à esprit de vin, le Lisez-loi! le journal de l'Armée du Salut, et cet autre périodique que tu m'as envoyé! Et, à ce propos, il faut que tu aies été ivre-mort pour m'envoyer une affaire comme celle-là! On n'y parlait que de poésie, du globe céleste! Et des tartines, dix colonnes à la fois! Dis donc, c'est le moniteur des asiles d'aliénés que tu m'as envoyé là! L'Attanium, je me rappelle le titre! Dieu puissant, quel canard!
—Tu veux dire: l'Athenæum! rectifia Maurice.
—Hé! peu m'importe comment tu l'appelles! dit Jean. Mais je te trouve vraiment épatant, de m'avoir envoyé ça! Ça ne fait rien, mon vieux, je commence à me remettre! Apporte-moi maintenant le fromage, et encore un verre de champagne! Ah! Michel a bien raison de vanter ce champagne! Au fait, tu peux te servir! Il reste un peu de poisson, une côtelette tout entière, et ce morceau de fromage. Oui, Michel, voilà un homme qui me plaît! Il est bien capable de lire ton Attanæum, lui aussi: mais au moins, il sait ne pas en avoir l'air! Au moins il est gai, bon enfant, il n'a pas cette mine d'enterrement qui m'a toujours dégoûté chez toi! Mais, dis donc, je ne te pose même pas la question, parce que j'ai deviné tout de suite ce qui en était. Ta combinaison? Ratée à fond, hein?
—Par la faute de Michel! dit Maurice en se rembrunissant.
—Michel? Qu'a-t-il à voir là-dedans?
—C'est lui qui a perdu le corps, voilà ce qu'il a eu à y voir! répondit Maurice. Il a perdu le corps du vieux Joseph, et impossible maintenant de déclarer le décès!
—Comment? demanda Jean. Mais je croyais que tu ne voulais pas déclarer le décès?
—Oh! nous n'en sommes plus là! dit son frère. Il ne s'agit plus de sauver la tontine, mais de sauver la maison de cuirs! Il s'agit de sauver les vêtements que nous avons sur le dos, Jeannot!
—Ralentis un peu la musique! dit Jean, et étale ton histoire depuis le commencement!
Et Maurice fit comme l'ordonnait son frère.
—Eh bien! qu'est-ce que je t'avais dit?—s'écria le Grand Vance, quand il eut entendu le triste récit.—Mais, tu sais, je vais te dire quelque chose! Moi, en tout cas, je n'entends pas être dépouillé de la part qui me revient!
—Ah! par exemple, j'aimerais bien à connaître ce que tu comptes faire! dit Maurice.
—Je vais vous le dire, monsieur! répliqua Jean, du ton le plus décidé. Je vais, tout simplement, remettre mon affaire aux mains du premier avoué de Londres, et, après cela, que tu boives un bouillon ou non, je m'en ficherai comme des choses de la lune!
—Mais pourtant, Jean, nous sommes à bord du même bateau! murmura Maurice.
—A bord du même bateau? Ah bien! je te parie que non! Est-ce que j'ai commis un faux en écritures, moi? Est-ce que j'ai cherché à dissimuler la mort de l'oncle Joseph, moi? Est-ce que j'ai fait insérer des annonces,—des annonces absolument stupides et grotesques, d'ailleurs,—dans tous les journaux, moi? Est-ce que j'ai détruit des statues qui ne m'appartenaient pas, moi? En vérité, j'aime votre aplomb, Maurice Finsbury! Non, non, non! Trop longtemps, je t'ai confié la direction de mes affaires; maintenant je vais les confier à Michel. Michel, au reste, est un garçon qui m'a toujours plu. Et j'ai hâte de voir enfin un peu clair dans ma situation!
En cet instant, les deux frères furent interrompus par un coup de sonnette, et Maurice, qui avait timidement entr'ouvert la porte, reçut, des mains d'un commissionnaire, une lettre dont l'adresse était de la main de Michel. La lettre était rédigée comme suit:
Avis.—MAURICE FINSBURY, pour le cas où le présent avis lui tomberait sous les yeux, est informé qu'il apprendra quelque chose d'avantageux pour lui, demain matin lundi, à dix heures, dans mes bureaux, 42, Chancery Lane.—MICHEL FINSBURY.
Docilement, Maurice, dès qu'il eut parcouru cette lettre, la transmit à son frère.
—Ah! voilà une façon qui me plaît pour écrire un billet! s'écria Jean. Personne autre que Michel n'aurait jamais pu écrire ça!
Et Maurice, dans sa dépression, n'osa pas même protester de ses droits d'auteur.
XVI
OÙ LES CUIRS SE TROUVENT HEUREUSEMENT REMIS À FLOT
Le lendemain matin, à dix heures, les deux frères Finsbury furent introduits dans la grande et belle pièce qui servait de cabinet d'audience à leur cousin Michel. Jean se sentait un peu remis de son épuisement, mais avec un de ses pieds encore en pantoufle. Maurice, matériellement, paraissait moins endommagé; mais il était plus vieux de dix ans que le Maurice qui avait quitté Bournemouth huit jours auparavant. L'anxiété avait labouré son visage de rides profondes, et sa chevelure noire grisonnait abondamment aux alentours des tempes.
Trois personnes attendaient les frères Finsbury, assises devant une table. Au milieu était Michel lui-même: il avait à sa droite Gédéon Forsyth, à sa gauche un vieux monsieur en lunettes, avec une vénérable chevelure d'argent.
—Ma parole, c'est l'oncle Joe! s'écria Jean.
Maurice se frotta les yeux, plus ébahi qu'il ne l'avait encore été de tous les cauchemars des jours précédents. Puis, tout à coup, il s'avança vers son oncle, tout tremblant de fureur.
—Je vais vous dire ce que vous avez fait, vieux coquin! cria-t-il. Vous vous êtes évadé!
—Bonjour, Maurice Finsbury! répondit l'oncle Joseph, mais avec plus d'animosité que n'en laisseraient supposer ces indulgentes paroles. Vous paraissez souffrant, mon ami!
—Inutile de vous agiter, messieurs! observa Michel. Maurice, essayez plutôt de regarder les faits bien en face! Votre oncle, comme vous voyez, n'a pas eu trop à souffrir de la «secousse» de l'accident; et un homme de cœur tel que vous ne peut manquer d'en être ravi!
—Mais alors, si c'est ainsi, balbutia Maurice, qu'est-ce que c'était que le corps? Serait-ce vraiment possible, que cette chose qui m'a causé tant de souci et d'alarme, qui m'a tant usé l'esprit, cette chose que j'ai colportée de mes propres mains, n'ait été que le cadavre d'un étranger quelconque?
—Oh! si l'idée vous afflige trop, vous pouvez ne pas aller jusque-là! répondit Michel. Rien ne vous empêche de supposer que le corps ait appartenu à un homme que vous avez eu l'occasion de rencontrer plusieurs fois, un compagnon de club, peut-être, peut-être même un client!
Maurice s'affala sur une chaise.
—Hé! gémit-il, j'aurais bien découvert l'erreur, si le baril était venu jusque chez moi! Et pourquoi n'y est-il pas venu? Pourquoi est-il allé chez Pitman? Et de quel droit Pitman s'est-il permis de l'ouvrir?
—A ce propos-là, Maurice, dites-nous donc ce que vous avez fait de l'Hercule antique? demanda Michel?
—Ce qu'il en a fait? Il l'a brisé avec un hache-viande! dit Jean. Les morceaux sont encore chez nous, dans la cave!
—Tout cela n'a aucune importance! se hâta de déclarer Maurice. L'essentiel, c'est que j'aie retrouvé mon oncle, mon frauduleux tuteur! Il m'appartient, lui, en tout cas! Et la tontine aussi, elle m'appartient! Je réclame la tontine! J'affirme que l'oncle Masterman est mort!
—Il est temps que je mette un terme à cette folie, dit Michel, et cela une fois pour toutes! Ce que vous affirmez est malheureusement presque vrai: en un certain sens, mon pauvre père est mort, et depuis longtemps déjà! Mais ce n'est pas dans le sens de la tontine et j'espère que, dans ce sens-là, bien des années se passeront avant qu'il ne meure. Notre cher oncle Joseph l'a vu, ce matin même. Il vous dira que mon père est en vie, bien que, hélas! son intelligence se soit à jamais éteinte!
—Il ne m'a pas reconnu!—dit Joseph. Et pour rendre justice à ce vieux raseur, je dois ajouter que sa voix, en disant ces mots, frémissait d'une émotion sincère.
—Eh bien! je vous retrouve là, monsieur Maurice Finsbury! s'écria le Grand Vance. Mille diables, quel idiot vous vous êtes montré!
—Quant à la ridicule et fâcheuse servitude où vous avez réduit l'oncle Joseph, reprit Michel, celle-là aussi a déjà trop duré! J'ai préparé ici un acte par lequel vous rendez à votre oncle toute sa liberté, et le dégagez de toute obligation envers vous! Vous allez d'abord, si vous voulez bien, y apposer votre signature!
—Quoi! cria Maurice, et que je perde mes 7.800 livres, et mon commerce de cuirs, et tout cela sans aucun profit en échange! Merci bien!
—Votre reconnaissance ne me surprend pas, Maurice! commença Michel.
—Oh! je sais que je n'ai rien à attendre de vous en faisant appel à vos sentiments! répondit Maurice. Mais il y a ici un étranger,—que le diable m'enlève, d'ailleurs, si je sais pourquoi!—et c'est à lui que je fais appel. Monsieur, poursuivit-il en s'adressant à Gédéon, voici mon histoire: j'ai été dépouillé de mon héritage pendant que je n'étais encore qu'un enfant, un orphelin! Depuis lors, monsieur, jamais je n'ai eu qu'un rêve, qui était de rentrer dans mes fonds. Mon cousin Michel pourra vous dire de moi tout ce qu'il voudra: j'avouerai moi-même que je n'ai pas toujours été à la hauteur des circonstances. Mais ma situation n'en est pas moins celle que je vous ai exposée, monsieur! J'ai été dépouillé de mon héritage! Un enfant orphelin a été dépouillé de 7.800 livres! et j'ajoute que j'ai le droit pour moi! Toutes les finasseries de M. Michel ne prévaudront point contre l'équité!
—Maurice, interrompit Michel, permettez-moi d'ajouter un petit détail, qui d'ailleurs ne saurait vous déplaire, car il met en relief vos capacités d'écrivain!
—Que voulez-vous dire? demanda Maurice.
—Au fait, répondit Michel, j'épargnerai votre modestie! Qu'il me suffise donc de vous faire savoir le nom d'une personne qui vient d'étudier de fort près un de vos plus récents essais d'écriture comparée! Le nom de cette personne est Moss, mon cher ami!
Il y eut un long silence.
—J'aurais dû deviner que cet homme venait de votre part! murmura Maurice.
—Et maintenant vous allez signer l'acte, n'est-ce pas? dit Michel.
—Mais dites donc, Michel!—s'écria Jean, avec un de ces généreux élans qui lui étaient familiers. Et moi, qu'est-ce que je deviens dans tout cela? Maurice est à l'eau, je le vois bien! Mais moi, pourquoi l'y suivrais-je? Et puis j'ai été volé, moi aussi, n'oubliez pas cela! J'ai été, moi aussi, un orphelin, tout comme lui, et élève de la même école!
—Jean, dit Michel, ne pensez-vous pas que vous feriez mieux de vous fier à moi?
—Ma foi, vous avez raison, mon vieux! répondit le Grand Vance. Vous ne voudrez pas abuser de l'innocence d'un orphelin, j'en jurerais. Et toi, Maurice, tu vas signer tout de suite le document en question, ou bien je me fâcherai, et, tu sais, je te ferai voir quelque chose qui étonnera ta faible cervelle!
Avec un empressement soudain, et bien inespéré, Maurice se déclara prêt à signer la renonciation. Un secrétaire de Michel vint apporter les pièces, les signatures furent dûment apposées, et ainsi Joseph Finsbury, une fois de plus, se trouva un homme libre.
—Et maintenant, mes amis, écoutez ce que je me propose de faire pour vous! reprit alors Michel. Tenez, Maurice et Jean, voici un acte qui vous fait uniques possesseurs de la maison de cuirs! Et voici un chèque, équivalent à tout l'argent déposé en banque au nom de l'oncle Joseph! De telle sorte que vous pourrez vous figurer, mon cher Maurice, que vous venez d'achever vos études à l'Institut Commercial. Et, comme vous m'avez dit vous-même que les cuirs remontaient, j'imagine que vous allez bientôt songer à prendre femme. Voici, en prévision de cet heureux événement, un petit cadeau de noces! Oh! pas encore le mien! je verrai à vous donner autre chose quand vous aurez fixé la date du mariage! Mais acceptez, dès maintenant, ce cadeau... de la part de M. Moss!
Et Maurice, devenu écarlate, bondit sur son chèque.
—Je ne comprends rien à la comédie! observa Jean. Tout cela me paraît trop beau pour être vrai!
—C'est un simple transfert! répondit Michel. Je vous rachète l'oncle Joseph, voilà tout! Si c'est lui qui gagne la tontine, elle sera à moi; si c'est mon père qui la gagne, elle sera à moi également: de telle façon que je n'ai pas trop à me plaindre de la combinaison!
—Maurice, mon pauvre vieux, ceci te la coupe! commenta le Grand Vance.
—Et maintenant, monsieur Forsyth, reprit Michel en s'adressant au personnage muet, vous voyez réunis devant vous tous les criminels que vous étiez si désireux de retrouver! Tous à l'exception de Pitman, cependant! Pitman, voyez-vous! a une mission sociale: il s'est voué à la régénération artistique de la jeune fille. Aussi me suis-je fait un scrupule de le déranger, à une heure où je le sais particulièrement occupé. Mais vous pourrez, si vous voulez, le faire arrêter dans son pensionnat: je connais l'adresse, et vous la dirai volontiers. Et quant au reste de la bande, la voici devant vos yeux, et je crains que le spectacle n'ait rien de séduisant. A vous de décider ce que vous allez faire de nous!
—Rien du tout, monsieur Finsbury! répondit Gédéon. Je crois avoir compris que c'est ce monsieur—et il désignait Maurice,—qui a été, comme nous disons dans notre jargon, le fons et origo de toute l'aventure; mais, à ce que je crois avoir compris aussi, il a déjà été largement payé. Et puis, pour vous parler en toute franchise, je ne vois pas ce que quelqu'un aurait à gagner à un scandale public. Moi, pour ma part, je ne pourrais qu'y perdre. Et je ne saurais au contraire trop bénir une aventure qui m'a valu le bonheur de faire votre connaissance! Déjà vous avez eu la bonté de m'envoyer deux clients...
Michel rougit.
—C'était le moins que je pouvais faire pour m'excuser de certain dérangement qui vous est venu un peu par mon fait! murmura-t-il. Mais il y a encore quelque chose qu'il faut que je vous dise! Je ne voudrais pas que vous eussiez trop mauvaise opinion de mon pauvre Pitman, qui est certainement la personne la plus inoffensive du monde. Ne pourriez-vous pas venir, ce soir même, dîner en sa compagnie? Au restaurant Verrey, par exemple, vers sept heures. Qu'en dites-vous?
—J'avais promis de dîner chez un de mes oncles, avec une amie! répondit Gédéon. Mais je demanderai à en être dispensé pour ce soir... Et maintenant, cher monsieur Finsbury, un dernier point que je tiens à soumettre à votre décision: est-ce que, vraiment, nous ne pouvons rien pour le pauvre diable qui a emporté le piano? Le souvenir de cet infortuné me poursuit comme un remords!
—Hélas! nous ne pouvons que le plaindre! répondit Michel.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
- I.—La famille Finsbury
- II.—Où Maurice s'apprête à agir
- III.—Le conférencier en liberté
- IV.—Un magistrat dans un fourgon à bagages
- V.—M. Gédéon Forsyth et la caisse monumentale
- VI.—Les tribulations de Maurice
- VII.—Où Pitman prend conseil d'un homme de loi
- VIII.—Où Michel s'offre un jour de congé
- IX.—Comment s'acheva le jour de congé de Michel Finsbury
- X.—Gédéon Forsyth et le grand Erard
- XI.—Le maëstro Jimson
- XII.—Où le grand Erard apparaît (irrévocablement) pour la dernière fois
- XIII.—Les tribulations de Maurice
- XIV.—Où William Bent Pitman apprend quelque chose d'avantageux pour lui
- XV.—Le retour du grand Vance
- XVI.—Où les cuirs se trouvent heureusement remis à flot