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Le musée du Louvre, tome 2 (of 2)

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The Project Gutenberg eBook of Le musée du Louvre, tome 2 (of 2)

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Title: Le musée du Louvre, tome 2 (of 2)

Author: Armand Dayot

Release date: June 3, 2017 [eBook #54835]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MUSÉE DU LOUVRE, TOME 2 (OF 2) ***

Au lecteur

Table des matières

Index alphabétique

couverture

LES GRANDS MUSÉES DU
MONDE ILLUSTRÉS EN COULEURS

LE MUSÉE
DU LOUVRE

Publié sous la direction de M. ARMAND DAYOT, Inspecteur général des Beaux-Arts

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 90 PLANCHES HORS TEXTE EN COULEURS

PIERRE LAFITTE & Cie
PARIS — 90, CHAMPS-ÉLYSÉES — PARIS
TOME DEUXIÈME

COPYRIGHT 1913
BY PIERRE LAFITTE & Cie.

Tous droits de reproduction et de
traduction réservés pour tous pays.

QUENTIN LA TOUR
(1704-1788)

PORTRAIT DE LOUIS XV

Louis XV


LE roi est représenté dans tout l’éclat de la jeunesse. Quentin La Tour a rendu avec bonheur cette tête charmante et fine qui faisait de Louis XV le plus beau gentilhomme de France. Le front, d’un dessin très pur, se développe entre les boucles d’une perruque poudrée; sous des sourcils parfaits, les yeux bien ouverts ont de la finesse, de l’intelligence, de la bonté; le nez, un peu charnu à la base, accuse cette courbure caractéristique dans la famille des Bourbons; l’incarnat des lèvres trahit la sensualité bien connue du monarque; le menton assez allongé termine agréablement ce beau visage et lui donne un grand air de distinction. Une fine cravate blanche enserre le cou. Le roi est revêtu d’une riche armure ornée de fleurs de lis d’or et doublée de velours bleu; il porte en sautoir le grand cordon de l’ordre du Saint-Esprit, en moire bleue; sur la poitrine s’étale un autre cordon, écarlate celui-là, auquel est attaché l’ordre de la Toison d’Or. Sur l’épaule droite est négligemment jeté le grand manteau royal fleurdelisé et doublé d’hermine.

Ce portrait, comme tous ceux de La Tour, est d’une exécution supérieure et d’une intensité de vie étonnante. Tout le charme du modèle est magnifiquement traduit dans la douceur caressante des yeux; c’est bien là le monarque aimable et joli qui, dans les premiers temps de son règne, mérita le beau titre de Bien-Aimé que lui avait donné son peuple. Et n’allez pas croire que le peintre a flatté son modèle; tous les portraits et toutes les gravures du temps attestent la beauté un peu efféminée de Louis XV. Au surplus, Quentin La Tour n’avait rien d’un courtisan. Dans une précédente notice, on a pu voir qu’il mettait assez peu de bonne grâce dans ses rapports avec la Cour et que le roi lui-même n’échappait pas à ses boutades. Plusieurs fois, au cours des séances de pose, il se livra, parlant à Louis XV, à des réflexions inconvenantes que Louis XIV n’eût pas tolérées mais que son successeur supporta sans colère. D’ailleurs, comme tous les Bourbons, Louis XV avait de l’esprit et, plus d’une fois, les réparties du monarque laissèrent le pauvre La Tour interloqué et pantois.

Le portrait de Louis XV figura au Salon de 1748 avec ceux de la Reine, du Dauphin, du maréchal de Saxe, du maréchal de Belle-Isle, du prince Édouard et de plusieurs autres. A cette époque, La Tour était à l’apogée de sa réputation; la Cour et la ville le proclamaient le roi du pastel. Tout ce que Paris comptait de considérable par la naissance et la fortune briguait l’honneur de se faire peindre par lui. La Tour, aussi avisé en affaires qu’habile homme en peinture, exploitait cette vogue et demandait pour ses portraits des sommes très élevées. Sans être avare—car il donna maintes preuves de générosité,—il avait une haute opinion de son talent et bien souvent ses prétentions furent à ce point exorbitantes que ses modèles lui laissèrent pour compte ses portraits plutôt que de payer les sommes excessives qu’il réclamait. Nous l’avons vu exigeant quarante-huit mille livres pour le portrait de Mme de Pompadour; nous le retrouvons, à toutes les époques de sa vie, bataillant pour le règlement de ses portraits, par exemple pour ceux de Mesdames dont il réclame des prix exagérés.

Par un curieux retour de fortune, la faveur qui s’attachait aux œuvres de La Tour diminua considérablement sur la fin de sa vie. Il est vrai de dire que sa main n’était plus aussi sûre et qu’il gâtait souvent, par des surcharges et des retouches inutiles, des portraits admirablement peints du premier jet. Quand il mourut, dans un état voisin de la folie, il était déjà presque oublié d’une génération qui s’était créé de nouveaux goûts et forgé de nouvelles idoles. Après sa mort, cette défaveur s’affirma encore et tourna à l’injustice. L’avènement de la peinture classique, instaurée en France par David, acheva cette déchéance, et le brillant pastelliste fut englobé dans la même réprobation que Boucher, Fragonard et Watteau.

Lorsque, en 1817, le frère de La Tour, se conformant à ses dernières volontés, légua la plupart de ses toiles à la ville de Saint-Quentin, on procéda à une vente qui devait permettre de réaliser certaines libéralités du grand pastelliste à des œuvres charitables. Ces enchères sont demeurées célèbres; personne ne voulait de ces œuvres que l’on couvre d’or aujourd’hui. Le magnifique portrait de Rousseau fut retiré à trois francs et celui, non moins beau, de Mondonville accordant son violon n’atteignit pas cinq francs. Devant ce piètre résultat, l’abbé Duliège, cousin de La Tour et son exécuteur testamentaire, renonça, d’accord avec la municipalité de Saint-Quentin, à pousser plus loin cette désastreuse opération.

Vers la même époque, vingt-cinq préparations de La Tour sont vendues soixante livres; en 1820, un portrait de La Tour, par lui-même, qualifié par l’expert de "très beau", est adjugé 15fr.95. En 1824, vingt-trois portraits, dont dix encadrés et les autres en feuilles, sont vendus en lot pour une somme dérisoire. Le portrait de Crébillon père atteint péniblement trente francs. Tout récemment encore, en 1874, deux «préparations» de Silvestre et Dumont le Romain, par La Tour, étaient adjugées 300 francs et le portrait du Dauphin montait, non sans effort, à 620 francs.

Il en va tout autrement aujourd’hui. Les pastels de La Tour atteignent actuellement des prix que le célèbre pastelliste, si âpre au gain, n’aurait jamais osé rêver. Qu’il nous suffise de rappeler la vente Doucet, toute récente, où le portrait de Duval de l’Epinoy, par La Tour, est monté jusqu’à six cent mille francs.

Quelque excessif que paraisse ce revirement, il n’est que juste, car La Tour fut réellement un grand artiste et il faut se souvenir du mot du baron Gérard, devant une de ses préparations: «On nous pilerait tous dans un mortier, Gros, Girodet, Guérin et moi, tous les G, qu’on ne tirerait pas de nous un morceau comme celui-ci!»

On ne saurait mieux faire que de citer l’opinion de Diderot sur Quentin La Tour, à propos du Salon de 1767:

«C’est, certes, un grand mérite aux pastels de la Tour de ressembler; mais ce n’est ni leur principal, ni leur seul mérite. Toutes les parties de la peinture y sont encore. Le savant, l’ignorant les admirent sans avoir jamais vu les personnes; c’est que la chair et la vie y sont, mais pourquoi juge-t-on que ce sont des portraits et cela sans s’y méprendre? Quelle différence y a-t-il entre une tête de fantaisie et une tête réelle? Comment dit-on d’une tête réelle, qu’elle est bien dessinée, tandis qu’un des coins de la bouche relève, tandis que l’autre tombe? Dans les ouvrages de La Tour, c’est la nature même, c’est le système de ses incorrections telles qu’on les y voit tous les jours. Ce n’est pas de la poésie; ce n’est que de la peinture.»

Le portrait de Louis XV fut finalement acquis par le Louvre, où il figure parmi d’autres belles œuvres du grand pastelliste.


Hauteur: 0.98.—Largeur: 0.65.—Figure grandeur naturelle.
(École française du xixe siècle, 6e salle).

ÉCOLE FRANÇAISE
(JEAN PERRÉAL?)
PORTRAIT D’HOMME

Portrait d’Homme


L’HOMME est campé dans une attitude aisée, fière, qui révèle un soldat sous l’ajustement du courtisan. La tête énergique, aux traits accentués, encadrée de cheveux rudes, fait penser à ces gentilshommes batailleurs dont la France tout entière fut le champ clos à l’époque des guerres de religion. La douceur n’était pas leur vertu; ils n’avaient de respect que pour la force. Féroces dans le combat, impitoyables dans la victoire, ils commettaient au nom de Dieu les pires atrocités et donnaient carrière, sous le couvert de convictions religieuses, à leurs instincts de violence et de rapine, allant parfois jusqu’à se mettre en révolte ouverte contre l’autorité royale. L’inconnu de ce petit tableau dut être un de ceux-là: il y a de l’audace dans le regard, de la dureté dans les lignes du visage, de la sévérité dans les lèvres étroitement closes. Une large fraise tuyautée encadre la mâle figure du personnage. Le haut du corps est pris dans un pourpoint d’un blanc crémeux fermé sur la poitrine par un rang de boutons et qui se termine en pointe à la ceinture, selon la mode du temps. La main gauche serre la poignée de l’épée, tandis que la droite s’appuie sur la hanche. Le haut-de-chausses, raide comme un corselet d’acier, se compose de riches passementeries rouges appliquées sur un fond crème, semblable à celui du pourpoint. On ne voit qu’une partie des jambes, jambes nerveuses et souples d’un homme que n’ont pas énervé les plaisirs et l’oisiveté de la Cour.

Si nous ignorons l’identité du personnage, nous ne sommes pas mieux renseignés sur le peintre qui a exécuté ce beau portrait. L’art primitif français a connu cette disgrâce de n’avoir pas eu d’historiographe pour transmettre à la postérité les noms de cette pléiade d’artistes qui vécut à la cour des Valois, de François Ier à Henri IV. Plus heureux que nous, les Italiens eurent Vasari; les Flamands, Karel van Mander. Le peu que nous savons de nos vieux maîtres français, il a fallu le détacher, pièce à pièce, des chroniques du temps, des comptes de trésorerie de la cassette royale, ou des annales provinciales du royaume. C’est ainsi que quelques noms ont été révélés, comme ceux de Clouet, de Jean Foucquet, de Jean Malouel; pour bien d’autres artistes, les noms mêmes ne sont pas mentionnés et l’on est obligé, pour les désigner, de les appeler le Maître de Flémalle, le Maître de Moulins, le Maître de l’Œuvre, etc. Quant à l’attribution à chacun d’eux des œuvres dont ils sont les auteurs, on est également réduit aux conjectures et, faute de documents, il a fallu procéder jusqu’ici par analogie, par comparaison, par élimination. Mais, en somme, qu’importe? Il nous suffit de savoir qu’à l’époque où l’Italie se glorifiait d’une renaissance artistique, où les Flandres triomphaient avec des peintres comme les van Eyck, la France pouvait leur opposer des maîtres qui ne cédaient en rien à ceux-là comme métier et comme inspiration.

Il existe en France une assez nombreuse école de critiques pour qui le Primatice, et en général tous les Italiens appelés en France par François Ier, le Restaurateur des Lettres, marquent la première tentative d’art que les Français eussent connue. Pour ceux-là, Jehan Foucquet n’est qu’un Italien mal dégrossi et Jehan Clouet un élève médiocre de Barthélemy Guetty, dont on fait un Bartolomeo Ghetti pour la circonstance. D’autres, non moins nombreux, font dériver notre art national de l’école flamande, dont Jean van Eyck fut le génial ancêtre. A les entendre, toutes les œuvres de cette époque, arrivées jusqu’à nous, ne seraient que des œuvres de Flamands ou directement inspirées par eux.

Aux premiers, on peut opposer que la France possédait des artistes comme Étienne d’Auxerre à l’époque où le Primatice n’avait que 18 ans et que Clouet, plus âgé que le même Primatice et déjà célèbre, n’avait rien eu à lui demander pour la technique de son métier. Aux seconds, il serait encore plus facile de répondre que, loin que la France ait puisé son art aux sources flamandes, il y a beaucoup à parier que c’est la technique française, au contraire, qui s’est imposée aux artistes flamands. Ceux-ci, en effet, sont tous venus en France pour y exercer leur art, soit à Paris, soit à la cour des ducs de Bourgogne qui était une cour française où dominait le goût français, où vivaient des artistes français très connus de leur temps. Qui nous assure que les van Eyck, pour ne parler que d’eux, n’y ont pas acquis et tout au moins affiné le meilleur de leur génie? Au surplus, les œuvres de nos maîtres français, sont d’une simplicité dans la facture, d’une harmonie dans la composition, qui ne permet pas de les apparenter aux Flamands ou aux Italiens. C’est le cas pour le beau Portrait d’Homme que nous donnons ici.

Regrettons seulement ce travers de notre race, cette gentilhommerie à rebours qui nous fait sans cesse dédaigner nos gloires pour chanter celles du voisin.

Le Portrait d’Homme faisait partie de la collection Lauvageot et est entré avec elle au Louvre.


Hauteur: 0.35.—Largeur: 0.27.—Figure à mi-jambes: 0.20.
(Salle xi: salle du xvie siècle français).

MEISSONIER
(1815-1891)

1814

1814


SOUS un ciel sinistre d’hiver, l’armée impériale défile en colonnes. Ce n’est plus la marche triomphale d’autrefois, à l’époque des victoires; les troupes qui cheminent dans cette plaine défoncée, aux ornières remplies de neige, ont perdu leur bel enthousiasme, le sol glacé qu’elles foulent n’est plus celui des nations conquises, mais le sol de la France envahie. Elles vont d’un pas morne, comme courbées sous le vent de défaite qui passe sur elles, en rafales. Et elles se tournent, d’un regard inquiet, vers l’idole qu’elles avaient cru invincible. Le voilà, justement, l’Empereur, à la tête de son état-major. Monté sur un cheval blanc, il garde son attitude familière: la main droite, qui tient la cravache, est passée comme d’habitude dans le parement de la redingote grise, sur la poitrine; le chapeau légendaire découpe toujours, sur le ciel livide, «son ombre altière et péremptoire». Mais le visage est sombre, fermé, lourd de pensées. A quoi songe le grand capitaine, au cours de cette marche dans la plaine glacée? Prépare-t-il quelque géniale revanche ou pressent-il l’abandon, les défections de tous ces maréchaux qui cheminent derrière lui, chamarrés d’or, et qu’il a tirés du néant pour en faire des ducs, des princes et des rois? Ils le suivent encore, mais on les devine préoccupés, fatigués, désireux peut-être de jouir enfin dans la paix de ces fortunes acquises sur les champs de bataille. Voici Berthier, Duroc, Caulaincourt, Drouot, et Ney reconnaissable à sa tête allongée et au manteau dont il ne passe jamais les manches. Jamais Napoléon ne les a mis à une plus rude épreuve que durant cette campagne de France, où son génie s’est multiplié pour faire tête à l’ennemi sur tous les points à la fois.

Il y a dans ce tableau, si sobre de composition, une impression tragique plus éloquente que la plus dramatique mise en scène. Tout concourt à en accentuer la tristesse, la sévère figure de l’Empereur, les mines sombres de l’état-major, l’aspect lugubre de cette journée d’hiver.

Dans l’esprit de Meissonier, 1814 devait être un des actes de la tragédie napoléonienne qu’il se proposait de peindre. 1796 devait célébrer l’aube glorieuse, Castiglione; 1807, Friedland, l’apogée de la gloire; 1810, Erfurt, c’est-à-dire l’Europe entière aux pieds de l’Empereur; 1814, la campagne de France et le déclin; 1815, le Bellérophon, l’aigle abattu, les ailes brisées.

Des cinq actes de cette tragédie, Meissonier n’exécuta que le deuxième et le quatrième, le 1807 et le 1814; les autres demeurèrent à l’état d’ébauches ou ne furent même pas esquissés.

Meissonier avait rêvé d’être le peintre de l’épopée napoléonienne. Il avait voué à l’Empereur un culte passionné et il étudiait les moindres détails concernant le grand homme avec cette persévérance et ce souci de la documentation qu’il apportait à ses tableaux.

M. Léonce Bénédite, dans sa belle étude sur Meissonier, nous le montre appliqué à cette tâche: «Il poursuit avec passion, sans lassitude, ses études continues, dont le temps et le travail semblent accroître l’intérêt, réunissant surtout, avec une ardeur extrême les moindres renseignements sur l’existence privée, les coutumes, les habitudes et jusqu’aux tics de l’Empereur. Il fait parler tous les généraux survivants de ces guerres héroïques, les Gouvion-Saint-Cyr, les Regnault de Saint-Jean-d’Angély, ou même le vieux musicien Carafa, et de préférence les humbles, les serviteurs ou les soldats, qui ne sont pas portés à amplifier ou à dénaturer. Il tâche d’en obtenir les détails les plus intimes et les plus infimes, heureux d’apprendre que Napoléon ne se gantait jamais que de la main gauche, qu’il portait tous les jours une culotte renouvelée de basin blanc, qu’il prisait, que sa cravache était toujours déchiquetée par la manie qu’il avait de s’en frapper continuellement les bottes. Trois jours avant la mort d’Horace Vernet, il va chez le vieux maître mourant. On cause de Napoléon, même à cette heure, et Vernet couché, de sa main vacillante, lui trace le dessin de la bouche de l’Empereur.»

Il se lie avec Pillardeau, un ancien piqueur de l’Empereur, qui est son voisin de campagne et il lui emprunte ses harnachements, ses armes, ses costumes. Il ne se lasse pas de se documenter sur le grand homme; il possédait lui-même un musée napoléonien complet, se procurant tous les effets provenant de la garde-robe impériale et faisant copier les vêtements du musée des Souverains.

Bruty raconte qu’étant allé visiter Meissonier dans son atelier, il le trouva juché sur un chevalet garni de la selle impériale, en culotte de peau, redingote grise et peignant ainsi, devant une glace, pour le tableau de 1814.

On peut sourire de cette religion poussée jusqu’au fétichisme, mais il faut reconnaître que le souci d’exactitude y avait autant de part que la ferveur, et peu de peintres ont porté aussi loin le respect de la vérité historique. La passion du détail a nui trop souvent, il est vrai, à son inspiration, on peut lui reprocher d’avoir voulu trop dire, mais il restera dans l’histoire de l’art comme un noble et vaillant artiste.

Il ne travailla pas moins de trois ans à son tableau de 1814; c’est assez dire quelles études il lui coûta et quelle conscience il y apporta.

1814 fut acquis par M. Chauchard qui l’a légué au Louvre. Il figure dans l’une des salles aménagées pour recueillir l’inestimable collection du richissime mécène.


Hauteur: 0.85.—Largeur: 1.18.—Figures: 0.25.
(Collection Chauchard).

NICOLAS POUSSIN
(1594-1665)

L’INSPIRATION DU POÈTE

L’Inspiration du poète


AU pied d’un arbre, Apollon, dieu des arts, est assis, un large manteau drapant son corps superbe d’Olympien. Sa tête est couronnée de feuillage, et son bras droit, appuyé sur sa lyre, est dirigé vers les tablettes d’un jeune poète qui, le visage illuminé d’une flamme idéale, sent pénétrer en lui le souffle divin de l’inspiration. Deus, ecce Deus! Le visage frémissant du néophyte traduit à la fois la joie, la ferveur et l’extase. Au-dessus de sa tête vole un Amour, porteur de couronnes dont il va ceindre le front du poète. Vers lui se tourne également un autre Amour, armé du carquois symbolique, qui semble lui promettre d’autres lauriers, aussi doux que ceux de la gloire. Derrière le dieu, et contemplant la scène, une femme d’une idéale beauté, muse ou déesse, écoute d’un air ravi les strophes inspirées du jeune et charmant rapsode.

Dans cette harmonieuse composition se trouvent résumées toutes les belles et solides qualités de l’art de Poussin: la clarté, la conscience, la pureté de lignes, la fermeté du dessin. C’est du classique le plus pur, mais quelle vie dans les figures, quelle simplicité dans les attitudes, et avec quel art le peintre s’est tenu éloigné de la froideur académique!

Le Louvre est riche en œuvres de Poussin. Il ne possède pas moins de quarante toiles de ce maître austère, laborieux et fécond, qu’on pourrait définir le philosophe de la peinture. «Toutes ses compositions, écrit Théophile Gautier, sont marquées au sceau du bon sens, de la rectitude et de la volonté. Si l’œil n’est pas toujours satisfait de ses tableaux, le raisonnement n’a jamais rien à y reprendre. Poussin gagne beaucoup à la gravure, comme les peintres plus soucieux de la pensée, de l’ordonnance et du dessin que de l’agrément de la couleur, et même en arrivant aux toiles dont on admirait les estampes, on éprouve parfois une sorte de désappointement, car les tons, posés d’ordinaire sur une impression rouge qui a repoussé, ont pris un aspect triste et rembruni. Mais si l’on ne se laisse pas rebuter par cette première vue, il se dégage bientôt de cette couleur flétrie et neutre un charme sévère comme de certaines pièces de Corneille, qui semblent d’abord ennuyeuses, et dont on sent plus tard la mâle beauté. Poussin a étudié l’antique, Raphaël et Jules Romain. Mais bien qu’il ait passé la plus grande partie de sa vie à Rome, et qu’il y soit mort, il n’en est pas moins resté Français, et chez lui l’idée l’emporte sur la sensation. La nature n’agit pas par son attrait propre, et il ne voit guère dans les formes que des moyens d’expression. L’exécution chez lui est toujours subordonnée au sujet et ne s’égaie pas dans cette joie libre de l’artiste qui peint pour peindre. Malgré cela ou à cause de cela, personne ne mérite mieux que Poussin le titre de grand maître. Il l’a été, sinon par le tempérament, du moins par toutes les nobles vertus qui s’acquièrent, se règlent et se développent sous la conduite d’une ferme raison. S’il n’a pas le grand style des Italiens, il a la correction soutenue, la gravité et la certitude magistrale du dessin.» Toutes ces qualités, fortifiées par la beauté morale de son caractère, valurent à Poussin l’admiration de ses contemporains. «L’Apelle de notre siècle est mort», écrivait un Français de marque qui assistait à ses obsèques.

La postérité a ratifié ce jugement. A aucune époque, la gloire de Poussin n’a subi d’éclipse; elle a continué à briller à travers les siècles comme un soleil que les nuages ne pourraient voiler. Les querelles et les rivalités d’écoles se sont attaquées à bien des génies pour les discréditer ou les saper; elles ont toujours respecté Poussin. Mieux que cela, chacun le revendique. Ingres se fait son panégyriste enthousiaste et dresse le vieux maître devant le romantisme comme le porte-étendard de la tradition. De son côté, Delacroix, adversaire du classicisme, réclame Poussin comme un précurseur, comme un quasi-révolutionnaire. «On a tant répété, écrit-il, qu’il est le plus classique des peintres, qu’on sera peut-être surpris d’apprendre qu’il fut l’un des novateurs les plus hardis de l’histoire de la peinture. Poussin est arrivé au milieu d’écoles maniérées chez lesquelles le métier était préféré à la partie intellectuelle de l’art. Il a rompu avec toute cette fausseté.»

Poussin fut un fervent de son art. Il peignit avec conviction, sans aucune préoccupation de lucre. Et s’il trouvait juste, en principe, qu’on rémunérât son effort, il demandait peu d’argent pour ses tableaux: une grande composition de Poussin était vendue environ mille francs. Souvent même il proportionnait le prix d’un tableau au nombre de figures qu’il renfermait, chaque figure lui ayant coûté un travail particulier.

Quelques critiques ont contesté l’authenticité de l’Inspiration du poète, qu’ils attribuent à Vouet. Les œuvres que nous possédons de ce peintre ne permettent pas de lui assigner celle-ci. Jamais Vouet n’a eu cette noblesse, cette harmonie, et surtout cette fermeté de dessin.

L’Inspiration du poète est au Louvre d’acquisition récente. Ce tableau est connu aussi sous le titre de Apollon et le poète.


Hauteur: 1.30.—Largeur: 1.90.—Figures grandeur demi-nature.
(Salle xiv: salle Mollien, 2e travée).

PRUD’HON
(1758-1823)

L’IMPÉRATRICE JOSÉPHINE

L’Impératrice Joséphine


SUR le désir même de l’Impératrice, Prud’hon a placé son auguste modèle en un paysage agreste, dans les bosquets de la Malmaison. De grands arbres au feuillage épais forment un joli coin d’ombre qui ne laisse apercevoir qu’un mince pan de ciel. Sur une sorte de banc naturel formé de roches, Joséphine de Beauharnais, femme de Napoléon et impératrice des Français, repose son corps souple et charmant de créole. Son bras gauche replié s’appuie sur la pierre formant dossier et la main aux doigts fuselés soutient la tête fine, encadrée de cheveux noirs. Le bras droit tombe naturellement le long du corps et vient s’appuyer sur un grand manteau pourpre placé sous elle et dont l’extrémité s’enroule sur les genoux. Ce manteau n’est pas là seulement pour protéger l’impératrice contre l’humidité de la pierre; il a certainement aussi comme fonction de faire valoir par le contraste la mousseline de la robe et le grain satiné des chairs. La tête est légèrement inclinée à droite, dans une pose de rêverie; avec son ovale allongé, ses yeux noirs pleins de douceur, son nez droit un peu relevé vers la pointe, sa bouche grande et souriante, le visage possède une grâce menue et puérile. La robe est largement décolletée, simplement retenue aux épaules qu’elle laisse voir ainsi que la rondeur des seins. Un cordon placé haut au-dessus de la taille, à la mode du temps, sert de ceinture. Sous la mousseline souple, les jambes longues se dessinent et s’appuient, chaussées de brodequins en satin blanc, sur un épais tapis de mousse.

L’ensemble de cette composition est infiniment gracieux et Prud’hon, qui excellait dans le portrait, a fait revivre dans cette toile, avec un art à la fois savant et exquis, la sympathique figure de la première femme du héros. Telle nous la dépeint l’Histoire, bonne, avenante, superficielle, coquette, frivole même, telle elle nous apparaît dans le portrait qu’en a tracé le peintre. Quelles pensées profondes peuvent agiter cette tête d’oiselle? Rêve-t-elle de grandes choses ou simplement d’une parure nouvelle? Gageons qu’il s’agit d’une parure; le sourire qui filtre à travers les paupières et qui joue sur les lèvres indique bien que les desseins du grand homme dont elle est la femme n’ont aucune part dans sa songerie. Prud’hon, dans ce magnifique portrait, a écrit une page d’histoire; sur le front de son modèle il a su fixer tous les traits puérils et décevants du caractère de Joséphine, qui fut une femme charmante et bonne, mais qui ne sut jamais, pour le malheur de Napoléon et de la France, être une Impératrice.

Ce portrait consacra la réputation de Prud’hon et lui valut la faveur impériale. Joséphine fut charmée de cette peinture; Napoléon s’en montra également très satisfait et lorsque, après le divorce, il épousa Marie-Louise, il chargea Prud’hon de la décoration pour les fêtes de la réception de la nouvelle Impératrice. Ce fut également lui qui dessina la toilette destinée à Marie-Louise, la table, le miroir, les coffres à bijoux, la psyché, les fauteuils, le lavabo, etc. Avec cette grâce dont il embellissait tout, Prud’hon réussit à assouplir et à rendre aimable le style froid et revêche de l’Empire. Il réalisa une véritable merveille d’élégance et de goût. En 1815, après la chute de l’Empereur, Marie-Louise avait emporté cette toilette à Parme; elle laissa sans protester commettre le sacrilège, par le comte de Bombelles, de détruire cette œuvre d’art. Tous ces objets rappelaient Napoléon, et l’on voulait effacer jusqu’à son souvenir dans le cœur de Marie-Louise, déjà très disposée à renier le grand homme.

Aussi frivole que Joséphine, Marie-Louise n’avait ni son charme ni sa bonté. Alors que l’épouse répudiée pleura toujours Napoléon perdu, l’archiduchesse autrichienne apporta sur le trône de France toutes les rancunes de sa race, toute l’indifférence d’une âme sans grandeur et Napoléon vaincu n’avait pas encore gravi les premières marches de son calvaire qu’elle engageait déjà de basses et honteuses intrigues sentimentales.

Prud’hon avait peint le portrait de Marie-Louise et celui du roi de Rome. Il fut même gratifié par l’Empereur du titre de professeur de dessin de l’Impératrice. Fonction purement platonique d’ailleurs, Marie-Louise étant totalement rebelle à tout effort d’esprit et n’ayant aucune sorte de goût pour les choses d’art. Plusieurs fois le peintre, soucieux de son rôle, s’évertua à fixer l’attention de son élève, il dut y renoncer. Dès le début de la leçon, l’Impératrice donnait des signes manifestes de lassitude. Puis, n’y tenant plus: «—J’ai bien sommeil, monsieur Prud’hon», lui disait-elle. A quoi Prud’hon répondait: «—Dormez, Madame.» Et, après un salut profond, il laissait la souveraine à son sommeil.

Le portrait de l’Impératrice Joséphine, quand il parut, souleva les commentaires malveillants des adversaires de Prud’hon. David et son école, notamment, se montrèrent hostiles. On le chansonna, on l’accusa d’avoir flatté son modèle et d’avoir peu consulté la nature. Mais les clameurs jalouses sont depuis longtemps éteintes et l’œuvre survit, dans sa triomphante et immortelle jeunesse.


Hauteur: 2.44.—Largeur: 1.79.—Figure grandeur nature.
(Salle xiv: salle Daru).

F. MILLET
(1814-1875)

L’ANGÉLUS

L’Angélus


NUL n’est prophète en son pays, affirme un vieux proverbe. La destinée de Millet justifia l’amère vérité de ce dicton. A aucune époque de sa vie, le pauvre peintre ne connut la douceur d’être compris, pas même sur ce coin de terre normande qui l’avait vu naître, grandir, produire, sans que personne y devinât de quelle gloire il allait embellir le sol natal. On raconte qu’un jour, un notable de Cherbourg se prit à dire: «Voyez comme nous sommes mal servis dans nos bonnes intentions. Chaque année, nous gratifions un enfant du pays d’une pension pour l’encourager dans ses dispositions d’art. Nous ne lésinons pas. Eh bien! jusqu’ici, nous n’avons récolté que des fruits secs.—Et Millet? lui demanda-t-on.—Millet, qu’est-ce que cela? Bien peu de chose. Il fait des paysans; ce n’était pas la peine de le pensionner pour peindre des bonnes gens que nous voyons tous les jours.»

Toute la France, à de rares exceptions près, pensait alors comme le notable de Cherbourg. Du richissime amateur au plus infime employé, en passant par le gros bourgeois renté, l’accord était unanime pour déclarer que le paysan mal vêtu, gauche, souvent malpropre, était indigne de solliciter l’attention d’un artiste. Ayant osé braver cette sentence, Millet fut accusé de faire œuvre révolutionnaire, de flatter les bas instincts du peuple en étalant sa misère et en la lui rendant haïssable. «C’est de la peinture de démocrates, affirmait Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts, de ces hommes qui ne changent pas de linge et veulent s’imposer aux gens du monde. Cet art me déplaît et me dégoûte.»

Le paysan n’était donc, à l’époque de Millet, qu’un être sans beauté, peut-être sans âme. De son dur labeur sous le soleil ou la pluie, de sa rude existence toujours vide de joies, nul ne se souciait; c’est à peine si le laboureur paraissait plus élevé dans l’échelle des êtres que le bœuf attaché à sa charrue.

Ce fut la gloire de Millet d’avoir réhabilité le paysan. A ce magnifique effort, il gagna peu de renommée, encore moins d’argent, mais il s’obstina dans sa voie généreuse. Loin de le rebuter, les critiques et les clameurs le piquèrent au jeu. Les toiles succédèrent aux toiles, les semeurs aux botteleurs, les bûcherons aux moissonneurs. Et le légendaire Angélus confirma la pensée des Glaneuses.

L’Angélus, c’est encore une éloquente et magnifique scène de la vie paysanne. Ils sont deux, un homme et une femme, attardés au travail de la terre, dans l’immensité morne de la plaine dorée par le couchant. Là-bas, vers l’horizon, se dresse le clocher du village, silhouette familière qui signale la place du foyer. Et voilà que, dans le soir qui tombe, les appels argentins de la cloche s’égrènent et courent au-dessus des labours. C’est l’Angélus du soir, l’heure de la prière. Et ces êtres falots, parias de la terre, redressent leur torse las, joignent les mains et courbent le front. Toute la laideur dont on affuble le paysan disparaît; le geste de ces mains jointes et de ces fronts courbés ennoblit la scène d’une grandeur sans égale, car il dit la beauté du travail librement consenti.

«Ce que Millet a cherché à exprimer dans l’Angélus, c’est cette nuance d’émotion particulière, cette espèce d’attendrissement instinctif qui doit saisir parfois, aux champs, les plus frustes natures, à l’audition lointaine de ces cloches qui ont annoncé leur entrée dans la société chrétienne, célébré leur mariage, pleuré la mort de leurs proches, et sonneront leurs propres funérailles. Ce brusque rappel des grandes dates de l’existence, consacrées, l’une après l’autre, par les antiques rites religieux, qui réveille confusément le sentiment de leurs destinées éternelles, Millet l’a traduit, chez ces taciturnes héros, par une inclinaison muette et une minute d’absorption intérieure: mais il renforçait en même temps l’éloquence de cette sobre mimique par la solennelle beauté du paysage. Les perspectives illimitées de la plaine s’enveloppent d’une vapeur dorée, l’absence de tout accident semble les prolonger à l’infini et les silhouettes des deux paysans, profilées à contre-jour sur l’immensité faiblement ondulée des fonds, remplissent tout le ciel de leur majesté inconsciente.» (Henry Marcel.)

Ce magnifique chef-d’œuvre fut vendu 1,800 francs, en 1859, à l’architecte Feydeau. Il appartint ensuite à M. Van Praet, passa dans diverses collections et fut payé 160,000 francs par M. Secrétan à la vente John Wilson. Lorsque fut dispersée la collection Secrétan, M. Antoine Proust acquit l’Angélus, pour le gouvernement français, au prix de 553,000 francs; mais l’État ne ratifia pas l’achat. Enfin, il trouva asile dans la collection de M. Chauchard, qui le paya 800,000 francs et qui, à sa mort, l’a légué au Louvre.


Hauteur: 0.61.—Largeur: 0.88.—Figures: 0.32.
(Collection Chauchard).

FRAGONARD
(1732-1806)

LES BAIGNEUSES

Les Baigneuses


C’EST une délicieuse symphonie de couleurs tendres et de chairs roses, que ce tableau des Baigneuses: le bleu du ciel, le vert clair des arbres, le vert plus sombre des algues bordant le ruisseau font un cadre idéal de fraîcheur à cet essaim de jolies femmes qui s’ébattent dans l’eau avec des cris, des rires et des mouvements d’ondines en liesse. N’approfondissons pas trop le détail du paysage; ne cherchons pas si la perspective est bien exactement équilibrée, si les arbres propices n’ont pas uniquement pour rôle de faire écrin, de sertir pour ainsi dire, sur le velours de leur feuillage la triomphante nudité des baigneuses. Que l’eau puisse ou non serpenter entre les bords étroits du ruisseau, qu’importe encore! La beauté de cette toile est tout entière dans la joie folle de ces femmes nues, dans le mouvement endiablé qui les entraîne, dans la grâce harmonieuse de l’ensemble et surtout dans cette chaude atmosphère de lumière et de vie qui dore la cime des arbres et l’épiderme des chairs.

Cette peinture appartient au genre allégorique et galant mis à la mode par Boucher, et que Fragonard hérita de lui en y ajoutant une fougue personnelle, une intensité de vie que ne possédait pas son maître. Ses scènes galantes ne sont jamais figées; qu’il s’agisse des Hasards heureux de l’Escarpolette ou de la Chemise enlevée, c’est toujours le même mouvement, la même impétuosité, la même joie de vivre. Aussi chatoyante que celle de Boucher, la peinture de Fragonard a plus de flamme véritable; son coloris est plus ardent, ses teintes plus chaudes; avec autant de grâce, il y a plus de véritable abandon, peut-être aussi plus de lasciveté, avec parfois un léger piment de grivoiserie. Il ne faut pas oublier que Fragonard fut le peintre de Mme Du Barry et qu’il vivait dans un siècle de corruption élégante et fleurie. Ses tableaux n’étaient pas destinés aux austères demeures du Faubourg ou de Versailles: elles allaient tout droit vers ces «folies» discrètes et coquettes, érigées dans quelque quartier lointain, jolis temples d’amour où se déroulaient les parties fines, les joyeux soupers et les entretiens galants. Fragonard était le peintre indiqué de ces lieux de plaisir; il en était le décorateur naturel et ses compositions libertines étaient bien à leur place en ces boudoirs parfumés qui virent chanceler et tomber tant de vertus.

Les Baigneuses appartiennent évidemment à ce monde aimable et court vêtu. Elles n’ont pas, certes, la mièvre finesse des petites marquises Louis XV, et certainement Fragonard a prétendu peindre des Naïades ou des Nymphes, mais c’est toujours la Femme, attirante et capiteuse, énigme troublante et vivante, déesse radieuse dont le pouvoir n’a pas diminué depuis l’époque lointaine où Vénus régentait l’Olympe.

Parmi les jeunes femmes s’ébattant dans le ruisseau, il en est deux, celles de droite, qui paraissent se lutiner. Au premier plan, une magnifique beauté blonde, couronnée de cheveux dorés, étale de plantureuses formes d’un galbe parfait. Sur le fond des eaux et de la verdure, au milieu d’un envolement de voiles, une jeune femme, semblant descendre de l’azur, est maintenue au-dessus de l’eau et le mouvement gracieux des bras levés et des jambes tendues est bien celui d’un corps qui vient doucement se poser sur le sol. A gauche, une naïade qui nage dans un bouillonnement d’écume se retourne pour regarder la descente de sa compagne; une autre, comme indifférente à la scène, s’accroche de ses bras levés aux branchages touffus qui penchent vers le ruisseau. Une clarté dorée circule au milieu de tous ces jeunes corps et les baigne dans une sorte d’atmosphère blonde.

Traitée par un peintre ordinaire, une telle œuvre risquerait de tomber dans la vulgarité. Ce fut précisément le privilège des peintres du XVIIIe siècle, et de Fragonard en particulier, de donner un cachet d’élégance suprême aux scènes les plus scabreuses et de savoir faire sourire sans obliger à rougir. De tous ces peintres, Fragonard fut certainement le plus doué; il reste, avec Watteau, l’artiste le plus vivant et le plus complet d’une des plus séduisantes époques de l’histoire.

Les œuvres de Fragonard, comme toutes celles de ce temps, connurent un discrédit aujourd’hui remplacé par une vogue extraordinaire. Ces toiles qui montent dans les ventes à des enchères folles ne pouvaient trouver preneur, il y a quelque cinquante ans, même aux prix les plus dérisoires. Nous ne savons pas combien M. La Caze paya les Baigneuses, mais il dut certainement l’avoir à très bon compte, si l’on songe qu’il acquit la Chemise enlevée, autre bijou du même peintre pour la somme à peine croyable de deux francs.


Hauteur: 0.65.—Largeur: 0.81.—Figures: 0.35.
(Salle i: salle La Caze).

H. RIGAUD
(1659-1743)

PORTRAIT DE LOUIS XIV

Portrait de Louis XIV


DANS une riche maison d’un gentilhomme de Perpignan, le vieux peintre roussillonnais Guerra peignait le mur d’une terrasse. Derrière lui, un enfant suivait de tous ses yeux le travail de l’artiste. Celui-ci s’étant absenté un moment, l’enfant se saisit des crayons et sur le mur voisin se mit à dessiner avec ardeur. Le comte de Ros, propriétaire de l’hôtel, survint sur ces entrefaites, entra dans une grande colère et appela ses gens pour châtier le coupable. Mais Guerra, de retour, examina les essais de l’enfant et resta émerveillé: «Laissez-le, dit-il au comte, ce dessin est très bon et je vais le suivre.»

L’enfant dont la vocation se manifestait si spontanément s’appelait Hyacinthe Rigaud. Après quelques années d’études, il venait à Paris, enlevait de haute lutte le prix de Rome, faisait la conquête du tout-puissant Le Brun et devenait, du jour au lendemain, le peintre favori des princes et des rois.

Nous ne donnerons pas ici la liste de tous ceux dont il fit le portrait; il faudrait citer tout ce que la Cour et la ville possédaient d’illustre au XVIIe siècle: les peintres, les sculpteurs, les écrivains, le haut clergé, les hommes d’État, les ducs et pairs, tous défilèrent dans son atelier. Puis, sa réputation grandissant, il fut appelé à peindre le petit-fils du roi, qui allait devenir roi d’Espagne sous le nom de Philippe V. Louis XIV fut tellement satisfait de ce portrait qu’il voulut à son tour être peint par Rigaud.

Rigaud, avec sa manière somptueuse et noble, était tout indiqué pour peindre le Grand Roi. Peintre et modèle avaient un égal amour du faste et du décor. C’est donc dans toute la pompe des attributs royaux que le majestueux monarque est représenté. Il se tient debout devant son trône surmonté d’un dais de velours rouge maintenu par des crépines d’or; un magnifique tapis de même couleur couvre les marches du trône. A l’époque où est exécuté ce portrait, le roi est déjà vieux, il a soixante-trois ans; mais malgré les atteintes de l’âge, sa figure n’a rien perdu de sa noblesse et de sa régulière beauté. Campée très droit sous la lourde perruque, la tête conserve son air de domination et l’œil cette acuité dont le monarque savait si bien corriger l’éclat, quand il le voulait, par une expression de gracieuse affabilité. Mais, en ce moment, il est dans toute la majesté de sa fonction souveraine. Sur ses épaules s’attache le somptueux manteau royal, bleu semé de fleurs de lis d’or et doublé d’hermine, qui l’enveloppe et retombe en larges plis jusque sur le trône placé derrière. Un jabot de fine dentelle s’étale sous le menton du roi et laisse apercevoir la croix du Saint-Esprit, soutenue par un large collier d’or. La main droite tendue tient le sceptre, qui s’appuie sur un coussin de velours bleu fleurdelisé sur lequel repose également la couronne royale, la plus glorieuse du monde. La main gauche, posée sur la hanche, relève le manteau d’apparat, et met à découvert l’épée à fourreau d’or constellé de gemmes et les jambes fines et nerveuses, emprisonnées dans un maillot de satin blanc. Les pieds sont chaussés d’escarpins de soie blanche, posés sur les larges talons rouges que portaient à cette époque les gens de cour.

De ce portrait se dégage une impression de majesté souveraine et, si l’effigie du monarque n’était pas connue, on n’en devinerait pas moins que l’on est en présence du Grand Roi. Tout est traduit magnifiquement dans ce portrait: la distinction célèbre du personnage, l’intelligence de ce roi qui apporta aux affaires une si étonnante application qu’il garda jusqu’à ses derniers jours.

Louis XIV avait commandé ce portrait à Rigaud pour l’envoyer à son petit-fils devenu roi d’Espagne; mais il en fut si enchanté qu’il le conserva à Versailles et le plaça dans la Salle du trône; le peintre en exécuta une copie qui fut expédiée à Madrid.

Rigaud peut être considéré comme l’un des plus grands portraitistes de tous les temps. S’il aime entourer ses modèles d’accessoires somptueux et s’il se plaît à peindre ces accessoires, ce n’est jamais au détriment du modèle lui-même. Nul ne fut plus que lui soucieux de vérité. Il exécutait généralement les têtes à part sur de petites toiles et quand il était satisfait de leur expression et de leur caractère, il les ajustait sur le tableau à la place qu’elles devaient occuper.

A cause de ce souci de vérité, il aimait peu peindre les femmes, toujours enclines à se plaindre que le peintre les enlaidit. L’une d’elles, très fardée et posant dans son atelier, lui reprochait un jour qu’il ne se servait pas d’assez belles couleurs.—Eh! madame, riposta Rigaud avec humeur, c’est le même marchand qui nous les vend!»

Sa facilité était proverbiale. Saint-Simon raconte qu’il fit de mémoire le portrait de l’abbé de Rancé, après une entrevue qu’il eut avec le célèbre réformateur de la Trappe. Et ce portrait, au dire des contemporains, était admirable de ressemblance. Il est daté par le peintre, 1701.

Rigaud fut anobli par Louis XIV. Louis XV lui continua sa faveur, le fit chevalier de Saint-Michel et lui en annonça la nouvelle dans une lettre autographe «pour avoir eu l’honneur de peindre la Maison royale jusqu’à la quatrième génération».


Hauteur: 2.76.—Largeur: 1.06.—Figure grandeur nature.
(Salle xiv: salle Mollien.)

LOUIS GÉRARD
(1770-1837)

L’AMOUR ET PSYCHÉ

Psyché recevant le premier baiser de l’Amour


ASSISE sur un pan de roche, le bas du corps enveloppé d’une gaze transparente, la blonde Psyché reçoit avec étonnement le premier baiser de l’Amour, gracieusement penché vers elle. Cette sensation inconnue l’agite; elle porte les mains à son cœur ému; la pensée, le sentiment s’éveillent dans son être jusque-là endormi, et sur son front le papillon de l’âme palpite et bat des ailes. Il est difficile de mieux rendre la beauté virginale de la première jeunesse, que ne l’a fait Gérard dans cette délicieuse figure; rien n’est pudique comme l’attitude craintive de ce joli corps qui se pelotonne comme un oiseau effarouché qui replierait ses ailes. L’Amour aussi est charmant, mais sans afféterie; il ne rappelle en rien les Amours de Boucher et de son école. Ses grandes ailes d’épervier lui ôtent l’air poupin d’un Cupidon de boudoir. Avec ses formes sveltes et sa fière élégance, il représente exactement l’Amour antique, le bel Éros grec. Bien mieux, il symbolise, tendrement penché sur la jeune fille qui l’écoute, cette scène éternellement vraie des aveux murmurés tout bas et des premiers battements du cœur. Ce joli groupe se détache en clair d’un fond de ciel bleu et de collines boisées; il est regrettable seulement que l’excessif poli de la touche donne aux chairs des tons d’ivoire et de porcelaine.

Gérard excella surtout dans le portrait, mais il peignait aussi volontiers les scènes mythologiques dont il avait puisé le goût dans son enfance passée à Rome et, plus tard, dans l’atelier de David qui le compta parmi ses plus brillants élèves. L’œuvre charmante que nous donnons ici appartient à ce genre, alors très à la mode. Mais Gérard s’inspire de l’antique avec moins d’austérité et avec plus de grâce que David; il ne choisit pas comme lui ses personnages parmi les héros, il recherche de préférence les sujets gracieux, les scènes aimables, bien faites pour son pinceau facile et léger. N’était le coloris, on le prendrait pour un peintre venu trop tard et versé dans le classique faute de mieux, parce que Watteau, Fragonard et Boucher, ne sont plus. Il possède une grande suavité de touche, un coloris agréable et fin qui charment et séduisent.

David aimait beaucoup Gérard; il favorisa ses débuts dans la peinture; fougueux partisan des idées nouvelles, il essaya même de l’entraîner avec lui dans la politique militante. Lorsque la Convention régna souverainement sur la France, David crut être agréable à son élève en le faisant nommer membre du tribunal révolutionnaire. Mais Gérard n’avait que peu d’inclination pour cette fonction redoutable; il simula une maladie pour n’avoir pas à la remplir.

Quand Napoléon prit le pouvoir, Gérard était à l’apogée de sa réputation et dans tout l’éclat de son talent. Ses portraits l’avaient rendu célèbre: certains d’entre eux, celui d’Isabey, celui de Mlle Brongniart et surtout celui de Mme Récamier l’avaient consacré grand portraitiste. A vrai dire, Gérard ne brillait pas par la vivacité de l’expression ni par la vigueur du modelé; ses personnages étaient toujours marqués d’une sorte de morbidesse, mais qui se rachetait par une élégance raffinée et par un charme incontestable. Gérard ne sacrifia jamais la ressemblance, mais il possédait un incomparable tour de main pour embellir ses modèles: aussi fut-il le peintre préféré des femmes. La cour l’adopta aussi: il eut à peindre Mme Lætitia, l’impératrice Joséphine et l’Empereur lui-même en costume de gala. Napoléon, qui ne manquait pas de coquetterie, ne fut pas insensible à la flatterie de Gérard qui accentua encore, en l’affadissant il est vrai, la beauté romaine de son visage. Il se montra ravi de son portrait. Il eut alors la singulière idée de vouloir faire de Gérard un peintre de batailles et il le chargea de peindre la Bataille d’Austerlitz. Gérard fit de son mieux: sa composition ne manque ni d’habileté ni d’harmonie, mais on n’y trouve pas cet élan, cette fougue dont Gros animait les siennes; il n’était pas taillé pour le genre héroïque.

La chute de l’Empire ne porta aucune atteinte à sa faveur, qui s’accrut encore avec la Restauration. Il devint le peintre de la famille royale, comme il avait été celui de la famille impériale. Il reçut le titre de premier peintre du roi et fut fait baron en 1819.

Malgré la gloire dont il jouit de son vivant, Gérard n’égale pas les autres grands peintres de son époque; il ne vient qu’assez loin derrière David, Gros et Prud’hon. Il n’en est pas moins un artiste délicat et gracieux, les chairs de ses personnages ont des teintes ivoirines très plaisantes, mais qu’il poussa parfois jusqu’à l’exagération. Quelques-unes de ses toiles, comme Psyché, sont de tout premier ordre.

Psyché recevant le premier baiser de l’Amour parut au Salon de 1798. Il fut payé 6.000 francs au peintre en 1801, puis acheté par l’État pour 28.100 francs en 1822, à la vente du baron Rapp.


Hauteur: 1.86.—Largeur: 1.32.—Figure grandeur nature.
(Salle ii: salle Henri ii.)

VELAZQUEZ
(1599-1660)

PHILIPPE IV

Philippe IV


AU Louvre, Velazquez n’est représenté que par de rares toiles, mais ces toiles sont de premier choix. Velazquez ne travailla guère que pour son royal admirateur, Philippe IV, et son génie, emprisonné dans la faveur jalouse du monarque, n’eut point la permission de rayonner au dehors. Mais sa réputation, un peu mystérieuse pour ceux qui n’ont pas franchi les Pyrénées et visité le musée de Madrid, n’en est pas moins grande. Là seulement on peut apprendre à connaître complètement Velazquez, un portraitiste de la force de Titien et de Van Dyck; le peintre qui, peut-être, a le plus approché de la nature avec des moyens d’une simplicité extrême.

Velazquez eut bien des fois cette tâche ingrate de peindre son roi, qui n’était pas beau; mais les peintres espagnols, réalistes de tempérament, ne craignent pas la laideur, quoiqu’ils sachent atteindre à la beauté lorsque cela est nécessaire. Aussi Velazquez reproduisit-il, avec une résignation parfaite, cette tête molle et empâtée où se traduit l’épuisement d’une race. Notre Musée du Louvre possède un de ces portraits.

Le roi, vêtu de brun, son fusil d’une main, son bonnet de l’autre, au milieu d’un fond de vague paysage qui laisse toute son importance à la figure, semble se reposer un instant des fatigues de la chasse et reprendre haleine. La stature est élevée, la mine altière, le maintien ne manque ni de souplesse ni d’élégance; le visage lui-même n’est pas sans distinction malgré l’abaissement de la lèvre inférieure et l’exagération du prognathisme. Il y a de l’aristocratie dans ce grand corps; mais, en dépit de l’art du peintre, la dégénérescence se trahit dans cette sorte de lassitude générale de l’allure, dans l’allongement anormal de la tête, dans l’aplatissement des tempes et des joues. Ce descendant de l’illustre maison d’Autriche porte les tragiques stigmates de sa race; il traîne avec lui le terrible héritage de Jeanne-la-Folle qui vécut avec le cadavre de Philippe-le-Beau, son époux. Folie en haut, folie en bas. Génial ou imbécile, aucun des rois de cette famille ne put échapper complètement à la démence originelle; ni Charles-Quint, malgré sa vaste intelligence, qui voulut assister vivant à ses propres funérailles; ni Philippe II qui passa cinquante ans de sa vie avec un cercueil ouvert à côté de lui, ni l’infant don Carlos que son père dut faire enfermer pour cacher au monde le mal héréditaire dont il mourait. En Philippe IV se condensent pour ainsi dire la morbide et lourde tristesse de cette dynastie que son fils Charles II terminera si lamentablement. Et ce tragique atavisme se lit, comme en un livre ouvert, sur le visage de ce roi fatigué qui promène devant lui son regard sans pensée. A quelques pas du monarque, se tient assis sur son derrière une espèce de dogue ou de mâtin à pelage jaunâtre, compagnon fidèle et courtisan désintéressé. Rien de plus simple, de plus franc et de plus large. C’est la nature même.

On peut dire de Velazquez qu’il fut véritablement le peintre d’une époque, le notateur impitoyable de la fin d’une race. Gentilhomme de bonne maison et peintre du roi, il a été, involontairement peut-être et par la force des choses, l’historiographe génial de cette cour rigide et triste qui en était réduite, pour se dérider, à s’entourer de fous et de bouffons. Et il a dépensé, dans cette besogne ingrate, l’un des plus beaux génies dont l’histoire de l’art fasse mention. Car Velazquez est un maître entre les maîtres.

Écoutons Léon Bonnat nous parler du grand artiste: «Velazquez est un réaliste à outrance, traduisant tout ce qu’il voit sans distinction, avec une rigueur implacable. Il a le don de la simplicité, et celui de la synthèse. Personne mieux que lui ne sait résumer en quelques traits une tête, un paysage, un personnage quelconque, et quand il a rendu la tournure, le type, le caractère de ce personnage, il l’enveloppe d’air ambiant. Et les procédés que Velazquez emploie pour obtenir un résultat si saisissant sont d’une étonnante simplicité. Armé d’une palette sur laquelle on ne voit qu’un nombre très restreint de couleurs, quelques pinceaux longs et déliés à la main, il peint du premier coup. Les ombres simplifiées ne sont que frottées, seules les lumières sont peintes en pleine pâte; et le tout, dans des tonalités fines, si largement, si prestement exécuté, et tellement juste de couleur, de proportions, tellement exact de valeurs, tellement vrai de dessin, que l’illusion est complète et l’œuvre admirable.

«Ce que Velazquez cherche avant tout, c’est le caractère et la vérité. Il est réaliste dans la grande et belle acception du mot. Sans nulles complaisances envers ses modèles, il peint tout, même les détails secondaires, d’après son roi, d’après les infantes, d’après les personnages quels qu’ils soient qui posent devant lui, et il obtient ainsi, son art impeccable étant donné, des portraits d’un caractère surprenant de grandeur et de réalité, portraits suggestifs et impressionnants dont les silhouettes mâles et vigoureuses sont gravées dans nos souvenirs en caractères ineffaçables.»

Le portrait de Philippe IV faisait partie de la collection de Napoléon III d’où il passa au Louvre.


Hauteur: 1.42.—Largeur: 1.20.—Figure grandeur nature.
(Grande Galerie: salle vi.)

LOUIS TOCQUÉ
(1696-1772)

LE DAUPHIN LOUIS DE FRANCE

Le Dauphin Louis de France, fils de Louis XV


LE dauphin est représenté à l’âge de dix ans, en costume de cour. Il est vêtu d’un habit rouge serré à la taille et dont les pans s’évasent un peu, suivant la mode de l’époque. La culotte, fixée au genou par une boucle d’or, est rouge aussi. Sur toute cette pourpre, le gilet blanc fait une tache brillante, tempérée par l’éclat plus discret des broderies d’or et par le large cordon bleu du Saint-Esprit qui barre la poitrine. Le dauphin se tient debout de trois quarts, tourné à droite; le visage, un joli visage rose et frais d’enfant heureux, regarde en face; une perruque poudrée encadre cette charmante figure. La main droite est appuyée sur la hanche, conformément à une habitude qui paraît assez familière aux Bourbons, car Louis XIV et Louis XV, peints par des peintres différents, sont représentés dans cette même attitude. De la main gauche presque tendue le jeune prince montre un globe terrestre posé à terre près d’une table. A gauche, des cartes de géographie, attributs d’écolier bien plus que de futur souverain. En les plaçant là, le peintre a sans doute voulu indiquer que le dauphin se prépare par un labeur soutenu à remplir dignement les lourdes et redoutables fonctions du gouvernement d’un peuple.

Dans le fond du tableau on aperçoit une galerie surmontée d’une balustrade, et une draperie bleue relevée. Signé: Louis Tocqué pinxit. 1739.

Dans ce portrait le peintre a traduit avec bonheur la grâce enfantine du modèle que la somptuosité officielle du cadre ne parvient pas à diminuer. Il y a de la douceur dans le regard et une sorte d’affabilité dans l’attitude, malgré le port majestueux imposé par l’étiquette. On lit déjà dans le visage toutes les belles qualités de ce prince, aimable et bon, qui donna à la France des espoirs qu’une mort prématurée devait tromper. De son mariage avec Marie-Josèphe de Saxe, il eut trois fils: l’infortuné Louis XVI, Louis XVIII et Charles X.

Rarement Tocqué se montra mieux inspiré que dans ce portrait; comme la plupart des peintres de son temps, il aime mieux peindre les femmes et les enfants que les hommes faits. L’élégance des formes, la gracilité des traits conviennent mieux à son talent délicat et un peu maniéré. Il n’a pas la majesté ni la fermeté de Rigaud, mais il a du charme, un dessin correct, une touche légère, un dessin agréable, bien faits pour plaire aux pimpantes dames de la Cour qui se disputaient la faveur de poser devant lui. Son talent s’apparente davantage à celui de Nattier auquel il est d’ailleurs attaché par les liens de la reconnaissance et de la famille.

C’est Nattier, alors dans toute sa gloire, qui recueille Tocqué devenu orphelin à dix ans; c’est lui qui lui met le pinceau dans les mains et qui dirige ses débuts. Comme premier essai, il le charge de faire des copies de tableaux de maîtres et l’élève s’en acquitte à merveille; il étonne son protecteur par sa manière large, solide et par une telle perfection d’imitation qu’il était presque impossible de distinguer la copie de l’original. Ce travail procure quelque argent au jeune artiste et lui permet de subvenir à l’éducation de ses deux sœurs et de son frère, que la mort de leur père avait voués comme lui-même à la pauvreté. Mis en vedette par ces copies et fortement secondé par Nattier, Tocqué vit grandir rapidement sa réputation et il ne tarda pas à devenir à son tour un peintre à la mode. La Cour et la ville s’arrachaient ses portraits, où ses modèles se présentaient toujours sous leur aspect le plus avantageux. Il ne faisait en cela qu’imiter Nattier, son protecteur devenu son beau-père. En 1734, l’Académie le reçoit parmi ses membres. Devenu célèbre, il profite de sa vogue pour faire payer très cher ses portraits, et tel est l’engouement général, qu’on le recherche d’autant plus que ses prix sont plus élevés. En peu de temps il devient riche et à son tour il peut rendre à Nattier vieilli et délaissé les bienfaits qu’il en a reçus. Il subvient à l’entretien du grand artiste dont la faillite de Law a englouti la fortune. En 1760, il est appelé en Russie par l’impératrice Élisabeth afin d’y exécuter un certain nombre de tableaux, qui lui furent royalement payés. Dans son voyage de retour il parcourut les Cours du Nord, partout accueilli et fêté comme un prince de la peinture; il fit partie de toutes les Académies de l’Europe. Rentré à Paris, il abandonna définitivement le pinceau pour jouir de sa grande fortune.

Sans avoir un mérite exceptionnel, Tocqué se place néanmoins parmi les bons portraitistes du XVIIIe siècle, entre Nattier et Largillière, par ses qualités brillantes et faciles. Il excellait surtout à rendre les étoffes d’or et d’argent ainsi que le chatoiement des satins et des velours.

Le Portrait du Dauphin fit partie de la collection de Louis XV, pour qui il avait été peint. Il passa ensuite dans le domaine national.


Hauteur: 1.95.—Largeur: 1.46.—Figure en buste grandeur nature.
(Salle xvi: salle Daru.)

TERBURG
(1617-1681)

LE CONCERT

Le Concert


NOUS sommes sans aucun doute dans une riche demeure bourgeoise de Hollande au XVIIe siècle. Les meubles sont confortables et le tapis qui recouvre la table a été apporté de quelque lointaine terre d’Orient par un de ces navires hollandais qui sillonnaient, à cette époque, toutes les mers du globe. Terburg s’était fait l’interprète de cette vie opulente; il avait pénétré dans l’intimité de ces marchands cossus qui joignaient, à une parfaite entente des affaires et à un sens pratique très développé, un goût marqué pour la bonne chère, pour le bien-être de leurs intérieurs, pour les étoffes riches. C’est, en effet, de solide et beau satin que sont tissés les vêtements des deux jeunes femmes représentées ici.

Cette petite scène du Concert est d’un naturel et d’une fantaisie charmants. Assise sur une chaise basse en velours rouge, l’une des jeunes filles chante un air de musique dont elle suit attentivement les notes sur un feuillet ouvert devant elle. De la main droite elle bat la mesure. Sa figure est encadrée de cheveux blonds bien tirés, réunis en chignon sur le haut de la tête et retombant en boucles sur les tempes. Sans être belle, elle a la fraîcheur épanouie que donne la jeunesse et l’éclatante carnation des vigoureuses filles du Nord. Plus robuste encore est l’accompagnatrice qui, debout près de la table, pince la viole de ses doigts agiles. Derrière la cantatrice s’avance un petit laquais portant un verre sur un plateau. Sous son bras gauche il maintient le chapeau à larges bords qu’il a ôté avant d’entrer.

Terburg est, sans contredit, le meilleur des petits maîtres hollandais de la belle période. Avec moins de fantaisie que Jean Steen et moins de méticuleuse précision que Gérard Dow, il l’emporte sur eux par la bonhomie aimable de la composition, par le naturel de ses personnages et surtout par la fermeté du dessin. Comme tous les peintres de l’école hollandaise, il possède d’instinct la difficile science du coloris et il manie le clair-obscur avec un art qu’on est surpris de le voir prodiguer pour des scènes aussi menues, aussi insignifiantes pourrait-on dire. Mais est-il des scènes insignifiantes en peinture? Quelle que soit la petitesse du sujet, le talent de l’artiste peut le hausser au niveau des plus hautes compositions, s’il réalise le problème de nous intéresser et s’il y déploie les qualités de la grande peinture. Ce secret, Terburg le possédait au plus haut degré. Non seulement il nous fait pénétrer avec lui dans la vie familière de la Hollande et nous la fait comprendre, mais il nous oblige encore à nous émerveiller devant les moyens supérieurs qu’il emploie pour y parvenir. Dans cette scène en apparence si banale du Concert, il a su allier la simplicité à la science: les valeurs y sont distribuées avec un art infini et la couleur y est répartie avec une harmonie parfaite. C’est mieux qu’une anecdote, c’est une page de vie privée, scrupuleusement observée et spirituellement racontée.

Pendant assez longtemps on a traité avec dédain ces peintres délicieux, et le titre de petits maîtres qu’on leur donnait impliquait une sorte de classification péjorative. Une légitime réaction s’est opérée, et de nos jours on s’arrache, dans les ventes, ces tableaux autrefois méprisés. Et c’est juste, car ces maîtres de l’école hollandaise et flamande, s’ils ne s’embarrassaient pas beaucoup d’idéal, professaient du moins un culte véritable pour l’exacte traduction de la nature.

«Pour eux, écrit Théophile Gautier, un vase d’argent est aussi vrai qu’une cruche de grès, une rose n’est pas moins réelle qu’un chou, et s’il y a des cabarets enfumés, aux vitres jaunes, peuplés de buveurs rustiques, il ne manque pas de beaux intérieurs aux grandes cheminées à colonnes de marbre, aux fauteuils de velours, aux tables couvertes de tapis de Turquie, aux tentures en cuir de Bohême, aux glaces de Venise miroitant dans l’ombre, où de belles dames en jupe de satin, en veste de velours, font de la musique, écoutent les propos galants ou avancent leur main vers un long verre à patte qu’un page emplit de vin des Canaries. Terburg est un de ceux qui aiment à nous révéler cette somptueuse vie hollandaise, si calme, si reposée, si confortable. Ses personnages sont francs d’allure et de mouvement; ils ont vécu et ils vivent encore grâce à l’art magique du peintre. Terburg exprime, d’une touche large et fine en même temps, les physionomies, les habits, les meubles et les accessoires. Il rend mieux que personne les cassures lumineuses et les ombres moirées du satin; aussi n’est-il pas avare de cette étoffe et en donne-t-il une jupe à presque toutes les femmes qu’il représente. Terburg, chose rare parmi les peintres de son pays, savait faire des femmes jeunes et gracieuses dans leur pâleur hollandaise rosée, sur laquelle flotte l’ombre transparente des longues boucles blondes. Comme elle est charmante, avec son petit air naïf, sa coiffure en nœuds de rubans, sa casaque jaune paille et sa jupe de satin blanc, la musicienne du Concert qui chante et bat la mesure!»

Le Concert faisait déjà partie de l’ancienne collection nationale, créée par Louis XIV. Ajoutons que l’auteur du Concert est également connu sous le nom de Terborch ou Ter Borch, dont Terburg, la forme la plus usuelle, ne serait qu’une corruption.


Hauteur: 0.47.—Largeur: 0.43.—Figures: 0.30.
(Salle xxv: École Hollandaise.)

ANTONELLO DE MESSINE
(vers 1444-1493)

LE CONDOTTIÈRE

Le Condottière


L’HOMME qu’on a coutume de désigner sous le nom de Condottière est représenté en buste coupé par une balustrade. Il est tourné de trois quarts vers la gauche, les yeux regardant en face. Sur la tête il porte une toque noire d’où s’échappent des cheveux roux descendant très bas sur le front, cachant à demi les sourcils et retombant en boucles sur le cou. Comme vêtement, une tunique noire bordée, au col, de fourrure de même couleur et laissant apercevoir, par une mince ouverture, la tache blanche de la chemise. Dans ce cadre uniformément sombre, se détache en vigueur la figure du Condottière, une figure énergique, audacieuse, presque brutale. Les yeux ont une étrange fixité, qui trahit l’habituelle dureté du personnage; le nez tombe droit, d’une chute nette et hardie, et se termine par des narines pincées, indices de ruse et de violence. La bouche méchante est serrée et mince; la lèvre supérieure porte une cicatrice, la lèvre inférieure, épaisse, charnue, s’abat sur un menton volontaire. Tout, dans cette tête qui s’appuie sur un cou de taureau, respire l’énergie et l’audace. Nous sommes bien en présence d’un de ces aventuriers du XVe siècle qui parcouraient l’Italie en vivant de rapines et mettaient leur dague au service de tous les guet-apens, si nombreux à cette époque.

Théophile Gautier appelle la tête du Condottière une merveille, un chef-d’œuvre, un miracle de la peinture. «Cet Antonello de Messine, écrit-il, qui n’avait pas reculé devant un crime pour s’assurer le secret de la peinture à l’huile, pour avoir été un scélérat, n’en est pas moins un grand artiste. Il a imprimé, à cette dure et farouche physionomie, un tel cachet de vie, de force et de réalité, qu’il vous semble avoir l’homme devant les yeux, l’homme physique et l’homme moral. C’est l’absolu du portrait. Le style le plus fier s’y allie admirablement à la vérité la plus exacte. Le dessin serre les formes avec une précision étonnante, et une couleur inaltérable, comme celle de la mosaïque, s’étend sur un modelé d’une finesse et d’une vigueur sans rivales. Ici, dès son premier pas, l’art avait atteint son but. Depuis, on a fait autrement mais non pas mieux.»

Antonello de Messine fut le premier peintre italien qui fit usage de la peinture à l’huile, mais il semble que Théophile Gautier l’a noirci d’un forfait qu’il n’a pas commis. On a beau consulter les biographes, on ne trouve dans sa vie nulle trace de crime; tout au plus pourrait-on l’accuser de ruse dans les moyens qu’il employa pour surprendre le secret de Jean Van Eyck. Au surplus, voici l’histoire, telle que la raconte Vasari:

«Antonello, déjà célèbre en Italie, exerçait son art à Messine, sa ville natale, lorsque le bruit parvint jusqu’à lui d’un tableau merveilleux, peint d’après un procédé nouveau, qui se trouvait à Naples dans le palais du roi Alphonse. L’artiste s’embarqua aussitôt pour la péninsule, demanda et obtint licence de contempler la toile, qui était l’œuvre de Jean Van Eyck. A cette époque, on ne l’ignore pas, la peinture à la détrempe, délicate et longue à sécher, était seule connue. Le tableau qu’il avait sous les yeux, peint avec des couleurs dont il ne pouvait deviner la composition, produisit sur Antonello une impression si vive qu’il résolut incontinent de se rendre à Bruges pour essayer d’obtenir de Van Eyck communication de son secret. La tâche était malaisée; en bon Sicilien retors, Antonello se présenta au grand peintre flamand chargé de présents. Il lui fit don de dessins de maîtres italiens, le flatta, se déclara son admirateur, força son amitié, en un mot fit si bien qu’il entra complètement dans l’intimité du célèbre auteur de l’Adoration de l’Agneau. Et celui-ci, dans une minute d’abandon, lui confia le secret tant convoité. Antonello n’en abusa pas. Tant que Van Eyck vécut, il resta près de lui, puis il rentra en Italie porteur de la recette merveilleuse. Elle lui valut une grande célébrité et aussi bon nombre d’envieux. A son tour, il fut sollicité, circonvenu, mais à toutes les demandes il opposa d’énergiques refus. Toutefois, comme il ne voulait pas que le secret de la peinture à l’huile disparût avec lui, il le communiqua à Domenico de Venise qui, de son côté, en fit part à Andréa de Castagno. Ce dernier, dès qu’il eut connaissance du secret, fut hanté par la pensée diabolique d’en rester seul possesseur et il assassina Domenico.»

C’est évidemment ce crime que Théophile Gautier, faute d’avoir puisé aux sources, impute à Antonello de Messine.

Celui-ci jouit au contraire, sa vie durant, de l’estime et de la considération générales. Il s’était fixé à Venise où il passait pour le plus grand peintre de son temps. La Seigneurie venait même de lui commander plusieurs tableaux pour le Palais Ducal lorsqu’il mourut, emporté par une pleurésie, à l’âge de 49 ans.

En même temps qu’un admirable portraitiste, Antonello de Messine fut un peintre d’histoire réputé.

Le Condottière a longtemps appartenu à la famille Martinengo de Venise. Il fut acquis par l’État, à la vente Pourtalès, pour la somme de 115.000 francs.


Hauteur: 0.35.—Largeur: 0.28.—Tête petite nature.
(Salle vi, Grande Galerie.)

LÉOPOLD ROBERT
(1794-1835)

LE RETOUR DU PÈLERINAGE

Le retour du pèlerinage à la Madone de l’Arc


DANS le cadre prestigieux de la baie de Naples et suivant le rivage du golfe, une joyeuse caravane revient du pèlerinage légendaire à la Madone de l’Arc. Tous les ans, aux fêtes de la Pentecôte, la population napolitaine se rend en foule au sanctuaire vénéré, moins peut-être pour y prier que pour faire une gita dans la campagne. Or, ce jour-là, le golfe resplendit sous l’azur immaculé du ciel et la vapeur légère qui monte du Vésuve atteste la sereine immobilité de l’air. La fête a certainement été charmante, car nos pèlerins manifestent beaucoup d’entrain. Sur le chariot qui s’avance, traîné par deux bœufs aux cornes dorées et dont le joug est orné de feuillage, une jeune fille est assise, vêtue du traditionnel costume napolitain; dans sa main droite elle tient une houlette enguirlandée et portant un bouquet. Derrière elle, un jeune homme, debout, se penche légèrement et la prend par la taille. Assise à côté d’elle, une paysanne cherche à détacher la banderole d’un bouquet que porte un chanteur à l’avant du chariot, à côté d’un petit musicien. A l’arrière un autre contadino, les jambes pendantes, chante en s’accompagnant de la mandoline. Deux enfants, à pied, précèdent le char, en chantant et en dansant; l’un d’eux porte un thyrse sur l’épaule, l’autre frappe la corde d’un instrument de musique, fait de trois maillets de bois. Sur la gauche, des paysans s’avancent en chantant.

Cette aimable composition faisait partie d’une série des Saisons que Léopold Robert, afin de rajeunir le sujet, avait conçue d’une façon très pittoresque. Le Retour du Pèlerinage symbolisait le Printemps. Un autre de ses tableaux, non moins célèbre, représentait l’Automne: c’est la Halte des Moissonneurs dans les Marais Pontins. Pour figurer l’Hiver, le peintre, qui se trouvait alors à Venise, négligea le sujet rebattu du Carnaval et donna le Départ des pêcheurs de l’Adriatique pour la pêche au long cours. La fin tragique du malheureux artiste laissa la série inachevée.

Léopold Robert jouit de son vivant d’une grande réputation, supérieure peut-être à son mérite. Sa gloire fut par la suite très discutée: on lui reprocha son manque d’inspiration, son indécision, ses tâtonnements sans fin, ses contours secs et sa couleur un peu rocailleuse. Ces reproches sont en partie fondés. Léopold Robert travaillait lentement, revenant sans cesse sur le personnage déjà fait, effaçant, reprenant, effaçant encore. Tel de ses tableaux, comme Corinne improvisant au cap Misène fut recommencé une centaine de fois pour devenir enfin un Improvisateur napolitain.

Léopold Robert possédait néanmoins de remarquables qualités: s’il était indécis et timide, en art comme en son privé, il rachetait ces défauts par un amour passionné de la nature qui imprime à tous ses tableaux une grâce, un naturel, et même une spontanéité sous laquelle disparaît l’effort de ses tâtonnements. Peintre de genre avant tout, ses œuvres n’ont pas grande envolée, mais elles sont probes, consciencieuses et témoignent d’un sens très développé du pittoresque. Tous ses tableaux sont honorables; deux d’entre eux, le Retour du Pèlerinage et la Halte des Moissonneurs sont des chefs-d’œuvre. En faut-il davantage pour illustrer un peintre?

Quand il exposa à Paris sa Halte des Moissonneurs, le succès fut triomphal et, à l’issue du Salon, le roi attacha lui-même la croix de la Légion d’honneur sur la poitrine de l’artiste.

Célèbre en France, Léopold Robert ne l’était pas moins en Italie où s’écoula la plus grande partie de sa courte existence. Ses succès lui valurent les faveurs les plus flatteuses; il bénéficia d’amitiés illustres dont son âme candide fut éblouie et qui mirent le drame dans sa vie. Il se trouvait à Florence lorsqu’il fut appelé à donner des leçons à la princesse Charlotte Bonaparte, fille du roi Joseph, et femme de Louis Napoléon, frère aîné du futur Napoléon III. La princesse était bonne, avenante et familière; elle raffolait du talent de l’artiste. Dans l’intimité du travail quotidien et dans l’abandon des conversations amicales, le pauvre peintre, nouveau Ruy-Blas, s’éprit de son élève, violemment, et pour toujours. «Ver de terre amoureux d’une étoile», il cacha sa passion à la princesse mais, au fond de son cœur, il nourrit l’impossible espérance que la fille des rois s’inclinerait un jour vers lui. En 1831, la mort de Louis Napoléon sembla devoir le rapprocher de son idole, mais celle-ci, ignorant les sentiments du peintre ou feignant de les ignorer, n’entendit rien «du murmure d’amour élevé sur ses pas». Léopold Robert comprit alors l’immensité de son erreur, il mesura l’abîme qui le séparait de la princesse. Désabusé mais non guéri, il quitta Florence et vint cacher à Venise son inconsolable douleur. Pour tâcher d’oublier, il se jeta à corps perdu dans le travail, mais sa mélancolie profonde attrista ses dernières œuvres qui portent l’empreinte de cet état d’âme. Et comme l’inaccessible image l’obsédait toujours, le malheureux peintre, dans un accès de désespoir, se coupa la gorge le 30 mai 1835. Il n’avait que 41 ans.

Le retour du Pèlerinage parut au Salon de 1827; il fut acheté 4.000 francs par l’État. Il est également connu sous le titre de «Moissonneurs et Pèlerins de la campagne romaine.»


Hauteur: 1.47—Largeur: 2.14.—Figures: 0.64.
(École française du xixe siècle, 1re salle).

LE MAITRE DE MOULINS
(JEHAN PERRÉAL?)
(1454 (?)-1528)

LA DONATRICE SOMZÉE

La Donatrice Somzée


SUR un fond de draperie rouge, la Donatrice est agenouillée, les mains jointes. Elle est vêtue d’une robe de velours marron, bordée d’hermine au col et aux manches. Sur la tête, et retombant en plis raides sur les épaules, une sorte de bonnette noire qui encadre un visage assez vulgaire, aux traits irréguliers, affligé d’un gros nez et de deux yeux sortant de l’orbite. En revanche la parure est riche; la Donatrice est évidemment une dame de haut lignage. Une broche en or ferme le col du corsage et une triple chaîne de même métal retombe sur la poitrine; à sa ceinture est attaché un rosaire à grains de perles. Les mains, baguées, sont très fines, aristocratiques. Sainte Madeleine, la présentatrice, se tient debout. Son vêtement est plus somptueux encore. Sous un voile de fine gaze, son agréable visage est surmonté d’un bonnet de soie d’or garni d’un rang de grosses perles et retenu sur le front par un cercle d’or. Un ample manteau vert, retenu aux épaules par deux cabochons sertis de perles, de grenats et d’émeraudes, la drape presque entièrement; il s’échancre sur la poitrine et laisse apercevoir un corsage bleu de roi recouvert presque en entier par un riche corselet pourpre bordé d’un galon d’or incrusté de pierreries. Dans la main gauche elle tient une sorte de récipient en grès et de la droite elle présente la Donatrice agenouillée. Ces mains sont d’un dessin admirable et feraient honneur aux plus grands peintres. La sainte a le visage tourné vers la gauche, dans la direction de la Vierge, qui devait occuper un panneau contigu, car nous sommes évidemment en présence d’un fragment de diptyque ou de triptyque. Son visage légèrement ironique semble dire, montrant sa protégée: «Recevez-la dans votre Paradis: que pourrait-elle avoir fait de mal; elle est si laide!»

Cette disgracieuse donatrice n’est pas moins une haute et noble dame, si nous en croyons les commentateurs. On s’accorde généralement pour reconnaître en elle Madeleine d’Anjou, bâtarde du roi René, qui épousa en 1496, à la Cour de Moulins, le seigneur de Montferrand et fit partie de la maison de Pierre de Bourbon. Le tableau qui la représente est connu sous les titres de Donatrice Somzée du nom d’un amateur qui le posséda longtemps, et de Madeleine et Donatrice.

Il est également admis que cette œuvre de premier ordre doit être attribuée au Maître de Moulins, appelé aussi le Maître aux anges et le Peintre des Bourbons. On est arrivé à cette conclusion par une longue suite de déductions, de comparaisons, de concordances de dates, en prenant comme base et comme point de départ le fameux Triptyque de Moulins. Ce triptyque montre Pierre II de Bourbon, Anne de France, sa femme, et Suzanne leur fille. Une des particularités essentielles de ces œuvres, c’est qu’elles tiennent toutes deux aux ducs de Bourbon, dont la Cour était, à cette époque, réunie au château de Moulins. Si donc la Donatrice Somzée est bien Madeleine d’Anjou, mariée à un seigneur bourbonnais, il y a tout à parier que le Triptyque et la Donatrice sont de la même main.

Ces probabilités chronologiques sont d’ailleurs fortifiées par de telles similitudes de facture qu’il semble impossible de les constater chez deux peintres différents. La manière, dans l’une et l’autre œuvre, à la fois large et tatillonne, s’exprime en touches onctueuses et nettes fondues avec une extrême maîtrise. Si nous entrons dans les caractéristiques de détail, nous retrouvons dans la Donatrice la passion du maître pour la main: or, le Maître de Moulins y excelle; chacun de ses personnages a ses mains particulières, fouillées dans leurs moindres veines, dans leurs lignes spéciales, ayant leur physionomie et leur signification. Il triomphe également dans le rendu des étoffes, la recherche somptuaire, la décoration des aîtres; il drape les brocarts avec une habileté que personne n’a possédée à un plus haut point, Memling excepté. Puis ce sont des lisières de robes légèrement fourrées de blanc, des corsages plaqués en cuirasse et des coiffures en bonnettes serrées, plissées, ballonnées que nul autre document ne montre et dont on retrouve les détails à la fois dans le Triptyque et dans la Donatrice.

Admettons donc, sur la foi des plus savants critiques, que la Donatrice Somzée est de la main du Maître de Moulins. Mais ce Maître de Moulins lui-même, qui était-il, quel était son vrai nom? L’accord sur ce point n’est pas encore définitif, mais des savants travaux de M. Benoit et du regretté Henri Bouchot, il se dégage la presque certitude que le Maître de Moulins n’était autre que Jehan Perréal, dit Jehan de Paris qui «par le bénéfice de sa main heureuse a mérité envers les roys et princes estre estimé ung second Apelle en paincture». Si nous suivons la vie de ce peintre, né vers 1454, nous le voyons attaché à la famille des Bourbons aux époques précises où se placent l’exécution du Triptyque et le mariage à Moulins de Madeleine d’Anjou avec le comte de Montferrand. Espérons que de nouvelles recherches projetteront sur ces obscurités une lumière définitive.

La Donatrice Somzée a été achetée par le Louvre à un marchand anglais, M. Agnew, et cette acquisition est assez récente.


Hauteur: 0.53.—Largeur: 0.40.—Figures: 0.36.
(Salle x: École française, salle Jean Fouquet.)

LARGILLIÈRE
(1656-1746)

LE PEINTRE ET SA FAMILLE

Largillière, sa femme et sa fille


Largillière a situé son tableau, conventionnellement, dans un décor champêtre, sans même s’inquiéter de l’invraisemblance qu’il y avait à y faire figurer sa femme et sa fille, revêtues de leurs plus beaux atours et parées pour une réception bien plus que pour une promenade. C’étaient là fantaisies communes à cette époque: la figure importait seule dans un portrait et c’est à elle seule que s’attachait tout le soin de l’artiste. Pour le décor, il jouait également son rôle, mais un rôle de deuxième plan; il était là pour faire valoir le personnage et rien que pour cela. Aussi, le peintre choisissait-il à son gré celui qui lui paraissait s’harmoniser le mieux au caractère du modèle, sans autrement se soucier de la vérité ou même de la vraisemblance. Se conformant aux errements alors en cours, Largillière a mis sa famille en pleine campagne pour l’unique raison que le vert sombre du feuillage avantageait la beauté blonde de sa femme et de sa fille. Toutefois, comme s’il avait conscience de l’énormité de l’anachronisme, il a voulu faire une concession au bon sens: il s’est représenté lui-même avec un fusil entre les jambes et il a placé tout près de lui quelques oiseaux qu’il vient de tuer. Mais quel brillant et incommode costume pour courir les guérets! Et comme on voit que le bon Largillière veut nous en faire accroire, qu’il n’a pas chassé, qu’il n’a pas aventuré sa haute perruque sous les branchages des fourrés, ni risqué ses bas de soie aux piqûres des ronces! Sur la roche où il est tranquillement assis, il ne donne pas l’impression d’un homme qui vient de battre la campagne. Sa tenue est irréprochable, la perruque retombe en boucles bien ordonnées autour de sa belle tête reposée qui n’est pas celle d’un Nemrod. Il porte un splendide costume gris très frais. Du bras gauche il s’accoude à la roche et par-dessus ses jambes croisées on aperçoit le museau d’un chien, compagnon débonnaire de cette chasse peu meurtrière. En face de lui sa femme est également assise sur le roc, sans paraître redouter de froisser ni de salir son élégant ajustement. Elle est tournée de trois quarts vers la gauche; elle porte une robe rouge décolletée, doublée de satin blanc d’où s’échappe une fine chemisette ornée de rubans bleus; un flot de dentelle est piqué dans ses cheveux poudrés. Elle est d’une physionomie agréable et sa tête légèrement hautaine s’encadre fort bien dans le fond de verdure que forment les arbres, derrière elle. Entre ses parents, une délicieuse jeune fille se tient debout, vêtue d’un costume blanc et or, avec des fleurs dans les cheveux. Elle a dans une de ses mains un papier de musique; de l’autre, à demi tendue, elle semble ponctuer le sens des paroles qu’elle chante. Dans cette blonde frimousse de fillette, on sent que le père a prodigué toutes les tendresses de son cœur et toutes les séductions de sa palette.

Le groupe de ces trois personnages, si bizarrement situés, forme un ensemble charmant. Largillière s’est évidemment complu dans son œuvre, mais, même lorsque le cœur ne conduit pas son pinceau, il est un portraitiste plein de talent et de ressources.

A défaut de date précise, le costume que porte le peintre dans ce tableau suffirait à nous indiquer qu’il appartient au grand siècle. La solennelle perruque est de la belle époque du Grand Roi. Largillière est pour ainsi dire, à cheval sur deux règnes, il a connu la majestueuse splendeur de Versailles au temps de Louis XIV, et les raffinements d’élégance qui marquèrent la joyeuse époque de la Régence. En art, il établit également la transition entre la manière somptueuse et noble de Rigaud et la facture chatoyante et mièvre de Nattier. Ayant vécu sous deux régimes différents, il semble avoir emprunté quelque chose à chacun d’eux. Sans avoir la magnificence de Rigaud, son art ne manque ni de grandeur ni de noblesse; il sait donner à ses modèles un certain air de hauteur par où l’on reconnaît l’homme ou la femme de qualité; mais, quand il le veut, il pare ses personnages d’une grâce aisée, fine, délicate, il anime leur teint de roseurs exquises que n’aurait pas désavouées Watteau.

Même à côté de Rigaud, Largillière est un grand portraitiste et il possède de magnifiques qualités. Il n’a pas la robustesse de son illustre rival, mais il tient de Lebrun, qui fut son maître, un dessin net et solide qu’il habillait de couleurs incomparables. C’est par l’éclat de sa couleur harmonieuse et distinguée que Largillière s’est fait une place de premier plan parmi les peintres de portraits.

Rigaud était le peintre de la Cour, Largillière fut le peintre de la Ville. Tandis que le premier peignait les princes et les rois, le second se spécialisait dans le portrait des échevins et des grands parlementaires. Il n’en fut pas moins apprécié à Versailles, et plus d’une fois, de très grands seigneurs posèrent devant lui. Il excellait surtout à donner aux visages une très grande intensité d’expression.

Le Portrait de Largillière et de sa famille faisait partie de la collection de M. La Caze, qui en a fait don à notre musée national.


Hauteur: 1.40.—Largeur: 2 m.—Figures jusqu’aux genoux, grandeur nature.
(Salle i: Salle La Caze).

MANTEGNA
(1431-1506)

LE PARNASSE

Le Parnasse


LA scène représente un paysage de l’Olympe. Sur un tertre élevé formant arcade, Mars et Vénus se tiennent debout devant une banquette drapée de couleurs vives et abritée par un écran de feuillage sombre. La blonde déesse est nue; d’une main elle retient un ruban qui s’enroule autour de sa jambe, de l’autre, elle s’appuie amoureusement sur le bras de Mars qui se penche tendrement vers elle. Blond comme elle, le dieu guerrier est revêtu de la cuirasse et porte le casque en tête; dans la main droite il tient une longue lance. Ce groupe charmant se découpe en vigueur sur le fond de verdure placé derrière lui.

Au pied du tertre, les neuf Muses, se tenant par la main, dansent une ronde au son de la lyre dont joue Apollon, assis à la gauche du tableau. Ces muses sont infiniment gracieuses dans leurs costumes aux couleurs chatoyantes, et leur pose est assurément bien choisie pour faire valoir leurs formes sculpturales. Dans ce tableau où tout semble n’être que détail, le groupe des danseuses occupe le centre de la composition et sollicite l’attention du spectateur, mais quelle fantaisie a su déployer l’artiste dans l’agencement des épisodes dont il se plaît à garnir sa toile! A droite, c’est Mercure en un costume très sommaire ne comprenant que des jambières de cheval et un casque ailé; de son bras armé du caducée, il s’appuie sur un Pégase piaffant, curieusement constellé de rubis. A gauche, s’ouvre la forge de Vulcain: celui-ci, sur le seuil de son antre, s’agite et fait des gestes furieux dans la direction de Mars qui conte fleurette à sa volage épouse. Aux pieds de Mars et de Vénus un Amour souffle dans une sarbacane qu’il pointe vers le pauvre Vulcain en signe de dérision, pour le taquiner et l’exaspérer.

De la place où se meuvent tous ces personnages, on aperçoit à droite l’Hélicon, d’où l’Hippocrène tombe en cascade, puis, très loin dans la plaine, la Terre, demeure des mortels, avec ses villes et ses maisons.

Tel est le Parnasse de Mantegna, coloré, vivant et si curieux par l’abondance des motifs et la fertilité de l’invention. «Quelle pensée l’artiste cachait-il sous cette composition étrange, nous l’ignorons et ne le chercherons pas. Il nous suffit d’admirer l’élégance de ces Muses, la nouveauté de leur galbe, l’ingéniosité de leur ajustement, la beauté sculpturale du groupe de Mars et de Vénus, la pose de Mercure, le jet des draperies, le soin curieux du détail et cette mythologie en plein Moyen Age qui fait l’effet d’Hélène dans le palais féodal de Faust, avec sa nudité antique dont la légèreté l’embarrasse un peu.» (Théophile Gautier.)

Mantegna naquit en 1431, non pas à Padoue, comme on l’a cru longtemps, mais dans une petite ville du territoire de Vicence. Tout jeune il entra dans l’atelier du Squarcione qui se prit de tendresse pour lui et l’adopta régulièrement comme son fils. Mais bientôt Mantegna, peu satisfait de l’enseignement de ce maître, résolut de s’en dégager et, pour y réussir tout à fait, obtint de la Cour des Quarante de Venise l’annulation de l’acte d’adoption. Ses rapports avec le Squarcione, déjà tendus à la suite de cette décision, se changèrent en brouille complète quand il épousa la fille de Jacopo Bellini, ennemi personnel de son ancien professeur. Cependant l’empreinte du Squarcione sur l’art de Mantegna n’est pas douteuse. C’est par l’étude, dans l’atelier du maître, des moulages et dessins de sculptures rapportés de Grèce, que le jeune artiste s’éprit d’un grand amour pour l’antique et qu’il s’efforça d’atteindre à ce goût pur et noble qui caractérise les productions des anciens, alors à peu près inconnus en Italie. C’est là qu’il s’initia à cet art du modelé qu’il devait porter si haut, sous l’influence heureuse de Donatello. Certes Mantegna ne put se débarrasser complètement de la raideur et de la sécheresse gothiques, mais comme déjà son style est supérieur et fait comprendre qu’un élément nouveau s’est introduit dans l’art! Sur Mantegna luit le premier rayon de la Renaissance; après la longue nuit byzantine et gothique, la Beauté revient charmer le monde surpris.

Mantegna avait soixante ans lorsque Isabelle d’Este le chargea de diriger les travaux de décoration qu’elle avait entrepris dans son appartement du Corte Vecchio. Isabelle d’Este était la femme la plus éclairée de son temps, possédant de vastes connaissances, parlant couramment le latin, le grec et la plupart des langues européennes; son goût n’était pas moins remarquable que son savoir. Aux trésors artistiques qu’elle avait amassés elle voulut un cadre digne d’eux: dans ce but elle fit appel à Lorenzo Corta, à Pérugin et à Mantegna qui peignit deux tableaux: le Parnasse, reproduit ici, et la Vertu triomphant des Vices. Le premier représente le triomphe de Vénus, d’Apollon et des Muses, c’est-à-dire l’influence bienfaisante des arts; le second proclame la nécessité de la sagesse et de l’activité intellectuelle pour combattre la barbarie et l’ignorance.

Ces deux tableaux furent achetés par le cardinal de Richelieu et firent partie jusqu’à la Révolution des collections du château de Richelieu. Ils entrèrent ensuite au Louvre.


Hauteur: 1.60. Largeur: 1.92.—Figures: 0.60.
(Salle vi. Grande Galerie).

A. BRAUWER
(1605 ou 1606-1638)

LE FUMEUR

Le Fumeur


AH! la merveilleuse face d’ivrogne, épanouie, joyeuse, enluminée par la bière et le vin! quelle béatitude dans le regard, et quelle expression de contentement et d’ivresse dans cette bouche largement ouverte d’où s’échappent des spirales de fumée blanche! Et quelle vérité dans le geste de ce pilier d’estaminet qui serre avec amour, dans ses mains rapprochées, la bouteille et la pipe!

Adrien Brauwer, que l’on appelle aussi Brouwer, s’était spécialisé dans la peinture des scènes de taverne où des paysans s’enivrent, fument et se querellent. Il passe pour s’être lui-même adonné à l’ivrognerie et pour avoir mené une existence peu exemplaire. Bien qu’il n’existe aucune preuve certaine de cette allégation, on ne saurait lui refuser toute créance, si l’on songe que Brauwer fut l’élève de Franz Hals qui n’était pas un modèle de tempérance. Nous aimons mieux croire toutefois qu’il ne subit, du grand maître de Haarlem, qu’une influence artistique et qu’il n’adopta aucun de ses vices. Cela aussi peut se soutenir, car Brauwer fut élu membre de la Guilde d’Anvers et fit partie de certaines sociétés flamandes où l’on n’avait pas coutume d’admettre les gens de conduite douteuse. Ce qui est vrai, c’est que Brauwer fut toujours insouciant, dépensier, incapable de conduire ses affaires, en un mot, le type accompli de ce que nous appelons aujourd’hui «un panier percé». Avec une réputation très enviable d’artiste, nous le voyons sans cesse talonné par les créanciers et lorsque, en 1632, à la requête de l’un d’eux, on fit l’inventaire de sa maison, cette opération judiciaire révéla la pauvreté de son installation et la pénurie de sa garde-robe.

Avec tous ses défauts, Adrien Brauwer n’en est pas moins un peintre de premier ordre qui soutient sans désavantage le parallèle avec son maître Franz Hals. Flamand comme lui, il était venu à Haarlem pour travailler dans son atelier et, à son exemple, il adopta la manière hollandaise, caractérisée par la recherche du caractère et des types, le libre maniement du pinceau et la chaleur un peu rousse et veloutée du coloris. A ses débuts, l’élève ressemble au maître, mais avec des qualités qui lui sont tout à fait personnelles. Tous ses buveurs et ses soudards sont groupés avec le plus vif esprit et peints d’une main forte et nerveuse que caractérise cette touche décisive qu’on a appelée «le coup de fouet» de Franz Hals.

Vers 1630, Brauwer quitte la Hollande et rentre en Flandre. Il se fixe à Anvers, où l’a précédé sa grande réputation d’artiste. Il ne change rien à ses habitudes et continue à mener l’existence la plus décousue et la plus extravagante. Peut-être fréquenta-t-il les cabarets, comme on l’en accuse, comme client au moins autant que comme artiste; en tout cas, il n’est ni plus riche ni plus rangé. Il a des dettes partout et il s’acquitte par des tableaux. Rubens, le peintre somptueux et magnifique, qui habite un palais, admire le talent merveilleux de Brauwer; il possède dix-sept de ses toiles. A diverses reprises, il tente de relever l’imprévoyant artiste, mais sans y réussir.

Brauwer gagne également l’amitié du sérieux et aristocratique Van Dyck, qui fait son portrait et, phénomène bizarre, Brauwer y a plutôt l’air d’un gentilhomme pondéré et fin que d’un pilier de taverne.

Ces relations illustres tendraient à démontrer que Brauwer valait mieux que sa réputation.

Si, en venant en Flandre, Brauwer ne change rien à son genre de vie, du moins transforme-t-il sa manière; son talent se modifie. Sans cesser d’être Hollandais, il devient plus Flamand. Sa palette devient plus lumineuse, il cherche des notes plus vives, et il introduit dans ses tableaux de beaux paysages colorés et chauds. Son œuvre y gagne en variété et aussi en agrément. Ce sont toujours les mêmes scènes de taverne, les mêmes types de buveurs, mais avec plus de clarté, plus d’entrain, plus de joie réelle.

Mais, dans l’une et l’autre manière, sa puissance et sa prodigieuse habileté restent les mêmes. Son œuvre est celle d’un observateur attentif et implique le patient effort d’une volonté toujours en éveil. Ses Fumeurs sont peints dans une manière savante et veloutée; ils se distinguent par la recherche du mouvement et de la physionomie, par le sentiment du caractère et de l’expression.

Les plus beaux Brauwer se trouvent à la Pinacothèque de Munich; on trouve, dans plusieurs musées, bon nombre d’œuvres cataloguées sous son nom, mais que l’on ne peut guère lui attribuer, si l’on songe qu’il mourut très jeune, ayant à peine trente-trois ans.

L’authenticité du Fumeur, que nous donnons ici, n’est pas douteuse, bien que certains l’aient attribué à Craesbeeck, son ami et compagnon de débauches. L’œuvre porte la marque A. B., signature habituelle de Brauwer; elle faisait partie avec le Goût, du musée de Francfort, d’une série sur les Cinq Sens.

«Les tableaux de Brauwer, écrit M. Paul Mantz, voisins parfois de la caricature et dépourvus de la vertu que les gens austères appellent le style, appartiennent à l’art éternel et abondent en qualités de premier ordre. Par l’implacable sincérité de l’observation, par le sentiment profond de la mimique, par la vérité moqueuse ou émouvante du geste et de l’attitude, Adrien Brauwer est un des plus grands peintres de la comédie humaine.»


Hauteur: 0.41.—Largeur: 0.32.—Figure grandeur nature.
(Salle xx, École Hollandaise).

CHASSÉRIAU
(1819-1856)

LE TEPIDARIUM

Le Tepidarium


LES femmes, à la sortie du bain, viennent en hâte sécher leur corps à la chaleur du brasier allumé dans le tepidarium. Certaines sont à demi-nues, les autres s’enveloppent dans des tuniques à larges plis. Assises côte à côte sur deux rangs de sièges parallèles, ou groupées debout le long des murs, elles forment un essaim charmant et pittoresque dans la nonchalance alanguie de leurs attitudes. Au premier plan, une femme aux formes sculpturales étire, les bras levés, un torse magnifique dont la triomphante nudité fait une tache de lumière sur le fond sombre de la salle. «Il suffit, écrit M. Henry Marcel, de s’arrêter quelques instants devant ces figures aux poses de bien-être, de volupté, de coquetterie si heureusement diversifiées, pour sentir le charme des corps alanguis dans l’agréable lassitude de l’étuve, et lire aux masques mobiles, aux narines dilatées, les ardeurs nouvelles puisées dans l’onde vivifiante.»

Le Tepidarium est l’œuvre la plus connue, sinon la plus parfaite, de Chassériau. Quand elle parut au Salon de 1855, la critique, assez malveillante d’ordinaire pour l’artiste, fut à peu près unanime à la louer. Edmond About écrit: «J’avoue en toute humilité que mon imagination n’a rien produit d’aussi pittoresque que le tableau de M. Chassériau.» D’après Clément de Ris, «jamais M. Chassériau n’avait rien fait jusqu’à présent d’aussi remarquable que ce tableau». Quant à Henri Delaborde, peu suspect d’indulgence envers le peintre, il écrit ces lignes qui sont, malgré les réticences, le plus beau des éloges: «Le sentiment grandiose du geste et de la tournure est la qualité qui domine dans Le Tepidarium comme dans les œuvres précédentes de M. Chassériau; mais ici cette qualité devient plus évidente parce qu’elle est plus sobrement exploitée. La majesté des têtes est moins souvent déparée par les négligences affectées de la touche; le modèle n’est plus indiqué avec cette hardiesse brutale du pinceau qui parodiait la sûreté magistrale, et, condition difficile à remplir en un pareil sujet, les formes et les attitudes de toutes ces femmes à demi nues n’ont qu’une grâce sérieuse et un charme de bon aloi. Le Tepidarium n’est pas un des plus complets du Salon, mais il mérite d’être remarqué un des premiers, parce qu’il en est peu qui dénotent autant de sève, de vraie force et de franchise dans le sentiment.»

Tandis que les Ingristes cités plus haut dispensent comme à regret les éloges au peintre, les tenants de Delacroix et du romantisme lui prodiguent une admiration sans réserve. Théophile Gautier lui consacre des pages enthousiastes.

Pour expliquer ces divergences d’opinion, il est nécessaire de dire que Chassériau commença par être élève d’Ingres, à l’âge de dix ans, mais qu’il subit plus tard l’influence de Delacroix. Il professa toute sa vie un culte égal pour les deux maîtres. M. Henry Marcel note excellemment cette double inclination: «Le lyrisme enflammé, la passion orageuse, l’éclat splendide de l’œuvre de Delacroix s’étant manifestés à lui, Chassériau en demeure hanté sa vie durant. Sa visée fut dès lors d’allier dans son art, sans imitation aucune, ces deux forces antagoniques qu’il avait vues aux prises, la pureté presque archaïque de la ligne, le rythme sobre et mesuré de la forme, avec l’ampleur et la simplification des masses, la liberté souveraine de la mimique, les modulations infinies du ton. Il ne s’interdisait pas, au surplus, d’user alternativement, sans les concilier, des deux manières. Quelle que fût, au reste, l’attraction successive que les deux grands chefs rivaux de l’École française exercèrent sur Chassériau, sa personnalité en sortit intacte et fortifiée. Sa vision est bien à lui, comme son idéal. On sent dans tous ses ouvrages l’expansion d’une âme voluptueuse, et comme la hantise nostalgique—Chassériau était créole—de contrées où le ciel est plus brillant, la végétation plus active, où la vie oscille entre une sorte de rêverie indolente et la libre expansion des sens.»

Grâce à cette sorte de flottement entre deux écoles opposées, Chassériau fut sans cesse couvé par l’une et par l’autre, loué quand il adoptait leur technique, maltraité quand il s’en écartait, et réclamé par toutes les deux quand il procédait de chacune d’elles.

Nulle part peut-être, autant que dans le Tepidarium, ne s’accuse l’emploi simultané des deux manières. «La couleur, écrit M. Henry Marcel, y affecte cette richesse voilée, cette rutilance assourdie qui distinguent Delacroix; mais le galbe pur et cherché des corps féminins, qu’ils s’enveloppent frileusement dans les plis serrés des étoffes ou qu’ils étirent leur nudité indolente dans la chaude moiteur de la chambre de bains, appartiennent en propre à l’artiste.» Mais l’artiste se souvient évidemment des leçons d’Ingres, le grand puriste.

Bien que Chassériau soit mort à trente-sept ans, il a laissé une œuvre considérable et d’une grande valeur. Il fut d’une étonnante précocité: il n’avait pas encore dix-sept ans lorsqu’il envoya au Salon son premier tableau: Le Retour de l’Enfant prodigue.


Hauteur: 1.70.—Largeur: 2.50.—Figures grandeur demi-nature.
(École française de la fin xixe siècle, 2e salle).

RIBERA
(1588-1652)

LE PIED BOT

Le Pied bot


DANS les premières années du XVIIe siècle, un cardinal, traversant une rue de Rome, apercevait un jeune garçon mal vêtu, misérable, qui faisait un croquis d’une fresque peinte sur la façade d’une maison. Il s’approcha, très intrigué, et, ayant examiné le dessin, se montra émerveillé. Il interrogea l’enfant, s’intéressa à son histoire, et, ravi de son intelligence autant que de ses bons sentiments, il l’emmena chez lui, le logea et le nourrit.

Ce précoce artiste s’appelait Jusepe Ribera; il devait un jour devenir célèbre et frayer avec les papes et les rois. Il était né en Espagne, dans la province de Valence, et, poussé très jeune vers la peinture, il était entré dans l’atelier de Francisco Ribalta, artiste de valeur et professeur de grand mérite, qui avait étudié en Italie et ne cessait de vanter à ses élèves les merveilles artistiques de Rome et de Venise. Enflammé par ses récits, le jeune Ribera résolut de se rendre dans la patrie de l’art et, un beau jour il s’embarqua, en qualité de mousse, croit-on, à bord d’un navire en partance pour l’Italie. Arrivé à Rome, il y mena une existence misérable, mais il avait le feu sacré. Tous les jours on pouvait le voir dans les églises et les galeries, un crayon à la main, copiant les chefs-d’œuvre des maîtres. Les peintres qui le rencontraient ainsi, s’étaient habitués à lui et l’avaient surnommé Lo Spagnoletto (l’Espagnolet), nom qu’il conserva toujours.

En dehors des grands ancêtres dont il essayait de s’assimiler la technique il ne trouva, dans les peintres vivants, aucun artiste dont il voulut faire son guide. La peinture italienne était en pleine décadence et le goût public abâtardi s’extasiait devant les productions faciles et sans vigueur de Joséphin, de l’Albane et du Guide. Il se trouvait assez désemparé lorsqu’il eut occasion de voir une toile du Caravage. Ce fut une révélation pour lui: il venait de trouver un maître. Le Corrège, dont il avait étudié l’œuvre, l’enchantait également; l’influence de l’un et de l’autre agit tour à tour sur lui. Il ne prit à chacun d’eux que ce qui convenait à sa nature, et il les mit à contribution selon les circonstances, jamais en copiste ou en imitateur, toujours en artiste supérieur, souverainement indépendant.

Il resta toujours foncièrement Espagnol et c’est pour retrouver en Italie un coin de la patrie qu’il se fixa à Naples, alors sous la domination espagnole. Il y passa toute sa vie. Dès son arrivée, il s’impose par son talent. Le duc d’Ossuña, vice-roi de Naples, voit ses œuvres, en est émerveillé et le nomme peintre de la Chambre, avec logement au palais royal. Sa réputation franchit bientôt les frontières du petit royaume, et s’étend jusqu’à Rome et en Espagne.

La caractéristique de son talent est une fougue violente, sombre, qui lui fait pousser l’expression dramatique jusqu’à l’exaspération des nerfs. Il se complaît dans les tortures, il se délecte à suivre sur le visage des victimes agonisantes les affres terribles de la mort. M. Paul Lafond, dans son bel ouvrage sur Ribera, justifie cette manière du maître par des raisons qui ne manquent pas de vérité: «Sa violence picturale, écrit-il, n’a été bien souvent pour lui qu’une sorte de nécessité. Il ne faut pas oublier qu’il a senti le devoir de tenir haut et ferme le drapeau des revendications naturalistes que venait de laisser tomber le Caravage, mort à quarante-deux ans, et qu’il sauva la peinture de l’afféterie et de la mignardise où la conduisaient le Guide, l’Albane et leurs disciples. A la suite d’Amerighi (Caravage), Ribera la menait à la liberté, à l’affranchissement; il a parfois, souvent même dépassé le but, mais il le fallait. Par la vérité de son dessin, son impeccabilité, sa rectitude, il a réagi contre les élèves attardés et de seconde main de Michel-Ange, ces tortionnaires qui cassaient les os de leurs personnages, tordaient leurs muscles, les torturant dans les gestes les plus invraisemblables, les présentant dans les raccourcis les plus hasardeux pour faire montre de leur soi-disant science anatomique.»

Ribera savait, quand il le voulait, assouplir son pinceau jusqu’à la douceur et même jusqu’au mysticisme, témoin ses nombreuses Immaculée Conception, si purement idéales dans leur fermeté de facture. Il ne dédaignait pas non plus les sujets de fantaisie, et, quand il les abordait, c’était pour faire des chefs-d’œuvre. Le Pied bot, que nous donnons ici, en est la preuve.

Ce jeune miséreux à jambe contrefaite est une pure merveille. Sur un fond de ciel mêlé d’azur et de gris, il développe son corps râblé et rit de tous les muscles de sa face. Il porte allègrement sa béquille sur l’épaule et dans la main il tient une feuille où se lit un appel à la charité publique. C’est le loqueteux jovial, bon enfant, comme on en rencontre encore dans les ruelles des villes espagnoles, parias de la vie, parfois gouailleurs, quelquefois méchants, qui narguent la Destinée et se rient de leur propre infortune.

Le Pied bot est une œuvre d’un beau réalisme, obtenu simplement, sans aucun artifice, sans aucune de ces habiletés que trop souvent emploient nos peintres contemporains, et sans rien sacrifier à l’impeccabilité du dessin et de la forme.

Ce magnifique tableau appartenait à la collection La Caze; il est entré avec elle dans notre grand musée national.


Hauteur: 1.61.—Largeur: 0.92.—Figure grandeur naturelle.
(Salle vi, Grande Galerie: École Espagnole).

MEMLING
(1435 (?)-1494)

LA VIERGE AUX DONATEURS

La Vierge aux Donateurs


SI Bruges, écrit M. de Wyzewa, attire depuis un siècle tous les pèlerins de l’art, si elle leur apparaît comme une sorte d’Assise ou de Sienne flamande, peut-être le doit-elle moins à ses vieilles églises et à ses vieilles maisons, au silence de ses rues et de ses canaux, qu’à cette petite salle de l’hôpital Saint-Jean où sommeillent la Châsse de Sainte Ursule et les Vierges de Memling.» Les œuvres authentiques de Memling sont assez peu nombreuses: notre musée du Louvre est, avec l’hôpital de Bruges, celui qui en possède le plus. La Vierge aux Donateurs, représentée ici, compte parmi les plus belles.

Conformément au protocole adopté par les peintres flamands à la suite de Jean Van Eyck, la Vierge est assise sur un trône formant baldaquin et tient son divin Fils sur ses genoux. A ses pieds, à droite, on aperçoit la Donatrice et douze femmes agenouillées comme elle les mains jointes, et présentées par saint Dominique. A gauche, et dans la même attitude dévotieuse, le Donateur et sept hommes, présentés par saint Jacques en costume de pèlerin. De chaque côté du trône on aperçoit, dans le ciel bleu, les maisons et clochers d’une ville qui doit être Bruges, séjour habituel de l’artiste.

Par la facture et la composition, cette œuvre magistrale se rapproche considérablement de la manière de Van Eyck: celui-ci est peut-être supérieur à Memling par l’exécution technique, le modelé, la minutieuse reproduction des objets réels; mais au point de vue de la conception des sujets religieux, tout l’avantage reste à ce dernier. Toute son âme passait dans ses œuvres; il idéalisait, il glorifiait, il transfigurait les modèles qu’il avait sous les yeux.

Écoutons Fromentin dans son éloquente comparaison entre l’art de Van Eyck et celui de Memling:

«Considérez Van Eyck et Memling par l’extérieur de leur art; c’est le même art qui, s’appliquant à des choses augustes, les rend avec ce qu’il y a de plus précieux. Sous le rapport des procédés, la différence est à peine sensible entre Memling et Jean Van Eyck, qui le précède de quarante ans; mais, dès qu’on les compare au point de vue du sentiment, il n’y a plus rien de commun entre eux: un monde les sépare... Van Eyck copiait et imitait; Memling copie de même, imite et transfigure. Celui-là reproduisait, sans aucun souci de l’idéal, les types humains qui lui passaient sous les yeux. Celui-ci rêve en regardant la nature, imagine en la traduisant, y choisit ce qu’il y a de plus aimable, de plus délicat dans les formes humaines, et crée, surtout comme type féminin, un être d’élection inconnu jusque-là, disparu depuis. Ce sont des femmes, mais des femmes vues comme il les aime, et selon les tendres prédilections d’un esprit tourné vers la grâce, la noblesse et la beauté, de jolies femmes avec des airs de saintes, de beaux fronts honnêtes, des tempes limpides, des lèvres sans pli: une béatitude, une douceur tranquille, une extase en dedans qui ne se voit nulle part, toutes les délicatesses adorables de la chasteté et de la pudeur! Quelle grâce du Ciel était donc descendue sur ce jeune soldat ou sur ce riche bourgeois pour attendrir son âme, épurer son œil, cultiver son goût, et lui ouvrir à la fois sur le monde physique et le monde moral des perspectives nouvelles?»

Très longtemps on s’est posé la même question que Fromentin, devant les œuvres de Memling, si idéales, si différentes par la suavité de l’expression des œuvres de Van Eyck et des peintres flamands de cette époque. Et, le croyant Flamand aussi, on s’étonnait qu’une fleur aussi délicate ait pu germer parmi les plantes brillantes mais un peu vulgaires de la peinture flamande.

La découverte récente, par un savant Jésuite, le P. Durand, d’un manuscrit des archives de Saint-Omer, permet de résoudre aujourd’hui cette question demeurée jusqu’ici sans réponse. Une simple phrase suffit à éclairer les obscurités de ce problème. Cette phrase, la voici: «Le onze août (1494), est mort dans notre ville maître Hans Memmelinc, regardé comme le plus habile et excellent peintre de la chrétienté. Il était né (dans la principauté de Mayence) et a été enterré dans l’église Saint-Gilles».

Memling n’était pas Flamand, mais Allemand. Il s’était fixé à Bruges, venant de ces terres rhénanes qui, durant tout le Moyen Age, avaient été un vivant foyer de rêverie poétique et mystique. Mais surtout il avait étudié dans la vénérable capitale de l’art religieux et c’est de Cologne que vient en droite ligne tout ce qu’il apporte de nouveau dans le vieil art flamand; l’ingénuité, la finesse, la douceur et surtout l’émotion qu’ignorèrent toujours Van Eyck et ses continuateurs. Seulement Memling, habitant Bruges, a traduit ses visions et ses émotions dans la langue des peintres flamands. «En associant aux formes des Van Eyck les sentiments de Lochner, il a renouvelé la peinture flamande; il l’a sauvée aussi en l’arrachant à un naturalisme où elle dépérissait d’année en année.»

La Vierge aux Donateurs appartenait à la collection du comte d’Armagnac; elle est entrée au Louvre avec les autres toiles léguées par Mme la comtesse Duchatel, en 1878.


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