Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1
The Project Gutenberg eBook of Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1
Title: Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1
Author: George Sand
Release date: May 1, 2004 [eBook #12367]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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ŒUVRES DE GEORGE SAND
LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE I
NOTICE
J'ai écrit le Péché de monsieur Antoine à la campagne, dans une phase de calme extérieur et intérieur, comme il s'en rencontre peu dans la vie des individus. C'était en 1845, époque où la critique de la société réelle et le rêve d'une société idéale atteignirent dans la presse un degré de liberté de développement comparable à celui du XVIIIe siècle. On croira peut-être avec peine, un jour, le petit fait très-caractéristique que je vais signaler.
Pour être libre, à cette époque, de soutenir directement ou indirectement les thèses les plus hardies contre le vice de l'organisation sociale, et de s'abandonner aux espérances les plus vives du sentiment philosophique, il n'était guère possible de s'adresser aux journaux de l'opposition. Les plus avancés n'avaient malheureusement pas assez de lecteurs pour donner une publicité satisfaisante à l'idée qu'on tenait à émettre. Les plus modérés nourrissaient une profonde aversion pour le socialisme, et, dans le courant des dix dernières années de la monarchie de Louis-Philippe, un de ces journaux de l'opposition réformiste, le plus important par son ancienneté et le nombre de ses abonnés, me fit plusieurs fois l'honneur de me demander un roman-feuilleton, toujours à la condition qu'il ne s'y trouverait aucune espèce de tendance socialiste.
Cela était bien difficile, impossible peut-être, à un esprit préoccupé des souffrances et des besoins de son siècle. Avec plus ou moins de détours habiles, avec plus ou moins d'effusion et d'entraînement, il n'est guère d'artiste un peu sérieux qui ne se soit laissé impressionner dans son œuvre par les menaces du présent ou les promesses de l'avenir. C'était, d'ailleurs, le temps de dire tout ce qu'on pensait, tout ce qu'on croyait. On le devait, parce qu'on le pouvait. La guerre sociale ne paraissant pas imminente, la monarchie, ne faisant aucune concession aux besoins du peuple, semblait de force à braver plus longtemps qu'elle ne l'a fait le courant des idées.
Ces idées dont ne s'épouvantaient encore qu'un petit nombre d'esprits conservateurs, n'avaient encore réellement germé que dans un petit nombre d'esprits attentifs et laborieux. Le pouvoir, du moment qu'elles ne revêtaient aucune application d'actualité politique, s'inquiétait assez peu des théories, et laissait chacun faire la sienne, émettre son rêve, construire innocemment la cité future au coin de son feu, dans le jardin de son imagination.
Les journaux conservateurs devenaient donc l'asile des romans socialistes. Eugène Sue publia les siens dans les Débats et dans le Constitutionnel. Je publiai les miens dans le Constitutionnel, et dans l'Époque. A peu près dans le même temps, le National courait sus avec ardeur aux écrivains socialistes dans son feuilleton, et les accablait d'injures très-âcres ou de moqueries fort spirituelles.
L'Époque, journal qui vécut peu, mais, qui débuta par renchérir sur tous les journaux conservateurs et absolutistes du moment, fut donc le cadre où j'eus la liberté absolue de publier un roman socialiste. Sur tous les murs de Paris on afficha en grosses lettres: Lisez l'Époque! Lisez le Péché de monsieur Antoine!
L'année suivante, comme nous errions dans les landes de Crozant et dans les ruines de Châteaubrun, théâtre agreste où s'était plu ma fiction, un Parisien de nos amis criait facétieusement aux pasteurs à demi sauvages de ces solitudes Avez-vous lu l'Époque? Avez-vous lu le Péché de monsieur Antoine? Et, en les voyant fuir épouvantés de ces incompréhensibles paroles, il nous disait en riant: «Comme on voit bien que les romans socialistes montent la tête aux habitants des campagnes!…»
Une vieille femme, assez belle diseuse, vint à Châteaubrun me faire une scène de reproches, parce que j'avais fait sur elle et sur son maître un livre plein de menteries. Elle croyait que j'avais voulu mettre en scène le propriétaire du château et elle-même. Elle avait entendu parler du livre. On lui avait dit qu'il n'y avait pas un mot de vrai. Il fut impossible de lui faire comprendre ce que c'est qu'un roman, et cependant elle en faisait aussi, car elle nous raconta l'assassinat de Louis XVI et de Marie-Antoinette poignardés dans leur carrosse par la populace de Paris. Ceux qui accusent les écrits socialistes d'incendier les esprits, devraient se rappeler qu'ils ont oublié d'apprendre à lire aux paysans.
Renierai-je, maintenant que les masses s'agitent, le communisme de M. de Boisguilbault, personnage très-excentrique, et cependant pas tout à fait imaginaire, de mon roman? Dieu m'en garde, surtout après que, sur tous les tons, on a accusé les socialistes de prêcher le partage des propriétés.
L'idée diamétralement contraire, celle de communauté par association, devrait être la moins dangereuse de toutes aux yeux des conservateurs, puisque c'est malheureusement la moins comprise et la moins admise par les masses. Elle est surtout antipathique dans la campagne et n'y sera réalisable que par l'initiative d'un gouvernement fort, ou par une rénovation philosophique, religieuse et chrétienne, ouvrage des siècles peut-être!
Des essais d'associations ouvrières ont été cependant tentés dans la portion la plus instruite, la plus morale, la plus patiente du peuple industriel des grandes villes. Les gouvernements éclairés, quelle que soit leur devise, protégeront toujours ces associations, parce qu'elles offrent un asile à la pensée véritablement sociale et religieuse de l'avenir. Imparfaites à leur naissance probablement, elles se compléteront avec le temps, et quand il sera bien prouvé qu'elles ne détruisent pas, mais conservent, au contraire, le respect de la famille et de la propriété, elles entraîneront insensiblement toutes les classes dans une réciprocité et une solidarité d'intérêts et de dévouements, seule voie de salut ouverte à la société future!
GEORGE SAND.
* * * * *
I
ÉGUZON.
Il est peu de gîtes aussi maussades en France que la ville d'Éguzon, située aux confins de la Marche et du Berry, dans la direction sud-ouest de cette dernière province. Quatre-vingts à cent maisons, d'apparence plus ou moins misérable (à l'exception de deux ou trois, dont nous ne nommerons point les opulents propriétaires, de peur d'attenter à leur modestie), composent les deux ou trois rues, et ceignent la place de cette bourgade fameuse à dix lieues à la ronde pour l'esprit procédurier de sa population et la difficulté de ses abords. Malgré ce dernier inconvénient qui va bientôt disparaître, grâce au tracé d'une nouvelle route, Éguzon voit souvent des voyageurs traverser hardiment les solitudes qui l'environnent, et risquer leurs carrioles sur son pavé terrible. L'unique auberge est située sur l'unique place, laquelle est d'autant plus vaste, qu'elle s'ouvre sur la campagne, comme si elle attendait les constructions nouvelles de futurs citadins, et cette auberge est parfois forcée, dans la belle saison, d'inviter les trop nombreux arrivants à s'installer dans les maisons du voisinage, qui leur sont ouvertes, il faut le dire, avec beaucoup d'hospitalité. C'est qu'Éguzon est le point central d'une région pittoresque semée de ruines imposantes, et que, soit qu'on veuille voir Châteaubrun, Crozant, la Prugne-au-Pot, ou enfin le château encore debout et habité de Saint-Germain, il faut nécessairement aller coucher à Éguzon, afin de partir, dès le matin suivant, pour ces différentes excursions.
Il y a quelques années, par une soirée de juin, lourde et orageuse, les habitants d'Éguzon ouvrirent de grands yeux en voyant un jeune homme de bonne mine traverser la place pour sortir de la ville, un peu après le coucher du soleil. Le temps menaçait, la nuit se faisait plus vite que de raison, et pourtant le jeune voyageur, après avoir pris un léger repas à l'auberge, et s'être arrêté le temps strictement nécessaire pour faire rafraîchir son cheval, se dirigeait hardiment vers le nord, sans s'inquiéter des représentations de l'aubergiste, et sans paraître se soucier des dangers de la route. Personne ne le connaissait; il n'avait répondu aux questions que par un geste d'impatience, et aux remontrances que par un sourire. Quand le bruit des fers de sa monture se fut perdu dans l'éloignement: «Voilà, dirent les flâneurs de l'endroit, un garçon qui connaît bien le chemin, ou qui ne le connaît pas du tout. Ou il y a passé cent fois, et sait le nom du moindre caillou, ou bien il ne se doute pas de ce qui en est, et va se trouver fort en peine.
—C'est un étranger qui n'est pas d'ici, dit judicieusement un homme capable: il n'a voulu écouter que sa tête; mais, dans une demi-heure, quand l'orage éclatera, vous le verrez revenir!
—S'il ne se casse pas le cou auparavant à la descente du pont des Piles! observa un troisième.
—Ma foi, firent en chœur les assistants, c'est son affaire! Allons fermer nos contrevents, de peur que la grêle n'endommage nos vitres.»
Et l'on entendit par la ville un grand bruit de portes et de fenêtres que l'on se hâtait d'accoter, tandis que le vent, qui commençait à mugir sur les bruyères, devançait de rapidité les servantes essoufflées, et renvoyait à leur nez les battants de ces lourdes huisseries, où les ouvriers du pays, conformément aux traditions de leurs ancêtres, n'ont épargné ni le bois de chêne, ni le ferrage. De temps en temps, une voix se faisait entendre d'un travers de rue à l'autre, et ces propos se croisaient sur le seuil des habitations: «Tous les vôtres sont-ils rentrés?—Ah ouà! j'en ai encore deux charrois par terre.—Et moi six sur pied!—Moi, ça m'est égal, tout est engrangé.» Il s'agissait des foins.
Le voyageur, monté sur un excellent bidet de Brenne, laissait la nuée derrière lui, et, pressant l'allure, il se flattait de devancer l'orage à la course; mais à un coude que faisait subitement le chemin, il reconnut qu'il lui serait impossible de ne pas être pris en flanc. Il déplia son manteau, que des courroies tenaient fixé sur sa valise, attacha les mentonnières de sa casquette, et donnant de l'éperon à sa monture, il fournit une nouvelle course, espérant au moins atteindre et franchir, à la faveur du jour, le passage dangereux qu'on lui avait signalé. Mais son attente fut trompée; le chemin devint si difficile, qu'il lui fallut prendre le pas et soutenir son cheval avec précaution au milieu des roches semées sous ses pieds. Lorsqu'il se trouva au sommet du ravin de la Creuse, la nuée ayant envahi tout le ciel, l'obscurité était complète, et il ne pouvait plus juger de la profondeur de l'abîme qu'il côtoyait, que par le bruit sourd et engouffré du torrent.
Téméraire comme on l'est à vingt ans, le jeune homme ne tint compte des prudentes hésitations de son cheval, et il le força de se livrer au hasard d'une pente, que chaque pas du docile animal trouvait plus inégale et plus rapide. Mais tout à coup il s'arrêta, se rejeta en arrière par un vigoureux coup de reins, et le cavalier, un peu ébranlé de la secousse, vit, à la lueur d'un grand éclair, qu'il était sur l'extrême versant d'un précipice à pic, et qu'un pas de plus l'aurait infailliblement entraîné au fond de la Creuse.
La pluie commençait à tomber, et une tourmente furieuse agitait les cimes des vieux châtaigniers qui se trouvaient au niveau de la route. Ce vent d'ouest poussait précisément l'homme et le cheval vers la rivière, et le danger devenait si réel, que le voyageur fut forcé de mettre pied à terre, afin d'offrir moins de prise au vent, et de mieux diriger sa monture dans les ténèbres. Ce qu'il avait entrevu du site à la lueur de l'éclair lui avait paru admirable, et d'ailleurs la position où il se trouvait flattait ce goût d'aventures qui est propre à la jeunesse.
Un second éclair lui permit de mieux distinguer le paysage, et il profita d'un troisième pour familiariser sa vue avec les objets les plus rapprochés. Le chemin ne manquait pas de largeur, mais cette largeur même le rendait difficile à suivre. C'était, une demi-douzaine de vagues passages marqués seulement par les pieds des chevaux et les ornières, formant diverses voies entre-croisées comme au hasard sur le versant d'une colline; et, comme il n'y avait là ni haies, ni fossés, ni trace aucune de culture, le sol avait livré ses flancs pelés à toutes les tentatives d'escalade qu'il avait pris envie aux passants de faire; chaque saison voyait ainsi ouvrir une route nouvelle, ou reprendre une ancienne que le temps et l'abandon avaient raffermie. Entre chacun de ces tracés capricieux s'élevaient des monticules hérissés de rochers ou de touffes de bruyères, qui offraient la même apparence dans l'obscurité; et, comme ils s'enlaçaient sur des plans très-inégaux, il était difficile de passer de l'un à l'autre sans friser une chute qui pouvait entraîner dans l'abîme commun; car tous subissaient la pente bien marquée du ravin, non seulement en avant, mais encore sur le coté, de sorte qu'il fallait à la fois pencher devant soi et sur la gauche. Aucune de ces voies tortueuses n'était donc sûre; car depuis l'été toutes étaient également battues, les habitants du pays les prenant au hasard en plein jour avec insouciance, mais, au milieu d'une nuit sombre, il n'était pas indifférent de s'y tromper, et le jeune homme, plus soigneux des genoux du cheval qu'il aimait que de sa propre vie, prit le parti de s'approcher d'une roche assez élevée pour les garantir tous deux de la violence du vent, et de s'arrêter là en attendant que le ciel s'éclaircît un peu. Il s'appuya contre Corbeau, et relevant un coin de son manteau imperméable pour garantir le flanc et la selle de son compagnon, il tomba dans une rêverie romanesque, aussi satisfait d'entendre hurler la tempête, que les habitants d'Éguzon, s'ils pensaient encore à lui en cet instant, le supposaient soucieux et désappointé.
Les éclairs, en se succédant, lui eurent bientôt procuré une connaissance suffisante du pays environnant. Vis-à-vis de lui, le chemin, gravissant la pente opposée du ravin, se relevait aussi brusquement qu'il s'était abaissé, et offrait des difficultés de même nature. La Creuse, limpide et forte, coulait sans grand fracas au bas de ce précipice, et se resserrait avec un mugissement sourd et continu, sous les arches d'un vieux pont qui paraissait en fort mauvais état. La vue était bornée en face par le retour de l'escarpement; mais, de côté, on découvrait une verte perspective de prairies inclinées et bien plantées, au milieu desquelles serpentait la rivière; et vis-à-vis de notre voyageur, au sommet d'une colline hérissée de roches formidables qu'entrecoupait une riche végétation, on voyait se dresser les grandes tours délabrées d'un vaste manoir en ruines. Mais, lors même que le jeune homme aurait eu la pensée d'y chercher un asile contre l'orage, il lui eût été difficile de trouver le moyen de s'y rendre; car on n'apercevait aucune trace de communication entre le château et la route, et un autre ravin, avec un torrent qui se déversait dans la Creuse, séparait les deux collines. Ce site était des plus pittoresques, et le reflet livide des éclairs lui donnait quelque chose de terrible qu'on y eût vainement cherché à la clarté du jour. De gigantesques tuyaux de cheminée, mis à nu par l'écroulement des toits, s'élançaient vers la nuée lourde qui rampait sur le château, et qu'ils avaient l'air de déchirer. Lorsque le ciel était traversé par des lueurs rapides, ces ruines se dessinaient en blanc sur le fond noir de l'air, et au contraire, lorsque les yeux s'étaient habitués au retour de l'obscurité, elles présentaient une masse sombre sur un horizon plus transparent. Une grande étoile, que les nuages semblaient ne pas oser envahir, brilla longtemps sur le fier donjon, comme une escarboucle sur la tête d'un géant. Puis enfin elle disparut, et les torrents de pluie qui redoublaient ne permirent plus au voyageur de rien discerner qu'à travers un voile épais. En tombant sur les rochers voisins et sur le sol durci par de récentes chaleurs, l'eau rebondissait comme une écume blanche, et parfois on eût dit des flots de poussière soulevés par le vent.
En faisant un mouvement pour abriter davantage son cheval contre le rocher, le jeune homme s'aperçut tout à coup qu'il n'y était pas seul. Un homme venait chercher aussi un refuge en cet endroit, ou bien il en avait pris possession le premier. C'est ce qu'on ne pouvait savoir dans ces alternatives de clarté éblouissante et de lourdes ténèbres. Le cavalier n'eut pas le temps de bien voir le piéton; il lui sembla vêtu misérablement et n'avoir pas très-bonne mine. Il paraissait même vouloir se cacher, en s'enfonçant le plus possible sous la roche; mais dès qu'il eut jugé, à une exclamation du jeune voyageur, qu'il avait été aperçu, il lui adressa sans hésiter la parole, d'une voix forte et assurée:
«Voilà un mauvais temps pour se promener, Monsieur, et si vous êtes sage, vous retournerez coucher à Éguzon.
—Grand merci, l'ami!» répondit le jeune homme en faisant siffler sa forte cravache à tête plombée, pour faire savoir à son problématique interlocuteur qu'il était armé.
Ce dernier comprit fort bien l'avertissement, et y répondit en frappant le rocher, comme par désœuvrement, avec un énorme bâton de houx qui fit voler quelques éclats de pierre. L'arme était bonne et le poignet aussi.
«Vous n'irez pas loin ce soir par un temps pareil, reprit le piéton.
—J'irai aussi loin qu'il me plaira, répondit le cavalier, et je ne conseillerais à personne d'avoir la fantaisie de me retarder en chemin.
—Est-ce que vous craignez les voleurs, que vous répondez par des menaces à des honnêtetés? Je ne sais pas de quel pays vous venez, mon jeune homme, mais vous ne savez guère dans quel pays vous êtes. Il n'y a, Dieu merci, chez nous, ni bandits, ni assassins, ni voleurs.»
L'accent fier mais franc de l'inconnu inspirait la confiance. Le jeune homme reprit avec douceur:
«Vous êtes donc du pays, mon camarade?
—Oui, Monsieur, j'en suis, et j'en serai toujours.
—Vous avez raison d'y vouloir rester: c'est un beau pays.
—Pas toujours cependant! Dans ce moment-ci, par exemple, il n'y fait pas trop bon; le temps est bien en malice, et il y en aura pour toute la nuit.
—Vous croyez?
—J'en suis sûr. Si vous suivez le vallon de la Creuse, vous aurez l'orage pour compagnie jusqu'à demain midi, mais je pense bien que vous ne vous êtes pas mis en route si tard sans avoir un abri prochain en vue?
—A vous dire le vrai, je crois que l'endroit où je vais est plus éloigné que je ne l'avais pensé d'abord. Je me suis imaginé qu'on voulait me retenir à Éguzon, en m'exagérant la distance et les mauvais chemins; mais je vois, au peu que j'ai fait depuis une heure, que l'on ne m'avait guère trompé.
—Et, sans être trop curieux, où allez-vous?
—A Gargilesse. Combien comptez-vous jusque-là!
—Pas loin, Monsieur, si l'on voyait clair pour se conduire; mais si vous ne connaissez pas le pays, vous en avez pour toute la nuit: car ce que vous voyez ici n'est rien en comparaison des casse-cous que vous avez à descendre pour passer du ravin de la Creuse à celui de la Gargilesse, et vous y risquez la vie par-dessus le marché.
—Eh bien, l'ami, voulez-vous, pour une honnête récompense, me conduire jusque-là?
—Nenni, Monsieur, en vous remerciant.
—Le chemin est donc bien dangereux, que vous montrez si peu d'obligeance?
—Le chemin n'est pas dangereux pour moi, qui le connais aussi bien que vous connaissez peut-être les rues de Paris; mais quelle raison aurais-je de passer la nuit à me mouiller pour vous faire plaisir?
—Je n'y tiens pas, et je saurai me passer de votre secours; mais je n'ai point réclamé votre obligeance gratis: je vous ai offert …
—Suffit! suffit! vous êtes riche et je suis pauvre, mais je ne tends pas encore la main, et j'ai des raisons pour ne pas me faire le serviteur du premier venu … Encore si je savais qui vous êtes …
—Vous vous méfiez de moi? dit le jeune homme, dont la curiosité était éveillée par le caractère hardi et fier de son compagnon. Pour vous prouver que la méfiance est un mauvais sentiment, je vais vous payer d'avance. Combien voulez-vous?
—Pardon, excuse, Monsieur, je ne veux rien; je n'ai ni femme ni enfants, je n'ai besoin de rien pour le moment: d'ailleurs j'ai un ami, un bon camarade, dont la maison n'est pas loin, et je profiterai du premier éclairci pour y aller souper et dormir à couvert. Pourquoi me priverais-je de cela pour vous? Voyons, dites! est-ce parce que vous avez un bon cheval et des habits neufs?
—Votre fierté ne me déplaît pas, tant s'en faut! Mais je la trouve mal entendue de repousser un échange de services.
—Je vous ai rendu service de tout mon pouvoir, en vous disant de ne pas vous risquer la nuit par un temps si noir et des chemins qui, dans une demi-heure, seront impossibles. Que voulez-vous de plus?
—Rien … En vous demandant votre assistance, je voulais connaître le caractère des gens du pays, et voilà tout. Je vois maintenant que leur bon vouloir pour les étrangers se borne à des paroles.
—Pour les étrangers! s'écria l'indigène avec un accent de tristesse et de reproche qui frappa le voyageur. Et n'est-ce pas encore trop pour ceux qui ne nous ont jamais fait que du mal? Allez, Monsieur, les hommes sont injustes; mais Dieu voit clair, et il sait bien que le pauvre paysan se laisse tondre, sans se venger, par les gens savants qui viennent des grandes villes.
—Les gens des villes ont donc fait bien du mal dans vos campagnes? C'est un fait que j'ignore et dont je ne suis pas responsable, puisque j'y viens pour la première fois.
—Vous allez à Gargilesse. Sans doute, c'est M. Cardonnet que vous allez voir? Vous êtes, j'en suis sûr, son parent ou son ami?
—Qu'est-ce donc que ce M. Cardonnet, à qui vous semblez en vouloir? demanda le jeune homme après un instant d'hésitation.
—Suffit, Monsieur, répondit le paysan; si vous ne le connaissez pas, tout ce que je vous en dirais ne vous intéresserait guère, et si vous êtes riche vous n'avez rien à craindre de lui. Ce n'est qu'aux pauvres gens qu'il en veut.
—Mais enfin, reprit le voyageur avec une sorte d'agitation contenue, j'ai peut-être des raisons pour désirer de savoir ce qu'on pense dans le pays de ce M. Cardonnet. Si vous refusez de motiver la mauvaise opinion que vous avez de lui, c'est que vous avez contre lui une rancune personnelle peu honorable pour vous-même.
—Je n'ai de comptes à rendre à personne, répondit le paysan, et mon opinion est à moi. Bonsoir, Monsieur. Voilà la pluie qui s'arrête un peu. Je suis fâché de ne pouvoir vous offrir un abri; mais je n'en ai pas d'autre que le château que vous voyez là, et qui n'est pas à moi. Cependant, ajouta-t-il après avoir fait quelques pas, et en s'arrêtant comme s'il se fût repenti de ne pas mieux exercer les devoirs de l'hospitalité, si le cœur vous disait d'y venir demander le couvert pour la nuit, je peux vous répondre que vous y seriez bien reçu.
—Cette ruine est donc habitée? demanda le voyageur, qui avait à descendre le ravin pour traverser la Creuse, et qui se mit en marche à côté du paysan, en soutenant son cheval par la bride.
—C'est une ruine, à la vérité, dit son compagnon en étouffant un soupir; mais quoique je ne sois pas des plus vieux, j'ai vu ce château-là debout bien entier, et si beau, en dehors comme en dedans, qu'un roi n'y eût pas été mal logé. Le propriétaire n'y faisait pas de grandes dépenses, mais il n'avait pas besoin d'entretien, tant il était solide et bien bâti; et les murs étaient si bien découpés, les pierres des cheminées et des fenêtres si bien travaillées, qu'on n'aurait pu y rien apporter de plus riche que ce que les maçons et les architectes y avaient mis en le construisant. Mais tout passe, la richesse comme le reste, et le dernier seigneur de Châteaubrun vient de racheter pour quatre mille francs le château de ses pères.
—Est-il possible qu'une telle masse de pierres, même dans l'état où elle se trouve, ait aussi peu de valeur?
—Ce qui reste là vaudrait encore beaucoup, si on pouvait l'ôter et le transporter; mais où trouver dans le pays d'ici des ouvriers et des machines capables de jeter bas ces vieux murs? Je ne sais pas avec quoi l'on bâtissait dans l'ancien temps, mais ce ciment-là est si bien lié, qu'on dirait que les tours et les grands murs sont faits d'une seule pierre. Et puis, vous voyez comme ce bâtiment est planté sur la pointe d'une montagne, avec des précipices de tous côtés! Quelles voitures et quels chevaux pourraient charrier de pareils matériaux? A moins que la colline ne s'écroule, ils resteront là aussi longtemps que le rocher qui les porte, et il y a encore assez de voûtes pour mettre à l'abri un pauvre monsieur et une pauvre demoiselle.
—Ce dernier des Châteaubrun a donc une fille? demanda le jeune homme en s'arrêtant pour regarder le manoir avec plus d'intérêt qu'il n'avait encore fait. Et elle demeure là?
—Oui, oui, elle demeure là, au milieu des gerfauts et des chouettes, et elle n'en est pas moins jeune et jolie. L'air et l'eau ne manquent pas ici, et malgré les nouvelles lois contre la liberté de la chasse, on voit encore quelquefois des lièvres et des perdrix sur la table du seigneur de Châteaubrun. Allons, si vous n'avez pas des affaires qui vous obligent de risquer votre vie pour arriver avant le jour, venez avec moi, je me charge de vous faire bien accueillir au château. Et quand même vous y arriveriez seul et sans recommandation, il suffit que la nuit soit mauvaise, et que vous ayez la figure d'un chrétien, pour que vous soyez bien reçu et bien traité chez M. Antoine de Châteaubrun.
—Ce gentilhomme est pauvre, à ce qu'il paraît, et je me ferais scrupule d'user de sa bonté d'âme.
—Vous lui ferez plaisir, au contraire. Allons, vous voyez bien que l'orage va recommencer plus fort que tout à l'heure, et je n'aurais pas la conscience en repos si je vous laissais ainsi tout seul dans la montagne. Voyez-vous, il ne faut pas m'en vouloir pour vous avoir refusé mes services: j'ai mes raisons, que vous ne pouvez pas juger, et que je n'ai pas besoin de dire; mais je dormirai plus tranquille si vous suivez mon conseil. D'ailleurs je connais M. Antoine; il me saurait mauvais gré de ne pas vous avoir retenu et emmené chez lui, et il serait capable de courir après vous, ce qui ne serait pas bon pour lui après souper.
—Et … vous ne pensez pas que sa fille fût mécontente de voir arriver ainsi un inconnu?…
—Sa fille est sa fille, c'est-à-dire qu'elle est aussi bonne que lui, si elle n'est pas meilleure, quoique cela ne paraisse guère possible.»
Le jeune homme hésita encore quelque temps; mais, poussé par un attrait romanesque, et créant déjà dans son imagination le portrait de la perle de beauté qu'il allait trouver derrière ces murailles à l'aspect terrible, il se dit qu'on ne l'attendait à Gargilesse que le lendemain dans la journée; qu'en y arrivant au milieu de la nuit, il y dérangerait le sommeil de ses parents; qu'enfin il y avait, à persister dans son projet, une véritable imprudence dont, à coup sûr, sa mère le détournerait, si elle pouvait, à cette heure, se faire entendre de lui. Touché de toutes les bonnes raisons qu'on se donne à soi-même quand le démon de la jeunesse et de la curiosité s'en mêle, il suivit son guide dans la direction du vieux château.
II.
LE MANOIR DE CHÂTEAUBRUN.
Après avoir péniblement gravi un chemin escarpé, ou plutôt un escalier pratiqué dans le roc, nos voyageurs arrivèrent, au bout de vingt minutes, à l'entrée de Châteaubrun. Le vent et la pluie redoublaient, et le jeune homme n'eut guère le loisir de contempler le vaste portail qui n'offrait à sa vue, en cet instant, qu'une masse confuse de proportions formidables. Il remarqua seulement qu'en guise de clôture, la herse seigneuriale était remplacée par une barrière de bois, pareille à celles qui ferment les prés du pays.
«Attendez. Monsieur, lui dit son guide. Je vais passer par là-dessus et aller chercher la clef; car la vieille Janille ne s'est-elle pas imaginé, depuis quelque temps, de faire placer ici un cadenas, comme s'il y avait quelque chose à voler chez ses maîtres? Au reste, son intention est bonne, et je ne la blâme pas.»
Le paysan escalada la barrière fort adroitement, et, en attendant qu'il fût de retour pour l'introduire, le jeune homme essaya en vain de comprendre la disposition des masses d'architecture ruinées qu'il apercevait confusément dans l'intérieur de la cour: c'était l'aspect du chaos.
Peu d'instants après, il vit venir plusieurs personnes qui ouvrirent promptement la barrière: l'une prit son cheval, l'autre sa main, une troisième portait, en avant, une lanterne dont le secours était bien nécessaire pour se diriger à travers les décombres et les broussailles qui obstruaient le passage. Enfin, après avoir traversé une partie du préau et plusieurs vastes salles obscures, ouvertes à tous les vents, on se trouva dans une petite pièce oblongue, voûtée, et qui avait pu, autrefois, servir d'office ou de cellier entre les cuisines et les écuries. Cette pièce, proprement reblanchie, servait désormais de salon et de salle à manger au seigneur de Châteaubrun. On y avait récemment pratiqué une petite cheminée à manteau et à chambranles de bois bien ciré et luisant; la vaste plaque de fonte qui en remplissait tout le foyer, et qui avait été enlevée à quelqu'une des grandes cheminées du manoir, ainsi que les gros chenets de fer poli, renvoyaient splendidement la chaleur et la lumière du feu dans cette chambre nue et blanche, qui, avec le secours d'une petite lampe de fer-blanc, se trouvait ainsi parfaitement éclairée. Une table de châtaignier, qui pouvait, dans les grandes occasions, porter jusqu'à six couverts, quelques chaises de paille, et un coucou d'Allemagne, acheté six francs à un colporteur, composaient tout l'ameublement de ce salon modeste. Mais tout cela était d'une propreté recherchée; la table et les chaises grossièrement travaillées par quelque menuisier de la localité avaient un éclat qui attestait les services assidus de la serge et de la brosse. L'âtre était balayé avec soin, le carreau sablé à l'anglaise contrairement aux habitudes du pays, et, dans un pot de grès placé sur la cheminée, s'étalait un énorme bouquet de roses, mêlées à des fleurs sauvages cueillies sur les collines d'alentour.
Cet intérieur modeste n'avait, au premier coup d'œil, aucun caractère cherché dans le genre poétique ou pittoresque; cependant, en l'examinant mieux, on eût pu voir que, dans cette demeure, comme dans toutes celles de tous les hommes, le caractère et le goût naturel de la personne créatrice avaient présidé, soit au choix, soit à l'arrangement du local. Le jeune homme, qui y pénétrait pour la première fois, et qui s'y trouva seul un instant, tandis que ses hôtes s'occupaient de lui préparer la meilleure réception possible, se forma bientôt une idée assez juste de la situation d'esprit des habitants de cette retraite. Il était évident qu'on avait eu des habitudes d'élégance, et qu'on avait encore des besoins de bien-être; que, dans une condition fort précaire, on avait eu le bon sens de proscrire toute espèce de vanité extérieure; enfin qu'on avait choisi, pour point de réunion, parmi le peu de chambres restées intactes dans ce vaste domaine, la plus facile à entretenir, à chauffer, à meubler et à éclairer, et que, par instinct, on avait pourtant donné la préférence à une construction élégante et mignonne. En effet, ce petit coin était le premier étage d'un pavillon carré, adjoint, vers la fin de la renaissance, aux antiques constructions qui défendaient la face principale du préau. L'artiste qui avait composé cette tourelle angulaire s'était efforcé d'adoucir la transition de deux styles si différents; il avait rappelé pour la forme des fenêtres le système défensif des meurtrières et des ouvertures d'observation; mais on voyait bien que ces fenêtres, petites et rondes, n'avaient jamais été destinées à pointer le canon, et qu'elles n'étaient qu'un ornement pour la vue. Élégamment revêtues de briques rouges et de pierres blanches alternées, elles formaient un joli encadrement à l'intérieur, et diverses niches, ornées de même, disposées régulièrement entre chaque croisée, rendaient inutiles les papiers, les tentures et même les meubles qui eussent chargé ces parois sans ajouter à leur aspect agréable et simple.
Sur une de ces niches, dont une dalle, bien blanche et luisante comme du marbre, formait la base, à hauteur d'appui, le voyageur vit un joli petit rouet rustique avec la quenouille chargée de laine brune; et, en contemplant cet instrument de travail si léger et si naïf il se perdit dans des réflexions dont il fut tiré par le frôlement d'un vêtement de femme derrière lui. Il se retourna vivement; mais, aux palpitations qui s'étaient emparées de son jeune cœur, succéda une grave déception. C'était une vieille servante qui venait d'entrer sans bruit, grâce au sablon qui couvrait le sol, et qui se penchait pour jeter dans la cheminée une brassée de sarment de vigne sauvage.
«Approchez-vous du feu, Monsieur, dit la vieille en grasseyant avec une sorte d'affectation, et donnez-moi votre casquette et votre manteau, afin que j'aille les faire sécher dans la cuisine. Voilà un bon manteau pour la pluie; je ne sais plus comment on appelle cette étoffe-là, mais j'en ai déjà vu à Paris. Voilà qui ferait plaisir d'en voir un pareil sur les épaules de M. le comte! Mais cela doit coûter cher, et d'ailleurs il n'est pas dit qu'il voulût s'en servir. Il croit qu'il a toujours vingt-cinq ans, et il prétend que l'eau du ciel n'a jamais enrhumé un honnête homme; pourtant, l'hiver dernier, il a commencé à sentir un peu de sciatique … Mais ce n'est pas à votre âge qu'on craint ces douleurs-là. N'importe, chauffez-vous les reins; tenez, tournez votre chaise comme cela, vous serez mieux. Vous êtes de Paris, j'en suis sûre; je vois cela à votre teint qui est trop frais pour notre pays; bon pays, Monsieur, mais bien chaud en été et bien froid en hiver. Vous me direz que, ce soir, il fait aussi froid que par une nuit de novembre: c'est la vérité, que voulez-vous? c'est l'orage qui en est cause. Mais cette petite salle est bien bonne, bien facile à réchauffer, et, dans un moment, vous m'en direz des nouvelles. Avec cela, nous avons le bonheur que le bois mort ne nous manque pas. Il y a tant de vieux arbres ici, et rien qu'avec les ronces qui poussent dans la cour, on peut chauffer le four pendant tout l'hiver. Il est vrai que nous ne faisons jamais de grosses fournées: M. le comte est un petit mangeur, et sa fille est comme lui; le petit domestique est le plus vorace de la maison: oh! pour lui, il lui faut trois livres de pain par jour; mais je lui fais sa miche à part, et je n'y épargne pas le seigle. C'est assez bon pour lui, et même avec un peu de son, ça étoffe le pain, et ça n'est pas mauvais pour la santé. Hé! hé! ça vous fait rire? et moi aussi. Moi, voyez-vous, j'ai toujours aimé à rire et à causer: l'ouvrage n'en va pas moins vite; car j'aime la vitesse en tout. M. Antoine est comme moi; quand il a parlé, il faut qu'on marche comme le vent. Aussi nous avons toujours été d'accord sur ce point-là. Vous nous excuserez, Monsieur, si on vous fait attendre un peu. Monsieur est descendu à la cave avec l'homme qui vous a amené, et l'escalier est si dégradé qu'on n'y arrive pas vite; mais c'est une belle cave, Monsieur; les murs ont plus de dix pieds d'épaisseur, et quand on est là dedans, c'est si profond sous la terre, qu'on se croit enterré vivant. Vrai! ça fait un drôle d'effet. On dit que, dans le temps, on mettait là les prisonniers de guerre; à présent, nous n'y mettons personne, et notre vin s'y conserve très-bien. Ce qui nous retarde aussi, c'est que notre fille est déjà couchée: elle a eu la migraine aujourd'hui, parce qu'elle a été au soleil sans chapeau. Elle dit qu'elle veut s'habituer à cela, et que puisque je me passe bien de chapeau et d'ombrelle, elle peut bien s'en passer aussi; mais elle se trompe: elle a été élevée en demoiselle, comme elle devait l'être, la pauvre enfant! car, quand je dis, notre fille, ce n'est pas que je sois la mère à mademoiselle Gilberte; elle ne me ressemble pas plus que le chardonneret ne ressemble à un moineau franc; mais comme je l'ai élevée, j'ai toujours gardé l'habitude de l'appeler ma fille; elle n'a jamais voulu souffrir que je cesse de la tutoyer. C'est une enfant si aimable! Je suis fâchée qu'elle soit au lit; mais vous la verrez demain, car vous ne partirez pas sans déjeuner, on ne le souffrira pas, et elle m'aidera à vous servir un peu mieux que je ne peux le faire toute seule. Ce n'est pas pourtant le courage qui me manque, Monsieur, car j'ai de bonnes jambes; je suis restée mince comme vous voyez, dans ma petite taille, et vous ne me donneriez jamais l'âge que j'ai … Voyons! quel âge me donneriez-vous bien?»
Le jeune homme croyait que, grâce à cette question, il allait pouvoir placer une parole, un compliment pour remercier et pour entrer en matière, car il désirait beaucoup avoir de plus amples détails sur mademoiselle Gilberte; mais la bonne femme n'attendit pas sa réponse, et reprit avec volubilité:
«J'ai soixante-quatre ans, Monsieur, du moins je les aurai à la Saint-Jean, et je fais plus d'ouvrage à moi seule que trois jeunesses n'en sauraient faire. J'ai le sang vif, moi, Monsieur! Je ne suis pas du Berry; je suis née en Marche, à plus d'une demi-lieue d'ici; aussi ça se voit et ça se connaît. Ah! vous regardez l'ouvrage de notre fille? Savez-vous que c'est filé aussi égal et aussi menu que la meilleure fileuse de campagne? Elle a voulu que je lui apprenne à filer la laine: «Tiens, mère, qu'elle m'a dit (car elle m'appelle toujours comme ça; la pauvre enfant n'a jamais connu la sienne, et m'a toujours aimée comme si c'était moi, quoique nous nous ressemblions à peu près comme une rose ressemble à une ortie), tiens, mère, qu'elle a dit, ces broderies, ces dessins, toutes ces niaiseries qu'on m'a enseignées au couvent, ne serviraient à rien ici. Apprends-moi à filer, à tricoter et à coudre, afin que je t'aide à faire les vêtements de mon père….»
Au moment où le monologue infatigable de la bonne femme commençait à devenir intéressant pour son auditeur fatigué, elle sortit comme elle avait déjà fait plusieurs fois, car elle ne restait pas un moment en place, et tout en pérorant, elle avait couvert la table d'une grosse nappe blanche, et avait servi les assiettes, les verres et les couteaux; elle avait rebalayé l'âtre, ressuyé les chaises et rallumé le feu dix fois, reprenant toujours son soliloque à l'endroit où elle l'avait laissé. Mais cette fois, sa voix, qui commençait à grasseyer dans le couloir voisin, fut couverte par d'autres voix plus accentuées, et le comte de Châteaubrun, accompagné du paysan qui avait introduit notre voyageur, se présenta enfin à ses regards, chacun portant deux grands brocs de grès, qu'ils placèrent sur la table. Ce fut alors seulement, que le jeune homme put voir distinctement les traits de ces deux personnages.
M. de Châteaubrun était un homme de cinquante ans, de moyenne taille, d'une belle et noble figure, large d'épaules, avec un cou de taureau, des membres d'athlète, un teint basané au moins autant que celui de son acolyte, et de larges mains, durcies, hâlées, gercées à la chasse, au soleil, au grand air; mains de braconnier s'il en fut, car le bon seigneur avait trop peu de terres pour ne pas chasser sur celles des autres.
Il avait la face épanouie, ouverte et souriante; la jambe ferme et la voix de stentor. Son solide costume de chasseur, propre, quoique rapiécé au coude, sa grosse chemise de toile de chanvre, ses guêtres de cuir, sa barbe grisonnante qui attendait patiemment le dimanche, tout en lui dénotait l'habitude d'une vie rude et sauvage, tandis que son agréable physionomie, ses manières rondes et affectueuses, et une aisance qui n'était pas sans mélange de dignité, rappelaient le gentilhomme courtois et l'homme habitué à protéger et à assister plutôt qu'à l'être.
Son compagnon le paysan n'était pas à beaucoup près aussi propre. L'orage et les mauvais chemins avaient fort endommagé sa blouse et sa chaussure. Si la barbe du seigneur avait bien sept ou huit jours de date, celle du villageois en avait bien quatorze ou quinze. Celui-ci était maigre, osseux, agile, plus grand de quelques pouces, et quoique sa figure exprimât aussi la bonté et la cordialité, elle avait, si l'on peut parler ainsi, des éclairs de malice, de tristesse ou de sauvagerie hautaine. Il était évident qu'il avait plus d'intelligence ou qu'il était plus malheureux que le seigneur de Châteaubrun.
«Allons, Monsieur, dit le gentilhomme, êtes-vous un peu séché? Vous êtes le bienvenu ici, et mon souper est à votre disposition.
—Je suis reconnaissant de votre généreux accueil, répondit le voyageur, mais je craindrais de manquer à la bienséance si je ne vous faisais savoir d'abord qui je suis.
—C'est bien, c'est bien, reprit le comte, que nous appellerons désormais tout simplement M. Antoine, comme on l'appelait généralement dans la contrée; vous me direz cela plus tard, si vous le désirez: quant à moi, je n'ai pas de questions à vous faire, et je prétends remplir les devoirs de l'hospitalité sans vous faire décliner vos noms et qualités. Vous êtes en voyage, étranger dans le pays, surpris par une nuit d'enfer à la porte de ma demeure: voilà vos titres et vos droits. Par dessus le marché, vous avez une agréable figure et un air qui me plaît; je crois donc que je serai récompensé de ma confiance par le plaisir d'avoir obligé un brave garçon. Allons, asseyez-vous, mangez et buvez.
—C'est trop de bontés, et je suis touché de votre manière franche et affable d'accueillir les voyageurs. Mais je n'ai besoin de rien, Monsieur, et c'est bien assez que vous me permettiez d'attendre ici la fin de l'orage. J'ai soupé à Éguzon il n'y a guère plus d'une heure. Ne faites donc rien servir pour moi, je vous en conjure.
—Vous avez soupé déjà? mais ce n'est pas là une raison! Êtes-vous donc de ces estomacs qui ne peuvent digérer qu'un repas à la fois? A votre âge, j'aurais soupé à toutes les heures de la nuit si j'en avais trouvé l'occasion. Une course à cheval et l'air de la montagne, c'est bien assez pour renouveler l'appétit. Il est vrai qu'à cinquante ans on a l'estomac moins complaisant; aussi, moi, pourvu que j'aie un demi-verre de bon vin avec une croûte de pain rassis, je me tiens pour bien traité. Mais ne faites pas de façons ici. Vous êtes venu à point, j'allais me mettre à table, et ma pauvre petite ayant la migraine aujourd'hui, nous étions tout tristes, Janille et moi, de manger tête à tête: votre arrivée est donc une consolation pour nous, ainsi que celle de ce brave garçon, mon ami d'enfance, que je reçois toujours avec plaisir. Allons, toi, assieds-toi là à mon côté, dit-il en s'adressant au paysan, et vous, mère Janille, vis-à-vis de moi. Faites les honneurs: car vous savez que j'ai la main malheureuse, et que quand je me mêle de découper, je taille en deux le rôt, l'assiette, la nappe, voire un peu de la table, et cela vous fâche.»
Le souper que dame Janille avait étalé sur la table d'un air de complaisance, se composait d'un fromage de chèvre, d'un fromage de brebis, d'une assiettée de noix, d'une assiettée de pruneaux, d'une grosse tourte de pain bis, et des quatre cruches de vin apportées par le maître en personne. Les convives se mirent bien vite à déguster ce repas frugal avec une satisfaction évidente, à l'exception du voyageur, qui n'avait aucun appétit, et qui se contentait d'admirer la bonne grâce avec laquelle le digne châtelain le conviait, sans embarras et sans fausse honte, à son splendide ordinaire. Il y avait dans cette aisance affectueuse et naïve quelque chose de paternel et d'enfantin en même temps qui gagna le cœur du jeune homme.
Fidèle à la loi de générosité qu'il s'était imposée, M. Antoine ne fit aucune question à son hôte, et même évita toute réflexion qui eût pu ressembler à une curiosité déguisée. Le paysan paraissait un peu plus inquiet, et se tenait sur la réserve. Mais bientôt, entraîné par l'espèce de causerie générale que M. Antoine et dame Janille avaient entamée, il se mit à l'aise et laissa remplir son verre si souvent, que le voyageur commença à regarder avec étonnement un homme capable de boire ainsi sans perdre non-seulement l'usage de sa raison, mais encore l'habitude de son sang-froid et de sa gravité.
Quant au châtelain, ce fut une autre affaire. A peine eut-il bu la moitié du broc placé auprès de lui, qu'il commença à avoir l'œil animé; le nez vermeil et la main peu sûre. Cependant il ne déraisonna point, même après que tous les brocs furent vidés par lui et son ami le paysan; car Janille, soit par économie, soit par sobriété naturelle, mit à peine quelques gouttes de vin dans son eau, et le voyageur, ayant fait un effort héroïque pour avaler la première rasade, s'abstint de ce breuvage aigre, trouble et détestable.
Ces deux campagnards paraissaient pourtant le boire avec délices. Au bout d'un quart d'heure, Janille, qui ne pouvait vivre sans remuer, quitta la table, prit son tricot et se mit à travailler au coin du feu, grattant à chaque instant ses tempes avec son aiguille, sans toutefois déranger les minces bandeaux de cheveux encore noirs qui dépassaient un peu sa coiffe. Cette vieille, proprette et menue, pouvait avoir été jolie; son profil délicat ne manquait pas de distinction, et si elle n'eût été maniérée, et préoccupée de faire la capable et la gentille, notre voyageur l'eût prise aussi en affection.
Les autres personnages qui, en l'absence de la demoiselle, complétaient l'intérieur de M. Antoine étaient, l'un un petit paysan, d'une quinzaine d'années, à la mine éveillée, au pied leste, qui remplissait les fonctions de factotum; l'autre, un vieux chien de chasse, à l'œil terne, au flanc maigre, à l'air mélancolique et rêveur; couché auprès de son maître, il s'endormait philosophiquement entre chaque bouchée que celui-ci lui présentait en l'appelant monsieur d'un air gravement facétieux.
III.
M. CARDONNET.
Il y avait plus d'une heure qu'on était à table, et M. Antoine ne paraissait nullement las de la séance. Lui et son ami le paysan faisaient durer leurs petits fromages et leurs grandes pintes de vin avec cette majestueuse lenteur qui est presque un art chez le Berrichon. Portant alternativement leurs couteaux sur ce morceau friand dont l'odeur aigrelette n'avait rien d'agréable, ils le débitaient en petits morceaux qu'ils plaçaient méthodiquement sur leurs assiettes de terre, et qu'ils mangeaient ensuite miette à miette sur leur pain bis. Entre chaque bouchée, ils avalaient une gorgée de vin du cru, après avoir choqué leurs verres, en s'adressant chaque fois cet échange de compliments: «A la tienne, camarade!—A la vôtre, monsieur Antoine!» ou bien: «Bonne santé à toi, mon vieux!—A vous pareillement, mon maître!»
Au train que prenaient les choses, ce festin pouvait durer toute la nuit, et le voyageur, qui s'épuisait en efforts pour paraître boire et manger, bien qu'il s'en dispensât le plus possible, commençait à lutter péniblement contre le sommeil, lorsque la conversation, roulant jusqu'alors sur le temps, sur la récolte des foins, sur le prix des bestiaux et sur les provins de la vigne, prit peu à peu une direction qui l'intéressa fortement.
«Si ce temps-là continue, disait le paysan, en écoutant la pluie qui
ruisselait au dehors, les eaux grossiront ce mois-ci comme au mois de mars.
La Gargilesse n'est pas commode, et il pourra y avoir du dégât chez M.
Cardonnet.
—Tant pis, dit M. Antoine, ce serait dommage; car il a fait de grands et beaux travaux sur cette petite rivière.
—Oui, mais la petite rivière s'en moque, reprit le paysan, et je trouve, moi, que le dommage ne serait pas grand.
—Si fait, si fait! cet homme a déjà fait à Gargilesse pour plus de deux cent mille francs de dépenses; et il ne faut qu'un coup de colère de l'eau, comme on dit chez nous, pour ruiner tout cela.
—Eh bien, ce serait donc un si grand malheur, monsieur Antoine?
—Je ne dis pas que ce fût un malheur irréparable, pour un homme que l'on dit riche d'un million, reprit le châtelain, dont la candeur s'obstinait à ne pas comprendre les sentiments hostiles de son commensal à l'endroit de M. Cardonnet; mais ce serait toujours une perte.
—Et c'est pourquoi je rirais un peu, si un petit coup du sort faisait ce trou à sa bourse.
—C'est là un mauvais sentiment, mon vieux! Pourquoi en voudrais-tu à cet étranger? Il ne t'a jamais fait, non plus qu'à moi, ni bien ni mal.
—Il a fait du mal à vous, monsieur Antoine, à moi, à tout le pays. Oui, je vous dis qu'il en a fait par intention et qu'il en fera tout de bon à tout le monde. Laissez pousser le bec du livot (la buse), et vous verrez comme il tombera sur votre poulailler!
—Toujours tes idées fausses, vieux! car tu as des idées fausses, je te l'ai dit cent fois: tu en veux à cet homme parce qu'il est riche. Est-ce sa faute?
—Oui, Monsieur, c'est sa faute. Un homme parti peut-être d'aussi bas que moi-même, et qui a fait un pareil chemin, n'est pas un honnête homme.
—Allons donc! que dis-tu là? T'imagines-tu qu'on ne puisse pas faire fortune sans voler?
—Je n'en sais rien; mais je le crois. Je sais bien que vous êtes né riche et que vous ne l'êtes plus. Je sais bien que je suis né pauvre et que je le serai toujours; et m'est avis que si vous étiez parti pour d'autres pays, sans payer les dettes de votre père, et que je me fusse mis, de mon côté, à maquignonner, à tondre et à grappiller sur toutes choses, nous roulerions carrosse tous les deux, à l'heure qu'il est. Pardon, excuse, si je vous offense! ajouta d'un ton rude et fier le paysan, en s'adressant au jeune homme, qui donnait des signes marqués d'une émotion pénible.
—Monsieur, dit le châtelain, il se peut que vous connaissiez M. Cardonnet, que vous soyez employé par lui, ou que vous lui ayez quelques obligations. Je vous prie de ne pas faire attention à ce que dit ce brave villageois. Il a des idées exagérées sur beaucoup de choses, qu'il ne comprend pas bien. Au fond, soyez certain qu'il n'est ni haineux, ni jaloux, ni capable de porter le moindre préjudice à M. Cardonnet.
—J'attache peu d'importance à ses paroles, répondit le jeune étranger. Je m'étonne seulement, monsieur le comte, qu'un homme que vous honorez de votre estime ternisse à plaisir la réputation d'un autre homme, sans avoir le moindre fait à alléguer contre lui et sans rien connaître de ses antécédents. J'ai déjà demandé à votre commensal des renseignements sur ce M. Cardonnet qu'il paraît haïr personnellement, et il a refusé de s'expliquer. Je vous en fais juge: peut-on établir une opinion loyale sur des imputations gratuites, et, si vous ou moi en prenions une défavorable à M. Cardonnet, votre hôte n'aurait-il pas commis une mauvaise action?
—Vous parlez selon mon cœur et selon ma pensée, jeune homme, répondit M. Antoine. Toi, ajouta-t-il en se tournant vers son commensal rustique, et frappant sur la table d'une manière courroucée, tandis qu'il lui adressait un regard où l'affection et la bonté triomphaient du mécontentement, tu as tort, et tu vas tout de suite nous dire ce que tu reproches audit Cardonnet, afin qu'on puisse juger si tes griefs ont quelque valeur. Autrement, nous te tiendrons pour un esprit chagrin et une mauvaise langue.
—Je n'ai rien à dire que ce que tout le monde sait, répliqua le paysan d'un air calme, et sans paraître intimidé de la mercuriale. On voit les choses, et chacun les juge comme il l'entend; mais puisque ce jeune homme ne connaît pas M. Cardonnet, ajouta-t-il en jetant un regard pénétrant sur le voyageur, et puisqu'il désire tant savoir quel particulier ce peut être, dites-le-lui vous-même, monsieur Antoine, et quand vous aurez établi les faits, moi j'en ferai le détail; j'en dirai la cause et la fin, et monsieur jugera tout seul, à moins qu'il n'ait quelque meilleure raison que les miennes pour ne pas dire ce qu'il en pense.
—Eh bien, accordé? dit M. Antoine, qui ne faisait pas autant d'attention que son compagnon à l'agitation croissante du jeune homme. Je dirai les choses comme elles sont, et si je me trompe, je permets à la mère Janille, qui a la mémoire et la précision d'un almanach, de me contredire et de m'interrompre. Quant à vous, petit drôle, dit-il en s'adressant à son page en blouse et en sabots, tâchez de ne pas me plonger ainsi dans le blanc des yeux quand je vous parle. Votre regard fixe me donne le vertige, et votre bouche ouverte me fait l'effet d'un puits où je vais tomber. Eh bien, qu'est-ce? vous riez? Apprenez qu'un garnement de votre âge ne doit pas se permettre de rire devant son maître. Mettez-vous dermoi et tenez-vous aussi décemment que monsieur.»
En disant cela, il désignait son chien, et il avait l'air si sérieux et la voix si haute en plaisantant de la sorte; que le voyageur se demanda s'il n'était point sujet à des fantaisies de domination seigneuriale tout à fait disparates avec sa bonhomie ordinaire. Mais il lui suffit de regarder la figure de l'enfant pour se convaincre que ce n'était qu'un jeu dont celui-ci avait l'habitude, car il se plaça gaiement à côté du chien et se mit à jouer avec lui sans aucun sentiment d'humeur ou de honte.
Cependant, comme les manières de M. Antoine avaient une originalité qui ne se comprenait pas bien du premier coup, le voyageur crut qu'il commençait, à force de boire, à battre la campagne, et il résolut de ne pas attacher la moindre importance à ce qu'il allait dire. Mais il était bien rare que le châtelain perdît la tête, même après qu'il avait perdu les jambes, et il n'était retombé dans son passe-temps favori de goguenarder en jouant ceux qui l'entouraient, que pour détourner l'impression pénible que ce débat venait de faire naître entre ses convives.
«Monsieur,» dit-il en s'adressant à son hôte …
Mais aussitôt il fut interrompu par son chien qui, ayant aussi l'habitude de la plaisanterie, s'attribua l'interpellation, et vint lui pousser le coude en gambadant aussi agréablement que son âge pouvait le lui permettre.
«Eh bien, monsieur! reprit-il en lui faisant de gros yeux, qu'est-ce à dire? Depuis quand êtes-vous aussi mal élevé qu'une personne naturelle? Allez bien vite vous rendormir, et qu'il ne vous arrive plus de me faire répandre du vin sur la nappe, ou vous aurez affaire à dame Janille.—Vous saurez donc, jeune homme, poursuivit M. Antoine, que l'an dernier, par un beau jour de printemps …
—Pardon, Monsieur, dit Janille, nous n'étions encore qu'au 19 mars, donc c'était l'hiver.
—C'était bien la peine de chicaner pour deux jours de différence! Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il faisait un temps magnifique, une chaleur comme au mois de juin, et même de la sécheresse.
—C'est la vraie vérité, s'écria le groom rustique: à preuve que je ne pouvais plus faire boire le chevau de monsieur à la petite fontaine.
—Cela ne fait rien à l'affaire, reprit M. Antoine en frappant du pied; petit, retenez votre langue. Vous parlerez quand vous serez appelé en témoignage; vous pouvez ouvrir vos oreilles, afin de vous former l'esprit et le cœur, s'il y a lieu.—Je disais donc que, par un beau temps, je revenais d'une foire, et j'allais tranquillement à pied, lorsque je rencontrai un grand homme, beau de visage, quoiqu'il ne soit guère plus jeune que moi, et que ses yeux noirs, sa figure pâle et même jaune lui donnent l'air un peu dur et farouche. Il était en cabriolet et descendait une pente rapide, hérissée de pierres sur champ, comme les arrangeaient nos pères, et cet homme pressait le pas de son cheval, sans paraître se douter du danger. Je ne pus me défendre de l'avertir. «Monsieur, lui dis-je, de mémoire d'homme, jamais voiture à quatre, à trois ou à deux roues, n'a descendu ce chemin. Je crois l'entreprise sinon impossible, du moins de nature à vous casser le cou, et si vous voulez prendre un chemin plus long, mais plus sûr, je vais vous l'indiquer.
«—Grand merci, me répondit-il d'un air tant soit peu rogue; ce chemin me paraît suffisamment, praticable, et je vous réponds que mon cheval s'en tirera.
«—Cela vous regarde, repris-je, et ce que j'en ai fait n'était que par pure humanité.
«—Je vous en remercie Monsieur, et puisque vous êtes si obligeant, je veux m'acquitter envers vous. Vous êtes à pied, vous suivez la même route que moi; si vous voulez monter dans ma voiture, vous arriverez plus vite au bas du vallon, et j'aurai l'agrément de votre compagnie.»
—Tout cela est exact, dit Janille; c'est absolument comme ça que vous nous l'avez raconté le soir même, à telle enseigne que vous nous avez dit que ce monsieur avait une grande redingote bleue.
—Faites excuse, mam'selle Janille, dit l'enfant, monsieur a dit noir.
—Bleue, vous dis-je, monsieur l'avisé!
—Non, mère Janille, noire.
—Bleue, j'en réponds!
—Noire, j'en pourrais jurer.
—Allons, flanquez-moi la paix, elle était verte! s'écria M. Antoine. Mère Janille, ne m'interrompez pas davantage; et toi, mauvais garnement, va-t'en voir à la cuisine si j'y suis, ou mets ta langue dans ta poche: choisis.
—Monsieur, j'aime mieux écouter, je ne dirai plus rien.
—Or donc, reprit le châtelain, je restai un petit moment partagé entre la crainte de me rompre les os en acceptant, et celle de passer pour poltron en refusant. Après tout, me dis-je, ce quidam n'a point l'air d'un fou, et il ne paraît avoir aucune raison d'exposer sa vie. Il a sans doute un merveilleux cheval et une excellente brouette. Je m'installai à ses côtés, et nous commençâmes à descendre au grand trot ce précipice, sans que le cheval fît un seul faux pas, et sans que le maître perdît un instant sa résolution et son sang-froid. Il me parlait de choses et d'autres, me faisait beaucoup de questions sur le pays; et j'avoue que je répondais un peu à tort et à travers, car je n'étais pas absolument rassuré. «C'est bien, lui dis-je quand nous fûmes arrivés sans accident au bord de la Gargilesse; nous avons descendu le casse-cou, mais nous ne traverserons pas l'eau ici; elle est aussi basse que possible, mais encore n'est-elle pas guéable en cet endroit: il faut remonter un peu sur la gauche.
«—Vous appelez cela de l'eau? dit-il en haussant les épaules; quant à moi, je n'y vois que des pierres et des joncs. Allons donc! se détourner pour un ruisseau à sec!
«—Comme vous voudrez,» lui dis-je un peu mortifié. Son audace méprisante me taquinait; je savais qu'il allait donner tout droit dans un gouffre, et pourtant, comme je ne suis pas d'un naturel pusillanime, et qu'il me répugnait d'être traité comme tel, je refusai l'offre qu'il fit de me laisser descendre. J'aurais voulu, pour le punir, qu'il eût enfin l'occasion d'avoir une belle peur, eussé-je dû boire un coup dans la rivière, quoique je n'aime pas l'eau.
«Je n'eus ni cette satisfaction, ni cette mortification: le cabriolet ne chavira point. Au beau milieu de la rivière, qui s'est creusé un lit en biseau dans cet endroit-là, le cheval en eut jusqu'aux nasaux; la voiture fut soulevée par le courant. Le monsieur à redingote verte (car elle était verte, Janille), fouetta la bête; la bête perdit pied, dériva, nagea, et, comme par miracle, nous fit bondir sur la rive, sans autre mal qu'un bain de pieds moins que tiède. Je n'avais pas perdu la tête, je sais nager tout comme un autre, mais mon compagnon m'avoua ensuite qu'il n'en savait pas plus long à cet égard qu'une poutre; et pourtant il n'avait ni bronché, ni juré, ni changé de couleur. Voilà, pensé-je, un solide compère, et son aplomb ne me déplaît pas, bien que sa tranquillité ait quelque chose de méprisant comme le rire du diable.
«—Si vous allez à Gargilesse, j'y passe aussi, lui dis-je, et nous pouvons continuer de faire route ensemble.
«—Soit, reprit-il. Qu'est-ce que Gargilesse?
«—Vous n'y allez donc pas?
«—Je ne vais nulle part aujourd'hui, dit-il, et je suis prêt à aller partout.»
«Je ne suis pas superstitieux, Monsieur, et pourtant les histoires de ma nourrice me revinrent à l'esprit je ne sais comment, et j'eus un instant de sotte méfiance, comme si je m'étais trouvé en cabriolet côte à côte avec Satan. Je regardais de travers cet étrange personnage qui, n'ayant aucun but, s'en allait ainsi à travers monts et rivières pour le seul plaisir de s'exposer ou de m'exposer avec lui, moi, nigaud, qui m'étais laissé persuader de monter dans sa brouette infernale.
«Voyant que je ne disais mot, il crut devoir me rassurer.
«—Ma manière de courir le pays vous étonne, me dit-il, sachez donc que j'y viens avec le dessein de tenter un établissement dans le lieu qui me paraîtra le plus convenable. J'ai des fonds à placer, que ce soit pour moi ou pour d'autres, peu vous importe sans doute; mais enfin vous pouvez m'aider par vos indications à atteindre mon but.
«—Fort bien, lui dis-je, tout à fait rassuré en voyant qu'il parlait raisonnablement; mais, pour vous donner des conseils, il me faudrait savoir d'abord quelle espèce d'établissement vous prétendez faire.
«—Il suffira, dit-il, éludant ma question, que vous répondiez à tout ce que je vous demanderai. Par exemple, quelle est, au maximum, la force de ce petit cours d'eau que nous venons de traverser, depuis ce même endroit jusqu'à son débouché dans la Creuse?
«—Elle est fort irrégulière; vous venez de la voir au minimum; mais ses crues sont fréquentes et terribles; et si vous voulez voir le moulin principal, ancienne propriété de la communauté religieuse de Gargilesse, vous vous convaincrez des ravages de ce torrent, des continuelles avaries qu'éprouve cette pauvre vieille usine, et de la folie qu'il y aurait à faire là de grandes dépenses.
«—Mais avec de grandes dépenses, Monsieur, on enchaîne les forces déréglées de la nature! Où la pauvre usine rustique succombe, l'usine solide et puissante triomphe!
«—C'est vrai, repris-je; dans toute rivière, les gros poissons mangent les petits.»
«Il ne releva point cette réflexion et continua à me promener et m'interroger. Moi, complaisant par devoir et un peu flâneur par nature, je le conduisis de tous côtés. Nous entrâmes dans plusieurs moulins, il causa avec les meuniers, examina toutes choses avec attention, et revint à Gargilesse, où il s'entretint avec le maire et les principaux de l'endroit, avec lesquels il désira que je le misse tout de suite en relations. Il accepta le repas que lui offrit le curé, se laissa choyer sans façon et faisant entendre qu'il était en position de rendre encore plus de services aux gens qu'il n'en recevrait d'eux. Il parlait peu, et écoutait beaucoup et s'enquérait de tout, même des choses qui paraissaient fort étrangères aux affaires: par exemple, si les gens du pays étaient dévots sincères ou seulement superstitieux; si les bourgeois aimaient leurs aises ou s'ils les sacrifiaient à l'économie; si l'opinion était libérale ou démocratique; de quelles gens le conseil général du département était composé; que sais-je? Quand la nuit vint, il prit un guide pour aller coucher au Pin, et je ne le revis plus que trois jours après. Il passa devant Châteaubrun et s'arrêta à ma porte, pour me remercier, disait-il, de l'obligeance que je lui avais montrée; mais, dans le fait, je crois, pour me faire encore des questions.—Je reviendrai dans un mois, me dit-il en prenant congé de moi, et je crois que je me déciderai pour Gargilesse. C'est un centre, le lieu me plaît, et j'ai dans l'idée que votre petit ruisseau, que vous faites si méchant, ne sera pas bien difficile à réduire. J'aurai moins de dépenses pour le gouverner que je n'en aurais sur la Creuse; et, d'ailleurs, l'espèce de petit danger que nous avons couru en le traversant et que nous avons surmonté me fait croire que ma destinée est de vaincre en ce lieu.
«Là-dessus cet homme me quitta. C'était M. Cardonnet.
«Moins de trois semaines après, il revint avec un mécanicien anglais et plusieurs ouvriers de la même partie; et, depuis ce temps, il n'a cessé de remuer de la terre, du fer et de la pierre à Gargilesse. Acharné à son œuvre, il est levé avant le jour, et couché le dernier. Tel temps qu'il fasse il est dans la vase jusqu'aux genoux, ne perdant pas de l'œil un mouvement de ses ouvriers, sachant le pourquoi et le comment de toutes choses, et menant de front la construction d'une vaste usine, d'une maison d'habitation avec jardin et dépendances, de bâtiments d'exploitation, de hangars, de digues, ponts et chaussées, enfin un établissement magnifique. Durant son absence, les gens d'affaires avaient traité pour lui de l'acquisition du local, sans qu'il parût s'en mêler. Il a acheté cher; aussi a-t-on cru tout d'abord qu'il n'entendait rien aux affaires et qu'il venait se couler ici. On s'est moqué de lui encore plus, quand il a augmenté le prix de la journée des ouvriers; et quand, pour amener le conseil municipal à lui laisser diriger comme il l'entendrait le cours de la rivière, il s'est engagé à faire une route qui lui a coûté énormément; on a dit: cet homme est fou; l'ardeur de ses projets le ruinera. Mais, en définitive, je le crois aussi sage qu'un autre, et je gage qu'il réussira à bien placer sa demeure et son argent. La rivière l'a beaucoup contrarié l'automne dernier, mais, par fortune, elle a été fort tranquille ce printemps, et il aura le temps d'achever ses travaux avant le retour des pluies, si nous n'avons pas d'orages extraordinaires durant le cours de l'été. Il fait les choses en grand et y met plus d'argent qu'il n'est besoin, c'est la vérité; mais s'il a la passion d'achever vite ce qu'il a une fois entrepris, et qu'il ait le moyen et la volonté de payer cher la sueur du pauvre travailleur, où est le mal. Il me semble que c'est un grand bien, au contraire, et qu'au lieu de taxer cet homme de cerveau brûlé, comme font les uns, et de spéculateur sournois, comme font les autres, on devrait le remercier d'avoir apporté à notre pays les bienfaits de l'activité industrielle. J'ai dit! que la partie adverse s'explique à son tour.»
IV.
LA VISION.
Avant que le paysan, qui continuait à ronger son pain d'un air soucieux, se fût préparé à répondre, le jeune homme dit avec effusion à M. Antoine qu'il le remerciait de son récit et de la loyauté de son interprétation. Sans avouer qu'il tenait de près ou de loin à M. Cardonnet, il se montra touché de la manière dont le comte de Châteaubrun jugeait son caractère, et il ajouta:
«Oui, Monsieur, je crois qu'en cherchant le bon côté des choses on est plus souvent dans le vrai qu'en faisant le contraire. Un spéculateur effréné montrerait de la parcimonie dans les détails de son entreprise, et c'est alors qu'on serait en droit de suspecter sa moralité. Mais quand on voit un homme actif et intelligent rétribuer largement le travail …
—Un instant, s'il vous plaît, interrompit le paysan; vous êtes de braves gens et de bons cœurs, je veux le croire de ce jeune monsieur, comme j'en suis sûr de votre part, monsieur Antoine. Mais, sans vous offenser, je vous dirai que vous n'y voyez pas plus loin que le bout de votre nez. Écoutez-moi. Je suppose que j'ai beaucoup d'argent à placer, avec l'intention, non pas d'en tirer seulement un intérêt honnête et raisonnable, comme c'est permis à tout le monde, mais de doubler et de tripler mon capital en peu d'années. Je ne serai pas si sot que de dire mon intention aux gens que je suis forcé de ruiner. Je commencerai donc par les amadouer, par me montrer généreux, et, pour ôter les méfiances, par me faire passer, au besoin, pour prodigue et sans cervelle. Cela fait, je tiens mes dupes; j'ai sacrifié cent mille francs, je suppose, à ces petites amorces. Cent mille francs, c'est beaucoup dire pour le pays! et, pour moi, si j'ai plusieurs millions, ce n'est que le pot-de-vin de mon affaire. Tout le monde m'aime, bien que quelques-uns se moquent de ma simplicité; le plus grand nombre me plaint et m'estime. Personne ne se sauvegarde. Le temps marche vite, et mon cerveau encore plus; j'ai jeté la nasse, tous les poissons y mordent. D'abord les petits, le fretin qui est avalé sans qu'on s'en aperçoive, ensuite les gros, jusqu'à ce que tout y passe!
—Et que veux-tu dire avec toutes tes métaphores? dit M. Antoine en haussant les épaules. Si tu continues à parler par figures, je vais m'endormir. Allons, dépêche, il se fait tard.
—Ce que je dis est bien clair, reprit le paysan. Une fois que j'ai ruiné toutes les petites industries qui me faisaient concurrence, je deviens un seigneur plus puissant que ne l'étaient vos pères avant la révolution, monsieur Antoine! Je gouverne au-dessus des lois, et, tandis que pour la moindre peccadille je fais coffrer un pauvre diable, je me permets tout ce qui me plaît et m'accommode. Je prends le bien d'un chacun (filles et femmes par-dessus le marché, si c'est mon goût), je suis le maître des affaires et des subsistances de tout un département. Par mon talent, j'ai mis les denrées un peu au rabais; mais, quand tout est dans mes mains, j'élève les prix à ma guise, et dès que je peux le faire sans danger, j'accapare et j'affame. Et puis, c'est peu de chose que tuer la concurrence: je deviens bientôt le maître de l'argent qui est la clef de tout. Je fais la banque en dessous main, en petit et en grand; je rends tant de services, que je suis le créancier de tout le monde, et que tout le monde m'appartient. On s'aperçoit qu'on ne m'aime plus, mais on voit qu'il faut me craindre, et les plus puissants eux-mêmes me ménagent, tandis que les petits tremblent et soupirent autour de moi. Cependant, comme j'ai de l'esprit et de la science, je fais le grand de temps à autre. Je sauve quelques familles, je concours à quelque établissement de charité. C'est une manière de graisser la roue de ma fortune, qui n'en court que plus vite: car on en revient à m'aimer un peu. Je ne passe plus pour bon et niais, mais pour juste et grand. Depuis le préfet du département jusqu'au curé du village, et depuis le curé jusqu'au mendiant, tout est dans le creux de ma main; mais tout le pays souffre et nul n'en voit la cause. Aucune autre fortune que la mienne ne s'élévera, et toute petite condition sera amoindrie, parce que j'aurai tari toutes les sources d'aisance, j'aurai fait renchérir les denrées nécessaires et baisser les denrées du superflu, au contraire de ce qui devrait être. Le marchand s'en trouvera mal et le consommateur aussi. Moi, je m'en trouverai bien, puisque je serai, par ma richesse, la seule ressource des uns et des autres. Et l'on dira enfin: Que se passe-t-il donc? les petits fournisseurs sont à découvert, et les petits acheteurs sont à sec. Nous avons plus de jolies maisons et plus de beaux habits sous les yeux que par le passé, et tout cela coûte, dit-on, moins cher; mais nous n'avons plus le sou dans la poche. On nous a donné une fièvre de paraître, et les dettes nous rongent. Ce n'est pas pourtant M. Cardonnet qui a voulu tout cela, car il fait du bien, et, sans lui, nous serions tous perdus. Dépêchons-nous de servir M. Cardonnet: qu'il soit maire, qu'il soit préfet, qu'il soit député, ministre, roi, si c'est possible, et le pays est sauvé!
«Voilà, Messieurs, comme je me ferais porter sur le dos des autres si j'étais M. Cardonnet, et comment je suis sûr que M. Cardonnet compte faire. A présent, dites que j'ai tort de le voir d'un mauvais œil, que je suis un prophète de malheur, et qu'il n'arrivera rien de ce que j'annonce. Dieu vous fasse dire vrai! mais, moi, je sens la grêle venir de loin; et il n'y a qu'un espoir qui me soutienne: c'est que la rivière sera moins sotte que les gens, qu'elle ne se laissera pas brider par les belles mécaniques qu'on lui passe aux dents, et qu'un de ces matins, elle donnera aux usines de M. Cardonnet un coup de reins qui le dégoûtera de jouer avec elle; et s'engagera à aller porter ailleurs ses capitaux et leur conséquence. Maintenant, j'ai dit, moi aussi. Si j'ai porté un jugement téméraire, que Dieu qui m'a entendu me pardonne!»
Le paysan avait parlé avec une grande animation. Le feu de la pénétration jaillissait de ses yeux clairs, et un sourire d'indignation douloureuse errait sur ses lèvres mobiles. Le voyageur examinait cette figure accentuée, assombrie par une épaisse barbe grisonnante, flétrie par la fatigue, les injures de l'air, peut-être aussi par le chagrin, et, malgré la souffrance que lui faisait éprouver son langage, il ne pouvait se défendre de le trouver beau, et d'admirer, dans sa facilité à exprimer rudement ses pensées, une sorte d'éloquence naturelle empreinte de franchise et d'amour de la justice: car si ses paroles, dont nous n'avons pas rendu toute la rusticité, étaient simples et parfois vulgaires, son geste était énergique, et l'accent de sa voix commandait l'attention. Une profonde tristesse s'était emparée des auditeurs, tandis qu'il esquissait sans art et sans ménagement la peinture du riche persévérant et insensible. Le vin n'avait fait aucun effet sur lui, et chaque fois qu'il levait les yeux sur le jeune homme, il semblait plonger dans son sein et lui adresser un sévère interrogatoire. M. Antoine, un peu affaissé sous le poids du breuvage, n'avait pourtant rien perdu de son discours, et, subissant, comme de coutume, l'ascendant de cette âme plus ferme que la sienne, il laissait échapper, de temps en temps, un profond soupir.
Quand le paysan se tut:
«Que Dieu, te pardonne, en effet, si tu juges mal, ami, dit-il en élevant son verre comme une offrande à la Divinité; et si tu devines juste, que la Providence veuille détourner un tel fléau de la tête des pauvres et des faibles!
—Monsieur de Châteaubrun, écoutez-moi, et vous aussi, mon ami, s'écria le jeune homme, en prenant de chaque main, les mains de ses hôtes: Dieu, qui entend toutes les paroles des hommes et qui lit leurs sentiments au fond de leurs cœurs, sait que ces maux ne sont pas à craindre, et que vos appréhensions ne sont que des chimères. Je connais l'homme dont vous parlez, je le connais beaucoup; et quoique sa figure soit froide, son caractère obstiné, son intelligence active et puissante, je vous réponds de la loyauté de ses intentions et du noble emploi qu'il saura faire de sa fortune. Il y a quelque chose d'effrayant, j'en conviens, dans la fermeté de sa volonté, et je ne m'étonne pas que son air inflexible vous ait donné une sorte de vertige, comme si un être surnaturel était apparu au milieu de vos campagnes paisibles; mais cette force d'âme est basée sur des principes religieux et moraux qui font de lui, sinon le plus doux et le plus affable des hommes, du moins le plus strictement juste et le plus royalement généreux.
—Eh bien, tant mieux, nom d'une bombe! répondit le châtelain en choquant son verre contre celui du paysan. Je bois à sa santé et je suis heureux d'avoir à estimer un homme, quand j'étais sur le point de le maudire. Allons, toi, ne fais pas l'entêté, et crois ce brave jeune homme qui parle comme un livre et qui en sait plus long que toi et moi. Puisqu'il te dit qu'il connaît Cardonnet! qu'il le connaît beaucoup, là! que veux-tu de mieux? Il nous répond de lui. Donc, nous pouvons être tranquilles.
«Sur ce, mes amis, allons nous coucher, ajouta le châtelain, enchanté d'accepter, pour un homme qu'il connaissait peu, la caution d'un homme qu'il ne connaissait pas du tout, et dont il ne savait pas seulement le nom; voilà onze heures qui sonnent, et c'est une heure indue.
—Je vais prendre congé de vous, dit le voyageur, et me retirer, en vous demandant la permission de venir bientôt vous remercier de vos bontés.
—Vous ne partirez pas ce soir, s'écria M. Antoine, c'est impossible, il pleut à verse, les chemins sont perdus, et on n'y voit pas à ses pieds. Si vous vous obstinez à partir, je veux ne jamais vous revoir.»
Il insista si bien, et l'orage était tellement déchaîné en effet, que force fut au jeune homme d'accepter l'hospitalité.
Sylvain Charasson, c'était le nom du page de Châteaubrun, apporta une lanterne, et M. Antoine, prenant le bras du voyageur, le guida, à travers les décombres de son manoir, à la recherche d'une chambre.
Le pavillon carré était occupé à tous les étages par la famille de Châteaubrun; mais, outre ce petit corps de logis resté debout et fraîchement restauré, il y avait, de l'autre côté du préau, une immense tour, la plus ancienne, la plus haute, la plus épaisse, la plus impossible à détruire qui fût dans tout le domaine, les salles superposées qui la remplissaient étant voûtées en pierres encore plus solidement que le pavillon carré. La bande noire, qui, plusieurs années auparavant, avait acheté ce château pour le démolir, et qui en avait emporté tout le bois et tout le fer, jusqu'au moindre gond de porte, n'avait pas eu besoin d'effondrer l'intérieur des premiers étages, et M. Antoine en avait fait nettoyer et clore un, pour les rares occasions on il pouvait exercer l'hospitalité. Ç'avait été pour le bonhomme une grande magnificence que de faire placer des portes et des fenêtres, un lit et quelques chaises dans cet appartement qui n'était pas nécessaire aux besoins de sa famille. Il avait fait joyeusement cet effort en disant à Janille: «Ce n'est pas tout d'être bien, il faut songer à pouvoir héberger honnêtement son prochain.» Et pourtant, lorsque le jeune homme entra dans cet affreux donjon féodal, et qu'il se trouva comme étouffé dans une geôle, son cœur se serra, et il eût volontiers suivi le paysan, qui allait, par goût et par habitude, dormir sur la litière fraîche avec Sylvain Charasson. Mais M. Antoine était si fier et si content de pouvoir faire les honneurs d'une chambre d'amis, en dépit de sa détresse, que le jeune hôte crut devoir accepter pour gîte une des sinistres prisons du moyen âge.
Il y avait pourtant bon feu dans la vaste cheminée, et le lit, composé d'un gros plumetis posé sur un énorme sommier de balle d'avoine, n'était nullement à dédaigner. Tout était pauvre et propre. Le jeune garçon eut bientôt chassé les tristes pensées qui assiégent tout voyageur abrité dans un lieu semblable, et, malgré les roulements de la foudre, le cri des oiseaux de nuit, le bruit du vent et de la pluie qui ébranlaient ses fenêtres, tandis que les rats livraient de plus furieux assauts au bois de sa porte, il ne tarda pas à s'endormir profondément.
Pourtant son sommeil fut agité de rêves bizarres, et même il eut une sorte de cauchemar aux approches du jour, comme s'il était impossible de passer la nuit dans un lieu souillé des crimes mystérieux de la féodalité, sans y être en proie à des visions pénibles. Il lui sembla voir entrer M. Cardonnet, et, comme il s'efforçait de sauter à bas de son lit, pour courir à sa rencontre, le fantôme lui fit un signe impérieux pour qu'il eût à ne pas bouger; puis venant à lui d'un air impassible, il lui monta sur la poitrine sans répondre un seul mot à ses plaintes, et sans témoigner par aucune expression de son visage de pierre qu'il fût sensible à l'agonie qu'il lui faisait endurer.
Accable sous ce poids formidable, le dormeur s'agita en vain pendant un espace de temps qui lui parut un siècle, et il était saisi du râle de l'agonie lorsqu'il parvint à se réveiller. Mais, bien que le jour commençât à poindre, et qu'il vît distinctement l'intérieur de la tour, il demeura tellement sous l'impression de son rêve; qu'il croyait encore voir la figure inflexible devant ses yeux, et sentir le poids d'un corps lourd comme une montagne d'airain sur la poitrine défaillante et brisée. Il se leva et fit plusieurs fois le tour de sa chambre avant de se remettre au lit: car, malgré son dessein de partir de bonne heure, il éprouvait un accablement invincible. Mais à peine ses yeux se furent-ils refermés que le spectre reprit sa résolution de l'étouffer, jusqu'à ce que, se sentant près d'expirer, le jeune homme s'écria d'une voix entrecoupée: Mon père! ô mon père! que vous ai-je donc fait, et pourquoi avez-vous résolu d'être le meurtrier de votre fils?
Le son de sa propre voix le réveilla, et, se voyant de nouveau poursuivi par l'apparition, il courut ouvrir sa fenêtre. Dès que la fraîcheur de l'air pénétra dans cette pièce basse, dont l'atmosphère avait quelque chose de léthargique, l'hallucination se dissipa, et il s'habilla en toute hâte, afin de fuir un lieu où il venait d'être le jouet d'une si cruelle fantaisie. Mais malgré les efforts qu'il fit pour s'en distraire, il resta sous le poids d'une sorte d'anxiété douloureuse, et la chambre d'amis de Châteaubrun lui parut plus sépulcrale que la veille. Le jour gris et sombre qui se levait lui permit enfin de voir par sa fenêtre l'ensemble du château.
Ce n'était littéralement qu'un amas de ruines, vestiges encore grandioses d'une demeure seigneuriale, bâtie à diverses époques. Le préau, rempli d'herbes touffues où le peu de mouvement d'une famille réduite au strict nécessaire avait tracé seulement deux ou trois petits sentiers pour circuler de la grande tour à la petite, et du puits à à la porte principale, était bordé en face de lui de murailles écroulées, où l'on reconnaissait la base et l'emplacement de plusieurs constructions, et entre autres d'une chapelle élégante dont le fronton, orné d'une jolie rosace festonnée de lierre, était encore debout. Au fond de la cour, dont un grand puits formait le centre, s'élevait la carcasse démantelée de ce qui avait été le corps de logis principal, la véritable habitation des seigneurs de Châteaubrun depuis le temps de François Ier jusqu'à la révolution. Cet édifice, jadis somptueux, n'était plus qu'un squelette sans forme, mis à jour de toutes parts, un pêle-mêle bizarre que l'écroulement des compartiments intérieurs faisait paraître d'une élévation démesurée. Les tours qui avaient servi de cage aux élégantes spirales d'escaliers, les grandes salles peintes à fresque, les admirables chambranles de cheminée sculptés dans la pierre, rien n'avait été respecté par le marteau du démolisseur, et quelques vestiges de cette splendeur, qu'on n'avait pu atteindre pour les détruire, quelques restes de frises richement ornées, quelques guirlandes de feuillages dues au ciseau des habiles artisans de la renaissance, jusqu'à des écussons aux armes de France traversées par le bâton de bâtardise, tout cela taillé dans une belle pierre blanche que le temps n'avait encore pu ternir, offrait le triste spectacle d'une œuvre d'art, sacrifiée sans remords à la brutale loi d'une brusque nécessité.
Quand le jeune Cardonnet reporta ses regards sur le petit pavillon habité désormais par le dernier rejeton d'une illustre et opulente famille, il se sentit pénétré de compassion en songeant qu'il y avait là une jeune fille dont l'aïeule avait eu des pages, des vassaux, des meutes, des chevaux de luxe, tandis que, désormais, cette héritière d'une ruine effrayante à voir, allait peut-être, comme la princesse Nausicaa, laver elle-même son linge à la fontaine.
Au moment où il faisait cette réflexion, il vit, au dernier étage de la tour carrée, une petite fenêtre ronde s'ouvrir doucement, et une tête de femme, portée par le plus beau cou qui se puisse imaginer, se pencher comme pour parler à quelqu'un dans le préau. Émile Cardonnet, quoiqu'il appartînt à une génération de myopes, avait la vue excellente, et la distance n'était pas assez grande pour ne pas lui permettre de distinguer les traits de cette gracieuse tête blonde, dont le vent faisait voltiger la chevelure un peu en désordre. Elle lui parut ce qu'elle était en effet, une tête d'ange, parée de toute la fraîcheur de la jeunesse, douce et noble en même temps. Le son de la voix qui se fit entendre était plein de charmes, et la prononciation avait une distinction remarquable.
—Jean, disait-elle, il a donc plu toute la nuit? Voyez comme la cour est remplie d'eau? De ma fenêtre je vois tous les prés comme des étangs.
—C'est un déluge, ma chère enfant, répondit d'en bas le paysan, qui paraissait l'ami intime de la famille, une vraie trombe d'eau! je ne sais pas si le gros de la nuée a crevé ici ou ailleurs, mais jamais je n'ai vu la fontaine si remplie.
—Les chemins doivent être abîmés, Jean, et vous ferez bien de rester ici.
Mon père est-il éveillé?
—Pas encore, ma Gilberte, mais la mère Janille est déjà sur pied.
—Voulez-vous la prier de monter auprès de moi, mon vieux Jean? J'ai quelque chose à lui demander.
—J'y cours.
La fenêtre se referma sans que la jeune fille eût paru remarquer que celle du voyageur était ouverte, et qu'il était là, occupé à la contempler.
Un instant après, il était dans la cour, où la pluie avait, en effet, creusé de petits torrents à la place des sentiers, et il trouva dans l'écurie Sylvain Charasson, qui, tout en pansant son cheval et celui de M. Antoine, se livrait à des commentaires sur les effets d'une si mauvaise nuit, avec le paysan dont Émile Cardonnet savait enfin le prénom. Cet homme lui avait causé la veille une sorte d'inquiétude indéfinissable, comme s'il eût porté en lui quelque chose de mystérieux et de fatal. Il avait remarqué que M. Antoine ne l'avait pas nommé une seule fois, et que, lorsque Janille avait été à diverses reprises au moment de le faire, il l'avait avertie du regard afin qu'elle eût à s'observer. On l'appelait ami, camarade, vieux, toi, et il semblait que son nom fût un secret qu'on ne voulait pas trahir. Quel était donc cet homme qui avait l'extérieur et le langage d'un paysan, et qui, cependant, portait si loin ses sombres prévisions, et si haut sa terrible critique?
Émile s'efforça de lier conversation avec lui, mais ce fut inutile; il avait pris des manières plus réservées encore que la veille, et, lorsqu'il l'interrogea sur les ravages de la tempête, il se contenta de répondre:
«Je vous conseille de ne pas perdre de temps pour vous en aller à Gargilesse, si vous voulez encore trouver des ponts pour passer l'eau, car, avant qu'il soit deux heures, il y aura par là une dribe de tous les diables.
—Qu'entendez-vous par là? je ne comprends pas ce mot.
—Vous ne savez pas ce que c'est qu'une dribe? Eh bien, vous le verrez aujourd'hui, et vous ne l'oublierez jamais. Bonjour, Monsieur, partez vite, car il y aura du malheur tantôt chez votre ami Cardonnet.»
Et il s'éloigna sans vouloir ajouter un mot de plus.
Saisi d'un vague effroi, Émile se hâta de seller lui-même son cheval, et, jetant une pièce d'argent à Charasson:
«Mon enfant, lui dit-il, tu diras à ton maître que je pars sans lui faire mes adieux, mais que je reviendrai bientôt le remercier de ses bontés pour moi.»
Il franchissait le portail, lorsque Janille accourut pour lui barrer le passage. Elle voulait réveiller M. Antoine; mademoiselle était en train de s'habiller; le déjeuner serait prêt dans un instant; les chemins étaient trop mouillés; la pluie allait recommencer. Le jeune homme se déroba, avec force remerciements, à ses prévenances, et lui fit aussi un cadeau qu'elle parut accepter avec grand plaisir. Mais il n'avait pas atteint le bas de la colline, qu'il entendit derrière lui le bruit d'un cheval dont les pieds larges et solides rasaient le pavé en trottant. C'était Sylvain Charasson, qui, monté à poil sur la jument de M. Antoine, et ne se servant pas d'autre bride que d'une corde en licou passée entre les dents de l'animal, le rejoignait à la hâte. «Je vas vous conduire, Monsieur, lui cria-t-il en passant devant lui; mademoiselle Janille dit que vous vous péririez, ne connaissant pas les chemins et c'est la vraie vérité.
—A la bonne heure, mais prends le plus court, répondit le jeune homme.
—Soyez tranquille, reprit le page rustique,» et, jouant des sabots, il mit au grand trot l'animal ensellé, dont le gros ventre nourri de foin, sans aucun mélange d'avoine, contrastait avec des flancs maigres et une encolure grêle.
V.
LA DRIBE.
Grâce aux pentes ardues que dominait Châteaubrun, le jeune homme et son nouveau guide purent bientôt gagner la plaine, sans être retardés par aucun torrent considérable. Mais, en passant très vite auprès d'une petite mare pleine jusqu'aux bords, l'enfant dit en jetant de côté un regard de surprise: «La Font-Margot toute pleine! Ça veut dire grand dégât dans le pays creux. Nous peinerons à passer la rivière. Dépêchons-nous, Monsieur!». Et il fit prendre le galop à sa monture, qui, malgré sa mauvaise construction et ses pieds larges et plats, garnis d'une frange de longs poils traînant jusqu'à terre, se dirigeait à travers les aspérités de ce terrain avec une adresse et une sécurité remarquables.
Les vastes plaines de cette région forment de grands plateaux coupés de ravins, qui font de leurs pentes brusques et profondes de véritables montagnes à descendre et à remonter. Après une heure de marche environ, nos voyageurs se trouvèrent en face du vallon de la Gargilesse, et un site enchanteur se déploya devant eux. Le village de Gargilesse, bâti en pain de sucre sur une éminence escarpée, et dominé par sa jolie église et son ancien monastère, semblait surgir du fond des précipices, et, au fond du plus accentué de ces abîmes, l'enfant montrant à Émile de vastes bâtiments tout neufs, et d'une belle apparence: «Tenez, Monsieur, dit-il, voilà les bâtisses à M. Cardonnet.»
C'était la première fois qu'Émile, étudiant en droit à Poitiers, et passant le temps de ses vacances à Paris, pénétrait dans la contrée où son père tentait depuis un an un établissement d'importance. L'aspect de ce lieu lui sembla admirable, et il sut gré à ses parents d'avoir rencontré un site où l'industrie pouvait trouver son compte sans bannir les influences de la poésie.
Il y avait à marcher encore sur le plateau avant d'en atteindre le versant, et d'embrasser d'un seul coup d'œil tous les détails du paysage. A mesure qu'Émile approchait, il y découvrait de nouvelles beautés, et le couvent-château de Gargilesse, planté fièrement sur le roc au-dessus des usines Cardonnet, semblait être là comme une décoration établie à dessein de couronner l'ensemble. Les flancs du ravin, où s'engouffrait rapidement la petite rivière, étaient tapissés d'une végétation robuste, et le jeune homme qui, malgré lui, laissait un peu absorber son attention par les dehors de son nouvel héritage, remarqua avec satisfaction qu'au milieu de l'abatis nécessaire pour l'établir dans une partie aussi ombragée, on avait pourtant épargné de magnifiques vieux arbres, qui faisaient le plus bel ornement de l'habitation.
Cette habitation, située un peu en arrière de l'usine, était commode, élégante, simple dans sa richesse, et des rideaux à la plupart des fenêtres annonçaient qu'elle était déjà occupée. Elle était entourée d'un beau jardin relevé en terrasse le long du torrent, et l'on distinguait de loin les vives couleurs des plantes épanouies qui avaient été substituées comme par enchantement aux souches de saules et aux flaques d'eau sablonneuses dont naguère ces rives étaient bordées. Le cœur du jeune homme battit bien haut, lorsqu'il vit une femme descendre le perron du moderne château, et marcher lentement au milieu de ses fleurs favorites, car c'était sa mère. Il étendit les bras et agita sa casquette pour attirer son attention, mas sans succès. Madame Cardonnet était absorbée par l'examen de ses travaux d'horticulture; elle n'attendait son fils que dans la soirée.
Sur une plage plus découverte, Émile vit les constructions savantes et compliquées de l'usine, et, au milieu d'un pêle-mêle de matériaux de toutes sortes, remuer une cinquantaine d'ouvriers affairés, les uns sciant des pierres de taille, les autres préparant le mortier, d'autres équarrissant les poutres, d'autres encore chargeant des charrettes traînées par d'énormes chevaux. Comme il fallait, de toute nécessité, descendre au pas le chemin rapide, le petit Charasson put prendre la parole.
«Voilà une mauvaise descente, pas vrai, Monsieur? Tenez bien la guide à votre chevau! Ça serait bien de besoin que M. Cardonnet fît un chemin pour amener les gens de chez nous à son invention (son usine). Voyez, les belles routes qu'il a faites des autres côtés! et les jolis ponts! tout en pierres, oui! Avant lui, on se mouillait les pattes en été pour passer l'eau, et en hiver on n'y passait mie. C'est un homme que le pays devrait lui baiser la terre où ce qu'il marche.
—Vous n'êtes donc pas comme votre ami Jean qui dit tant de mal de lui?
—Oh! le Jean, le Jean! il ne faut pas faire grande attention à ce qu'il chante. C'est un homme qui a des ennuis, et qui voit tout en mal depuis quelque temps, quoiqu'il ne soit pas méchant homme, au contraire. Mais il n'y a que lui dans le pays qui dise comme ça; tout le monde est grandement porté pour M. Cardonnet. Il n'est pas chiche, celui-là. Il parle un peu dur, il échine un peu l'ouvrier, mais dame! il paye, faut voir! et quand on se crèverait à la peine, si on est bien récompensé, on doit être content, pas vrai, Monsieur?»
Le jeune homme étouffa un soupir. Il ne partageait pas absolument le système de compensations économiques de M. Sylvain Charasson, et il ne voyait pas bien clairement, quelque envie qu'il eût d'approuver son père, que le salaire pût remplacer la perte de la santé et de la vie.
«Je m'étonne de ne pas le voir sur le dos de ses ouvriers, ajouta naïvement et sans malice le page de Châteaubrun; car il n'a pas coutume de les laisser beaucoup souffler. Ah dame! c'est un homme qui s'entend à faire avancer l'ouvrage! Ce n'est pas comme la mère Janille de chez nous, qui braille toujours, et qui ne laisse rien faire aux autres. Lui n'a pas l'air de se remuer, mais on dirait qu'il fait l'ouvrage avec ses yeux. Quand un ouvrier cause; ou quitte sa pioche pour allumer sa pipe, ou fait tant seulement un petit bout de dormille sur le midi par le grand'chaud: «C'est bien, qu'il dit sans se fâcher; tu n'es pas à ton aise ici pour fumer ou pour dormir, va-t'en chez-toi, tu seras mieux.» Et c'est dit. Il ne l'employe pendant huit jours; et, à la seconde fois, c'est pour un mois, et à la troisième, c'est fini à tout jamais.»
Émile soupira encore: il retrouvait dans ces détails la rigoureuse sévérité de son père; et il lui fallait se reporter vers le but présumé de ses efforts pour en accepter les moyens.
«Au! pardine, le voilà bien, s'écria l'enfant en désignant du bras M. Cardonnet, dont la haute taille et les vêtements sombres se dessinaient sur l'autre rive. Il regarde l'eau; peut-être qu'il craint la dribe, quoiqu'il ait coutume de dire que c'est des bêtises.
—La dribe, c'est donc la crue de l'eau? demanda Émile, qui commençait à comprendre le mot déribe, dérive.
—Oui, Monsieur, c'est comme une trompe (une trombe), qui vient par les grands orages. Mais l'orage est passé, la dribe n'est pas venue; et je crois bien que le Jean aura mal prophétisé. Stapendant, Monsieur, voyez comme les eaux sont basses! c'est presque à sec depuis hier et c'est mauvais signe. Passons-vite, ça peut venir d'une minute à l'autre …»
Ils redoublèrent le pas et traversèrent facilement à gué un premier bras du torrent. Mais à un effort que le cheval d'Émile avait fait pour gravir la marge un peu escarpée de la petite île, il avait rompu ses sangles, et il lui fallut mettre pied à terre pour essayer de fixer sa selle. Ce n'était pas facile, et dans sa précipitation à rejoindre ses parents, Émile s'y prit mal; le nœud qu'il venait de faire coula comme il mettait le pied dans l'étrier, et Charasson fut obligé de couper un bout de la corde qui lui servait de bride pour consolider cette petite réparation. Tout cela prit un certain temps, pendant lequel leur attention fut tout à fait détournée du fléau que Sylvain appréhendait. L'îlot était couvert d'une épaisse saulée qui ne leur permettait pas de voir à dix pas autour d'eux.
Tout à coup un mugissement semblable au roulement prolongé du tonnerre se fit entendre, arrivant de leur côté avec une rapidité extrême. Émile, se trompant sur la cause de ce bruit, regarda le ciel qui était serein au-dessus de sa tête: mais l'enfant devint pâle comme la mort: «La dribe! s'écria-t-il, la dribe! sauvons nous, Monsieur!».
Ils traversèrent l'île au galop; mais avant qu'ils fussent sortis de la saulée, des flots d'une eau jaunâtre et couverte d'écume, vinrent à leur rencontre, et leurs chevaux en avaient déjà jusqu'au poitrail, lorsqu'ils se trouvèrent en face du torrent gonflé qui se répandait avec fureur sur les terrains environnants.
Émile voulait tenter le passage; mais son guide s'attachant après lui: «Non, Monsieur, non, s'écria-t-il, il est trop tard. Voyez la force du torrent, et les poutres qu'il charrie! Il n'y a ni homme ni bête qui puisse s'en sauver. Laissons les chevals, Monsieur, laissons les chevals, peut-être qu'ils auront l'esprit d'en sortir; mais c'est trop risquer pour des chrétiens. Tenez, au diable! voilà la passerelle emportée! Faites comme moi, Monsieur, faites comme moi, ou vous êtes mort!»
Et Charasson, qui avait déjà de l'eau jusqu'aux épaules, se mit à grimper lestement sur un arbre. Émile voyant à la fureur du torrent qui grossissait d'un pied à chaque seconde, que le courage allait devenir folie, et songeant à sa mère, se décida à suivre l'exemple du petit paysan.
«Pas celui-là, Monsieur, pas celui-là! cria l'enfant en lui voyant escalader un tremble. C'est trop faible, ça sera emporté comme une paille. Venez auprès de moi, pour l'amour du bon Dieu, attrapez-vous à mon arbre!»
Émile reconnaissant la justesse des observations de Sylvain, qui, au milieu de son épouvante, ne perdait ni sa présence d'esprit, ni le bon désir de sauver son prochain, courut au vieux chêne que l'enfant tenait embrassé, et parvint bientôt à se placer non loin de lui sur une forte branche, à quelques pieds au-dessus de l'eau. Mais il leur fallut bientôt céder ce poste à l'élément irrité qui montait toujours; et, montant de leur côté de branche en branche, ils réussirent à s'en préserver.
Lorsque l'inondation eut atteint son dernier degré d'intensité, Émile était placé assez haut sur l'arbre qui lui servait de refuge pour voir ce qui se passait dans la vallée. Il se cachait le plus possible dans le feuillage pour n'être pas reconnu de l'habitation, et faisait taire Sylvain qui voulait appeler au secours; car il craignait de mettre ses parents, et surtout sa mère, dans des transes mortelles, s'ils eussent été avertis de sa présence et de sa situation. Il put apercevoir son père qui, examinant toujours les effets de la dribe, se retirait lentement à mesure que l'eau montait dans son jardin et envahissait toute l'usine. Il semblait céder à regret la place à ce fléau qu'il avait méprisé et qu'il affectait de mépriser encore. Enfin, on le vit distinctement aux fenêtres de sa maison avec madame Cardonnet, tandis que les ouvriers épars s'étaient enfuis sur la hauteur, abandonnant leurs vestes et les instruments de leur travail dans la vase. Quelques-uns, surpris par ce déluge aux premiers étages de l'usine, étaient montés à la hâte sur les toits, et si les plus avisés se réjouissaient intérieurement de gagner à ce désastre la prolongation de leurs travaux lucratifs, la plupart s'abandonnaient à un sentiment naturel de consternation en voyant le résultat de leurs fatigues perdu ou compromis.
Les pierres, les murs fraîchement crépis, les solives récemment taillées, tout ce qui n'offrait pas une grande résistance flottait au hasard au milieu des tourbillons d'écume; les ponts à peine terminés s'écroulaient séparés des chaussées encore fraîches qui ne pouvaient plus les soutenir; le jardin était à moitié envahi, et l'on voyait les vitrages de la serre, les caisses de fleurs et les brouettes de jardinier voguer rapidement et fuir à travers les arbres.
Tout à coup on entendit de grands cris dans l'usine. Un énorme train de bois de construction avait été poussé avec violence contre les œuvres vives de la machine principale, et le bâtiment, violemment ébranlé, semblait prêt à s'engloutir. Il y avait au moins douze personnes, tant hommes que femmes et enfants, sur le faîte. Tous criaient et pleuraient. Émile sentit une sueur froide le gagner. Indifférent aux périls qu'il courait lui-même si le chêne venait à être déraciné, il s'effrayait du destin de ces familles qu'il voyait s'agiter dans la détresse. Il fut au moment de se précipiter dans l'eau pour voler à leur secours; mais il entendit la voix puissante de son père qui leur criait de son perron, à l'aide d'un porte-voix: «Ne bougez pas; le radeau s'achève; il n'y a pas de danger où vous êtes.» Tel était l'ascendant du maître, que l'on se tint tranquille, et qu'Émile le subit lui même instinctivement.
De l'autre côté de l'île, c'était bien un autre spectacle de désolation. Les villageois couraient après leurs bestiaux, les femmes après leurs enfants. Des cris perçants portèrent surtout l'inquiétude d'Émile vers un point que la végétation lui cachait; mais bientôt il vit paraître vers le rivage opposé un homme vigoureux qui emportait un enfant à la nage. Le courant était moins fort de ce côté qu'en face de l'usine, et néanmoins le nageur luttait avec une peine incroyable, et plusieurs fois la vague le couvrit entièrement.
«J'irai à son aide, j'irai! s'écria Émile ému jusqu'aux larmes, et prêt encore une fois à s'élancer de l'arbre.
—Non, Monsieur, non! cria Charasson en le retenant. Voyez, le voilà qui sort du courant, il est sauvé; il ne nage plus, il marche dans la vase. Pauvre homme, a-t-il eu de la peine! Mais l'enfant n'est pas mort, il pleure, il crie comme un petit loup-garou. Pauvre innocent, va! ne crie donc plus, te voilà sauvé! Et tiens, avisez donc, le diable me tortille si ce n'est pas le vieux Jean qui l'a tiré de l'eau! Oui, Monsieur, oui, c'est le Jean! En voilà un de courage! Ah! voyez à présent comme le père le remercie, comme la mère lui embrasse les jambes, et pourtant elles ne sont guère propres, ses pauvres jambes! Ah! Monsieur, le Jean est d'un grand cœur, et il n y en a pas un pareil dans le monde. S'il nous savait là, il viendrait nous en retirer, vrai! J'ai envie de l'appeler.
—Gardez-vous-en bien. Nous sommes en sûreté, et lui s'exposerait encore. Oui, je vois que c'est un digne homme. Est-il le parent de cet enfant et de ces gens-là?
—Non, Monsieur, non. C'est les Michaud, c'est des gens et un enfant qui ne lui sont de rien ni à moi non plus: mais quand il y a du malheur quelque part, on peut bien être sûr de voir arriver Jean, et là où personne n'oserait se risquer il y court, lui, quand même il n'y a rien de rien, pas même un verre de vin à y gagner. Le bon Dieu sait bien pourtant qu'il ne fait pas bon dans ce pays-ci pour Jean, et que ce n'est guère sa place.
—Court-il donc quelque autre danger à Gargilesse que celui de se noyer comme tout le monde?»
Sylvain ne répondit pas, et parut se reprocher d'en avoir trop dit.
«Voilà l'eau qui baisse un peu, dit-il pour détourner l'attention d'Émile; dans une couple d'heures, nous pourrons peut-être repasser par où nous sommes venus; car du côté de M. Cardonnet, il y en a pour six heures au moins.»
Cette perspective n'était pas très riante; néanmoins Émile, qui ne voulait à aucun prix effrayer ses parents, s'y résigna de son mieux. Mais un accident nouveau le fit changer de résolution avant qu'une demi-heure se fût écoulée. L'eau se retirait assez vite des points extrêmes qu'elle avait envahis; et de l'autre côté du lac qu'elle avait formé entre lui et la demeure de son père, il vit passer deux chevaux, l'un entièrement nu, l'autre sellé et bridé, que des ouvriers conduisaient vers l'habitation.
«Nos bêtes, Monsieur, dit Sylvain Charasson; oui, Dieu me bénisse, nos deux bêtes qui se sont sauvées! Ma pauvre jument, je la croyais bien dans la Creuse à cette heure! Ah! M. Antoine sera-t-il content, quand je lui ramènerai sa Lanterne! Elle aura bien gagné son avoine, et peut-être que Janille ne lui refusera pas un picotin. Et votre noire, Monsieur, vous voilà pas fâché de la voir sur terre? Il paraît qu'elle sait nager itout?»
Émile s'avisa rapidement de ce qui allait arriver. M. Cardonnet ne connaissait pas son cheval, à la vérité, puisqu'il l'avait acheté en route; mais on ouvrirait la valise, on ne tarderait pas à reconnaître qu'elle lui appartenait, et la première pensée serait qu'il avait péri. Il se décida bien vite à se faire voir, et, après beaucoup d'efforts pour élever sa voix au-dessus de celle du torrent, qui n'était guère apaisée, il réussit à faire savoir aux personnes réfugiées sur le toit de l'usine qu'il était là, et qu'il était urgent d'en informer M. et madame Cardonnet. La nouvelle passa de bouche en bouche par les divers points de refuge aussi vite qu'il put le désirer, et bientôt il vit sa mère à la fenêtre, agitant son mouchoir, et son père monté en personne sur un radeau avec deux hommes vigoureux qui se hasardaient vers le courant avec résolution. Émile réussit à les en détourner, leur criant, non sans beaucoup de paroles perdues et maintes fois répétées, qu'il était en sûreté, qu'il fallait attendre encore pour venir à lui, et que le plus pressé était de délivrer les ouvriers prisonniers dans l'usine. Tout se fit comme il le souhaitait, et quand il n'y eut plus à trembler pour personne, il descendit de l'arbre, se mit à l'eau jusqu'à la ceinture, et s'avança à la rencontre du radeau, soulevant dans ses bras le petit Charasson et l'aidant à ne pas perdre pied. Trois heures après le passage de la trombe, Émile et son guide étaient auprès d'un bon feu, madame Cardonnet couvrait son fils de caresses et de larmes, et le page de Châteaubrun, choyé comme lui-même, racontait avec emphase le péril qu'ils avaient surmonté.
Émile adorait sa mère. C'était encore la plus ardente affection de sa vie. Il ne l'avait pas vue depuis l'époque des vacances, qu'ils avaient passées ensemble à Paris, loin de la contrainte assidue et sèchement réprimandeuse de leur commun maître, M. Cardonnet. Tous deux souffraient du joug qui pesait sur eux, et s'entendaient sur ce point sans jamais se l'être avoué. Douce, aimante et faible, madame Cardonnet sentait que son fils avait dans l'esprit une bonne partie de l'énergie et de la fermeté de son époux, avec un cœur généreux et sensible qui lui préparait de grands chagrins, lorsque ces deux caractères fortement trempés viendraient à se heurter sur les points où leurs sentiments différeraient. Aussi, avait-elle dévoré tous les chagrins de sa vie, attentive à n'en jamais rien révéler à ce fils, qui était son unique bonheur et sa plus chère consolation. Sans être bien pénétrée du droit que son mari avait de la froisser et de l'opprimer sans relâche, elle avait toujours paru accepter sa situation comme une loi de la nature et un précepte religieux. L'obéissance passive, prêchée ainsi d'exemple, était donc devenue une habitude d'instinct chez le jeune Émile, et s'il en eût été autrement, il y avait déjà longtemps que le raisonnement l'eût conduit à s'y soustraire. Mais en voyant tout plier au moindre signe de la volonté paternelle, et sa mère la première, il n'avait pas encore songé que cela pût et dût être autrement. Cependant le poids de l'atmosphère despotique où il avait vécu, l'avait, dès son enfance, porte à une sorte de mélancolie et de souffrance sans nom, dont il lui arrivait rarement de rechercher la cause. Il est dans la loi de nature que les enfants prennent le contre-pied des leçons qui les froissent; aussi Émile avait-il, de bonne heure, reçu des faits extérieurs une impulsion tout opposée à celle que son père eût voulu lui donner.
Les conséquences de cet antagonisme naturel et inévitable seront suffisamment développées par les faits de cette histoire, sans qu'il soit nécessaire de les expliquer ici.
Après avoir donné à sa mère le temps de se remettre un peu des émotions qu'elle avait éprouvées, Émile suivit son père, qui l'appelait pour venir constater les effets du désastre. M. Cardonnet montrait un calme au-dessus de tous les revers, et quelque contrariété qu'il pût éprouver, il n'en témoignait rien. Il passa en silence au milieu d'une haie de paysans qui étaient venus satisfaire leur curiosité et se donner le spectacle de son malheur, les uns avec indifférence, quelques autres avec un intérêt sincère, la plupart avec cette satisfaction non avouée mais irrésistible que le pauvre refoule prudemment, mais qu'il éprouve à coup sûr, lorsqu'il voit la colère des éléments frapper également sur le riche et sur lui. Tous ces villageois avaient perdu quelque chose à l'inondation, l'un une petite récolte de foin, l'autre un coin de potager, un troisième une brebis, quelques poules ou un tas de fagots; pertes bien minces en réalité, mais aussi graves peut-être relativement que celles du riche industriel. Cependant, lorsqu'ils virent le désordre de cette belle propriété naguère florissante, ils ne purent se défendre d'un mouvement de consternation, comme si la richesse avait quelque chose de respectable en soi-même, en dépit de la jalousie qu'elle excite.
M. Cardonnet n'attendit pas que l'eau fût complètement retirée pour faire reprendre le travail. Il envoya courir dans les prairies environnantes à la recherche des matériaux emportés par le courant. Il arma ses hommes de pelles et de pioches pour déblayer la vase et les foins entraînés qui obstruaient les abords de l'usine, et quand on put y pénétrer, il y entra le premier, afin de n'avoir point à s'émouvoir en pure perte des exagérations inspirées aux témoins par la première surprise.
VI.
JEAN LE CHARPENTIER.
«Prenez un crayon, Émile, dit l'industriel à son fils, qui le suivait dans la crainte de quelque danger pour sa personne; ne faites pas d'erreur dans les chiffres que je vais vous dicter … Une … deux … trois roues brisées ici … La cage emportée … le grand moteur endommagé … trois mille … cinq … sept ou huit … Prenons le maximum: c'est le plus sûr en affaires … Écrivez huit mille francs … La digue rompue?… c'est étrange!… Écrivez quinze mille … Il faudra la refaire tout entière en ciment romain … Voilà un angle qui a fléchi … Écrivez, Émile … Émile, avez-vous écrit?…?»
Pendant une heure, M. Cardonnet fit ainsi la devis de ses pertes et de ses prochaines dépenses; et quand son fils fut sommé d'en dresser le total, il haussa les épaules d'impatience en voyant que, soit distraction soit défaut d'habitude, le jeune homme ne s'en acquittait pas aussi rapidement qu'il l'eût souhaité.
«As-tu fait? dit-il au bout de deux ou trois minutes d'attente contenue.
—Oui, mon père … cela monte à quatre-vingt mille francs environ.
—Environ? reprit M. Cardonnet en fronçant le sourcil. Qu'est-ce que ce mot-là?»
Et fixant sur lui des yeux animés par une pénétration railleuse:
«Allons, dit-il, je vois que tu es un peu engourdi pour avoir perché sur un arbre. Moi, j'ai fait mon calcul de tête, et je suis fâché d'avoir à te dire qu'il était prêt avant que tu eusses taillé ton crayon. Il y a là pour quatre-vingt-un mille cinq cents francs de déboursés à recommencer.
—C'est beaucoup! dit Émile en s'efforçant de dissimuler son impatience sous un air sérieux.
—C'est plus de violence que je n'en aurais supposé à ce petit cours d'eau, reprit M. Cardonnet avec autant de calme que s'il eût fait l'expertise d'un dommage étranger à sa fortune … mais ça ne sera pas long à réparer. Holà! du monde ici … Voilà un soliveau engagé entre deux grandes roues, et qu'un reste d'eau fait ballotter … Otez-moi cela bien vite, ou mes roues seront cassées.»
On s'empressa d'obéir, mais la besogne était plus difficile qu'elle ne paraissait. Toute la force de la mécanique tendait à peser sur cet obstacle, qui la menaçait de ne pas rompre le premier. Plusieurs hommes s'écorchèrent les mains en pure perte.
«Prenez donc garde de vous blesser!» s'écriait involontairement Émile, mettant lui-même la main à l'œuvre pour alléger leur peine.
Mais M. Cardonnet criait de son côté:
«Tirez! poussez! allons donc, vous avez des bras de filasse!»
La sueur coulait de tous les fronts, et on n'avançait guère.
«Otez-vous tous de là, cria tout à coup une voix qu'Émile reconnut aussitôt, et laissez-moi faire … je veux en venir à bout tout seul.»
Et Jean, armé d'un levier, dégagea lestement une pierre à laquelle personne ne faisait attention. Puis, avec une dextérité merveilleuse, il donna un mouvement vigoureux au soliveau.
«Doucement, mille diables! cria M. Cardonnet, vous allez tout briser.
—Si je casse quelque chose je le payerai, répondit le paysan avec une brusquerie enjouée. Maintenant, ici deux bons enfants. Allons, ferme!… Courage, mon petit Pierre, c'est bien!… Encore un peu, mon vieux Guillaume!… Oh! les bons compagnons!… Bellement! bellement! que je retire mon pied, ou tu me l'écraseras, fils du diable! Ça y est … pousse … n'aie pas peur … je tiens!…»
Et en moins de deux minutes, Jean, dont la présence et la voix semblaient électriser les autres ouvriers, dégagea la machine du corps étranger qui la compromettait.
«Suivez-moi, Jean, dit alors M. Cardonnet.
—Pourquoi faire, Monsieur? répliqua le paysan. J'ai assez travaillé comme cela pour aujourd'hui.
—C'est pourquoi je veux que vous veniez boire un verre de mon meilleur vin. Venez, vous dis-je, j'ai à vous parler … Mon fils, allez dire à votre mère qu'elle fasse servir du malaga sur ma table.
—Votre fils? dit Jean en regardant Émile avec un peu d'émotion. Si c'est là votre fils, je vous suis, car il m'a l'air d'un bon garçon.
—Oui, mon fils est un bon garçon, Jean, dit M. Cardonnet au paysan, lorsqu'il le vit accepter un verre plein de la main d'Émile. Et vous aussi, vous êtes un bon garçon, et il est temps que vous le prouviez un peu mieux que vous ne faites depuis deux mois.
—Monsieur, faites excuse, répondit Jean en regardant autour de lui d'un air de méfiance; mais je suis trop vieux pour aller à l'école, et je ne suis pas venu ici tout en sueur pour entendre de la morale froide comme du verglas. A votre santé, monsieur Cardonnet; en vous remerciant, vous, jeune homme, à qui j'ai fait de la peine hier soir. Vous ne m'en voulez pas?
—Attendez un instant, dit M. Cardonnet: avant de retourner à vos trous de renard, emportez ce pour-boire.
Et il lui tendit une pièce d'or.
«Gardez ça, gardez ça, dit Jean avec humeur, en repoussant la gratification par un mouvement du coude. Je ne suis pas intéressé, vous devez le savoir, et ce n'est pas pour vous faire plaisir que je viens de travailler avec vos charpentiers. C'était tout bonnement pour les empêcher de s'échiner en pure perte. Et puis, on connaît le métier, et ça impatiente de voir les gens s'y prendre tout de travers. J'ai le sang un peu vif, et, malgré moi, je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas.
—De même que vous vous êtes trouvé où vous ne deviez pas être, répondit M. Cardonnet d'un ton sévère, et avec l'intention évidente d'intimider le hardi paysan. Jean, voici une dernière occasion de nous entendre et de nous connaître; profitez-en, ou vous vous en repentirez. Quand je suis arrivé ici, l'année dernière, j'ai remarqué votre activité, votre intelligence, l'affection que vous portaient tous les ouvriers et tous les habitants de ce village. J'ai eu sur votre probité les meilleurs renseignements, et j'ai résolu de vous mettre à la tête de mes travaux de charpente; j'ai offert de doubler pour vous seul le salaire, soit à la journée, soit à la tâche. Vous m'avez répondu par des billevesées, et comme si vous ne me preniez pas pour un homme sérieux.
—Ce n'est pas ça, Monsieur, faites excuse; je vous ai dit que je n'avais pas besoin de vos travaux, et que j'en avais dans le bourg plus que je n'en pouvais faire.
—Défaite et mensonge! Vous étiez très mal dans vos affaires, et vous y voilà pire que jamais. Poursuivi pour dettes, vous avez été forcé de quitter votre maison, d'abandonner votre atelier, et de vous cacher dans les montagnes comme un gibier traqué par les chasseurs.
—Quand on se mêle de raisonner, reprit Jean avec hauteur, il faut dire la vérité. Je ne suis pas poursuivi pour dettes, comme vous l'entendez, Monsieur. J'ai toujours été un honnête homme et rangé, et si je dois un sou dans le village ou dans les environs, que quelqu'un vienne le dire et lever la main contre moi. Cherchez, vous ne trouverez personne!
—Il y a pourtant trois mandats d'amener contre vous, et, depuis deux mois, les gendarmes sont à votre poursuite sans pouvoir vous appréhender.
—Et ils y seront tant que je voudrai. Le grand mal, pas vrai, que ces braves gendarmes promènent leurs chevaux sur une rive de la Creuse, tandis que je promène mes jambes sur l'autre! Voilà des gens qui sont bien malades, eux qui sont payés pour prendre l'air et rendre compte de ce qu'ils ne font pas! Ne les plaignez pas tant, monsieur Cardonnet, c'est le gouvernement qui les paye, et le gouvernement est assez riche pour que je lui fasse banqueroute de mille francs … car c'est la vérité que je suis condamné à payer mille francs ou à aller en prison! Ça vous étonne, vous, jeune homme, qu'un pauvre diable qui a toujours obligé son prochain, au lieu de lui nuire, soit poursuivi comme un forçat évadé? Vous n'avez pas encore un mauvais cœur, quoique riche, parce que vous êtes jeune. Eh bien, sachez donc mes fautes. Pour avoir envoyé trois bouteilles de vin de ma vigne à un camarade qui était malade, j'ai été pris par les gabelous comme vendant du vin sans payer les droits, et comme je ne pouvais pas mentir et m'humilier pour obtenir une transaction, comme je soutenais la vérité qui est que je n'avais pas vendu une goutte de vin, et que, par conséquent, je ne pouvais pas être puni, j'ai été condamné à payer ce qu'ils appellent le minimum, cinq cents francs d'amende. Excusez, le minimum! cinq cents francs, le prix de mon travail de l'année pour un cadeau de trois bouteilles de vin! Sans compter que mon pauvre confrère, qui les avait reçues, a été condamné aussi, et c'est ce qui m'a mis le plus en colère. Et comme je ne pouvais pas payer une pareille somme, on a tout saisi, tout pillé, tout vendu chez moi, jusqu'à mes outils de charpentier. Alors, à quoi bon payer patente pour un métier qui ne peut plus vous nourrir? J'ai cessé de le faire, et, un jour que je travaillais en journée hors de chez moi, autre persécution, querelle avec l'adjoint, où j'ai failli m'oublier et le frapper. Que devenir? Le pain manquait dans mon bahut; j'ai pris un fusil et j'ai été tuer un lièvre dans la bruyère. Autrefois, dans ce pays-ci, le braconnage était passé à l'état de coutume et de droit: les anciens seigneurs n'y regardaient pas de près, depuis la révolution; ils braconnaient même avec nous, quand ça leur faisait plaisir.
—Témoin M. Antoine de Châteaubrun, qui le fait encore, dit M. Cardonnet d'un ton ironique.
—Pourvu qu'il n'aille pas sur vos terres, qu'est-ce que cela vous fait? reprit le paysan irrité. Tant il y a que, pour avoir tué un lièvre au fusil, et pris deux lapins au collet, j'ai été encore pincé et condamné à l'amende et à la prison. Mais je me suis échappé des pattes des gendarmes, comme ils me conduisaient à l'auberge du gouvernement; et, depuis ce temps-là, je vis comme je l'entends, sans vouloir aller tendre mon bras à la chaîne.
—On sait fort bien comment vous vivez, Jean, dit M. Cardonnet. Vous errez nuit et jour, braconnant en tous lieux et en toute saison, ne couchant jamais deux nuits de suite au même endroit, et le plus souvent à la belle étoile; recevant parfois l'hospitalité à Châteaubrun, dont le châtelain a été nourri par votre mère, et que je ne blâme pas de vous assister, mais qui ferait plus sagement, dans vos intérêts, de vous prêcher le travail et une vie régulière. Allons, Jean, c'est assez de paroles inutiles, et vous allez m'écouter. Je prends pitié de votre sort, et je vais vous rendre la liberté et la sécurité, en me portant caution pour vous. Vous en serez quitte pour quelques jours de prison, seulement pour la forme, je paierai toutes vos amendes, et vous pourrez alors marcher tête levée, est-ce clair?
—Oh! vous avez raison, mon père, s'écria Émile, vous êtes bon, vous êtes juste. Eh bien, Jean, vous ai-je trompé?
—Il paraît que vous vous connaissiez déjà, dit M. Cardonnet.
—Oui, mon père, répondit Émile avec feu, Jean m'a rendu personnellement service hier soir; et ce qui m'attache à lui encore plus, c'est que je l'ai vu ce matin exposer sa vie bien sérieusement pour retirer de l'eau un enfant qu'il a sauvé. Jean, acceptez les services de mon père, et que sa générosité triomphe d'un orgueil mal entendu.
—C'est bien, monsieur Émile, répondit le charpentier, vous aimez votre père, c'est bien. Moi aussi, je respectais le mien! Mais voyons, monsieur Cardonnet, à quelles conditions ferez-vous tout ça pour moi?
—Tu travailleras à mes charpentes, répondit l'industriel. Tu en auras la direction.
—Travailler pour votre établissement, qui sera la ruine de tant de gens!
—Non, mais qui fera la fortune de tous mes ouvriers et la tienne.
—Allons, dit Jean ébranlé: si ce n'est pas moi qui fais vos charpentes, d'autres les feront, et je ne pourrai rien empêcher. Je travaillerai donc pour vous, jusqu'à concurrence de mille francs. Mais qui me nourrira pendant que je vous paierai ma dette au jour le jour?
—Moi, puisque j'augmenterai d'un tiers le produit de ta journée.
—Un tiers, c'est peu, car il faudra que je m'habille. Je suis tout nu.
—Eh bien! je double; ta journée est de trente sous au prix courant du pays, je te la paie trois francs; tous les jours tu en recevras la moitié, l'autre moitié étant consacrée à t'acquitter envers moi.
—Soit; ce sera long, j'en aurai au moins pour quatre ans.
—Tu te trompes, pour deux ans juste. J'espère bien que dans deux ans je n'aurai plus rien à bâtir.
—Comment, Monsieur, je travaillerai donc chez vous tous les jours, tous les jours de l'année sans désemparer?
—Excepté le dimanche.
—Oh! le dimanche, je le crois bien! Mais je n'aurai pas un ou deux jours par semaine que je pourrai passer à ma fantaisie?
—Jean, tu es devenu paresseux, je le vois. Voilà déjà les fruits du vagabondage.
—Taisez-vous! dit fièrement le charpentier; paresseux vous-même! Jamais le Jean n'a été lâche, et ce n'est pas à soixante ans qu'il le deviendra. Mais, voyez-vous, j'ai une idée pour me décider à prendre votre ouvrage. C'est celle de me bâtir une petite maison. Puisqu'on m'a vendu la mienne, j'aime autant en avoir une neuve, faite par moi tout seul, et à mon goût, à mon idée. Voilà pourquoi je veux au moins un jour par semaine.
—C'est ce que je ne souffrirai pas, répondit l'industriel avec roideur. Tu n'auras pas de maison, tu n'auras pas d'outils à toi, tu coucheras chez moi, tu mangeras chez moi, tu ne te serviras que de mes outils, tu …
—En voilà bien assez pour me faire voir que je serai votre propriété et votre esclave. Merci, Monsieur, il n'y a rien de fait.»
Et il se dirigea vers la porte.
Émile trouvait les conditions de son père bien dures; mais le sort de Jean allait le devenir bien davantage, s'il les refusait. Il essaya de les faire transiger.
«Brave Jean, dit-il en le retenant, réfléchissez, je vous en conjure. Deux ans sont bientôt passés, et grâce aux petites économies que vous pourrez faire pendant ce temps, d'autant plus, ajouta-t-il en regardant M. Cardonnet d'un air à la fois suppliant et ferme, que mon père vous nourrira en sus du salaire convenu …
—Vrai? dit Jean ému.
—Accordé, répondit M. Cardonnet.
—Eh bien! Jean, vos vêtements sont peu de chose, et ma mère et moi nous nous ferons un plaisir de remonter votre garde-robe. Vous aurez donc, au bout de deux ans, mille francs nets; c'est assez pour bâtir une maison de garçon à votre usage, puisque vous êtes garçon.
—Veuf, Monsieur, dit Jean avec un soupir, et un fils mort au service!
—Au lieu que si tu manges ton salaire chaque semaine, reprit Cardonnet père sans s'émouvoir, tu le gaspilleras, et au bout de l'année, tu n'auras rien bâti et rien conservé.
—Vous prenez trop d'intérêt à moi: qu'est-ce que ça vous fait?
—Cela me fait que mes travaux, interrompus sans cesse, iront lentement, que je ne t'aurai jamais sous la main, et que dans deux ans, lorsque tu viendras m'offrir la prolongation de tes services, je n'aurai plus besoin de toi. J'aurai été forcé de confier ton poste à un autre.
—Vous aurez toujours des travaux d'entretien! Croyez-vous que je veuille vous faire banqueroute?
—Non, mais j'aimerais mieux ta banqueroute que des retards.
—Ah! que vous êtes donc pressé de jouir! Eh bien! voyons, vous me donnerez un seul jour par semaine, et j'aurai des outils à moi.
—Il paraît qu'il tient beaucoup à ce jour de liberté, dit Émile; accordez-le-lui, mon père.
—Je lui accorde le dimanche.
—Et moi je ne l'accepte que pour me reposer, dit Jean avec indignation; me prenez-vous pour un païen? Je ne travaille pas le dimanche, Monsieur; ça me porterait malheur, et je ferais de la mauvaise ouvrage pour vous et pour moi.
—Eh bien, mon père vous donnera le lundi …
—Taisez-vous, Émile, point de lundi! Je n'entends pas cela. Vous ne connaissez pas cet homme. Intelligent et rempli d'inventions parfois heureuses, souvent puériles, il ne s'amuse que quand il peut travailler à des niaiseries à son usage; il tranche du menuisier, de l'ébéniste, que sais-je? il est adroit de ses mains; mais quand il s'abandonne à ses fantaisies, il devient flâneur, distrait et incapable d'un travail sérieux.
—Il est artiste, mon père! dit Émile en souriant avec des larmes dans les yeux, ayez un peu de pitié pour le génie!»
M. Cardonnet regarda son fils d'un air de mépris; mais Jean, prenant la main du jeune homme: «Mon enfant, dit-il avec sa familiarité étrange et noble, je ne sais pas si tu me rends justice, ou si tu te moques de moi, mais tu as dit la vérité! j'ai trop d'esprit d'invention pour le métier qu'on veut que je fasse ici. Quand je travaille chez mes amis du village, chez M. Antoine, chez le curé, chez le maire, ou chez de pauvres gueux comme moi, ils me disent: «Fais comme tu voudras, invente ça toi-même, mon vieux! suis ton idée, ça sera un peu plus long, mais ça sera bien!» Et c'est alors que je travaille avec plaisir, oui! avec tant de plaisir, que je ne compte pas les heures, et que j'y mets une partie des nuits. Ça me fatigue, ça me donne la fièvre, ça me tue quelquefois! mais j'aime cela, vois-tu, mon garçon, comme d'autres aiment le vin. C'est mon amusement, à moi … Ah! riez et moquez-vous, monsieur Cardonnet; eh bien, votre ricanement m'offense, et vous ne m'aurez pas, non, vous ne m'aurez pas, quand même les gendarmes seraient là, et qu'il irait de la guillotine. Me vendre à vous corps et âme pendant deux ans! Ne faire que ce qui vous plaira, vous voir inventer, et n'avoir pas mon avis! car si vous me connaissez, je vous connais aussi: je sais comment vous êtes, et qu'il ne se remue pas une cheville chez vous sans que vous l'ayez mesurée. Je serais donc un manœuvre, travaillant à la corvée comme défunt mon père travaillait pour les abbés de Gargilesse? Non, Dieu me punisse! je ne vendrai pas mon âme à un travail aussi ennuyeux et aussi bête. Encore si vous donniez mon jour de récréation et de dédommagement, pour contenter mes anciennes pratiques et moi-même! mais rien!
—Non, rien, dit M. Cardonnet irrité; car l'amour-propre d'artiste commençait à être en jeu de part et d'autre. Va-t'en, je ne veux pas de toi; prends ce napoléon, et va te faire pendre ailleurs.
—On ne pond plus, Monsieur, répondit Jean en jetant la pièce d'or par terre, et quand même ça se ferait encore, je ne serais pas le premier honnête homme qui aurait passé par les mains du bourreau.
—Émile, dit M. Cardonnet dès qu'il fut sorti, faites monter ici le garde champêtre, cet homme qui est là sur le perron avec une petite fourche de fer à la main.
—Mon Dieu! que voulez-vous faire? dit Émile effrayé.
—Ramener cet homme à la raison, à la bonne conduite, au travail, à la sécurité, au bonheur. Quand il aura passé une nuit en prison, il sera plus traitable, et il me bénira un jour de l'avoir délivré de son démon intérieur.
—Mais, mon père, attenter à la liberté individuelle … Vous ne le pouvez pas …
—Je suis maire depuis ce matin, et mon devoir est de faire saisir les vagabonds. Obéissez, Émile, ou j'y vais moi-même.»
Émile hésitait encore. M. Cardonnet, incapable de supporter l'ombre de la résistance, le poussa brusquement de devant la porte et alla, en sa qualité de premier magistrat du lieu, donner ordre au garde champêtre d'arrêter Jean Jappeloup, natif de Gargilesse, charpentier de profession, et actuellement sans domicile avoué.
Cette mission répugnait beaucoup au fonctionnaire rustique, et M. Cardonnet lut son hésitation sur sa figure. «Caillaud, dit l'industriel d'un ton absolu, ta destitution avant huit jours, ou vingt francs de récompense!—Suffit, Monsieur, répondit Caillaud.» Et brandissant sa pique, il partit d'un pas dégagé.
Il rejoignit le fugitif à deux portées de fusil du village, ce qui ne fut pas difficile, car ce dernier s'en allait lentement, la tête penchée sur sa poitrine et absorbé dans une méditation douloureuse. «Sans ma mauvaise tête, se disait-il, je serais à présent sur le chemin du repos et du bien-être, au lieu qu'il me faut reprendre le collier de misère, errer comme un loup à travers les ronces et les rochers, être souvent à charge à ce pauvre Antoine, qui est bon, qui m'accueille toujours bien, mais qui est pauvre et qui me donne plus de pain et de vin que je ne peux prendre dans mes lacets de perdrix et de lièvres pour sa table … Et puis, ce qui me fend le cœur, c'est de quitter pour toujours ce pauvre cher village où je suis né, où j'ai passé toute ma vie, où j'ai tous mes amis et où je ne peux plus entrer que comme un chien affamé qui brave un coup de fusil pour avoir un morceau de pain. Ils sont tous bons pour moi, pourtant, les gens d'ici; et, sans la crainte des gendarmes, ils me donneraient asile!»
En rêvant ainsi Jean entendit la cloche qui sonnait l'angelus du soir, et des larmes involontaires coulèrent sur ses joues basanées, «Non, pensa-t-il, il n'y a pas à dix lieues à la ronde une seule cloche qui ait une aussi jolie sonnerie que celle de Gargilesse!» Un merle chanta auprès de lui dans l'aubépine du buisson, «Tu es bien heureux, toi, lui dit-il, parlant tout haut dans sa rêverie, tu peux nicher là, voler dans tous ces jardins que je connais si bien, et te nourrir des fruits de tout le monde, sans qu'on te dresse procès-verbal.
—Procès-verbal, c'est ça, dit une voix derrière lui, je vous arrête au nom de la loi!»
Et Caillaud lui mit la main au collet.
VII.
L'ARRESTATION.
«Toi? toi! Caillaud! dit le charpentier stupéfait, avec le même accent que dut avoir César en se sentant frappé par Brutus.
—Oui, moi-même, garde champêtre. Au nom de la loi! cria Caillaud de toutes ses forces pour être entendu aux environs, s'il se trouvait là quelque témoin; et il ajouta tout bas:—Échappez-vous, père Jean. Allons, repoussez-moi, et jouez des jambes.
—Que je fasse de la résistance pour mieux embrouiller mes affaires? Non, Caillaud, ça serait pire pour moi. Mais comment as-tu pu te décider à faire l'office de gendarme, pour arrêter l'ami de ta famille, ton parrain, malheureux?
—Aussi, je ne vous arrête pas, mon parrain, dit Caillaud à voix basse … Allons, suivez-moi, ou j'appelle main-forte! cria-t-il de tous ses poumons … Allons donc! reprit-il à la sourdine, filez, père Jean; faites mine de me donner un renfoncement, je vas me laisser tomber par terre.
—Non, mon pauvre Caillaud, ça te ferait perdre ton emploi, ou tout au moins tu passerais pour un capon et une poule mouillée. Puisque tu as eu le cœur d'accepter ta commission, il faut aller jusqu'au bout. Je vois bien qu'on t'a menacé, qu'on t'a forcé la main; ça m'étonne bien que M. Jarige ait pu se décider à me faire ce tort-là.
—Mais ça n'est plus M. Jarige qui est maire; c'est M. Cardonnet.
—Alors, j'entends, et ça me donne envie de te battre pour t'apprendre à n'avoir pas donné ta démission tout de suite.
—Vous avez raison, père Jean, dit Caillaud navré, je m'en vais la donner; c'est le mieux. Allez vous-en!
—Qu'il s'en aille! et toi … garde ta place, dit Émile Cardonnet sortant de derrière un buisson. Tiens, mon camarade, tombe, puisque tu veux tomber, ajouta-t-il en lui passant adroitement la jambe à la manière des écoliers, et si l'on te demande qui est l'auteur de ce guet-apens, tu diras à mon père que c'est son fils.
—Ah! la farce est bonne, dit Caillaud en se frottant le genou, et si votre papa vous fait mettre en prison, ça ne me regarde pas. Vous m'avez fait tomber un peu durement, pas moins, et j'aurais autant aimé que ça se fût trouvé sur l'herbe. Eh bien! est-il parti ce vieux fou de Jean?
—Pas encore, dit Jean qui avait gravi une éminence, et qui se tenait à portée de prendre les devants. Merci, monsieur Émile, je n'oublierai pas, car je me serais soumis à mon sort, si la loi seule s'en était mêlée; mais, depuis que je sais que c'est une trahison de votre père, j'aimerais mieux me jeter dans la rivière la tête en avant, que de céder à un homme si méchant et si faux. Quant à vous, vous méritiez de sortir d'une meilleure souche; vous avez du cœur, et aussi longtemps que je vivrai …
—Va-t'en, répondit Émile en s'approchant de lui, et garde-toi bien de me parler mal de mon père. J'ai bien des choses à te dire, moi, mais ce n'est pas le moment. Veux-tu être à Châteaubrun demain soir?
—Oui, Monsieur. Prenez des précautions pour ne pas vous faire suivre, et ne me demandez pas trop haut à la porte. Allons, grâce à vous, j'ai encore les étoiles sur la tête, et je n'en suis pas mécontent.»
Il partit comme un trait; et Émile, en se retournant, vit Caillaud couché tout de son long par terre, comme s'il se fût évanoui.
«Eh bien? qu'y a-t-il? lui demanda le jeune homme effrayé; vous aurais-je blessé réellement? souffrez-vous?
—Ça ne va pas mal, Monsieur, répondit le rusé villageois; mais vous voyez bien qu'il faut que quelqu'un vienne me relever, pour que j'aie l'air d'avoir été battu.
—C'est inutile, je me charge de tout, dit Émile. Lève-toi, et va-t'en dire à mon père que je me suis opposé de force ouverte à l'arrestation de Jean. Je te suis de près, et le reste est mon affaire.
—Au contraire, Monsieur, passez le premier. Il faut que je m'en aille en clopant; car si je me mets à courir pour raconter que vous m'avez cassé les deux jambes, et que j'ai supporté ça patiemment, votre papa ne me croira pas, et je serai destitué.
—Donne-moi le bras, appuie-toi sur moi, et nous arriverons ensemble, dit
Émile.
—C'est ça, Monsieur. Aidez-moi un peu. Pas si vite! Diable! j'ai le corps tout brisé.
—Tout de bon? mais j'en serais désespéré, mon camarade.
—Eh non, Monsieur, ça n'est rien du tout: mais c'est comme ça qu'il faut dire.
—Qu'est-ce que cela signifie? dit sévèrement M. Cardonnet en voyant arriver le garde champêtre appuyé sur Émile. Jean a fait de la résistance; tu t'es laissé assommer comme un imbécile, et le délinquant s'est échappé.
—Faites excuse, Monsieur, le délinquant n'a rien fait, le pauvre homme; c'est monsieur votre garçon que voilà, qui, en passant près de moi, m'a poussé, sans le faire exprès, et au moment où je mettais la main, sur mon homme, baoun! voilà que j'ai roulé plus de cinquante pieds, la tête en bas, sur les rochers. Ce pauvre cher monsieur en a eu bien du chagrin, et il accouru pour m'empêcher de tomber dans la rivière, sans quoi j'allais boire un coup, bien sûr! Mais qui a été bien content? c'est le père Jappeloup, qui s'est ensauvé pendant que je restais là, tout essoti et ne pouvant remuer ni pieds ni pattes pour courir après lui. Si c'était un effet de votre bonté de me faire donner un doigt de vin, ça me serait rudement bon; car je crois bien que j'ai l'estomac décroché.»
Émile, en reconnaissant que ce paysan à l'air simple et patelin avait beaucoup plus d'esprit que lui pour mentir et arranger toutes choses pour la meilleure fin, hésita s'il n'accepterait pas l'issue qu'il donnait à son aventure. Mais il lut bien vite dans les yeux perçants de son père que ce dernier ne se paierait pas d'une assertion tacite, et que, pour le persuader, il faudrait avoir la même dose d'effronterie que maître Caillaud.
«Quelle est cette sotte et incroyable histoire! dit M. Cardonnet en fronçant le sourcil. Depuis quand mon fils est-il si fort, si brutal, et si pressé de suivre le même chemin que toi? si tu te tiens si mal sur les jambes, qu'un coup de coude te fasse trébucher et rouler comme un sac, c'est que tu es ivre apparemment! Dites la vérité, Émile, Jean Jappeloup a battu cet homme, peut-être l'a-t-il poussé dans le ravin, et vous, qui souriez comme un enfant que vous êtes, vous avez trouvé cela plaisant, et tout en courant à l'aide du niais que voici, vous avez consenti à prendre sur votre compte une prétendue inadvertance! C'est cela? n'est-ce pas?
—Non, mon père, ce n'est pas cela, dit Émile avec résolution. Je suis un enfant, il est vrai; c'est pour cela qu'il peut entrer un peu de malice dans ma légèreté. Que Caillaud pense ce qu'il voudra de ma manière de renverser les gens en passant trop près d'eux; si je l'ai blessé, je suis prêt à lui en demander excuse et à l'indemniser … En attendant, permettez-moi de l'envoyer à votre femme de charge, pour qu'elle lui administre le cordial qu'il réclame; et quand nous serons seuls, je vous dirai franchement comment il m'est arrivé de faire cette sottise.
—Allez, conduisez-le à l'office, dit M. Cardonnet, et revenez tout de suite.
—Ah! monsieur Émile, dit Caillaud au jeune homme en descendant à l'office, je ne vous ai pas vendu, n'allez pas me trahir, au moins!
—Sois tranquille, bois sans perdre l'esprit, répondit le jeune homme, et sois sûr qu'il n'y aura que moi de compromis.
—Et pourquoi, diable, voulez-vous donc vous accuser? ça serait, pardonnez-moi, une grande bêtise. Vous ne pensez donc pas qu'il y va de la prison, pour avoir contrarié et maltraité un fonctionnaire public dans l'exercice de ses fonctions?
—Cela me regarde; soutiens ton dire, puisque tu as su très-bien arranger les choses; moi, j'expliquerai mes intentions comme il me conviendra.
—Tenez, vous, vous avez trop bon cœur, dit Caillaud stupéfait; vous n'aurez jamais la tête de votre père!
—Eh bien, Émile, dit M. Cardonnet, que son fils trouva marchant avec agitation dans son cabinet, m'expliquerez-vous cette inconcevable aventure?
—Mon père, je suis le seul coupable, répondit le jeune homme avec fermeté. Que tout votre mécontentement et tous les résultats de ma faute retombent sur moi. Je vous atteste sur mon honneur que Jean Jappeloup se laissait arrêter sans la moindre résistance, lorsque j'ai poussé rudement le garde pour le faire tomber, et cela je l'ai fait exprès.
—Fort bien, dit froidement M. Cardonnet qui voulait savoir toute la vérité; et le balourd s'est laissé choir. Il a lâché sa prise, et pourtant, quoiqu'il mente à présent, il s'est fort bien aperçu que ce n'était pas une maladresse, mais un parti pris de votre part?
—Cet homme n'a rien compris à mon action, reprit Émile; il a été désarmé et renversé par surprise; je crois même qu'il a été un peu meurtri en tombant.
—Et vous lui avez laissé croire que c'était une distraction de votre part, j'espère!
—Qu'importe ce que cet homme pense de mes intentions, et ce qui se passe au fond de sa pensée! Votre magistrature s'arrête au seuil de la conscience, mon père, et vous ne pouvez juger que les faits.
—Est-ce mon fils qui me parle de la sorte?
—Non, mon père, c'est votre administré, le délinquant que vous avez à juger et à punir. Quand vous m'interrogerez sur mon propre compte, je vous répondrai comme je le dois. Mais il s'agit ici du pauvre diable qui vit de son modeste emploi. Il vous est soumis, il vous craint, et si vous lui ordonnez de me conduire en prison, il est prêt à le faire.
—Émile, vous me faites pitié. Laissons là ce garde champêtre et ses contusions. Je lui pardonne, et je vous autorise à lui faire un bon présent pour qu'il se taise, car je ne suis pas d'avis de vous faire débuter dans ce pays-ci par un scandale ridicule. Mais voudrez-vous bien m'expliquer pourquoi vous semblez provoquer un drame burlesque en police correctionnelle? Quelle est cette aventure où vous jouez le rôle de don Quichotte, en prenant Caillaud pour votre Sancho-Pança? Où alliez-vous si vite, lorsque vous vous êtes trouvé présent à l'arrestation du charpentier? Quelle fantaisie vous a prise de soustraire cet homme à la main de la justice et aux intentions bienveillantes que j'avais à son égard? Êtes-vous devenu fou depuis six mois que nous ne nous sommes vus? Avez-vous fait vœu de chevalerie, ou avez-vous l'intention de contrarier mes desseins et de me braver? Répondez sérieusement si vous le pouvez, car c'est très-sérieusement que votre père vous interroge.
—Mon père, j'aurais beaucoup de choses à vous répondre, si vous m'interrogiez sur mes sentiments et mes idées. Mais il s'agit ici d'un petit fait particulier, et je vous dirai en peu de mots comment les choses se sont passées. Je courais après le fugitif, afin de lui faire éviter la honte et la douleur d'être arrêté; j'espérais devancer Caillaud, et persuader à Jean de revenir de lui-même écouter vos offres et faire ses soumissions à la loi. Arrivé trop tard, et ne pouvant dissuader loyalement le garde de faire son devoir, je l'en ai empêché en m'exposant seul à la peine du délit. J'ai agi spontanément, sans préméditation, sans réflexion, et entraîné par un mouvement irrésistible de compassion et de douleur. Si j'ai mal fait, blâmez-moi; mais si, par des moyens de douceur, et de persuasion, je vous ramène Jean de bon gré et avant qu'il soit deux jours, pardonnez-moi, et avouez que les mauvaises têtes ont parfois d'heureuses inspirations.
—Émile, dit M. Cardonnet après s'être promené en silence pendant quelques instants, j'aurais de graves reproches à vous faire pour être entré en révolte ouverte, je ne dis pas contre la loi municipale à propos de laquelle je ne ferai point le pédant; mais contre ma volonté. Il y a là de votre part un immense orgueil et un manque de respect très-grave envers l'autorité paternelle. Je ne suis pas disposé à tolérer souvent de pareils coups de tête, vous devez me connaître assez pour le savoir, ou vous m'avez étrangement oublié depuis que nous sommes éloignés l'un de l'autre; mais je vous épargnerai, pour aujourd'hui, les longues remontrances, vous ne me paraissez pas disposé à en profiter. D'ailleurs, ce que je vois de votre conduite et ce que je sais de la situation de votre esprit me prouvent que nous avons besoin de mettre de l'ordre dans une discussion sérieuse sur le fond même de vos idées et de la nature de vos projets pour l'avenir. Le désastre qui m'a frappé aujourd'hui ne me laisse pas le temps de causer avec vous davantage ce soir. Vous avez eu des émotions dans le cours de cette journée, et vous devez avoir besoin de repos: allez voir votre mère, et couchez-vous de bonne heure. Dès que l'ordre et le calme seront rétablis dans mon établissement, je vous dirai pourquoi je vous ai rappelé de ce que vous appeliez votre exil, et ce que j'attends de vous désormais.
—Et jusqu'au moment de cette explication, que je désire vivement, répondit Émile, car ce sera la première fois de ma vie que vous ne m'aurez pas traité comme un enfant, puis-je espérer, mon père, que vous ne serez pas irrité contre moi?
—Quand je te revois après une longue séparation, il me serait difficile de n'être pas indulgent, dit M. Cardonnet en lui serrant la main.
—Le pauvre Caillaud ne sera pas destitué? reprit Émile en embrassant son père.
—Non, à condition que tu ne te mêleras jamais des affaires de la municipalité.
—Et vous ne ferez pas arrêter le pauvre Jean?
—Je n'ai rien à répondre à une telle question; j'ai eu trop de confiance en vous, Émile, je vois que nous ne pensons pas de même sur certains points, et, jusqu'à ce que nous soyons d'accord, je ne m'exposerai pas à des contestations qui ne conviennent point à mon rôle de chef de famille. C'est assez; bonsoir, mon enfant! J'ai à travailler.
—Ne puis-je donc vous aider? vous ne m'avez jamais cru propre à vous éviter quelque fatigue!
—J'espère que tu le deviendras. Mais tu ne sais pas encore faire une addition.
—Des chiffres; toujours des chiffres!
—Va donc dormir, c'est moi qui veillerai pour que tu sois riche un jour.
—Eh! ne suis-je pas déjà assez riche? pensait Émile en se retirant. Si, comme mon père me l'a dit souvent et avec raison, la richesse impose des devoirs immenses, pourquoi donc user sa vie à se créer ces devoirs, qui dépassent peut-être nos forces!»
La journée du lendemain fut consacrée à réparer un peu le désordre apporté par l'inondation. M. Cardonnet, malgré la force de son caractère, éprouvait une profonde contrariété, en constatant à chaque pas une perte imprévue dans les mille détails de son entreprise; ses ouvriers étaient démoralisés. L'eau, qui faisait marcher l'usine, et dont il était encore impossible de régler la force, imprimait aux machines un mouvement de rotation désordonné, augmentant à mesure qu'elle tendait à s'écouler par dessus les écluses. L'industriel était grave et pensif; il s'irritait secrètement contre le peu de présence d'esprit des hommes qu'il gouvernait, et qui lui semblaient plus machines que ses machines. Il les avait habitués à une obéissance passive, aveugle, et il sentait que dans les moments de crise, où la volonté d'un seul homme devient insuffisante, les esclaves sont les plus mauvais serviteurs qui se puissent trouver. Il n'appela pourtant pas Émile à son aide, et, au contraire, chaque fois que le jeune homme vint lui offrir ses services, il l'écarta sous divers prétextes, comme s'il se fût méfié de lui en effet. Cette manière de le châtier était la plus mortifiante pour un cœur ardent et généreux.
Émile essaya de se consoler auprès de sa mère; mais la bonne madame Cardonnet manquait totalement de ressort, et l'ennui qu'inspirait à tout le monde l'accablement de son esprit et l'espèce de stupeur dont son âme était à jamais frappée se traduisait chez son fils par une invincible mélancolie, lorsqu'elle essayait de le distraire et de l'amuser. Elle aussi le traitait comme un enfant, et c'était à force de tendresse qu'elle arrivait au même résultat blessant que son mari. N'ayant pas assez de vigueur pour sonder l'abîme qui séparait ces deux hommes, et possédant pourtant assez d'intelligence pour le pressentir, elle en détournait sa pensée avec effroi et s'efforçait de jouer au bord avec son fils, comme s'il eût été possible de l'abuser lui-même.
Elle le promenait dans sa maison et ses jardins, lui faisant mille remarques puériles, et tâchant de lui prouver qu'elle n'était malheureuse que parce que la rivière avait débordé.
«Si tu étais venu un jour plus tôt, lui disait-elle, tu aurais vu comme tout cela était beau, propre et bien tenu! Je me faisais une fête de te servir le café dans un joli bosquet de jasmins qui était là, au bord de la terrasse; hélas! il n'y en a plus trace maintenant: la terre même a été emportée, et l'eau nous a donné en échange cette vilaine vase noire et des cailloux.
—Consolez-vous, chère mère, répondait Émile, nous vous aurons bientôt rendu tout cela; si les ouvriers de mon père n'ont pas le temps, je me ferai votre jardinier. Vous me direz comment c'était arrangé; d'ailleurs, je l'ai vu: ç'a été comme un beau rêve. Du haut de la colline, en face d'ici, j'ai pu admirer vos jardins enchantés, vos belles fleurs qu'un instant a ravagées et détruites sous mes yeux; mais ces pertes sont réparables: ne vous affligez pas, d'autres sont plus à plaindre!
—Et quand je pense que tu as failli être emporté toi-même par cette odieuse rivière que je déteste à présent! O mon enfant! je déplore le jour où ton père a eu la fantaisie de se fixer ici. Déjà, dans le courant de l'hiver, nous avions été inondés plus d'une fois, et il avait été forcé de recommencer tous ses travaux. Cela l'affecte et le mine plus qu'il ne veut l'avouer. Son caractère s'aigrit, et sa santé finira par en souffrir. Et tout cela à cause de cette rivière!
—Mais vous, ma mère, croyez-vous que cette habitation toute neuve, cet air humide, ne soient pas pernicieux pour votre santé?
—Je n'en sais rien, mon enfant. Je me consolais de tout avec mes fleurs, dans l'espérance de te revoir. Mais te voilà, et tu arrives dans un cloaque, dans une grenouillère, lorsque je me flattais de te voir fumer ton cigare et lire en marchant sur des tapis de fleurs et de gazon! Oh! la maudite rivière!»
Quand le soir vint, Émile s'aperçut que la journée lui avait paru démesurément longue, à entendre maudire la rivière par tout le monde et sur tous les tons. Son père seul continuait de dire que ce n'était rien et qu'une toise de glacis de plus mettrait ce ruisseau à la raison une fois pour toutes; mais son visage blême et ses dents serrées en parlant annonçaient une rage intérieure, plus pénible avoir que toutes les exclamations des autres à entendre.
Le dîner fut morne et glacial. Vingt fois interrompu, M. Cardonnet se leva vingt fois de table pour aller donner des ordres; et comme madame Cardonnet le traitait avec un respect sans bornes, on remportait les plats pour les tenir chauds, on les rapportait trop cuits: il les trouvait détestables; sa femme pâlissait et rougissait tour à tour, allait elle-même à l'office, se donnait mille soins, partagée entre le désir d'attendre son mari et de ne pas faire attendre son fils, qui trouvait qu'on dînait bien mal et bien longtemps dans ce riche ménage.
On sortit de table si tard, et les gués de rivière étaient encore si peu praticables dans l'obscurité, qu'Émile dut renoncer à se rendre à Châteaubrun, comme il en avait eu le projet. Il avait raconté comment il y avait été accueilli.
«Oh, j'irai leur faire une visite de remerciements! s'était écrié madame Cardonnet. Mais son mari avait ajouté:—Vous pouvez bien vous en dispenser. Je ne me soucie pas que vous m'attiriez la société de ce vieil ivrogne, qui vit de pair à compagnon avec les paysans, et qui se griserait dans ma cuisine avec mes ouvriers.
—Sa fille est charmante, dit timidement madame Cardonnet.
—Sa fille! reprit le maître avec hauteur. Quelle fille? celle qu'il a eue de sa servante?
—Il l'a reconnue.
—Il a bien fait, car la vieille Janille serait fort embarrassée de reconnaître le père de cet enfant-là. Qu'elle soit charmante ou non, j'espère qu'Émile n'ira pas, ce soir, faire une pareille course. Le temps est sombre et les chemins sont mauvais.
—Oh! non, s'écria madame Cardonnet, il n'ira pas ce soir: mon cher enfant ne voudra pas me faire un pareil chagrin. Demain, au jour, si la rivière est tout à fait rentrée dans son lit, à la bonne heure!
—Eh bien, demain, répondit Émile, très contrarié, mais soumis à sa mère; car il est bien certain que je dois une visite de remerciement pour l'affectueuse hospitalité que j'ai reçue.
—Vous la devez certainement, dit M. Cardonnet; mais là se borneront, j'espère, vos relations avec cette famille, qu'il ne me convient pas de fréquenter. Ne faites pas votre visite trop longue: c'est demain soir que j'ai l'intention de causer avec vous, Émile.»
Dès la pointe du jour suivant, Émile fit seller son cheval avant que ses parents fussent levés, et franchissant la rivière encore troublée et courroucée, il prit au galop la route de Châteaubrun.
VIII.
GILBERTE.
La matinée était superbe et le soleil se levait lorsque Émile se trouva en face de Châteaubrun. Cette ruine, qui lui était apparue si formidable à la lueur des éclairs, avait maintenant un aspect d'élégance et de splendeur qui triomphait du temps et de la dévastation. Les rayons du matin lui envoyaient un reflet blanc rosé, et la végétation dont elle était couverte s'épanouissait coquettement comme une parure digne d'être le linceul virginal d'un si beau monument.
De fait il est peu d'entrées de châteaux aussi seigneurialement disposées et aussi fièrement situées que celle de Châteaubrun. L'édifice carré qui contient la porte et le péristyle en ogive est d'une belle coupe; la pierre de taille employée pour cette voûte et pour les encadrements de la herse est d'une blancheur inaltérable. La façade se déploie sur un tertre gazonné et planté, mais bien assis sur le roc et tombant en précipice sur un ruisseau torrentueux. Les arbres, les rochers et les pelouses qui s'en vont en désordre sur ces plans brusquement inclinés ont une grâce naturelle que les créations de l'art n'eussent jamais pu surpasser. Sur l'autre face la vue est plus étendue et plus grandiose: la Creuse, traversée par deux écluses en biais, forme, au milieu des saules et des prairies, deux cascades molles et doucement mélodieuses sur cette belle rivière, tantôt si calme, tantôt si furieuse dans son cours, partout limpide comme le cristal, et partout bordée de ravissants paysages et de ruines pittoresques. Du haut de la grande tour du château on la voit s'enfoncer en mille détours dans des profondeurs escarpées, et fuir comme une traînée de vif-argent sur la verdure sombre et parmi les roches couvertes de bruyère rose.
Lorsque Émile eut franchi le pont qui traverse de vastes fossés, comblés en partie, et dont les revers étaient remplis d'herbe touffue et de ronces en fleurs, il admira la propreté que l'écoulement des pluies d'orage avait naguère redonnée à cette vaste terrasse naturelle et à tous les abords de la ruine. Tous les plâtras avaient été entraînés ainsi que tous les fragments de bois épars, et l'on eût dit que quelque fée géante avait lavé avec soin les sentiers et les vieux murs, épuré les sables et débarrassé le passage de tout le déchet de démolissement que le châtelain n'aurait jamais eu le moyen de faire enlever. L'inondation, qui avait gâté, souillé et détruit toute la beauté de la nouvelle maison Cardonnet, avait donc servi à nettoyer et à rajeunir le monument dévasté de Châteaubrun. Ses vieilles murailles inébranlables bravaient les siècles et les orages, et le poste élevé qu'elles occupaient semblait destiné à dominer tous les éphémères travaux des nouvelles générations.
Quoi qu'il fût fier comme doivent et peuvent l'être les descendants de l'antique bourgeoisie, cette race intelligente, vindicative et têtue, qui a eu de si grands jours dans l'histoire, et qui serait encore si noble si elle avait tendu la main au peuple, au lieu de le repousser du pied, Émile fut frappé de la majesté que cette demeure féodale conservait sous ses débris, et il éprouva un sentiment de pitié respectueuse en entrant, lui riche et puissant roturier, dans ce domaine où l'orgueil d'un nom pouvait seul lutter encore contre la supériorité réelle de sa position. Cette noble compassion lui était d'autant plus facile que rien, dans les sentiments et les habitudes du châtelain, ne cherchait à la provoquer ni à la repousser. Calme, insouciant et affectueux, le bon Antoine, occupé à tailler des arbres fruitiers à l'entrée de son jardin, l'accueillit d'un air paternel, accourut à sa rencontre, et lui dit en souriant:
«Soyez encore une fois le bienvenu, mon cher monsieur Émile; car je sais qui vous êtes maintenant, et je suis content de vous connaître. Vrai! votre figure m'a plu dès le premier coup d'œil, et depuis que vous avez détruit les préventions que l'on tâchait de me suggérer contre votre père, je sens qu'il me sera doux de vous voir souvent dans mes ruines. Allons, suivez moi d'abord à l'écurie, je vous aiderai à attacher votre cheval, car mons Charasson est occupé à faire des greffes de rosier avec ma fille, et il ne faut pas déranger la petite d'une si importante occupation. Vous allez, cette fois, déjeuner avec nous; car nous sommes vos créanciers pour un repas que nous vous avons volé l'autre jour.
—Je ne viens pas pour vous causer de nouveaux embarras, mon généreux hôte, dit Émile en serrant avec une sympathie irrésistible la large main calleuse du gentilhomme campagnard. Je voulais d'abord vous remercier de vos bontés pour moi, et puis rencontrer ici un homme qui est votre ami et le mien, et auquel j'avais donné rendez-vous pour hier soir.
—Je sais, je sais cela, dit M. Antoine en posant un doigt sur ses lèvres: il m'a tout dit. Seulement il m'a exagéré, comme de coutume, ses griefs contre votre père. Mais nous parlerons de cela, et j'ai à vous remercier, pour mon propre compte, de l'intérêt que vous lui portez. Il est parti à la petite pointe du jour, et je ne sais s'il pourra revenir aujourd'hui, car il est plus traqué que jamais; mais je suis sûr que, grâce à vous, ses affaires prendront bientôt une meilleure tournure. Vous me direz ce que vous avez définitivement obtenu de monsieur votre père pour le salut et la satisfaction de mon pauvre camarade. Je suis chargé de vous entendre et de vous répondre, car j'ai ses pleins pouvoirs pour traiter avec vous de la pacification; je suis sûr que les conditions seront honorables en passant par votre bouche! Mais rien ne presse au point que vous n'acceptiez pas notre déjeuner de famille, et je vous déclare que je n'entrerai pas en pourparlers à jeun. Commençons par satisfaire votre cheval, car les animaux ne savent point demander ce qu'ils désirent, et il faut que les gens s'occupent d'eux avant de s'occuper d'eux-mêmes, de peur de les oublier. Ici, Janille! apportez votre tablier plein d'avoine, car cette noble bête à l'habitude d'en manger tous les jours, j'en suis certain, et je veux qu'elle hennisse en signe d'amitié toutes les fois qu'elle passera devant ma porte; je veux même qu'elle y entre malgré son maître, s'il m'oublie.»
Janille, malgré l'économie parcimonieuse qui présidait à toutes ses actions, apporta sans hésiter un peu d'avoine qu'elle tenait en réserve pour les grandes occasions. Elle trouvait bien que c'était une superfluité; mais, pour l'honneur de la maison de son maître, elle eût vendu son dernier casaquin, et cette fois elle se disait avec une malice généreuse que le présent qu'Émile lui avait fait à leur dernière entrevue, et celui qu'il ne manquerait pas de lui faire encore, seraient plus que suffisants pour nourrir splendidement son cheval, chaque fois qu'il lui plairait de revenir.
«Mange, mon garçon, mange,» dit-elle en caressant le cheval d'un air qu'elle s'efforçait de rendre mâle et déluré; puis, faisant un bouchon de paille, elle se mit en devoir de lui frotter les flancs.
«Laissez, dame Janille, s'écria Émile en lui ôtant la paille des mains. Je ferai moi-même cet office.
—Croyez-vous donc que je ne m'en acquitterai pas aussi bien qu'un homme? dit la petite bonne femme omni-compétente. Soyez tranquille, Monsieur, je suis aussi bonne à l'écurie qu'au garde-manger et à la lingerie; et si je ne faisais pas ma visite au râtelier et a la sellerie tous les jours, ce n'est pas ce petit évaporé de jockey qui tiendrait convenablement la jument de monsieur le comte. Voyez comme elle est propre et grasse, cette pauvre Lanterne! Elle n'est pas belle, Monsieur, mais elle est bonne; c'est comme tout ce qu'il y a ici, excepté ma fille qui est l'une et l'autre.
—Votre fille! dit Émile frappé d'un souvenir qui ôtait quelque poésie à l'image de mademoiselle de Châteaubrun. Vous avez donc une fille ici? Je ne l'ai pas encore vue.
—Fi donc! Monsieur! que dites-vous là? s'écria Janille, dont les joues pâles et luisantes se couvrirent d'une rougeur de prude, tandis que M. Antoine souriait avec quelque embarras. Vous ignorez apparemment que je suis demoiselle.
—Pardonnez-moi, reprit Émile, je suis si nouveau dans le pays, que je peux faire beaucoup de méprises ridicules. Je vous croyais mariée ou veuve.
—Il est vrai qu'à mon âge je pourrais avoir enterré plusieurs maris, dit Janille; car les occasions ne m'ont pas manqué. Mais j'ai toujours eu de l'aversion pour le mariage, parce que j'aime à faire à ma volonté. Quand je dis notre fille, c'est par amitié pour une enfant que j'ai quasi vue naître, puisque je l'ai eue chez moi en sevrage, et monsieur le comte me permet de traiter sa fille comme si elle m'appartenait, ce qui n'ôte rien au respect que je lui dois. Mais si vous aviez vu mademoiselle, vous auriez remarqué qu'elle ne me ressemble pas plus que vous, et qu'elle n'a que du sang noble dans les veines. Jour de Dieu! si j'avais une pareille fille, où donc l'aurais-je prise? j'en serais si fière, que je le dirais à tout le monde, quand même cela ferait mal parler de moi. Hé! hé! vous riez! monsieur Antoine? riez tant que vous voudrez: j'ai quinze ans de plus que vous, et les mauvaises langues n'ont rien à dire sur mon compte.
—Comment donc, Janille! personne, que je sache, ne songe à cela, dit M. de Châteaubrun en affectant un air de gaieté. Ce serait me faire beaucoup trop d'honneur, et je ne suis pas assez fat pour m'en vanter. Quant à ma fille, tu as bien le droit de l'appeler comme tu voudras: car tu as été pour elle plus qu'une mère s'il est possible!»
Et, en disant ces derniers mots d'un ton sérieux et pénétré, le châtelain eut tout à coup dans les yeux et dans la voix comme un nuage et un accent de tristesse profonde. Mais la durée d'un sentiment chagrin était incompatible avec son caractère, et il reprit aussitôt sa sérénité habituelle.
«Allez apprêter le déjeuner, jeune folle, dit-il avec enjouement à son petit majordome femelle; moi j'ai encore deux arbres à tailler, et M. Émile va venir me tenir compagnie.»
Le jardin de Châteaubrun avait été vaste et magnifique comme le reste; mais, vendu en grande partie avec le parc qui avait été converti en champ de blé, il n'occupait plus que l'espace de quelques arpents. La partie la plus voisine du château était belle de désordre et de végétation; l'herbe et les arbres d'agrément, livrés à leur croissance vagabonde, laissaient apercevoir çà et là quelques marches d'escalier et quelques débris de murs, qui avaient été des kiosques et des labyrinthes au temps de Louis XV. Là, sans doute, des statues mythologiques, des vases, des jets d'eau, des pavillons soi-disant rustiques, avaient rappelé jadis en petit l'ornementation coquette et maniérée des maisons royales. Mais tout cela n'était plus que débris informes, couverts de pampre et de lierre, plus beaux peut-être pour les yeux d'un poëte et d'un artiste qu'ils ne l'avaient été au temps de leur splendeur.
Sur un plan plus élevé et bordé d'une haie d'épines, pour enfermer les deux chèvres qui paissaient en liberté dans l'ancien jardin, s'étendait le verger, couvert d'arbres vénérables, dont les branches noueuses et tortues, échappant à la contrainte de la taille en quenouille et en espalier, affectaient des formes bizarres et fantastiques. C'était un entrecroisement d'hydres et de dragons monstrueux qui se tordaient sous les pieds et sur la tête, si bien qu'il était difficile d'y pénétrer sans se heurter contre d'énormes racines ou sans laisser son chapeau dans les branches.
«Voilà de vieux serviteurs, dit M. Antoine en frayant un passage à Émile parmi ces ancêtres du verger; ils ne produisent plus guère que tous les cinq ou six ans; mais alors, quels fruits magnifiques et succulents sortent de cette vieille sève lente et généreuse! Quand j'ai racheté ma terre, tout le monde me conseillait d'abattre ces souches antiques; ma fille a demandé grâce pour elles à cause de leur beauté, et bien m'en a pris de suivre son conseil, car cela fait un bel ombrage, et pour peu que quelques-unes produisent dans l'année sur la quantité, nous nous trouvons suffisamment approvisionnés de fruits. Voyez quel gros pommier! Il a dû voir naître mon père, et je gage bien qu'il verra naître mes petits-enfants. Ne serait-ce pas un meurtre d'abattre un tel patriarche? Voilà un coignassier qui ne rapporte qu'une douzaine de coings chaque année. C'est peu pour sa taille; mais les fruits sont gros comme ma tête et jaunes comme de l'or pur: et quel parfum, Monsieur! Vous les verrez à l'automne! Tenez, voilà un cerisier qui n'est pas mal garni. Oui-dà, les vieux sont encore bons à quelque chose, que vous en semble? Il ne s'agit que de savoir tailler les arbres comme il convient. Un horticulteur systématique vous dirait qu'il faut arrêter tout ce développement des branches, élaguer, rogner, afin de contraindre la sève à se convertir en bourgeons. Mais quand on est vieux soi-même, on a l'expérience qui vous conseille autrement. Quand l'arbre à fruit a vécu cinquante ans sacrifié au rapport, il faut lui donner de la liberté, et le remettre pour quelques années aux soins de la nature. Alors il se fait pour lui une seconde jeunesse: il pousse en rameaux et en feuillage; cela le repose. Et quand, au lieu d'un squelette ramassé, il est redevenu par la cime un arbre véritable, il vous remercie et vous récompense en fructifiant à souhait. Par exemple, voici une grosse branche qui paraît de trop, ajouta-t-il en ouvrant sa serpette. Eh bien, elle sera respectée: une amputation aussi considérable épuiserait l'arbre. Dans les vieux corps le sang ne se renouvelle plus assez vite pour supporter les opérations que peut subir la jeunesse. Il en est de même pour les végétaux. Je vais seulement ôter le bois mort, gratter la mousse et rafraîchir les extrémités. Voyez, c'est bien simple.»
Le sérieux naïf avec lequel M. de Châteaubrun se plongeait tout entier dans ces innocentes occupations touchait Émile, et lui offrait à chaque instant un contraste avec ce qui se passait chez lui, à propos des mêmes choses. Tandis qu'un jardinier largement rétribué et deux aides, occupés du matin à la nuit, ne suffisaient pas à rendre assez propre et assez brillant le jardin de sa mère, tandis qu'elle se tourmentait pour un bouton de rose avorté ou pour une greffe de contrebande, M. Antoine était heureux de la fière sauvagerie de ses élèves, et rien ne lui paraissait plus fécond et plus généreux que le vœu de la nature. Cet antique verger, avec son gazon fin et doux, taillé par la dent laborieuse de quelques patientes brebis abandonnées là sans chien et sans berger, avec ses robustes caprices de végétation, et les molles ondulations de ses pentes, était un lieu splendide où aucun souci de surveillance jalouse ne venait interrompre la rêverie.
«Maintenant que j'ai fini avec mes arbres, dit M. Antoine en remettant sa veste qu'il avait accrochée à une branche, allons chercher ma fille pour déjeuner. Vous n'avez pas encore vu ma fille, je crois? Mais elle vous connaît déjà, car elle est initiée à tous les petits secrets de notre pauvre Jean; et même, il a tant d'affection pour elle, qu'il prend plus souvent conseil d'elle que de moi. Marchez devant, Monsieur, dit-il à son chien, allez dire à votre jeune maîtresse que l'heure de se mettre à table est venue. Ah! cela vous rend tout guilleret, vous! Votre appétit vous dit l'heure aussi bien qu'une montre.»
Le chien de M. Antoine répondait également au nom de Monsieur qu'on lui donnait quand on était content de lui, et à celui de Sacripant, qui était son nom véritable, mais qui ne plaisait pas à mademoiselle de Châteaubrun, et dont son maître ne se servait plus guère avec lui qu'à la chasse, ou pour le réprimander gravement, quand il lui arrivait, chose bien rare, de commettre quelque inconvenance, comme de manger avec gloutonnerie, de ronfler en dormant, ou d'aboyer lorsqu'au milieu de la nuit Jean arrivait par-dessus les murs. Le fidèle animal sembla comprendre le discours de son maître, car il se mit à rire, expression de gaieté très marquée chez quelques chiens, et qui donne à leur physionomie un caractère presque humain d'intelligence et d'urbanité. Puis il courut en avant et disparut en descendant la pente du côté de la rivière.
En le suivant, M. Antoine fit remarquer à Émile la beauté du site qui se déployait sous leurs yeux. «Notre Creuse aussi s'est mêlée de déborder l'autre jour, dit-il: mais tous les foins du rivage étaient rentrés, et cela grâce au conseil de Jean, qui nous avait avertis de ne pas les laisser trop mûrir. On le croit ici comme un oracle, et il est de fait qu'il a un grand esprit d'observation et une mémoire prodigieuse. A certains signes que nul autre ne remarque, à la couleur de l'eau, à celle des nuages, et surtout à l'influence de la lune dans la première quinzaine du printemps, il peut prédire à coup sûr le temps qu'il faut espérer ou craindre tout le long de l'année. Ce serait un homme très-précieux pour votre père, s'il voulait l'écouter. Il est bon à tout, et si j'étais dans la position de M. Cardonnet, rien ne me coûterait pour essayer de m'en faire un ami: car d'en faire un serviteur assidu et discipliné, il n'y faut pas songer. C'est la nature du sauvage, qui meurt quand il s'est soumis. Jean Jappeloup ne fera jamais rien de bon que de son plein gré; mais qu'on s'empare de son cœur, qui est le plus grand cœur que Dieu ait formé, et vous verrez comme, dans les occasions importantes, cet homme-là s'élève au-dessus de ce qu'il parait! Que la dérive, l'incendie, un sinistre imprévu vienne frapper l'établissement de M. Cardonnet, et alors il nous dira si la tête et le bras de Jean Jappeloup peuvent être trop payés et trop protégés!»
Émile n'écouta pas la fin de cet éloge avec l'intérêt qu'il y aurait donné en toute autre circonstance, car ses oreilles et sa pensée venaient de prendre une autre direction: une voix fraîche chantait ou plutôt murmurait à quelque distance un de ces petits airs charmants de mélancolie et de naïveté qui sont propres au pays. Et la fille du châtelain, cet enfant du célibat, dont le nom maternel était resté un problème pour tout le voisinage, parut au détour d'un massif d'églantiers, belle comme la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes.
Blanche et blonde, âgée de dix-huit ou dix-neuf ans, Gilberte de Châteaubrun avait, dans la physionomie comme dans le caractère, un mélange de raison au-dessus de son âge et de gaieté enfantine, que peu de jeunes filles eussent conservé dans une position comme la sienne; car il lui était impossible d'ignorer sa pauvreté, et l'avenir d'isolement et de privations qui lui était réservé dans ce siècle de calculs et d'égoïsme. Elle ne paraissait pourtant pas s'en affecter plus que son père, auquel elle ressemblait trait pour trait au moral comme au physique, et la plus touchante sérénité régnait dans son regard ferme et bienveillant. Elle rougit beaucoup en apercevant Émile, mais ce fut plutôt l'effet de la surprise que du trouble; car elle s'avança et le salua sans gaucherie, sans cet air contraint et sournoisement pudique qu'on a trop vanté chez les jeunes filles, faute de savoir ce qu'il signifie. Il ne vint pas à la pensée de Gilberte que le jeune hôte de son père allait la dévorer du regard, et qu'elle dût prendre un air digne pour mettre un frein à l'audace de ses secrets désirs. Elle le regarda elle-même, au contraire, pour voir si sa figure lui était sympathique autant qu'à son père, et avec une perspicacité très-prompte, elle remarqua qu'il était très beau sans en être vain le moins du monde, qu'il suivait les modes avec modération, qu'il n'était ni guindé, ni arrogant, ni prétentieux; enfin que sa physionomie expressive était pleine de candeur, de courage et de sensibilité. Satisfaite de cet examen, elle se sentit tout à coup aussi à l'aise que si un étranger ne s'était pas trouvé entre elle et son père.
«C'est vrai, dit-elle en achevant la phrase d'introduction de M. de Châteaubrun, mon père vous en a voulu, Monsieur, de vous être enfui l'autre jour sans avoir voulu déjeuner. Mais moi, j'ai bien compris que vous étiez impatient de revoir madame votre mère, surtout au milieu de cette inondation où chacun pouvait avoir peur pour les siens. Heureusement madame Cardonnet n'a pas été trop effrayée, à ce qu'on nous a dit, et vous n'avez perdu aucun de vos ouvriers?
—Grâce à Dieu, personne chez nous, ni dans le village, n'a péri, répondit
Émile.
—Mais il y a eu beaucoup de dommage chez vous?
—C'est le point le moins intéressant, Mademoiselle; les pauvres gens ont bien plus souffert à proportion. Heureusement mon père a le pouvoir et la volonté de réparer beaucoup de malheurs.
—On dit surtout … on dit aussi, reprit la jeune fille en rougissant un peu du mot qui lui était échappé malgré elle, que madame votre mère est extrêmement bonne et charitable. Je parlais d'elle précisément tout à l'heure avec le petit Sylvain, qu'elle a comblé.
—Ma mère est parfaite; dit Émile; mais, en cette occasion, il était bien simple qu'elle témoignât de l'amitié à ce pauvre enfant, sans lequel j'aurais peut-être péri par imprudence. Je suis impatient de le voir pour le remercier.
—Le voilà, reprit mademoiselle de Châteaubrun en montrant Charasson qui venait derrière elle, portant un panier et un petit pot de résine. Nous avons fait plus de cinquante écussons de greffe, et il y a même là des échantillons que Sylvain a ramassés dans le haut de votre jardin. C'était le rebut que le jardinier avait jeté après la taille de ses rosiers, et cela nous donnera encore de belles fleurs, si nos greffes ne sont pas trop mal faites; vous y regarderez, n'est-ce pas, mon père? car je n'ai pas encore beaucoup de science.
—Bah! tu greffes mieux que moi, avec tes petites mains, dit M. Antoine en portant à ses lèvres les jolis doigts de sa fille. C'est un ouvrage de femme qui demande plus d'adresse que nous n'en pouvons avoir. Mais tu devrais mettre tes gants, ma petite! Ces vilaines épines ne te respecteront pas.
—Et qu'est-ce que cela fait, mon père? dit la jeune fille en souriant. Je ne suis pas une princesse, moi, et j'en suis bien aise. J'en suis plus libre et plus heureuse.»
Émile ne perdit pas un mot de cette dernière réflexion, quoiqu'elle l'eût faite à demi-voix pour son père; et que, de son côté, il eût fait quelques pas au-devant du petit Sylvain pour lui dire bonjour avec amitié.
«Oh! moi, ça va très bien, répondit le page de Châteaubrun; je n'avais qu'une crainte, c'est que la jument ne s'enrhumît, après avoir été si bien baignée. Mais, par bonheur, elle ne s'en porte que mieux, et moi j'ai été bien content d'entrer dans votre joli château, de voir vos belles chambres, les domestiques à votre papa, qui ont des gilets rouges et de l'or à leurs chapeaux!
—Ah! voilà surtout ce qui lui a tourné la tête, dit Gilberte en riant de tout son cœur, et en découvrant deux rangs de petites dents blanches et serrées comme un collier de perles. M. Sylvain, tel que vous le voyez, est rempli d'ambition: il méprise profondément sa blouse neuve et son chapeau gris depuis qu'il a vu des laquais galonnés. S'il voit jamais un chasseur avec un plumet de coq et des épaulettes, il en deviendra fou.
—Pauvre enfant! dit Émile, s'il savait combien son sort est plus libre, plus honorable et plus heureux que celui des laquais bariolés des grandes villes!
—Il ne se doute pas que la livrée soit avilissante, reprit la jeune fille, et il ignore qu'il est le plus heureux serviteur qui ait jamais existé.
—Je ne me plains pas, répondit Sylvain; tout le monde est bon pour moi, ici, même mademoiselle Janille, quoiqu'elle soit un peu regardante, et je ne voudrais pas quitter le pays, puisque j'ai mon père et ma mère à Cuzion, tout auprès de la maison! Mais un petit bout de toilette, ça vous refait un homme!
—Tu voudrais donc être mieux mis que ton maître? dit mademoiselle de Châteaubrun. Regarde mon père, comme il est simple. Il serait bien malheureux s'il lui fallait mettre tous les jours un habit noir et des gants blancs.
—Il est vrai que j'aurais de la peine à en reprendre l'habitude, dit M. Antoine. Mais entendez-vous Janille, mes enfants? la voilà qui s'égosille après nous pour que nous allions déjeuner.»
Mes enfants était une locution générale que, dans son humeur bienveillante, M. Antoine adressait souvent, soit à Janille et à Sylvain lorsqu'ils étaient ensemble, soit aux paysans de son endroit. Gilberte rencontra donc avec étonnement le regard rapide et involontaire que le jeune Cardonnet jeta sur elle. Il avait tressailli, et un sentiment confus de sympathie, de crainte et de plaisir avait fait battre son cœur en s'entendant confondre avec la belle Gilberte dans cette paternelle appellation du châtelain.
IX.
M. ANTOINE.
Cette fois le déjeuner fut un peu plus confortable que de coutume à Châteaubrun. Janille avait eu le temps de faire quelques préparatifs. Elle s'était procuré du laitage, du miel, des œufs, et elle avait bravement sacrifié deux poulets qui chantaient encore lorsque Émile avait paru sur le sentier, mais qui, mis tout chauds sur le gril, furent assez tendres.
Le jeune homme avait gagné de l'appétit dans le verger, et il trouva ce repas excellent. Les éloges qu'il y donna flattèrent beaucoup Janille, qui s'assit comme de coutume en face de son maître et fit les honneurs de la table avec une certaine distinction.
Elle fut surtout fort touchée de l'approbation que son hôte donna à des confitures de mûres sauvages confectionnées par elle.
«Petite mère, lui dit Gilberte, il faudra envoyer un échantillon de ton savoir-faire et ta recette à madame Cardonnet, pour qu'elle nous accorde en échange du plant de fraises ananas.
—Ça ne vaut pas le diable, vos grosses fraises de jardin, répondit Janille; ça ne sent que l'eau. J'aime bien mieux nos petites fraises de montagne, si rouges et si parfumées. Cela ne m'empêchera pas de donner à M. Émile un grand pot de mes confitures pour sa maman, si elle veut bien les accepter.
—Ma mère ne voudrait pas vous en priver, ma chère demoiselle Janille, répondit Émile, touché surtout de la naïve générosité de Gilberte, et comparant dans son cœur les bonnes intentions candides de cette pauvre famille avec les dédains de la sienne.
—Oh! reprit Gilberte en souriant, cela ne nous privera pas. Nous avons et nous pouvons recommencer une ample provision de ces fruits. Ils ne sont pas rares chez nous, et si nous n'y prenions garde, les ronces qui les produisent perceraient nos murs et pousseraient jusque dans nos chambres.
—Et à qui la faute, dit Janille, si les ronces nous envahissent? N'ai-je pas voulu les couper toutes? Certainement j'en serais venue à bout sans l'aide de personne, si on m'eût laissée faire.
—Mais moi, j'ai protégé ces pauvres ronces contre toi, chère petite mère! Elles forment de si belles guirlandes autour de nos ruines, que ce serait grand dommage de les détruire.
—Je conviens que cela fait un joli effet, reprit Janille, et qu'à dix lieues à la ronde on ne trouverait pas d'aussi belles ronces, et produisant des fruits aussi gros!
—Vous l'entendez, monsieur Émile! dit à son tour M. Antoine. Voilà Janille tout entière. Il n'y a rien de beau, de bon, d'utile et de salutaire qui ne se trouve à Châteaubrun. C'est une grâce d'état.
—Pardine, Monsieur, plaignez-vous, dit Janille; oui, Je vous le conseille, plaignez-vous de quelque chose!
—Je ne me plains de rien, répondit le bon gentilhomme: à Dieu ne plaise! entre ma fille et toi, que pourrais-je désirer pour mon bonheur?
—Oh! oui; vous dites comme cela quand on vous écoute, mais si on a le dos tourné, et qu'une petite mouche vous pique, vous prenez des airs de résignation tout à fait déplacés dans votre position.
—Ma position est ce que Dieu l'a faite! répondit M. Antoine avec une douceur un peu mélancolique. Si ma fille l'accepte sans regret, ce n'est ni toi, ni moi, qui accuserons la Providence.
—Moi! s'écria Gilberte; quel regret pourrais-je donc avoir? Dites-le-moi, cher père; car, pour moi, je chercherais en vain ce qui me manque et ce que je puis désirer de mieux sur la terre.
—Et moi je suis de l'avis de mademoiselle, dit Émile, attendri de l'expression sincère et noblement affectueuse de ce beau visage. Je suis certain qu'elle est heureuse, parce que …
—Parce que?… Dites, monsieur Cardonnet! reprit Gilberte avec enjouement, vous alliez dire pourquoi, et vous vous êtes arrêté?
—Je serais au désespoir d'avoir l'air de vouloir dire une fadeur, répondit Émile en rougissant presque autant que la jeune fille; mais je pensais que quand on avait ces trois richesses, la beauté, la jeunesse et la bonté, on devait être heureux, parce qu'on pouvait être sûr d'être aimé.
—Je suis donc encore plus heureuse que vous ne pensez, répondit Gilberte en mettant une de ses mains dans celle de son père et l'autre dans celle de Janille; car je suis aimée sans qu'il soit question de tout cela. Si je suis belle et bonne, je n'en sais rien; mais je suis sûre que, laide et maussade, mon père et ma mère m'aimeraient encore quand même. Mon bonheur vient donc de leur bonté, de leur tendresse, et non de mon mérite.
—On vous permettra pourtant de croire, dit M. Antoine à Émile, tout en pressant sa fille sur son cœur, qu'il y a un peu de l'un et un peu de l'autre.
—Ah! monsieur Antoine! qu'avez-vous fait là? s'écria Janille; voilà encore une de vos distractions!… Vous avez fait une tache avec votre œuf sur la marche de Gilberte.
—Ce n'est rien, dit M. Antoine; je vais la laver moi-même.
—Non pas! non pas! ce serait pire; vous répandriez sur elle toute la carafe, et vous noieriez ma fille. Viens ici, mon enfant, que j'enlève cette tache. J'ai horreur des taches, moi! Ne serait-ce pas dommage de gâter cette jolie robe toute neuve?»
Émile regarda pour la première fois la toilette de Gilberte. Il n'avait encore fait attention qu'à sa taille élégante et à la beauté de sa personne. Elle était vêtue d'un coutil gris très-frais, mais assez grossier, avec un petit fichu blanc comme neige, rabattu autour du cou. Gilberte remarqua cette investigation, et, loin d'en être humiliée, elle mit un peu d'orgueil à dire que sa robe lui plaisait, qu'elle était de bonne qualité, qu'elle pouvait braver les épines et les ronces, et que, Janille l'ayant choisie elle-même, aucune étoffe ne pouvait lui être plus agréable à porter.
«Cette robe est charmante, en effet, dit Émile; ma mère en a une toute pareille.»
Ce n'était pas vrai; Émile, quoique sincère, fit ce petit mensonge sans s'en apercevoir. Gilberte n'en fut pas dupe, mais elle lui sut gré d'une intention délicate.
Quant à Janille, elle fut visiblement flattée d'avoir eu bon goût, car elle tenait presque autant à ce mérite qu'à la beauté de Gilberte.
«Ma fille n'est pas coquette, dit-elle, mais moi, je le suis pour elle. Et que diriez-vous, monsieur Antoine, si votre fille n'était pas gentille et proprette comme cela convient à son rang dans le monde?
—Nous n'avons rien à démêler avec le monde, ma chère Janille, répondit M. Antoine, et je ne m'en plains pas. Ne te fais donc pas d'illusions inutiles.
—Vous avez l'air chagrin en disant cela, monsieur Antoine? Moi, je vous dis que le rang ne se perd pas; mais voilà comme vous êtes: vous jetez toujours le manche après la cognée!
—Je ne jette rien du tout, reprit le châtelain; j'accepte tout, au contraire.
—Ah! vous acceptez! dit Janille qui avait toujours besoin de chercher querelle à quelqu'un, pour entretenir l'activité de sa langue et de sa pantomime animée. Vous êtes bien bon, ma foi, d'accepter un sort comme le vôtre! Ne dirait-on pas, à vous entendre, qu'il vous faut beaucoup de raison et de philosophie pour en venir là? Allons, vous n'êtes qu'un ingrat.
—A qui en as-tu, mauvaise tête? reprit M. Antoine. Je te répète que tout est bien et que je suis consolé de tout.
—Consolé! voyez un peu; consolé de quoi, s'il vous plaît? N'avez-vous pas toujours été le plus heureux des hommes?
—Non, pas toujours! Ma vie a été mêlée d'amertume comme celle de tous les hommes; mais pourquoi aurais-je été mieux traité que tant d'autres qui me valaient bien?
—Non, les autres ne vous valaient pas, je soutiens cela, moi, comme je soutiens aussi que vous avez été en tout temps mieux traité que personne. Oui, Monsieur, je vous prouverai, quand vous voudrez, que vous êtes né coiffé.
—Ah! tu me ferais plaisir si tu pouvais le prouver en effet, reprit M.
Antoine en souriant.
—Eh bien, je vous prends au mot, et je commence. M. Cardonnet sera juge et témoin.
—Laissons-la dire, monsieur Émile, reprit M. Antoine. Nous sommes au dessert, et rien ne pourrait empêcher Janille de babiller à ce moment-là. Elle va dire mille folies, je vous en préviens! Mais elle a de l'entrain et de l'esprit. On ne s'ennuie pas à l'écouter,
—D'abord, dit Janille en se rengorgeant, jalouse qu'elle était de justifier cet éloge, Monsieur naît comte de Châteaubrun, ce qui n'est pas un vilain nom ni un mince honneur!
—Cet honneur-là ne signifie pas grand'chose aujourd'hui, dit M. de Châteaubrun; et quant au nom que m'ont transmis mes ancêtres, n'ayant pu rien faire pour en augmenter l'éclat, je n'ai pas grand mérite à le porter.
—Laissez, Monsieur, laissez, repartit Janille. Je sais où vous voulez en venir, et j'y viendrai de moi-même. Laissez-moi dire! Monsieur vient au monde ici (dans le plus beau pays du monde), et il est nourri par la plus belle et la plus fraîche villageoise des environs, mon ancienne amie, à moi, quoique je fusse plus jeune qu'elle de quelques années, la mère de ce brave Jean Jappeloup; celui-là est toujours resté dévoué à monsieur comme le pied l'est à la jambe. Il a des peines, maintenant, mais des peines qui vont sans doute finir!…
—Grâce à vous! dit Gilberte en regardant Émile; et, dans ce regard ingénu et bienveillant, elle le paya du compliment qu'il avait fait à sa beauté et à sa robe.
—Si tu t'embarques dans tes parenthèses accoutumées, dit M. Antoine à
Janille, nous n'en finirons jamais.
—Si fait, Monsieur, reprit Janille. Je vais me résumer, comme dit M. le curé de Cuzion au commencement de tous ses sermons. Monsieur fut doué d'une excellente constitution, et, par-dessus le marché, il était le plus bel enfant qu'on ait jamais vu. A preuve que lorsqu'il fut devenu un des plus beaux cavaliers de la province, les dames de toute condition s'en aperçurent très-bien.
—Passons, passons, Janille, interrompit le châtelain avec un mélange de tristesse dans sa gaieté; il n'y a pas grand'chose à dire là-dessus.
—Soyez tranquille, reprit la petite femme, je ne dirai rien qui ne soit très-bon à dire. Monsieur fut élevé à la campagne dans ce vieux château, qui était grand et riche alors … et qui est encore très-habitable aujourd'hui! Jouant avec les marmots de son âge et avec son frère de lait le petit Jean Jappeloup, cela lui fit une santé excellente. Voyons, plaignez-vous de votre santé, Monsieur, et dites-nous si vous connaissez un homme de cinquante ans plus alerte et mieux conservé que vous?
—C'est fort bien; mais tu ne dis pas qu'étant né dans un temps de trouble et de révolution, mon éducation première fut fort négligée.
—Pardine, Monsieur, voudriez-vous pas être né vingt ans plus tôt, et avoir aujourd'hui soixante-dix ans? Voilà une drôle d'idée! Vous êtes né fort à point, puisque vous avez encore, Dieu merci, longtemps à vivre. Quant à l'éducation, rien n'y manqua: vous fûtes mis au collège à Bourges, et monsieur y travailla fort bien.
—Fort mal, au contraire. Je n'avais pas été habitué au travail de l'esprit; je m'endormais durant les leçons. Je n'avais pas la mémoire exercée; j'eus plus de peine à apprendre les éléments des choses qu'un autre à compléter de bonnes études.
—Eh bien donc, vous eûtes plus de mérite qu'un autre, puisque vous eûtes plus de souci. Et d'ailleurs vous en saviez bien assez pour être un gentilhomme. Vous n'étiez pas destiné à être curé ou maître d'école. Aviez-vous besoin de tant de grec et de latin? Quand vous veniez ici en vacances, vous étiez un jeune homme accompli; nul n'était plus adroit que vous aux exercices du corps: vous faisiez sauter votre balle jusque par-dessus la grande tour, et lorsque vous appeliez vos chiens, vous aviez la voix si forte qu'on vous entendait de Cuzion.
—Tout cela ne constitue pas de fort bonnes études, dit M. Antoine, riant de ce panégyrique.
—Quand vous fûtes en âge de quitter les écoles, c'était le temps de la guerre avec les Autrichiens, les Prussiens et les Russiens. Vous vous battîtes fort bien, à preuve que vous reçûtes plusieurs blessures.
—Peu graves, dit M. Antoine.
—Dieu merci! reprit Janille. Voudriez-vous pas être écloppé et marcher sur des béquilles? Vous avez cueilli le laurier, et vous êtes revenu couvert de gloire, sans trop de contusions.
—Non, non, Janille, fort peu de gloire, je t'assure. Je fis de mon mieux; mais quoi que tu en dises, j'étais né quelques années trop tard; mes parents avaient trop longtemps combattu mon désir de servir mon pays sous l'usurpateur, comme ils l'appelaient. J'étais à peine lancé dans la carrière, qu'il me fallut revenir au logis, traînant l'aile et tirant le pied, tout consterné et désespéré du désastre de Waterloo.
—Monsieur, je conviens que la chute de l'Empereur ne vous fut pas avantageuse, et que vous eûtes la bonté de vous en chagriner, bien que cet homme-là ne se fût pas fort bien conduit avec vous. Avec le nom que vous portiez, il aurait dû vous faire général tout de suite, au lieu qu'il ne fit aucune attention à votre personne.
—Je présume, dit M. de Châteaubrun en riant, qu'il était distrait de ce devoir par des affaires plus sérieuses et plus nécessaires. Enfin, tu conviens, Janille, que ma carrière militaire fut brisée, et que, grâce à ma belle éducation, je n'étais pas très-propre à m'en créer une autre?
—Vous auriez fort bien pu servir les Bourbons, mais vous ne le voulûtes point.
—J'avais les idées de mon temps. Peut-être les aurais-je encore, si c'était à refaire.
—Eh bien, Monsieur, qui pourrait vous en blâmer? Ce fut très-honorable, à ce qu'on disait alors dans le pays, et vos parents ont été les seuls à vous condamner.
—Mes parents furent orgueilleux et durs dans leurs opinions légitimistes. Tu ne saurais nier qu'ils m'abandonnèrent au désastre qui me menaçait, et qu'ils se soucièrent fort peu de la perte de ma fortune.
—Vous fûtes encore plus fier qu'eux, vous ne voulûtes jamais les implorer.
—Non, insouciance ou dignité, je ne leur demandai aucun appui.
—Et vous perdîtes votre fortune dans un grand procès contre la succession de votre père, on sait cela. Mais si vous l'avez perdu ce procès, c'est que vous l'avez bien voulu.
—Et c'est ce que mon père a fait de plus noble et de plus honorable dans sa vie, reprit Gilberte avec feu.
—Mes enfants, reprit M. Antoine, il ne faut pas dire que j'ai perdu ce procès, je ne l'ai pas laissé juger.
—Sans doute, sans doute, dit Janille; car s'il eût été jugé, vous l'eussiez gagné. Il n'y avait qu'une voix là-dessus.
—Mais mon père, reconnaissant que le fait n'est pas le droit, dit Gilberte en s'adressant à Émile avec vivacité, ne voulut pas tirer avantage de sa position. Il faut que vous sachiez cette histoire, monsieur Cardonnet, car ce n'est pas mon père qui songerait à vous la raconter, et vous êtes assez nouveau dans le pays pour ne pas l'avoir apprise encore. Mon grand-père avait contracté des dettes d'honneur pendant la minorité de mon père; il était mort sans que les circonstances lui permissent ou lui fissent un devoir pressant de s'acquitter. Les titres des créanciers n'avaient pas de valeur suffisante devant la loi; mais mon père, en se mettant au courant de ses affaires, en trouva un dans les papiers de mon aïeul. Il eût pu l'anéantir, personne n'en connaissait l'existence. Il le produisit, au contraire, et vendit tous les biens de la famille pour payer une dette sacrée. Mon, père m'a élevée dans les principes qui ne me permettent pas de penser qu'il ait fait autre chose que son devoir; mais beaucoup de gens riches en ont jugé autrement. Quelques-uns l'ont traité de niais et de tête folle. Je suis bien aise que, quand vous entendrez dire à certains parvenus que M. Antoine de Châteaubrun s'est ruiné par sa faute, ce qui, à leurs yeux, est peut-être le plus grand déshonneur possible, vous sachiez à quoi vous en tenir sur le désordre et la mauvaise tête de mon père.
—Ah! Mademoiselle, s'écria Émile dominé par son émotion, que vous êtes heureuse d'être sa fille, et combien je vous envie cette noble pauvreté!
—Ne faites pas de moi un héros, mon cher enfant, dit M. Antoine en pressant la main d'Émile. Il y a toujours quelque chose de vrai au fond des jugements portés par les hommes, même quand ils sont rigoureux et injustes en grande partie. Il est bien certain que j'ai toujours été un peu prodigue, que je n'entends rien à l'économie domestique, aux affaires, et que j'eus moins de mérite qu'un autre à sacrifier ma fortune, puisque j'y eus moins de regrets.»
Cette modeste apologie pénétra Émile d'une si vive affection pour M. Antoine, qu'il se pencha sur la main qui tenait la sienne, et qu'il y porta ses lèvres avec un sentiment de vénération où Gilberte entrait bien pour quelque chose. Gilberte fut plus émue qu'elle ne s'y attendait de cette soudaine effusion du jeune homme. Elle sentit une larme au bord de sa paupière, baissa les yeux pour la cacher, essaya de prendre un maintien grave, et, tout à coup emportée par un irrésistible mouvement de cœur, elle faillit tendre aussi la main à son hôte; mais elle ne céda point à cet élan et elle y donna naïvement le change en se levant pour prendre l'assiette d'Émile et lui en présenter une autre, avec toute la grâce et la simplicité d'une fille de patriarche offrant la cruche aux lèvres du voyageur.
Émile fut d'abord surpris de cet acte d'humble sympathie, si peu conforme aux convenances du monde où il avait vécu. Puis il le comprit, et son sein fut tellement agité, qu'il ne put remercier la châtelaine de Châteaubrun, sa gracieuse servante.
«D'après tout cela, reprit M. Antoine, qui ne vit rien que de très-simple dans l'action de sa fille, il faudra bien que Janille convienne qu'il y a un peu de malheur dans ma vie; car il y avait quelque temps que ce procès durait quand je découvris, au fond d'un vieux meuble abandonné, la déclaration que mon père avait laissée de sa dette. Jusque-là, je n'avais pas cru à la bonne foi des créanciers. Le malheur qu'ils avaient eu de perdre leurs titres était invraisemblable, je dormais donc sur les deux oreilles. Ma Gilberte était née, et je ne me doutais guère qu'elle était réservée à partager avec moi un sort tout à fait précaire. L'existence de cette chère enfant me rendit le coup un peu plus sensible qu'il ne l'eût été à mon imprévoyance naturelle. Me voyant dénué de toutes ressources, je me résolus à travailler pour vivre, et c'est là que j'eus d'abord quelques moments assez rudes.
—Oui, Monsieur, c'est vrai, dit Janille, mais vous vîntes à bout de vous astreindre au travail, et vous eûtes bientôt repris votre bonne humeur et votre franche gaieté, avouez-le!
—Grâce à toi, brave Janille, car toi, tu ne m'abandonnas point. Nous allâmes habiter Gargilesse, avec Jean Jappeloup, et le digne homme me trouva de l'ouvrage.
—Quoi, dit Émile, vous avez été ouvrier, monsieur le comte?
—Certainement, mon jeune ami. J'ai été apprenti charpentier, garçon charpentier, aide-charpentier au bout de quelques années, et il n'y a pas plus de deux ans que vous m'eussiez vu une blouse au dos, une hache sur l'épaule, allant en journée avec Jappeloup.»
—C'est donc pour cela, dit Émile tout troublé, que … il s'arrêta, n'osant achever.
—C'est pour cela, oui, je vous comprends, répliqua monsieur Antoine, que vous avez entendu dire: «Le vieux Antoine s'est déconsidéré grandement pendant sa misère; il a vécu avec les ouvriers, on l'a vu rire et boire avec eux dans les cabarets.» Eh bien, cela mérite un peu d'explications et je ne me ferai pas plus tort et plus pur que je ne suis. Dans les idées des nobles et des gros bourgeois de la province, j'aurais mieux fait sans doute de demeurer triste et grave, fièrement accablé sous ma disgrâce, travaillant en silence, soupirant à la dérobée, rougissant de toucher un salaire, moi qui avais eu des salariés sous mes ordres, et ne me mêlant point le dimanche à la gaieté des ouvriers qui me permettaient de joindre mon travail au leur durant la semaine. Eh bien, j'ignore si c'eût été mieux ainsi, mais je confesse que cela n'était pas du tout dans mon caractère. Je suis fait de telle sorte, qu'il m'est impossible de m'affecter et de m'effrayer longtemps de quoi que ce soit. J'avais été élevé avec Jappeloup et avec d'autres petits paysans de mon âge. J'avais traité de pair à compagnon avec eux dans les jeux de notre enfance. Je n'avais jamais fait, depuis, le maître ni le seigneur avec eux. Ils me reçurent à bras ouverts dans ma détresse, et m'offrirent leurs maisons, leur pain, leurs conseils, leurs outils et leurs pratiques. Comment ne les aurais-je pas aimés? Comment leur société eût-elle pu me paraître indigne de moi? Comment n'aurais-je pas partagé avec eux, le dimanche, le salaire de la semaine? Bah! loin de là, j'y trouvai tout à coup le plaisir et la joie comme une récompense de mon travail. Leurs chants, leurs réunions sous la treille où se balançait la branche de houx du cabaret, leur honnête familiarité avec moi, et l'amitié indissoluble de ce cher Jean, mon frère de lait, mon maître en charpenterie, mon consolateur, me firent une nouvelle vie que je ne pus pas m'empêcher de trouver fort douce, surtout quand j'eus réussi à être assez habile dans la partie pour ne point rester à leur charge.
—Il est certain que vous étiez laborieux, dit Janille, et que, bientôt, vous fûtes très-utile au pauvre Jean. Ah! je me souviens de ses colères avec vous dans les commencements, car il n'a jamais été patient, le cher homme, et vous, vous étiez si maladroit! Vrai, monsieur Émile, vous auriez ri d'entendre Jean jurer et crier après monsieur le comte, comme après un petit apprenti. Et puis, après cela, on se réconciliait et on s'embrassait, que ça donnait envie de pleurer. Mais puisque au lieu de nous quereller entre nous, comme j'en avais l'intention tout à l'heure, voilà que nous nous sommes mis à vous raconter tout bonnement notre histoire, je vas, moi, vous dire le reste; car si on laisse faire M. Antoine, il ne me laissera pas placer une parole.
—Parle, Janille, parle! s'écria M. Antoine; je te demande pardon de t'en avoir privée si longtemps!»