Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1
XVIII.
ORAGE.
A partir de ce jour, Émile ne vécut plus chez ses parents. Il y était bien de sa personne la nuit, et durant quelques heures de la journée; mais son esprit était plus souvent à Boisguilbault, et son cœur presque toujours à Châteaubrun.
Il retourna fréquemment à Boisguilbault, plus fréquemment qu'il n'y eût été, peut-être, sans le voisinage de Châteaubrun et les prétextes que lui fournissait la première visite.
D'abord ce furent des livres à porter, et, quoique le marquis lui eût permis de puiser à discrétion dans sa bibliothèque, il avait soin de ne les remettre à Gilberte qu'un à un, afin d'avoir toujours un motif pour paraître devant elle.
Ni Janille ni M. Antoine ne songèrent à s'étonner du plaisir que Gilberte prenait à la lecture, ni à en surveiller le choix: la première, parce qu'elle ne savait pas lire; le second, parce que la prévoyance n'était pas son fait. Mais l'ange gardien de la jeune fille n'était pas plus soigneux de la pureté de ses pensées que ne le fut Émile.
Son amour enveloppait Gilberte d'un respect inviolable, et la sainte candeur de cette enfant était un trésor dont il se fût montré plus jaloux que son père, à qui, suivant l'expression de Janille, le bien était toujours venu en dormant.
Aussi, avec quelle attention, avant de lui remettre un volume, quel qu'il fût, histoire, morale, poésie ou roman, il le feuilletait, dans la crainte qu'il ne s'y trouvât un mot qui pût la faire rougir!
Si, dans son ignorance confiante, elle lui demandait à connaître quelque livre sérieux où il se souvenait que certains détails ne dussent pas être mis sous les yeux d'une jeune vierge, il lui répondait qu'il l'avait en vain cherché dans la collection de Boisguilbault, et qu'il ne s'y trouvait point.
Une mère n'eût pas mieux agi en pareil cas que ne le fit le jeune amant de Gilberte; et plus l'incurie affectueuse du père et de la fille eût favorisé, sans le savoir, des tentatives de corruption, plus Émile se faisait un devoir cher et sacré de justifier l'abandon de ces âmes naïves.
Les occasions où Émile pouvait entretenir Gilberte de ce qui se passait entre lui et M. de Boisguilbault étaient bien courtes et bien rares, car Janille ne les quittait presque jamais; et lorsqu'ils étaient avec M. Antoine, Gilberte s'attachait d'habitude et d'instinct, à tous les pas de son père.
Cependant elle sut bientôt que l'amitié du jeune Cardonnet et du vieux marquis avait fait de grands progrès, et qu'elle était fondée sur une remarquable conformité de principes et d'idées.
Mais Émile lui cachait le plus possible le peu de succès de ses tentatives de rapprochement entre les deux maisons: nous dirons, en son lieu, quel fut à cet égard le résultat de ses efforts.
Espérant toujours réussir avec le temps, Émile dissimulait ses fréquentes défaites; et Gilberte, devinant les embarras et la délicatesse de la mission qu'il avait acceptée, n'insistait guère, crainte de montrer trop d'empressement et d'exigence.
Et puis, il est vrai de dire que, peu à peu, Gilberte se passionna moins pour le succès de l'entreprise, tandis que, de son côté, Émile sentait s'opérer en lui une résolution encore plus complète.
L'amour absorbe toute autre pensée; et ces deux jeunes gens, à force de songer l'un à l'autre, n'eurent bientôt plus le loisir de penser à quoi que ce fût.
Tout leur être devint sentiment, c'est-à-dire passion, et les heures s'envolèrent dans l'ivresse de se voir, ou se traînèrent dans l'attente du moment qui devait les réunir.
Chose étrange pour M. Cardonnet, qui observait son fils avec soin, et pour Émile, qui ne se rendait plus compte de ce qui se passait en lui-même, mais chose bien naturelle pourtant et bien inévitable! la passion qui avait absorbé toute cette première jeunesse de notre héros, c'est-à-dire le désir de s'instruire, de connaître et de prendre part à la vie générale, fit place à un doux sommeil de l'intelligence et à une sorte d'oubli de ses théories favorites.
Dans une société où tout serait en harmonie, l'amour deviendrait, à coup sûr, un stimulant au patriotisme et au dévouement social. Mais lorsque les intentions hardies et généreuses sont condamnées à une lutte pénible avec les hommes et les choses qui nous entourent, les affections personnelles nous captivent et nous dominent jusqu'à produire l'engourdissement des autres facultés.
Le peuple cherche dans l'ivresse du vin l'oubli de ses autres privations, et l'amant dans celle des regards de sa maîtresse trouve comme un philtre d'oubli pour tout le reste. Émile était trop jeune pour savoir et vouloir souffrir, et pourtant il avait déjà beaucoup souffert.
Maintenant que le bonheur venait le chercher, comment eût-il pu s'y soustraire? Avouons-le, sans trop de honte pour ce pauvre enfant, il ne pensait plus ni aux lois, ni aux faits, ni à l'avenir, ni au passé du monde, ni aux vices des sociétés, ni aux moyens de les sauver, ni aux misères humaines, ni aux volontés divines, ni au ciel, ni à la terre.
La terre, le ciel, la loi de Dieu, la destinée, le monde, c'était son amour; et pourvu qu'il vît Gilberte et qu'il lût son sort dans ses yeux, peu lui importait que l'univers s'écroulât autour de lui.
Il ne pouvait plus ouvrir un livre ni soutenir une discussion. Quand il s'était fatigué à courir sur tous les sentiers qui conduisaient vers l'objet aimé, il s'assoupissait auprès de sa mère, ou lui lisait les journaux sans comprendre un mot de ce que prononçait sa bouche; et quand il se retrouvait seul dans sa chambre, il se couchait bien vite pour éteindre sa lumière, et n'avoir plus le spectacle des objets extérieurs.
Alors les ténèbres s'illuminaient du feu intérieur qui l'animait, et sa vision radieuse venait se placer devant lui. Dans cette extase, il n'avait plus le sentiment du sommeil ou de la veille. Il rêvait les yeux ouverts, il voyait les yeux fermés.
Un mot d'affection enjouée, un sourire de Gilberte, sa robe qui l'avait effleuré en passant, un brin d'herbe qu'elle avait brisé, et dont il s'était emparé, c'en était bien assez pour l'occuper toute la nuit; et le jour avait à peine paru, qu'il courait préparer son cheval lui-même afin de partir plus vite. Il oubliait de manger, et ne s'étonnait même pas de vivre ainsi de la rosée du matin et de la brise qui soufflait de Châteaubrun.
Il n'osait pas y aller tous les jours, quoiqu'il l'eût pu sans que M. Antoine le reçût moins bien. Mais il y a dans la passion une pudeur craintive qui s'effraie du bonheur au moment de le saisir. Il errait alors dans toutes les directions, et se cachait dans les bois pour regarder les ruines de Châteaubrun à travers les branches, comme s'il eût craint d'être surpris en flagrant délit d'adoration.
Le soir, quand Jean Jappeloup avait fini sa journée, comme il n'avait pas encore de quoi payer un loyer, qu'il ne voulait pas gêner ses amis, et que les nuits étaient chaudes et sereines, il se retirait dans une petite chapelle abandonnée, sur les hauteurs qui forment le centre du village, et, avant de s'étendre sur la paille dont il s'était fait un lit, il allait dire sa prière dans la jolie église de Gargilesse.
Il descendait par préférence dans la crypte romaine qui porte encore les traces de curieuses fresques du XVe siècle. De la fenêtre élégante de ce souterrain, on domine encore des murailles de rochers et les vertes ravines où coule la Gargilesse.
Le charpentier avait été privé trop longtemps à son gré de la vue de son cher endroit, et il interrompait souvent sa prière paisible et rêveuse pour regarder le paysage, toujours demi-priant, demi-rêvant, plongé dans cet état particulier de l'âme que connaissent les gens simples, les paysans, surtout après la fatigue du jour.
C'est alors qu'Émile, lorsqu'il avait dîné et promené quelque temps avec sa mère, venait chercher le charpentier, admirer avec lui ce joli monument et causer ensuite sur le sommet de la colline, de tout ce dont on ne parlait point dans la maison Cardonnet, c'est-à-dire de Châteaubrun, de M. Antoine, de Janille, et, finalement, de Gilberte.
Il y avait quelqu'un qui aimait Gilberte presque autant qu'Émile, quoique ce fût d'un tout autre amour: c'était Jean.
Il ne la considérait pas précisément comme sa fille, car il se mêlait à son sentiment paternel une sorte de respect pour une nature si choisie, et une manière de rude enthousiasme qu'il n'eût point eu pour ses propres enfants. Mais il était vain de sa beauté, de sa bonté, de sa raison et de son courage, comme un homme qui sait le prix de ces dons, et qui sent vivement l'honneur d'une noble amitié.
La familiarité avec laquelle il s'exprimait sur son compte, retranchant le titre de mademoiselle, selon son habitude d'appeler chacun par son nom, n'ôtait rien à la vénération instinctive qu'il avait pour elle, et les oreilles d'Émile n'en étaient point blessées quoique, pour son compte, il n'eût pas osé en faire autant.
Le jeune homme se plaisait à entendre raconter les jeux et les gentillesses de l'enfance de Gilberte, ses élans de bonté, ses attentions généreuses et délicates pour l'ami vagabond qui, sans asile, eût manqué de tout.
«Quand je courais par la montagne, tout dernièrement, disait Jappeloup, j'étais quelquefois serré de si près, que je n'osais sortir d'un trou de rocher ou du faîte d'un arbre bien branchu où je m'étais caché le matin.
«La faim se faisait sentir alors, et un soir que je n'en pouvais plus de faiblesse et de fatigue, je tournais la montagne, me disant avec souci qu'il y avait bien loin de là à Châteaubrun, et que, si j'étais rencontré en chemin par les gendarmes, je n'aurais pas la force de courir; mais voilà que j'aperçois sur le chemin une petite charrette avec quelques bottes de paille, et, tout à côté, Gilberte qui me faisait signe.
«Elle était venue jusque là avec Sylvain Charasson, me cherchant de tous côtés, et guettant comme une petite caille au coin d'un buisson. Alors je me suis couché et caché dans la paille; Gilberte s'est assise auprès de moi, et Sylvain nous a ramenés à Châteaubrun, où j'ai fait mon entrée sous le nez des gendarmes qui m'épiaient à deux pas de là.
«Une autre fois nous étions convenus que Sylvain m'apporterait à manger dans le creux d'un vieux saule, à une lieue environ de Châteaubrun; il faisait un mauvais temps, une pluie battante, et je me doutais que le drôle, qui aime ses aises, ferait semblant de m'oublier ou mangerait mon dîner en route.
«Cependant j'y passai à l'heure dite, et je trouvai le petit panier bien rempli et bien abrité. Et puis devinez ce que j'aperçus auprès du saule?
«La trace d'un pied mignon sur le sable mouillé, et j'ai pu suivre ce pauvre petit pied sur le terrain d'alentour où il avait enfoncé plus d'une fois jusqu'au dessus de la cheville.
«Cette chère enfant s'était mouillée, crottée, fatiguée, ne voulant se fier qu'à elle-même du soin d'assister son vieux ami.
«Et puis encore un autre jour, elle vit les limiers qui marchaient droit sur une vieille ruine, où, me croyant bien en sûreté, je faisais tranquillement un somme en plein midi. Il faisait cruellement chaud ce jour-là! c'était le même jour où vous êtes arrivé dans le pays. Eh bien, Gilberte prit le sentier de traverse, sentier bien dur et bien dangereux, où les cavaliers n'auraient pu la suivre, et arriva un quart d'heure avant eux, toute rouge, toute essoufflée, pour me réveiller et me dire de gagner au large.
«Elle en a été malade, la pauvre chère âme, et ses parents n'en ont rien su. Voilà surtout ce qui me rendait soucieux le soir, quand nous avons soupé à Châteaubrun, et que Janille nous a dit qu'elle était couchée. Oh oui! cette petite-là a toujours été d'un grand cœur.
«Si le roi de France savait ce qu'elle vaut, il serait trop honoré de l'obtenir en mariage pour le meilleur de ses fils.
«Elle n'était pas plus grosse que mon poing, qu'on voyait déjà que ça serait joli et aimable comme tout.
«Vous aurez beau chercher dans les grandes dames et dans les plus riches, mon garçon, jamais vous ne trouverez par là une Gilberte comme celle de Châteaubrun!»
Émile l'écoutait avec délices, lui adressait mille questions, et lui faisait raconter dix fois les mêmes histoires.
M. Cardonnet ne fut pas longtemps sans découvrir la cause du changement survenu chez Émile. Plus de tristesse, plus de réticences pénibles, plus de reproches détournés.
Il semblait qu'Émile n'eût jamais été en opposition avec lui sur quoi que ce soit, ou du moins qu'il n'eût jamais remarqué que son père avait d'autres vues que les siennes.
Il était redevenu enfant à beaucoup d'égards; il ne soupirait point à tel ou tel projet d'études; il ne voyait plus les choses qui eussent pu blesser ses principes; il ne rêvait que belles matinées de soleil, longues promenades, précipices à franchir, solitudes à explorer; et pourtant il ne rapportait ni croquis, ni plantes, ni échantillons de minéralogie, comme il l'eût fait en tout autre temps.
La vie de campagne lui plaisait par-dessus tout, le pays était le plus beau du monde, le grand air et l'exercice du cheval lui faisaient un bien extrême; enfin, tout était pour le mieux, pourvu qu'on le laissât courir; et s'il tombait dans la rêverie, il en sortait par un sourire qui semblait dire:
«J'ai en moi de quoi m'occuper, et ce que vous me dites n'est rien auprès de ce que je pense.»
Si, par quelque artifice, M. Cardonnet réussissait à le retenir, il paraissait brisé un instant, et puis tout à coup résigné, comme un homme qu'il est impossible de déposséder de son fonds de bonheur; il se hâtait d'obéir et se mettait à la tâche pour avoir plus tôt fini.
«Il y a une jolie fille au fond de tout cela! se dit M. Cardonnet, et l'amour rend docile cette âme rebelle. C'est fort bon à savoir. La fièvre philosophique et raisonneuse peut donc faire place à une soif de plaisir ou à des rêveries sentimentales! J'étais bien fou de ne pas compter sur la jeunesse et sur les passions! Laissons souffler cet orage, il emportera l'obstacle auquel je me serais brisé; et quand il sera temps, d'arrêter l'orage, j'y aviserai. Dépêche-toi de courir et d'aimer, mon pauvre Émile! Il en est de toi comme du torrent qui me fait la guerre: tous deux vous vous soumettrez quand vous sentirez la main du maître!»
M. Cardonnet n'avait pas la conscience de sa cruauté. Il ne croyait pas à la force et à la durée de l'amour, et n'attachait pas plus d'importance à un désespoir de jeune homme qu'à des larmes d'enfant.
S'il eût pensé que mademoiselle de Châteaubrun pouvait devenir victime de son plan d'attente, il s'en fût fait conscience peut-être. Mais ici l'esprit de propriété et le chacun pour soi l'empêchaient de prévoir le mal d'autrui.
«C'est l'affaire du vieux Antoine de garder sa fille, pensait-il, si l'ivrogne s'endort sur ses propres dangers, il a du moins une servante maîtresse qui n'a rien de mieux à faire qu'à mettre, le soir, dans sa poche la clef du fameux pavillon. On peut, quand il en sera temps, ouvrir les yeux de la duègne.»
Dans cette persuasion, il laissa Émile à peu près libre de son temps et de ses démarches. Il se bornait à le railler, et à dénigrer amèrement la famille de Châteaubrun dans l'occasion, pour se mettre à l'abri du reproche d'avoir ouvertement encouragé les poursuites de son fils.
Dans son opinion, Antoine de Châteaubrun était véritablement un pauvre sire, un homme déconsidéré, que la misère avait avili et que l'oisiveté abrutissait.
Il voyait avec un plaisir superbe les anciens maîtres de la terre, déchus ainsi, se réfugier dans les bras du peuple, sans oser recourir à la protection et à la société des nouveaux riches.
M. de Boisguilbault ne trouvait pas grâce devant lui, quoiqu'il fût difficile de lui reprocher le désordre et le manque de tenue.
La richesse qu'il avait su conserver portait bien plus d'ombrage à Cardonnet que le nom de Châteaubrun, et s'il avait du mépris pour le comte, il avait une sorte de haine pour le marquis. Il le déclarait bon pour les Petites-Maisons; et rougissait pour lui, disait-il, de l'emploi stupide d'une si longue vie et d'une si lourde fortune.
Émile prenait soin de défendre M. de Boisguilbault, sans cependant avouer qu'il le voyait deux ou trois fois par semaine …
Il eût craint qu'en lui intimant de rendre ses visites plus rares, son père ne lui ôtât le prétexte qu'il avait auprès des habitants de Châteaubrun pour aller leur rendre une petite visite en passant.
Il avait besoin surtout de ce prétexte auprès de Gilberte, car il voyait bien qu'aucune observation ne viendrait de la part de M. Antoine, mais il craignait que Janille ne fît comprendre à mademoiselle de Châteaubrun qu'il y allait de sa dignité de tenir à distance un jeune homme trop riche pour l'épouser, suivant les idées du monde.
Il prévoyait bien que le jour viendrait où ses assiduités seraient remarquées.
«Mais alors, se disait-il, peut-être que je serai aimé, et que je pourrai m'expliquer sur le sérieux de mes intentions.»
Cette idée le conduisait naturellement à prévoir une opposition violente et longue de la part de M. Cardonnet; mais alors il s'élevait en lui comme un bouillonnement d'audace et de volonté; son cœur palpitait comme celui du guerrier qui s'élance à l'assaut, et qui brûle de planter lui-même son drapeau sur la brèche; il se sentait frémir comme le cheval de combat que l'odeur de la poudre enivre.
Il lui arrivait quelquefois, lorsque son père accablait de sa froide et profonde colère un de ses subordonnés, de se croiser les bras, et de le mesurer involontairement des yeux:
«Nous verrons, se disait-il alors en lui-même, si ces choses m'effraieront, et si cet ouragan me fera plier, quand on portera la main sur l'arche sainte de mon amour. O mon père! vous avez pu me détourner des études que je chérissais, refouler toutes mes aspirations dans mon sein, blesser impunément mon amour-propre et froisser mes sympathies … Si vous voulez le sacrifice de mon intelligence et de mes goûts, eh bien, je me soumettrai encore; mais celui de mon amour!… Oh! vous avez trop de prudence et de pénétration pour l'essayer, car alors vous verriez que si je suis votre fils pour vous aimer, je suis aussi votre sang pour vous résister … Nous nous briserons l'un contre l'autre, comme deux instruments d'égale force, et il vous faudrait devenir parricide pour rester vainqueur.»
En attendant ce jour terrible qu'Émile s'habituait à contempler, il laissait le dépit secret de son père s'exhaler en vaines paroles contre le bon Antoine et sa fidèle Janille. Il lui était même devenu indifférent qu'il fît allusion à la naissance équivoque de sa fille.
Il lui importait fort peu qu'elle eût du sang plébéien dans les veines, et il entendait à peine ce que M. Cardonnet disait là-dessus.»
Il lui semblait d'ailleurs que c'eût été faire injure au père de Gilberte que d'essayer de le défendre contre les autres accusations. Il souriait presque comme un martyr qui reçoit une blessure et défie la douleur.
Malgré toute sa force d'esprit, Cardonnet était donc dans l'erreur, et se précipitait avec son fils dans l'abîme, en se flattant de le retenir aisément lorsqu'il en aurait touché le bord. Il croyait connaître le cœur humain, parce qu'il savait le secret des faiblesses humaines; mais qui ne sait que le côté faible et misérable des choses et des hommes, ne sait que la moitié de la vérité.
«Je l'ai fait plier en des occasions plus importantes, et une amourette est bien peu de chose,» se disait-il.
Il avait raison en fait d'amourettes: il pouvait s'y connaître; mais un grand amour était pour lui un idéal inaccessible, et il ne prévoyait rien de ce qu'il peut inspirer de résolutions sublimes ou funestes.
Peu, être M. de Boisguilbault contribua-t-il aussi un peu pour sa part à calmer l'ardeur ombrageuse d'Émile à l'endroit des questions sociales; parfois sa sécurité glaciale avait impatienté le bouillant jeune homme; mais le plus souvent, il reconnaissait que ce tranquille prophète avait raison de subir le présent avec patience en vue d'un avenir certain.
Lorsqu'il lui parlait au nom de la logique des idées, souveraine des mondes et mère des destinées humaines, au lieu de l'irriter, comme il était arrivé à M. Cardonnet de le faire, en invoquant la fausse et grossière logique du fait, il réussissait à l'apaiser et à le convaincre.
Si le contraste de leurs caractères causait au plus impatient des deux une sorte de généreux dépit, bientôt le plus calme reprenait son empire, et découvrait cette force cachée qui était en lui, et qui le rendait, pour ainsi dire, supérieur à lui-même.
Les railleries de M. Cardonnet avaient vivement froissé Émile, et l'eussent presque poussé à l'exagération du fanatisme. La haute raison de M. de Boisguilbault le réconciliait avec lui-même, et il se sentait fier d'avoir la sanction d'un vieillard aussi éclairé et aussi rigide dans ses déductions.
Comme ils étaient grandement d'accord sur le fond des choses, les discussions ne pouvaient durer longtemps, et comme le communisme était le seul sujet qui pût faire départir le marquis de son laconisme habituel, il leur arrivait bien souvent de tomber dans le silence d'une rêverie à deux.
Pourtant Émile ne s'ennuyait jamais à Boisguilbault. La beauté du parc, la bibliothèque, et surtout le plaisir réservé mais certain que le marquis trouvait à le voir, lui faisaient de ces visites un repos agréable et précieux, au sortir d'émotions plus ardentes.
Il se créait là, pour lui, sans qu'il y prît garde, un intérieur nouveau, bien plus conforme à ses goûts que l'usine bruyante et la maison militairement gouvernée de son père. Châteaubrun eût été encore plus la retraite selon son cœur.
Là, il aimait tout, sans réserve: les habitants, les ruines et jusqu'aux plantes et aux animaux domestiques. Mais le bonheur d'y passer sa vie, c'était le ciel à escalader; comme il fallait, après ce rêve, retomber sur la terre, Émile tombait moins bas à Boisguilbault qu'à Gargilesse.
C'était comme une station entre l'abîme et le ciel, les limbes entre le paradis et le purgatoire. Il s'habituait, tant il y était bien reçu et jalousement gardé, à se croire chez lui. Il s'occupait du parc, rangeait les livres et prenait des leçons d'équitation dans la grande cour.
Peu à peu le vieux marquis se laissait aller aux douceurs de la société, et parfois son sourire ressemblait à un véritable enjouement.
Il ne le savait pas, ou ne voulait pas le dire: mais ce jeune homme lui devenait nécessaire et lui apportait la vie. Pendant des heures entières il semblait accepter nonchalamment cette douceur, mais lorsque Émile était au moment de partir, il voyait s'altérer insensiblement ce pâle visage et le soupir d'asthme devenait un soupir de tendresse et de regret lorsque le jeune homme s'élançait sur son cheval impatient de redescendre la colline.
Enfin il devint évident pour Émile lui-même, qui apprenait chaque jour à déchiffrer ce livre mystérieux, que l'âme du vieillard était affectueuse et sympathique, qu'il avait un regret sourd et continu de s'être voué à la solitude, et qu'il avait eu pour s'y déterminer d'autres motifs qu'une disposition maladive.
Il crut que le moment était venu de sonder cette blessure et d'en proposer le remède.
Le nom d'Antoine de Châteaubrun, prononcé déjà maintes fois sans succès, et qui s'était perdu sans écho dans le silence du parc, vint sur ses lèvres, et s'y attacha plus obstinément. Le marquis fut obligé de l'entendre et d'y répondre:
«Mon cher Émile, lui dit-il du ton le plus solennel qu'il eût encore pris avec lui, vous pouvez me faire beaucoup de peine, et, si telle est votre intention, je vais vous en donner le moyen: c'est de me parler de la personne que vous venez de nommer.
—Je sais bien, répondit le jeune homme, mais …
—Vous le savez! dit M. de Boisguilbault; que savez-vous?»
Et, en faisant cette interrogation, il parut si courroucé, et ses yeux éteints se remplirent d'un feu si sombre, qu'Émile, stupéfait, se rappela ce qui lui avait été dit à leur première entrevue de sa prétendue irascibilité, quoique ce fût alors d'un ton qui ne lui eût pas permis de voir là autre chose qu'une vanterie fort plaisante.
«Mais répondez donc! reprit M. de Boisguilbault d'une voix moins âpre, mais avec un sourire amer. Si vous savez les causes de mon ressentiment, comment osez-vous me les rappeler?
—Si elles sont graves, répondit Émile, apparemment je les ignore; car ce qu'on m'en a dit est si frivole, que je ne peux plus y croire en vous voyant irrité à ce point contre moi.
—Frivole! frivole!… Et qu'est-ce donc qu'on vous a dit? Soyez sincère, n'espérez pas me tromper!
—Et quand donc vous ai-je donné le droit de me soupçonner d'une bassesse telle que le mensonge? reprit Émile un peu animé à son tour.
—Monsieur Cardonnet, dit le marquis en prenant le bras du jeune homme d'une main tremblante comme la feuille près de se détacher au vent de l'automne; vous ne voudriez pas vous faire un jeu de ma souffrance, je le crois. Parlez donc, et dites ce que vous savez, puisqu'il faut que je l'entende.
—Je sais ce qu'on dit, et rien de plus. On prétend que c'est à propos d'un chevreuil, que vous avez rompu une amitié de vingt ans. Un de ces animaux, que vous apprivoisiez pour votre amusement, se serait échappé de votre garenne, et M. de Châteaubrun l'ayant rencontré à peu de distance de chez vous, aurait commis l'étourderie de le tuer. C'eût été une grande étourderie, il est vrai, puisqu'il n'y a point de chevreuils dans ce pays-ci, et qu'il devait supposer que celui-là était un de vos favoris; mais M. de Châteaubrun a toujours été fort distrait, et vraiment ce n'est pas là un défaut qu'on ne puisse pardonner à un ami.
—Et qui vous a raconté cette histoire? Lui, sans doute?
—Il ne s'est jamais expliqué avec moi ni devant moi: c'est Jean, le charpentier, encore un homme dont vous ne voulez pas entendre parler, quoique vous ayez été généreux envers lui, qui m'a dit n'avoir jamais connu entre vous deux d'autre motif de mésintelligence.
—Et de qui tenait-il cette belle explication? de la servante de la maison, sans doute?
—Non, monsieur le marquis. La servante ne parle pas plus de vous que le maître. Ce que je viens de vous dire est une histoire accréditée parmi les paysans.
—Et le fond de l'histoire est vrai, reprit M. de Boisguilbault après une longue pause, qui parut le calmer entièrement. Pourquoi vous en étonneriez-vous, Émile? Ne savez-vous pas qu'il ne faut qu'une goutte d'eau pour faire déborder un lac?
—Et si votre lac d'amertume n'était rempli que de pareilles gouttes d'eau, comment ne voulez-vous pas que je m'étonne de votre susceptibilité? Je ne vois chez M. de Châteaubrun d'autre défaut qu'une sorte d'inertie et d'irréflexion continuelle. Si c'est une suite de distractions et de gaucheries qui vous a rendu sa présence insupportable, je ne retrouve pas, là votre haute sagesse et votre tolérance accoutumées. Je serais donc plus patient que vous, moi, que vous traitez souvent de volcan en éruption, car les distractions de M. Antoine me divertissent plus qu'elles ne m'irritent, et j'y vois une preuve de l'abandon de son âme et de la naïveté de son esprit.
—Émile, Émile, vous ne pouvez pas juger ces choses-là! reprit M. de Boisguilbault, embarrassé. Je suis fort distrait moi-même, et je souffre de mes propres méprises. Celles des autres me sont apparemment insupportables … L'affection ne vit, dit-on, que de contrastes. Deux sourds ou deux aveugles s'ennuient ensemble. Bref, j'étais las de cet homme-là! ne m'en parlez pas davantage.
—Je ne saurais croire que cette injonction soit sérieuse. O mon noble ami, tournez votre déplaisir contre moi seul, si j'insiste; mais il m'est impossible de ne pas voir que cette rupture fâcheuse est un de vos principaux sujets de tristesse. Vous vous la reprochez au fond de l'âme, comme une injustice; et qui sait si ce n'est pas l'unique source de votre misanthropie de fait? Nous tolérons difficilement les autres, quand il y a au fond de nos pensées quelque chose dont nous ne pouvons nous absoudre nous-mêmes. Moi, je crois, et j'ose vous dire que vous seriez consolé si vous aviez réparé le mal que vous faites depuis si longtemps à un de vos semblables.
—Le mal que je lui fais? Et quel mal lui ai-je donc fait? Quelle vengeance ai-je donc exercée contre lui? à qui en ai-je dit du mal? à qui me suis-je plaint? que savez-vous vous même de mes sentiments secrets envers lui? Qu'il se taise, ce malheureux! ou il commettra une grande iniquité en se plaignant de ma conduite.
—Monsieur le marquis, il ne s'en plaint pas, mais il déplore la perte de votre amitié. Ce regret trouble son sommeil, et obscurcit parfois la sérénité de son âme douce et résignée. Il ne prononce pas volontiers votre nom, lui non plus; mais si on le prononce devant lui, il le couvre d'éloges, et ses yeux se remplissent de larmes. Et puis il y a quelqu'un auprès de lui qui souffre plus encore de sa douleur que lui-même; quelqu'un qui vous respecte, qui vous craint, et qui n'ose pas vous implorer; quelqu'un pourtant dont l'affection et la reconnaissance seraient un bienfait dans votre solitude, et un appui dans votre vieillesse …
—Que voulez-vous dire, Émile? dit le marquis péniblement ému. Est-ce de vous que vous parlez? Mettez-vous votre amitié pour moi à cette condition? Ce serait bien cruel de votre part!
—Il n'est pas question de moi ici, répondit Émile. Mon dévouement pour vous est trop profond, et ma sympathie trop involontaire, pour être mise à aucun prix. Je vous parle de quelqu'un, qui ne vous connaît que par moi, mais qui vous avait déjà deviné, et qui rend justice à vos grandes qualités; d'une personne qui vaut mille fois mieux que moi, et que vous aimeriez d'une affection paternelle, si vous pouviez la connaître; en un mot, je vous parle d'un ange, de mademoiselle Gilberte de Châteaubrun.»
A peine Émile avait-il prononcé ce nom, dont il espérait comme d'un charme magique, qu'il vit la figure de son hôte se décomposer d'une manière effrayante. Les pommettes de ses joues maigres et blêmes devinrent pourpres; ses yeux sortirent de leurs orbites; ses bras et ses jambes s'agitèrent de mouvements convulsifs. Il voulut parler, et bégaya des paroles inintelligibles. Enfin, il réussit à faire entendre ces mots:
«Assez, Monsieur … c'est assez, c'est trop … N'ayez jamais le malheur de me parler de cette demoiselle!»
Et, quittant les rochers du parc, où cette scène se passait, il entra dans le chalet, dont il tira la porte avec violence derrière lui.
XIX.
LE PORTRAIT.
Émile demeura quelques jours sans retourner à Boisguilbault: sa peine était profonde. Il s'était d'abord irrité et dépité contre les caprices fâcheux et incompréhensibles du marquis. Mais bientôt, réfléchissant à cet incident bizarre, il se prit d'une grande compassion pour cette âme malade, qui, au milieu de conceptions si lucides et d'instincts si affectueux, nourrissait une sorte de folie désastreuse, certains accès de haine ou de ressentiment, voisins de l'aliénation mentale.
C'était la seule explication que le jeune homme pût se donner à lui-même de l'effet violent produit sur son vieux ami par le nom adoré de Gilberte. Il fut si consterné de cette découverte, qu'il ne se sentit plus le courage de poursuivre une entreprise désormais inutile, et qu'il résolut d'en faire part loyalement à mademoiselle de Châteaubrun.
Il s'achemina un soir vers les ruines, avec les sentiments de sa défaite, et, pour la première fois, il arriva triste. Mais l'amour est un magicien qui, par des faveurs ou des cruautés inattendues, déjoue toutes nos prévisions.
Gilberte était seule. Certes, Janille n'était pas loin; mais, comme elle s'était écartée de la maison à la recherche d'une de ses chèvres, et qu'on ne savait pas précisément de quel côté elle pouvait être, soit qu'on l'attendît, soit qu'on se mît en route pour aller la rejoindre, on avait bien vis-à-vis de soi-même une excuse plausible pour affronter le tête-à-tête. Gilberte aussi paraissait un peu triste. Elle eût été fort embarrassée de dire pourquoi, ni comment il se fit qu'après avoir passé cinq minutes avec Émile, elle ne se souvînt plus d'avoir eu quelques idées sombres en l'attendant.
On avait dîné depuis longtemps à Châteaubrun: suivant une antique habitude, on mangeait aux mêmes heures que les paysans, c'est-à-dire le matin, au milieu du jour, et après la fin des travaux, ce qui est logique pour ceux qui ne font pas de la nuit le jour.
Le soleil était à son déclin lorsque Émile arriva: c'est l'heure où toutes choses sont belles, graves et souriantes à la fois. Émile s'imagina que jusque-là il n'avait pas encore compris la beauté de Gilberte, tant il en fut frappé: comme si c'était pour la première fois, comme si, depuis six semaines, il n'avait pas vécu dans une extase de contemplation.
N'importe, il se persuada qu'il n'avait encore aperçu que la moitié de ses cheveux, et la centième partie de ce que son sourire renfermait de charmes, ses mouvements de grâce, et son regard de trésors inappréciables.
Il avait bien des choses importantes à lui dire, mais il ne se souvenait plus de rien. Il ne pouvait plus songer qu'à la regarder et à l'écouter. Tout ce qu'elle disait était si frappant, si nouveau pour lui!
Comme elle sentait la richesse de la nature, comme elle lui faisait comprendre la perfection des moindres détails! Si elle lui montrait une fleur, il y découvrait des nuances dont il n'avait jamais encore apprécié la délicatesse ou la splendeur; si elle admirait le ciel, il s'apercevait que jamais il n'avait vu un si beau ciel. Le paysage qu'elle regardait prenait un aspect magique, et il ne savait dire autre chose, sinon:
«Oh! oui, comme c'est beau, en effet!… Oh! vous avez raison … C'est vrai, comme c'est vrai, ce que vous vous voyez et ce que vous dites là!»
Il y a une délicieuse stupidité dans l'âme des amants: tout signifie, je vous aime! et l'on chercherait vainement un autre sens à la monotonie de leur adhésion sur tous les points.
Cependant, quoique plus inexpérimentée encore qu'Émile, Gilberte, en qualité de femme, se rendait un peu plus compte de ce qu'elle éprouvait elle-même, tandis qu'Émile aimait comme on respire, sans songer qu'il y a là, à chaque minute de notre existence, un problème ou un prodige.
Gilberte s'interrogeait davantage, et se sentait envahir avec plus d'étonnement. Elle fit bientôt un effort pour rompre cette manière de causer, où, à force de ne se rien dire, on se disait beaucoup trop.
Elle parla de M. de Boisguilbault, et force fut à Émile de dire qu'il n'espérait plus rien. Tout son chagrin se réveilla à cet aveu, et il se plaignit amèrement de la destinée qui lui enlevait la seule occasion d'être utile à M. de Châteaubrun et de complaire à Gilberte.
«Eh bien, consolez-vous, dit la jeune fille avec candeur, je ne vous en aurai pas moins d'obligations: car, grâce à votre zèle et à votre courage, j'ai du moins l'esprit en repos sur le point principal. Sachez ce qui me tourmentait le plus.
«A voir l'obstination hautaine du marquis et l'humilité généreuse de mon père, il me venait à l'esprit un doute insupportable. Je me figurais que mon bon père pouvait avoir eu, sans le vouloir assurément, quelque tort grave, et j'avais voulu en surprendre le secret pour me charger de le réparer. Oh! je l'aurais fait au prix de ma vie! Mais maintenant …
—Mais maintenant! Eh bien! maintenant, dit M. Antoine en paraissant tout à coup au détour d'un massif d'arbustes sauvages, et en souriant avec son air de confiance et de franchise accoutumé, que diable racontez-vous là de si sérieux, et qu'est-ce que tu réparerais au prix de ta vie, ma pauvre petite? Je vois, Émile, qu'elle vous prend pour son confesseur, et qu'elle s'accuse d'avoir tué une mouche avec trop de colère. Qu'est-ce? allons, parlez donc! car votre air embarrassé me donne envie de rire. Est-ce que par hasard on aurait des secrets pour le vieux père?
—Oh non, mon père! je n'en aurai jamais, s'écria Gilberte en jetant son bras sur l'épaule d'Antoine, et en appuyant, sa joue rose contre son visage cuivré. Et puisque vous écoutez aux portes, en plein air, vous allez être forcé d'apprendre ce dont il s'agit. Si vous y trouvez quelque chose à blâmer, songez, que vous en avez perdu le droit, en surprenant ma pensée et en commentant mes paroles. Tenez, je vais tout lui dire, monsieur Émile! car il vaut mieux qu'il le sache. Mon bon père, vous vous affligez de la rancune injuste de M. de Boisguilbault, à propos d'une misère …
—Ah diantre! tu vas me parler de ça, toi! A quoi bon? Tu sais bien que ce sujet-là me chagrine! dit M. Antoine, dont la figure enjouée s'altéra tout à coup.
—Il faut bien en parler, puisque c'est pour la dernière fois, reprit Gilberte. Ce que j'ai à vous en dire vous fera de la peine, et pourtant cela vous ôtera, j'en suis sûre, un grand poids de dessus le cœur.
«Allons, père chéri, ne détournez pas la tête, et ne prenez pas l'air soucieux qui fait tant de mal à votre Gilberte.
«Je sais fort bien que vous ne voulez pas que je prononce devant vous le nom du marquis; vous dites que cela ne me regarde pas, et que je ne peux rien comprendre à vos différends. Mais c'est aussi trop me traiter en petite fille, et je suis bien d'âge à deviner un peu vos peines, afin d'apprendre à vous en consoler.
«Eh bien, je m'informais auprès de M. Cardonnet, qui voit fort souvent M. de Boisguilbault, et qui a eu part à sa confiance sur des points importants, des dispositions présentes de ce gentilhomme à notre égard. Je lui disais que, pour vous ôter le chagrin que vous conserviez de l'avoir involontairement blessé, je donnerais ma vie … C'est bien là ce que je disais?
—Et puis? dit M. de Châteaubrun en passant sur ses lèvres la jolie main de sa fille, d'un air préoccupé.
—Et puis? reprit-elle, M. Émile avait déjà répondu à ce que je voulais savoir, c'est-à-dire que M. de Boisguilbault nous garde une terrible rancune; mais qu'il n'y a plus à s'en occuper, parce que cette rancune n'est fondée sur rien, et que vous n'avez, grâce à Dieu, aucun reproche à vous faire! Au reste, j'en étais bien sûre, cher père; je ne craignais qu'une de vos distractions. Eh bien, consolez-vous … quoique pourtant vous allez vous affecter, j'en suis sûre, de l'état fâcheux de votre ancien ami … M. de Boisguilbault est bien réellement ce qu'il passe pour être, et il faut que vous le reconnaissiez comme les autres … ce pauvre gentilhomme est fou.
—Fou! s'écria M. Antoine frappé d'effroi et de douleur, réellement fou? Vous l'avez entendu divaguer, Émile? Est-ce qu'il souffre beaucoup? est-ce qu'il se plaint? est-ce que sa folie est constatée par les médecins? Oh! voilà une affreuse nouvelle pour moi!»
Et le bon Antoine, se laissant tomber sur un banc, refoula en vain de gros soupirs. Sa robuste poitrine semblait se soulever pour se briser.
«O mon Dieu, voyez comme il l'aime encore! s'écria Gilberte en se jetant à genoux près de son père et le couvrant de caresses. Oh! pardon, pardon, mon père! je vous ai fait du mal, j'ai parlé trop vite! Mais aidez-moi donc à le consoler, Émile?»
Émile tressaillit de ce que Gilberte, dans son émotion, oubliait pour la première fois de l'appeler monsieur. Il semblait qu'elle le traitât comme un frère, et, dans un transport d'attendrissement, il s'agenouilla aussi auprès du bon Antoine, qui paraissait comme menacé d'un coup de sang, tant il était rouge et oppressé.
«Rassurez-vous, dit Émile, les choses n'en sont pas à ce point, et n'y viendront jamais, je l'espère. M. de Boisguilbault n'est pas malade, il jouit de toutes ses facultés; sa monomanie, si l'on peut appeler ainsi l'éloignement qu'il professe pour votre famille, n'est pas un mal nouveau; seulement, à voir cette bizarrerie chez un homme si calme et si tolérant à tous autres égards, j'ai cru longtemps qu'il y avait là des motifs graves, et je suis forcé de constater maintenant qu'il n'y en a aucun; que c'est un trait de folie passagère qu'il oubliera si on ne le réveille plus, et que vous n'en êtes pas le seul objet, puisque d'autres personnes, dont il n'a jamais eu à se plaindre, et qu'il ne connaît pas du tout, lui inspirent le même sentiment d'effroi et de répulsion maladive.
—Expliquez-vous donc, dit M. Antoine, qui commençait à respirer. Quelles sont ces autres personnes?…
—Mais … Jean d'abord, répondit Émile. Vous savez bien qu'il n'a aucun motif de craindre sa présence comme il le fait, et que ce brave homme lui-même ignore absolument ce qu'il peut jamais avoir eu à lui reprocher.
—Il n'a rien à lui reprocher en effet, ni lui, ni personne, mais je sais fort bien ce qu'il suppose … Passons! s'il n'est question que de Jean, le marquis n'est pas fou le moins du monde, il n'est qu'injuste ou dans l'erreur sur le compte de notre ami le charpentier. Mais le faire revenir de cette erreur-là est aussi impossible que de fermer la plaie qui saigne dans son cœur. Pauvre Boisguilbault! Ah! c'est moi, Gilberte, qui donnerais volontiers ma vie pour lui procurer l'oubli du passé! N'en parlons plus.
—Encore un mot pourtant, dit Gilberte, car ce mot vous éclaircira, mon bon père. Ce n'est pas seulement à Jean Jappeloup que le marquis en veut si fort, c'est à moi-même, à moi qu'il a à peine vue, qui ne lui ai jamais parlé, et, dont, à coup sûr, il ne peut avoir à se plaindre en aucune façon. Pour lui avoir prononcé mon nom, avec l'intention de le calmer, M. Cardonnet, que voici, pour vous le dire, a vu se rallumer toute sa colère. Il a jeté les portes en criant, comme si on lui parlait d'une mortelle ennemie.
«Malheur à vous, si vous me parlez jamais de cette demoiselle!!»
M. de Châteaubrun baissa la tête et resta quelques instants sans parler. Il essuya à plusieurs reprises, avec un gros mouchoir à carreaux bleus, son large front baigné de sueur. Puis enfin il prit la main de Gilberte et celle d'Émile dans les siennes, et les fit se toucher sans en avoir conscience, tant il était occupé d'autre chose que de la possibilité de leur amour.
«Mes enfants, dit-il, vous avez cru me faire du bien, et vous avez augmenté ma peine; je ne vous remercie pas moins de vos bonnes intentions, mais je veux que vous me donniez tous deux votre parole de ne plus revenir avec moi, ni entre vous, ni en présence de Janille ou de Jean, ni vous, Émile, avec M. de Boisguilbault, sur ce sujet-là … Jamais, jamais, entendez-vous?» ajouta-t-il du ton le plus solennel et le plus absolu dont il fût capable; et, s'adressant plus particulièrement à Émile, en serrant avec force sa main contre celle de Gilberte avec un redoublement de distraction:
«Mou cher monsieur Émile, dit-il avec attendrissement, vous avez été emporté à une grave imprudence par votre amitié pour moi. Souvenez-vous que la première fois que vous allâtes à Boisguilbault, je vous dis: «Ne prononcez pas mon nom dans cette maison, si vous voulez ne pas nuire à mon ami Jean!» Eh bien, vous avez fini par me nuire à moi-même en oubliant ma recommandation.
«Tout ce que je puis vous dire, c'est que M. de Boisguilbault n'est pas plus fou qu'aucun de nous trois, et que s'il est injuste envers Jean et envers ma fille qui sont bien innocents de mes torts, c'est parce que l'on enveloppe assez naturellement les amis et les proches d'un ennemi dans le ressentiment qu'il inspire.
«M. de Boisguilbault serait bien cruel de ne pas me pardonner s'il pouvait lire au fond de mon cœur; mais sa souffrance est trop grande pour le lui permettre. Respectez donc cette douleur, Émile, et ne traitez pas de fou un homme dont l'infortune mérite les consolations de votre amitié et tous les égards dont vous êtes capable … Allons! promettez-moi de ne plus conspirer ensemble pour mon repos: car quelque chose que vous fassiez, ce sera conspirer contre.»
Émile et Gilberte promirent en tremblant, et Antoine leur dit: «C'est bien, mes enfants, il est des maux incurables et des châtiments qu'il faut savoir subir en silence. Maintenant, allons voir si Janille a retrouvé sa chèvre. J'ai là, dans un panier, des abricots que j'ai été cueillir pour vous deux; car j'avais vu Émile monter le sentier, et je tiens à le régaler des primeurs de mes vieux arbres.»
Après quelques efforts, Antoine reprit son enjouement avec plus de facilité que Gilberte et qu'Émile lui-même. Ce dernier n'osait plus faire de commentaires et de recherches; car tout ce qui tenait à Gilberte lui était sacré, et il suffisait qu'Antoine lui eût enjoint de ne plus penser à cette affaire pour qu'il s'efforçât de l'éloigner de son esprit. Mais il y avait bien d'autres sujets de trouble dans son cœur, et l'amour y jetait de telles racines, qu'il tombait dans des distractions pires que celles de M. de Châteaubrun.
Quand il se retrouva seul sur le chemin de Gargilesse, à l'endroit où celui de Boisguilbault vient bifurquer, son cheval, qui aimait et connaissait également l'un et l'autre gîtes, prit la direction de Boisguilbault.
Émile ne s'en aperçut pas d'abord, et quand il s'en aperçut, il se dit que la Providence le voulait ainsi; qu'il avait laissé seul, pendant bien des jours, le triste vieillard qu'il avait promis d'aimer comme un père; et que, dût-il être mal reçu, il fallait, sans différer, aller obtenir son pardon.
On n'avait pas encore fermé définitivement les grilles du parc lorsqu'il arriva au bas de la colline. Il y entra et se dirigea vers le chalet, comptant que s'il n'y trouvait pas le marquis, il l'y verrait arriver dès que la nuit serait close.
Ayant attaché Corbeau à la galerie extérieure du rez-de-chaussée, il frappa doucement à la porte de la chaumière suisse, et, comme un peu de vent venait de s'élever avec le coucher du soleil, il lui sembla entendre quelque bruit dans l'intérieur et la voix faible du marquis, qui lui disait d'entrer. Mais c'était une pure illusion, car lorsqu'il eut poussé la porte, il s'aperçut que l'intérieur était vide.
Cependant M. de Boisguilbault pouvait être au fond de l'habitation, dans la chambre invisible où il avait coutume de se retirer le soir. Émile toussa, fit craquer le plancher pour l'avertir de sa présence, bien décidé à s'en aller sans le voir, plutôt que de franchir la porte interdite à tout le monde sans exception.
Comme aucun bruit ne répondit à celui qu'il faisait, il jugea que le marquis était encore au château, et il allait se diriger de ce côté lorsqu'un coup de vent fit ouvrir en même temps avec violence une fenêtre et la porte située au fond de l'appartement. Il se tourna vers cette porte, croyant voir arriver par là M. de Boisguilbault; mais personne ne parut, et Émile distingua l'intérieur d'un petit cabinet de travail aussi mal rangé que les appartements du château l'étaient avec soin.
Il eût craint de commettre une indiscrétion en y pénétrant, et même en examinant de loin les meubles pauvres et grossiers, et le pêle-mêle de vieux livres et de paperasses qu'il vit confusément au premier coup d'œil. Mais ce qui captiva son attention, en dépit de lui-même, ce fut un portrait de femme de grandeur naturelle, placé au fond de ce réduit, juste en face de lui, si bien qu'il lui était impossible de ne pas le voir, outre qu'il était difficile de ne pas regarder une peinture si belle et une image si charmante.
La dame était vêtue à la mode de l'empire; mais un cachemire bleu d'azur richement brodé, et jeté en draperie sur ses épaules, cachait ce que la taille courte eût pu avoir de disgracieux. La coiffure en boucles, dites naturelles, était assez heureuse, et les cheveux d'un blond doré magnifique.
Rien n'était plus délicat et plus charmant que ce jeune visage; sans doute c'était là madame de Boisguilbault, et notre héros s'oubliait à interroger curieusement la physionomie de cette femme, dont la vie et la mort devaient avoir eu une si grande influence sur la destinée du solitaire.
Mais il est bien rare qu'un portrait nous donne une idée juste du caractère de l'original, et, dans la plupart des cas, on peut peut bien dire que ce qui ressemble le moins à la personne, c'est son image.
Émile s'était représenté la marquise pâle et triste; il voyait une belle élégante, au fier et doux sourire, à la pose noble et triomphante. Avait-elle été ainsi avant ou après son mariage? Ou bien était-ce une nature toute différente de ce qu'il avait supposé?
Ce qu'il y avait de certain, c'est qu'il voyait là une figure ravissante, et que, comme il lui était impossible de rencontrer l'image de la jeunesse et de la beauté sans se représenter aussitôt Gilberte, il se mit à comparer ces deux types, qui peu à peu lui parurent avoir des affinités.
Le jour baissait rapidement, et, n'osant faire un pas pour se rapprocher du mystérieux cabinet, Émile ne vit bientôt plus la peinture que d'une manière vague.
La peau fraîche et les cheveux dorés qui ressortaient encore lui firent bientôt une illusion si forte, qu'il crut avoir devant les yeux le portrait de Gilberte, et que, quand il n'eut plus dans la vue qu'un brouillard rempli d'étincelles fugitives, il eut besoin de faire un effort de volonté pour se rappeler que sa première impression, la seule juste en pareil cas, ne lui avait offert aucun trait précis de ressemblance entre la figure de madame de Boisguilbault et celle de mademoiselle de Châteaubrun.
Il sortit du chalet, et ne rencontrant personne dans le parc, il se dirigea vers le château.
Le même silence, la même solitude régnaient dans la cour. Il monta l'escalier de la tourelle, sans que Martin vînt à sa rencontre, pour l'annoncer avec ce ton de cérémonie dont il ne se départait jamais, même envers l'unique habitué de la maison.
Enfin, il pénétra jusque dans le salon, où les jalousies, fermées jour et nuit, entretenaient une obscurité profonde; et saisi d'un vague effroi, comme si fa mort était entrée dans cette maison déjà si peu vivante, il courut vers les autres pièces et trouva enfin M. de Boisguilbault étendu sur un lit.
Il avait la pâleur et l'immobilité d'un cadavre. Les dernières clartés du jour jetaient un reflet vague et triste sur cette chambre, et le vieux Martin, que sa surdité empêcha d'entendre l'approche d'Émile, assis au chevet de son maître, avait l'apparence d'une statue.
Émile s'élança vers le lit et saisit la main du marquis. Elle était brûlante; et les deux vieillards se réveillant, l'un du sommeil de la fièvre, l'autre de la somnolence de la fatigue ou de l'inaction, le jeune homme s'assura bientôt qu'il n'y avait là qu'une indisposition peu grave en elle-même. Cependant les ravages que deux jours de malaise avaient produits sur ce corps débile et usé étaient assez inquiétants pour l'avenir.
«Ah! vous avez bien fait de venir! dit M. de Boisguilbault en serrant faiblement la main d'Émile; l'ennui m'eût vite consumé si vous m'eussiez abandonné!»
Et Martin, qui n'avait pas entendu les paroles de son maître, mais qui semblait recevoir le contrecoup de ses pensées, répéta d'une voix plus haute qu'il ne croyait:
«Ah! monsieur Émile, vous avez bien fait de venir! M. le marquis s'ennuyait beaucoup de ne pas vous voir.»
Il raconta ensuite comme quoi l'avant-veille, au moment de se retirer dans le parc, M. le marquis s'était senti pris de fièvre, et s'était imaginé tout tranquillement qu'il allait mourir. Il avait voulu se mettre au lit dans cette même chambre, où il n'avait pourtant pas l'habitude de coucher, et il lui avait donné des instructions comme s'il ne devait plus se relever. La nuit avait été assez agitée, et, le lendemain, le marquis avait dit:
«Je me sens mieux, ce ne sera rien; mais je suis fatigué comme si j'avais fait une longue route, et j'ai besoin de me reposer quelque temps. Du silence, Martin; peu de jour, peu de soins et pas de médecin: voilà ce que je t'ordonne. Ne sois pas inquiet.»
«Et comme je ne pouvais pas m'empêcher d'avoir peur, continua le vieux familier, M. le marquis m'a dit:
«—Sois tranquille, brave homme, ce ne sera pas encore pour cette fois-ci.»
—Est-ce que M. le marquis est sujet à de telles indispositions? demanda
Émile; sont-elles graves? durent-elles longtemps?»
Mais il avait oublié que Martin n'entendait d'autre parler que celui de son maître, et, sur un geste de ce dernier, Martin était déjà sorti de l'appartement.
«J'ai laissé parler ce pauvre sourd, dit M. de Boisguilbault; rien n'eût servi de l'interrompre. Mais, d'après son récit, ne me prenez pas pour un poltron.
«Je ne crains point la mort, Émile; je l'ai beaucoup désirée autrefois: désormais, je l'attends avec calme. Il y a déjà longtemps que je sens ses approches; mais elle vient lentement, et je mourrai comme j'ai vécu, sans me presser.
«Je suis sujet à des fièvres intermittentes qui m'ôtent l'appétit et le sommeil, mais dont personne ne s'aperçoit, parce qu'elles me laissent assez de forces pour le peu qu'il m'en faut.
«Je ne crois pas à la médecine; jusqu'ici, elle n'a trouvé le moyen d'enlever le mal qu'en attaquant la vie dans son principe. Sous quelque forme que ce soit, c'est de l'empirisme, et j'aime mieux plier sous la main de Dieu que bondir sous celle d'un homme.
«Cette fois j'ai été plus accablé que de coutume; je me suis senti plus faible d'esprit, et, je vous l'avouerai sans honte, Émile, j'ai reconnu que je ne pouvais plus vivre seul.
«Les vieillards sont des enfants pour s'éprendre d'un bonheur nouveau; mais quand il s'agit de le perdre, ils ne se consolent pas comme les enfants. Ils redeviennent vieillards, et ils meurent.
«Ne vous embarrassez pas de ce que je vous dis là: c'est la fièvre qui me donne cette expansion. Quand je serai guéri, je ne le dirai plus, je ne le penserai même plus; mais je le sentirai toujours à l'état d'instinct à travers mon apathie.
«Ne vous croyez pas enchaîné pour cela à ma triste vieillesse. Il est fort indifférent que je vive un an de plus ou de moins, et qu'une main amie ferme les yeux de celui qui a vécu seul. Mais puisque vous voilà revenu, merci! ne parlons plus de moi, mais de vous. Qu'avez-vous fait durant tous ces tristes jours?
—J'ai été triste moi-même de les passer loin de vous, répondit Émile.
—C'est possible! Telle est la vie, tel est l'homme. Se faire souffrir soi-même en faisant souffrir les autres! C'est là une grande preuve de la solidarité des âmes!»
Émile passa deux heures auprès du marquis, et le trouva plus expansif et plus affectueux qu'il ne l'avait encore été. Il sentit augmenter son attachement pour lui et se promit de ne plus le faire souffrir. Et comme, en le quittant, il s'inquiétait de l'avoir laissé parler avec animation:
«Soyez tranquille, lui dit le marquis. Revenez demain, et vous me trouverez debout. Ce n'est pas cela qui fatigue, c'est l'absence d'expansion qui dessèche et qui tue.»
XX.
LA FORTERESSE DE CROZANT.
Le marquis fut à peu près guéri en effet le lendemain, et déjeuna avec Émile. Rien ne vint plus troubler cette amitié singulière d'un vieillard et d'un tout jeune homme, et grâce aux dernières affirmations de M. de Châteaubrun, la douloureuse appréhension de la folie ne vint plus troubler l'attrait qu'Émile trouvait dans la compagnie de M. de Boisguilbault.
Il s'abstint, ainsi qu'il l'avait promis à Antoine, de jamais parler de lui, et s'en dédommagea en ouvrant son cœur au marquis sur tous ses autres secrets; car il lui eût été impossible de ne pas lui raconter son passé, de ne pas lui communiquer ses idées pour son avenir, et, par suite, ses souffrances, un instant assoupies, mais fatalement interminables, que l'opposition de son père lui avait suscitées et devait lui apporter encore à la première occasion.
M. de Boisguilbault encouragea Émile dans les projets de respect et de soumission; mais il s'étonna du soin qu'avait toujours pris M. Cardonnet d'étouffer les instincts légitimes d'un fils aussi enclin au travail et aussi heureusement doué.
Le goût et l'intelligence qu'Émile montrait pour l'agriculture lui paraissaient caractériser une noble et généreuse vocation, et il se disait que s'il avait eu le bonheur de posséder un fils tel que lui, il eût pu utiliser, de son vivant, l'immense fortune qu'il destinait aux pauvres, mais dont il n'avait pas su faire usage dans le présent.
Il ne pouvait s'empêcher de dire en soupirant qu'on était béni du ciel quand on trouvait dans un fils, dans un ami, dans un autre soi-même, une initiative féconde et les moyens de compléter sérieusement l'œuvre de sa destinée.
Enfin, il accusait Cardonnet, au fond de sa pensée, de vouloir consacrer au mal les forces et les moyens que Dieu lui avait donnés pour l'aider à faire le bien, et il voyait en lui un tyran aveugle et opiniâtre, qui mettait l'argent au-dessus du bonheur d'autrui et du sien propre, comme si l'homme était l'esclave des choses matérielles et non le serviteur de la vérité avant tout.
M. de Boisguilbault n'était pourtant pas un esprit essentiellement religieux. Émile le trouvait toujours trop froid sous ce rapport. Quand le marquis avait dit: «Je crois en Dieu,» il se croyait dispensé de dire: «J'adore.» Quand ses pensées, prenant le plus puissant essor dont il était capable, s'élevaient jusqu'à une sorte d'invocation, qui n'était pas précisément la prière, mais l'hommage, il disait à Dieu: «Ton nom est sagesse!» Émile ajoutait: «Ton nom est amour!» Alors le vieillard reprenait: «C'est la même chose,» et il avait raison.
Émile ne pouvait guère le contredire; mais, dans cette disposition à insister sur le caractère grandiose de la logique et de la rectitude divines, on sentait bien, chez le marquis, l'absence de cette passion exaltée qu'Émile portait dans son sein pour l'inépuisable bonté de la Toute-Puissance. Mais aussi, quand les faits extérieurs, les misères, la faiblesse humaine et tout le mal d'ici-bas donnaient un démenti apparent à cette miséricordieuse Providence et qu'Émile tombait dans une sorte de découragement, le vieux logicien reprenait la supériorité de sa foi.
Il ne doutait jamais, lui, il ne pouvait pas douter. Il n'avait pas besoin de voir pour savoir, disait-il, et le passage des fléaux de ce monde ne troublait pas plus à ses yeux l'ordre moral des choses éternelles que celui des nuées sur le soleil n'en altérait l'ordre physique.
Sa résignation ne partait pas d'un sentiment d'humilité ou de tendresse: car pour ses propres chagrins, il avouait n'avoir jamais pu se soumettre qu'extérieurement; mais il croyait pour l'univers à une source de fatalisme optimiste qui contrastait avec son pessimisme personnel, et qui formait le trait le plus original de son esprit et de son caractère.
«Voyez, disait-il, la logique est partout! Elle est infinie dans l'œuvre de Dieu; mais elle est incomplète et insaisissable dans chaque chose, parce que chaque chose est finie; l'homme lui-même, bien qu'il soit le reflet le plus frappant de l'infini sur ce petit monde. Nul homme ne peut comprendre la sagesse infinie, si ce n'est à l'état d'abstraction: car, s'il cherche en lui-même et autour de lui, il ne la peut saisir et constater en aucune façon. Vous me traitez souvent de logicien; j'y consens: j'aime et je cherche la logique. J'en ai un besoin énorme, et ne me complais à rien qui lui soit étranger. Mais suis-je logique dans mes actions et dans mes instincts? Moins que qui que ce soit au monde. Plus je me tâte, plus je trouve en moi l'abîme des contradictions, le désordre du chaos. Eh bien, je suis un exemple particulier de ce qu'est l'homme en général; et plus je suis illogique à mes propres yeux, plus je sens la logique de Dieu planer sur ma faible tête, qui s'égarerait sans cette boussole céleste, et rendrait follement l'univers complice responsable de sa propre infirmité.»
Une fois il emmena Émile dans la campagne, et ils firent à cheval l'exploration des vastes propriétés du marquis. Émile fut frappé du peu de rapport d'une telle richesse territoriale.
«Toutes ces fermes sont au plus bas prix possible, répondit le marquis; quand on ne sait pas sortir des données de l'économie actuelle, le mieux qu'on ait à faire, c'est de grever le moins qu'on peut le cultivateur laborieux. Ces gens-là me remercient, vous le voyez, et me souhaitent une longue vie. Je le crois bien! Ils me croient très bon, quoique ma figure ne leur plaise guère. Ils ne savent pas que je ne les aime point comme ils l'entendent, et que je ne vois en eux que des victimes que je ne puis sauver, mais dont je ne veux pas être le bourreau. Je sais fort bien que, sous une législation logique, cette propriété doit arriver à centupler ses produits. Je suis soulagé de mon ennui quand j'y songe: mais pour y songer et me nourrir de la certitude qu'elle sera un jour l'instrument du libre travail d'hommes nombreux et sages, il ne faut pas que je la voie à l'état où elle est: car ce spectacle me glace et m'attriste! aussi je m'y expose bien rarement.»
Il y avait en effet deux ans environ que M. de Boisguilbault n'était entré dans ses fermes, et n'avait fait le tour de ses domaines. Il ne s'y décidait que dans les cas d'absolue nécessité. Partout il était reçu avec des démonstrations de respect et d'affection qui n'étaient pas sans un mélange de terreur superstitieuse; car ses habitudes de solitude et ses excentricités lui avaient donné, dans l'esprit de plusieurs paysans, la réputation de sorcier.
Plus d'une fois, durant l'orage, on avait dit tristement:
«Ah! si M. de Boisguilbault voulait empêcher la grêle, il ne tiendrait qu'à lui! mais au lieu de faire ce qu'il peut, il cherche quelque autre chose que personne ne sait et qu'il ne trouvera peut-être jamais!»
«Eh bien, Émile, que feriez-vous de tout cela, si c'était à vous? dit le marquis en rentrant; car je ne vous ai pas fait faire cette assommante visite de propriétaire à d'autres fins que de vous interroger.
—J'essaierais! répondit Émile avec vivacité.
—Sans doute, reprit le marquis, j'essaierais de fonder une vraie commune si je pouvais. Mais j'essaierais en vain, j'échouerais. Et vous aussi, peut-être!
—Qu'importe?
—Voici le cri généreux et insensé de la jeunesse: qu'importe de succomber pourvu qu'on agisse, n'est-ce pas? On cède à un besoin d'activité, et l'on ne voit pas les obstacles. Il y en a pourtant, et savez-vous le pire? c'est qu'il n'y a point d'hommes. En ce sens, votre père a raison d'invoquer un fait brutal, mais encore tout puissant. Les esprits ne sont pas mûrs, les cœurs ne sont pas disposés; je vois bien de la terre et des bras, je ne vois pas une âme détachée du moi qui gouverne le monde. Encore quelque temps, Émile, pour que l'idée éclose se répande: ce ne sera pas si long qu'on le croit; je ne le verrai pas, mais vous le verrez. Patience donc!
—Eh quoi! le temps fait-il quelque chose sans nous?
—Non, mais il ne fera rien sans nous tous. Il est des époques où l'on doit se consoler de ne pas pratiquer, pourvu qu'on instruise; puis vient le temps où l'on peut faire à la fois l'un et l'autre. Vous sentez-vous de la force?
—Beaucoup!
—Tant mieux!… Je le crois aussi!… Eh bien, Émile, nous causerons un jour … bientôt peut-être, à ma première fièvre, quand mon pouls battra un peu plus vite qu'aujourd'hui.»
C'est dans de tels entretiens qu'Émile trouvait la force de subir les heures qu'il ne pouvait passer auprès de Gilberte. Il manquait bien quelque chose à son amitié pour M. de Boisguilbault: c'était de pouvoir lui parler d'elle et de lui dire son amour. Mais l'amour heureux a quelque chose de superbe, qui se passe assez bien de l'avis des autres, et le temps où Émile sentirait le besoin de se plaindre et de chercher un appui contre le désespoir n'était pas encore venu pour lui.
En quoi donc consistait son bonheur? Vous le demandez? D'abord il aimait, cela suffit presque à qui aime bien. Et puis, il savait qu'il était aimé, quoiqu'il n'eût jamais osé le demander et qu'on eût encore moins osé le lui dire.
Le nuage, cependant, se formait à l'horizon, et bientôt Émile devait sentir l'approche de l'orage. Un jour Janille lui dit, comme il quittait Châteaubrun: «Ne venez pas de trois ou quatre jours; nous avons affaire dans les environs, et nous serons absents.» Émile pâlit: il crut recevoir son arrêt, et il eut à peine la force de demander quel jour la famille serait de retour dans ses pénates. «Eh mais! dit Janille, vers la fin de la semaine, peut-être. D'ailleurs il est probable que je resterai ici: je ne suis plus d'âge à courir les montagnes, et vous saurez bien venir me demander en passant si M. Antoine et sa fille sont de retour.
—Vous me permettriez donc bien de vous rendre ma visite? dit Émile en s'efforçant de sourire pour cacher sa mortelle angoisse.
—Pourquoi non, si le cœur vous en dit? reprit la petite vieille en se rengorgeant d'un air où l'ombrageux Émile crut voir percer un peu de malice. Je ne crains pas que cela me compromette, moi!»
«C'en est fait, pensa Émile. Mes assiduités ont été remarquées, et quoique M. Antoine ni sa fille ne s'avisent encore de rien, Janille s'est promis de m'expulser. Elle a ici un pouvoir absolu, et le moment de la crise est arrivé.
—Eh bien, mademoiselle Janille, reprit-il, je viendrai vous voir demain, j'aurai grand plaisir à causer avec vous.
—Comme ça se trouve, dit Janille: moi aussi, j'ai envie de causer! Mais demain j'ai du chanvre à cueillir, je compte sur vous après-demain seulement. C'est entendu, je serai ici toute la journée, n'y manquez pas. Bonsoir, monsieur Émile, nous causerons de bonne amitié. Ah! mais! c'est que moi aussi je vous aime bien!»
Plus de doutes pour Émile; la maîtresse femme de Châteaubrun avait ouvert les yeux sur son amour. Quelque voisin officieux commençait à s'étonner de le voir si souvent sur le chemin des ruines. Antoine ne savait rien encore, Gilberte non plus; car, en lui annonçant une petite absence de son père, cette dernière n'avait pas paru prévoir que Janille la ferait partir avec lui. L'adroite gouvernante avait bien fait son plan: d'abord écarter Émile, et puis organiser le départ de Gilberte à l'improviste, afin de se ménager quelques jours pour conjurer le petit orage qu'elle prévoyait de la part du jeune homme.
«Il faudra donc parler, se disait Émile; et pourquoi reculerais-je devant ce terme inévitable de mes secrètes aspirations? Je dirai à sa fidèle gouvernante, à son excellent père, que je l'aime et que j'aspire à sa main. Je demanderai quelque temps pour m'en ouvrir à mon père et pour m'entendre avec lui sur le choix d'une carrière, car je n'en ai point encore, et il faut bien que mon sort se décide. Il y aura une lutte assez violente, mais je serai fort, j'aime. Il ne s'agit pas de moi seul; j'aurai le courage invincible, j'aurai le don de la persuasion, je l'emporterai!»
Malgré cette confiance, Émile passa la nuit dans d'affreuses perplexités. Il se représentait l'entretien qu'il allait avoir avec Janille, et il eût pu écrire les questions et les réponses, tant il connaissait l'aplomb et la franchise de la petite femme.
«Ah mais, Monsieur (devait-elle lui dire, à coup sûr), parlez à votre père avant tout, et arrangez-vous avec lui; car il est fort inutile de troubler l'esprit de M. Antoine par une demande conditionnelle, des projets incertains. En attendant, ne revenez plus, ou revenez fort peu, car personne n'est obligé de savoir vos intentions, et Gilberte n'est pas fille à vous écouter sans être sûre de pouvoir être votre femme.»
Et puis il craignait aussi que Janille, qui avait l'esprit fort positif, ne traitât d'illusion la possibilité du consentement de M. Cardonnet, et ne lui interdît les visites fréquentes, à moins qu'il n'apportât une belle et bonne preuve de la liberté de son choix.
Il était donc plus que prouvé qu'Émile devait entamer le combat avec son père d'abord, et agir ensuite en conséquence; à savoir: aller rarement à Châteaubrun avant d'avoir conçu un certain espoir de vaincre, ou, s'il n'y avait aucun motif d'espoir, s'abstenir de jamais troubler le bonheur de la famille de Châteaubrun par d'inutiles ouvertures, s'éloigner enfin, renoncer à Gilberte …
Mais voilà ce qu'il était impossible à Émile de comprendre au nombre des choses probables. L'idée de la mort entrerait plus facilement dans la tête d'un enfant que celle de renoncer à la femme aimée dans celle d'un jeune homme fortement épris.
Aussi Émile concevait-il plus volontiers la chance de se brûler la cervelle sous les yeux de son père que celle de plier sous sa volonté. «Eh bien! se disait-il, je lui parlerai, dès demain, à ce maître terrible, et je lui parlerai de telle manière que je pourrai ensuite me présenter le front levé à Châteaubrun.»
Et pourtant, quand vint le lendemain, Émile, au lieu de se sentir investi de toute la force de sa volonté, se trouva si épuisé par l'insomnie et si navré de tristesse, qu'il craignit d'être faible, et ne parla point.
Quoi de plus douloureux, en effet, lorsque l'âme s'est épanouie dans un rêve délicieux, que de se voir jeté tout à coup dans une cruelle réalité?
Quand on s'est fait un adorable secret à soi-même d'un amour chastement voilé, d'aller le révéler froidement à des êtres qui ne le comprennent pas, ou qui le méprisent?
Soit qu'Émile fît cet aveu à son père ou à Janille, il fallait donc livrer son cœur, rempli d'une langueur pudique et d'une sainte ivresse, à des cœurs étrangers ou fermés depuis longtemps à des sympathies de ce genre? Et il avait rêvé un dénouement si autrement sublime! N'était-ce pas Gilberte qui, la première, et seule au monde avec lui sous l'œil de Dieu, devait recueillir dans son âme le mot sacré d'amour lorsqu'il s'échapperait de ses lèvres?
Le monde et les lois de l'honneur, si froides en pareil cas, étaient donc là pour ôter à la virginité de sa passion ce qu'elle avait de plus pur et de plus idéal! Il souffrait profondément, et déjà il lui semblait qu'un siècle d'amertume avait passé entre ses songes de la veille et cette sombre journée qui commençait pour lui.
Il monta à cheval, résolu d'aller chercher au loin, dans quelque solitude, le calme et la résignation nécessaires pour affronter le premier choc.
Il voulait fuir Châteaubrun; mais il se trouva auprès sans savoir comment. Il passa outre sans détourner la tête, remonta le rude chemin où, battu par l'orage, il avait vu pour la première fois les ruines à la lueur des éclairs.
Il reconnut les roches où il s'était abrité avec Jean Jappeloup, et il ne put comprendre qu'il n'y eût pas plus de deux mois qu'il s'était trouvé là, si léger d'esprit, si maître de lui-même, si différent de ce qu'il était devenu depuis.
Il alla vers Éguzon, afin de revoir tout le chemin qu'il avait fait alors, et où il n'avait point encore repassé.
Mais, dès les premières maisons, la vue des habitants qui l'examinaient lui causa le même sentiment d'effroi et de misanthropie qui eût pu venir à M. de Boisguilbault en pareil cas. Il prit brusquement un chemin sombre et couvert qui s'ouvrait sur sa gauche, et s'enfonça sans but dans la campagne.
Ce chemin inégal, mais charmant, passant tantôt sur de larges rochers, tantôt sur de frais gazons, tantôt sur un sable fin, et bordé d'antiques châtaigniers au tronc crevassé, aux racines formidables, le conduisit à de vastes landes où il avança lentement, satisfait enfin d'être seul dans un site désolé.
Le chemin s'en allait devant lui tantôt en zigzag, tantôt en montagnes russes, à travers les espaces couverts de genêts et de bruyères, et les tertres sablonneux coupés de ruisseaux sans lit déterminé et sans direction suivie.
De temps en temps une perdrix rasait l'herbe à ses pieds, un martin-pêcheur traçait une ligne d'azur et de feu, effleurant un marécage avec la rapidité d'une flèche.
Après une heure de marche, toujours perdu dans ses pensées, il vit le sentier se resserrer, s'enfoncer dans des buissons, puis disparaître sous ses pieds. Il leva les yeux, et vit devant lui, au delà de précipices et de ravins profonds, les ruines de Crozant s'élever en flèche aiguë sur des cimes étrangement déchiquetées, et parsemées sur un espace qu'on peut à peine embrasser d'un seul coup d'œil.
Émile était déjà venu visiter cette curieuse forteresse, mais par un chemin plus direct, et sa préoccupation l'ayant empêché cette fois de s'orienter, il resta un instant avant de se reconnaître.
Rien ne convenait mieux à l'état de son âme que ce site sauvage et ces ruines désolées. Il laissa son cheval dans une chaumière et descendit à pied le sentier étroit qui, par des gradins de rochers, conduit au lit du torrent. Puis il en remonta un semblable, et s'enfonça dans les décombres où il resta plusieurs heures en proie à une douleur que l'aspect d'un lieu si horrible, et si sublime en même temps, portait par instant jusqu'au délire.
Les premiers siècles de la féodalité ont vu construire peu de forteresses aussi bien assises que celle de Crozant. La montagne qui la porte tombe à pic de chaque côté, dans deux torrents, la Creuse et la Sédelle, qui se réunissent avec fracas à l'extrémité de la presqu'île, et y entretiennent, en bondissant sur d'énormes blocs de rochers, un mugissement continuel. Les flancs de la montagne sont bizarres et partout hérissés de longues roches grises qui se dressent du fond de l'abîme comme des géants, ou pendent comme des stalactites sur le torrent qu'elles surplombent.
Les débris de constructions ont tellement pris la couleur et la forme des rochers, qu'on a peine, en beaucoup d'endroits, à les en distinguer de loin.
On ne sait donc qui a été plus hardi et plus tragiquement inspiré, en ce lieu, de la nature ou des hommes, et l'on ne saurait imaginer, sur un pareil théâtre, que des scènes de rage implacable et d'éternelle désolation.
Un pont-levis, de sombres poternes et un double mur d'enceinte, flanqué de tours et de bastions, dont on voit encore les vestiges, rendaient cette forteresse imprenable avant l'usage du canon. Et cependant l'histoire d'une place si importante dans les guerres du moyen âge est à peu près ignorée.
Une vague tradition attribue sa fondation à des chefs sarrasins qui s'y seraient maintenus longtemps. La gelée, qui est rude et longue dans cette région, achève de détruire chaque année ces fortifications que les boulets ont brisées et que le temps a réduites en poussière.
Cependant le grand donjon carré, dont l'aspect est sarrasin en effet, se dresse encore au milieu, et, miné par la base, menace de s'abîmer à chaque instant comme le reste.
Des tours, dont un seul pan est resté debout, et plantées sur des cimes coniques, présentent l'aspect de rochers aigus, autour desquels glapissent incessamment des nuées d'oiseaux de proie.
On ne peut faire sans danger le tour de la forteresse. En beaucoup d'endroits, tout sentier disparaît, et le pied vacille sur le bord des gouffres où l'eau se précipite avec fureur.
Ce n'est que du haut des tours d'observation qu'on pouvait voir l'approche de l'ennemi; car, de plain pied avec la base des édifices et les sommets de la montagne, la vue était bornée par d'autres montagnes arides. Mais leurs flancs calcaires s'entr'ouvrent aujourd'hui pour laisser couler des terres fertiles et pousser en liberté de beaux arbres souvent déracinés par le passage des eaux, quand ils ont atteint une certaine élévation.
Quelques chèvres, moins sauvages que les enfants misérables qui les gardent, se pendent aux ruines et courent hardiment sur les précipices.
Tout cela est d'une désolation si pompeuse et si riche d'accidents que le peintre ne sait où s'arrêter. L'imagination du décorateur ne trouverait qu'à retrancher dans ce luxe d'épouvante et de menace.
Émile passa là plusieurs heures, plongé dans le chaos de ses incertitudes et de ses projets. Parti avec le jour, il était dévoré par la faim et ne se rendait pas compte de la souffrance physique qui aggravait sa détresse morale.
Étendu sur un rocher, il voyait les vautours planer sur sa tête et songeait aux tortures de Prométhée, lorsque les sons lointains d'une voix mâle, qui ne lui paraissait pas inconnue, le firent tressaillir. Il se releva et courut au bord du précipice. Alors, sur le ravin opposé, il vit trois personnes descendre le sentier.
Un homme en blouse et en chapeau gris à larges bords marchait le premier, et se retournait de temps en temps pour avertir ceux qui le suivaient de prendre garde à eux; après lui venait un paysan conduisant un âne par la bride, et, sur cet âne, une femme en robe lilas bien pâle, en chapeau de paille bien modeste.
Émile s'élança à leur rencontre, sans se demander si Janille avait parlé, si l'on se tenait en garde contre lui, si on allait l'accueillir froidement.
Il courait et bondissait comme une pierre lancée sur le flanc escarpé de l'abîme. Il partit à vol d'oiseau, franchit le torrent qui bondissait avec de vaines menaces sur les roches glissantes, et arriva sur l'autre versant, pour recevoir l'accolade joyeuse du bon Antoine, et prendre des mains de Sylvain Charasson la bride de la modeste monture qui portait Gilberte et son doux sourire, et sa vive rougeur, et son air de joie vainement contenue. Janille n'était pas là, Janille n'avait point parlé!
Comme le bonheur paraît plus doux après la peine, et comme l'amour répare vite le temps perdu à souffrir! Émile ne se souvenait plus de la veille et ne songeait plus au lendemain.
Quand il se retrouva dans les ruines de Crozant, conduisant en triomphe sa bien-aimée, il brisa toutes les branches de broussailles qu'il put atteindre, et les jeta sous les pieds de l'âne, comme autrefois les Hébreux semaient de perles les traces de l'humble monture du divin maître.
Puis il prit Gilberte dans ses bras pour la poser sur le plus beau gazon qu'il put choisir, quoiqu'elle n'eût aucun besoin d'un pareil secours pour descendre d'un âne si petit et si tranquille. Émile n'était plus timide, car il était fou; et si Antoine n'eût pas été le moins clairvoyant des hommes, il eût compris qu'il ne fallait pas plus songer à réprimer cette passion exaltée qu'à empêcher la Creuse ou la Sédelle de courir ou de gronder.
«Ça, je meurs de faim, dit M. Antoine, et, avant de savoir comment nous nous rencontrons si à point, je veux qu'on ne me parle que de déjeuner. Un convive de plus ne nous fait pas peur, car Janille nous a bourrés de provisions. Ouvrez votre gibecière, petit drôle, dit-il à Charasson, tandis que je vais faire une entaille au sac que ma fille portait en croupe. Et puis, Émile courra aux maisons qui sont là-bas, et nous trouvera un renfort de pain bis. Restons près de la rivière, c'est de l'eau de roche excellente, prise en petite quantité avec beaucoup de vin.»
Le déjeuner champêtre fut bientôt étalé sur l'herbe, Gilberte se fit une assiette avec une grande feuille de lotus, et son père découpa les portions avec une espèce de sabre qu'on appelait eustache de poche. Émile apporta, outre le pain, du lait pour Gilberte et des cerises sauvages qui furent déclarées excellentes, et dont l'amertume a du moins l'avantage d'exciter l'appétit. Sylvain, assis comme un singe sur le tronc penché d'un arbre, n'eut pas une part moins copieuse que les autres, et mangea avec d'autant plus de plaisir, disait-il, qu'il n'avait pas là les yeux de mademoiselle Janille pour compter les morceaux d'un air de reproche. Émile fut rassasié au bout d'un instant. Bien qu'on se moque des héros de roman qui ne mangent jamais, il est bien certain que les amoureux ont peu d'appétit, et qu'en cela les romans sont aussi vrais que la vie.
Quel transport pour Émile, après avoir cru qu'il ne reverrait plus Gilberte que sévère et méfiante, de la retrouver telle qu'il l'avait laissée la veille, pleine d'abandon et de noble imprévoyance! Et comme il aimait Antoine d'être incapable d'un soupçon, et de conserver une si expansive gaieté!
Jamais il ne s'était senti si gai lui-même; jamais il n'avait vu un plus beau jour que cette pâle journée de septembre, un site plus riant et plus enchanté que cette sombre forteresse de Crozant! Et justement Gilberte avait ce jour-là sa robe lilas, qu'il ne lui avait pas vue depuis longtemps, et qui lui rappelait le jour et l'heure où il était devenu éperdument amoureux!
Il apprit qu'on s'était mis en route pour aller voir un parent à la Clavière, avant les deux jours qu'on devait aller passer à Argenton, et que, n'ayant trouvé personne dans ce château, on avait résolu de faire une promenade à Crozant, où l'on resterait jusqu'au soir; et il n'était guère que midi! Émile s'imagina avoir l'éternité devant lui. M. Antoine s'étendit à l'ombre après le déjeuner, et s'endormit d'un profond sommeil. Les deux amants, suivis de Charasson, entreprirent de faire le tour de la forteresse.
XXI.
LE PETIT COUCHER DE M. ANTOINE.
Le page de Châteaubrun réjouit un instant le jeune couple par ses naïvetés; mais, emporté bientôt par le besoin de courir, il s'écarta à la poursuite des chèvres, faillit se faire un mauvais parti avec les chevriers, et finit par s'entendre avec eux, en jouant aux palets sur le bord de la Creuse, pendant qu'Émile et Gilberte entreprenaient de longer la Sédelle sur l'autre flanc de la montagne.
Comme, en bien des endroits, le torrent a rongé la base du roc, il leur fallut tantôt grimper, tantôt redescendre, tantôt mettre le pied sur des blocs à fleur d'eau, et tout cela non sans peine et sans danger. Mais la jeunesse est aventureuse, et l'amour ne doute de rien.
Une providence particulière protège l'un et l'autre, et nos amoureux se tirèrent bravement de tous les périls, Émile tremblant d'une toute autre émotion que la peur lorsqu'il soulevait ou retenait Gilberte dans ses bras; Gilberte riant pour cacher son trouble ou pour s'en distraire.
Gilberte était forte, agile et courageuse comme une enfant de la montagne; et pourtant, à franchir ainsi des obstacles continuels, elle se sentit bientôt essoufflée et se laissa tomber sur la mousse au bord de l'eau bondissante, jeta son chapeau sur le gazon, forcée de relever ses cheveux dénoués qui pendaient sur ses épaules.
«Allez donc me cueillir cette belle digitale que je vois là-bas,» dit-elle à Émile pensant qu'elle aurait le temps de se recoiffer avant qu'il fût de retour,
Mais il y alla et revint si vite, qu'il la trouva encore tout inondée de ses cheveux d'or, que ses petites mains avaient peine à ramasser en une seule tresse.
Debout auprès d'elle, il admirait ces trésors qu'elle rejetait derrière sa tête avec plus d'impatience que d'orgueil, et qu'elle eût coupés depuis longtemps comme un fardeau gênant, si Antoine et Janille ne s'y fussent jalousement opposés.
En ce moment, néanmoins, elle leur sut gré de ne l'avoir pas souffert; car, malgré son peu de coquetterie, elle vit bien qu'Émile était éperdu d'admiration, et elle n'avait rien fait pour la provoquer!
Si la beauté a de certains triomphes, dont l'amour ne ne peut se refuser à jouir, c'est surtout lorsqu'ils sont imprévus et involontaires. Cette belle chevelure eût été, en effet, un véritable dédommagement pour une femme laide, et chez Gilberte c'était comme une prodigalité de la nature ajoutée à tous ses autres dons.
Il faut bien dire que, comme son père, Gilberte était plus laborieuse qu'adroite de ses mains, et, d'ailleurs, elle avait perdu en courant toutes ses épingles, et par deux fois, la lourde torsade roulée sur sa nuque avec précipitation se défit et retomba jusqu'à ses pieds.
Le regard d'Émile plana toujours sur elle; Gilberte ne le voyait pas, mais elle le sentait comme si le feu de ce regard passionné eût rempli l'atmosphère. Elle en fut bientôt si confuse, qu'elle oublia d'en être joyeuse, et enfin, comme à l'ordinaire, elle s'efforça de rompre, par une plaisanterie, leur mutuelle émotion.
«Je voudrais que ces cheveux fussent à moi, dit-elle, je les couperais, et je les enverrais au fond de la rivière.»
C'était l'occasion pour Émile de faire un beau compliment; mais il s'en garda bien. Qu'eût-il dit sur ces cheveux-là, qui exprimât l'amour qu'il leur portait? Il ne les avait jamais touchés, et il en mourait d'envie. Il regarda furtivement autour de lui.
Un cercle de rochers et d'arbrisseaux isolait Gilberte et lui du monde entier. Il n'y avait aucun point de la montagne d'où on pût les voir. On eût dit qu'elle avait choisi cet abri pour le tenter, et pourtant l'innocente fille n'y avait point songé et ne songeait pas encore qu'il y eût là quelque danger pour elle.
Émile n'avait plus sa raison. L'insomnie, l'épouvante, la douleur et la joie, avaient allumé la fièvre dans son sang.
Il s'agenouilla auprès de Gilberte, et prit dans sa main tremblante une poignée de ses cheveux rebelles; puis, comme elle tressaillait, il la laissa retomber en disant:
«J'ai cru que c'était une guêpe, mais ce n'est qu'un brin de mousse.
—Vous m'avez fait peur, reprit Gilberte en secouant la tête: j'ai cru que c'était un serpent.»
Cependant la main d'Émile s'attachait à cette chevelure et ne pouvait l'abandonner.
Sous prétexte d'aider Gilberte à en rassembler les mèches éparses que lui disputait la brise, il les toucha cent fois, et finit par y porter ses lèvres à la dérobée. Gilberte parut ne point s'en apercevoir, et, remettant précipitamment son chapeau sur sa coiffure mal assurée, elle se leva en disant, d'un air qu'elle voulait rendre dégagé:
«Allons voir si mon père est réveillé.»
Mais elle tremblait; une pâleur subite avait effacé les brillantes couleurs de ses joues; son cœur était prêt à se rompre; elle fléchit et s'appuya sur le rocher pour ne pas tomber. Émile était à ses pieds.
Que lui disait-il? Il ne le savait pas lui-même, et les échos de Crozant n'ont pas gardé ses paroles. Gilberte ne les entendit pas distinctement; elle avait le bruit du torrent dans les oreilles, mais centuplé par le battement de ses artères, et il lui semblait que la montagne, prise de convulsions, oscillait au-dessus de sa tête.
Elle n'avait plus de jambes pour fuir, et d'ailleurs elle n'y songeait point. On fuirait en vain l'amour; quand il s'est insinué dans l'âme, il s'y attache et la suit partout. Gilberte ne savait pas qu'il y eût d'autre péril dans l'amour que celui de laisser surprendre son cœur, et il n'y en avait pas d'autres en effet pour elle auprès d'Émile. Celui-là était bien assez grand, et le vertige qu'il causait était plein d'irrésistibles délices.
Tout ce que Gilberte sut dire, ce fut de répéter avec un effroi plein de regret et de douleur:
«Non, non! il ne faut pas m'aimer.
—C'est donc que vous me haïssez!» reprenait Émile; et Gilberte, détournant la tête, n'avait pas le courage de mentir. Eh bien, si vous ne m'aimez pas, disait Émile, que vous importe de savoir que je vous aime? Laissez-moi vous le dire, puisque je ne peux plus le cacher. Cela vous est indifférent, et on ne craint pas ce qu'on dédaigne. Sachez-le donc, et si je vous quitte, si je ne vais plus vous voir, apprenez au moins pourquoi: c'est que je meurs d'amour pour vous, c'est que je ne dors plus, que je ne travaille plus, que je perds l'esprit, et qu'il m'arriverait peut-être bientôt de dire à votre père ce que je vous dis maintenant. J'aime mieux être chassé par vous que par les autres. Chassez-moi donc; mais vous m'entendrez ici, parce que mon secret m'étouffe; je vous aime, Gilberte, je vous aime à en mourir!» Et le cœur d'Émile était si plein qu'il déborda en sanglots.
Gilberte voulut s'éloigner; mais elle s'assit à trois pas de là et se prit à pleurer. Il y avait plus de bonheur que d'amertume au fond de toutes ces larmes. Aussi Émile se fut-il bientôt rapproché pour consoler Gilberte, et fut-il bientôt consolé à son tour; car dans l'effroi qu'elle exprimait, il n'y avait que tendresse et regret.
«Je suis une pauvre fille, lui disait-elle, vous êtes riche, et votre père ne songe, à ce qu'on dit, qu'à augmenter sa fortune. Vous ne pouvez pas m'épouser, et moi je ne dois pas songer à me marier dans la position où je suis.
«Ce serait un hasard de rencontrer un homme aussi pauvre que moi, qui eût reçu un peu d'éducation, et je n'ai jamais compté sur ce hasard-là. Je me suis dit de bonne heure que je devais tirer bon parti de mon sort pour m'habituer à la dignité des sentiments, qui consiste à ne point porter envie aux autres, et à se créer des goûts simples, des occupations honnêtes.
«Je ne pense donc pas du tout au mariage, puisqu'il me faudrait peut-être, pour trouver un mari, changer quelque chose à ma manière de penser. Tenez, si vous voulez que je vous le dise, Janille s'est mis dans la tête, depuis quelques jours, une idée qui me chagrine beaucoup. Elle veut que mon père me cherche un mari. Chercher un mari! n'est-ce pas honteux et humiliant? et peut-on rien imaginer de plus répulsif?
«Cette excellente amie ne comprend pourtant rien à ma résistance, et, comme mon père devait aller toucher à Argenton le terme de sa petite pension, elle a exigé tout à coup ce matin qu'il m'emmenât pour me présenter à quelques personnes de sa connaissance.
«Nous ne savons pas résister à Janille, et nous sommes partis; mais mon père, grâce au ciel, ne s'entend pas à trouver des maris, et je saurai si bien l'aider à n'y point penser, que cette promenade n'aura aucun but.
«Vous voyez bien, monsieur Émile, qu'il ne faut point faire la cour à une fille qui n'a pas d'illusion, et qui se destine au célibat sans regret et sans honte. Je pensais que vous l'aviez compris, et que votre amitié ne chercherait jamais à troubler mon repos.
«Oubliez donc cette folie qui vient de vous passer par l'esprit, et ne voyez en moi qu'une sœur qui ne s'en souviendra pas, si vous lui promettez de l'aimer tranquillement et saintement. Pourquoi nous quitteriez-vous? cela ferait bien de la peine à mon père et à moi!
—Cela vous ferait bien de la peine, Gilberte? reprit Émile; d'où vient que vous pleurez en me disant des choses si froides? Ou je ne vous comprends pas, ou vous me cachez quelque chose. Et voulez-vous savoir ce que je crois deviner? c'est que vous n'avez pas assez d'estime pour moi, pour m'écouter avec confiance. Vous me prenez pont un jeune fou, qui parle d'amour sans religion et sans conscience, et vous croyez pouvoir me traiter comme un enfant à qui l'on dit: Ne recommencez pas, je vous pardonne. Ou bien, si vous croyez qu'avec quelques paroles de froide raison on peut étouffer un amour sérieux, vous êtes un enfant vous-même, Gilberte, et vous ne sentez rien du tout pour moi au fond de votre cœur. O mon Dieu, serait-il possible, et ces yeux qui m'évitent, cette main qui me repousse, est-ce là le dédain ou l'incrédulité?
—N'est-ce pas assez? Croyez-vous que je puisse consentir à vous aimer avec la certitude que vous devez tôt ou tard appartenir à une autre? Il me semble que l'amour, c'est l'éternité d'une vie à deux: c'est pourquoi, en renonçant à me marier, j'ai dû renoncer à aimer.
—Et je l'entends bien ainsi, Gilberte! l'amour, c'est l'éternité d'une vie à deux! Je ne comprends même pas que la mort puisse y mettre un terme; ne vous ai-je pas dit tout cela en vous disant: «Je vous aime!» Ah! cruelle Gilberte, vous ne m'avez pas compris, ou vous ne voulez pas me comprendre: mais si vous m'aimiez vous ne douteriez pas. Vous ne me diriez pas que vous êtes pauvre, vous ne vous en souviendriez pas plus que moi-même.
—O mon Dieu! Émile, je ne doute pas de vous: je vous sais aussi incapable que moi d'un calcul intéressé. Mais, encore une fois, sommes-nous donc plus forts que la destinée, que la volonté de votre père, par exemple?
—Oui, Gilberte, oui, plus forts que tout le monde, si … nous nous aimons?»
Il est fort inutile de rapporter la suite de cet entretien. Nous ne pourrions résumer certaines intermittences de peur et de découragement, où Gilberte, redevenant raisonnable, c'est-à-dire désolée, montrait les obstacles et laisser percer une fierté sans emphase, mais assez sentie pour préférer l'éternelle solitude à l'humiliation d'une lutte contre l'orgueil de la richesse.
Nous pourrions dire par quels arguments d'honneur et de loyauté Émile cherchait à lui rendre la confiance. Mais les plus forts arguments, ceux auxquels Gilberte ne trouvait pas de réplique, ce sont ceux-là que nous ne pourrions transcrire, car ils étaient tout d'enthousiasme et de naïve pantomime.
Les amants ne sont pas éloquents à la manière des rhéteurs, et leur parole écrite n'a jamais rien signifié pour ceux auxquels elle ne s'adresse point.
Si l'on pouvait se rappeler froidement quel mot insignifiant a fait perdre l'esprit, on n'y comprendrait plus rien et on se raillerait soi-même.
Mais l'accent, mais le regard, trouvent dans la passion des ressources magiques, et bientôt Émile sut persuader à Gilberte ce qu'il croyait lui-même à ce moment-là: à savoir que rien n'était plus simple et plus facile que de se marier ensemble, partant, qu'il n'y avait rien de plus légitime et de plus nécessaire que de s'aimer de toutes ses forces.
La noble fille aimait trop pour s'arrêter à l'idée qu'Émile fût un présomptueux et un téméraire. Il disait qu'il vaincrait la résistance possible de son père, et Gilberte ne connaissait M. Cardonnet que par des bruits vagues.
Émile garantissait l'adhésion de sa tendre mère, et ce point rassurait la conscience de la jeune fille. Elle partagea bientôt toutes les illusions d'Émile, et il fut convenu qu'il parlerait à son père avant de s'adresser à celui de Gilberte.
Une fille égoïste ou ambitieuse eût été plus prudente. Elle eût mis l'aveu de ses sentiments à des conditions plus rigides. Elle n'eût consenti à revoir son amant que le jour où il serait revenu accomplir toutes les formalités de la demande en mariage. Mais Gilberte ne s'avisa point de toutes ces précautions.
Elle sentit dans son cœur quelque chose de l'infini, une foi et un respect pour la parole de son amant, qui n'avaient pas de bornes. Elle ne se tourmenta plus que d'une chose: c'était d'être une cause de trouble et d'affliction pour la famille d'Émile, le jour où il parlerait.
Elle ne pouvait plus douter de la victoire qu'il se faisait fort de remporter; mais l'idée du combat la faisait souffrir, et elle eût voulu éloigner ce moment terrible.
«Écoutez, lui dit-elle avec une naïveté angélique, rien ne nous presse; nous sommes heureux ainsi, et assez jeunes pour attendre. Je crains que la principale et la meilleure objection de votre père ne soit précisément celle-là; vous n'avez que vingt et un ans, et on peut craindre que vous n'ayez pas encore assez pesé votre choix, assez examiné le caractère de votre fiancée. Si l'on vous parle d'attendre et si on vous demande le temps de réfléchir, soumettez-vous à toutes les épreuves. Quand même nous ne serions unis que dans quelques années, qu'importe, pourvu que nous puissions nous voir, et puisque nous ne pouvons pas douter l'un de l'autre?
—Oh! vous êtes une sainte! répondit Émile en baisant le bord de son écharpe, et je serai digne de vous.»
Quand ils retournèrent vers le lieu où ils avaient laissé Antoine, ils le virent bien loin de là, causant avec un meunier de sa connaissance, et ils allèrent l'attendre au pied de la grande tour.
Les heures passèrent pour eux comme des secondes, et cependant elles étaient remplies comme des siècles. Combien de choses ils se dirent, et combien plus ils ne se dirent pas! Puis le bonheur de se voir, de se comprendre et de s'aimer devint si violent, qu'ils furent saisis d'une gaieté folle, et bondissant comme deux chevreuils, ils se prirent par la main et se mirent à courir sur les pentes abruptes, faisant rouler les pierres au fond du précipice, et si transportés d'un délire inconnu, qu'ils n'avaient pas plus le sentiment du danger que des enfants.
Émile poussait devant lui des décombres, ou les franchissait avec ardeur; on eût dit qu'il se croyait aux prises avec les obstacles de sa destinée. Gilberte n'avait peur ni pour lui, ni pour elle-même; elle riait aux éclats, elle criait et chantait comme une alouette au milieu des airs, et ne pensait plus à renouer sa chevelure qui flottait au vent, et quelquefois l'enveloppait tout entière comme un voile de feu.
Quand son père vint la surprendre au milieu de ce transport, elle s'élança vers lui et l'étreignit dans ses bras avec passion, comme si elle voulait lui communiquer tout le bonheur dont son âme était inondée. Le chapeau gris du bon homme tomba dans cette brusque accolade et alla rouler au fond du ravin. Gilberte partit comme un trait pour le rattraper, et Antoine, effrayé de cette pétulance, courut aussi pour rattraper sa fille.
Tous deux étaient en grand danger, lorsque Émile les devança à la course, saisit au vol le chapeau fugitif, et, en le replaçant sur la tête d'Antoine, serra à son tour ce tendre père dans ses bras.
«Eh! vive Dieu! s'écria Antoine, en les ramenant d'autorité sur une plate-forme moins dangereuse, vous me faites bien fête tous deux, mais vous me faites encore plus de peur! Ah çà, vous avez donc rencontré par là la chèvre du Diable, qui fait courir et sauter comme des fous ceux qu'elle ensorcelle avec son regard? Est-ce l'air de ces montagnes qui te rend si folle, petite fille? Allons, tant mieux, mais pourtant ne t'expose pas comme cela. Quelles couleurs! quel œil brillant! Je vois qu'il faut te mener souvent promener, et que tu ne fais pas assez d'exercice à la maison. Ces jours-ci, elle m'inquiétait, savez-vous, Émile? Elle ne mangeait plus, elle lisait trop, et je me proposais de jeter tous vos livres par la fenêtre, si cela eût continué. Heureusement il n'y paraît point aujourd'hui, et puisqu'il en est ainsi, j'ai envie de la mener jusqu'à Saint-Germain-Beaupré. C'est beau à voir, nous y passerons la journée de demain, et si vous voulez venir avec nous, nous nous amuserons on ne peut mieux. Allons Émile, qu'en dites-vous? qu'importe que nous allions à Argenton un jour plus tard? n'est-ce pas Gilberte? Et quand nous n'y passerions qu'un jour?
—Et quand nous n'irions pas du tout! dit Gilberte en sautant de joie; allons à Saint-Germain, mon père, je n'y ai jamais été; oh! la bonne idée!
—Nous sommes sur le chemin, reprit M. de Châteaubrun, et pourtant il nous faut aller coucher à Fresselines; car ici il n'y a pas à y songer. Au reste, Fresselines et Confolens valent la peine d'être vus. Les chemins ne sont pas beaux: il faudra nous mettre en route avant la nuit. Monsieur Charasson, allez donner l'avoine à cette pauvre Lanterne, qui aime assez les voyages, puisque ce sont les seules occasions pour elle de se régaler; vous reconduirez cet âne à ceux qui nous l'ont prêté, là-haut à Vitra, et puis vous irez nous attendre avec la brouette et le cheval de M. Émile, de l'autre côté de la rivière. Nous y serons dans deux heures.
—Et moi, dit Émile, je vais écrire un mot au crayon pour ma mère, afin qu'elle n'ait point à s'inquiéter de mon absence, et je trouverai bien un enfant pour lui porter ma lettre.
—Envoyer si loin un de ces petits sauvages? ce ne sera pas facile. Eh! vrai Dieu! nous sommes servis à point, car voici quelqu'un de chez vous, si je ne me trompe!»
Émile, en se retournant, vit Constant Galuchet, le secrétaire de son père, qui venait de jeter son habit sur l'herbe, et qui, après avoir enveloppé sa tête d'un mouchoir de poche, se mettait en devoir d'amorcer sa ligne.
«Quoi! Constant, vous venez pêcher des goujons jusqu'ici? lui dit Émile.
—Oh! non, vraiment, Monsieur, répondit Galuchet d'un air grave: je nourris l'espoir de prendre ici une truite!
—Mais vous comptez retourner ce soir à Gargilesse?
—Bien certainement, Monsieur. Monsieur votre père n'ayant pas besoin de moi aujourd'hui, m'a permis de disposer de la journée tout entière; mais dès que j'aurai pris ma truite, s'il plaît à Dieu, je quitterai ce vilain endroit.
—Et si vous ne prenez rien?
—Je maudirai encore plus l'idée que j'ai eue de venir si loin pour voir une pareille masure. Quelle horreur, Monsieur! Peut-on voir un plus triste pays et un château en plus mauvais état? Croyez donc, après cela, les voyageurs qui vous disent que c'est superbe, et qu'on ne peut pas vivre aux bords de la Creuse sans avoir vu Crozant! A moins qu'il n'y ait du poisson dans cette rivière, je veux être pendu si l'on m'y rattrape. Mais je n'y crois pas à leur rivière; cette eau transparente est détestable pour pêcher à la ligne, et ce bruit continuel vous casse la tête. J'en ai la migraine.
—Je vois que vous avez fait une promenade peu agréable, dit Gilberte, qui voyait pour la première fois la ridicule figure de Galuchet, et à qui ses dédains prosaïques donnaient une forte envie de rire. Cependant ces ruines font un grand effet, convenez en; elles sont singulières au moins! Êtes-vous monté jusqu'à la grande tour?
—Dieu m'en préserve, Mademoiselle! répondit Galuchet, flatté de l'interpellation de Gilberte, qu'il regardait de toute la largeur de ses yeux ronds, remarquablement écartés, et séparés par un petit bouquet de sourcils fauves assez bizarre. Je vois d'ici l'intérieur de la baraque, puisqu'elle est tout à jour comme un réverbère, et je ne crois pas que cela vaille la peine de se casser le cou.»
Puis, prenant le sourire de Gilberte pour une approbation de cette mordante satire, il ajouta d'un ton qu'il crut plaisant et spirituel: «Beau pays, ma foi! il n'y pousse pas même du chiendent! Si les rois maures n'étaient pas mieux logés que ça, je leur en fais mon compliment; ces gens-là avaient un drôle de goût, et ça devait faire de singuliers pistolets! Sans doute qu'ils portaient des sabots et qu'ils mangeaient avec leurs doigts?
—Ceci est un commentaire historique fort judicieux, dit Émile à Gilberte, qui mordait le bout de son mouchoir pour ne pas rire tout haut du ton capable et de la physionomie baroque de M. Galuchet.
—Oh! je vois bien que monsieur est très moqueur, reprit-elle. Il en a le droit, il vient de Paris, où tout le monde a de l'esprit et de belles manières, et il se trouve ici parmi les sauvages.
—Je ne peux pas dire ça dans ce moment-ci, répliqua Galuchet, en lançant un regard assassin à la belle Gilberte, qu'il trouvait fort de son goût; mais, franchement, le pays est bien un peu arriéré. Les gens y sont fort malpropres. Voyez ces enfants pieds nus et tout déchirés! A Paris, tout le monde a des souliers, et ceux qui n'en ont pas ne sortent pas le dimanche. J'ai voulu aujourd'hui entrer dans une maison pour demander à manger: il n'y avait rien que du pain noir dont un chien n'aurait pas voulu, et du lait de chèvre qui sentait le bouc. Ces gens-là n'ont pas de honte de vivre si chichement!
—Ne serait-ce pas par hasard qu'ils sont trop pauvres pour mieux faire? dit Gilberte, révoltée du ton aristocratique de M. Galuchet.
—C'est plutôt qu'ils sont trop paresseux, répondit-il un peu étourdi de cette observation qui ne lui était pas venue.
—Et qu'en savez-vous? reprit Gilberte avec une indignation qu'il ne comprit pas.»
«Cette demoiselle est fort taquine, pensa-t-il, et son petit air résolu me plaît fort. Si je causais longtemps avec elle, je lui ferais bien voir que je ne suis pas un niais de provincial.
«Eh bien, dit Émile à Gilberte, pendant que Constant cherchait des vers sous les pierres du rivage, pour amorcer sa ligne, vous venez de voir la figure d'un parfait imbécile.
—Je crains qu'il ne soit encore plus sot que simple, répondit Gilberte.
—Allons, mes enfants, vous n'êtes pas indulgents, observa le bon Antoine. Ce garçon-là n'est pas beau, j'en conviens, mais il paraît que c'est un bon sujet, et que M. Cardonnet en est fort content. Il est plein d'obligeance, et deux ou trois fois il m'a offert ses petits services. Il m'avait même fait cadeau d'une ligne très bonne, et comme on n'en trouve point ici: malheureusement je l'ai perdue avant de rentrer à la maison; à telles enseignes que Janille m'a grondé ce jour-là presque autant que le jour où j'ai perdu mon chapeau. Dites donc, monsieur Galuchet, ajouta-t-il en élevant la voix, vous m'aviez promis de venir pêcher de notre côté, je ne tourmente pas beaucoup mon poisson; je n'ai pas votre patience, c'est pour cela que vous en trouverez. Ainsi je compte sur vous un de ces jours; vous viendrez déjeuner à la maison, et ensuite je vous conduirai aux bons endroits: le barbillon abonde par là, et c'est un joli coup de ligne.
—Monsieur, vous êtes trop honnête, répondit Galuchet; j'irai certainement un dimanche, puisque vous voulez bien me combler de vos civilités.»
Et, enchanté d'avoir trouvé cette phrase, Galuchet salua le plus gracieusement qu'il put, et s'éloigna, après s'être chargé du message d'Émile pour ses parents.
Gilberte eut quelque envie de quereller un peu son père pour cet excès de bienveillance envers un personnage si lourd et si déplaisant; mais elle était trop bienveillante elle-même pour ne pas lui sacrifier bien vite ses répugnances, et, au bout d'un instant, elle y songea d'autant moins, que ce jour-là, il lui était impossible de ressentir une contrariété.
Grâce à la disposition de leurs âmes, nos amoureux trouvèrent agréables et plaisants tous les incidents qui remplirent le reste du voyage. La vieille jument de M. Antoine, attelée à une sorte de boguet découvert qu'il avait bien raison d'appeler sa brouette, fit des merveilles d'adresse et de bon vouloir, dans les chemins effrayants qu'ils eurent à suivre pour gagner leur gîte.
Ce véhicule avait place pour trois personnes, et Sylvain Charasson, installé au milieu, conduisait crânement (c'était son expression) la pacifique Lanterne.
Les cahots épouvantables qu'on recevait dans une voiture si mal suspendue n'inquiétaient nullement Gilberte et son père, habitués à ne pas se donner toutes leurs aises, et à ne se laisser arrêter par aucun temps ni aucun chemin.
Émile les devançait à cheval, pour les avertir et les aider à mettre pied à terre, quand la route était trop dangereuse. Puis, quand on se retrouvait sur le sable doux des landes, il passait derrière eux pour causer et surtout pour regarder Gilberte.
Jamais élégant du bois de Boulogne, en plongeant du regard dans la calèche brillante de sa triomphante maîtresse, n'a été si ravi et si fier que ne l'était Émile, en suivant la belle campagnarde qu'il adorait, dans les vagues sentiers de ce désert, à la clarté des premières étoiles.
Que lui importait qu'elle fût assise sur une espèce de brancard traîné par une haridelle, ou dans un carrosse superbe? qu'elle fût vêtue de moire et de velours, ou d'une petite indienne fanée? Elle avait des gants déchirés qui laissaient voir le bout de ses doigts roses, appuyés sur le dossier de la voiture. Pour ménager son écharpe des dimanches, elle l'avait pliée et mise sur ses genoux. Sa belle taille svelte et souple n'en ressortait que mieux. Le vent tiède du soir semblait caresser avec ardeur sa nuque blanche comme l'albâtre. Le souffle d'Émile se mêlait à la brise, et il était attaché là comme l'esclave derrière le char du vainqueur.
Il y eut un moment où, grâce au peu de précaution de Sylvain, la brouette s'arrêta tout court et faillit heurter la tête du cheval d'Émile.
Monsieur Sacripant avait mis une patte sur le marchepied, pour avertir qu'il était fatigué et qu'on eût à le prendre en voiture. M. Antoine descendit pour le saisir par la peau du cou et le jeter sur le tablier du boguet, car le pauvre animal n'avait plus les jarrets assez souples pour s'élancer si haut.
Pendant ce temps-là, Gilberte caressait les naseaux de Corbeau et passait sa petite main dans les flots de sa noire crinière. Émile sentit battre son cœur comme si un courant magnétique lui apportait ces caresses. Il faillit faire, sur le bonheur de Corbeau, quelque réflexion aussi ingénue que celle dont Galuchet eût été capable en pareil cas; mais il se contenta d'être bête en silence. On est si heureux quand, avec de l'esprit, on se sent pris de cette bêtise-là!
Il faisait tout à fait sombre quand ils arrivèrent à Fresselines. Les arbres et les rochers ne présentaient plus que des masses noires d'où sortait le grondement majestueux et solennel de la rivière.
Une fatigue délicieuse et la fraîcheur de la nuit jetaient Émile et Gilberte dans une sorte d'assoupissement délicieux. Ils avaient devant eux tout le lendemain, tout un siècle de bonheur.
L'auberge où l'on s'arrêta, et qui était la meilleure du hameau, n'avait que deux lits dans deux chambres séparées. On décida que Gilberte aurait la meilleure, que M. Antoine s'arrangerait de l'autre avec Émile, en prenant chacun un matelas. Mais quand on en fut à vérifier le mobilier, il se trouva qu'il n'y avait qu'un matelas dans chaque lit, et Émile se fit un plaisir d'enfant de coucher sur la paille de la grange.
Cet arrangement, qui menaçait Charasson d'un sort pareil, sembla beaucoup contrarier le page de Châteaubrun. Ce jeune gars aimait ses aises, surtout en voyage.
Habitué à suivre son maître dans toutes ses courses, il se dédommageait de l'austérité à laquelle le condamnait Janille à Châteaubrun, en mangeant et dormant dehors à discrétion.
M. Antoine, tout en le persiflant avec une rude gaieté, lui passait toutes ses fantaisies, et se faisait son esclave tout en lui parlant comme à un nègre. Ainsi, tandis que Sylvain faisait mine de panser le cheval et d'atteler la voiture, c'était bien vraiment son maître qui maniait l'étrille et soulevait le brancard.
Si l'enfant s'endormait en conduisant, Antoine se frottait les yeux, ramassait les guides, et luttait contre le sommeil plutôt que de réveiller son page.
S'il n'y avait qu'une portion de viande à souper: «Vous partagerez les os avec monsieur Sacripant,» disait M. Antoine à Charasson, qui couvait des yeux cette victuaille; mais sans trop s'en rendre compte, le bonhomme rongeait les os et laissait le meilleur morceau à Sylvain. Aussi le rusé gamin connaissait les allures de son maître, et plus il était menacé de jeûner, de veiller et de travailler, plus il comptait sur sa bonne étoile.
Cependant, lorsqu'il vit que M. Antoine ne donnait nulle attention à son coucher, et qu'Émile se contentait de la crèche, il commença, en servant le souper, à bâiller, à tirer ses bras, et à dire que la route avait été longue, que ce maudit pays était au bout du monde, et qu'il avait bien cru n'y arriver jamais.
Antoine fit la sourde oreille, et bien que le souper fût peu délicat, il mangea de grand appétit.
«Voilà comme j'aime à voyager, disait-il en choquant à chaque instant son verre contre celui d'Émile, par suite de l'habitude qu'il avait prise avec Jean Jappeloup: c'est quand j'ai toutes mes aises et toutes mes affections avec moi. Ne me parlez pas d'aller au loin, dans une chaise de poste ou sur un navire, courir seul tristement après la fortune. Il fait bon à jouir du peu qu'on a, en parcourant un beau pays où l'on connaît tous les passants par leur nom, toutes les maisons, tous les arbres, toutes les ornières! Voyez si je ne suis pas ici comme chez moi? Si j'avais Jean et Janille au bout de la table, je me croirais à Châteaubrun, car j'ai ma fille d'abord et un de mes meilleurs amis; et puis mon chien, et même M. Charasson, qui est content comme un roi de voir le monde et d'être hébergé selon son mérite.
—Ça vous plaît à dire, Monsieur, reprit Charasson, qui, au lieu de servir, était assis au coin de la cheminée; cette auberge-ci est abominable et l'on y couche avec les chiens.
—Eh bien, vaurien que vous êtes, n'est-ce pas trop bon pour vous? reprit M. Antoine en faisant sa grosse voix; vous êtes bien heureux qu'on ne vous envoie pas percher avec les poules! Comment diable, Sybarite, vous avez de la paille; et vous craignez de mourir de faim pendant la nuit?
—Faites excuse, Monsieur, la paille ici c'est du foin, et le foin fait mal à la tête.
—S'il en est ainsi, vous coucherez sur le carreau, au pied de mon lit, pour vous apprendre à murmurer. Vous vous tenez comme un bossu, ce lit orthopédique vous fera grand bien. Allez préparer le lit de votre maître, et montez la couverture du cheval pour monsieur Sacripant.»
Émile se demandait quelle serait la fin de cette plaisanterie que M. Antoine soutint gravement jusqu'au bout, et, lorsque Gilberte se fut retirée dans sa chambre, il suivit M. Antoine dans la sienne, pour savoir s'il saurait persuader à son page de se contenter de la paille.
Le châtelain se divertit à se faire servir comme un homme de qualité. «Çà, disait-il, qu'on me tire mes bottes, qu'on me présente mon foulard, et qu'on éteigne les lumières. Vous allez vous étendre sur ces briques, et gare à vous, si vous avez le malheur de ronfler! Bonsoir, Émile, allez vous coucher; vous ne serez pas affligé de la société de ce drôle, qui vous empêcherait de dormir. Il dormira par terre, lui, en punition de ses plaintes ridicules.»
Au bout de deux heures de sommeil, Émile fut éveillé en sursaut par la chute d'un gros corps qui se laissait tomber sur la paille à côté de lui. «Ce n'est rien, c'est moi, dit M. Antoine; ne vous dérangez pas. J'ai voulu partager mon lit avec ce vaurien; mais monsieur, sous prétexte qu'il grandit, a des inquiétudes dans les jambes, et j'ai reçu tant de coups de pied, que je lui cède la place. Qu'il dorme dans un lit, puisqu'il y tient si fort! quant à moi, je serai beaucoup mieux ici.»
Tel fut le châtiment exemplaire que subit à Fresselines le page de
Châteaubrun.
XXII.
INTRIGUE.
Nous laisserons Émile oublier le rendez-vous que lui avait donné Janille, et courir par monts et par vaux avec l'objet de ses pensées. C'est à l'usine Cardonnet que nous irons reprendre le fil des événements qui enlacent sa destinée.
M. Cardonnet commençait à prendre sérieusement ombrage des continuelles absences d'Émile, et à se dire que le moment viendrait bientôt de surveiller et de régler ses démarches. «Le voilà distrait de son socialisme, se disait-il; il est temps qu'il se prenne à quelque réalité utile. Le raisonnement aura peu d'effet sur un esprit aussi porté à l'ergotage. Il paraît que ce dada est à l'écurie pour quelque temps, ne l'en faisons point sortir; mais voyons si, par la pratique, on ne peut pas remplacer les théories. A cet âge, on est mené par des instincts plus que par des idées, bien qu'on s'imagine fièrement le contraire; enchaînons-le d'abord au travail matériel, et qu'il s'y prête, malgré lui s'il le faut. Il est trop laborieux et trop intelligent pour ne pas faire bien ce qu'il se verra forcé de faire. Peu à peu l'occupation quelconque que je lui aurai créée deviendra un besoin pour lui. N'en a-t-il pas toujours été ainsi? Même en étudiant le droit qu'il abhorrait, n'apprenait-il pas le droit? Eh bien, qu'il achève son droit, quand même il devrait le haïr de plus en plus et retomber dans les aberrations qui m'ont inquiété. Je sais maintenant qu'il ne faudra pas beaucoup de temps, ni une coquette fort habile, pour le débarrasser de l'enduit pédagogique des jeunes écoles.»
Mais on était en pleines vacances, et M. Cardonnet n'avait pas de motifs immédiats pour renvoyer Émile à Poitiers. D'ailleurs, il espérait beaucoup de son séjour à Gargilesse; car, insensiblement, Émile acceptait sans répugnance les occupations que, de temps en temps, son père lui traçait, et paraissait ne plus se préoccuper du but qu'il avait tant combattu. Tout travail accompli par Émile, l'était avec supériorité, et M. Cardonnet se flattait de le débarrasser de l'amour quand il voudrait, sans lui voir perdre cette soumission et cette capacité dont il recueillait parfois les fruits.
Rien n'était plus contraire aux intentions de madame Cardonnet que de faire remarquer à son mari la conduite singulière d'Émile. Si elle eût pu deviner le bonheur que goûtait son fils à s'absenter ainsi, et le secret de ce bonheur, elle l'eût aidé à sauver les apparences, et se fût faite sa complice avec plus de tendresse encore que de prudence. Mais elle s'imaginait que le ton souvent froid et railleur de M. Cardonnet était la seule cause du malaise qu'éprouvait Émile dans la maison paternelle, et, s'en prenant secrètement à son maître, elle souffrait amèrement de jouir si peu de la société de son fils. Lorsque Galuchet rentra, annonçant que M. Émile ne reviendrait que le lendemain ou le surlendemain au soir, elle ne put retenir ses larmes, et dit à demi voix: «Le voilà qui découche à présent! Il ne veut plus même dormir ici: il y est donc bien malheureux!
—Eh bien, ne voilà-t-il pas un beau sujet de douleurs? dit M. Cardonnet en haussant les épaules. Votre fils est-il une demoiselle, pour que vous soyez effrayée de le voir passer une nuit dehors? Si vous commencez ainsi, vous n'êtes pas au bout de vos peines; car ce n'est que le début des petites escapades que peut se permettre un jeune homme.
«Constant, dit-il à son secrétaire lorsqu'il fut seul avec lui, quelles sont les personnes en compagnie desquelles vous avez rencontré mon fils?
—Ah! Monsieur, répondit Galuchet, une compagnie fort agréable! M. Antoine de Châteaubrun, qui est un bon vivant, un gros réjoui, tout à fait honnête dans ses manières; et sa fille, une femme superbe, faite au tour, et d'une mine on ne peut plus avenante.
—Je vois que vous êtes connaisseur, Galuchet, et que vous n'avez rien perdu des appas de la demoiselle.
—Dame! Monsieur, on a des yeux et on s'en sert, dit Galuchet avec un gros rire de contentement, car il était bien rare que son patron lui fît l'honneur de causer avec lui sur un sujet étranger à ses fonctions.
—Et c'est sans doute avec ces personnes-là que mon fils continue ses excursions romantiques?
—Je le pense, Monsieur; car je l'ai vu de loin passer à cheval, comme il s'en allait avec elles.
—Avez-vous été quelquefois à Châteaubrun, Galuchet?
—Oui, Monsieur. J'y ai été une fois que les maîtres étaient absents, et si j'avais su que je n'y trouverais que la vieille servante, je n'aurais pas été si sot.
—Pourquoi?
—Parce que j'aurais sans doute vu le château gratis, au lieu que cette sorcière, après m'avoir promené dans son taudis, m'a bien demandé cinquante centimes, Monsieur, pour le prix de sa complaisance! C'est indigne de rançonner les gens pour leur montrer une pareille ruine!
—Je croyais que le vieux Antoine avait fait faire quelques réparations depuis que je n'y suis entré?
—Quelles réparations, Monsieur? cela fait pitié! Ils ont rebâti un coin grand comme la main, et ils n'ont pas seulement eu le moyen de faire coller des papiers dans leurs chambres. Le maître n'est pas moitié si bien logé que je suis chez vous. C'est triste, là dedans! Des tas de pierres dans la cour à se casser les jambes, des orties, des ronces, pas de porte à une grande arcade qui ressemble à l'entrée du château de Vincennes, et qui serait assez jolie si on y donnait une couche de badigeon; mais le reste est dans un état! Pas un mur qui tienne, pas un escalier qui ne remue, des crevasses à s'y fourrer tout entier, du lierre qu'on ne se donne pas seulement la peine d'arracher: ce ne serait pas bien difficile, pourtant! et des chambres qui n'ont ni plancher, ni plafond! Ma foi, les gens de ce pays-ci sont de vrais Gascons de vous vanter leurs vieux châteaux, et de vous envoyer courir dans des chemins perdus, pour trouver quoi? des décombres et des chardons! En vérité Crozant est une fameuse mystification, et Châteaubrun ne vaut guère mieux que Crozant!
—Vous n'êtes donc pas charmé non plus de Crozant? Mon fils pourtant paraissait beaucoup s'y plaire, je parie?
—M. Émile pouvait bien s'y plaire, donnant le bras à un si beau brin de fille! A sa place, je ne me serais pas trop plaint du pays; mais moi, qui espérais y prendre des truites, et qui n'y ai pas seulement attrapé un goujon, je ne suis pas fort content de ma promenade, d'autant plus que vingt kilomètres pour aller et autant pour revenir, ça fait quatre myriamètres à pied.
—Vous êtes fatigué, Galuchet?
—Oui, Monsieur, très-fatigué, très-mécontent! on ne m'y reprendra plus, dans leur forteresse des rois maures.»
Et, satisfait de la plaisanterie qu'il avait faite le matin, Galuchet répéta complaisamment et avec un sourire narquois:
«Ces rois-là devaient faire de drôles de pistolets! sans doute qu'ils portaient des sabots et mangeaient avec leurs doigts.
—Vous, avez beaucoup d'esprit ce soir, Galuchet, répondit M. Cardonnet, sans, daigner sourire; mais si vous en aviez davantage, épris comme vous voilà, vous trouveriez quelque prétexte pour aller rendre, de temps en temps, visite au vieux Châteaubrun.
—Je n'ai pas, besoin de prétextes, Monsieur, répondit Galuchet d'un ton important. Je le connais beaucoup; il m'a souvent invité à aller pêcher, dans sa rivière, et encore aujourd'hui, il m'a sollicité de déjeuner avec lui un dimanche.
—Eh bien! pourquoi n'iriez-vous pas? Je vous permettrais bien une petite récréation de temps en temps.
—Monsieur, vous êtes trop honnête: si je ne vous suis pas nécessaire, j'irai dimanche prochain, car j'aime beaucoup la pêche.
—Galuchet, mon ami, vous êtes un imbécile.
—Comment, Monsieur? dit Galuchet déconcerté.
—Je vous dis, mon cher, reprit tranquillement Cardonnet, que vous êtes un imbécile. Vous ne pensez qu'à prendre des goujons quand vous pourriez faire la cour à une jolie fille.
—Oh! pour cela, Monsieur, je ne dis pas! dit Galuchet et en se grattant l'oreille d'un air agréable: j'aimerais assez la fille, vrai! c'est un bijou! des yeux bleus comme ça, des cheveux blonds qui ont, je parie, un mètre cinquante centimètres de longueur, des dents superbes et un petit air malin. J'en serais bien amoureux, si je voulais!
—Et pourquoi ne voulez-vous pas?
—Ah dame! si j'avais seulement la propriété de dix mille francs, je pourrais bien lui plaire! mais quand on n'a rien, on ne peut pas plaire à une fille qui n'a rien.
—Vos appointements égalent peut-être son revenu?
—Mais c'est de l'éventuel, et la vieille Janille qui passe pour sa mère (ce qui me répugnerait un peu, j'en conviens, de devenir le gendre d'une servante), la vieille Janille voudrait certainement un petit fonds pour commencer l'établissement.
—Et vous pensez que dix mille francs suffiraient?
—Je n'en sais rien; mais il me semble que ces gens-là n'ont pas le droit d'avoir une grande ambition. Leur masure ne vaut pas quatre mille francs; la montagne, le jardin et un bout de pré qui est là, au bord de l'eau, tout rempli de joncs, le verger où les arbres fruitiers ne sont bons qu'à faire du feu, tout cela réuni ne doit pas rapporter cent francs de rente. On dit que M. Antoine a un petit capital placé sur l'État. Cela ne doit pas être grand'chose, à voir la vie qu'ils mènent. Mais enfin, s'il y avait là un millier de francs de rente assuré, je m'arrangerais bien de la fille. Elle me plaît, et je suis en âge de m'établir.
—M. Antoine a douze cents francs de rente, je le sais.
—Réversibles sur la tête de sa fille, Monsieur?
—J'en suis certain.
—Mais bien qu'il l'ait reconnue, c'est une fille naturelle, et elle n'a droit qu'à la moitié.
—Eh bien, dès à présent vous pourriez donc prétendre à elle?
—Merci, Monsieur! Et avec quoi vivre? élever des enfants?
—Sans doute! il vous faudrait un petit capital. On pourrait vous trouver ça, Galuchet, si votre bonheur en dépendait absolument.
—Monsieur, je ne sais comment répondre à vos civilités, mais …
—Mais quoi? allons, ne vous grattez pas tant l'oreille, et répondez.
—Monsieur, je n'ose pas.
—Pourquoi donc? est-ce que nous ne causons pas de bonne amitié?
—J'en suis sensiblement touché, reprit Galuchet, mais …
—Mais enfin, vous m'impatientez. Parlez donc!
—Eh bien, Monsieur, quand vous devriez encore me traiter d'imbécile, je vous dirai mon sentiment. C'est que M. Émile fait la cour à cette demoiselle.
—Vous croyez? dit M. Cardonnet feignant la surprise.
—Si monsieur n'en a pas connaissance, je serais fâché d'occasionner du désagrément entre lui et son fils.
—C'est donc un bruit qui court?
—Je ne sais pas si on en parle, je ne m'arrête guère à écouter les propos; mais moi, j'ai très bien remarqué que M. Émile allait fort souvent a Châteaubrun.
—Qu'est-ce que cela prouve?
—C'est comme monsieur voudra, et cela m'est fort égal. C'était seulement pour dire que si j'avais quelque idée d'épouser une demoiselle, je ne serais pas bien aise d'arriver en second.
—Je le conçois. Mais il y a peu d'apparence que mon fils fasse sérieusement la cour à une jeune personne qu'il ne voudrait ni ne pourrait épouser. Mon fils a des sentiments élevés, il ne descendrait jamais à un mensonge, à de fausses promesses. Si cette fille est honnête, soyez certain que ses relations avec Émile sont tout à fait innocentes. N'est-ce pas votre opinion?
—J'aurai là-dessus l'opinion que monsieur voudra.
—C'est être aussi par trop accommodant! Si vous étiez amoureux de mademoiselle de Châteaubrun, ne chercheriez-vous pas à vous assurer par vous-même de la vérité?
—Certainement, Monsieur; mais je n'en suis guère amoureux, pour l'avoir vue une fois.
—Eh bien, écoutez, Galuchet; vous pouvez me rendre un service. Ce que vous venez de m'apprendre me cause un peu plus d'inquiétude qu'à vous, et tout ce que nous venons de dire, par forme de supposition et de plaisanterie, aura au moins le résultat sérieux de m'avoir averti de certains dangers. Je vous répète que mon fils est trop honnête homme pour séduire une fille sans fortune et sans expérience; mais il pourrait lui arriver, en la voyant souvent, de prendre pour elle un sentiment un peu trop vif, qui exposerait l'un et l'autre à des chagrins passagers, mais inutiles. Il me serait bien facile de couper court à tout cela en éloignant Émile sur-le-champ; mais cela contrarierait le projet que j'ai de le former à la pratique de mes occupations, et je regretterais qu'un motif si peu important me forçât à me séparer de lui dans les circonstances présentes. Consentez donc à me servir. Vous êtes sûr d'être bien accueilli à Châteaubrun: allez-y souvent, aussi souvent que mon fils; faites-vous l'ami de la maison. Le caractère facile du père Antoine vous y aidera. Voyez, observez, et rapportez-moi tout ce qui s'y passe. Si votre présence contrarie mon fils, il sera démontré que le danger existe; s'il cherche à vous faire éconduire, tenez bon, et posez-vous sans hésitation en prétendant à la main de la demoiselle.
—Et si l'on m'accepte?
—Tant mieux pour vous!
—C'est selon, Monsieur, jusqu'où auront été les choses entre elle et votre fils.
—Il faudrait que vous fussiez bien simple pour ne pas avoir le temps et l'adresse de savoir à quoi vous en tenir, puisque vous allez là en observateur.
—Et si je m'aperçois que j'arrive trop tard?
—Vous vous retirerez.
—J'aurai fait là une drôle de campagne, et M. Émile m'en voudra.
—Galuchet, je ne demande rien pour rien. Certes, tout cela ne se fera pas sans quelque ennui et quelque désagrément pour vous; mais il y a une bonne gratification au bout de tous les sacrifices que je vous demande.
—Ça suffit, Monsieur, et je n'ai plus qu'un mot à dire: c'est que, dans le cas où la fille me conviendrait, et si je venais à lui convenir aussi, je serais trop pauvre, à l'heure qu'il est, pour entrer en ménage.
—Nous avons déjà prévu ce cas. Je vous aiderais à vous faire une position. Par exemple, vous vous engageriez à me servir pendant un temps donné, et je vous ferais une avance de cinq mille francs sur vos honoraires, plus un don de cinq mille francs, si c'était nécessaire.
—Ce n'est plus une plaisanterie, une supposition, ça? dit Galuchet en se grattant la tête plus fort que jamais.
—Je ne plaisante pas souvent, vous devez le savoir, et cette fois-ci je ne plaisante plus du tout.
—C'est entendu, Monsieur; vous avez trop d'honnêtetés pour moi. Je vas me planter en faction à côté de M. Émile, et il sera bien fin si je le perds de vue!»
«Il sera plus fin que toi, et ce ne sera pas difficile, pensa M. Cardonnet dès que Galuchet se fut retiré, mais il suffira qu'il ait un rival de ton espèce pour se sentir bientôt humilié de son choix; et si l'on préfère un lourdaud d'épouseur comme toi à un beau soupirant de rencontre comme lui, il aura reçu une assez bonne leçon. Dans ce cas-là, un petit sacrifice pour l'établissement de M. Galuchet ne serait pas la mer à boire, d'autant plus que cela le retiendrait à mon service et couperait court à l'ambition de me quitter. Mais c'est là le pis-aller de mon projet, et Galuchet a vingt chances contre une d'être mis à la porte dans quelque temps. Jusque-là, j'aurai eu celui d'aviser à quelque chose de mieux, et j'aurai du moins réussi à tourmenter Émile, à le désenchanter, à attacher à ses flancs un ennemi qu'il ne sait guère combattre, l'ennui sous la forme de Constant Galuchet.»
L'idée de Cardonnet ne manquait pas de profondeur, et s'il n'eût pas été trop tard ou trop tôt pour qu'Émile renonçât à ses illusions, cette idée eût pu réussir. Une rivalité quelconque stimule les âmes vulgaires, mais un esprit délicat souffre d'une indigne concurrence. Une nature élevée se dégoûtera infailliblement de l'être qui prend plaisir aux hommages de la sottise; il suffira peut-être même que l'objet de son culte les souffre avec trop de patience, pour qu'il rougisse et s'éloigne. Mais Cardonnet comptait sans la fierté de Gilberte.
Émile revint de son excursion plus enflammé que jamais, et dans un tel état d'enthousiasme et de bonheur, qu'il ne lui paraissait plus possible de ne pas triompher de tout. La généreuse Gilberte avait puissamment aidé à son illusion en la partageant, et en cela elle s'était montrée, par son imprévoyance et son abandon de cœur, la digne fille d'Antoine. Émile aurait pourtant pu se faire quelque reproche de s'être avancé à ce point auprès d'elle, sans avoir commencé par s'assurer du consentement de M. Cardonnet. C'était là une terrible imprudence, et même une coupable témérité; car, à moins d'un miracle, il pouvait bien compter sur le refus de son père. Mais Émile était dans ce délire d'exaltation où l'on compte sur les miracles, et où l'on se croit presque dieu parce qu'on est aimé.
Pourtant il revint à Gargilesse sans avoir fixé le moment où il déclarerait ses sentiments à sa famille; car Gilberte avait exigé qu'il ne brusquerait rien, et avait reçu la promesse qu'il commencerait par disposer peu à peu l'esprit de ses parents à la tendresse, par une conduite selon leurs vœux. Ainsi Émile devait réparer une absence qui leur avait, sans doute, causé quelque souci, en restant auprès d'eux tout le reste de la semaine, et en travaillant avec assiduité à tout ce qu'il plairait à son père de lui tracer. «Vous ne reviendrez chez nous que dimanche prochain, avait dit Gilberte en le quittant, et alors nous aviserons ensemble au plan de la semaine suivante.» La pauvre enfant sentait le besoin de vivre au jour le jour, et, comme Émile, elle trouvait une douceur infinie à caresser dans sa pensée le mystère d'un amour dont eux seuls pouvaient comprendre le charme et la profondeur.
Émile tint parole; il ne s'absenta pas de la semaine, et se contenta d'écrire à M. de Boisguilbault une lettre affectueuse pour le rassurer sur ses sentiments, au cas où l'ombrageux vieillard s'alarmerait de ne pas le voir. Il s'attacha aux pas de son père, lui demanda même de l'occupation, et s'appliqua à la construction de l'usine, comme un homme qui aurait pris grand intérêt à la réussite de l'entreprise. Mais comme on ne fait pas longtemps violence à son propre cœur, il lui fut impossible de pousser au travail les ouvriers indolents. Rien ne servait à M. Cardonnet de mettre à la tâche les hommes de cette catégorie. Ils manquaient de force, et la concurrence des plus actifs produisait en eux le découragement au lieu de l'émulation. La tâche était bien payée; mais comme les travailleurs voyaient, au mécontentement du maître, qu'ils ne seraient pas gardés longtemps, ils voulaient s'assurer tout le profit possible dans le présent, et faisaient de l'économie sur leur nourriture, Quand Émile les voyait s'asseoir sur une pierre humide, les pieds dans la vase, pour manger un morceau de pain noir et quelques oignons crus, comme les Hébreux esclaves employés à la construction des pyramides, il se sentait épris d'une telle pitié, qu'il eût voulu leur donner son propre sang à boire plutôt que de les abandonner à cette mort lente du travail et de l'abstinence.
Alors il essayait de persuader son père, puisqu'il ne pouvait sauver ces existences nombreuses, de leur procurer au moins quelque soulagement passager, en les nourrissant mieux qu'ils ne se nourrissaient eux-mêmes, en leur donnant am moins du vin. Mais M. Cardonnet lui prouvait, avec trop de raison, que les vignes ayant gelé l'année précédente, on ne pouvait se procurer du vin dans le pays qu'à un prix très-élevé, et pour la table des bourgeois seulement. Là où l'économie générale n'intervient pas, il était facile de prouver que l'économie particulière est impuissante à effectuer de notables améliorations, et d'établir, par l'invincible démonstration des chiffres, qu'il fallait renoncer à construire ou faire passer le travailleur par les nécessités fâcheuses de sa condition. M. Cardonnet faisait son possible pour adoucir le mal, mais ce possible avait de sévères limites. Émile courbait la tête et soupirait; il ne pouvait pas donner à Gilberte une plus forte preuve d'amour que de se taire.
«Allons, lui disait alors M. Cardonnet, je vois bien que tu ne seras jamais fort sur l'article de la surveillance; mais quand je ne serai plus de ce monde, il suffira que tu aies senti la nécessité d'avoir un bon surveillant en ton lieu et place. La partie matérielle est la moins poétique. C'est au point de vue de l'art et de la science, qui sont dans l'industrie comme dans tout, que tu pourras agir. Viens donc dans mon cabinet, aide-moi à comprendre ce qui m'échappe, et mets un peu ton génie au service de mon courage.»
Durant cette semaine, Émile eut à lire, à comprendre, à étudier et à résumer plusieurs ouvrages sur l'hydrostatique. M. Cardonnet, ne pensait pas avoir précisément besoin de ce travail, mais c'était une manière d'éprouver Émile, et il fut ravi de la rapidité et de la clarté qu'il y apporta. Une pareille étude ne pouvait causer de dégoût à un esprit occupé de théories. Tout ce qui appartient à la science peut avoir dans l'avenir une bienfaisante application; et quand on n'a pas sous les yeux les déplorables conditions par lesquelles l'inégalité fait passer les hommes du présent pour l'exécution d'un travail quelconque, on peut s'éprendre pour l'abstraction de la science. M. Cardonnet reconnaissait la haute intelligence d'Émile, et se disait qu'avec de si éminentes facultés, il n'était pas possible de fermer toujours les yeux à ce qu'il appelait l'évidence.
Le dimanche vint. Il semblait à Émile qu'un siècle se fût écoulé depuis qu'il n'avait vu ce lieu enchanté de Châteaubrun, où pour lui la nature était plus belle, l'air plus suave et la lumière plus riche qu'en aucun autre point de l'univers. Il commença pourtant par Boisguilbault: car il se souvint que Constant Galuchet devait déjeuner à Châteaubrun, et il espéra que ce lourd personnage serait parti, ou occupé à pêcher, quand il y arriverait; mais il était loin de prévoir le machiavélisme de M. Constant. Il le trouva encore attablé avec M. Antoine, un peu alourdi par le vin du cru auquel il n'était pas habitué, et se dandinant sur sa chaise tout en disant des lieux communs, tandis que, Gilberte, assise dans la cour, attendait avec impatience qu'une distraction de Janille lui permît d'aller guetter sur la terrasse l'arrivée de son amant.
Mais Janille n'avait point de distractions; elle rôdait comme un lézard dans tous les coins des ruines, et elle se trouva juste à point pour recevoir la moitié du salut qu'Émile adressait à Gilberte. Cependant Émile vit, du premier coup d'œil, qu'elle n'avait pas parlé.
«En honneur, Monsieur, dit-elle en grasseyant avec plus d'affectation que de coutume, vous n'êtes pas galant, et vous avez failli amener une querelle de rivalité entre ma fille et moi. Comment, vous me faites espérer que, dans son absence, vous viendrez me tenir compagnie, vous me donnez même un jour pour vous attendre, et au lieu de cela, vous allez vous divertir en voyage avec mademoiselle, sous prétexte qu'elle a une quarantaine d'années de moins! comme si c'était ma faute, et comme si je n'étais pas aussi leste pour courir, et aussi gaie pour causer qu'une fille! C'est fort vilain de votre part, et vous avez bien fait de laisser passer quelques jours sur ma colère; car si vous fussiez revenu plus tôt, vous eussiez été fort mal reçu.
—Est-ce que M. Antoine ne m'a pas justifié, répondit Émile, en vous disant combien notre rencontre à Crozant avait été imprévue, et notre voyage à Saint-Germain improvisé subitement par lui? Pardonnez-moi donc, ma chère demoiselle Janille, et soyez sûre qu'il fallait que je fusse à dix lieues d'ici pour manquer à votre rendez vous.
—Je sais, je sais, dit Janille d'un ton significatif, que c'est M. Antoine qui a tout le tort: c'est une tête si légère! mais j'aurais cru que vous seriez plus raisonnable que lui.
—Je suis fort raisonnable, ma bonne Janille, reprit Émile sur le même ton, et la preuve c'est que, malgré mon désir de venir implorer ma grâce, j'ai passé ma semaine auprès de mon père, occupé à travailler pour lui complaire.
—Et vous avez fort bien fait, mon garçon; car enfin il est bon que les jeunes gens soient occupés.
—L'on sera content de moi à l'avenir, dit Émile en regardant Gilberte, et déjà mon père m'a pardonné le temps perdu. Il est excellent pour moi, et je reconnaîtrai ses bontés en m'astreignant aux plus pénibles sacrifices, même à celui de vous voir un peu moins souvent désormais, mademoiselle Janille; grondez-moi donc aujourd'hui, vite, mais pas trop fort, et pardonnez-moi encore plus vite, puisque, durant quelques semaines, je vais être probablement forcé de venir rarement. J'ai beaucoup de travail à faire, et le courage me manquerait si je vous savais fâchée contre moi.
—Allons, vous êtes un bon garçon, et l'on ne peut vous en vouloir, dit Janille. Je vois, ajouta-t-elle d'un air fin, en baissant la voix, que nous nous comprenons fort bien sans nous mieux expliquer, et qu'il fait bon avoir affaire à des gens d'honneur et d'esprit comme vous.»
Cette issue aux explications annoncées par Janille soulagea Émile d'une grande inquiétude. Sa situation était bien assez grave, sans que les alarmes et les questions de cette fidèle gouvernante vinssent la compliquer. Le conseil que Gilberte lui avait donné de venir plus rarement et de laisser couler le temps était donc le plus sage, et, si elle eût été une habile diplomate, elle n'eût peut-être pas mieux agi, cette fois. En effet, que de mariages disproportionnés à l'endroit de la fortune fussent devenus possibles, si la femme, par son exigence, son orgueil ou ses méfiances, n'en eût fait, pour l'homme épris d'elle, un enchaînement de souffrances et d'inquiétudes, au milieu duquel le courage et la prudence lui ont manqué pour vaincre les obstacles! Gilberte mêlait à sa candeur enfantine, une raison calme et un courage désintéressé. Elle ne regardait son union avec Émile comme possible que dans plusieurs années, et elle sentait dans son amour assez de puissance pour attendre. Ce rude avenir se présentait à son âme pleine de foi, comme un jour radieux à traverser: et en cela elle n'était pas si folle qu'on peut le croire. C'est la foi et non la prudence qui transporte les montagnes.
XXIII.
LA PIERRE AU DIABLE
Émile avait oublié jusqu'au nom de Constant Galuchet en se retrouvant dans les murs du cher vieux château; et lorsqu'il entra pour saluer M. Antoine, la sotte figure du commis de son père lui fit le même effet qu'une laide chenille produit tout à coup, sur celui qui s'approche sans méfiance pour saisir un fruit. Galuchet s'était préparé à rencontrer Émile de l'air aisé d'un homme qui a pris possession, le premier, d'une place enviée, et qui veut bien accueillir avec grâce les survenants. Pour un peu, il eût fait à Émile les honneurs du château. Mais le regard froid et moqueur du jeune homme, en répondant à ses saluts familièrement empressés, le déconcerta beaucoup; ce regard semblait lui dire:
«Que faites-vous ici?»
Cependant Galuchet, qui, pensait beaucoup plus à mériter les libéralités de M. Cardonnet que les bonnes grâces de Gilberte, fit un effort sur lui-même pour retrouver son aplomb, et sa figure, qui n'était pourtant pas l'expression d'un caractère hostile, eut un aspect d'insolence inaccoutumée on ne peut plus maladroit dans la circonstance.
Émile avait pris son parti sur le vin du cru, et, pour ne pas chagriner M. de Châteaubrun, il ne refusait plus de lui faire raison on arrivant. Peut-être même, grâce au prestige complet qu'il subissait dans le lieu où respirait Gilberte, était-il arrivé à trouver cette piquette meilleure que tous les vins fins de la table de son père. Mais, cette fois, le breuvage lui parut amer, lorsque Galuchet, se donnant les airs d'un homme qui daigne hurler avec les loups, approcha son verre du sien, pour trinquer à la manière de M. de Châteaubrun. Il accompagna cette familiarité d'un mouvement du coude et de l'épaule, désagréablement vulgaire, croyant imiter joyeusement la patriarcale simplicité d'Antoine.
«Monsieur le comte, dit Émile en affectant de traiter Antoine avec plus de
respect encore que de coutume, je crains que vous n'ayez fait trop boire M.
Constant Galuchet. Voyez donc comme il a les yeux rouges et le regard fixe!
Prenez garde; je vous avertis qu'il a la tête très-faible.
—La tête faible, monsieur Émile! pourquoi dites-vous que j'ai la tête faible? répondit Galuchet. Vous ne m'avez jamais vu ivre, que je sache.
—Ce sera donc la première fois que j'aurai ce plaisir, si vous continuez à trinquer de la sorte.
—Cela vous ferait donc plaisir de me voir commettre des inconvenances?
—J'espère que cela n'arrivera pas, si vous suivez mon conseil.
—Eh bien, dit Galuchet en se levant, si M. Antoine veut faire un tour de promenade, je suis tout prêt à offrir mon bras à mademoiselle Gilberte, et l'on verra si je marche de travers.
—J'aime autant ne pas risquer l'épreuve, répondit Gilberte, qui était assise à l'entrée du pavillon et caressait monsieur Sacripant.
—Voilà donc que vous vous mettez aussi après moi, mademoiselle Gilberte? reprit Galuchet en s'approchant d'elle; vous croyez ce que dit M. Émile?
—Ma fille ne se met après personne, Monsieur, dit Janille, et je ne sais pas trop pourquoi vous vous occupez de qui ne s'occupe pas de vous.
—Si vous lui défendez de me donner le bras, reprit Galuchet, je n'ai rien à dire. Il me semble pourtant que ce n'est pas manquer à la civilité française que d'offrir son bras à une demoiselle.
—Ma mère ne me défend pas d'accepter votre bras, Monsieur, dit Gilberte avec une douceur pleine de dignité; mais je vous remercie de votre politesse. Je ne suis pas une Parisienne et ne connais guère l'habitude de prendre un appui pour marcher. D'ailleurs, nos sentiers ne souffrent point cet usage.
—Vos sentiers ne sont pas pires que ceux de Crozant, et plus ils sont difficiles, plus on a besoin de s'appuyer les uns sur les autres. J'ai fort bien vu à Crozant que vous mettiez votre belle main sur l'épaule de M. Émile pour descendre la montagne; oh! j'ai vu cela, mademoiselle Gilberte, et j'aurais bien voulu être à sa place!
—Monsieur Galuchet, si vous n'aviez pas bu plus que de raison, dit Émile, vous ne vous occuperiez pas tant de moi, et je vous prierai de ne pas vous en occuper du tout.
—Allons! voilà-t-il pas que vous vous fâchez, vous! dit Galuchet tâchant de prendre un ton de bonne humeur. Tout le monde me brutalise ici, excepté M. Antoine.
—C'est peut-être, répondit Émile, que vous vous familiarisez un peu trop avec tout le monde, vous!
—Qu'est-ce qu'il y a? dit Jean Jappeloup en entrant. Est-ce qu'on se dispute ici? Allons, me voilà pour mettre la paix. Bonjour, ma mie Janille; bonjour, ma Gilberte du bon Dieu; bonjour, mon brave Émile, bonjour, Antoine, mon maître!… bonjour, toi, dit-il à Galuchet; je ne te connais pas, mais c'est égal. Ah! c'est l'homme d'affaires au père Cardonnet! Eh! bonjour, vous, mon pauvre monsieur Sacripant; je ne faisais pas attention à vos honnêtetés.
—Eh! vive Dieu! s'écria Antoine, vaut mieux tard que jamais; mais sais-tu, Jean, que tu te déranges? Comment, quand on n'a plus qu'un jour par semaine pour te voir, et Dieu sait que la semaine est longue sans toi! tu arrives le dimanche à midi?
—Écoutez, mon maître …
—Je ne veux pas que tu m'appelles ton maître.
—Et si je veux t'appeler comme ça, moi! J'ai été bien assez longtemps le tien, et ça m'ennuierait de commander toujours. A présent, je veux être ton apprenti pour changer un peu. Allons, à boire, Janille, du frais tout de suite. J'ai chaud! Ce n'est pas que je sois à jeun; ils n'ont pas voulu me laisser partir après la messe, ces bons amis de Gargilesse! Il a fallu aller babiller un peu chez la mère Laroze, et on ne peut pas se dessécher le gosier à causer sans boire. Mais je suis venu vite, parce que je savais bien qu'on pensait à moi, ici. Tenez, voyez-vous, ma Gilberte, depuis que je suis rentré dans l'endroit, il faudrait que le dimanche durât quarante huit heures pour que je pusse contenter tous les amis qui me font fête!
—Eh bien, mon bon Jean, si vous êtes heureux, cela nous console un peu de vous voir moins souvent, dit Gilberte.
—Heureux, moi? reprit le charpentier: il n'y a personne de plus heureux que moi sur la terre!
—On le voit bien, dit Janille. Voyez comme il a repris bonne mine depuis qu'il n'est plus dépisté tous les matins comme un vieux lièvre! Et puis il se fait la barbe tous les dimanches, à présent, et voilà des habits neufs qui ne sont point mal.
—Et qu'est-ce qui a filé la laine de ce joli droguet? reprit Jean: c'est ma mie Janille avec la fille au bon Dieu! Et qui a donné la laine? les brebis à mon maître. Et qui a payé la dépense? ça se paye en amitié, ici. Ce n'est pas vous, bourgeois, qui avez des habits comme ça. Je ne changerais pas ma veste de bureau pour votre queue de pie en drap noir.
—Je m'arrangerais bien de la fileuse, répondit Galuchet en regardant
Gilberte.
—Toi? dit le charpentier en appliquant avec gaieté sur l'épaule de Galuchet une tape à écraser un bœuf; toi! tu aurais des fileuses comme ça? Ma mie Janille est encore trop jeune pour toi, mon garçon; et, quant à l'autre, je la tuerais si elle filait pour toi seulement un brin de laine long comme ton nez.»
Galuchet fut fort blessé de cette allusion à son nez camus, et, se frottant l'épaule:
«Dites donc, paysan, répondit-il, vous avez des manières trop touchantes; plaisantez avec vos pareils, je ne vous parle pas.
—Comment appelez-vous ce particulier-là? dit Jean à M. Antoine; je ne peux pas me rappeler son diable de nom!
—Allons! allons! Jean, tu es un peu en train, mon vieux! dit M. Antoine, ne te mets pas à taquiner M. Galuchet; c'est un honnête jeune homme, et, de plus, c'est mon hôte.
—C'est bien dit, mon maître! Allons, faisons la paix, monsieur Maljuché.
Voulez-vous une prise de tabac?
—Je n'en use pas, répondit Galuchet avec hauteur. Si M. Antoine veut bien me le permettre, je quitterai la table.
—A votre aise, jeune homme, à votre aise, dit le châtelain; M. Émile n'est pas non plus ami des longues séances, et vous pouvez courir un peu. Janille vous fera voir le château, ou si vous aimez mieux descendre à la rivière, préparez vos lignes; nous irons vous rejoindre tout à l'heure, et nous vous conduirons où vous trouverez bonne prise.
—Ah! c'est vrai! dit le charpentier, c'est un preneur d'ablettes! Il ne fait que ça tous les soirs à Gargilesse, et quand on lui parle, il fait la grimace parce que ça dérange son poisson. Allons, nous irons tout à l'heure lui faire prendre quelque chose de mieux que son fretin. Écoutez, monsieur Maljuché, si je ne vous fais pas emporter un saumon pour votre souper, je veux changer mon nom pour le vôtre. Vous n'avez pas besoin de tant vous presser. La barque doit être en bon état, car je lui ai mis une pièce au ventre il n'y a pas longtemps. Nous trouverons bien par là quelque vieux harpon, et la Pierre au Diable, où le saumon a coutume de faire un somme au soleil, n'est pas loin d'ici. Mais il y a du danger par là, et vous n'iriez pas seul.
—Nous irons tous, dit Gilberte, si Jean mène la barque: c'est une pêche très amusante et un endroit superbe.
—Oh! si vous venez, mademoiselle Gilberte, j'attendrai votre bon plaisir, répondit Galuchet.
—Tiens! ne dirait-on pas qu'elle y va pour toi, gratte-papier? Ce gars-là est effronté comme tout. Sont-ils tous comme ça dans ton pays? Oh! ne prends pas un air fâché et ne me regarde pas par-dessus ton épaule, vois-tu; car ça ne m'effarouche guère. Si tu veux être bon enfant, je le serai aussi; mais si parce que tu es habillé de noir comme un notaire, tu crois pouvoir te lever de table quand j'y reste, tu te trompes beaucoup. Assis, assis! Maljuché, je n'ai pas fini de boire, et tu vas trinquer avec moi.
—J'en ai assez, dit Galuchet en résistant; je vous dis que j'en ai assez!»
Mais le charpentier l'aurait brisé comme une latte, plutôt que de lâcher prise; il le força de retomber sur le banc et d'avaler encore plusieurs rasades, Galuchet tâchant de faire contre fortune bon cœur, et M. Antoine le protégeant assez mal contre les malices de son compère, quoiqu'il ne partageât point l'antipathie que sa figure et ses manières causaient au reste de sa famille.
Émile avait suivi peu à peu Gilberte et Janille dans le préau, et, malgré la jalouse surveillance de la petite vieille, il avait réussi à dire à son amante qu'il avait obéi à ses ordres avec zèle, et qu'il voyait son père assez bien disposé pour pouvoir tenter quelque ouverture la semaine suivante. Mais Gilberte trouva que ce serait trop hasarder, et l'engagea à persévérer dans cette vie sédentaire et laborieuse. Le courage leur parut facile à tous deux. Maintenant qu'Émile était sûr d'être aimé, il se sentait si heureux, qu'il ne croyait pas pouvoir de longtemps être exigeant envers la fortune. Il y avait au fond de son âme un calme divin. Le regard clair et profond de Gilberte lui disait désormais tant de choses!
Il y a, dans l'aurore du bonheur des amants, un moment d'extase tranquille, où l'observateur le plus pénétrant aurait bien de la peine à saisir leur secret à la surface. Le désir de se parler et de se voir à toute heure semble disparaître avec l'inquiétude de s'entendre. Quand leurs âmes sont liées par un aveu mutuel, les témoins, pas plus que l'absence, ne peuvent les gêner et les séparer réellement. Aussi la clairvoyante Janille fut-elle abusée par leur enjouement paisible et cette prudence qu'on n'a point quand on souffre ou quand on doute. Le trouble que Janille avait maintes fois remarqué chez le jeune Cardonnet, la subite rougeur de Gilberte à certaines paroles dont elle seule avait saisi le sens, sa tristesse et son agitation mal déguisées lorsqu'il tardait à venir, tout cela avait disparu depuis le voyage à Crozant, et Janille s'émerveillait qu'une circonstance dont elle avait craint les résultats n'eût apporté qu'un changement favorable.
«Je m'étais donc trompée, se disait-elle; ma fille ne songe point trop à lui; et lui, s'il y songe, il saura se taire et s'éloigner peu à peu, plutôt que de compromettre notre repos. Allons, il se conduit bien, et ce serait dommage de lui faire de la peine, puisqu'il m'a comprise à demi-mot et s'exécute de lui-même.»
Si Jean Jappeloup eût été complice d'Émile pour le venger des prétentions de Galuchet, il n'eût pas mieux agi; car, pendant plus d'une heure, tandis que les deux amants erraient avec Janille aux alentours du pavillon, il employa tantôt la câlinerie moqueuse, tantôt la force ouverte pour le retenir à table, et le faire boire, bon gré, mal gré. Galuchet perdit bientôt, dans cette épreuve au-dessus de ses forces, le peu de bon sens que lui avait départi la nature. Il était fort scandalisé d'abord des habitudes du châtelain, et méprisait profondément celui qu'il eût volontiers appelé son compagnon de débauche. Bref, Galuchet, qui n'avait aucune élévation dans les sentiments ou dans les idées et qui ne valait pas un cheveu de ces deux rudes compagnons, se croyait encanaillé, et se promettait de faire valoir auprès de son maître la tâche pénible qu'il avait acceptée. Mais à mesure qu'il trinquait, sa raison s'égarait tout à fait, et ses sentiments grossiers prenant le dessus sur sa vanité secrète, il se mit à rire, à frapper la table, à parler haut, à se targuer de mille prouesses et à avoir si mauvais ton, que Jappeloup, dont l'âme était aussi délicate que ses manières étaient brusques, le prit en pitié, et lui fit une morale sévère d'un air tout à coup sérieux et froid.
«Mon garçon, lui dit-il, vous ne savez pas boire; vous êtes laid quand vous riez, et vous êtes bête quand vous voulez faire de l'esprit. Si j'ai un conseil à donner à M. Antoine, c'est de vous faire déjeuner avec un verre d'eau quand vous viendrez chez lui, car autrement vous tiendriez devant sa fille des propos qui me forceraient à vous mettre dehors. Vous avez cru, en nous voyant ici tous gais et sans façon les uns envers les autres, que nous étions des gens grossiers et qu'il fallait le devenir pour se mettre à notre niveau. Vous vous êtes trompé. Quiconque n'a rien de mauvais dans le cœur ni de malpropre dans l'esprit, peut se laisser aller; et quand même je serais ivre à ne point me tenir debout, je ne craindrais pas qu'on me fît rougir le lendemain avec mes paroles. Il paraît qu'il n'en est pas de même pour vous; c'est pourquoi vous faites bien de vous habiller de noir des pieds à la tête pour faire croire à ceux qui ne vous connaissent pas que vous êtes un monsieur: car s'il y a un paysan ici, ce n'est pas moi, c'est vous.»
Antoine tâcha d'adoucir la mercuriale, et Galuchet tâcha de se fâcher. Jean haussa les épaules et quitta la table pour n'avoir pas à lui donner une leçon mieux appropriée à l'état de son intelligence.
Lorsqu'ils sortirent du pavillon, Galuchet marchait encore droit; mais il avait la tête si lourde et si échauffée, qu'il n'osait plus prononcer un mot devant Gilberte, de peur de dire une chose pour l'autre.
«Eh bien, dit Gilberte à Jappeloup, allons-nous à la Pierre au Diable? Il y a plus d'un an que je n'y ai été: Janille ne veut pas que mon père m'y conduise, parce qu'elle dit que c'est trop dangereux et qu'il ne faut pas là de distraction; mais elle m'y laissera aller avec toi, mon bon Jean! Voyons, te sens-tu encore la main assez ferme et l'œil assez sûr?
—Moi, moi? dit Jappeloup, je me sens aussi bon pour cette besogne-là que si j'avais encore vingt-cinq ans.
—Et vous n'êtes pas aviné? dit Janille en prenant la manche de Jean, et en se dressant sur la pointe des pieds pour lui regarder dans les yeux.
—Regardez, regardez à votre aise! dit-il. Si vous voulez faire ce que je vais faire, je déclare que je suis gris!» Et il plaça sur sa tête une cruche d'eau que Janille tenait à la main: puis se mit à courir sans la renverser,
«C'est bien, dit Janille, j'en ferais autant si je voulais, mais c'est fort inutile, et je suis sûre de vous: je vous confie ma fille. Pour moi, je n'ai pas le temps de vous suivre: et vous, monsieur Émile, vous veillerez un peu sur le père, car il est capable de vouloir mettre pied à terre au beau milieu de l'eau, s'il est en train de rire ou de causer.
—Et qui veillera sur le Maljuché? dit Jappeloup en montrant Galuchet qui partait en avant avec M. Antoine. Je ne m'en charge pas.
—Ni moi! dit Gilberte.
—Soyez en repos, dit Émile, je me charge de le faire tenir tranquille.
—Il n'est pas sûr que vous en veniez à bout, reprit Jean: s'il n'est pas ivre, il n'en vaut guère mieux. On ne peut pas dire qu'il soit tout à fait riche, mais il est à son aise. Il aurait plus besoin d'un lit que d'une barque.
—Vous verrez comment il descend la montagne, dit Janille, et, s'il menace de vous faire chavirer, laissez-le sur les cailloux, à la rive.»
Galuchet se trouva installé dans la barque avec M. de Châteaubrun, quand les autres y arrivèrent. Il était rouge et silencieux. Mais quand on fut au milieu de l'eau, ce courant rapide lui donna le vertige, et il commença à se pencher si fort de côté et d'autre, que Jappeloup, impatienté, prit une corde et lui attacha solidement le corps avec le banc sur lequel il était étendu. Il s'endormit dans cette position.
«Vous avez là un aimable secrétaire, dit Gilberte à Émile. J'espère, cher papa, que tu ne l'inviteras plus à déjeuner.
—Eh! mon Dieu, ce n'est pas sa faute, répondit M. Antoine: c'est celle de
Jean, qui l'a fait boire plus qu'il ne voulait.
—Qu'est-ce qu'un homme qui ne sait pas boire sans se griser? dit Jean; c'est moins que rien.»
La barque descendit rapidement jusqu'à un endroit où les rochers se rapprochent tellement, que le passage ne serait plus possible sans un danger immense. Jean était un des hommes les plus vigoureux du pays. L'audace de son caractère et la force de sa volonté décuplaient sa force physique. Il avait coutume de s'enflammer pour les moindres entreprises avec autant de passion que s'il se fût agi de la conquête du monde; et, malgré ce transport juvénile, il avait une admirable présence d'esprit. Il dirigea la barque dans le milieu du courant, et, au moment de s'engager dans la passe étroite, il mit l'esquif en travers, et le préserva du choc avec la moitié de son corps penché sur les rochers, qu'il saisit dans ses bras. Émile, qui le secondait bravement, prit sa place alternativement avec lui, et, la barque restant immobile, on s'arma du harpon et on attendit en silence le passage de la proie. On sait que le poisson cherche toujours à remonter le courant, de sorte qu'il venait droit vers la barque, mais n'approchait pas toujours, effrayé de ce barrage inaccoutumé, et revenait bientôt pour s'enfuir encore. Le guetteur était penché en avant, les bras étendus le plus qu'il pouvait. M. Antoine et Gilberte, agenouillés derrière lui, veillaient à ce que le mouvement qu'il ferait en lançant le harpon ne fît pas chavirer la barque et ne l'entraînât pas lui-même. Gilberte, lorsque c'était le tour du charpentier, s'attachait à ses habits, dans la crainte qu'il ne tombât dans l'eau; et, quand ce fut celui d'Émile, elle recommanda vivement à son père de le retenir de toute sa force. Mais bientôt, ne se fiant à personne, elle saisit sa blouse elle-même, et il se sentit effleuré plus d'une fois par ses beaux bras prêts à l'enlacer en cas d'accident.
Dans cette situation, assez périlleuse pour tous, l'attention de Jean et d'Antoine était entièrement absorbée par l'émotion de la pêche, et cette même émotion servait de prétexte aux deux amants pour échanger des regards et des paroles que Galuchet, quoique à demi éveillé, n'était certes pas en état de commenter. Qu'eût pensé M. Cardonnet, s'il eût vu comme son agent gagnait bien sa gratification!
Enfin, un saumon fut amené aux cris frénétiques de Jean Jappeloup, et
Galuchet, un peu ranimé par la vue de cette capture, essaya de se mêler de
la pêche. Mais sa gaucherie et son obstination firent tout manquer, et
Jean, hors de lui, retourna la barque en disant:
«Quand vous voudrez pêcher le saumon, vous irez avec un autre que moi. Ce ne sont pas des goujons de cette taille qu'il vous faut, et si nous restions là plus longtemps, je vous casserais la tête avec le manche de mon croc.
—Dieu me préserve de retourner avec un malappris de votre espèce! répondit
Galuchet en s'asseyant sur le bord de la barque.
—Ne vous mettez pas là, reprit le charpentier, vous me gênez, et vous feriez beaucoup mieux de m'aider à remonter ce courant qui est dur comme le fer. Voilà M. Émile qui travaille comme un bon compagnon, et vous, gros et fort comme vous êtes, vous nous regardez suer en vous croisant les bras.
—Ma foi, tant pis pour vous, répondit Galuchet; vous m'avez fait boire, je ne suis bon à rien.
—Oui, mais vous êtes lourd, et puisque vous ne travaillez pas, vous irez à terre. Au rivage, au rivage, mon petit Émile! mettons à terre les paquets embarrassants!»
Ils cinglèrent vers la rive; mais Galuchet trouva le procédé offensant, et refusa d'aborder en jurant de la manière la plus cynique.
«Mille démons! s'écria Jappeloup tout à fait en colère, tu m'as fait manquer une truite superbe, mais tu ne me feras pas échiner à ton service!»
Et il le poussa hors de la barque; mais, en faisant résistance, Galuchet glissa entre la barque et le rivage, et tomba dans l'eau jusqu'à la ceinture.
«Ma foi, c'est bienfait, dit Jappeloup: cela mettra de l'eau dans ton vin.»
Et il éloigna rapidement la barque, que Galuchet, transporté de fureur, essayait de faire chavirer.
«Ah! le méchant garçon! s'écriait le charpentier; convenez que s'il y a de bonnes bêtes, il y en a aussi de bien mauvaises! Laissez-le barboter, dit-il à ses compagnons, qui craignaient que le pauvre Galuchet, à cause de son état d'ivresse, ne vînt à se noyer, quoique l'endroit ne fût pas dangereux. S'il enfonce trop, je lui planterai mon crochet dans la ceinture et je le repêcherai comme un saumon. Mais bah! si c'était quelque chose de bon, on pourrait s'inquiéter, au lieu que ce qui n'est bon à rien, les animaux morts et les bouteilles vides, surnage toujours.»
Au bout de quelques instants, Galuchet sauta sur l'herbe et disparut en montrant le poing.
Ce ridicule incident attrista beaucoup Gilberte. Pour la première fois elle voyait un grave inconvénient de la trop grande bonhomie de son père. Ces manières rustiques et simples de ceux qui l'entouraient, et qui étaient l'expression de la candeur et de la bonté, commençaient à l'effrayer, comme ne lui assurant pas une protection assez éclairée ni assez délicate pour son âge et pour son sexe.
«Je suis une pauvre fille de campagne, se disait-elle, et je sais fort bien vivre avec les paysans; mais c'est à la condition que certains demi-bourgeois mal élevés ne viendront pas se mettre de la partie: car alors les paysans deviennent un peu trop sauvages dans leur colère, et la vie que je mène ne me met pas à l'abri des vengeances de la lâcheté.»
Elle songeait alors à Émile comme à un appui que le ciel lui destinait; mais alors elle se demandait dans quel milieu il était forcé de vivre lui-même, et l'idée que M. Cardonnet employait des gens de l'espèce de Galuchet lui causait une sorte de terreur vague sur son caractère et ses habitudes.
Lorsque Jean Jappeloup revint le soir à Gargilesse, il trouva Galuchet étendu comme mort au milieu de son chemin. Le pauvre diable, un instant dégrisé par le bain qu'il avait pris, était entré dans un cabaret pour se sécher, et comme il avait peur pour sa santé, il s'était laissé persuader de prendre un verre d'eau-de-vie qui l'avait achevé. Il revenait littéralement à quatre pattes. Jean avait eu le temps d'oublier sa colère, et d'ailleurs il n'était pas homme à laisser un de ses semblables exposé à se faire écraser par les pieds des chevaux. Il le releva, supporta patiemment ses menaces et ses injures, et le ramena, le portant plus qu'à demi, jusqu'à l'usine, où Galuchet, qui ne le reconnaissait pas, rentra en jurant qu'il se vengerait du scélérat qui avait voulu le noyer.
FIN
End of Project Gutenberg's Le peche de Monsieur Antoine I, by George Sand