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Le nouvel amour

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La Déesse Raison

Vous avez beau dire. Vous êtes une sorte de pieuse femme, dont la dévotion est à rebours.

Si vous étiez païenne vraie, vous compteriez douze grands dieux, ou du moins une foule de petits dieux d’humeur variable.

Il y en aurait un que vous chéririez par dessus tout : celui qui nous a conduits, vous et moi, jusqu’au même lit sombre. Vous rappelez-vous que nous avons tout à coup cessé de nous bien voir ? Il avait mis son bandeau sur nos yeux.

Il s’est enfui, lorsqu’il a vu que vous étiez plus près de pleurer, ingrate, que de rire.

Vous dites que c’était votre conscience. O ma pauvre amie !


Nous nous connaissions à peine, oui. Le premier enchantement passé, vous vous apercevez que vous ne me connaissez pas du tout. Il était bien temps ! Si vous aviez été bonne catholique…

Je sais (ne grincez pas des dents) que, si vous aviez été bonne catholique, vous pouviez pécher de même. Sans doute, auriez-vous été plus curieuse de mon âme, — bonne précaution — plus curieuse de mon caractère, et vous seriez tourmentée, peut-être désespérée : vous n’auriez pas un tel dépit.


Nous ne disputerions pas comme nous faisons, au travers de nos baisers… Quel sera le dernier ? Nous ne croiserions pas méchamment nos paroles, nos regards, nos silences.


Votre belle bouche, je me demande si vous ne la frottez pas quelquefois de ce piment qu’on nomme en espagnol diablotin. C’est du feu.


A chaque nouvel amant, George Sand croyait avoir reçu un ordre d’En Haut. Vous n’avez pas fait tant d’expériences qu’elle, mais plus avancée dans la contre-église, vous n’avez pas la ressource de vous croire en communication avec l’Etre Suprême.

Vous ne croyez pas au dieu des bonnes gens. Votre dieu est une espèce d’Américain qui ne s’est dérangé qu’une seule fois, au commencement des choses. Depuis, pour rien au monde ! Si vous saviez comme il m’agace, cet hérétique, vous vous tairiez sur cela, comme j’ai la politesse de faire, moi qui ne vous en dis presque rien.

Vous me laisseriez adorer en paix votre personne.


Décidément, si j’avais vécu du temps de George Sand, je me serais épris d’elle à force de la détester.


Vous me laisseriez vous adorer. Connaissez-vous l’étymologie de ce verbe ?

Tais-toi, ferme ta bouche, que je l’embrasse une fois, dix fois : voilà l’étymologie demandée, celle que je préfère (os, oris, la bouche, et non pas orare, parler).

Quant à embrasser, c’est prendre dans ses bras. Comme l’un ne va guère sans l’autre, le sens dérivé a prévalu.


Vous m’avez dit un jour que vous désiriez voter, que c’était votre droit.

Vous ne m’avez pas encore pardonné mon rire. Vous avez excommunié comme il faut ce clérical et cet athée. Mais il avait vos bras sur lui : la chaleur de votre forme passait par eux, comme si votre sang s’était répandu dans ses propres veines. Il n’a pas ri longtemps.


Par surcroît, vos parents anarchistes vous ont nommée Liberté ! Bigre ! Il n’y a pas de nom de sainte qui ne soit plus aimable.


Vous êtes capable de vous imaginer que je vous méprise. Enfermée que vous êtes dans vos idées comme dans une bouderie, vous devinez mal la tendresse, la sympathie, la charité humaine.

Eve bien renfrognée…

Chacun de nous est si seul au monde ! Il n’y a bonheur que de refermer ses bras sur une autre ombre. L’on imagine un instant que le cercle est franchi. Ce sont les âmes qui se veulent marier, et il est dur de penser que les corps y réussissent à peine.


Lorsque je m’éloigne de vous, avant de me rapprocher encore, et que vous percevez les deux temps de cette action d’admirateur, vous rougissez, avec un petit sourire d’orgueil. C’est un mélange que j’aime.

Ce qui émeut en votre visage, avec le regard, c’est la lèvre pourpre et gonflée, le menton un peu gras, moins parfait, plus humain. Sentirez-vous combien me séduit ce corps glorieux, la belle hanche, cet arc de la taille ; et ce port, qui donne envie de vous invoquer ?

Je vous ai montré l’image des trois Grâces de Regnault.

Celle de gauche, la tête un peu lourde, serait encore plus triste qu’elle ne plairait pas moins. Sous le bel œil rêveur, le menton est malheureux, l’épaule un peu serve ou vieillie. Le torse, un beau vase. — Son visage, doucement incliné sur l’épaule, au-dessus du bras qui l’enlace, celle de droite a un air de candeur : et, dans le profil de son jeune corps, une légère courbe à rendre fou. — Mais la plus belle, n’est-ce pas cette blonde, entre elles, qui les tient chastement embrassées, et dont nul ne verra jamais le visage ?

Elles ne ressemblent pas l’une à l’autre, ni vous à elles. Vous êtes pourtant du même style.


Ah ! Romaine. Ah ! Guerrière. Minerve aux sourcils rejoints.

Je mettrai devant votre portrait une branche de myrte dans un vieux vase d’église, blanc et or, 1830.


Vous souvenez-vous ? Vous ne vous donniez pas alors la peine de m’étudier. Vous me regardiez, ô raisonneuse ! Amour vous possédait. Vous baissiez de temps en temps les yeux.

Au loin, les gamins arabes s’évertuaient : Le Cri d’Altjé ! Les Noubielles ![1]

[1] Le Cri d’Alger, les Nouvelles, journaux algériens du soir.

Votre maison était à la frontière des deux empires. Elle regardait le boulevard, la poste et l’école (laïque) ; de l’autre côté, l’allée sous les palmes, les escaliers, les terrasses, le ciel : cet autre monde que vous n’aimez guère, où j’allais trop souvent écouter les chants de Yamina ou voir danser les Andalouses. Je vous apportais des dattes, des massepains espagnols, des loucoumes. Et je crois, à présent, que vous aurez préféré des petits beurres — L. U. — J’ai cherché aussi, mais vainement, ces laitages italiens, frais dans leurs claies ou sur le linge, et qui ont la forme d’une tresse ou d’un fruit, — ces fromages, si l’on ose dire, dont les bergers de Virgile nourrissaient déjà leurs amours.

La lumière vous gêna soudain comme un tiers.

Vous avez déroulé le rideau de toile. Dans l’ombre, miroita toute l’eau répandue sur les dalles blanches et noires. Le jour mettait à la haute fenêtre aveuglée un cadre d’or. La brise troublait votre robe.

Vous avez laissé tomber la hachette de votre éventail.


Vous avez la coquetterie de ne porter que du linge blanc, serré, éblouissant. Ainsi paraissez-vous deux fois comme un marbre : carrare et pentélique.

Chère, vous avez eu peur que je me méprisse, et j’étais seulement touché de votre enivrement.


Puis, vous avez voulu me prouver que vous étiez, sans religion, une honnête femme. Vous prononciez des mots abstraits à n’en plus finir, à dormir sans vous, dont votre éloquence emphatique ciselait les majuscules. Vous aviez entrepris, notamment, de me démontrer que les infirmières laïques diplômées ont plus de vertu que les petites sœurs.

Et moi, je me rappelais la longue prière matinale des femmes de ma race. L’une d’elles, tant elle fut malheureuse, ne pouvait plus prier sans voir paraître sur son cher visage en oraison des larmes qui la consolaient. Et elle prononçait, mais avec douceur, le même mot magique que vous répétez désespérément : « Justice ! » Elle mettait avec sagesse dans un autre lieu que la terre la source d’un si grand bien.

Votre bouche, remuée par les petits mouvements de la parole, restait bien belle… Je ne disais mot. Quel nuage a passé sur mes traits ou dans mes yeux, qui soudain déconcerta la douce pédante ?

J’ai pris votre tête, votre fière tête, votre pauvre tête fanatique, et l’ai reposée sur mon épaule. Tel est le sort. Ni les caresses ni le silence ne suffisaient plus. Vous aviez besoin d’un mot de ma bouche, que je n’ai pas su dire. Vous faisiez sentir à un libertin le rôle du spirituel.


Je vous opposais, dans mon esprit, des historiettes qui vous auraient scandalisée et qui me plaisent, qui m’ont ému.

Je me retrouvais dans une petite ville du sud italien, un soir d’été, entre quatre murs blanchis à la chaux, dans la compagnie d’une femme étonnée par l’étranger. Je l’avais trouvée assise sur le pas de sa porte. Ces logettes n’ont pas d’autre ouverture. Un seuil à franchir, la porte massive à refermer, un être humain à votre discrétion.

C’est la même chose là-haut, où les filles attendent et regardent, les unes comme des princesses des “Mille et une nuits”, la plupart en vraies sauvages, et toutes sur leurs talons, leurs mains devant elles.

En pays chrétien, la plus pauvre dispose d’une chaise.

Elle avait une jupe de cotonnade à fleurs, un corsage à grosses manches, et l’un de ces vastes jupons de toile empesée que l’on mettait après la lessive sur une cage d’osier.

Je lui parlais dans sa langue, lorsqu’elle parut en corset à globes, pareille à une image de Vertus sœurs dans l’Illustration, du temps que j’étais garçonnet.

Nous nous plaisions, ainsi qu’il arrive dans ces rencontres, sans que l’on sache pourquoi, si vite. Je ne me rappelle plus le nom qu’elle m’avoua et qui était peut-être le sien. Elle avait vingt ans. J’ai vu dans le même pays de belles figues séchant au soleil qui tournaient en caramel. Elles lui ressemblent, — et à vous.

Elle gardait sur son épaule un dernier lambeau qui m’importunait. Car, en ce monde physique, certains veulent retrouver le tremblement d’une passion primitive, ils veulent rencontrer à la fin ils ne savent quel mystère, avancer jusqu’au point où la sensation est épurée en quelque sorte par son excès et par vertige. Mais, plus belle que vous ne pensez, en me pressant doucement :

— E peccato, disait-elle. C’est un péché. La Madonna non vuole.

Vos fictions, à vous, n’ont pas cette grâce ni cette douceur, où l’enfant reparaît dans la femme : dans notre ambitieux dénuement, le passé des cœurs dont nous sommes nés.


Et si vous étiez païenne vraie, vous ne vous mettriez en peine que de moi seul. Vous laisseriez vos lubies, dont vous ne me convaincrez jamais. Vous m’agacez, je m’en indigne, vous m’étouffez, je vous nomme Paule Bert.

Contre la marine une lame
Vient mourir
Je ne ferai plus rimer âme
Et soupir.
Je vous dirai : « Mon doux aimé
Contemplez
La maison de béton armé
S’il vous plaît.
Ou suivez à perte de vue
Le baiser
Que reçoit la perche éperdue
Du trolley.
Comptez les flots, vous ferez bien… »
— mon cœur,
Ne serait-il en moi plus rien
Que laideur ?

Vous avez ouvert votre fenêtre sur la Méditerranée, et vous regardez l’oscillation indéfinie des vagues. Vous les entendriez clapoter sur la pierre, — si nous étions plus près — du même mouvement qui berce les navires. A cette heure du soir qui tombe, danse une lueur au sommet, tandis que l’ombre flotte dans le creux de chaque lame. Je songe, tu songes, nous songeons… Il règne, sur la vaste nappe des eaux, une majestueuse indifférence, dont on a le cœur un peu plus serré.

Fumée… Tu songes que tu verras un jour se répandre dans votre ciel la fumée d’un triste paquebot. Et moi, sur l’autre rive, je t’appellerai en vain, en entendant sonner la moitié des heures de la nuit.

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