Le mort vivant
«Cher monsieur Finsbury, serait-ce trop présumer de votre obligeance que de vous prier de venir me voir un moment, ce soir même? Le sujet qui me préoccupe, et sur lequel j'ai à vous demander conseil, est des plus importants: car il s'agit de la statue d'Hercule, appartenant à M. Semitopolis, dont j'ai déjà eu l'occasion de vous parler. Je vous écris dans un grand état d'agitation et d'inquiétude: je crains, en vérité, que ce chef-d'œuvre de l'art antique ne se soit égaré. Et j'ai en outre pour m'affoler une autre perplexité qui, d'ailleurs, se rattache à celle-là. Veuillez, je vous en prie, excuser l'inélégance de ce griffonnage, et croyez-moi votre tout dévoué
«WILLIAM D. PITMAN.»
Muni de cette lettre, il se mit en route, et alla sonner à la porte du numéro 233, dans King's Road, la rue voisine: c'est à cette adresse que l'avoué Michel Finsbury avait son domicile particulier. Pitman avait rencontré l'avoué, quatre ans auparavant, à Chelsea, dans une réunion d'artistes; ils étaient revenus ensemble, étant voisins; et Michel, qui était, au fond, un excellent garçon, n'avait point cessé, depuis lors, d'accorder à son petit voisin une amitié un peu dédaigneuse, mais secourable et sûre.
—Non! dit la vieille femme de ménage des Finsbury, qui était venue ouvrir la porte, M. Michel n'est pas encore rentré! Mais vous paraissez tout mal à l'aise, monsieur Pitman! Venez prendre un verre de sherry, monsieur, pour vous remonter!
—Merci, madame! pas aujourd'hui! répondit l'artiste. Vous êtes bien bonne, mais je me sens trop déprimé pour boire du sherry. Veuillez seulement, sans faute, remettre ce billet à M. Michel, et priez-le de passer un instant chez moi! Qu'il vienne par la porte de derrière, donnant sur la ruelle: je resterai toute la soirée dans mon atelier!
Et il s'en retourna dans sa rue, et, lentement, rentra chez lui. Au coin de King's Road, la vitrine d'un coiffeur attira son attention. Longtemps il considéra la fière, noble, superbe dame en cire qui évoluait au centre de cette vitrine. Et, à ce spectacle, l'artiste se réveilla en Pitman, malgré les angoisses de l'homme privé.
«On a beau jeu à se moquer de ceux qui font ces choses-là! se dit-il; mais il y a tout de même quelque chose, là-dedans! Il y a, dans cette figure, un je ne sais quoi d'altier, de grand, de vraiment distingué! C'est précisément le même je ne sais quoi que j'ai essayé d'exprimer dans mon Impératrice Eugénie!» soupira-t-il.
Et, tout le long de son chemin, jusqu'à son atelier, il songea à ce «je ne sais quoi».
«Ce contact immédiat de la réalité, se dit-il, voilà ce qu'on ne vous apprend pas à Paris! C'est un art anglais, purement anglais! Allons mon pauvre vieux, tu t'es laissé encroûter! secoue-toi! Vise plus haut, Pitman, vise plus haut!»
Tout le temps de son thé, et, plus tard, pendant qu'il donnait à son fils sa leçon de violon, l'âme de Pitman oublia ses soucis pour s'envoler au pays de l'idéal. Et, dès qu'il eut achevé la leçon, il courut s'enfermer dans son atelier.
La vue même du baril ne parvint pas à abattre son élan. Il se donna tout entier à son œuvre—un buste de M. Gladstone, d'après une photographie. Avec un succès extraordinaire, il vainquit la difficulté que lui offrait, en l'absence de tout document, le derrière de la tête de son illustre modèle; et il allait attaquer les mémorables pointes du col de chemise, lorsque l'entrée de Michel Finsbury vint brusquement le rappeler à la réalité.
—Eh bien! qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas? demanda Michel, en s'avançant vers la cheminée, où Pitman, à son intention, avait préparé un excellent feu.
—Aucun mot ne suffirait à vous exprimer mon embarras! dit l'artiste. La statue de M. Semitopolis n'est pas arrivée, et je crains qu'on ne me rende responsable de sa perte. Encore n'est-ce pas la question d'argent qui m'inquiète! Ce qui m'inquiète, monsieur Finsbury, c'est la perspective du scandale! Cet Hercule, comme vous savez, a quitté l'Italie en contrebande. Les princes romains qui le possédaient n'avaient pas le droit de s'en dessaisir, et c'est pour détourner les soupçons que M. Semitopolis m'a demandé, moyennant une petite commission, de permettre que le colis me fût adressé. Si la statue est restée en route, tout va se découvrir, et je vais être forcé d'avouer ma participation à cette illégalité!
—Voilà qui me paraît une affaire des plus graves! déclara l'avoué. Je prévois qu'elle va exiger beaucoup de boisson, Pitman!
—J'ai pris la liberté de... de tout préparer pour vous à cette intention! répondit l'artiste, en désignant, sur la table, une lampe à esprit de vin, une bouteille de gin, un citron, et des verres.
Michel se confectionna un grog et offrit un cigare à son ami.
—Non, merci! dit Pitman. J'avais la faiblesse d'aimer beaucoup le tabac, autrefois; mais, vous savez, l'odeur est si tenace, sur les habits!
—Parfait! dit l'avoué. Maintenant, je suis en état de vous écouter. Allez-y de votre histoire!
Et le pauvre Pitman, complaisamment, étala ses angoisses. Il était allé tout à l'heure à la Gare de Waterloo, espérant y trouver son Hercule; et on lui avait donné, au lieu du colosse attendu, un baril à peine assez grand pour contenir le Discobole. Pourtant, chose tout à fait extraordinaire, le baril lui était adressé, et venait de Marseille,—d'où devait venir l'Hercule;—et l'adresse était bien de la main de son correspondant italien. Et puis, chose plus extraordinaire encore, il avait appris qu'une caisse d'emballage gigantesque était arrivée par le même train, mais ayant une autre adresse, et une adresse désormais impossible à découvrir. «Le camionneur chargé de la porter s'est saoulé, et a répondu à mes questions en des termes que je rougirais de vous répéter. Il a été aussitôt mis à pied par le chef de service, qui a, d'ailleurs, été très aimable, et m'a promis de prendre des renseignements à Southampton. Mais, en attendant, que devais-je faire? J'ai laissé mon adresse et ai ramené le baril ici; après quoi, me rappelant un vieil adage, j'ai décidé de ne l'ouvrir qu'en présence de mon homme de loi.
—Et c'est tout? fit Michel. Je ne vois pas, dans tout cela, le moindre sujet d'inquiétude. L'Hercule se sera attardé en route. Il vous arrivera demain, ou le jour d'après. Et quant à ce baril,—croyez-moi!—c'est un souvenir d'une de vos jeunes élèves. Suivant toute probabilité, il contient des huîtres!
—Oh! ne parlez pas si haut! s'écria le petit artiste. Si l'on vous entendait vous moquer de ces demoiselles, je perdrais aussitôt ma place. Et puis, pourquoi m'enverrait-on des huîtres, de Marseille? Et pourquoi me les aurait-on fait adresser de la main même de M. Ricardi, le partenaire de M. Semitopolis?
—Voyons un peu l'objet en question! dit Michel. Roulez-le jusqu'ici, sous le bec de gaz!
Les deux hommes roulèrent le baril à travers l'atelier.
—Le fait est qu'il est bien lourd pour contenir des huîtres! observa judicieusement Michel.
—Si nous l'ouvrions, sans plus tarder? proposa Pitman, à qui l'influence combinée de la conversation et du grog avait rendu toute sa bonne humeur.
Après quoi, sans attendre la réponse, il retroussa ses manches comme pour un concours de boxe, lança dans la corbeille à papier son faux-col de clergyman, et, tenant un ciseau d'une main et un marteau de l'autre, attaqua vigoureusement le baril mystérieux.
—Bravo! William Dent! voilà de bon ouvrage! criait Michel. Quel admirable bûcheron on pourrait faire de vous! Et savez-vous ce que je crois? Je crois que c'est une de vos jeunes élèves qui, pour parvenir jusqu'à vous, s'est enfermée elle-même dans ce baril! Est-ce qu'il n'y a pas une aventure comme ça dans l'histoire de Cléopâtre? Prenez bien garde à ne pas enfoncer votre ciseau dans la tête de la belle!
Mais le spectacle de l'activité de Pitman était contagieux. Bientôt l'avoué ne put plus résister au désir de prendre sa part de la fête. Jetant son cigare au feu, il arracha les outils des mains de son ami, et se mit à défoncer le baril, à son tour. Et bientôt la sueur découla, en gros grains de chapelet, sur son large front; son pantalon, à la dernière mode, se couvrit de taches de rouille; et tout l'atelier vibrait à chacun de ses coups.
Un tonneau bardé de fer n'est point chose facile à ouvrir, même quand on s'y prend de la bonne façon, mais, quand on ne s'y prend pas de la bonne façon, il y a bien des chances que, au lieu de s'ouvrir, le tonneau finisse par se briser tout entier. C'est précisément ce qui arriva au tonneau en question. Tout à coup, le dernier cercle de fer tomba; et ce qui avait été un solide baril, un spécimen magnifique de notre tonnellerie provinciale, ne fut plus qu'un tas confus de planches cassées.
Au milieu d'elles, un étrange paquet de couvertures resta debout, quelques secondes, et puis s'affaissa lourdement sur la dalle de marbre de la cheminée. Et, en ce même instant, les couvertures s'écartèrent, et un lorgnon d'écaille vint rouler aux pieds de Pitman effaré.
—Silence! dit Michel.
Il courut à la porte de l'atelier, qu'il ferma au verrou. Puis, tout pâle, il revint vers la cheminée, acheva d'écarter les couvertures, et recula en frissonnant.
Il y eut un long silence dans l'atelier.
—Dites-moi la vérité! demanda enfin Michel, à voix basse. Est-ce vous qui avez fait ce coup-là?
Et, du doigt, il désignait le cadavre.
Le petit artiste ne parvint à émettre que des sons inarticulés.
Michel versa du gin dans un verre. «Tenez, dit-il, buvez ça! Et n'ayez pas peur de tout m'avouer! Vous savez que je resterai toujours votre ami!
Mais Pitman reposa le verre sur la table sans avoir eu le courage d'y goûter.
—Je vous jure devant Dieu, dit-il, que ceci est pour moi un nouveau mystère! Dans mes pires cauchemars, je n'ai jamais rêvé rien de pareil. Je vous jure que je ne serais pas homme à écraser une mouche!
—Ça va bien! répondit Michel avec un profond soupir de soulagement. Je vous crois, mon pauvre vieux!—Et il serra énergiquement la main de son ami.—Excusez-moi, reprit-il un moment après: mais l'idée m'était venue que vous vous étiez peut-être débarrassé de M. Semitopolis!
—Ma situation n'aurait pas été plus affreuse si même je l'avais fait! gémit Pitman. Je suis un homme perdu! Tout est fini pour moi!
—En premier lieu, dit Michel, éloignons ceci de notre vue: car je dois vous avouer, mon cher Pitman, que cette visite de votre ami ne me revient que médiocrement. (Et il frissonnait de nouveau.) Où allons-nous pouvoir le fourrer?
—Vous pourriez peut-être transporter la chose dans le cabinet qui est là, si du moins vous avez le courage d'y toucher! murmura Pitman.
—Hé! mon pauvre Pitman, il faut bien que l'un de nous deux ait ce courage, et je crains que ce ne soit pas vous qui l'ayez jamais! Passez de l'autre côté de la table, tournez le dos, et préparez-moi un grog! C'est ce qu'on appelle la division du travail!
Deux minutes après, Pitman entendit refermer la porte du cabinet.
—Là! déclara Michel. Voilà qui a tout de suite un air plus intime! Vous pouvez vous retourner, intrépide Pitman! Est-ce mon grog?—demanda-t-il en prenant un verre des mains de l'artiste.
—Mais, que le ciel me pardonne, c'est une limonade!
—Oh! Finsbury, par pitié, qu'allons-nous faire de cela? murmura Pitman en posant sa main sur l'épaule de son ami.
—Ce que nous allons en faire? L'enterrer au milieu de votre jardin, et, par-dessus, ériger une de vos statues en manière de monument funèbre! Mais, d'abord, mettez-moi un peu de gin là-dedans!
—Monsieur Finsbury, par pitié, ne vous moquez pas de mon malheur! cria l'artiste. Vous voyez devant vous un homme qui a été toute sa vie—je n'hésite pas à le dire—éminemment respectable. A l'exception de la petite contrebande de l'Hercule (et de cela même je me repens humblement!) jamais je n'ai rien fait qui ne pût être étalé au grand jour. Jamais je n'ai redouté la lumière! gémit le petit homme. Et maintenant, maintenant...
—Allons! un peu plus de nerf, mille diables! s'écria Michel. Je vous assure que des histoires comme celle-là arrivent tous les jours! C'est la chose la plus commune du monde et la plus insignifiante! Si seulement vous êtes tout à fait sûr de n'avoir pris aucune part à...
—Quels mots trouverai-je pour vous l'affirmer? commença Pitman.
—Je vous crois, je vous crois! reprit Michel. On voit bien que vous n'avez pas l'expérience que supposerait un acte comme celui-là. Mais voici ce que je voulais dire: si—ou plutôt puisque—vous ne savez rien du crime, puisque le... l'objet qui se trouve dans votre cabinet n'est ni votre père, ni votre frère, ni votre créancier, ni votre belle-mère, ni ce qu'on appelle un «mari outragé»...
—Oh! monsieur, interjeta Pitman, scandalisé.
—Puisque, en un mot, poursuivit l'avoué, vous n'avez eu aucun intérêt possible à ce crime, le champ, devant nous, est entièrement libre. Je dirai même que le problème est des plus passionnants. Et j'entends vous aider à le résoudre, Pitman, vous y aider jusqu'au bout! Voyons un peu! Il y a longtemps que je n'ai pas eu un jour de congé; demain matin, je préviendrai à mon bureau qu'on ne m'attende pas de toute la journée. De cette façon tout mon temps vous appartiendra, et nous pourrons remettre l'affaire en d'autres mains!
—Que voulez-vous dire? demanda Pitman. En quelles autres mains? Aux mains d'un inspecteur de police?
—Au diable l'inspecteur de police! répliqua Michel. Si vous ne voulez pas employer le moyen le plus court, qui consisterait à enterrer l'objet, dès ce soir, dans votre jardin, il faudra que nous trouvions quelqu'un qui consente à l'enterrer dans le sien. Bref, nous aurons à transmettre le dépôt aux mains de quelqu'un qui possède plus de ressources avec moins de scrupules.
—Un détective privé, peut-être? suggéra Pitman.
—Ecoutez, mon cher, il y a des moments où vous me remplissez de pitié! répondit l'avocat. Et, à propos, ajouta-t-il sur un autre ton, j'ai toujours regretté que vous n'eussiez pas un piano, ici, dans votre caverne! Si vous ne savez pas en jouer vous-même, vos amis pourraient au moins se distraire en faisant de la musique, pendant que vous seriez occupé à tripoter de la boue!
—Je puis me procurer un piano, si cela vous convient! dit nerveusement Pitman, désireux de plaire. Vous savez, du reste, que je joue un peu du violon...
—Oui, je sais cela! dit Michel. Mais qu'est-ce qu'un violon, surtout étant donnée la manière dont vous en jouez? Non, ce qu'il faut, c'est un instrument polyphonique! Un bon contre-point, voilà le rêve! Et, en conséquence, je vais vous dire: puisqu'il est un peu trop tard, ce soir, pour que vous puissiez acheter un piano, je vais vous en donner un!
—Je vous remercie beaucoup! répondit Pitman ahuri. Vous voulez me donner votre piano? Je vous en suis vraiment bien reconnaissant!
—Mais oui, je vais vous donner un de mes deux pianos, poursuivit Michel, pour que, demain, l'inspecteur de police s'amuse à faire des arpèges pendant que ses détectives fouilleront dans votre cabinet!
Pitman le considérait avec ébahissement.
—Je plaisante! reprit Michel. Mais, aussi, vous ne comprenez rien sans qu'on soit forcé de vous mettre tous les points sur les i! Attention, Pitman, suivez bien mon argumentation! Je compte mettre à profit ce fait—très avantageux, en vérité—que vous et moi nous sommes absolument innocents du meurtre. Rien ne nous rattache à cet accident que la présence de... vous savez de quoi. Que nous parvenions à nous débarrasser de... de cela, et nous n'aurons plus aucune crainte à avoir. Eh bien! je vais donc vous donner mon piano! Demain, nous arrachons toutes les cordes, nous déposons... notre ami... à leur place, nous fermons l'instrument à clef, nous le mettons sur un chariot, et nous l'introduisons dans le salon d'un jeune monsieur que je connais de vue.
—Que vous connaissez de vue?... répéta Pitman.
—Mais surtout, reprit Michel, dont je connais mieux l'appartement qu'il ne le connaît lui-même. Cet appartement a eu autrefois pour locataire un de mes amis—je l'appelle «mon ami» pour abréger, il est présentement au bagne. Je l'ai défendu, je lui ai sauvé la vie, et le pauvre diable, en récompense, m'a laissé tout ce qu'il avait, y compris les clefs de son appartement. C'est là que je me propose de transporter votre... mettons: votre Cléopâtre! Comprenez-vous?
—Tout cela me semble bien étrange! murmura Pitman. Et qu'adviendra-t-il de ce pauvre monsieur que vous connaissez de vue?
—Oh! je fais cela pour son bien! répondit gaiement Michel. Il a besoin d'une secousse pour lui donner de l'entrain!
—Mais, mon cher ami, ne croyez-vous pas qu'il tombe sous le risque d'une accusation de... d'une accusation d'assassinat? balbutia Pitman.
—Hé! il en sera tout juste au point où nous en sommes! répondit l'avoué. Il est aussi innocent que vous, je puis vous l'affirmer! Ce qui fait pendre les gens, mon cher Pitman, c'est moins l'accusation que cette malheureuse circonstance aggravante qu'on appelle la culpabilité!
—Mais, vraiment! vraiment! insista Pitman, tout votre plan me paraît si étrange! Ne vaudrait-il pas mieux, en fin de compte, prévenir la police?
—Et amener un scandale! riposta Michel. Le mystère de Norfolk-Street. Fortes présomptions d'innocence en faveur de Pitman. Hein! quel effet cela ferait-il dans votre pensionnat?
—Cela y aurait pour conséquence mon expulsion immédiate! admit l'artiste. Oui, sans aucun doute!
—Et puis, d'ailleurs, dit Finsbury, vous supposez bien que je ne vais pas m'embarquer dans une affaire comme celle-là sans m'offrir un peu d'amusement, en échange de mes peines!
—Oh! mon cher monsieur Finsbury! est-ce là une bonne disposition pour venir à bout d'une affaire aussi grave? s'écria le malheureux Pitman.
—Allons! allons! je n'ai dit cela que pour vous remonter! répondit Michel, imperturbable. Croyez-moi, Pitman, rien n'est tel dans la vie qu'une judicieuse légèreté! Mais inutile de discuter davantage. Si vous consentez à suivre mon avis, sortons tout de suite et allons chercher le piano! Si vous n'y consentez pas, dites-le, et je vous laisserai terminer la chose à votre fantaisie!
—Vous savez bien que je dépends absolument de vous! répondit Pitman. Mais, oh! oh! quelle nuit je vais avoir à passer, avec cette... cette horreur dans mon atelier! Comment vais-je pouvoir penser à cela, sur mon oreiller?
—En tout cas, mon piano sera dans votre atelier aussi! répondit Michel. Pensez à lui, ça fera contrepoids!
Une heure après, une charrette pénétra dans la ruelle; et le piano de Michel, un Erard à grande queue, d'ailleurs très défraîchi, fut déposé par les deux amis dans l'atelier de Pitman.
VIII
OÙ MICHEL S'OFFRE UN JOUR DE CONGÉ
A huit heures sonnantes, le lendemain matin, Michel sonna à la porte de l'atelier. Il trouva l'artiste pitoyablement changé, blêmi, voûté, affaissé, avec des yeux hagards, qui sans cesse se dirigeaient vers la porte du petit cabinet de débarras. Et Pitman, de son côté, fut bien plus surpris encore du changement qu'il découvrait chez son ami. Michel, d'ordinaire,—peut-être l'ai-je déjà dit?—se piquait d'être vêtu à la dernière mode, et le fait est que sa mise était toujours d'une élégance irréprochable, à cela près qu'elle lui donnait un tout petit peu l'air d'un homme invité à une noce. Or, le matin en question, il était aussi éloigné que possible d'avoir ce petit air-là. Il portait une chemise de flanelle, une veste et un pantalon de grosse étoffe commune; ses pieds étaient chaussés de bottes éculées, et un vieil ulster dépenaillé achevait de le faire ressembler à un marchand d'allumettes ambulant.
—Me voici, William Dent! s'écria-t-il en ôtant le chapeau de feutre mou dont il s'était coiffé.
Après quoi, tirant de sa poche deux mèches de poils rouges, il se les colla sur les joues, en manière de favoris, et se mit à danser d'un bout à l'autre de l'atelier, avec les grâces affectées d'une ballerine.
Pitman sourit tristement.
—Jamais je ne vous aurais reconnu! dit-il.
—Voilà dont je suis bien aise! répondit Michel, en refourrant ses favoris dans sa poche. Mais à présent nous allons passer en revue votre garde-robe, car c'est à votre tour de vous déguiser!
—Me déguiser? gémit l'artiste. Est-ce qu'il faut vraiment que je me déguise? Les choses en sont-elles donc là?
—Mon cher ami, répliqua Michel, le déguisement est le charme de la vie. Qu'est-ce que la vie, comme le dit très bien le grand philosophe français, sans les plaisirs des déguisements? Mais d'ailleurs nous n'avons pas le choix: la nécessité est là! Il faut que nous soyons méconnaissables pour nombre de personnes, aujourd'hui, et en particulier pour M. Gédéon Forsyth,—c'est le nom du jeune homme que je connais de vue,—pour le cas où il se trouverait chez lui lorsque nous y viendrons!
—Mais s'il se trouve chez lui à ce moment, balbutia Pitman, nous sommes perdus!
—Bah! nous nous en tirerons bien! répondit légèrement Michel. Allons, faites-moi voir vos frusques, pour que j'avise à vous transformer en un nouvel homme!
Dans la chambre à coucher de Pitman, Michel, après un long et minutieux examen, choisit une petite jaquette d'alpaga noir, ainsi qu'un pantalon d'été de nuance caca d'oie. Puis, avec ces deux objets sur le bras, il procéda à l'examen de la personne même de son ami.
—Vous avez là un faux-col clérical qui ne me plaît guère! observa-t-il. Vous ne voyez rien qui puisse le remplacer?
Le professeur de dessin réfléchit un moment.
—J'ai, quelque part, deux chemises à col rabattu que je portais à Paris, quand j'étudiais la peinture!
—Parfait! s'écria Michel. Vous allez être d'un cocasse impayable! Tiens, des guêtres de chasse! poursuivit-il, tout en fourrageant dans le fond d'un placard. Oh! les guêtres sont absolument de rigueur! Et maintenant, mon vieux, vous allez mettre tout cela sur vous, et puis vous vous assoirez dans ce fauteuil, et vous réfléchirez à quelque problème d'esthétique pendant une bonne demi-heure! Après quoi, vous pourrez venir me rejoindre dans votre atelier!
La matinée n'avait rien de séduisant. Dans le jardin de Pitman, le vent d'est soufflait par rafales, entre les statues, et lançait des flaques de pluie sur le vitrage de l'atelier. C'était l'instant où Maurice, à Bloomsbury, attaquait la centième version de la signature de son oncle. Au même instant, Michel, dans l'atelier de Norfolk Street, s'occupait non moins activement à arracher les cordes de son grand Erard.
Une demi-heure plus tard, Pitman, en rentrant dans son atelier, trouva la porte du cabinet ouverte au large, et le coffre du piano discrètement fermé.
—Oh! mais c'est qu'il s'agit de vous débarrasser tout de suite de cette barbe que vous avez là! s'écria Michel, dès qu'il aperçut son ami.
—Ma barbe! fit Pitman, épouvanté. Non, je ne puis pas raser ma barbe! Je perdrais ma place au pensionnat! La directrice est très stricte pour tout ce qui est de l'apparence extérieure du personnel enseignant. Ma barbe m'est positivement indispensable!
—Vous pourrez la laisser repousser! répliqua Michel. Et, en attendant, vous serez si laid qu'on vous augmentera votre traitement!
—Mais c'est que je ne veux pas être trop laid! supplia l'artiste.
—Allons, pas d'enfantillages! dit Michel, qui détestait les barbes, et était heureux de pouvoir en supprimer une. Allons, soyez homme, faites ce sacrifice!
—Si vous le jugez absolument nécessaire!... murmura Pitman.
Avec un profond soupir, il alla chercher de l'eau chaude dans la cuisine, installa un miroir sur son chevalet, et procéda au douloureux sacrifice. Michel était enchanté.
—Une transformation miraculeuse, ma parole d'honneur! déclara-t-il. Quand je vous aurai donné les lunettes en verre de vitre que j'ai dans ma poche, vous deviendrez le type parfait du commis voyageur allemand!
Pitman, sans répondre, continuait à regarder misérablement, dans la glace, l'image de l'homme nouveau qu'il était devenu. Et Michel comprit qu'il avait le devoir de le réconforter.
—Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que le gouverneur de la Caroline du Sud dit un jour au gouverneur de la Caroline du Nord? «Je trouve, dit ce puissant penseur, que le temps est toujours bien long entre deux verres d'eau-de-vie!» Eh bien! Pitman, si vous voulez bien chercher dans la poche gauche de mon ulster, j'ai l'idée que vous y trouverez un flacon de whisky. C'est cela, merci!—ajouta-t-il en remplissant deux verres.—Buvez-moi cela, et vous m'en direz des nouvelles!
L'artiste étendait la main vers le pot à eau, mais Michel se hâta d'arrêter son mouvement.
—Pas même si vous me le demandiez à genoux! cria-t-il. C'est la plus belle qualité de whisky de table qu'on puisse trouver dans tout le Royaume-Uni!
Pitman but une gorgée, reposa le verre sur la table, et soupira.
—En vérité, vous êtes bien le plus triste compagnon que l'on puisse rêver pour un jour de congé! s'écria Michel. Si c'est là tout ce que vous entendez au whisky, fini, mon vieux, vous n'en aurez plus; et, pendant que j'achèverai la bouteille, vous allez à votre tour vous mettre à l'ouvrage! car,—poursuivit-il,—j'ai fait une gaffe abominable: j'aurais dû vous envoyer commander la charrette avant votre déguisement! Mais aussi, Pitman, mon ami, il faut bien dire que vous n'êtes bon à rien! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait penser à cela?
—Je ne savais pas même qu'il y avait une charrette à commander! gémit l'artiste. Mais, si vous voulez, je puis encore enlever mon déguisement!
—Vous auriez de la peine, en tous cas, à remettre votre barbe! observa Michel. Non, voyez-vous, c'est une gaffe: une de ces gaffes qui font pendre les gens, mon pauvre Pitman! Courez vite à l'agence de transports de King's Road! Vous direz qu'on vienne enlever le piano d'ici, qu'on le conduise à la Gare de Victoria et que, de là, on l'expédie par le chemin de fer à la gare de Cannon Street, où il devra être tenu à la disposition de monsieur... Que penseriez-vous de monsieur Victor Hugo?
—N'est-ce pas un nom un peu bien voyant? insinua Pitman.
—Voyant? répliqua dédaigneusement Michel. C'est-à-dire qu'un tel nom suffirait pour nous faire pendre tous les deux! «Brown», voilà qui est à la fois plus sûr et plus facile à prononcer! N'oubliez-pas de dire que ce piano doit être remis à M. Brown!
—Je voudrais, murmura Pitman, que, par pitié pour moi, vous ne fissiez pas autant d'allusions à la pendaison!
—Oh! d'y faire allusion, ce n'est pas encore un grand mal, mon ami! repartit Michel. Mais allons, vite, mettez votre chapeau et filez! Et ne manquez pas de tout payer d'avance!
Abandonné à lui-même, l'avoué commença par diriger toute son attention sur le flacon de whisky, ce qui eut encore pour effet de rehausser considérablement l'état de bonne humeur où il se trouvait depuis le matin. Puis, lorsqu'il eut vidé le flacon, il s'occupa à ajuster ses favoris, devant la glace.
—Epatant! se dit-il avec orgueil, après s'être longuement contemplé; j'ai l'air d'un commis d'économat!
Tout à coup lui revinrent à l'esprit les lunettes en verres de vitre (précédemment destinées à Pitman) qu'il avait dans sa poche. Il les mit sur son nez, et fut aussitôt ravi de l'effet.
«Exactement ce qui me manquait! reprit-il. Je me demande de quoi j'ai l'air à présent?» Et il prit diverses poses, devant la glace, se les définissant tout haut au fur et à mesure. «Imitation d'un fournisseur de nouvelles à la main pour les journaux comiques. (Mais, pour cela, il me faudrait un parapluie.) Imitation d'un commis d'économat. Imitation d'un colon australien revenu en Angleterre pour visiter les lieux de son enfance! Parfait, voilà ce qu'il me faut!»
Il en était à ce point de ses raisonnements lorsque ses yeux tombèrent sur le piano. Et, aussitôt, une impulsion irrésistible s'empara de lui. Il rouvrit le clavier, et, les yeux levés au plafond, fit courir ses doigts sur les touches muettes.
Quand M. Pitman rentra dans l'atelier, il trouva son guide et sauveur occupé à accomplir des prodiges de virtuosité sur l'Erard silencieux.
—Que le ciel me vienne en aide! songea le petit homme. Il a bu toute la bouteille, et le voilà complètement ivre!
—Monsieur Finsbury! dit-il tout haut.
Et Michel, sans se relever, tourna vers lui un visage fortement rougi, que bordaient les touffes rouges des favoris, et au milieu duquel s'étalaient les majestueuses lunettes.
—Capriccio en sol mineur sur le départ d'un ami! se borna-t-il à répondre, tout en continuant la série de ses arpèges.
Mais, soudain, l'indignation s'était éveillée dans l'âme de Pitman.
—Pardon! s'écria-t-il. Ces lunettes devaient être pour moi! Elles forment une partie essentielle de mon déguisement!
—Je suis résolu à les porter moi-même! répondit Michel.
Après quoi il ajouta, non sans une certaine apparence de vérité:
—Et les gens seraient capables de soupçonner quelque chose si nous étions tous deux avec des lunettes!
—Soit! admit le bon Pitman. J'avais un peu compté sur ces lunettes: mais, naturellement, puisque vous insistez! Et voici un camion devant la porte!
Pendant tout le temps que dura l'enlèvement du piano, Michel se tint caché dans le cabinet. Puis, dès que l'instrument fut parti, les deux amis sortirent par la porte principale de la maison, sautèrent dans un fiacre, et ne tardèrent pas à rouler vers le centre de la ville. La journée restait froide et aigre; mais, malgré la pluie et le vent, Michel refusa de fermer les vitres de la voiture. Il avait tout à coup imaginé d'assumer le rôle d'un cicérone et, sur son passage, désignait et commentait à Pitman les curiosités de Londres!
—Ma parole, mon cher ami, disait-il, vous me paraissez ne rien connaître de votre ville natale! Que penseriez-vous d'une visite à la Tour de Londres? Non? Au fait, cela nous écarterait peut-être un peu trop. Mais, du moins... Hé, cocher, faites le tour par Trafalgar Square!
J'aurais peine à vous donner une idée de ce que souffrit Pitman, dans ce fiacre. Le froid, l'humidité, l'épouvante, une méfiance croissante à l'égard du chef sous les ordres duquel il s'était engagé, un sentiment de gêne, presque de honte, provoqué par l'absence du respectable faux-col, et un sentiment, plus amer encore, de dégradation, produit sans doute par la brusque suppression de la barbe: tels étaient les principaux ingrédients qui se mêlaient dans l'âme du malheureux artiste.
Un premier soulagement fut, pour lui, d'arriver enfin au restaurant où ils devaient déjeuner. Un second soulagement lui fut d'entendre Michel demander un cabinet particulier. Et tandis que les deux hommes grimpaient l'escalier, sous la conduite d'un garçon étranger, Pitman nota avec satisfaction que non seulement le restaurant était presque vide, mais que la plupart des clients qui s'y trouvaient étaient des exilés du beau pays de France. Aucun d'eux, suivant toute probabilité, n'était en relation avec le pensionnat où Pitman donnait des leçons: car le professeur de français lui-même, bien qu'il fût soupçonné d'être catholique, n'était guère homme à fréquenter un établissement aussi interlope!
Le garçon introduisit les deux amis dans une petite chambre nue, avec une table, un sofa, et le fantôme d'un feu. Sur quoi Michel se hâta de commander un supplément de charbon, ainsi que deux verres d'eau-de-vie avec un siphon d'eau de seltz.
—Oh! non! lui murmura Pitman. Plus d'eau-de-vie!
—Vous êtes vraiment extraordinaire! se récria Michel. Il faut pourtant bien que nous fassions quelque chose; et vous n'êtes pas sans savoir qu'on ne doit pas fumer avant les repas. Vous me paraissez absolument dépourvu de toute notion d'hygiène, mon pauvre vieux!
Et il alla regarder tomber la pluie, à la fenêtre.
Pitman, lui, se replongea dans sa triste rêverie. Ainsi donc c'était bien lui qui se trouvait grotesquement rasé, absurdement déguisé, en compagnie d'un homme ivre en lunettes, dans un restaurant étranger! Que dirait la directrice de son pensionnat, si elle pouvait le voir en cet état? Mais surtout que dirait-elle si elle pouvait savoir à quelle tragique et criminelle entreprise il se préparait?
L'avoué, voyant que son ami était bien décidé à ne pas boire le verre d'eau-de-vie qu'on venait de lui servir, ne put cependant pas se résigner à boire seul.
—Tenez, dit-il au garçon, avalez-moi ça!
Et le garçon engloutit tout le contenu du verre, en deux gorgées, ce qui lui valut la plus vive sympathie de Michel.
—Jamais je n'ai vu un homme boire plus vite! déclara-t-il à Pitman, quand le garçon fut sorti. Un tel spectacle rend confiance dans l'espèce humaine!
Le déjeuner fut excellent, et Michel le mangea d'un excellent appétit. Mais, du ton le plus formel, il refusa à son compagnon la permission de boire plus d'un seul verre de la bouteille de champagne qui arrosait le repas.
—Non, non! lui dit-il confidentiellement. Il faut que l'un de nous deux ne soit pas tout à fait ivre! Comme dit le proverbe: «Un homme ivre, excellente affaire; deux hommes ivres, tout est perdu!»
Après le café, Michel fit un effort admirable pour prendre une mine grave. Il regarda son ami bien en face, et, d'une voix un peu pâteuse, mais sévère, s'adressa à lui:
—Assez de folies! commença-t-il, très judicieusement. Arrivons à notre affaire! Pitman, écoutez bien ce que je vais vous dire! Sachez que je suis un Australien, un colon australien! Mon nom est John Dickson, entendez-vous cela? Et vous aurez certainement plaisir à apprendre que je suis riche, monsieur, très riche! Le genre d'entreprises que nous méditons, Pitman, ne saurait être préparé avec trop de soin. Tout le secret du succès est dans la préparation. Aussi me suis-je constitué, depuis hier soir, une biographie complète, et je vous l'exposerais bien volontiers, si, par malheur, je ne venais pas de l'oublier tout à coup!
—Je ne sais pas si c'est que je suis idiot... balbutia Pitman.
—C'est cela même! s'écria Michel. Complètement idiot; mais riche, aussi, encore plus riche que moi! J'ai supposé que cela vous ferait plaisir, Pitman, et j'ai décidé que vous nageriez littéralement dans l'or. Mais, par contre, je dois vous avouer que vous n'êtes qu'un Américain, et un fabricant de galoches en caoutchouc, par-dessus le marché. Encore n'est-ce point là tout votre malheur! Sachez, mon pauvre ami, que vous vous appelez Ezra Thomas! Et maintenant, ajouta Michel de son ton le plus sérieux, dites-moi qui nous sommes, vous et moi!
L'infortuné petit homme fut interrogé trois fois de suite, avant d'avoir bien appris par cœur la double leçon.
—Voilà! s'écria enfin l'avoué. Nos plans sont prêts. Ne pas se contredire, c'est cela qui est l'essentiel.
—Mais je ne comprends pas très bien?... objecta Pitman.
—Oh! vous en comprendrez assez quand le moment sera venu! dit Michel en se levant.
—Mais c'est que vous ne m'avez dit que nos noms? reprit Pitman. Je ne vois toujours pas quelle histoire nous aurons à raconter?
—Hé! puisque je vous dis que j'en avais une et que je l'ai oubliée! reprit Michel. Nous en serons quitte pour en inventer une autre!
—Mais c'est que je ne sais pas inventer! protesta Pitman. Jamais je n'ai pu rien inventer, de toute ma vie!
—Eh bien! vous aurez à commencer aujourd'hui, mon petit! répondit simplement Michel. Après quoi il sonna, pour demander l'addition.
Le pauvre Pitman n'était guère plus rassuré qu'avant le repas.
«Je sais qu'il est très intelligent, songeait-il, mais, en conscience, puis-je me fier à un homme dans l'état où il est?»
Et, lorsque de nouveau les deux amis se retrouvèrent dans un fiacre, il ne put s'empêcher de tenter un dernier effort.
—Ne croyez-vous pas, bégaya-t-il, que peut-être, tout bien considéré, nous ferions mieux d'ajourner cette affaire?
—Ajourner à demain ce qui peut être fait aujourd'hui! s'écria Michel, indigné. Allons, allons, Pitman, égayez-vous un peu! Encore une heure ou deux de patience, et la victoire nous appartiendra!
A la gare de Cannon-Street, les deux amis s'informèrent du piano de M. Brown, et furent ravis d'apprendre qu'il était parfaitement arrivé. Ils se rendirent alors chez un loueur du voisinage de la gare, se munirent d'une grande charrette à bras, et revinrent prendre possession du piano. Après un court débat, il fut convenu que Michel traînerait la charrette, et que le rôle de Pitman consisterait à la pousser par derrière.
La maison habitée par Gédéon Forsyth était d'ailleurs tout proche, de telle sorte que le voyage du piano dans la charrette put s'achever sans trop de mésaventures. Au coin de la rue où demeurait Gédéon, les deux amis confièrent la charrette à la garde d'un commissionnaire patenté; et, sans hâte, ils se dirigèrent vers le but final de leur expédition. Pour la première fois, Michel laissa voir une ombre d'embarras.
—Vous êtes bien sûr que mes favoris sont bien en place? demanda-t-il. Ce serait diablement ennuyeux, si j'étais reconnu!
—Vos favoris sont parfaitement en place! répondit Pitman après un scrupuleux examen. Mais moi, mon déguisement pourra-t-il m'empêcher d'être reconnu? Pourvu que je ne rencontre pas quelqu'un de mon pensionnat!
—Oh! l'absence de votre barbe suffit à vous rendre méconnaissable! Je vous recommande seulement de ne pas oublier de parler avec lenteur: et tâchez aussi, si vous pouvez, à parler un peu moins du nez qu'à votre ordinaire!
—Mais j'espère bien que ce jeune homme ne sera pas chez lui! soupira Pitman.
—Et moi, j'espère bien qu'il y sera, à la condition pourtant qu'il soit tout seul! répondit Michel. Cela nous simplifiera diantrement nos opérations!
Et, en effet, lorsqu'ils eurent frappé à la porte d'un petit appartement du rez-de-chaussée, ce fut Gédéon en personne qui vint leur ouvrir. Il les fit entrer dans une chambre assez pauvrement meublée, à l'exception, toutefois, du manteau de la cheminée, qui se trouvait absolument encombré d'un assortiment varié de pipes, de paquets de tabac, de boîtes de cigares, et de romans français à couvertures jaunes.
—Monsieur Forsyth, je crois?—C'était Michel qui ouvrait ainsi l'attaque.—Monsieur, nous sommes venus vous prier de vouloir bien vous charger d'une petite affaire. Je crains d'être indiscret...
—Vous savez que, en principe, vous devriez être accompagné de votre avoué... risqua Gédéon.
—Sans doute, sans doute: vous nous désignerez votre avoué ordinaire, et, de cette façon, l'affaire pourra être mise sur un pied plus régulier dès demain!—répondit Michel en s'asseyant, et en signifiant à Pitman de s'asseoir aussi.—Mais, voyez-vous, nous ne connaissons aucun avoué dans cette ville; et comme on nous a parlé de vous, et que le temps presse, nous nous sommes permis de venir vous trouver!
—Puis-je demander, messieurs, reprit Gédéon, à qui je suis redevable de la recommandation?
—Vous pouvez parfaitement nous le demander, répliqua Michel avec un sourire malin; mais on nous a priés de ne pas vous le dire... au moins pour le moment!
—Une attention charitable de mon oncle, évidemment! se dit Gédéon.
—Je m'appelle John Dickson, poursuivit Michel, un nom bien connu à Ballarat, j'ose le dire! Et mon ami que voici est M. Ezra Thomas, des Etats-Unis d'Amérique, le riche manufacturier de galoches en caoutchouc.
—Voulez-vous attendre un instant, que j'aie pris note de cela? dit Gédéon, en s'efforçant de se donner l'air d'un vieux praticien.
—Peut-être cela ne vous dérangerait-il pas trop si j'allumais un cigare? demanda Michel.
Car il avait fait un vigoureux effort pour reprendre son sang-froid en entrant chez son jeune confrère; mais, à présent, son cerveau recommençait à se voiler, en même temps qu'une terrible envie de dormir l'envahissait; et il espérait (comme tant d'autres l'ont espéré en pareil cas!) qu'un cigare lui éclaircirait les idées.
—-Oh! certes non! s'écria Gédéon, infiniment aimable. Tenez, goûtez un de ceux-ci: je puis vous les recommander en confiance!
Il prit une boîte de cigares sur la cheminée et la présenta à son client.
—Monsieur, recommença l'Australien, pour le cas où vous ne me trouveriez point tout à fait clair dans mes explications, peut-être vaut-il mieux vous avouer d'avance que je viens de faire un bon déjeuner. Après tout, c'est une chose qui peut arriver à chacun!
—Oh! certainement! répondit le prévenant avocat. Mais, je vous en prie, ne vous pressez pas! Je puis vous donner...—et il s'arrêta pour consulter pensivement sa montre,—oui, il se trouve que je puis vous donner toute l'après-midi!
—L'affaire qui m'amène ici, monsieur, reprit l'Australien, est diablement délicate, je peux bien vous le dire! Mon ami, M. Thomas, étant un Américain d'origine portugaise, et un riche fabricant de pianos Erard...
—De pianos Erard? s'écria Gédéon avec quelque surprise. M. Thomas serait-il un des chefs de la maison Erard?
—Oh! des Erard de contrefaçon, naturellement! répliqua Michel. Mon ami est l'Erard américain.
—Mais je croyais vous avoir entendu dire, objecta Gédéon, oui, j'ai certainement inscrit sur mon carnet... que votre ami était fabricant de galoches en caoutchouc?
—Oui, je sais que cela peut étonner à première vue! répondit l'Australien avec un sourire rayonnant. Mais, mon ami... Bref, il combine les deux professions! Et beaucoup d'autres encore, beaucoup, beaucoup, beaucoup d'autres! répéta M. Dickson, avec une solennité d'ivrogne. Les moulins de coton de M. Thomas sont une des curiosités de Tallahassee, les moulins de tabac de M. Thomas sont l'orgueil de Richmond, Va! Bref, c'est un de mes plus vieux amis, monsieur Forsyth, et vous m'excuserez de ne pas pouvoir contenir mon émotion en vous exposant son affaire!
Le jeune avocat, pendant ce discours, considérait M. Thomas, et était bien agréablement impressionné par l'attitude modeste, presque timide, de ce petit homme, la simplicité et la gaucherie de ses manières.
—Quelle race étonnante que ces Américains! songeait-il. Regardez-un peu ce petit homme tout effarouché, vêtu comme un musicien ambulant, et pensez à la multiplicité des intérêts qu'il tient dans ses mains!
—Mais, reprit-il tout haut, ne ferions-nous pas bien d'en venir directement aux faits?
—Monsieur est un homme pratique, à ce que je vois! dit l'Australien. Eh bien! oui, j'en arrive aux faits. Sachez donc, monsieur, qu'il s'agit d'une rupture de promesse de mariage!
Le malheureux Pitman était si peu préparé à cette situation nouvelle qu'il eut peine à retenir un cri.
—Mon Dieu! dit Gédéon, les affaires de ce genre sont souvent très ennuyeuses! Exposez-moi tous les détails du cas! ajouta-t-il avec bonté. Si vous voulez que je vous vienne en aide, ne me cachez rien!
—Dites-lui tout vous-même! dit à son compagnon Michel, qui, apparemment, avait conscience d'avoir achevé sa part du rôle. Mon ami va vous raconter tout cela! ajouta-t-il en se tournant vers Gédéon, avec un bâillement. Et vous m'excuserez, n'est-ce pas? si je ferme les yeux pour un instant! J'ai passé la nuit au chevet d'un ami malade.
Pitman, absolument ahuri, regardait droit devant lui. La rage et le désespoir se mêlaient dans son âme innocente. Des idées de fuite, des idées même de suicide lui venaient, repartaient, et lui revenaient. Et toujours l'avocat attendait avec patience, et toujours l'artiste s'efforçait vainement de trouver des mots, n'importe lesquels.
—Oui, monsieur! Il s'agit d'une rupture de promesse de mariage! dit-il enfin à voix basse. Je... suis menacé d'un procès pour rupture de promesse de mariage!...
Arrivé à ce point de son discours, il voulut se tirer la barbe, en quête d'une inspiration nouvelle. Ses doigts se refermèrent sur le poli inaccoutumé d'un menton rasé; et, du même coup, il sentit que tout ce qui lui restait d'espoir et de courage l'abandonnait irrémédiablement. Il se tourna vers Michel, et le secoua de toutes ses forces:
—Réveillez-vous! lui cria-t-il avec colère. Je n'en viens pas à bout, et vous le savez bien!
—Il faut que vous excusiez mon ami, monsieur! dit aussitôt Michel. Le fait est qu'il n'a pas été doué par la nature pour la narration. Mais au reste,—poursuivit-il,—l'affaire est des plus simples. Mon ami est un homme d'un tempérament passionné, et accoutumé à la vie patriarcale de son pays. Vous voyez la chose d'ici: un malheureux voyage en Europe, suivi de la malheureuse rencontre avec un soi-disant comte étranger, qui a une très jolie fille. M. Thomas a tout à fait perdu la tête. Il s'est offert, il a été accepté, et il a écrit,—écrit sur un ton que je suis sûr qu'il doit bien regretter à présent! Si ces lettres étaient jamais produites en justice, c'en serait fait de l'honneur de M. Thomas!
—Dois-je comprendre... commença Gédéon.
—Non, non cher monsieur, reprit gravement l'Australien, il est impossible que vous compreniez tant que vous n'aurez pas vu les lettres en question!
—Voilà, en vérité, une circonstance fâcheuse! dit Gédéon.
Plein de pitié, il lança un coup d'œil sur le coupable; puis, voyant sur le visage de celui-ci toutes les marques d'une confusion affreuse, il se hâta de détourner les yeux.
—Mais cela ne serait encore rien, poursuivit sévèrement M. Dickson: et, certes, monsieur, certes, j'aurais souhaité de tout mon cœur que M. Thomas ne se fût point déshonoré comme il l'a fait. Il est sans excuse, monsieur! Car il était fiancé, à ce moment,—il l'est même encore,—à la plus belle jeune fille de Constantinople, Ga.
—Ga? demanda Gédéon, étonné.
—Mais oui, une abréviation courante! dit Michel. On dit Ga, pour Georgia, de la façon que nous disons Co pour Compagnie.
—Je savais bien qu'on écrivait parfois ainsi, dit Gédéon, mais j'ignorais qu'on le prononçât de même!
—Oh! vous pouvez bien me croire quand je vous le dis! répondit Michel. Et maintenant, monsieur, vous pouvez comprendre par vous-même que, pour sauver mon malheureux ami, il va falloir déployer une habileté infernale! Pour de l'argent, il y en a, et à volonté! M. Thomas est tout prêt à souscrire, dès demain, un chèque de cent mille livres. Mais, au reste, monsieur Forsyth, nous avons mieux que ça! Ce comte étranger, le comte Tarnow, comme il s'appelle, a tenu autrefois un magasin de cigares à Bayswater, sous le nom plus modeste de Schmidt. Sa fille,—si toutefois c'est sa fille, prenez bien note de ce point, monsieur!—sa fille servait les clients dans le magasin. Et c'est elle qui, à présent, prétend épouser un homme de la situation sociale de M. Thomas! Eh bien! voyez-vous enfin ce que nous voulons? Nous savons que ces misérables méditent un coup, et nous désirons les prévenir. Courez bien vite à Hampton-Court, où demeurent les Tarnow, et employez la menace, ou la corruption, ou bien les deux moyens, jusqu'à ce que vous vous soyez fait remettre les lettres! Que si vous n'y parvenez pas, mon ami Thomas devra passer en justice, et perdre son honneur. Je serais moi-même forcé, en ce cas, de rompre toute relation avec lui! ajouta le peu chevaleresque ami.
—Je crois bien qu'il y a quelques chances de succès pour nous, dans tout cela! dit Gédéon. Savez-vous si ce Schmidt est connu de la police?
—Nous l'espérons bien! dit Michel. Nous avons bien des raisons de le supposer! Remarquez déjà le fait que ces gens ont habité Bayswater! Est-ce que le choix de ce quartier ne vous paraît pas bien suggestif?
Pour la cinquième ou sixième fois depuis le commencement de cette remarquable entrevue, Gédéon se demanda s'il ne rêvait pas. «Mais non, se dit-il, l'excellent Australien aura sans doute trop copieusement déjeuné!» Et il ajouta tout haut: «Jusqu'à quelle somme pourrai-je aller?»
—J'ai l'idée que cinq mille livres suffiraient pour aujourd'hui! dit Michel. Et maintenant, monsieur, que nous ne vous retenions pas davantage! L'après-midi s'avance; il y a des trains pour Hampton-Court toutes les demi-heures, et je n'ai pas besoin de vous décrire l'impatience de mon ami. Tenez! voici un billet de cinq livres pour les premiers frais! Et voici l'adresse!
Et Michel commença à écrire; puis il s'arrêta, déchira le papier, et en mit les morceaux dans sa poche.—Non, dit-il, j'aime mieux vous dicter l'adresse; mon écriture est trop illisible!
Gédéon inscrivit soigneusement l'adresse: «Comte Tarnow, villa Kurnaul, Hampton Court.» Il prit ensuite une autre feuille de papier, et y écrivit encore quelques mots.
—Vous m'avez dit que vous n'avez pas fait choix d'un avoué! reprit-il. Voici l'adresse d'un avoué, qui, pour un cas de ce genre, est l'homme le plus habile de Londres!
Et il tendit le papier à Michel.
—Ah! vraiment! s'écria Michel, en lisant sa propre adresse sur le papier.
—Oui, je sais, vous aurez vu son nom mêlé à des affaires assez malpropres! dit Gédéon; mais lui-même est un homme parfaitement honorable, et d'une capacité reconnue. Il ne me reste plus, messieurs, qu'à vous demander où je pourrai vous retrouver, à mon retour de Hampton Court?
—Au Grand-Hôtel Langham, naturellement! répliqua Michel. Et, sans faute, à ce soir!
—Sans faute! répondit Gédéon en souriant. Je puis venir à n'importe quelle heure, n'est-ce pas?
—Absolument, absolument! s'écria Michel, déjà debout pour prendre congé.
—Eh bien! que pensez-vous de ce jeune homme? demanda-t-il à Pitman, dès qu'ils se retrouvèrent dans la rue.
Pitman murmura quelque chose comme: «Un parfait idiot!»
—Pas du tout! se récria Michel. Il sait quel est le meilleur avoué de Londres, et cela seul suffirait pour faire son éloge! Mais, dites donc, hein, ai-je été assez brillant?
Pitman ne répondit rien.
—Holà! dit Michel en lui posant la main sur l'épaule. Pourrait-on savoir quel est le nouveau grief de Pitman?
—Vous n'aviez pas le droit de parler de moi comme vous l'avez fait! s'écria l'artiste. Votre langage a été tout à fait odieux! Vous m'avez blessé profondément.
—Moi! mais je n'ai pas dit un seul mot de vous! protesta Michel. J'ai parlé d'Ezra Thomas; et je vous prie de vouloir bien vous rappeler qu'il n'existe personne de ce nom!
—N'importe! vous m'en faites supporter de dures! murmura l'artiste.
Cependant les deux amis étaient parvenus au coin de la rue, et là, sous la garde du fidèle commissionnaire, veillant sur lui avec un grand air de vertueuse dignité, là les attendait le piano, qui semblait un peu s'ennuyer dans la solitude de la charrette, tandis que la pluie découlait le long de ses pieds élégamment vernis.
Ce fut encore le commissionnaire qui fut mis en réquisition pour aller chercher cinq ou six robustes gaillards au cabaret le plus voisin, et, avec leur aide, s'engagea la dernière bataille de cette mémorable campagne. Tout porte à croire que M. Gédéon Forsyth ne s'était pas encore installé dans son compartiment du train de Hampton Court lorsque Michel ouvrit la porte de l'appartement du jeune voyageur, et que les porteurs, avec des grognements professionnels, déposèrent le grand Erard au milieu de la chambre.
—Voilà, dit triomphalement Michel à Pitman après avoir congédié les hommes. Et maintenant, une précaution suprême! Il faut que nous lui laissions la clef du piano, et de telle manière qu'il ne manque pas à la trouver! Voyons un peu!
Au centre du couvercle, sur le piano, il construisit une tour carrée avec des cigares et déposa la clef à l'intérieur du petit monument ainsi construit.
—Le pauvre jeune homme! dit l'artiste, quand ils se retrouvèrent de nouveau dans la rue.
—Le fait est qu'il est dans une diable de position! reconnut sèchement Michel. Tant mieux, tant mieux! ça le remontera!
—Et à ce propos, reprit l'excellent Pitman, je crains de vous avoir montré tout à l'heure un bien mauvais caractère, et bien de l'ingratitude! Je n'avais aucun droit, je le vois à présent, de m'offenser d'expressions qui ne s'adressaient pas directement à moi!
—C'est bon! dit Michel en se rattelant à la charrette. Pas un mot de plus, Pitman! Votre sentiment vous honore. Un honnête homme ne peut manquer de souffrir quand il entend insulter son alter ego.
La pluie avait presque cessé; Michel était presque dégrisé, le «dépôt» avait été livré en d'autres mains, et les amis étaient réconciliés: aussi le retour chez le loueur leur parut-il, en comparaison avec les aventures précédentes de la journée, une véritable partie de plaisir. Et lorsqu'ils se retrouvèrent se promenant dans le Strand, bras dessus bras dessous, sans l'ombre d'un soupçon qui pesât sur eux, Pitman émit un profond soupir de soulagement.
—Maintenant, dit-il, nous pouvons rentrer à la maison!
—Pitman, dit l'avoué en s'arrêtant court, vous me désolez! Quoi! nous avons été à la pluie à peu près toute la journée, et vous proposez sérieusement de rentrer à la maison? Non, monsieur! Un grog au whisky nous est absolument indispensable!
Il reprit le bras de son ami, et le conduisit inflexiblement dans une taverne d'apparence engageante, et je dois ajouter (à mon vif regret, d'ailleurs) que Pitman s'y laissa conduire assez volontiers. Maintenant que la paix était restaurée à l'horizon, une certaine jovialité innocente commençait à poindre dans les manières de l'artiste: et quand il leva son verre brûlant pour trinquer avec Michel, le fait est qu'il apporta à ce geste toute la pétulance d'une petite pensionnaire romanesque assistant à son premier pique-nique.
IX
COMMENT S'ACHEVA LE JOUR DE CONGÉ DE MICHEL FINSBURY
Michel était, comme je l'ai déjà dit, un excellent garçon, et qui aimait à dépenser son argent, autant et peut-être plus encore qu'à le gagner. Mais il ne recevait ses amis qu'au restaurant, et les portes de son domicile particulier restaient presque toujours closes. Le premier étage, ayant plus d'air et de lumière, servait d'habitation au vieux Masterman; le salon ne s'ouvrait presque jamais; et c'était la salle à manger qui formait le séjour ordinaire de l'avoué. C'est là précisément, dans cette salle à manger du rez-de-chaussée, que nous retrouvons Michel s'asseyant à table pour le dîner, le soir du glorieux jour de congé qu'il avait consacré à son ami Pitman. Une vieille gouvernante écossaise, avec des yeux très brillants et une petite bouche volontiers moqueuse, était chargée du bon ordre de la maison: elle se tenait debout, près de la table, pendant que son jeune maître déroulait sa serviette.
—Je crois, hasarda timidement Michel, que je prendrais volontiers un peu d'eau-de-vie avec de l'eau de seltz.
—Pas du tout, monsieur Michel! répondit promptement la gouvernante. Du vin rouge et de l'eau!
—Bien, bien, Catherine, on vous obéira! dit l'avoué. Et pourtant, si vous saviez ce que la journée a été fatigante, au bureau!
—Quoi? fit la vieille Catherine. Mais vous n'avez pas mis le pied au bureau, de toute la journée!
—Et comment va le vieux? demanda Michel, pour détourner la conversation.
—Oh! c'est toujours la même chose, monsieur Michel! répondit la gouvernante. Je crois bien que, maintenant, ça ira toujours de même jusqu'à la fin du pauvre monsieur! Mais savez-vous que vous n'êtes pas le premier à me faire cette question aujourd'hui?
—Bah! s'écria Michel. Et qui donc vous l'a faite avant moi?
—Un de vos bons amis, répondit Catherine en souriant: votre cousin, M. Maurice!
—Maurice! qu'est-ce que ce mendiant est venu chercher ici? demanda Michel.
—Il m'a dit qu'il venait faire une visite, en passant, à M. Masterman! reprit la gouvernante. Mais moi, voyez-vous, j'ai mon idée sur ce qu'il venait faire. Il a essayé de me corrompre, monsieur Michel! Me corrompre!—répéta-t-elle, avec un accès de dédain inimitable.
—Vraiment? dit Michel. Je parie au moins qu'il n'a pas dû vous offrir une grosse somme!
—Peu importe la somme! répliqua discrètement Catherine. Mais le fait est que je l'ai renvoyé à ses affaires comme il convenait! Il ne se pressera pas de revenir ici!
—Vous savez qu'il ne faut pas qu'il voie mon père! dit Michel. Je n'entends pas exhiber le pauvre vieux à un petit crétin comme lui!
—Vous pouvez être sans crainte de ce côté! répondit la fidèle servante. Mais ce qu'il y a de comique, monsieur Michel,—faites donc attention à ne pas renverser de la sauce sur la nappe!—ce qu'il y a de comique, c'est qu'il s'imagine que votre père est mort, et que vous tenez la chose secrète!
Michel fredonna un air.
—L'animal me paiera tout cela! dit-il.
—Est-ce que, avec la loi, vous ne pourriez rien contre lui? suggéra Catherine.
—Non, pas pour le moment du moins! répondit Michel. Mais, dites donc, Catherine! Vraiment je ne trouve pas que ce vin rouge soit une boisson bien saine! Allons! ayez un peu de cœur, et donnez-moi un verre d'eau-de-vie!
Le visage de Catherine prit la dureté du diamant.
—Eh bien! puisque c'est ainsi, grommela Michel, je ne mangerai plus rien!
—Ce sera comme vous voudrez, monsieur Michel! dit Catherine.
Après quoi elle se mit tranquillement à desservir la table.
«Comme je voudrais que cette Catherine fût une servante moins dévouée!» soupira Michel en refermant sur lui la porte de la maison.
La pluie avait cessé. Le vent soufflait encore, mais plus doucement, et avec une fraîcheur qui n'était pas sans charme. Arrivé au coin de King's Road, Michel se rappela tout à coup son verre d'eau-de-vie, et entra dans une taverne brillamment éclairée. La taverne se trouvait presque remplie. Il y avait là deux cochers de fiacre, une demi-douzaine de sans-travail professionnels; dans un coin, un élégant gentleman essayait de vendre à un autre gentleman, beaucoup plus jeune, quelques photographies esthétiques qu'il tirait mystérieusement d'une boîte de cuir; dans un autre coin, deux amoureux discutaient la question de savoir dans quel parc ils trouveraient le plus d'ombrage pour achever la soirée. Mais le morceau central et la grande attraction de la taverne était un petit vieillard vêtu d'une longue redingote noire, achetée toute faite, et sans doute d'acquisition récente. Sur la table de marbre, devant lui, entre des sandwichs et un verre de bière, s'étalaient des feuilles de papier couvertes d'écriture. Sa main se balançait en l'air avec des gestes oratoires, sa voix, naturellement aigre, était mise au ton de la salle de conférences; et, par des artifices comparables à ceux des antiques sirènes, ce vieillard tenait sous une fascination irrésistible la servante du bar, les deux cochers, un groupe de joueurs, et quatre des ouvriers sans travail.
—J'ai examiné tous les théâtres de Londres, disait-il, et, en mesurant avec mon parapluie la largeur des portes, j'ai constaté qu'elles étaient beaucoup trop étroites. Personne de vous évidemment n'a eu, comme moi, l'occasion de connaître les pays étrangers. Mais, franchement, croyez-vous que, dans un pays bien gouverné, de tels abus pourraient exister? Votre intelligence, si simple et inculte qu'elle soit, suffit à vous affirmer le contraire. L'Autriche elle-même, qui pourtant ne se pique pas d'être un peuple libre, commence à se soulever contre l'incurie qui laisse subsister des abus de ce genre. J'ai précisément là une coupure d'un journal de Vienne, sur ce sujet: je vais essayer de vous la lire, en vous la traduisant au fur et à mesure. Vous pouvez vous rendre compte par vous-mêmes: c'est imprimé en caractères allemands!
Et il tendait à son auditoire le morceau de journal en question, comme un prestidigitateur fait passer dans la salle l'orange qu'il s'apprête à escamoter.
—Holà! mon vieux, c'est vous? dit tout à coup Michel, en posant sa main sur l'épaule de l'orateur.
Celui-ci tourna vers lui un visage tout convulsé d'épouvante: c'était le visage de M. Joseph Finsbury.
—Michel! s'écria-t-il. Vous êtes seul?
—Mais oui! répondit Michel, après avoir commandé son verre d'eau-de-vie. Je suis seul. Qui donc attendiez-vous?
—Je pensais à Maurice ou à Jean, répondit le vieillard, manifestement soulagé d'un grand poids.
—Que voulez-vous que je fasse de Maurice ou de Jean? répondit le neveu.
—Oui, c'est vrai! répondit Joseph. Et je crois que je puis avoir confiance en vous! n'est-ce pas? Je crois que vous serez de mon côté?
—Je ne comprends rien à ce que vous voulez dire! répliqua Michel. Mais si c'est de l'argent qu'il vous faut, j'ai toujours une livre ou deux à votre disposition!
—Non, non, ce n'est pas cela, mon cher enfant! dit l'oncle, en lui serrant vivement la main. Je vous raconterai tout cela plus tard!
—Parfait! répondit le neveu. Mais, en attendant, que puis-je vous offrir?
—Eh bien! dit modestement le vieillard, j'accepterais volontiers une autre sandwich. Je suis sûr que vous devez être très surpris, poursuivit-il, de ma présence dans un lieu de ce genre. Mais le fait est que, en cela, je me fonde sur un principe très sage, mais peu connu...
—Oh! il est beaucoup plus connu que vous ne le supposez! s'empressa de répondre Michel, entre deux gorgées de son eau-de-vie. C'est sur ce principe que je me fonde toujours moi-même quand l'envie me vient de boire un verre!
Le vieillard, qui était anxieux de se gagner la faveur de Michel, se mit à rire, d'un rire sans gaieté.
—Vous avez tant de verve, dit-il, que souvent vous m'amusez à entendre! Mais j'en reviens à ce principe dont je voulais vous parler. Il consiste, en somme, à s'adapter toujours aux coutumes du pays où l'on est. Or, en France, par exemple, ceux qui veulent manger vont au café ou au restaurant; en Angleterre, c'est dans des endroits comme celui-ci que le peuple a l'habitude de venir se rafraîchir. J'ai calculé que, avec des sandwichs, du thé, et un verre de bière à l'occasion, un homme seul peut vivre très commodément à Londres pour quatorze livres douze shillings par an!
—Oui, je sais! répondit Michel. Mais vous avez oublié de compter les vêtements, le linge, et la chaussure. Quant à moi, en comptant les cigares et une petite partie de plaisir de temps à autre, j'arrive fort bien à me tirer d'affaire avec sept ou huit cents livres par an. Ne manquez pas de prendre note de cela, sur vos papiers!
Ce fut la dernière interruption de Michel. En bon neveu, il se résigna à écouter docilement le reste de la conférence qui, de l'économie politique, s'embrancha sur la réforme électorale, puis sur la théorie du baromètre, pour arriver ensuite à l'enseignement de l'arithmétique dans les écoles des sourds-muets. Là-dessus, la nouvelle sandwich étant achevée, les deux hommes sortirent de la taverne et se promenèrent lentement sur le trottoir de King's Road.
—Michel dit l'oncle, savez-vous pourquoi je suis ici? C'est parce que je ne peux plus supporter mes deux gredins de neveux! Je les trouve intolérables!
—Je vous comprends fort bien! approuva Michel. Ne comptez pas sur moi pour prendre leur défense!
—Figurez-vous qu'ils ne voulaient jamais me laisser parler! poursuivit amèrement le vieillard. Ils refusaient de me fournir plus d'un crayon par semaine! Le journal, tous les soirs, ils l'emportaient dans leurs chambres pour m'empêcher d'y prendre des notes! Or, Michel, vous me connaissez! Vous savez que je ne vis que pour mes calculs! J'ai besoin de jouir du spectacle varié et complexe de la vie, tel qu'il se révèle à moi dans les journaux quotidiens! Et ainsi mon existence avait fini par devenir un véritable enfer lorsque, dans le désordre de ce bienheureux tamponnement de Browndean, j'ai pu m'échapper. Les deux misérables doivent croire que je suis mort, et essayer de cacher la chose pour ne pas perdre la tontine!
—Et, à ce propos, où en êtes-vous pour ce qui en est de l'argent? demanda complaisamment Michel.
—Oh! je suis riche! répondit le vieillard. J'ai touché huit cents livres, de quoi vivre pendant huit ans. J'ai des plumes et des crayons à volonté; j'ai à ma disposition le British Museum, avec ses livres. Mais c'est extraordinaire combien un homme d'une intelligence raffinée a peu besoin de livres, à un certain âge! Les journaux suffisent parfaitement à l'instruire de tout!
—Savez-vous quoi? dit Michel. Venez demeurer chez moi!
—Michel, répondit l'oncle Joseph, voilà qui est très gentil de votre part: mais vous ne vous rendez pas compte de ce que ma position a de particulier. Il y a, voyez-vous, quelques petites complications financières qui m'empêchent de disposer de moi aussi librement que je le devrais. Comme tuteur, vous savez, mes efforts n'ont pas été bénis du ciel; et, pour vous dire la chose bien exactement, je me trouve tout à fait à la merci de cette bête brute de Maurice!
—Vous n'aurez qu'à vous déguiser! s'écria Michel. Je puis vous prêter tout de suite une paire de lunettes en verres à vitre, ainsi que de magnifiques favoris rouges.
—J'ai déjà caressé cette idée, répondit le vieillard; mais j'ai craint de provoquer des soupçons dans le modeste hôtel meublé que j'habite. J'ai constaté, à ce propos, que le séjour des hôtels meublés...
—Mais, dites-moi! interrompit Michel. Comment diable avez-vous pu vous procurer de l'argent? N'essayez pas de me traiter en étranger, mon oncle! Vous savez que je connais tous les détails du compromis, et de la tutelle, et de la situation où vous êtes vis-à-vis de Maurice!
Joseph raconta sa visite à la banque, ainsi que la façon dont il y avait touché le chèque, et défendu que l'on avançât désormais aucun argent à ses neveux.
—Ah! mais pardon! Ça ne peut pas aller comme ça! s'écria Michel. Vous n'aviez pas le droit d'agir ainsi!
—Mais tout l'argent est à moi, Michel! protesta le vieillard. C'est moi qui ai fondé la maison de cuirs sur des principes de mon invention!
—Tout cela est bel et bon! dit l'avoué. Mais vous avez signé un compromis avec votre neveu, vous lui avez fait abandon de vos droits: savez-vous, mon cher oncle, que cela signifie simplement les galères, pour vous?
—Ce n'est pas possible! s'écria Joseph. Il est impossible que la loi pousse l'injustice jusque-là!
—Et le plus cocasse de l'affaire, reprit Michel avec un éclat de rire soudain, c'est que, par-dessus le marché, vous avez coulé la maison de cuirs! En vérité, mon cher oncle, vous avez une singulière façon de comprendre la loi: mais, pour ce qui est de l'humour, vous êtes impayable!
—Je ne vois rien là dont on ait à rire! observa sèchement M. Finsbury.
—Et vous dites que Maurice n'a pas pouvoir pour signer? demanda Michel.
—Moi seul ai pouvoir pour signer! répondit Joseph.
—Le malheureux Maurice! Oh! le malheureux Maurice! s'écria l'avoué, en sautant de plaisir. Et lui qui, en outre, s'imagine que vous êtes mort, et pense aux moyens de cacher la nouvelle!... Mais, dites-moi, mon oncle, qu'avez-vous fait de tout cet argent?
—Je l'ai déposé dans une banque, et j'ai gardé vingt livres! répondit M. Finsbury. Pourquoi me demandez-vous ça?
—Voici pourquoi! dit Michel. Demain, un de mes clercs vous apportera un chèque de cent livres, en échange duquel vous lui remettrez le reçu de la Banque, afin qu'il aille au plus vite rapporter les huit cents livres à la Banque Anglo-Patagonienne, en fournissant une explication quelconque que je me chargerai d'inventer pour vous. De cette façon, votre situation sera plus nette; et comme Maurice, tout de même, ne pourra pas toucher un sou en banque, à moins de faire un faux, vous voyez que vous n'aurez pas de remords à avoir de ce côté-là!
—C'est égal, j'aimerais mieux ne pas dépendre de votre bonté! répondit Joseph en se grattant le nez. J'aimerais mieux pouvoir vivre de mon propre argent, maintenant que je l'ai!
Mais Michel lui secoua le bras.
—Il n'y aura donc pas moyen, lui cria-t-il, de vous faire comprendre que je travaille en ce moment à vous épargner le bagne!
Cela était dit avec tant de sérieux que le vieillard en fut effrayé.
—Il faudra, dit-il, que je tourne mon attention du côté de la loi; ce sera pour moi un champ nouveau à explorer. Car bien que, naturellement, je comprenne les principes généraux de la législation, il y a beaucoup de ses détails que j'ai jusqu'à présent négligé d'examiner, et ce que vous m'apprenez là, par exemple, me surprend tout à fait. Cependant il se peut que vous ayez raison, et le fait est qu'à mon âge un long emprisonnement risquerait de m'être quelque peu préjudiciable. Mais avec tout cela, mon cher neveu, je n'ai aucun droit à vivre de votre argent!
—Ne vous inquiétez pas de cela! fit Michel. Je trouverai bien un moyen de rentrer dans mes fonds!
Après quoi, ayant noté l'adresse du vieillard, il prit congé de lui au coin d'une rue.
«Quel vieux coquin, en vérité! se dit-il. Et puis, comme la vie est une chose singulière! Je commence à croire pour de bon que la providence m'a expressément choisi, aujourd'hui, pour la seconder. Voyons un peu! Qu'ai-je fait depuis ce matin? J'ai sauvé Pitman, j'ai enseveli un mort, j'ai sauvé mon oncle Joseph, j'ai remonté Forsyth, et j'ai bu d'innombrables verres de diverses liqueurs. Si maintenant, pour finir la soirée, j'allais faire une visite à mes cousins, et poursuivre auprès d'eux mon rôle providentiel? Dès demain matin, je verrai sérieusement à tirer mon profit de tous ces événements nouveaux; mais, ce soir, que la charité seule inspire ma conduite!»
Vingt minutes après, et pendant que toutes les horloges sonnaient onze heures, le représentant de la Providence descendit d'un fiacre, ordonna au cocher de l'attendre, et sonna à la porte du numéro 16, dans John Street.
La porte fut aussitôt ouverte par Maurice lui-même.
—Oh! c'est vous, Michel? dit-il, en bloquant soigneusement l'étroite ouverture. Il est bien tard!
Sans répondre, Michel s'avança, saisit la main de Maurice, et la serra si vigoureusement que le pauvre garçon fit, malgré lui, un mouvement de recul, ce dont son cousin profita pour entrer dans l'antichambre et pour passer ensuite dans la salle à manger, avec Maurice sur ses talons.
—Où est mon oncle Joseph? demanda-t-il, en s'installant dans le meilleur fauteuil.
—Il a été assez souffrant, ces jours derniers! répondit Maurice. Il est resté à Browndean. Il prend soin de lui, et je suis seul ici, comme vous voyez!
Michel eut un sourire mystérieux.
—C'est que j'ai besoin de le voir pour une affaire pressante! dit-il.
—Il n'y a pas de raison pour que je vous laisse voir mon oncle, tandis que vous ne me laissez pas voir votre père! répliqua Maurice.
—Ta, ta, ta! dit Michel. Mon père est mon père; mais le vieux Joseph est mon oncle à moi aussi bien que le vôtre, et vous n'avez aucun droit de le séquestrer!
—Je ne le séquestre pas! dit Maurice, enragé. Il est souffrant; il est dangereusement malade, et personne ne peut le voir!
—Eh bien! je vais vous dire ce qui en est! déclara Michel. Je suis venu pour m'entendre avec vous, Maurice! ce compromis que vous m'avez proposé, au sujet de la tontine, je l'accepte!
Le malheureux Maurice devint pâle comme un mort, et puis rougit jusqu'aux tempes, dans un soudain accès de fureur contre l'injustice monstrueuse de la destinée humaine.
—Que voulez-vous dire? s'écria-t-il. Je n'en crois pas un mot!
Et lorsque Michel l'eut assuré qu'il parlait sérieusement:
—En ce cas, s'écria-t-il en rougissant de nouveau, sachez que je refuse! Voilà! Vous pouvez mettre cela dans votre pipe, et le fumer!
—Oh! oh! fit aigrement Michel. Vous dites que votre oncle est dangereusement malade, et cependant vous ne voulez plus du compromis que vous m'avez vous-même proposé quand il était bien portant! Il y a quelque chose de louche, là-dessous!
—Qu'entendez-vous par là? hurla Maurice.
—Je veux dire simplement qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est pas clair! expliqua Michel.
—Oseriez-vous faire une insinuation à mon adresse? reprit Maurice, qui commençait à entrevoir la possibilité d'intimider son cousin.
—Une insinuation? répéta Michel. Oh! ne nous mettons pas à employer de grands mots comme celui-là! Non, Maurice, essayons plutôt de noyer notre querelle dans une bouteille, comme deux galants cousins! Les Deux galants cousins, comédie, parfois attribuée à Shakespeare! ajouta-t-il.
Le cerveau de Maurice travaillait comme un moulin. «Soupçonne-t-il vraiment quelque chose? Ou bien ne fait-il que parler au hasard? et que dois-je faire? Savonner, ou bien attaquer à fond? En somme, savonner vaut mieux: cela me fera toujours gagner du temps!»
—Eh bien!—dit-il tout haut, et avec une pénible affectation de cordialité,—il y a longtemps que nous n'avons point passé une soirée ensemble, Michel, et quoique mes habitudes, comme vous savez, soient extrêmement tempérées, je vais faire aujourd'hui une exception pour vous. Excusez-moi un moment! Je vais aller chercher dans la cave une bouteille de whisky!
—Pas de whisky pour moi! dit Michel. Un peu du vieux champagne de l'oncle Joseph, ou rien du tout!
Pendant une seconde, Maurice hésita, car il n'avait plus que quelques bouteilles de ce vieux vin, et y tenait beaucoup; mais, dès la seconde suivante, il sortit sans répondre un mot. Il avait compris que, en le dépouillant ainsi de la crème de sa cave, Michel s'était imprudemment exposé, et livré à lui.
«Une bouteille? se dit-il. Par saint Georges, je vais lui en donner deux! Ce n'est pas le moment de faire des économies; et, une fois que l'animal sera complètement ivre, ce sera bien le diable si je n'arrive pas à lui arracher son secret!»
Ce fut donc avec une bouteille sous chaque bras qu'il rentra dans la salle à manger. Il prit deux verres dans le buffet, et les remplit avec une grâce hospitalière.
—Je bois à votre santé, mon cousin! s'écria-t-il gaiement. N'épargnez pas le vin, dans ma maison!
Debout près de la table, Michel vida son verre. Il le remplit de nouveau, et revint s'asseoir dans son fauteuil, emportant la bouteille avec lui. Et bientôt trois verres de vieux champagne, absorbés coup sur coup, produisaient un changement notable dans sa manière d'être.
—Savez-vous que vous manquez de vivacité d'esprit, Maurice! observa-t-il. Vous êtes profond, c'est possible: mais je veux être pendu si vous avez l'esprit vif!
—Et qu'est-ce qui vous fait croire que je sois profond? demanda Maurice avec un air de simplicité amusée.
—Le fait que vous ne voulez pas d'un compromis avec moi! répondit Michel, qui commençait à s'exprimer avec beaucoup de difficulté. Vous êtes profond, Maurice, très profond, de ne pas vouloir de ce compromis! Et vous avez là un vin qui est bien bon! Ce vin est le seul trait respectable de la famille Finsbury. Savez-vous que c'est encore plus rare qu'un titre! bien plus rare! Seulement, quand un homme a dans sa cave du vin comme celui-là, je me demande pourquoi il ne veut pas d'un compromis!
—Mais, vous-même, vous n'en vouliez pas, jusqu'ici! dit Maurice, toujours souriant. A chacun son tour!
—Je me demande pourquoi je n'en ai pas voulu! Je me demande pourquoi vous n'en voulez pas! reprit Michel. Je me demande pourquoi chacun de nous pense que l'autre n'a pas voulu du compromis! Dites donc, savez-vous que c'est là un problème très... très re... très remarquable? ajouta-t-il, non sans orgueil d'avoir enfin triomphé de tous les obstacles oraux qu'il avait trouvés sur sa route.
—Et quelle raison croyez-vous que j'aie pour refuser? demanda adroitement Maurice.
Michel le regarda bien en face, puis cligna d'un œil.
—Ah! vous êtes un malin! dit-il. Tout à l'heure vous allez me demander de vous aider à sortir de votre pétrin. Et le fait est que je sais bien que je suis l'émissaire de la Providence; mais, tout de même, pas de cette manière-là! Vous aurez à vous en tirer tout seul, mon bon ami, ça vous remontera! Quel terrible pétrin cela doit être, pour un jeune orphelin de quarante ans: la maison de cuirs, la banque, et tout le reste!
—J'avoue que je ne comprends rien à ce que vous voulez dire! déclara Maurice.
—Je ne suis pas sûr d'y comprendre grand'chose moi-même! dit Michel. Voici un vin excellent, monsieur, ex'lent vin. Mais revenons un peu à votre affaire, hein? Donc, voilà un oncle de prix qui a disparu! Eh bien! tout ce que je veux savoir, c'est ceci: où est cet oncle de prix?
—Je vous l'ai dit; il est à Browndean! répondit Maurice, en essuyant son front à la dérobée, car ces petites attaques répétées commençaient à le fatiguer réellement.
—Facile à dire, Brown... Brown... Hé, après tout, pas si facile à dire que çà! s'écria Michel, irrité. Je veux dire que vous avez beau jeu à me répondre n'importe quoi. Mais ce qui ne me plaît pas là-dedans, c'est cette disparition complète d'un oncle! Franchement, Maurice, est-ce commercial?
Et il hochait la tête, tristement.
—Rien n'est plus simple, ni plus clair! répondit Maurice, avec un calme chèrement payé. Pas l'ombre d'un mystère, dans tout cela! Mon oncle se repose, à Browndean, pour se remettre de la secousse qu'il a subie dans l'accident!
—Ah! oui, dit Michel, une rude secousse!
—Pourquoi dites-vous cela? s'écria vivement Maurice.
—Oh! je le dis en m'appuyant sur la meilleure autorité possible! C'est vous-même qui venez de me le dire! répliqua Michel. Mais si vous me dites le contraire, à présent, naturellement j'aurai à choisir entre les deux versions. Le fait est que... que j'ai renversé du vin sur le tapis; on dit que ça leur fait du bien, aux tapis! Le fait est que notre cher oncle... Mort, hein?... Enterré?
Maurice se dressa sur ses pieds.
—Qu'est-ce que vous dites? hurla-t-il.
—Je dis que j'ai renversé du vin sur le tapis! répondit Michel en se levant aussi. Mais c'est égal, je n'ai pas tout renversé! Bien des amitiés au cher oncle, n'est-ce pas?
—Vous voulez vous en aller? demanda Maurice.
—Hé! mon pauvre vieux, il le faut! Forcé d'aller veiller un ami malade! répondit Michel, en se tenant à la table pour ne pas tomber.
—Vous ne partirez pas d'ici avant de m'avoir expliqué vos allusions! déclara Maurice d'un ton féroce. Qu'avez-vous voulu dire? Pourquoi êtes-vous venu ici?
Mais l'avoué était déjà parvenu jusqu'à la porte du vestibule.
—Je suis venu sans aucune mauvaise intention, je vous assure! dit-il en mettant la main sur son cœur. Je vous jure que je n'ai pas eu d'autre intention que de remplir mon rôle d'agent de la Providence!
Puis il parvint jusqu'à la porte de la rue, l'ouvrit, non sans peine, et descendit vers le fiacre, qui l'attendait. Le cocher, brusquement réveillé d'un somme, lui demanda où il fallait le conduire.
Michel s'aperçut que Maurice l'avait suivi sur le seuil de la maison; et une brillante inspiration lui vint à l'esprit.
«Ce garçon-là a besoin d'être remonté sérieusement!» songea-t-il.
—Cocher, conduisez-moi à Scotland-Yard1! dit-il tout haut, en se tenant à la roue. Car, enfin, cocher, il y a quelque chose de louche dans cet oncle et son accident! Tout cela mérite d'être tiré au clair! Conduisez-moi à Scotland-Yard!
[1] La préfecture de police.
—Vous ne pouvez pas me demander cela pour de bon! dit le cocher, avec la cordiale sympathie qu'ont toujours ses pareils pour un homme du monde en état d'ivresse. Ecoutez, monsieur, vous feriez mieux de vous faire ramener chez vous! Demain matin, vous pourrez toujours aller à Scotland-Yard!
—Vous croyez? demanda Michel. Allons, en ce cas, conduisez-moi plutôt au Bar de la Gaîté!
—Le Bar de la Gaîté est fermé, monsieur!
—Eh bien, alors, chez moi! dit Michel, résigné.
—Mais où cela, monsieur?
—Ma foi, vraiment, mon ami, je ne sais pas! dit Michel en s'asseyant dans le fiacre. Conduisez-moi à Scotland-Yard, et, là-bas, nous demanderons!
—Mais vous devez bien avoir une carte de visite, dit l'homme à travers le guichet du plafond. Donnez-moi votre porte-cartes!
—Quelle prodigieuse intelligence, pour un cocher de fiacre! s'écria Michel, en passant son porte-cartes au cocher.
Et celui-ci lut tout haut, à la lumière du gaz:
—Michel Finsbury, 233, King's Road, Chelsea. Est-ce bien cela, monsieur?
—Parfait! s'écria Michel. Conduisez-moi là, si vous y voyez suffisamment, avec toutes ces maisons qui s'obstinent à rester sens dessus dessous!
X
GÉDÉON FORSYTH ET LE GRAND ERARD
Je suis bien sûr que personne d'entre vous n'a lu le Mystère de l'Omnibus, par E. H. B., un roman qui a figuré pendant plusieurs jours aux devantures des libraires, et puis qui a entièrement disparu de la surface du globe. Ce que deviennent les livres, une semaine ou deux après leur publication, où ils vont, à quel usage on les emploie: ce sont là autant de problèmes qui, bien souvent, m'ont tourmenté pendant des nuits d'insomnie. Le fait est que personne, à ma connaissance, n'a lu le Mystère de l'Omnibus, par E. H. B., cependant j'ai pu m'assurer qu'il n'existe plus aujourd'hui que trois exemplaires de cet ouvrage. L'un se trouve à la bibliothèque du British Museum, d'ailleurs à jamais rendu inabordable par suite d'une erreur d'inscription au catalogue; un autre se trouve dans les caves de débarras de la Bibliothèque des Avocats, à Edimbourg; enfin, le troisième, relié en maroquin, appartient à notre ami Gédéon Forsyth. Pour vous expliquer le placement actuel de ce troisième exemplaire, vous allez évidemment supposer que Gédéon a beaucoup admiré le roman d'E. H. B. Et, je puis vous le dire, vous ne vous tromperez pas dans cette supposition. Gédéon, aujourd'hui encore, continue à admirer le Mystère de l'Omnibus: il l'admire et il l'aime, avec une tendresse toute paternelle, car c'est lui-même qui en est l'auteur. Il l'a signé des initiales de son oncle, M. Edouard Hugues Bloomfield; mais c'est lui seul qui l'a écrit en entier. Il s'était d'abord demandé, avant la publication, s'il n'allait pas tout au moins confier à quelques amis le secret de sa paternité; mais après la publication, et l'insuccès monumental qui l'a accueillie, la modestie du jeune romancier est devenue plus pressante; et, sans la révélation que je vous fais aujourd'hui, le nom de l'auteur de ce remarquable ouvrage aurait risqué de demeurer à jamais inconnu.
Cependant, le jour déjà lointain où Michel Finsbury prit son fameux congé, le livre de Gédéon venait à peine de paraître, et un de ses exemplaires se trouvait exposé à l'étalage de la marchande de journaux, dans la Gare de Waterloo: de telle sorte que Gédéon put le voir, avant de monter dans le train qui allait le conduire à Hampton-Court. Mais, le croira-t-on? la vue de son œuvre ne provoqua chez lui qu'un sourire dédaigneux. «Quelle vaine ambition de paresseux, se dit-il, que celle d'un faiseur de livres!» Il eut honte de s'être abaissé jusqu'à la pratique d'un art aussi enfantin. Tout entier à la pensée de sa première cause, il se sentait enfin devenu un homme. Et la muse qui préside au roman-feuilleton (une dame qui doit être sans doute d'origine française) s'envola d'auprès de lui, pour aller se mêler de nouveau à la danse de ses sœurs, autour des immortelles fontaines de l'Hélicon.
Durant toute la demi-heure du voyage, de saines et robustes réflexions pratiques égayèrent l'âme du jeune avocat. A tout instant, il se choisissait, par la portière du wagon, la petite maison de campagne qui allait bientôt devenir l'asile de sa vie. Et déjà, en parfait propriétaire, il projetait des améliorations aux maisons qu'il voyait; à l'une, il ajoutait une écurie; à l'autre, un jeu de tennis; il s'imaginait le charmant aspect qu'aurait une troisième, lorsque, en face d'elle, sur la rivière, il se serait fait construire un pavillon de bois. «Et quand je pense, se disait-il, qu'il y a une heure à peine j'étais encore un insouciant jeune sot, uniquement occupé de canotage et de romans-feuilletons! Je passais à côté des plus ravissantes maisons de campagne sans même les honorer d'un regard! Comme il faut peu de temps pour mûrir un homme!»
Le lecteur intelligent reconnaîtra tout de suite, et d'après ce simple monologue, les ravages causés dans le cœur de Gédéon par les beaux yeux de Mlle Hazeltine. L'avocat, au sortir de John Street, avait conduit la jeune fille dans la maison de son oncle, M. Bloomfield; et ce personnage, ayant appris de son neveu qu'elle était victime d'une double oppression, l'avait prise bruyamment sous sa protection.
—Je me demande qui est le pire des deux, s'était-il écrié: ce vieil oncle sans scrupules, ou ce grossier jeune coquin de neveu! En tout cas, je vais tout de suite écrire au Pall Mall, pour les dénoncer! Quoi! Vous dites que non? Pardon, monsieur, il faut qu'ils soient dénoncés! C'est un devoir public... Comment? Vous dites que cet oncle est un conférencier radical? En ce cas, oui, vous avez raison, la chose doit être menée avec plus de réserve! Je suis sûr que ce pauvre oncle aura été scandaleusement trompé!
De tout cela résulta que M. Bloomfield ne mit pas à exécution son projet de lettre à la Pall Mall Gazette. Il déclara seulement que miss Hazeltine avait à être tenue à l'abri des recherches probables de ses persécuteurs; et comme il se trouvait posséder un yacht, il jugea qu'aucune autre retraite ne pouvait être plus sûre pour l'infortunée jeune fille. Le matin même du jour où Gédéon se rendait à Hampton Court, Julia, en compagnie de M. et de Mme Bloomfield, avait quitté Londres à bord du yacht familial. Et Gédéon, comme l'on pense, aurait bien aimé être du voyage: mais son oncle n'avait pas cru devoir lui accorder cette faveur. «Non, Gid! lui avait-il dit. On va évidemment te filer; il ne faut pas qu'on te voie avec nous!» Et le jeune homme n'avait pas osé contester cette étrange illusion; car il craignait que son oncle ne se relâchât de son beau zèle pour la protection de Julia, s'il découvrait que l'affaire n'était pas aussi romanesque qu'il se l'était figurée. Au reste, la discrétion de Gédéon avait eu sa récompense; car le vieux Bloomfield, en lui posant sur l'épaule sa pesante main, avait ajouté ces mots, dont la signification avait été aussitôt comprise: «Je devine bien ce que tu as en tête, Gédéon! Mais si tu veux obtenir cette jeune fille, il faudra que tu travailles, mon gaillard, entends-tu?»
Ces agréables paroles avaient déjà contribué à égayer l'avocat lorsque, ayant pris congé des voyageurs, il était retourné chez lui pour lire des romans; et, maintenant, pendant que le train l'emportait à Hampton Court, c'étaient elles encore qui formaient la base fondamentale de ses viriles rêveries. Et quand il descendit du train et commença à se recueillir, pour la délicate mission dont il s'était chargé, toujours encore il avait dans les yeux le fin visage de Julia, et dans les oreilles les paroles d'adieu de son oncle Edouard.
Mais bientôt de grosses surprises commencèrent à pleuvoir sur lui. Il apprit d'abord que, dans tout Hampton Court, il n'y avait aucune villa Kurnaul, aucun comte Tarnow, ni même absolument aucun comte du tout. Cela était fort étrange, mais, en somme, il ne le jugea point tout à fait inexplicable. M. Dickson avait si bien déjeuné qu'il pouvait s'être trompé en lui donnant l'adresse. «Que doit faire, en pareille circonstance, un homme pratique, avisé, et ayant l'habitude des affaires?» se demanda Gédéon. Et il se répondit aussitôt: «Télégraphier une dépêche brève et nette!» Dix minutes après, nos fils télégraphiques nationaux transmettaient à Londres l'importante missive que voici: «Dickson, Hôtel Langham, Londres. Villa et personne inconnues ici; suppose erreur d'adresse; arriverai par train suivant. Forsyth.» Et, en effet, Gédéon lui-même ne tarda pas à descendre d'un fiacre devant le perron de l'Hôtel Langham, avec, sur son front, les marques combinées d'une extrême hâte et d'un grand effort intellectuel.
Je ne crois pas que Gédéon oublie jamais l'Hôtel Langham. Il y apprit que, de même que le comte Tarnow, John Dickson et Ezra Thomas n'existaient pas. Comment? Pourquoi? Ces deux questions dansaient dans le cerveau troublé du jeune homme; et, avant que le tourbillon de ses pensées se fût calmé, il se trouva déposé par un autre fiacre devant la porte de sa maison. Là, du moins, s'offrait à lui une retraite accueillante et tranquille! Là, du moins, il pourrait réfléchir à son aise. Il franchit le corridor, mit sa clef dans la serrure, et ouvrit la porte, déjà rasséréné. La chambre était toute noire, car la nuit était venue. Mais Gédéon connaissait sa chambre, il savait où se trouvaient les allumettes, dans le coin droit, sur la cheminée. Et il s'avança résolument, et, ce faisant, il se cogna contre un corps lourd, à un endroit où aucun corps de ce genre n'aurait dû exister. Il n'y avait rien dans cet endroit, quand Gédéon était sorti. Il avait fermé la porte à clef, derrière lui; il l'avait trouvée fermée à clef quand il était revenu; personne ne pouvait être entré; et ce n'était guère probable, non plus, que les meubles pussent, d'eux-mêmes, changer leur position. Et cependant, sans l'ombre d'un doute, il y avait quelque chose là! Gédéon étendit ses mains, dans les ténèbres. Oui, il y avait quelque chose, quelque chose de grand, quelque chose de poli, quelque chose de froid!
«Que le ciel me pardonne! songea Gédéon; on dirait un piano!»
Il se rappela qu'il avait des allumettes dans la poche de son gilet, et en alluma une.
Ce fut effectivement un piano qui s'offrit à son regard stupéfait; un vaste et solennel instrument, encore tout humide d'avoir été exposé à la pluie. Gédéon laissa brûler l'allumette jusqu'au bout, et puis, de nouveau, les ténèbres se refermèrent autour de son ahurissement. Alors, d'une main tremblante, il alluma sa lampe, et s'approcha. De près ou de loin, le doute n'était pas permis: l'objet était bien un piano. C'était bien un piano qui se tenait là, impudemment, dans un endroit où sa présence était un démenti à toutes les lois naturelles!
Gédéon ouvrit le clavier et frappa un accord. Aucun son ne troubla le silence de la chambre. «Serais-je malade?» se dit le jeune homme, pendant que son cœur s'arrêtait de battre. Il s'assit devant le piano, s'obstina rageusement dans ses tentatives pour rompre le silence, tantôt au moyen de brillants arpèges, tantôt au moyen d'une sonate de Beethoven, que jadis (dans des temps plus heureux) il avait connue comme l'une des œuvres les plus sonores de ce puissant compositeur. Et toujours pas un son! Il donna sur les touches deux grands coups de ses poings fermés. La chambre resta silencieuse comme un tombeau.
Le jeune avocat se redressa en sursaut.
—Je suis devenu complètement sourd, s'écria-t-il tout haut, et personne ne le sait que moi! La pire des malédictions de Dieu s'est abattue sur moi!
Ses doigts rencontrèrent la chaîne de sa montre. Aussitôt, il tira sa montre, et l'appliqua à son oreille: il en entendait parfaitement le tic-tac.
—Je ne suis pas sourd! dit-il. C'est pis encore, je suis fou! Ma raison m'a abandonné pour toujours!
Il promena autour de lui, dans la chambre, un regard inquiet, et aperçut notamment le fauteuil dans lequel M. Dickson s'était installé. Un bout de cigare traînait encore au pied du fauteuil.
«Non, songea-t-il, cela ne peut avoir été un rêve. C'est ma tête qui déménage, évidemment! Ainsi, par exemple, il me semble que j'ai faim; ce sera sans doute encore une hallucination! Mais, tout de même, je vais faire l'expérience. Je vais m'offrir encore un bon dîner! Je vais aller dîner au Café Royal, d'où il est bien possible que j'aie à être directement transporté dans un asile.»
Tout le long de son chemin, dans la rue, avec une curiosité morbide, il se demanda comment allait se trahir son terrible mal. Allait-il assommer un garçon? ou vouloir manger son verre? Et c'est ainsi qu'il se dirigea en courant vers le Café Royal, avec la crainte angoissante de découvrir que l'existence de cet établissement était, elle aussi, une hallucination.
Mais la lumière, le mouvement, le bruit joyeux du café eurent vite fait de le réconforter. Il eut en outre la satisfaction de reconnaître le garçon qui le servait d'ordinaire. Le dîner qu'il commanda ne lui fit pas l'effet d'être trop incohérent, et il éprouva, à le manger, une satisfaction où il ne put découvrir rien d'anormal. «Ma parole, se dit-il, je renais à l'espoir. Peut-être me suis-je affolé trop tôt? En pareille circonstance, qu'aurait fait Robert Skill?» Ce Robert Skill était, ai-je besoin de vous le dire? le principal héros du Mystère de l'Omnibus. Gédéon avait incarné en lui son idéal d'intelligence subtile et de ferme décision. Aussi ne pouvait-il pas douter que Robert Skill, dans une circonstance pareille à celle où il se trouvait lui-même, aurait certainement agi de la façon la plus sage et la meilleure possible. Restait seulement à savoir ce qu'il aurait fait. «Quelle qu'eût été sa décision, se dit encore le jeune romancier, Robert Skill l'eût exécutée séance tenante.» Mais lui-même, malheureusement, ne voyait devant lui, pour l'instant qu'une seule chose à faire, qui était de s'en retourner dans sa chambre, son dîner fini. Et c'est donc ce qu'il fit séance tenante, à l'imitation de son noble héros.
Mais, quand il fut rentré chez lui, il s'aperçut que décidément aucune inspiration ne lui venait en aide. Et il se tint debout, sur le seuil, considérant avec stupeur l'instrument mystérieux. Toucher au clavier, une fois de plus, c'était au-dessus de ses forces: que le piano eût gardé son incompréhensible silence, ou qu'il lui eût répondu par tous les fracas des trompettes du jugement dernier, il sentait que sa frayeur n'aurait pu que s'en accroître. «Ce doit être une farce qu'on m'aura faite! songea-t-il, encore qu'elle me semble bien laborieuse et bien coûteuse! Mais si ce n'est pas une farce, qu'est-ce que cela peut être? En procédant par élimination, comme a procédé Robert Skill pour découvrir l'auteur de l'assassinat de lord Bellew, je suis forcément amené à conclure que ceci ne peut être qu'une farce!»
Pendant qu'il raisonnait ainsi, ses yeux tombèrent sur un objet qui lui parut une nouvelle confirmation de son hypothèse: à savoir, la pagode de cigares que Michel avait construite sur le piano. «Qu'est-ce que cela?» se demanda Gédéon. Et, s'approchant, il démolit la pagode, d'un coup de poing. «Une clef? se dit-il ensuite. Quelle singulière façon de la déposer là!»
Il fit le tour de l'instrument, et aperçut, sur le côté, la serrure du couvercle. «Ah! ah! voici à quoi correspond cette clef! poursuivit-il. Evidemment, ces deux farceurs auront voulu que je regarde à l'intérieur du piano! Etrange, en vérité, de plus en plus étrange!» Sur quoi, il tourna la clef dans la serrure, et souleva le couvercle.
Dans quelles angoisses, dans quels accès de résolution fugitive, dans quels abîmes de désespoir Gédéon passa la nuit qui suivit, je préfère que mes lecteurs ne le sachent jamais.
La petite chanson des moineaux de Londres, le lendemain matin, le trouva épuisé, harassé, anéanti, et avec un esprit toujours vide du moindre projet. Il se leva, et, misérablement, regarda des fenêtres closes, une rue déserte, la lutte du gris de l'aube avec le jaune des becs de gaz. Il y a des matinées où la ville tout entière semble s'éveiller avec une migraine: c'était une de ces matinées-là, et la migraine tenaillait également la nuque et les tempes du pauvre Gédéon.
«Déjà le jour! se dit-il, et je n'ai encore rien trouvé! Il faut que cela finisse!» Il referma le piano, mit la clef dans sa poche, et sortit pour aller prendre son café au lait. Pour la centième fois son cerveau tournait comme une roue de moulin, broyant un mélange de terreurs, de dégoûts, et de regrets. Appeler la police, lui livrer le cadavre, couvrir les murs de Londres d'affiches décrivant John Dickson et Ezra Thomas, remplir les journaux de paragraphes intitulés: le Mystère du Temple, le Piano macabre, M. Forsyth admis à fournir caution: c'était là une ligne de conduite possible, facile, et même, en fin de compte, assez sûre; mais, à bien y réfléchir, elle ne laissait pas d'avoir ses inconvénients. Agir ainsi, n'était-ce pas révéler au monde toute une série de détails sur Gédéon lui-même qui n'avaient rien à gagner à être révélés? Car, enfin, un enfant se serait méfié de l'histoire des deux aventuriers, et lui, Gédéon, tout de suite il l'avait avalée. Le plus misérable avocaillon aurait refusé d'écouter des clients qui se présentaient à lui dans des conditions aussi irrégulières; et lui, il les avait complaisamment écoutés. Et si encore il s'était borné à les écouter! Mais il s'était mis en route pour la commission dont ils l'avaient chargé: lui, un avocat, il avait entrepris une commission bonne tout au plus pour un détective privé! Et pour comble, hélas! il avait consenti à prendre l'argent que lui offraient ses visiteurs! «Non, non, se dit-il. La chose est trop claire, je vais être déshonoré! J'ai brisé ma carrière pour un billet de cinq livres!»
Après trois gorgées de cette chaude, visqueuse, et boueuse tisane qui passe, dans les tavernes de Londres, pour une décoction de la graine du caféier, Gédéon comprit qu'il y avait tout au moins un point sur lequel aucune hésitation n'était possible pour lui. La chose avait à être réglée sans le secours de la police! Mais encore avait-elle à être réglée d'une façon quelconque et sans retard. De nouveau Gédéon se demanda ce qu'aurait fait Robert Skill: que peut faire un homme d'honneur pour se débarrasser d'un cadavre honorablement acquis? Aller le déposer au coin de la rue voisine? c'était soulever dans le cœur des passants une curiosité désastreuse. Le jeter dans une des cheminées de la ville? toute sorte d'obstacles matériels rendaient une telle entreprise presque impraticable. Lancer le corps par la portière d'un wagon, ou bien du haut de l'impériale d'un omnibus: hélas! il n'y fallait point penser. Amener le corps sur un yacht et le noyer ensuite, oui, cela se concevait déjà mieux: mais que de dépenses, pour un homme de ressources restreintes! La location du yacht, l'entretien de l'équipage, tout cela aurait été ruineux même pour un capitaliste. Soudain, Gédéon se rappela les pavillons, en forme de bateaux, qu'il avait vus la veille sur la Tamise. Et ce souvenir fut pour lui un trait de lumière.
Un compositeur de musique—appelé, par exemple, Jimson,—pouvait fort bien, comme jadis le musicien immortalisé par Hogarth, souffrir dans son inspiration du tapage de Londres. Il pouvait fort bien être pressé par le temps, pour achever un opéra: par exemple, un opéra-comique intitulé Orange Pekoe; une légère fantaisie chinoise dans le genre du Mikado. Orange Pekoe, musique de Jimson—«le jeune maëstro, un des maîtres les mieux doués de notre nouvelle école anglaise—le ravissant quintette des mandarins, une vigoureuse entrée des batteries, etc., etc.,» d'un seul coup, le personnage complet de Jimson, avec sa musique, se dressa en pied dans l'esprit de Gédéon. Quoi de plus naturel, quoi de plus acceptable, que l'arrivée soudaine de Jimson dans un tranquille village des bords de l'eau, en compagnie d'un grand piano à queue et de la partition inachevée d'Orange Pekoe? La disparition du susdit maëstro, quelques jours plus tard, ne laissant derrière lui qu'un piano, vidé de ses cordes; cela, assurément, paraîtrait moins naturel. Mais cela même ne serait pas tout à fait inexplicable. On pourrait fort bien, en somme, supposer que Jimson, devenu fou par suite des difficultés d'un chœur en double fugue, avait commencé par détruire son piano, et s'était enfin jeté lui-même dans la rivière. N'était-ce pas là, en vérité, une catastrophe tout à fait digne d'un jeune musicien de la nouvelle école?
«Pardieu, il faudra bien que ça marche comme ça! s'écria Gédéon. Jimson va nous tirer d'affaire!»
XI
LE MAËSTRO JIMSON
M. Edouard Hugues Bloomfield ayant annoncé l'intention de diriger son yacht du côté de Maidenhead, on ne s'étonnera pas que le maëstro Jimson ait porté son choix vers une direction opposée. Dans le voisinage de la gentille bourgade riveraine de Padwick, il se souvenait d'avoir vu, récemment encore, un ancien pavillon sur pilotis, poétiquement abrité par un bouquet de saules. Ce pavillon l'avait toujours séduit par un certain air d'abandon et de solitude, lorsque, dans ses parties de canotage, il était passé près de lui; et il avait même eu l'intention d'y placer une des scènes du Mystère de l'Omnibus; mais il avait dû y renoncer, au dernier moment, en raison des difficultés imprévues que lui avait présentées la nécessité d'une description appropriée au charme de l'endroit. Il y avait renoncé, et maintenant il s'en félicitait en songeant qu'il allait avoir à se servir du pavillon pour un usage infiniment plus sérieux.
Jimson, personnage de la mise la plus banale, mais de manières particulièrement insinuantes, n'eut pas de peine à obtenir que le propriétaire du pavillon le lui louât pour une durée d'un mois. Le prix du loyer, d'ailleurs insignifiant, fut convenu aussitôt, la clef fut échangée contre une petite avance d'argent, et Jimson se hâta de revenir à Londres, pour s'occuper du transport du piano.
—Je serai de retour demain matin, sans faute! déclara-t-il au propriétaire. On attend mon opéra avec tant d'impatience, voyez-vous? que je n'ai pas une minute à perdre pour le terminer!
Et, en effet, vers une heure de l'après-midi, le lendemain, vous auriez pu voir Jimson cheminant sur la route qui longe le fleuve, entre Padwick et Haverham. Dans une de ses mains il tenait un panier, renfermant des provisions; dans l'autre, une petite valise où se trouvait sans doute la partition inachevée. On était au début d'octobre; le ciel, d'un gris de pierre, était parsemé d'alouettes, la Tamise brillait faiblement comme un miroir de plomb, et les feuilles jaunes des marronniers craquaient sous les pieds du compositeur. Il n'y a point de saison, en Angleterre, qui stimule davantage les forces vitales, et Jimson, bien qu'il ne fût pas sans quelques ennuis, fredonnait un air (de sa composition, peut-être?) tout en marchant.
A deux ou trois milles au-dessus de Padwick, la berge de la Tamise est particulièrement solitaire. Sur la berge opposée, les arbres d'un parc arrêtent l'horizon, ne laissant entrevoir que le haut des cheminées d'une vieille maison de campagne. Sur la berge de Padwick, entre les saules, s'avance le pavillon, un ancien bateau hors d'usage, et si souillé par les larmes des saules avoisinants, si dégradé, si battu des vents, si négligé, si hanté de rats, si manifestement transformé en un magasin de rhumatismes que j'aurais, pour ma part, une forte répugnance à m'y installer.
Et pour Jimson aussi ce fut un moment assez lugubre, celui où il enleva la planche qui servait de pont-levis à sa nouvelle demeure, et où il se trouva seul dans cette malsaine forteresse. Il entendait les rats courir et sauter sous le plancher, les gonds de la porte gémissaient comme des âmes en peine; le petit salon était encombré de poussière, et avait une affreuse odeur d'eau moisie. Non, on ne pouvait point considérer cela comme un domicile bien gai, même pour un compositeur absorbé dans une œuvre chérie; mais combien moins gai encore pour un jeune homme tout bourrelé d'alarmes, et occupé à attendre l'arrivée d'un cadavre!
Il s'assit, nettoya de son mieux une moitié de la table, et attaqua le déjeuner froid que contenait son panier. En prévision d'une enquête possible sur le sort de Jimson, il avait jugé indispensable de ne pas se laisser voir: de telle sorte qu'il était résolu à passer la journée entière sans sortir du pavillon. Et, toujours afin de corroborer sa fable, il avait apporté dans sa valise non seulement de l'encre et des plumes, mais un gros cahier de papier à musique, du format le plus imposant qu'il avait pu trouver.
«Et maintenant, à l'ouvrage!» se dit-il, dès qu'il eut satisfait son appétit. «Il faut que je laisse des traces de l'activité de mon personnage!» Et il écrivit, en belles lettres rondes:
ORANGE PEKOE
Op. 17
J.-B. JIMSON
PARTITION DE PIANO ET CHANT
«Je ne suppose pas que les grands compositeurs commencent leur travail de cette manière-là, songea Gédéon; mais Jimson est un original, et d'ailleurs je serais bien en peine de commencer autrement. Une dédicace, à présent, voilà qui ferait un excellent effet. Par exemple: Dédié à... voyons!... Dédié à William Ewart Gladstone, par son respectueux serviteur J.-B. J. Allons, il faut tout de même y ajouter un peu de musique! Je ferai mieux d'éviter l'ouverture: je crains que cette partie n'offre trop de difficultés. Si j'essayais d'un air pour le ténor? A la clef,—oh! soyons ultra-moderne!—sept bémols!»
Il fit comme il disait, non sans peine, puis s'arrêta et se mit à mâchonner le bout de son porte-plume. La vue d'une feuille de papier réglé ne suffit pas toujours pour provoquer l'inspiration, surtout chez un simple amateur; et la présence de sept bémols à la clef n'est pas non plus un encouragement à l'improvisation. Gédéon jeta sous la table la feuille commencée.
«Ces ébauches jetées sous la table aideront à reconstituer la personnalité artistique de Jimson!» se dit-il pour se consoler. Et de nouveau il sollicita la muse, en divers tons et sur diverses feuilles de papier; mais tout cela avec si peu de résultats qu'il en fut effaré. «C'est étrange comme il y a des jours où on n'est pas en train! se dit-il; et pourtant il faut absolument que Jimson laisse quelque chose!» Et de nouveau il trima sur sa tâche.
Bientôt la fraîcheur pénétrante du pavillon commença à l'envahir tout entier. Il se leva, et, à la contrariété évidente des rats, marcha de long en large dans la chambre. Hélas! il ne parvenait pas à se réchauffer. «C'est absurde! se dit-il. Tous les risques me sont indifférents, mais je ne veux pas attraper une bronchite. Il faut que je sorte de cette caverne!»
Il s'avança sur le balcon, et, pour la première fois, regarda du côté de la rivière. Et aussitôt il tressaillit de surprise. A quelques cents pas plus loin, un yacht reposait à l'ombre des saules. Un élégant canot se balançait à côté du yacht; les fenêtres de celui-ci étaient cachées par des rideaux d'une blancheur de neige; et un drapeau flottait à la poupe. Et plus Gédéon considérait ce yacht, plus son dépit se mêlait de stupéfaction. Ce yacht ressemblait extrêmement à celui de son oncle: Gédéon aurait même juré que c'était bien celui de son oncle, sans deux détails qui rendaient l'identification impossible. Le premier détail, c'était que son oncle s'était dirigé vers Maidenhead, et ne pouvait donc se trouver à Padwick; le second, encore plus probant, c'était que le drapeau attaché à l'arrière était le drapeau américain.
«Tout de même, quelle singulière ressemblance!» songea Gédéon.
Et, pendant qu'ainsi il regardait et réfléchissait, une porte s'ouvrit, et une jeune dame s'avança sur le pont. En un clin d'œil, l'avocat était rentré dans son pavillon: il venait de reconnaître Julia Hazeltine. Et, l'observant par la fenêtre, il vit qu'elle descendait dans le canot, prenait les rames en main, et venait résolument vers l'endroit où il se trouvait.
«Allons! je suis perdu!» se dit-il. Et il se laissa tomber sur sa chaise.
—Bonjour, mademoiselle, dit, du rivage, une voix que Gédéon reconnut comme étant celle de son propriétaire.
—Bonjour, monsieur! répondit Julia. Mais je ne vous reconnais pas: qui êtes-vous? Oh! oui, je me rappelle! C'est vous qui m'avez permis, hier, de venir peindre à l'aquarelle, dans ce vieux pavillon!
Le cœur de Gédéon bondit d'épouvante.
—Mais oui, c'est moi! répondit l'homme. Et ce que je voulais vous dire à présent, c'est que je ne pouvais plus vous le permettre! Mon pavillon est loué!
—Loué? s'écria Julia.
—Loué pour un mois! reprit l'homme. Ça vous paraît drôle, hein? Je me demande ce que ce monsieur peut bien vouloir en faire?
—Quelle idée romantique! murmura Julia. C'est un monsieur? Comment est-il?
Ce dialogue entre le canot et le rivage avait lieu tout contre le pavillon: pas un mot n'en était perdu pour le jeune maëstro.
—C'est un homme à musique, répondit le propriétaire, ou tout au moins voilà ce qu'il m'a dit! Venu ici pour écrire un opéra!
—Vraiment? s'écria Julia. Jamais je n'ai rien rêvé d'aussi délicieux. Mais alors, nous pourrons nous glisser jusqu'ici la nuit, et l'entendre improviser! Comment s'appelle-t-il?
—Jimson! dit l'homme.
—Jimson? répéta Julia, en interrogeant vainement sa mémoire.
Mais, en vérité, notre jeune école de musique anglaise possède tant de beaux génies que nous n'apprenons guère leurs noms que lorsque la reine les nomme baronets.
—Vous êtes sûr que c'est bien ce nom-là? reprit Julia.
—Il me l'a épelé lui-même! répondit le propriétaire. Et son opéra s'appelle... attendez donc... une espèce de thé!
—Une Espèce de Thé! s'écria la jeune fille. Quel titre singulier pour un opéra! Mon Dieu! que je voudrais en connaître le sujet!—Et Gédéon entendait flotter dans l'air son charmant petit rire.—Il faut absolument que nous fassions connaissance avec ce M. Jimson! Je suis sûr qu'il doit être bien intéressant!
—Pardon, mademoiselle, mais il faut que je m'en aille! On m'attend à Haverham!
—Oh! que je ne vous retienne pas, mon brave homme! dit Julia. Bon après-midi!
—Et à vous pareillement, mademoiselle!
Gédéon se tenait assis dans sa cabine, en proie aux pensées les plus harcelantes. Il se voyait ancré à ce pavillon pourri, attendant la venue d'un cadavre intempestif: et voilà que, autour de lui, les curiosités s'agitaient, voilà que de jeunes dames se proposaient de venir l'épier la nuit, en façon de partie de plaisir! Cela signifiait les galères pour lui; mais ce n'était pas cela encore qui l'affligeait le plus. Ce qui l'affligeait surtout, c'était l'impardonnable légèreté de Julia. Cette jeune fille était prête à faire connaissance avec le premier venu; elle n'avait aucune réserve, rien de l'émail d'une personne comme il faut! Elle causait familièrement avec la brute qu'était son propriétaire; elle se prenait d'un intérêt immédiat et franchement avoué pour la misérable créature qu'était Jimson! Déjà, sans doute, elle avait formé le projet d'inviter Jimson à venir prendre le thé avec elle! Et c'était pour une jeune fille comme celle-là qu'un homme comme lui, Gédéon... «Honte à toi, cœur viril!»
Il fut interrompu dans ses songeries par un bruit qui, aussitôt, le décida à se cacher derrière la porte. Miss Hazeltine, sans se préoccuper de la défense du propriétaire, venait de grimper à bord de son pavillon. Son projet d'aquarelle lui tenait au cœur; et comme, à en juger par le silence du pavillon, elle supposait que Jimson n'était pas encore arrivé, elle résolut de profiter de l'occasion pour achever l'œuvre d'art commencée la veille. Et elle s'assit sur le balcon, installa son album et sa boîte de couleurs, et bientôt Gédéon l'entendit chantant sur son travail. De temps à autre, seulement, sa chanson s'interrompait. C'était quand Julia ne retrouvait plus, dans sa mémoire, quelqu'une de ces aimables petites recettes qui servent à la pratique du jeu de l'aquarelle, ou du moins qui y servaient dans notre bon vieux temps; car on m'a dit que les jeunes fille d'à présent se sont émancipées de ces recettes où dix générations de leurs mères et grand'mères s'étaient fidèlement soumises; mais Julia, qui probablement avait étudié sous Pitman, était encore de la vieille école.
Gédéon, pendant tout ce temps, se tenait derrière la porte, craignant de bouger, craignant de respirer, craignant de penser à ce qui allait suivre. Chaque minute de son incarcération lui valait un surcroît d'ennuis et de détresse. Du moins se disait-il, avec gratitude, que cette phase spéciale de sa vie ne pouvait pas durer éternellement; et il se disait que, quoi qu'il dût lui arriver ensuite (fût-ce le bagne! ajoutait-il avec amertume, et d'ailleurs avec irréflexion), il ne pourrait manquer de s'en trouver soulagé. Il se rappela que, au collège, de longues additions mentales lui avaient souvent servi de refuge contre l'ennui du piquet ou du cabinet noir, et, cette fois encore, il essaya de se distraire en additionnant indéfiniment le chiffre deux à tous les chiffres formés par des additions antérieures.
Ainsi s'occupaient ces deux jeunes personnes,—Gédéon procédant résolument à ses additions, Julia déposant vigoureusement sur son album des couleurs qui gémissaient de se trouver réunies,—lorsque la Providence envoya dans leurs eaux un paquebot à vapeur qui, en soufflant, remontait la Tamise. Tout le long des berges, l'eau s'enflait et retombait, les roseaux bruissaient; le pavillon lui-même, ce vieux bateau depuis longtemps accoutumé au repos, retrouva soudain son humeur voyageuse d'autrefois, et se mit à exécuter un petit tangage. Puis le paquebot passa, les vagues s'aplanirent, et Gédéon, tout à coup, entendit un cri poussé par Julia. Regardant par la fenêtre, il vit la jeune fille debout sur le balcon, occupée à suivre des yeux son canot, qui, entraîné par le courant, s'en retournait vers le yacht. Et je dois dire que l'avocat, en cette occasion, déploya une promptitude d'esprit digne de son héros, Robert Skill. D'un seul effort de sa pensée, il prévit ce qui allait suivre; d'un seul mouvement de son corps, il se jeta à terre, et se cacha sous la table.
Julia, de son côté, ne se rendait pas entièrement compte de la gravité de sa situation. Elle voyait bien qu'elle avait perdu le canot, et elle n'était pas sans inquiétude au sujet de sa prochaine entrevue avec M. Bloomfield; mais elle ne doutait pas de pouvoir sortir du pavillon, car elle connaissait l'existence de la planche pont-levis, donnant sur la berge.
Elle fit le tour du balcon, mais pour trouver la porte du pavillon ouverte, et la planche ôtée. D'où elle conclut avec certitude que Jimson devait être arrivé, et, par conséquent, se trouvait dans le pavillon. Ce Jimson devait être un homme bien timide, pour avoir souffert une telle invasion de sa résidence sans faire aucun signe: et cette pensée releva le courage de Julia, car, à présent, la jeune fille était forcée de recourir à l'assistance du musicien, la planche étant trop lourde pour ses seules forces. Elle frappa donc sur la porte ouverte. Puis elle frappa de nouveau.
—Monsieur Jimson, cria-t-elle, venez, je vous en prie! Il faut que vous veniez, tôt ou tard, puisque je ne puis pas sortir d'ici sans votre aide! Allons, ne soyez pas si agaçant! Venez, je vous en prie!
Mais toujours pas de réponse.
«S'il est là, il faut qu'il soit fou!» se dit-elle avec un petit frisson. Mais elle songea ensuite qu'il était peut-être allé se promener en bateau, comme elle avait fait elle-même. En ce cas, forcée qu'elle était à attendre, elle pouvait fort bien visiter la cabine: sur quoi, sans autre réflexion, elle entra. Et je n'ai pas besoin de dire que, sous la table où il gisait dans la poussière, Gédéon sentit que son cœur s'arrêtait de battre.
En premier lieu, Julia aperçut les restes du déjeuner de Jimson. «Du pâté, des fruits, des gâteaux! songea-t-elle. Il mange de gentilles choses! Je suis sûre que c'est un homme délicieux. Je me demande s'il a aussi bonne apparence que M. Forsyth? Mme Jimson, je ne crois pas que cela sonne aussi bien que Mme Forsyth! Mais, d'autre part, il y a ce prénom de Gédéon qui est vraiment affreux! Oh! et voici un peu de sa musique, aussi! c'est charmant! Orange Pekoe, c'était donc cela que le vieux bonhomme appelait une espèce de thé!» Et Gédéon entendit un petit rire. «Adagio molto expressivo, siempre legato,» lut-elle ensuite (car j'ai oublié de vous dire que Gédéon était très suffisamment outillé pour toute la partie littéraire du métier de compositeur). «Comme c'est singulier, de donner toutes ces indications et de n'écrire que deux ou trois notes! Oh! mais voici une feuille où il y en a davantage! Andante patetico.» Et elle commença à examiner la musique. «Mon Dieu, se dit-elle, cela doit être terriblement moderne, avec tous ces bémols! Voyons un peu l'air? C'est étrange, mais il me semble le connaître!» Elle commença à le fredonner, et, tout à coup, éclata de rire. «Mais c'est Tommy, dérange-toi donc pour ton oncle!» s'écria-t-elle tout haut, remplissant d'amertume l'âme de Gédéon. «Et Andante patetico, et sept bémols! cet homme doit être un simple imposteur!»
Au même instant lui arriva, de sous la table, un bruit confus et bizarre, comme celui que ferait une poule qui éternuerait; et cet éternuement fut suivi du bruit d'un choc, comme si quelque chose s'était heurté à la table; et le choc lui-même fut suivi d'un sourd grognement.
Julia s'enfuit vers la porte; mais, arrivée là, elle se retourna, résignée à braver le danger. Personne ne la poursuivait. Seuls, les bruits continuaient: sous la table, quelque chose se livrait à une série indéfinie d'éternuements: et voilà tout!
«Certes, songea Julia, c'est là une conduite bien étrange! Ce Jimson ne peut pas être un homme du monde!»
Le premier éternuement du jeune avocat avait troublé, dans leur ancien repos, les innombrables grains de poussière qui sommeillaient sous la table: à présent, un fort accès de toux avait succédé aux éternuements.
Julia commençait à éprouver une certaine compassion.
—Je crains que vous ne soyez vraiment souffrant! dit-elle en s'approchant un peu. Je vous en supplie, ne restez pas plus longtemps sous cette table, monsieur Jimson! Vraiment, cela ne vous vaut rien.
Le maëstro ne répondit que par une toux désolante. Mais, dès l'instant suivant, l'intrépide jeune fille était à genoux devant la table, et les deux visages se trouvaient face à face.
—Dieu puissant! s'écria miss Hazeltine en se redressant d'un bond. M. Forsyth qui est devenu fou!
—Je ne suis pas fou! dit le jeune homme en se dégageant misérablement de sa cachette. Bien chère miss Hazeltine, je vous jure, à deux genoux, que je ne suis pas fou!
—Vous êtes fou! s'écria-t-elle, toute haletante.
—Je sais, dit-il, que, pour un œil superficiel, ma conduite peut sembler singulière!
—Si vous n'êtes pas fou, votre conduite était monstrueuse, s'écria la jeune fille en rougissant, et prouvait que vous ne vous souciiez pas le moins du monde de mes tourments!
—Je sais... j'admets cela! dit courageusement Gédéon.
—C'était une conduite abominable! insista Julia.
—Je sais qu'elle doit avoir ébranlé votre estime pour moi! répondit l'avocat. Mais, chère miss Hazeltine, je vous supplie de m'entendre jusqu'au bout! Ma manière d'agir, pour étrange qu'elle paraisse, n'est cependant pas incapable d'explication. Et le fait est que je ne veux pas et ne puis pas continuer à exister sans... sans l'estime d'une personne que j'admire... Le moment est mal choisi pour parler de cela, je le sens bien, mais je répète mon expression: sans l'estime de la seule personne que j'admire!
Un reflet de satisfaction se montra sur le visage de miss Hazeltine.
—Fort bien! dit-elle. Sortons de cette froide caverne, et allons nous asseoir sur le balcon... Là! Et maintenant, reprit-elle en s'installant, parlez! Je veux tout savoir!
Elle releva les yeux sur le jeune homme; et, en le voyant debout devant elle avec une mine toute décontenancée, la folle enfant éclata de rire. Son rire était une chose bien faite pour ravir le cœur d'un amoureux: il sonnait légèrement, sur la rivière, comme un chant d'oiseau, répété plus loin par les échos du rivage. Et cependant il y avait une créature que ce rire n'égayait pas: cette créature était l'infortuné admirateur de la jeune fille.
—Miss Hazeltine, dit-il d'une voix ennuyée, Dieu sait que je vous parle sans mauvais vouloir; mais je trouve que vous montrez en tout cela bien de la légèreté!
Julia ouvrit sur lui de grands yeux.
—Je ne puis retirer le mot! dit-il. Déjà vous m'avez fait une peine atroce lorsque je vous ai entendue bavarder, tantôt, avec le vieux pêcheur. Vous faisiez voir une curiosité au sujet de Jimson...
—Mais Jimson se trouve être vous-même! objecta Julia.
—Admettons cela! s'écria l'avocat; mais, tout à l'heure, vous ne le saviez pas! Qu'était pour vous Jimson? En quoi pouvait-il vous intéresser? Miss Hazeltine, vous m'avez déchiré le cœur!
—Oh! par exemple, ceci est trop fort! répliqua sévèrement Julia. Quoi? Après vous être conduit de la façon la plus extraordinaire, vous prétendez être capable de m'expliquer votre conduite, et voilà que, au lieu de l'expliquer, vous vous mettez à m'insulter!
—C'est juste! répondit le pauvre Gédéon. Je... Je vais tout vous confier! Quand vous saurez toute l'histoire, vous pourrez m'excuser.
Et, s'asseyant près d'elle sur le banc, il étala devant elle sa misérable histoire.
—Oh! monsieur Forsyth, s'écria-t-elle quand il eut fini, je regrette si fort mon rire de tout à l'heure! Vous étiez bien drôle, c'est certain; mais je vous assure que je regrette d'avoir ri!
Et elle lui tendit sa main, que Gédéon garda dans la sienne.
—Tout ceci ne va pas vous donner trop mauvaise opinion de moi? demanda-t-il tendrement.
—Le fait que vous ayez tant d'ennuis et de misères? Non, certes, monsieur, non! s'écria-t-elle.—Et, dans l'ardeur de son mouvement, elle tendit vers lui son autre main, dont il s'empara également.—Vous pouvez compter sur moi! ajouta-t-elle.
—Vraiment? fit Gédéon. Eh bien! j'y compterai! Je reconnais que l'instant n'est peut-être pas très bien choisi pour parler de tout cela! Mais je n'ai aucun ami...
—Ni moi non plus! dit Julia. Mais ne croyez-vous pas qu'il serait temps pour vous de me rendre mes mains?
—La ci darem la mano! répondit l'avocat. Laissez-les-moi une minute encore! J'ai si peu d'amis! reprit-il.
—Je croyais que c'était une mauvaise note, pour un jeune homme, de n'avoir pas d'amis! observa Julia.
—Oh! mais j'ai des masses d'amis! s'écria Gédéon. Ce n'était pas cela que je voulais dire! Je sens que le moment est mal choisi! Mais, oh! Julia, si vous pouviez seulement vous voir telle que vous êtes!
—Monsieur Forsyth!...
—Ne m'appelez pas de ce sale nom! s'écria le jeune homme. Appelez-moi Gédéon!
—Oh! jamais cela! laissa échapper Julia. Et puis il y a si peu de temps encore que nous nous connaissons!
—Mais pas du tout! protesta Gédéon. Il y a très longtemps que nous nous sommes rencontrés à Bournemouth! Jamais, depuis lors, je ne vous ai oubliée! Dites-moi que vous ne m'avez jamais oublié non plus! Dites-moi que vous ne m'avez jamais oublié, et appelez-moi Gédéon!
Et comme la jeune fille ne répondait rien:
—Oui, ma Julia, reprit-il, je sais que je ne suis qu'un âne, mais j'entends vous conquérir! J'ai une affaire infernale sur les bras, je n'ai pas un sou à moi, et je me suis montré à vous tout à l'heure sous l'aspect le plus ridicule: et cependant, Julia, je suis résolu à vous conquérir! Regardez-moi bien en face, et dites-moi que vous me le défendez, si vous l'osez!
Elle le regarda: et, quoi que ses yeux lui eussent dit, certainement leur message ne lui fut pas désagréable, car il resta longtemps tout occupé à le lire.
—Et puis, dit-il enfin, en attendant que je sois parvenu à faire fortune, l'oncle Edouard nous donnera de l'argent pour notre ménage!
—Ah! bien, par exemple, celle-là est raide! dit une grosse voix derrière son épaule.
Gédéon et Julia se séparèrent l'un de l'autre plus rapidement que si un ressort électrique les avait désunis; mais tous deux présentèrent des visages singulièrement colorés aux yeux de M. Edouard Hugues Bloomfield.
Ce vieux gentleman, voyant arriver la barque errante, avait imaginé de venir discrètement jeter un coup d'œil sur l'aquarelle de miss Hazeltine. Mais voilà que, d'un seul coup de pierre, il avait attrapé deux oiseaux; et son premier mouvement avait été pour se fâcher, ce qui d'ailleurs était son mouvement naturel. Mais bientôt, à la vue du jeune couple rougissant et effrayé, son cœur consentit à se radoucir.
—Parfaitement, elle est raide! répéta-t-il. Vous avez l'air de compter bien sûrement sur votre oncle Edouard! Mais voyons, Gédéon, je croyais vous avoir dit de vous tenir au large de nous?
—Vous m'avez dit de me tenir au large de Maidenhead! répondit Gédéon. Mais comment pouvais-je m'attendre à vous retrouver ici?
—Il y a du vrai dans ce que vous dites! admit M. Bloomfield. C'est que, voyez-vous, j'ai cru préférable de cacher notre véritable destination, même à vous! Ces ténébreux coquins, les Finsbury, auraient été capables de vous l'arracher de force. Et c'est encore pour les dépister que j'ai hissé sur mon yacht cet abominable drapeau étranger! Mais ce n'est pas tout, Gédéon! Vous m'avez promis de vous mettre au travail: et je vous retrouve ici, à Padwick, en train de faire l'imbécile!
—Par pitié, monsieur Bloomfield, ne soyez pas trop sévère pour M. Forsyth! implora Julia. Le pauvre garçon est dans un embarras terrible!
—Qu'est-ce donc, Gédéon? demanda l'oncle. Vous vous êtes battu? ou bien est-ce une note à payer?
Ces deux alternatives résumaient, dans la pensée du vieux radical, tous les malheurs pouvant arriver à un gentleman.
—Hélas! mon oncle, dit Gédéon, c'est pis encore que cela! Une combinaison de circonstances d'une injustice vraiment... vraiment providentielle! Le fait est qu'un syndicat d'assassins se seront aperçus, je ne sais comment, de mon habileté virtuelle à les débarrasser des traces de leurs crimes! C'est tout de même un hommage rendu à mes capacités de légiste, voyez-vous!
Sur quoi Gédéon, pour la seconde fois depuis une heure, se mit à raconter tout au long les aventures du grand Erard.
—Il faut que j'écrive cela au Times! s'écria M. Bloomfield.
—Vous voulez donc que je sois disqualifié? demanda Gédéon.
—Disqualifié! bah, sois sans crainte! dit son oncle. Le ministère est libéral! certainement il ne refusera pas de m'écouter! Dieu merci, les jours de l'oppression tory sont finis!
—Non, cela n'ira pas! mon oncle, dit Gédéon.
—Mais vous n'êtes pas assez fou pour persister à vouloir vous défaire vous-même de ce cadavre? s'écria M. Bloomfield.
—Je ne vois pas d'autre issue devant moi! dit Gédéon.
—Mais c'est absurde, et je ne peux pas en entendre parler! reprit M. Bloomfield. Je vous ordonne positivement, Gédéon, de vous désister de cette ingérence criminelle!
—Fort bien! dit Gédéon, en ce cas, je vous transmets la chose, pour que vous fassiez du cadavre ce que bon vous semblera!
—A Dieu ne plaise! s'écria le président du Radical-Club. Je ne veux avoir rien à démêler avec cette horreur!
—En ce cas, il faut bien que vous me laissiez faire de mon mieux pour m'en débarrasser! répliqua son neveu. Croyez-moi, c'est le parti le plus raisonnable!
—Ne pourrions-nous pas faire déposer secrètement le cadavre au Club Conservateur? suggéra M. Bloomfield. Avec de bons articles que nous ferions écrire ensuite dans nos journaux radicaux, ce serait un véritable service à rendre à la nation!
—Si vous voyez un profit politique à tirer de mon... objet! dit Gédéon, raison de plus pour que je vous le cède!
—Oh! non! non! Gédéon! Non, je pensais que vous, peut-être, vous pourriez entreprendre cette opération. Et j'ajoute même que, tout bien réfléchi, je trouve qu'il est éminemment inutile que miss Hazeltine et moi prolongions notre séjour ici, près de vous! On pourrait nous voir!—poursuivit le vénérable président, en regardant avec méfiance à droite et à gauche.—Vous comprenez, en ma qualité d'homme public, j'ai des précautions exceptionnelles à prendre! Me compromettre, ce serait compromettre tout le parti! Et puis, de toute façon, l'heure du dîner approche!
—Quoi? s'écria Gédéon en consultant sa montre. Ma foi, oui, c'est vrai! Mais, grand Dieu! le piano devrait être ici depuis des heures!
M. Bloomfield se dirigeait déjà vers sa barque; mais, à ces mots, il s'arrêta.
—Oui! reprit Gédéon; j'ai vu moi-même le piano arriver à la gare de Padwick. J'ai moi-même prévenu le camionneur d'avoir à me l'amener ici. Il m'a dit qu'il avait d'abord une autre commission à faire, mais qu'il serait sans faute ici à quatre heures, au plus tard. Il n'y a pas de doute, le piano a été ouvert et on a trouvé le corps!
—Il faut que vous fuyiez tout de suite! déclara M. Bloomfield. C'est, dans l'espèce, la seule conduite digne d'un homme!
—Mais supposons que je me trompe! gémit Gédéon. Supposons que le piano arrive, et que je ne sois pas là pour le recevoir! Je serai la première victime de ma lâcheté! Non, mon oncle: il faut aller nous renseigner à Padwick! Moi, naturellement, je ne puis pas m'en charger: mais vous, rien ne vous en empêche. Rien ne vous empêche d'aller un peu tourner autour du bureau de police, comprenez-vous?
—Non, Gédéon, non, mon cher neveu!—dit M. Bloomfield, de la voix d'un homme fort embarrassé.—Vous savez que j'éprouve pour vous l'affection la plus sincère. Et je sais, de mon côté, que j'ai le bonheur d'être un Anglais, et tous les devoirs que m'impose ce titre. Mais non, pas la police, Gédéon!
—Ainsi, vous me lâchez? demanda Gédéon. Dites-le franchement!
—Loin de là, mon enfant! Bien loin de là! protesta le malheureux oncle. Je me borne à proposer de la prudence. Le bon sens, mon cher Gédéon, doit toujours rester le guide d'un véritable Anglais!
—Me permettrez-vous de dire mon avis? s'interposa Julia. Mon avis est que Gédéon... je veux dire M. Forsyth... ferait mieux de sortir de cet affreux pavillon, et d'aller attendre là-bas, sous les saules. Si le piano arrive, M. Forsyth pourra s'approcher et le faire entrer. Et si c'est, au contraire, la police qui vient, il pourra monter à bord de notre yacht: et il n'y aura plus de M. Jimson! Sur le yacht, il n'y aura rien à craindre! M. Bloomfield est un homme si respectable et une personnalité si éminente que personne ne pourra jamais imaginer qu'il ait été mêlé à une telle affaire!
—Cette jeune fille a énormément de bon sens! déclara le président du Radical-Club.
—Oui, mais si je ne vois arriver ni le piano ni la police, demanda Gédéon, que dois-je faire, en ce cas?
—En ce cas, dit Julia, vous irez au village quand il fera tout à fait nuit. Et j'irai avec vous! Et je suis bien sûre qu'on ne pensera pas à vous soupçonner. Mais même si quelqu'un vous soupçonnait, je me chargerais de lui faire comprendre qu'il s'est trompé.
—Voilà ce que je ne saurais permettre! Je ne saurais autoriser miss Hazeltine à aller avec vous! s'écria M. Bloomfield.
—Et pourquoi donc? demanda Julia.
Or, M. Bloomfield n'avait aucunement envie de lui dire pourquoi: car son véritable motif était qu'il craignait d'être, lui-même, impliqué dans l'imbroglio. Mais, suivant la tactique ordinaire de l'homme qui a honte de soi, il le prit de très haut:
—A Dieu ne plaise, ma chère miss Hazeltine, que je dicte à une jeune fille bien élevée les prescriptions des convenances! commença-t-il. Mais enfin...
—Oh! n'est-ce que cela? interrompit Julia. Eh bien! alors, allons à Padwick tous les trois ensemble!
—Pincé! songea tristement le vieux radical.
XII
OÙ LE GRAND ERARD APPARAÎT (IRRÉVOCABLEMENT) POUR LA DERNIÈRE FOIS
On dit volontiers que les Anglais sont un peuple sans musique: mais, pour ne point parler de la faveur exceptionnelle accordée par ce peuple aux virtuoses de l'orgue de Barbarie, il y a tout au moins un instrument que nous pouvons considérer comme national dans toute l'acception de ce mot: c'est, à savoir, le flageolet, communément appelé le sifflet d'un sou. Le jeune pâtre des bruyères,—déjà musical au temps de nos plus anciens poètes,—réveille (et peut-être désole) l'alouette avec son flageolet; et je voudrais qu'on me citât un seul briquetier ne sachant pas exécuter, sur le sifflet d'un sou, les Grenadiers anglais ou Cerise mûre. Ce dernier air est, en vérité le morceau classique du joueur de flageolet, de telle sorte que je me suis souvent demandé s'il n'avait pas été, à l'origine, composé pour cet instrument. L'Angleterre est en tout cas le seul pays du monde où un très grand nombre d'hommes trouvent à gagner leur vie simplement par leur talent à jouer du flageolet, et encore à n'y jouer qu'un seul air, l'inévitable Cerise mûre.
Mais, d'autre part, on doit reconnaître que le flageolet est un instrument sinon mystérieux, du moins entouré d'une épaisse couche de mystère. Pourquoi, par exemple, l'appelle-t-on le «sifflet d'un sou», tandis que je ne vois pas que quelqu'un ait eu jamais un de ces instruments pour un sou? On l'appelle aussi parfois le «sifflet d'étain»: et cependant, ou bien je me trompe fort, ou l'étain n'a point de place dans sa composition. Et enfin, je voudrais bien savoir dans quelle sourde catacombe, dans quel désert hors de portée de l'oreille humaine s'accomplit l'apprentissage du joueur de flageolet? Chacun de nous a entendu des personnes apprenant le piano, le violon, ou le cor de chasse: mais le petit du joueur de flageolet (comme celui du saumon) se dérobe à notre observation. Jamais nous ne l'entendons avant qu'il soit parvenu à la pleine maîtrise.
D'autant plus remarquable était le phénomène qui se produisait, certain soir d'octobre, sur une route traversant une verte prairie, non loin de Padwick. Sur le siège d'une grande carriole couverte, un jeune homme d'apparence modeste (et quelque peu stupide, disons le mot!) se tenait assis; les rênes reposaient mollement sur ses genoux; le fouet gisait derrière lui, à l'intérieur de la carriole; le cheval s'avançait sans avoir besoin de direction ni d'encouragement; et le jeune cocher, transporté dans une sphère supérieure à celle de ses occupations journalières, les yeux levés au ciel, se consacrait entièrement à un flageolet en ré, tout battant neuf, dont il s'efforçait péniblement d'extraire l'aimable mélodie du Garçon de charrue. Et vraiment, pour un observateur que le hasard aurait amené sur cette prairie, cet instant aurait été d'un intérêt inoubliable. «Enfin, aurait-il pu se dire, enfin voici le débutant du flageolet!»
Le bon et stupide jeune homme (qui s'appelait Harker, et était employé chez un loueur de voitures de Padwick) venait de se bisser lui-même pour la dix-neuvième fois, lorsqu'il fut plongé dans un grand état de confusion en s'apercevant qu'il n'était pas seul.
—Bravo! s'écria une voix virile, du rebord de la route. Voilà qui fait du bien à entendre! Peut-être seulement encore un peu de rudesse, au refrain!—suggéra la voix, sur un ton connaisseur.—Allons, encore une fois!
Du fond de son humiliation, Harker considéra l'homme qui venait de parler. Il vit un solide gaillard d'une quarantaine d'années, hâlé de soleil, rasé, et qui escortait la carriole avec une démarche toute militaire, en faisant tourner un gourdin dans sa main. Ses vêtements étaient en très mauvais état: mais il paraissait propre et plein de dignité.
—Je ne suis qu'un pauvre commençant, murmura le pauvre Harker, je ne croyais pas que quelqu'un m'entendît!
—Eh bien! vous me plaisez ainsi! dit l'homme. Vous commencez peut-être un peu tard, mais ce n'est pas un mal. Allons, je vais moi-même vous aider un peu! faites-moi une place à côté de vous!
Dès l'instant suivant, l'homme à l'allure militaire était assis sur le siège, et tenait en main le flageolet. Il secoua d'abord l'instrument, en mouilla l'embouchure, à la manière des artistes éprouvés, parut attendre l'inspiration d'en haut, et se lança enfin dans la Fille que j'ai laissée derrière moi. Son exécution manquait peut-être un peu de finesse: il ne savait pas donner au flageolet cette aérienne douceur qui, entre certaines mains, fait de lui le digne équivalent des oiseaux des bois. Mais pour le feu, la vitesse, et l'aisance coulante du jeu, il était sans rival. Et Harker l'écoutait de toutes ses oreilles. La Fille que j'ai laissée derrière moi, d'abord, le pénétra de désespoir, en lui donnant conscience de sa propre infériorité. Mais le Plaisir du soldat, ensuite, le souleva, par-dessus la jalousie, jusqu'à l'enthousiasme le plus généreux.
—A votre tour! lui dit l'homme à l'allure militaire, en lui offrant le flageolet.
—Oh! non, pas après vous! s'écria Harker. Vous êtes un artiste!
—Pas du tout! répondit modestement l'inconnu: un simple amateur, tout comme vous. Et je vais vous dire mieux que cela! J'ai une manière à moi de jouer du flageolet: vous, vous en avez une autre, et je préfère la vôtre à la mienne. Mais, voyez-vous, j'ai commencé quand je n'étais encore qu'un gamin, avant de me former le goût! Allons, jouez-nous encore cet air! Comment donc cela est-il?...
Et il affecta de faire un grand effort pour se rappeler le Garçon de charrue.
Un timide espoir (et d'ailleurs insensé) jaillit dans la poitrine de Harker. Etait-ce possible? Y avait-il vraiment «quelque chose» dans son jeu? Le fait est que lui-même, parfois, avait eu l'impression d'une certaine richesse poétique, dans les sons qu'il émettait. Serait-il, par hasard, un génie? Et, pendant qu'il se posait cette question, l'inconnu continuait vainement à tâtonner, sans pouvoir retrouver l'air du Garçon de charrue.
—Non! dit enfin le pauvre Harker. Ce n'est pas tout à fait ça! Tenez, voici comment ça commence!... Oh! rien que pour vous montrer!
Et il prit le flageolet entre ses lèvres. Il joua l'air tout entier, puis une seconde fois, puis une troisième; son compagnon essaya de nouveau de le jouer, et échoua de nouveau. Et quand Harker comprit que lui, le timide débutant, était en train de donner une véritable leçon à ce flûtiste expérimenté, et que ce flûtiste, son élève, ne parvenait toujours pas à l'égaler, comment vous dirai-je de quels rayons glorieux s'illumina pour lui la campagne qui l'entourait? comment,—à moins que le lecteur ne soit lui-même un flûtiste amateur,—comment pourrai-je lui faire entendre le degré d'idiote vanité où atteignit le malheureux garçon? Mais, au reste, un seul fait suffira à dépeindre la situation: désormais, ce fut Harker qui joua, et son compagnon se borna à écouter, et à approuver.
Tout en écoutant, cependant, il n'oubliait pas cette habitude de prudence militaire qui consiste à regarder toujours devant et derrière soi. Il regardait derrière lui, et comptait la valeur des colis divers que contenait la carriole, s'efforçant de deviner le contenu des nombreux paquets entourés de papier gris, de l'importante corbeille, de la caisse de bois blanc; et se disant que le grand piano, soigneusement emballé dans sa caisse toute neuve, pourrait être en somme une assez bonne affaire, s'il n'y avait pas, du fait de ses dimensions, une difficulté considérable à l'utiliser. Et l'inconnu regardait devant lui, et il apercevait, dans un coin de la prairie, un petit cabaret rustique tout entouré de roses. «Ma foi, je vais toujours essayer le coup!» conclut-il. Et, aussitôt, il proposa un verre d'eau-de-vie.
—C'est que... je ne suis pas buveur! dit Harker.
—Ecoutez-moi! interrompit son compagnon. Je vais vous dire qui je suis! Je suis le sergent Brand, de l'armée coloniale. Cela vous suffira pour savoir si je suis ou non un buveur!
Peut-être la révélation du sergent Brand n'était-elle pas aussi significative qu'il le supposait. Et c'est dans une circonstance comme celle-là que le chœur des tragédies grecques aurait pu intervenir avec avantage, pour nous faire remarquer que le discours de l'inconnu ne nous expliquait que très insuffisamment ce qu'un sergent de l'armée coloniale avait à faire, le soir, vêtu de haillons, sur une route de village. Personne mieux que ce chœur ne nous aurait donné à entendre que, suivant toute vraisemblance, le sergent Brand devait avoir renoncé depuis quelque temps déjà à la grande œuvre de la défense nationale, et, suivant toute vraisemblance, devait, à présent, se livrer à l'industrie toute personnelle de la maraude et du cambriolage. Mais il n'y avait point de chœur grec présent en ce lieu; et le guerrier, sans autres explications autobiographiques, se contenta d'établir que c'étaient deux choses très différentes, de s'enivrer régulièrement et de trinquer avec un ami.
Au cabaret du Lion Bleu, le sergent Brand présenta à son nouvel ami, M. Harker, un grand nombre d'ingénieux mélanges destinés à empêcher l'approche de l'intoxication. Il lui expliqua que l'emploi de ces mélanges était indispensable, au régiment, car, sans eux, pas un seul officier ne serait dans un état de sobriété suffisante pour assister, par exemple, aux revues hebdomadaires. Et le plus efficace de ces mélanges se trouvait être de combiner une pinte d'ale doux avec quatre sous de gin authentique. J'espère que, même dans le civil, mon lecteur saura tirer profit de cette recette, pour lui-même, ou pour un ami: car l'effet qu'elle produisit sur M. Harker fut vraiment celui d'une révolution. Le brave garçon eut à être hissé sur son siège, où il déploya dès lors une disposition d'esprit entièrement partagée entre le rire et la musique. Aussi le sergent se trouva-t-il tout naturellement amené à prendre les rênes de la voiture. Et, sans doute, avec l'humeur poétique de tous les artistes, avait-il un penchant tout particulier pour les beautés les plus solitaires du paysage anglais: car, après que la carriole eût voyagé pendant quelque temps sous sa direction, sans cesse les chemins qu'elle suivait étaient plus déserts, plus ombreux, plus éloignés des routes passantes.
Au reste, pour vous donner une idée des méandres que suivit la carriole, sous la conduite du sergent, je devrais publier ici un plan topographique du comté de Middlesex, et ce genre de plan est malheureusement bien coûteux à reproduire. Qu'il vous suffise donc d'apprendre que, peu de temps après la tombée de la nuit, la carriole s'arrêta au milieu d'un bois, et que, là, avec une tendre sollicitude, le sergent souleva d'entre les paquets, et déposa sur un tas de feuilles sèches, la forme inanimée du jeune Harker.
«Et si tu te réveilles avant demain matin, mon petit, songea le sergent, il y aura quelqu'un qui en sera bien surpris!»
De toutes les poches du camionneur endormi, il retira doucement ce qu'elles contenaient, c'est-à-dire, surtout, une somme de dix-sept shillings et huit pence. Après quoi, remontant sur le siège, il remit le cheval en marche. «Si seulement je savais un peu où je suis, ce serait une bien bonne farce! se dit-il. D'ailleurs, voici un tournant!»
Il le tourna, et se trouva sur la berge de la Tamise. A cent pas de lui, les lumières d'un yacht brillaient gaiement; et tout près de lui, si près qu'il ne pouvait songer à n'en être pas vu, trois personnes, une dame et deux messieurs, allaient délibérément à sa rencontre. Le sergent hésita une seconde: puis, se fiant à l'obscurité, il s'avança. Alors un des deux hommes, qui était de l'apparence la plus imposante, s'avança au milieu du chemin et leva en l'air une grosse canne par manière de signal.
—Mon brave homme, cria-t-il, n'auriez-vous pas rencontré la voiture d'un camionneur?
Le sergent Brand ne laissa pas d'accueillir cette question avec un certain embarras.
—La voiture d'un camionneur? répéta-t-il d'une voix incertaine. Ma foi, non, monsieur!
—Ah! fit l'imposant gentleman, en s'écartant pour laisser passer le sergent. La dame et le second des deux hommes se penchèrent en avant, et parurent examiner la carriole avec la plus vive curiosité.
«Je me demande ce que diable ils peuvent avoir?» songea le sergent Brand. Il pressa son cheval, mais non sans se retourner discrètement une fois encore, ce qui lui permit de voir le trio debout au milieu de la route, avec tout l'air d'une active délibération. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que, parmi les grognements articulés qui sortirent alors de la bouche du camionneur improvisé, le mot «police» ait figuré au premier plan. Et Brand fouettait sa bête, et celle-ci, galopant de son mieux (ce qui n'était encore qu'un galop très relatif), courait dans la direction de Great Hamerham. Peu à peu, le bruit des sabots et le grincement des roues s'affaiblirent; et le silence entoura le trio debout sur la berge.
—C'est la chose la plus extraordinaire du monde! s'écriait le plus mince des deux hommes. J'ai parfaitement reconnu la voiture!
—Et moi, j'ai vu un piano! disait la jeune fille.
—C'est certainement la même voiture! reprenait le jeune homme. Et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que ce n'est pas le même cocher!
—Ce doit être le même cocher, Gid! déclarait l'autre homme.
—Mais alors, demandait Gédéon, pourquoi s'est-il sauvé?
—Je suppose que son cheval sera parti tout seul! suggérait le vieux radical.
—Mais pas du tout! j'ai entendu le fouet vibrer comme un fléau! disait Gédéon. En vérité, ceci dépasse la raison humaine!
—Je vais vous dire quoi! s'écria enfin la jeune fille. Nous allons courir et—comment appelle-t-on ça dans les romans?—suivre sa piste! ou plutôt nous allons aller dans le sens d'où il est venu! Il doit y avoir là quelqu'un qui l'aura vu et qui pourra nous renseigner!
—Oui, très bien, faisons cela, ne serait-ce que pour la drôlerie de la chose! dit Gédéon.
La «drôlerie de la chose» consistait sans doute, pour lui, en ce que cette course lui permettait de se sentir tout proche de miss Hazeltine. Quant à l'oncle Edouard, ce projet d'excursion lui souriait infiniment moins. Et quand ils eurent fait une centaine de pas, dans les ténèbres, sur une route déserte, entre un mur, d'un côté, et un fossé, de l'autre, le président du Radical Club donna le signal du repos.
—Ce que nous faisons n'a pas le sens commun! dit-il.
Mais alors, quand eut cessé le bruit de leurs pas, un autre bruit parvint à leurs oreilles. Il sortait de l'intérieur du bois, mystérieusement.
—Oh! qu'est-ce que c'est? s'écria Julia.
—Je n'en ai aucune idée! dit Gédéon, en faisant mine de vouloir entrer dans le bois.
Le radical brandit sa canne, à la façon d'une épée.
—Gédéon! commença-t-il, mon cher Gédéon...
—Oh! monsieur Forsyth, par pitié, n'avancez pas! fit Julia. Vous ne savez pas ce que cela peut être! J'ai si peur pour vous!
—Quand ce serait le diable lui-même, répondit Gédéon en se dégageant, je veux aller voir ce qui en est!
—Pas de précipitation, Gédéon! criait l'oncle.
L'avocat marcha dans la direction du bruit, qui était effectivement d'un caractère monstrueux. On y trouvait mélangées les voix caractéristiques de la vache, de la sirène de bateau, et du moustique, mais tout cela combiné de la façon la moins naturelle. Une masse noire, non sans quelque ressemblance avec une forme humaine, gisait parmi les arbres.
—C'est un homme, dit Gédéon; ce n'est qu'un homme! Il est endormi et ronfle! Holà! ajouta-t-il un instant après, il ne veut pas se réveiller!
Gédéon frotta une allumette, et, à sa lueur, il reconnut la tête rousse du charretier qui s'était engagé à lui amener le piano.
—Voici mon homme, dit-il, et ivre comme un porc! Je commence à entrevoir ce qui se sera passé!
Et il exposa à ses deux compagnons, qui maintenant s'étaient enhardis à le rejoindre, son hypothèse sur la façon dont le charretier avait été conduit à se séparer de sa carriole.
—L'abominable brute! dit l'oncle Edouard. Secouons-le, et administrons-lui la correction qu'il mérite!
—Gardez-vous-en, pour l'amour du ciel! dit Gédéon. Nous n'avons pas à désirer qu'il nous voie ensemble! Et puis, vraiment, mon oncle, je dois à ce brave homme la plus vive reconnaissance: car ceci est la chose la plus heureuse de tout ce qui pouvait m'arriver. Il me semble, mon cher oncle Edouard, il me semble, en vérité, que me voici délivré!
—Délivré de quoi? demanda le radical.
—Mais de toute l'affaire! s'écria Gédéon. Cet homme a été assez fou pour voler la carriole, avec le piano et ce qu'il contenait; ce qu'il espère en faire, je ne le sais, ni ne me soucie de le savoir. Mes mains sont libres! Jimson cesse d'exister; plus de Jimson! Félicitez-moi, oncle Edouard!... Julia, ma chère Julia, je...
—Gédéon! Gédéon! fit l'oncle.
—Oh! il n'y a pas de mal, mon oncle, puisque nous allons nous marier bientôt! dit Gédéon. Vous savez bien que vous nous l'avez dit vous-même, tout à l'heure, dans le pavillon!
—Moi? demanda l'oncle, très surpris, je suis bien sûr de n'avoir dit rien de pareil!
—Suppliez-le, jurez-lui qu'il l'a dit, faites appel à son cœur! s'écriait Gédéon en s'adressant à Julia. Il n'a pas son pareil au monde quand il laisse parler son cœur!
—Mon cher monsieur Bloomfield, dit Julia, Gédéon est un si brave garçon, et il m'a promis de tant plaider, et je vois bien qu'il le fera! Je sais que c'est un grand malheur que je n'aie pas d'argent! ajouta-t-elle.
—L'oncle Edouard en a pour deux, ma chère demoiselle, comme ce jeune coquin vous le disait tout à l'heure! répondit le radical. Et je ne puis pas oublier que vous avez été honteusement dépossédée de votre fortune! Donc, pendant que personne ne nous regarde, embrassez votre oncle Edouard!... Quant à vous, misérable—reprit-il lorsque cette cérémonie eut été dûment accomplie—cette charmante jeune dame est à vous, et c'est à coup sûr beaucoup plus que vous ne méritez! Mais maintenant, retournons bien vite au pavillon, puis chauffons le yacht et rentrons à Londres!
—Voilà qui est parfait! s'écria Gédéon. Et demain il n'y aura plus de Jimson, ni de carriole, ni de piano! Et quand ce brave homme se réveillera, il pourra se dire que toute l'affaire n'a été qu'un rêve!
—Oui, dit l'oncle Edouard, mais il y aura un autre homme qui aura un réveil bien différent! Le gaillard qui a volé la carriole s'apercevra qu'il a été trop malin!
—Mon cher oncle, dit Gédéon, je suis heureux comme un roi, mon cœur saute comme une balle, mes talons sont légers comme des plumes; je suis délivré de tous mes embarras, et je tiens la main de Julia dans la mienne! Dans ces conditions, comment trouverais-je la force d'avoir de mauvais sentiments? Non il n'y a de place en moi que pour une bonté angélique! Et quand je pense à ce pauvre malheureux diable avec sa carriole, c'est de tout mon cœur que je m'écrie: «Que Dieu lui vienne en aide!»
—Amen! répondit l'oncle Edouard.
XIII
LES TRIBULATIONS DE MAURICE
(Seconde partie)
Si notre littérature avait conservé ses vieilles traditions de réserve et de politesse classiques, je ne dégraderais pas ma dignité d'écrivain jusqu'à vous décrire les angoisses de Maurice; c'est là un de ces sujets que l'intensité même de leur réalisme devrait faire exclure d'une œuvre d'art un peu digne de ce nom. Mais le goût est aujourd'hui aux sujets de ce genre: le lecteur aime à être introduit dans les recoins les plus secrets de l'âme d'un héros de roman, et rien ne lui plaît autant que le spectacle d'un cœur tout sanglant, étalé devant lui dans sa nudité. Encore cette considération ne suffirait-elle pas à me décider si le repoussant sujet que je vais traiter n'avait, en outre, l'avantage d'une éminente portée moralisatrice. Puisse mon récit empêcher ne fût-ce qu'un seul de mes lecteurs de se plonger dans le crime à la légère, sans s'être suffisamment entouré de précautions: et j'aurai conscience de n'avoir pas travaillé en vain!
Le lendemain de la visite de Michel, quand Maurice se réveilla du profond sommeil du désespoir, ce fut pour constater que ses mains tremblaient, que ses yeux avaient peine à s'ouvrir, que sa gorge brûlait, et que sa digestion était paralysée. «Et Dieu sait pourtant que ce n'est pas à force d'avoir mangé!» se dit l'infortuné. Après quoi il se leva, afin de réfléchir plus froidement à sa position. Rien ne pourra mieux vous dépeindre les eaux troublées où naviguait sa pensée qu'un exposé méthodique des diverses anxiétés qui se dressaient devant lui.
Aussi, pour la convenance du lecteur, vais-je classer par numéros ces anxiétés: mais je n'ai pas besoin de dire que, dans le cerveau de Maurice, elles se mêlaient et tournoyaient toutes ensemble comme une trombe de poussière. Et, toujours pour la commodité du lecteur, je vais donner des titres à chacune d'elles. Qu'on veuille bien observer que chacune d'elles, à elle seule, suffirait à assurer le succès d'un roman-feuilleton!
Anxiété no 1: Où est le cadavre? ou le Mystère de Bent Pitman. C'était désormais chose certaine, pour Maurice, que Bent Pitman appartenait à l'espèce la plus ténébreuse des professionnels du crime. Un homme tant soit peu honnête n'aurait pas touché le chèque; un homme doué de la moindre dose d'humanité n'aurait pas accepté en silence le tragique contenu du baril; et seul un assassin éprouvé avait pu trouver les moyens de faire disparaître le cadavre sans qu'on en sût rien. Cette série de déductions eut pour effet de fournir à Maurice la plus sinistre image d'un monstre, Bent Pitman. Evidemment cet être infernal n'avait eu, pour se débarrasser du cadavre, qu'à le précipiter dans une trappe de son arrière-cuisine (Maurice avait lu quelque chose de semblable dans un roman par livraisons): et maintenant cet homme vivait dans une orgie de luxe, sur le montant du chèque. Jusque-là, c'était d'ailleurs ce que Maurice pouvait souhaiter de mieux. Oui, mais avec les habitudes de folle prodigalité d'un homme tel que Bent Pitman, huit cents livres pouvaient fort bien ne pas même durer une semaine. Et quand cette somme aurait fondu, que ferait ensuite l'effrayant personnage? Et une voix diabolique, du fond de la poitrine de Maurice, lui répondait: «Ce qu'il fera ensuite? Il te fera chanter!»
Anxiété no 2: La fraude de la tontine, ou l'oncle Masterman est-il mort? Inquiétant problème, et dont dépendaient pourtant tous les espoirs de Maurice! Il avait essayé d'intimider Catherine, il avait essayé de la corrompre: et ses tentatives n'avaient rien donné. Il gardait toujours la conviction «morale» que son oncle Masterman était mort; mais ce n'est point chose facile de faire chanter un subtil homme de loi en s'appuyant seulement sur une conviction morale. Sans compter que, depuis la visite de Michel, ce projet de chantage souriait moins encore qu'auparavant à l'imagination de Maurice. «Michel est-il bien un homme qu'on puisse faire chanter? se demandait-il. Et suis-je bien l'homme qu'il faut pour faire chanter Michel?» Graves, solennelles, terribles questions. «Ce n'est pas que j'aie peur de lui,—ajoutait Maurice, pour se rassurer;—mais j'aime à être sûr de mon terrain, et le malheur est que je ne vois guère la manière d'arriver à cela! Tout de même, comme la vie réelle est différente des romans! Dans un roman, j'aurais à peine entrepris toute cette affaire que j'aurais rencontré, sur mon chemin, un sombre et mystérieux gaillard qui serait devenu mon complice, et qui aurait vu tout de suite ce qu'il y avait à faire, et qui, probablement, se serait introduit dans la maison de Michel, où il n'aurait trouvé qu'une statue de cire; après quoi, du reste, ce complice n'aurait pas manqué de me faire chanter, et de m'assassiner par-dessus le marché. Tandis que, dans la réalité, je pourrais bien arpenter les rues de Londres jour et nuit, jusqu'à crever de fatigue, sans qu'un seul criminel daignât seulement faire attention à moi!... Et cependant, à ce point de vue, il y a toujours Bent Pitman qui tient à peu près ce rôle-là!» reprit-il, songeusement.
Anxiété no 3: Le cottage de Browndean, ou le complice récalcitrant. Car il y avait aussi un complice: et ce complice était en train de moisir dans un marais du Hampshire, avec les poches vides. Que pouvait-on faire de ce côté? Maurice se dit qu'il aurait dû envoyer au moins quelque chose à son frère, n'importe quoi, un simple mandat de cinq shillings, de manière à lui faire prendre patience en l'approvisionnant d'espoir, de bière, et de tabac. «Mais comment aurais-je pu lui envoyer quelque chose?» gémit le pauvre garçon en explorant ses poches, d'où il retira tout juste quatre pièces d'un shilling et dix-huit sous en monnaie de billon. Pour un homme dans la situation de Maurice, en guerre avec la société, et ayant à tenir, de sa main inexpérimentée, les fils de l'intrigue la plus embrouillée, on doit avouer que cette somme était à peine suffisante. Tant pis! Jean aurait à se débrouiller tout seul! «Oui, mais—reprenait alors la voix diabolique—comment veux-tu qu'il se débrouille, fût-il même cent fois moins stupide qu'il l'est?»
Anxiété no 4: La maison de cuirs, ou Enfin nous avons fait faillite! Mœurs londoniennes. Sur ce point particulier, Maurice était sans nouvelles. Il n'avait pas encore osé mettre les pieds à son bureau: et cependant il sentait qu'il allait être forcé d'y passer sans plus de retard. Bon! Mais que ferait-il, quand il serait au bureau? Il n'avait le droit de rien signer en son propre nom; et, avec la meilleure volonté du monde, il commençait à se dire que jamais il ne réussirait à contrefaire la signature de son oncle. Dans ces conditions, il ne pouvait rien pour arrêter la débâcle. Et lorsque la débâcle se serait enfin produite, lorsque des yeux scrutateurs examineraient jusqu'aux moindres détails les comptes de la maison, deux questions ne manqueraient pas d'être posées à l'effaré et piteux insolvable: 1o Où est M. Joseph Finsbury? 2o Que signifiait certaine visite à la banque? Questions combien faciles à poser! et grand Dieu! combien il était impossible d'y répondre! Et l'homme à qui elles seraient adressées, s'il n'y répondait pas, irait certainement en prison, irait probablement—eh! oui!—aux galères. Maurice était en train de se raser lorsque cette éventualité s'offrit à sa pensée: il se hâta de déposer son rasoir. Voici, d'une part, suivant l'expression de Maurice, «la disparition totale d'un oncle de prix»; d'autre part, voici toute une série d'actes étranges et inexplicables, accomplis par un neveu de cet oncle, et un neveu dont on sait qu'il avait, à l'endroit du disparu, une haine sans pitié: quel admirable concours de chances pour une erreur judiciaire! «Non, se dit Maurice, ils n'oseront tout de même pas aller jusqu'à me considérer comme un assassin! Mais, franchement, il n'y a pas dans le code un seul crime (excepté peut-être celui d'incendie) que, aux yeux de la loi, je n'aie l'apparence d'avoir commis! Et pourtant je suis un parfait honnête homme, qui n'a jamais désiré que de rentrer dans son dû! Ah! la loi, en vérité, c'est du propre!»
C'est avec cette conclusion bien assise dans son esprit que Maurice descendit l'escalier de sa maison de John Street; il n'était toujours encore qu'à moitié rasé. Dans la boîte, une lettre. Il reconnut l'écriture: c'était Jean qui s'impatientait!
«Vraiment, la destinée aurait pu m'épargner au moins cela!» se dit-il amèrement, et il déchira l'enveloppe.
«Cher Maurice, lut-il, je commence à croire que tu te paies ma tête! Je suis ici dans une purée noire; sais-tu que je suis forcé de vivre à l'œil, et encore avec une difficulté sans cesse plus grande? Je n'ai pas de draps de lit, pense bien à ça! Il me faut de la galette, entends-tu? J'en ai assez, de cette blague-là! Tout le monde en aurait assez, à ma place. Je me serais déjà défilé depuis deux jours, si seulement j'avais eu de quoi prendre le train. Allons! mon vieux Maurice, ne t'entête pas dans ta folie! Essaie un peu de comprendre mon affreuse position! Le timbre de cette lettre, je vais avoir à me le procurer à l'œil! Ma parole d'honneur! Ton frère bien affectueux, J. FINSBURY.»
«Quelle brute! songea Maurice en mettant la lettre dans sa poche. Que veut-il que je fasse pour lui? Je vais avoir à me faire raser chez un coiffeur, ma main n'est pas assez ferme! Comment trouverais-je «de la galette» à envoyer à quelqu'un? Sa position n'est pas drôle, je le reconnais: mais moi, se figure-t-il que je suis à la fête?... Du moins il y a dans sa lettre une chose qui me console: il n'a pas le sou, impossible qu'il bouge! Bon gré, mal gré, il est cloué là-bas!»
Puis, dans un nouvel élan d'indignation: «Il ose se plaindre, l'animal! Et il n'a même jamais entendu le nom de Bent Pitman! Que ferait-il, que ferait-il, je me le demande, s'il avait sur le dos tout ce que j'y ai?»
Mais ce n'étaient point là des arguments d'une honnêteté irréprochable, et le scrupuleux Maurice s'en rendait bien compte. Il ne pouvait se dissimuler que son frère Jean n'était pas du tout «à la fête», lui non plus, dans le marécageux cottage de Browndean, sans nouvelles, sans argent, sans draps de lit, sans l'ombre d'une société ou d'une distraction. De telle sorte que, lorsqu'il eut été rasé, Maurice en arriva à concevoir la nécessité d'un compromis.
«Le pauvre Jeannot, se dit-il, est vraiment dans une noire purée! Je ne peux pas lui envoyer d'argent; mais je sais ce que je vais faire pour lui, je vais lui envoyer le Lisez-moi! Ça le remontera, et puis on lui fera plus volontiers crédit quand on verra qu'il reçoit quelque chose par la poste!»
En conséquence de quoi, sur le chemin de son bureau, Maurice acheta et expédia à son frère un numéro de ce réconfortant périodique, auquel (dans un accès de remords) il joignit, au hasard, l'Athenæum, la Vie chrétienne, et la Petite Semaine pittoresque. Ainsi Jean se trouva pourvu de littérature, et Maurice eut la satisfaction de se sentir un baume sur la conscience.
Comme si le ciel avait voulu le récompenser, il eut la surprise, en arrivant à son bureau, d'y trouver d'excellentes nouvelles. Les commandes affluaient; les magasins se vidaient, et le prix du cuir ne cessait pas de monter. Le gérant lui-même avait l'air ravi. Quant à Maurice,—qui avait presque oublié qu'il y eût au monde quelque chose comme de bonnes nouvelles,—il aurait volontiers sangloté de bonheur, comme un enfant; volontiers il aurait pressé sur sa poitrine le gérant de la maison, un vieux bonhomme tout sec, avec des sourcils en broussaille; volontiers il serait allé jusqu'à donner à chacun des employés de ses bureaux une gratification (oh! une petite somme!). Et pendant qu'assis devant sa table il ouvrait son courrier, un chœur d'oiseaux légers chantait dans son cerveau, sur un rythme charmant: «Cette vieille affaire des cuirs peut encore avoir du bon, avoir du bon, avoir du bon!»
C'est au milieu de cette oasis morale que le trouva un certain Rogerson, un des créanciers de la maison; mais Rogerson n'était pas un créancier inquiétant, car ses relations avec la maison Finsbury dataient de loin, et plus d'une fois déjà il avait consenti à de longs délais.
—Mon cher Finsbury,—dit-il, non sans embarras,—j'ai à vous prévenir d'une chose qui risque de vous ennuyer! Le fait est... je me suis vu à court d'argent... beaucoup de capitaux dehors... vous savez ce que c'est... et... en un mot...
—Vous savez que nous n'avons jamais eu l'habitude de vous payer à la première échéance! répondit Maurice, en pâlissant. Mais donnez-moi le temps de me retourner, et je verrai ce que je puis faire! Je crois pouvoir vous promettre que vous aurez au moins un fort acompte!
—Mais c'est que... voilà... balbutia Rogerson, je me suis laissé tenter! J'ai cédé ma créance!
—Cédé votre créance! répéta Maurice. Voilà un procédé auquel nous ne pouvions pas nous attendre de votre part, monsieur Rogerson!
—Hé! on m'en a offert cent pour cent, rubis sur l'ongle, en espèces! murmura Rogerson.
—Cent pour cent! s'écria Maurice. Mais cela vous fait quelque chose comme trente pour cent de bénéfice! Singulière chose! Et qui est l'acheteur?
—Un homme que je ne connais pas! répondit le créancier. Un nommé Moss!
«Un juif!» songea Maurice, quand son visiteur l'eut quitté. Que pouvait bien avoir à faire un Juif d'une créance sur la maison Finsbury? Et quel intérêt pouvait-il bien avoir à la payer d'un tel prix? Ce prix justifiait Rogerson: oui, Maurice lui-même était prêt à en convenir. Mais il prouvait, en même temps, de la part de Moss, un étrange désir de devenir créancier de la maison de cuirs. La créance pouvait être présentée d'un jour à l'autre, ce même jour, ce même matin! Et pourquoi? Le mystère de Moss menaçait de constituer un triste pendant au mystère de Pitman. «Et cela au moment où tout paraissait vouloir aller mieux!» gémit Maurice, en se cognant la tête contre le mur. Au même instant, on vint lui annoncer la visite de M. Moss.
M. Moss était un juif du genre rayonnant, avec une élégance choquante et une politesse offensive. Il déclara qu'il agissait, en tout cela, au nom d'une tierce partie; lui-même ne comprenait rien à l'affaire en question; son client lui avait donné des ordres formels. Le susdit client tenait à rentrer dans ses fonds; mais, si la chose était tout à fait impossible pour l'instant, il accepterait un chèque payable dans soixante jours...
—Je ne sais pas ce que tout cela signifie! dit Maurice. Quel motif a bien pu vous pousser à racheter cette créance, et à un taux comme celui-là?
M. Moss n'en avait pas la moindre idée: il s'était borné à exécuter les ordres de son client.
—Tout cela est absolument irrégulier! dit enfin Maurice. C'est contraire aux usages commerciaux. Quelles sont vos instructions pour le cas où je refuserais?
—J'ai l'ordre, en ce cas, de m'adresser à M. Joseph Finsbury, le chef de votre maison! répondit le juif. Mon client a tout particulièrement insisté sur ce point. Il m'a dit que c'était M. Joseph Finsbury qui seul avait titre, ici... excusez-moi, l'expression n'est pas de moi!
—Il est impossible que vous voyiez M. Joseph: il est souffrant! dit Maurice.
—En ce cas, j'ai ordre de remettre l'affaire aux mains d'un avoué. Voyons un peu!—poursuivit M. Moss, en consultant son portefeuille.—Ah! Voici! M. Michel Finsbury! Un de vos parents, peut-être? J'en serais fort heureux, car, si cela était, l'affaire pourrait sans doute s'arranger à l'amiable!
Tomber aux mains de Michel: c'était trop, pour Maurice. Il se risqua. Un chèque à soixante jours? En somme, qu'avait-il à craindre? Dans soixante jours, il serait probablement mort, ou tout au moins en prison! De telle sorte qu'il ordonna à son gérant de donner à M. Moss un fauteuil et un journal.
—Je vais aller faire signer le chèque par M. Joseph Finsbury! dit-il. Mon oncle est couché, souffrant, dans notre maison de John-Street!
Un fiacre pour l'aller, un fiacre pour le retour: encore deux fortes entailles aux quatre shillings de son capital! Il calcula que, après le départ de M. Moss, il aurait pour toute fortune au monde dix-sept sous. Mais ce qui était plus fâcheux encore, c'est que, pour se tirer d'embarras, il avait dû maintenant transporter son oncle Joseph à Bloomsbury.
«Hélas! se disait-il, inutile désormais pour le pauvre Jeannot de s'enfermer dans le Hampshire! Et quant à savoir comment je pourrai faire durer la farce, je veux être pendu si j'en ai la moindre idée! Avec mon oncle à Browndean, c'était déjà à peine possible: avec mon oncle à Bloomsbury, cela me paraît au-dessus des forces humaines. Au-dessus de mes forces à moi, en tout cas: car enfin, c'est ce que fait Michel, avec le corps de mon oncle Masterman! Mais lui, voilà! il a des complices, cette vieille gouvernante, et sans doute bien des coquins de sa clientèle. Ah! si seulement je pouvais trouver des complices!»
La nécessité est la mère de tous les arts humains. Eperonné par elle, Maurice se surprit lui-même, en constatant la hâte, la décision et, au total, l'excellente apparence de son nouveau faux. Trois quarts d'heure après, il remettait à M. Moss un chèque où s'étalait, hardiment, la signature de l'oncle Joseph.
—Voilà qui est parfait! déclara le gentleman israélite en se levant. Et maintenant j'ai l'ordre de vous dire que ce chèque ne vous sera pas présenté à l'échéance, mais que vous ferez sagement de prendre garde, de prendre bien garde!
Toute la chambre se mit à nager autour de Maurice.
—Quoi? Que dites-vous? s'écria-t-il, en se retenant à la table. Que voulez-vous dire?... Que le chèque ne sera pas présenté?... Pourquoi aurais-je à prendre garde? Qu'est-ce que toute cette folie?
—Pas la moindre idée, ma parole, monsieur Finsbury! répondit l'hébreu, avec un bon sourire. C'est simplement un message dont on m'a chargé! On m'a mis en bouche les expressions qui semblent vous agiter si fort!
—Le nom de votre client? demanda Maurice.
—Mon client tient provisoirement à ce que son nom reste un secret! répondit M. Moss.
Maurice se pencha sur lui.
—Ce n'est pas... Ce n'est pas la banque? murmura-t-il d'une voix étranglée.
—Bien au regret de n'avoir pas l'autorisation de vous en dire davantage! répondit M. Moss. Et maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous souhaiter une bonne journée!
«Me souhaiter une bonne journée!» songea Maurice, resté seul. Dès la minute suivante, il avait empoigné son chapeau, et s'était enfui de son cabinet, comme un fou. Ce ne fut qu'au bout de trois rues qu'il s'arrêta, pour grogner: «Mon Dieu! grogna-t-il, j'aurais dû emprunter de l'argent au gérant! Mais, à présent, il est trop tard. Impossible de retourner pour cela! Non, c'est clair! Je suis sans le sou, absolument sans le sou, comme les ouvriers sans travail!»
Il rentra chez lui, et s'assit mélancoliquement dans la salle à manger. Jamais Newton n'a fait un effort de pensée aussi vigoureux que celui que fit alors cette victime des circonstances: et cependant l'effort resta stérile. «Je ne sais pas si cela tient à un défaut de mon esprit, se dit-il: mais le fait est que je trouve que ma malchance a quelque chose de contre-nature. Ça vaudrait la peine d'écrire au Times, pour signaler le cas! Que dis-je? Ça vaudrait la peine de faire une révolution! Et le plus clair de l'affaire, c'est qu'il me faut tout de suite de l'argent! La moralité, je n'ai plus à m'en occuper: j'ai depuis longtemps dépassé cette phase! C'est de l'argent qu'il me faut, et tout de suite; et la seule chance que j'aie de m'en procurer, c'est Bent Pitman! Bent Pitman est un criminel: et, par conséquent, sa position a des côtés faibles! Il doit avoir encore gardé une partie des huit cents livres. Il faut, à tout prix, que je l'oblige à partager avec moi ce qui lui en reste! Et, même s'il ne lui en reste plus rien, eh bien! je lui raconterai l'affaire de la tontine: et alors, avec un bravo comme ce Pitman dans mon jeu, ce sera bien le diable si je n'arrive pas à un résultat!»
Tout cela était bel et bon. Mais encore s'agissait-il de mettre la main sur Bent Pitman: et Maurice n'en voyait pas très clairement le moyen. Une annonce dans les journaux, oui, c'était la seule façon possible d'atteindre Pitman. Oui, mais en quels termes rédiger la demande d'un rendez-vous, au nom de quoi, et où? Faire venir Pitman à Bloomsbury, dans la maison de John Street, serait bien dangereux avec un gaillard de cette sorte, qui, du même coup, apprendrait l'adresse de Maurice, et n'était pas homme à n'en point profiter plus tard contre lui. Fixer le rendez-vous dans la maison de Pitman? Bien dangereux, cela aussi. Maurice se représentait trop bien ce que devait être cette maison, une sinistre tanière, dans Holloway, avec une trappe secrète dans chacune des chambres; une maison où l'on pouvait entrer en pardessus d'été et en bottines vernies, pour en sortir, une heure plus tard, sous la forme d'un hachis de viande dans un panier de boucher! C'était là, d'ailleurs, l'inconvénient fatal d'une liaison avec un complice trop entreprenant: Maurice s'en rendait compte, non sans un petit frisson. «Jamais je n'aurais rêvé que je dusse en venir un jour à désirer une société comme celle-là!» se disait-il.
Enfin une brillante idée lui surgit à l'esprit. La Gare de Waterloo, un lieu public, et cependant suffisamment désert à de certaines heures! Et ce n'était pas tout! Mais aussi un lieu dont le nom seul devait faire battre plus fort le cœur de Pitman; un lieu dont le choix, pour le rendez-vous, allait suggérer au ruffian qu'on connaissait au moins un de ses coupables secrets!
Maurice prit donc une feuille de papier, et se mit à rédiger l'esquisse d'une annonce:
AVIS.—WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeux tombent par hasard sur le présent avis, est informé qu'il pourra apprendre quelque chose d'avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures à quatre heures de l'après-midi, sur le quai de départ des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.
Maurice relut avec la plus vive satisfaction le petit morceau de littérature qu'il venait d'improviser. «Pas mal, vraiment! se dit-il. Quelque chose d'avantageux pour lui n'est peut-être pas d'une exactitude rigoureuse; mais c'est tentant, c'est original, et, en somme, on n'a pas à prêter serment avant d'être admis à faire passer une annonce! Tout ce que je demande au ciel, jusqu'à dimanche, c'est de pouvoir me procurer un peu d'argent de poche pour mes repas, pour les frais de l'annonce, et aussi pour... Mais non, ne gaspillons pas nos fonds en envoyant des mandats à Jean! Je lui enverrai simplement encore quelques journaux comiques. Oui, mais où trouver de l'argent?»
Il s'approcha de l'armoire où était renfermée sa collection de bagues à cachets... Mais, soudain, le collectionneur se révolte en lui: «Non, non; je ne veux pas! s'écria-t-il. Pour rien au monde je ne dépareillerai ma série! Plutôt voler!»
Il s'élança dans le salon, et y prit en hâte quelques curiosités rapportées jadis par l'oncle Joseph, une paire de babouches turques, un éventail de Smyrne, un narghilé égyptien, un mousqueton garanti comme ayant appartenu à un bandit de Thrace, et une poignée de coquillages, avec leurs noms écrits en latin sur des étiquettes.
XIV
OÙ WILLIAM BENT PITMAN APPREND QUELQUE CHOSE D'AVANTAGEUX POUR LUI
Le dimanche matin, William Dent Pitman se leva à son heure habituelle, mais dans une disposition un peu moins mélancolique que celle où il avait vécu depuis la malencontreuse arrivée du baril. C'est que, la veille de ce dimanche, une fructueuse addition avait été faite à sa famille, sous les espèces d'un pensionnaire. Le pensionnaire avait été amené par Michel Finsbury, qui avait aussi fixé le prix de la pension, et en avait garanti le paiement régulier; mais, sans doute par un nouvel effet de son irrésistible manie de mystification, Michel avait fait à Pitman un portrait le moins engageant possible du vieillard qu'il installait à son foyer. Il avait laissé à entendre à l'artiste que ce vieillard, qui d'ailleurs était de ses proches parents, ne devait être traité qu'avec une grande méfiance. «Ayez soin d'éviter toute familiarité avec lui! avait-il dit; je connais peu d'hommes dont le commerce soit plus dangereux!» De telle sorte que Pitman, d'abord, n'avait abordé son pensionnaire que très timidement: et grande avait été sa surprise à découvrir que ce vieillard, qu'on lui avait dit terrible, était en réalité un excellent homme.
Au dîner, le pensionnaire avait poussé la complaisance jusqu'à s'occuper des trois enfants de Pitman, à qui il avait appris une foule de menus détails curieux sur divers sujets; et jusqu'à une heure du matin, ensuite, il s'était entretenu avec l'artiste, dans l'atelier de celui-ci, l'éblouissant par la variété et la sûreté de ses connaissances. En un mot, le bon Pitman avait été ravi, et, maintenant encore, lorsqu'il se rappelait l'excellente soirée de la veille, un sourire, depuis longtemps envolé, reparaissait dans ses yeux. «Ce vieux M. Finsbury est pour nous une acquisition des plus précieuses!» songeait-il en se rasant devant la fenêtre. Et quand, sa toilette achevée, il entra dans la petite salle à manger, où le couvert se trouvait déjà mis pour le déjeuner, c'est presque avec une cordialité de vieil ami qu'il serra la main de son pensionnaire.
—Je suis enchanté de vous voir, mon cher monsieur! dit-il. J'espère que vous n'avez pas trop mal dormi?
—Les personnes de mœurs sédentaires se plaignent volontiers du trouble qu'apporte à leur sommeil l'obligation de dormir dans un nouveau lit! répondit le pensionnaire. Et je sais bien que ces personnes, d'après la statistique, forment une majorité plus considérable encore qu'on ne pourrait le supposer. Et quand je dis: «l'obligation de dormir dans un nouveau lit,» vous entendez naturellement que ce n'est là qu'une manière de parler; car le lit peut être ancien, encore que, pour celui qui y couche, il paraisse nouveau! Nous avons ainsi dans notre langue une foule de locutions singulières, et qui vaudraient la peine d'être rectifiées. Mais pour ce qui est de moi, monsieur, accoutumé, comme je l'ai été longtemps, à une vie de changement presque continuel, je dois dire que j'ai, en somme, parfaitement dormi!
—Je suis ravi de l'apprendre! dit avec chaleur le professeur de dessin. Mais je vois, monsieur, que je vous ai interrompu dans la lecture de votre journal!
—Le journal du dimanche est une des nouveautés de notre temps! répondit M. Finsbury. On dit qu'en Amérique il a encore pris plus d'importance que chez nous. Bon nombre de journaux du dimanche, en Amérique, ont des centaines de colonnes, dont la moitié au moins, d'ailleurs, est réservée aux annonces. Dans d'autres pays, les journaux quotidiens paraissent même le dimanche, de telle sorte que des journaux spéciaux comme ceux-ci n'y ont point de raison d'être. Le journalisme contemporain, monsieur, se manifeste sous une infinité de formes différentes: ce qui ne l'empêche pas d'être partout, au même degré, le grand agent de l'éducation et du progrès humains. Qui pourrait croire, monsieur, qu'une chose aussi indispensable, qu'une telle chose, dis-je, n'ait pas existé de tout temps? Et cependant les journaux sont d'une invention relativement récente: le premier en date... Mais tout cela, pour intéressant que cela soit à connaître, n'est, de ma part, qu'une digression. Ce que je voulais vous demander, monsieur, était ceci: êtes-vous, comme moi, un lecteur assidu de notre presse nationale?
—Oh! vous savez, s'excusa Pitman, pour nous, artistes, la presse ne saurait avoir le même intérêt que pour...
—En ce cas, interrompit Joseph, il se peut que vous ayez laissé échapper sans la remarquer une annonce qui a paru dans divers journaux, les jours passés, et que je retrouve, ce matin, dans le Sunday Times! Le nom, sauf une variante de peu d'importance, ressemble fort à votre nom. Si vous voulez bien, je vais vous lire cela tout haut!
Et, du ton qui lui servait pour ses citations publiques, il lut:
AVIS.—WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeux tombent par hasard sur le présent avis, est informé qu'il pourra apprendre quelque chose d'avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures à quatre heures de l'après-midi, sur le quai de départ des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.
—Est-ce que vraiment c'est imprimé sur le journal? s'écria Pitman. Voyons! Bent? Cela doit être une faute d'impression. Quelque chose d'avantageux pour moi? Monsieur Finsbury, permettez-moi de vous demander une faveur! Je sais combien ce que je vais vous dire sonnera étrangement à vos oreilles; mais, voyez-vous, il y a des raisons d'ordre tout intime qui me font désirer que cette petite affaire reste absolument entre nous! Je voudrais beaucoup que mes enfants... Je vous assure, cher monsieur, qu'il n'y a, dans ce secret, rien de déshonorant pour moi: des raisons d'ordre intime, rien de plus! Et d'ailleurs j'achèverai de mettre votre conscience en repos quand je vous aurai dit que l'affaire en question est connue de notre ami commun, M. Michel, qui, la connaissant, n'a pas cru devoir me retirer sa précieuse estime!
—Un seul mot suffisait, monsieur Pitman! répondit Joseph avec une de ses révérences orientales.
Une demi-heure plus tard, le professeur de dessin trouva Michel dans son lit avec un livre; l'avoué offrait une parfaite image du repos et de la bonne humeur.
—Salut, Pitman, dit-il! en déposant son livre. Quel vent vous amène, à cette heure du jour? Vous devriez être à l'église, mon ami!
—Je ne suis guère en train d'aller à l'église aujourd'hui, monsieur Finsbury! répondit l'artiste. Une nouvelle catastrophe menace de fondre sur moi, monsieur!
Et il tendit à Michel l'annonce du journal.
—Quoi? Qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Michel en sursautant dans son lit.
Puis, après avoir étudié l'annonce pendant un instant:
—Pitman, je me moque tout à fait du document que voici!
—Et, cependant, je ne crois pas qu'on puisse le négliger! murmura Pitman.
—Je supposais que vous aviez eu assez déjà de la Gare de Waterloo! répondit l'avoué. Y seriez-vous attiré par une impulsion morbide? Au fait, vous êtes devenu tout drôle, depuis que vous avez perdu votre barbe! Je commence à croire que c'était dans votre barbe que vous gardiez votre bon sens!
—Monsieur Finsbury, dit le professeur de dessin, j'ai beaucoup réfléchi à la nouvelle complication qui vient de se produire dans ma vie, du fait de cette annonce: et, si vous voulez bien me le permettre, je vais vous exposer les résultats de mes réflexions!
—Allez-y! fit Michel. Mais n'oubliez pas que c'est aujourd'hui dimanche! Pas de gros mots, ni de bavardage inutile!
—Nous nous trouvons en présence de trois hypothèses possibles, commença Pitman: 1o cette annonce peut se rattacher à l'affaire du baril; 2o elle peut se rapporter à la statue de M. Semitopolis; enfin, 3o elle peut émaner du frère de ma défunte femme, qui est parti il y a vingt ans pour l'Australie et n'a plus jamais donné de ses nouvelles. Dans le premier cas,—affaire du baril,—j'admets que l'abstention serait, pour moi, le parti le plus sage.
—La cour est de votre avis jusque-là, maître Pitman! dit Michel. Veuillez continuer.
—Dans le second cas, poursuivit Pitman, j'ai le devoir de ne rien négliger de ce qui peut m'aider à retrouver l'antique malencontreusement égaré!
—Mais, mon cher ami, vous m'avez dit vous-même, avant-hier, que M. Semitopolis vous avait déchargé de toute responsabilité dans l'accident! Que voulez-vous de plus?
—Je suis d'avis, monsieur, sauf erreur, que l'irréprochable correction de la conduite de M. Semitopolis m'impose, plus impérieusement encore, le devoir de rechercher l'Hercule! répondit le professeur de dessin. Je me rends bien compte de tout ce que mon attitude a eu, dès le début, d'illégal et de répréhensible: raison de plus pour que, désormais, je m'efforce d'agir en gentleman!
Et Pitman rougit jusqu'aux oreilles.
—A cela non plus je ne vois pas d'objection! déclara Michel. J'ai souvent pensé moi-même que j'aimerais, un jour, à essayer d'agir en gentleman. Mais ce sera pour plus tard, quand je me serai retiré des affaires. Ma profession, hélas! me rend provisoirement la chose presque impraticable!
—Et dans la troisième hypothèse, poursuivit Pitman, si l'auteur de l'annonce est mon beau-frère Tim, eh bien, naturellement, cela signifie la fortune pour nous!
—Oui, mais malheureusement l'auteur de l'annonce n'est pas votre beau-frère Tim! dit l'avoué.
—Vous êtes-vous aperçu, monsieur, d'une expression qui me paraît des plus remarquables, dans cette annonce: quelque chose d'avantageux pour lui?—demanda Pitman, avec un sourire malin.
—Innocent agneau que vous êtes! répondit Michel. Cette expression est le lieu commun le plus éculé de notre langue anglaise; elle prouve simplement que l'auteur de l'annonce est un imbécile! Voyons! Voulez-vous que, tout de suite, je vous démolisse votre château de cartes? Eh bien! est-ce que votre beau-frère Tim serait homme à faire cette erreur, dans la façon d'écrire votre nom! Bent au lieu de Dent? Ce n'est pas que, en soi, la correction me déplaise! Je la trouve au contraire admirablement judicieuse2, et suis bien résolu à l'adopter désormais moi-même, dans mes rapports avec vous! Mais trouvez-vous vraisemblable qu'elle vienne de votre beau-frère?