Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1
X
UNE BONNE ACTION.
«A en croire M. Antoine, dit Janille, nous aurions été absolument privés de ressources; mais, s'il en fut ainsi, cela ne dura pas trop longtemps, Au bout de quelques années, quand la terre de Châteaubrun eut été vendue en détail, les dettes soldées, et toute cette débâcle bien liquidée, on s'aperçut qu'il restait encore à monsieur un petit capital, qui, bien placé, pouvait lui assurer douze cents francs de rente. Hé! hé! cela n'était point à dédaigner. Mais, avec la bonté et la générosité de monsieur, cela eût pu aller un peu vite; c'est alors que ma mie Janille, qui vous parle, reconnut qu'il fallait prendre les rênes du gouvernement. Ce fut elle qui se chargea du placement des fonds, et elle ne s'en acquitta pas trop mal. Puis, que dit-elle à monsieur? Vous souvenez-vous, Monsieur, de ce que je vous dis à cette époque-là?
—Je m'en souviens fort bien, Janille, car tu me parlas sagement. Redis-le toi-même.
—Je vous dis: «Hé! hé! monsieur Antoine, voilà de quoi vivre en vous croisant les bras. Mais cela vous ennuierait, vous avez pris goût au travail, vous êtes encore jeune et bien portant: donc, vous pouvez travailler encore quelques années. Vous avez une fille, un vrai trésor, qui annonce autant d'esprit que de beauté; il faut songer à lui faire donner de l'éducation. Nous allons la conduire à Paris, la mettre en pension, et pendant quelques années vous serez encore charpentier.» M. Antoine ne demandait pas mieux; oh! pour cela il faut lui rendre justice, il ne plaignait point sa peine; mais il avait pris avec ces bons paysans des idées un peu trop rustiques à mon gré. Il disait que puisqu'il était destiné à vivre en ouvrier de campagne, il serait plus sage d'élever sa fille en vue de sa condition, d'en faire une brave villageoise, de lui apprendre à lire, à coudre, à filer, à tenir un ménage; mais du diantre si j'entendis de cette oreille-là! Pouvais-je souffrir que mademoiselle de Châteaubrun dérogeât à son rang et ne fût pas élevée comme une noble demoiselle qu'elle est? Monsieur céda, et notre Gilberte fut élevée à Paris, sans que rien fût épargné pour lui donner de l'esprit et des talents; aussi elle en a profité comme un petit ange, et quand elle eut environ dix-sept ans, je dis de rechef à monsieur:
«—Hé! hé! monsieur Antoine; voulez-vous venir faire avec moi un petit tour de promenade du côté de Châteaubrun?» Monsieur se laissa conduire: mais quand nous fûmes au milieu des ruines, monsieur fut pris de tristesse.
«—Pourquoi m'as-tu amené ici, Janille? fit-il avec un gros soupir. Je savais bien qu'on avait détruit mon pauvre vieux nid de famille; j'avais vu cela de loin, mais je n'avais jamais voulu entrer dans l'intérieur et regarder de près ces dégâts. Je ne tenais pas à ce château par orgueil, mais je l'aimais pour y avoir passé mes jeunes années, pour y avoir été heureux, pour y avoir vu mourir mes parents. Si quelqu'un l'eût acheté pour l'habiter, si je le voyais debout et en bon entretien, je serais à demi consolé, car on aime les choses comme on doit aimer les personnes, un peu plus pour elles-mêmes que pour soi. Quel plaisir peux-tu trouver à me montrer ce que la bande noire a fait de la maison de mes pères?
«—Monsieur, répondis-je, il fallait pourtant bien venir constater le dommage, pour savoir combien nous avons à dépenser, et comment nous allons nous y prendre pour le réparer. Figurez-vous que, par une mauvaise nuit, l'orage a détruit votre domaine; avec le caractère que je vous connais, au lieu de vous lamenter, vous vous mettriez de suite à l'œuvre pour le relever.
«—Mais ta comparaison ne rime à rien, fit M. Antoine. Je n'ai pas de quoi réparer ce château, et quand je l'aurais, je n'en serais pas plus avancé, puisque cette carcasse même ne m'appartient plus.
«—Un petit moment, fis-je, combien vous en a-t-on demandé lorsque vous avez offert de racheter seulement la maison et le petit lot de terre qui y reste annexé, le verger, le jardin, la colline et le petit pré au bord de l'eau?—Je ne demandais pas cela sérieusement, Janille, mais seulement pour voir à quel bas prix était tombée une si riche demeure. On me fit dix mille francs ce qui en restait, et je me retirai, sachant que dix mille francs et moi ne passerions jamais par la même porte.
«—Eh bien, Monsieur, repris-je, il ne s'agit plus de dix mille francs, mais de quatre mille seulement à l'heure qu'il est. On pensait que vous ne pourriez pas y tenir, et que vous dépenseriez le capital qui vous reste à vous réintégrer dans les débris de votre seigneurie. Voilà pourquoi on portait à dix mille francs un bien qui n'en vaut pas la moitié et qui ne peut convenir qu'à vous seul; mais depuis qu'on vous y a vu renoncer, on a été plus modeste. J'ai fait agir en dessous main, à votre insu et sous un nom étranger. Dites-moi oui, et demain vous serez seigneur de Châteaubrun.
«—Et à quoi cela me servirait-il, ma bonne Janille? dit monsieur: que ferais-je de ce tas de pierres et de ces trois ou quatre pans de mur sans portes ni fenêtres?
«Je fis alors observer à monsieur que le pavillon carré était encore fort sain, que les voûtes étaient bien conservées, l'intérieur des chambres parfaitement sec, et qu'il ne s'agissait que de le couvrir en tuiles, d'en refaire la menuiserie et de le meubler simplement, dépense qu'on pouvait porter à cinq cents francs tout au plus. Là-dessus monsieur se récria:—Ne me donne pas de ces idées-là, Janille, dit-il: c'est vouloir me dégoûter de ma condition présente et me jeter dans les illusions. Je n'ai ni dix, ni cinq, ni quatre mille francs, et pour les économiser il me faudrait encore dix ans de privations. Mieux vaut rester comme nous sommes.
«—Et qui vous dit, Monsieur, repris-je alors, que vous n'ayez pas six mille francs et même six mille cinq cents francs! Savez-vous ce que vous avez? Je gage que vous n'en savez rien?»
Ici, M. Antoine interrompit Janille. «Il est vrai, dit-il, que je n'en savais rien, que je n'en sais rien encore, et que je ne pourrai jamais savoir comment, avec une rente de douze cents livres, payant depuis six ans l'éducation de ma fille à Paris, et vivant à Gargilesse, en ouvrier, il est vrai, mais fort proprement, dans une petite maison que Janille dirigeait elle-même … Ajoutons encore que, tout en tenant les cordons de la bourse, elle me permettait de dépenser deux ou trois francs le dimanche avec mes amis … Non, non, je ne comprendrai jamais comment j'aurais pu avoir six mille francs d'économies! Comme c'est tout à fait impossible, je suis forcé d'expliquer ce miracle à M. Émile Cardonnet, à moins qu'il ne l'ait déjà deviné.
—Oui, monsieur le comte, je le devine, répondit Émile; mademoiselle Janille avait fait des économies à votre service, lorsque vous étiez riche, ou bien elle avait quelque argent par devers elle, et c'est elle …
—Non, Monsieur, répondit Janille vivement, cela n'est point; vous oubliez que, comme ouvrier charpentier, monsieur gagnait de quoi vivre, et vous devez bien penser que la pension de mademoiselle n'était pas des plus chères de Paris, quoique ce fût une bonne pension, je m'en flatte.
—Allons, dit Gilberte en l'embrassant, tu mens avec aplomb, mère Janille; mais tu n'empêcheras jamais mon père et moi de croire que Châteaubrun a été racheté de tes deniers, qu'il t'appartient en réalité, et que, bien que tu aies acquis cela sous notre nom, nous ne soyons ici chez toi.
—Du tout, du tout. Mademoiselle, répondit la noble Janille, cette singulière petite femme qui aimait à se vanter à tout propos et à faire l'entendue sur toutes choses, mais qui, pour conserver à ses maîtres la dignité de leur position, dont elle était plus jalouse qu'eux-mêmes, niait énergiquement la plus belle action de sa vie,—du tout, vous dis-je, je n'y suis pour rien. Est-ce ma faute si votre papa ne sait pas compter jusqu'à cinq, et si vous avez la même insouciance que lui? Oui-dà! vous connaissez bien le compte de vos recettes et de vos dépenses, tous les deux! Qu'on vous laisse faire, et nous verrons comment vous vous en tirerez! Je vous dis que vous êtes ici chez vous, et que si je puis me vanter d'une chose, c'est d'avoir mis assez d'ordre et d'économie dans vos affaires, pour que monsieur se soit trouvé un beau matin plus riche qu'il ne pensait.
«Là-dessus, ajouta Janille, je reprends et j'achève notre histoire pour M. Émile. Nous rachetâmes le château. Jean Jappeloup et M. Antoine refirent eux-mêmes toute la charpente et toute la menuiserie de ce pavillon, et pendant qu'ils achevaient leur ouvrage, qui ne dura guère que six mois, j'allai à Paris chercher notre fille, heureuse et fière de l'amener dans le château de ses ancêtres, qu'elle se souvenait à peine d'avoir habité dans ses premières années, la pauvre enfant! Depuis ce temps-là, nous vivons fort heureux, et quand j'entends M. Antoine se plaindre de quelque chose, je ne puis me défendre de le blâmer, car enfin quel homme a jamais été plus favorisé que lui?
—Mais je ne me plains jamais de rien, répondit M. Antoine, et ton reproche est injuste.
—Oh! vous avez quelquefois l'air de vouloir dire que vous ne faites pas aussi bonne figure ici que par le passé, et en cela vous avez tort. Voyons, étiez-vous plus riche quand vous aviez trente mille livres de rente? On vous volait, on vous pillait, et vous n'en saviez rien. Aujourd'hui vous avez le nécessaire et vous ne pouvez pas craindre les filous; on sait que vous ne cachez pas des rouleaux de louis dans votre paillasse. Vous aviez dix domestiques; tous plus gourmands, plus ivrognes et plus paresseux les uns que les autres; des domestiques de Paris, c'est tout dire! Aujourd'hui, vous avez M. Sylvain Charasson, un paresseux et un gourmand aussi, j'en conviens (et en disant ces mots, Janille éleva la voix, afin que Sylvain les entendît de la cuisine); puis elle ajouta plus bas:
«Mais ses bêtises vous font rire, et quand il casse quelque chose, vous n'êtes pas fâché de n'être pas le plus maladroit de la maison. Vous aviez dix chevaux, toujours mal tenus, et hors de service par le manque de soins; vous avez aujourd'hui votre vieille Lanterne, la meilleure bête qu'il y ait au monde, toujours propre, courageuse, et sobre, il faut la voir! elle mange des feuilles sèches et des ajoncs comme une vraie chèvre. Parlerons-nous des chèvres? où en trouverons-nous de plus jolies? Deux vraies biches, excellentes en lait; et qui vous réjouissent par leurs jolies cabrioles, en grimpant sur les ruines pour votre comédie du soir!… Parlerons-nous de la cave? Vous en aviez une bien garnie, mais où vos coquins de laquais baptisaient le vin à plaisir, et vous ne buviez que leurs restes. A présent, vous buvez votre petit clairet du pays, que vous avez toujours aimé, et qui est sain et rafraîchissant. Quand je m'en mêle surtout, il est clair comme de l'eau de roche et ne vous échauffe point l'estomac. Et les habits, n'en êtes-vous pas content? Autrefois vous aviez une garde-robe qui se mangeait aux vers, et vos gilets passaient de mode avant que vous les eussiez portés; car vous n'avez jamais aimé la toilette. Aujourd'hui vous n'avez que ce qu'il vous faut pour avoir frais en été, chaud en hiver; le tailleur du village vous prend la taille à ravir, et ne vous gêne point dans les entournures. Allons, Monsieur, convenez que tout est pour le mieux, que jamais vous n'avez eu moins de souci, et que vous êtes le plus heureux des hommes; car je n'ai point parlé de l'avantage d'avoir une fille charmante, qui se trouve heureuse avec vous …
—Et une Janille incomparable qui n'est occupée que du bonheur des autres! s'écria M. Antoine avec un attendrissement mêlé de gaieté. Eh bien! tu as raison, Janille, et j'en étais persuadé d'avance. Vive Dieu! tu me fais injure d'en douter, car je sens que je suis en effet l'enfant gâté de la Providence, et, sauf un secret ennui que tu sais bien, et dont tu as bien fait de ne pas me parler, il ne me manque absolument rien! Tiens, je bois à ta santé, Janille! tu as parlé comme un livre! A votre santé aussi, monsieur Émile! Vous êtes riche et jeune, vous êtes instruit et bien pensant, vous n'avez donc rien à envier aux autres; mais je vous souhaite une aussi douce vieillesse que la mienne et d'aussi tendres affections dans le cœur!—Mais c'est assez parler de nous, ajouta M. Antoine, en posant son verre sur la table, et il ne faut pas oublier nos autres amis. Parlons du meilleur de tous après Janille; parlons de mon vieux Jean Jappeloup et de ses affaires.
—Oui, parlons-en! s'écria une voix forte qui fit tressaillir tout le monde; et, en se retournant, M. Antoine vit Jean Jappeloup sur le seuil de la porte.
—Quoi! Jean en plein jour! s'écria le châtelain stupéfait.
—Oui, j'arrive en plein jour, et par la grande porte encore! répondit le charpentier en s'essuyant le front. Oh! ai-je couru! Donnez-moi vite un verre de vin, mère Janille, car je suis étranglé de chaleur.
—Pauvre Jean! s'écria Gilberte eu courant vers la porte pour la fermer; tu as donc été encore poursuivi? Il faut songer à te cacher. Peut-être qu'on va venir te relancer ici?
—Non, non, dit Jean; non, ma bonne fille, laissez les portes ouvertes, on ne me suit pas. Je vous apporte une bonne nouvelle, et c'est pour cela que je me suis tant hâté. Je suis libre, je suis heureux, je suis sauvé!
—Mon Dieu! s'écria Gilberte en prenant dans ses belles mains la tête poudreuse du vieux paysan, ma prière a donc été exaucée! J'ai tant prié pour toi cette nuit!
—Chère âme du ciel, tu m'as porté bonheur, répondit Jean qui ne pouvait suffire aux caresses et aux questions d'Antoine et de Janille.
—Mais dis-nous donc qui t'a rendu la liberté et le repos? reprit Gilberte lorsque le charpentier eut avalé un grand verre de piquette.
—Oh! c'est quelqu'un dont vous ne vous doutez guère, qui me sert de caution tout de suite, et qui va me payer mes amendes. Voyons, je vous le donne en cent!
—C'est peut-être le curé de Cuzion? dit Janille; c'est un si brave homme, quoique ses sermons soient un peu embrouillés! mais il n'est pas assez riche!
—Et vous, Gilberte, reprit Jean, qui pensez-vous que ce soit?
—Je nommerais la sœur de ce bon curé, madame Rose, qui a un si grand cœur … mais elle n'est pas plus riche que son frère.
—Oui-dà! ce ne serait pas possible! Et vous, monsieur Antoine?
—Je m'y perds, répliqua le châtelain. Dis donc vite, tu nous fais languir.
—Et moi, dit Émile, je gage avoir deviné; je parie pour mon père! car j'ai causé avec lui, et je sais qu'il voulait …
—Pardon, jeune homme, dit le charpentier, en l'interrompant; je ne sais pas ce que votre père voulait; mais je sais bien ce que je n'aurais jamais voulu, moi! C'eût été de lui devoir quelque chose, de recevoir un service de celui qui commençait par me faire fourrer en prison pour me forcer à accepter ses prétendus bienfaits et ses dures conditions. Merci! je vous estime, vous … mais votre père … n'en parlons plus, n'en parlons jamais ensemble. Allons, vous autres, vous n'avez donc pas deviné? Eh bien, que diriez-vous si l'on vous parlait de M. de Boisguilbault?»
Ce nom, qu'Émile n'entendait pas pour la première fois, car on l'avait prononcé déjà à Gargilesse devant lui, comme celui d'un des plus riches propriétaires des environs, fit sur les habitants de Châteaubrun l'effet d'un choc électrique: Gilberte tressaillit; Antoine et Janille se regardèrent et ne purent dire un mot.
«Ça vous étonne un peu? reprit le charpentier.
—Ça me paraît impossible, répondit Janille. Vous moquez-vous? M. de
Boisguilbault, notre ennemi à tous?
—Pourquoi parler ainsi? dit M. Antoine. Ce gentilhomme n'est l'ennemi volontaire de personne; il a toujours fait le bien, jamais le mal.
—Moi, j'étais bien sûre, dit Gilberte, qu'il était capable d'une bonne action! Quand je te le disais, chère petite mère: c'est un homme malheureux; cela se voit sur sa figure; mais …
—Mais vous ne le connaissez pas, dit Janille, et vous n'en pouvez rien dire. Voyons, Jean, expliquez-nous par quel miracle vous avez pu approcher de cet homme si froid, si fier et si sec?
—Le hasard ou plutôt le bon Dieu a tout fait, répondit le charpentier. Je traversais le petit bois, qui longe son parc, et qui, dans cet endroit-là, n'en est séparé que par une haie et un petit fossé. Je jetais un coup d'œil par dessus le buisson pour voir comme c'était beau et propre, bien venu et bien tenu là-dedans. Je pensais un peu tristement que j'avais été dans ce parc et dans ce château comme chez moi; que j'y avais travaillé pendant vingt ans, et que j'avais même eu de l'amitié pour M. le marquis, quoiqu'il n'ait jamais été bien aimable … Mais enfin il avait ses jours de bonté dans ce temps-là; et pourtant, depuis une autre vingtaine d'années, je n'avais pas mis le pied chez lui, et je n'aurais pas osé lui demander un asile, après ce qui s'est passé entre lui et moi.
«Comme je pensai à tout cela, voilà que j'entends le trot de deux chevaux, et presque aussitôt j'aperçois deux gendarmes qui viennent droit sur moi. Ils ne m'avaient pas encore vu; mais si je traversais leur chemin, ils ne pouvaient manquer de me voir, et ils connaissent si bien ma figure! Je n'avais pas le temps de la réflexion. Je m'enfonce dans la haie, je la traverse comme un renard, et je me trouve dans le parc de Boisguilbault, où je me couche tranquillement le long de la clôture, pendant que mes bons gendarmes passent leur chemin sans seulement tourner la tête de mon côté. Quand ils sont un peu loin, je me lève et je me dispose à sortir comme j'étais venu, lorsque tout d'un coup je me sens frapper sur l'épaule, et, en me retournant, je me trouve nez à nez avec M. de Boisguilbault, qui me dit avec sa figure triste et sa voix d'enterrement: «Que fais-tu ici?
«—Ma foi, vous le voyez, monsieur le marquis, je me cache.
«—Et pourquoi te cacher?
«—Parce qu'il y a des gendarmes à deux pas d'ici.
«—Tu as donc fait un crime?
«—Oui, j'ai pris deux lapins et tué un lièvre.
«Là-dessus, comme je voyais qu'il ne me ferait pas beaucoup d'autres questions, je me mets vite à lui raconter mes mésaventures, en aussi peu de mots que possible, car vous savez que c'est un homme qui a toujours dans l'esprit quelque autre chose que celle dont on l'occupe. On ne sait point s'il vous entend: il a toujours l'air de ne pas se soucier de vous écouter. Il y a bien des années que je ne l'avais vu de près, puisqu'il vit renfermé dans son parc comme une taupe dans son trou, et que je n'ai plus accès chez lui. Il m'a paru bien vieilli, bien affaibli, quoiqu'il soit encore droit comme un peuplier; mais il est si maigre, qu'on verrait le jour à travers, et sa barbe est blanche comme celle d'une vieille chèvre; ça me faisait de la peine, et pourtant j'étais encore plus contrarié de voir que, pendant que je lui parlais, il s'en allait coupant devant lui toutes les mauvaises herbes de son allée, avec cette petite sarclette qu'il tient toujours dans sa main. Je le suivais pas à pas, parlant toujours, racontant mes peines, non pas pour mendier ses secours, je n'y songeais pas, mais pour voir s'il avait encore un peu d'amitié pour moi.
«Enfin, il se retourne de mon côté et me dit sans me regarder: «Et pourquoi n'as-tu pas demandé une caution à quelque personne riche de ton village?
«—Diable! que je lui réponds, il n'y en a guère dans Gargilesse, de personnes riches.
«—N'y a-t-il pas un M. Cardonnet établi depuis peu?
«—Oui, mais il est maire, et c'est lui qui veut me faire arrêter.
«Il resta au moins trois minutes sans rien dire; je crus qu'il avait oublié que j'étais là, et j'allais partir, quand il me dit: «Pourquoi n'es-tu pas venu me trouver?
«—Dame! que je fis, vous savez bien pourquoi.
«—Non!
«—Comment, non? Est-ce que vous ne vous souvenez pas qu'après m'avoir employé longtemps et ne m'avoir jamais fait de reproches (il me semble que je n'en méritais point), vous m'avez appelé dans votre cabinet un beau matin, et que vous m'avez dit: «Voilà le compte de tes dernières journées, va-t'en!» Et comme je vous demandais quel jour il fallait revenir, vous m'avez dit jamais! et, comme j'étais mécontent de cette façon d'agir, et que je vous demandais en quoi j'avais démérité auprès de vous, vous m'avez montré la porte du bout du doigt, sans daigner desserrer les lèvres. Il y a environ vingt ans de ça, et il se peut que vous l'ayez oublié. Mais moi, je l'ai toujours sur le cœur, et je trouve que vous avez été bien dur et bien injuste envers un pauvre ouvrier, qui travaillait de son mieux et qui n'était pas plus maladroit qu'un autre. J'ai cru d'abord que vous aviez une lubie et que vous en reviendriez; mais j'ai eu beau attendre, vous ne m'avez jamais fait redemander. J'étais trop fier pour venir quêter votre ouvrage; je n'en manquais pas ailleurs, j'en ai toujours eu à discrétion; et si je n'étais pas forcé, à l'heure qu'il est, de me cacher dans les bois, je ne serais pas à court de pratiques; mais ce qui m'a blessé, voyez-vous, c'est d'avoir été chassé comme un chien, pis que cela, comme un paresseux ou un voleur, et sans qu'on daignât me mettre à même de me justifier. J'ai pensé que j'avais quelque ennemi dans votre maison, et qu'on vous avait fait de faux rapports. Mais je n'ai jamais deviné qui ce pouvait, être, car je ne me suis jamais connu d'autres ennemis que les gardes champêtres et les gabelous. J'ai gardé le silence; je ne me suis pas plaint de vous, mais je vous ai plaint d'être crédule pour le mal, et comme je vous aimais un peu, ça m'a chagriné de vous trouver des torts.
«M. de Boisguilbault avait toujours l'air de ne pas m'entendre; mais quand j'eus tout dit:
«—De combien est ton amende? dit-il d'un ton d'indifférence.
«—Le tout réuni se monte à un millier de francs, plus les frais.
«—Eh bien, va-t'en dire au maire de ton village … M. Cardonnet, n'est-ce pas? de m'envoyer une personne de confiance pour que je puisse régler tes affaires avec l'autorité. Tu lui diras que je ne sors pas, que je suis d'une mauvaise santé, mais que je le prie d'avoir cette obligeance.
«—Est-ce que vous consentez à me servir de caution?
«—Non, je paie ton amende. Tu peux t'en aller.—Et quand voulez-vous que je revienne travailler chez vous pour m'acquitter envers vous?—Je n'ai pas d'ouvrage, ne viens pas.—Vous voulez donc me faire l'aumône?—Non pas, mais te rendre un très-petit service qui me coûte peu. C'est assez; laisse-moi.—Et si je ne veux pas l'accepter?—Tu auras tort.—Et vous ne voulez pas que je vous remercie?—C'est inutile.» Là-dessus il m'a bel et bien tourné le dos, et il s'en allait tout de bon, mais je l'ai suivi; et sachant bien que les longs compliments n'étaient pas de son goût, je lui ai dit comme ça: «Monsieur de Boisguilbault, une poignée de main, s'il vous plaît!»
—Quoi! tu as osé lui dire cela? s'écria Janille.
—Eh bien, pourquoi n'aurais-je pas osé? que peut-on dire à un homme de plus honnête?
—Et qu'a-t-il répondu? qu'a-t-il fait? dit Gilberte.
—Il a pris ma main tout d'un coup sans hésiter, et il l'a serrée assez fort, quoique sa main fût roide et froide comme un glaçon.
—Et qu'a-t-il dit? demanda M. Antoine qui avait écouté ce récit avec une sorte d'agitation.
—Il a dit va-t'en, répondit le charpentier: apparemment que c'est son mot d'amitié; et il s'est quasi mis à courir pour m'éviter, autant que ses pauvres longues jambes menues pouvaient le lui permettre. De mon côté, j'ai couru pour venir vous dire tout cela.
—Et moi, dit Émile, je vais courir vers mon père pour lui annoncer les intentions de M. de Boisguilbault, afin qu'il envoie tout de suite quelqu'un chez lui, selon sa demande.
—Voilà qui ne me rassure guère, répondit le charpentier. Votre père m'en veut; il faudra bien qu'il reconnaisse que je suis quitte de l'amende, mais il ne voudra pas me tenir quitte de la prison; car, pour le fait de vagabondage, on peut me punir et m'enfermer, ne fût-ce que pendant quelques jours … et c'est déjà trop pour moi.
—Oh! certes, s'écria Gilberte, jamais Jean ne pourra se soumettre à l'humiliation d'être traîné en prison par des gendarmes; il fera quelque nouveau coup de tête. Monsieur Émile, ne souffrez pas qu'il y soit exposé; parlez à monsieur votre père, priez-le, dites-lui …
—Oh! Mademoiselle, répondit Émile avec chaleur, ne partagez pas la mauvaise opinion que Jean a de mon père: elle est injuste. Je suis certain que mon père eût fait ce soir ou demain, pour lui, ce que M. de Boisguilbault vient de faire. Et quant à le faire poursuivre comme vagabond, je répondrais sur ma tête que …
—Si vous en répondez sur votre tête, reprit Jean, que n'allez-vous tout de suite trouver M. de Boisguilbault? c'est à deux pas d'ici. Quand vous vous serez entendu avec lui, je serai plus tranquille, car j'ai confiance en vous, et je vous confesse qu'une seule nuit passée en prison me rendrait fou. L'enfant du bon Dieu vous l'a dit, ajouta-t-il en désignant Gilberte, et l'enfant me connaît!
—J'y vais tout de suite, répondit Émile en se levant, et en jetant à Gilberte un regard enflammé de zèle et de dévouement. Voulez-vous me conduire?
—Partons, dit le charpentier.
—Oui, oui, partez!» s'écrièrent à la fois Gilberte, son père et Janille. Émile comprit que Gilberte était contente de lui, et il courut chercher son cheval.
Mais comme il descendait le sentier au pas avec le charpentier, M. de Châteaubrun courut après lui, et l'arrêta pour lui dire d'un air un peu embarrassé:
«Mon cher enfant, vous êtes généreux et délicat, je puis vous confier … je dois vous avertir d'une chose … de peu d'importance peut-être … mais qu'il est nécessaire que vous sachiez. C'est que … pour un motif ou pour un autre … enfin, je suis brouillé avec M. de Boisguilbault, il est donc inutile que vous lui parliez de moi … Évitez de prononcer mon nom devant lui, et de lui faire savoir que vous sortez de chez moi; cela pourrait lui causer quelque humeur et refroidir ses bonnes dispositions à l'égard de notre pauvre Jean.»
Émile promit de se taire, et, perdu dans ses pensées, plus occupé de la belle Gilberte que de son protégé et de sa mission, il suivit son guide dans la direction de Boisguilbault.
XI,
UNE OMBRE.
Cependant, à mesure qu'il approchait du manoir de Boisguilbault, Émile se demandait à quel homme supérieur ou bizarre il allait avoir affaire, et force lui fut de prêter l'oreille aux explications que, dans son bon sens rustique, le charpentier cherchait à lui donner sur cet énigmatique personnage. De tout ce qu'Émile put recueillir dans ces renseignements un peu contradictoires et semés de conjectures, il résulta que le marquis de Boisguilbault était immensément riche, nullement cupide, quoiqu'il eût beaucoup d'ordre; généreux autant que sa sauvagerie et sa nonchalance lui permettaient d'exercer la bienfaisance, c'est-à-dire secourant tous les pauvres qui s'adressaient à lui, mais n'allant jamais s'enquérir de leurs peines et de leurs besoins, et faisant à tous un si froid et si triste accueil, qu'à moins de motifs impérieux nul n'était tenté de l'approcher. Ce n'était pourtant pas un homme dur et insensible, et jamais il ne repoussait la plainte, ni ne révoquait en doute l'opportunité de l'aumône. Mais il était si distrait et paraissait si indifférent à toutes choses, que le cœur se resserrait et se glaçait auprès de lui. Il grondait rarement et ne punissait jamais. Jappeloup était presque le seul auquel il eût tenu rigueur, et la manière dont il venait de le dédommager faisait penser au charpentier que s'il eût été moins fier lui-même, et s'il se fût présenté plus tôt devant le marquis, ce dernier n'aurait eu aucun souvenir du caprice qui le lui avait fait bannir.
«Cependant, ajoutait Jean, il y a une autre personne à qui M. de Boisguilbault en veut encore plus qu'à moi, quoiqu'il n'ait jamais cherché à lui faire de tort. Mais c'est une brouille à n'en jamais revenir; et puisque M. Antoine vous en a touché un mot, je puis bien vous dire, monsieur Émile, que, dans cette circonstance-là, M. de Boisguilbault a fait penser à beaucoup de gens qu'il avait la cervelle détraquée. Imaginez-vous qu'après avoir été pendant vingt ans l'ami, le conseil, quasi le père de son voisin, M. Antoine de Châteaubrun, il lui a, tout d'un coup, tourné le dos et fermé la porte au nez, sans que personne, pas même M. Antoine, puisse dire à propos de quoi … Du moins le prétexte était si ridicule, qu'à moins de le croire fou, on ne peut expliquer cela. C'est pour un délit de chasse que M. Antoine aurait commis sur les terres du marquis. Et notez que, depuis qu'il était au monde, M. Antoine avait toujours chassé chez M. de Boisguilbault comme chez lui, puisqu'ils étaient camarades et bons amis; que jamais M. de Boisguilbault, qui, de sa vie, n'a touché un fusil ni tenu une pièce de gibier, n'avait trouvé mauvais que ses voisins tuassent le sien; qu'enfin il n'avait nullement prévenu M. Antoine qu'il lui interdisait de chasser sur ses terres. Tant il y a que depuis ce temps-là, c'est-à-dire depuis environ vingt ans, les deux voisins ne se sont pas revus, qu'ils n'ont pas échangé une parole, et que M. de Boisguilbault ne veut pas souffrir qu'on lui prononce le nom de Châteaubrun. De son côté, M. Antoine, quoique cela l'affecte plus qu'il ne veut le dire, est obstiné à ne faire aucune démarche et il a l'air de fuir M. de Boisguilbault tout autant qu'il en est fui. Comme mon renvoi de Boisguilbault date à peu près de la même époque, je pense que c'est un trop plein de la colère du marquis qui est retombé sur moi, ou bien que, comme il me savait dès lors très-attaché à M. Antoine, il a craint que je n'eusse la hardiesse de lui en parler et de blâmer son caprice. En cela il ne s'est guère trompé, car je n'ai pas la langue engourdie, et il est certain que j'aurais fait entendre mon mot à l'oreille de M. le marquis. Il a voulu prendre les devants; je ne peux pas expliquer autrement sa dureté envers moi.
—Cet homme a-t-il une famille? demanda Émile.
—Nenni, Monsieur. Il avait épousé une fort jolie demoiselle, trop jeune pour lui, une parente pas riche. Cela ressemblait de sa part à un mariage d'amour, mais il n'y parut guère à sa conduite; car il n'en fut ni plus gai, ni plus liant, ni plus aimable. Il ne changea rien à sa manière de vivre comme un ours, sauf le respect que je lui dois. M. Antoine continua à être à peu près le seul habitué de la maison, et madame s'y ennuya si bien, qu'un beau jour elle s'en alla habiter Paris sans que son mari songeât à l'y suivre ou à la faire revenir auprès de lui. Elle y mourut encore toute jeune, sans lui avoir donné d'enfants, et depuis ce temps, soit qu'un chagrin caché lui ait toqué la cervelle, soit que le plaisir d'être seul l'ait consolé de tout, il a vécu absolument enfermé dans son château, sans aucune compagnie, pas même celle d'un pauvre chien. Sa famille est à peu près éteinte, on ne lui connaît pas d'héritiers, pas d'amis; on ne peut donc présumer qui sera enrichi par sa mort.
—Évidemment, c'est là un monomane, dit Émile.
—Comment dites-vous ça? demanda le charpentier.
—Je veux dire que c'est un esprit frappé d'une idée fixe.
—Oui, je crois bien que vous avez raison, reprit Jean; mais quelle est cette idée? voilà ce que personne ne saurait dire. On ne lui connaît qu'un attachement. C'est ce parc que vous voyez là, qu'il a dessiné et planté lui-même, et dont il ne sort presque jamais. Je crois même qu'il y dort tout debout, en se promenant; car on l'a vu quelquefois marcher à deux heures du matin dans ses allées, comme un revenant, et cela faisait peur à ceux qui s'étaient glissés là pour essayer d'y chiper quelques fruits ou quelques fagots.»
Comme il était arrivé en face du parc et que, du sentier élevé qu'il suivait, Émile pouvait plonger dans l'intérieur et en découvrir une partie, il fut charmé de la beauté de ce lieu de plaisance, de la magnificence des ombrages, de l'heureuse disposition des massifs, de la fraîcheur des gazons et de la coupe élégante des divers plans, qui s'abaissent mollement jusqu'aux bords d'une petite rivière, un des rapides affluents de la Gargilesse. Il pensa que ce ne pouvait pas être un idiot qui avait créé cette sorte de paradis terrestre et tiré un si heureux parti des beautés de la nature. Il lui sembla, au contraire, qu'une âme poétique devait avoir présidé à cet arrangement; mais l'aspect du château vint bientôt donner un démenti à ces conjectures. On ne pouvait rien voir de plus froid, de plus laid et de plus déplaisant que le manoir de Boisguilbault. Des réparations postérieures à sa construction lui avaient enlevé une partie de son antique caractère, et le bon état d'entretien où on le maintenait rendait ses abords encore plus maussades.
Jean s'arrêta à l'extrémité du parc sur le sentier, et son jeune ami lui ayant donné quelques-uns de ses meilleurs cigares pour lui faire prendre patience, celui-ci se dirigea vers la porte du manoir, sur un chemin d'une propreté désespérante.
Pas une broussaille, pas un rameau de lierre ne lui dérobait la nudité de ces grands murs peints en gris de fer, et le seul accident d'architecture qui vint frapper ses regards fut un grand écusson placé au-dessus de la grille, portant les armoiries de Boisguilbault, regrattées et rétablies plus récemment que le reste, peut-être à l'époque du retour des Bourbons; du moins, il y avait une sensible différence entre ce blason et ses lourds encadrements. Émile en tira cet indice que le marquis était fort attaché a ses titres et antiques priviléges.
Il sonna longtemps à une vaste grille avant qu'elle s'ouvrît; enfin un ressort tiré de loin la fit rouler sur ses gonds, sans que personne parût, et le jeune homme étant entré après avoir attaché son cheval dehors, la grille retomba derrière lui avec un peu de bruit et se ferma comme si une main invisible l'eût pris au piége. Un sentiment de tristesse, presque d'effroi, s'empara de lui lorsqu'il se vit comme emprisonné dans une grande cour nue et sablée, entourée de bâtiments uniformes, et silencieuse comme le cimetière d'un couvent. Quelques ifs taillés en pointe, à l'entrée des portes principales, ajoutaient à la ressemblance. Du reste, pas une fleur, pas un souffle de plante parfumée, pas une guirlande de vigne aux fenêtres, pas une toile d'araignée aux vitres, pas une vitre fêlée, pas un bruit humain, pas même le chant d'un coq ou l'aboiement d'un chien, pas un pigeon, pas un brin de mousse sur les tuiles; je crois qu'il n'y avait même pas une mouche qui se permît de voler ou de bourdonner dans le préau de Boisguilbault.
Émile regardait autour de lui, cherchant à qui parler, et ne voyant pas même la trace d'un pied sur le sable fraîchement ratissé, lorsqu'il entendit une voix grêle et cassée lui crier d'un ton peu engageant: «Que veut monsieur?»
Après s'être retourné plusieurs fois pour voir d'où partait cette voix, Émile aperçut enfin, à un soupirail de cuisine souterraine, une vieille tête blanche, bien poudrée, avec des yeux clairs et sans regard; et, en s'approchant, il essaya de se faire entendre. Mais l'oreille du vieux majordome était aussi affaiblie que sa vue, et, répondant tout de travers aux questions du visiteur:
«On ne peut voir le parc que le dimanche, dit-il, prenez la peine de repasser dimanche.»
Émile lui présenta une carte de visite, et le vieillard tirant lentement ses lunettes de sa poche, sans quitter son soupirail de cave, l'étudia lentement; après quoi il disparut, et, reparaissant par une porte située au-dessus de son trou: «C'est fort bien, Monsieur, dit-il; monsieur le marquis m'a ordonné de recevoir la personne qui se présenterait de la part de M. Cardonnet; M. Cardonnet de Gargilesse, n'est-ce pas?»
Émile répondit par un signe affirmatif.
«C'est à merveille, Monsieur, reprit le vieux serviteur en s'inclinant avec courtoisie, et paraissant fort satisfait de pouvoir se montrer poli et hospitalier sans manquer à sa consigne. Monsieur le marquis ne pensait pas que vous viendriez sitôt, il vous attendait tout au plus demain. Il est dans son parc, je cours l'avertir. Mais auparavant je vais avoir l'honneur de vous conduire au salon.»
En parlant de courir, le vieillard se vantait étrangement: il avait la démarche et l'agilité d'un centenaire. Il conduisit Émile à l'entrée basse et étroite d'une tourelle d'escalier, et choisissant lentement une clef dans son trousseau, il le fit monter jusqu'à une autre porte garnie de gros clous et fermée à clef comme la première. Autre clef; et, après avoir traversé un long corridor, troisième clef pour ouvrir les appartements. Émile fut introduit à travers plusieurs pièces, où l'obscurité succédant pour lui au vif éclat du soleil, il se crut dans les ténèbres. Enfin, il pénétra dans un vaste salon, et le valet lui avança un fauteuil, en disant: «Monsieur désire-t-il que j'ouvre les jalousies?»
Émile lui fit comprendre par signes que c'était inutile et le vieillard le laissa seul.
Lorsque ses yeux se furent habitués au jour gris et sombre qui rampait dans ces appartements, il fut frappé du grand caractère de l'ameublement. Tout datait du temps de Louis XIII, et l'on eût dit qu'un amateur avait minutieusement présidé au choix des moindres détails. Rien n'y manquait; depuis l'encadrement des glaces jusqu'au moindre clou de la tenture, il n'y avait pas le moindre écart de style. Et tout cela était authentique, à demi usé, propre encore, quoique terne; riche et simple en même temps. Émile admira le bon goût et la science de M. de Boisguilbault. Il sut plus tard que l'absence de mouvement et l'horreur du changement, qui paraissaient héréditaires dans cette famille, avaient seuls contribué, de père en fils, à la conservation merveilleuse de ces richesses, que la mode actuelle cherche à réunir à grands frais dans les boutiques de bric-à-brac, aujourd'hui les plus somptueuses et les plus intéressantes qui soient au monde.
Mais, au plaisir que le jeune homme trouva à examiner ces raretés, succéda une impression de froid et de tristesse extraordinaire. Outre l'atmosphère glacée d'une demeure fermée en tous temps aux rayons généreux du soleil, outre le silence extérieur, il y avait quelque chose de funèbre dans la régularité du bel arrangement intérieur que personne ne troublait jamais, et dans ce luxe artiste et noble dont personne n'était appelé à jouir. Il était évident, à voir ces portes si bien fermées, dont le domestique gardait les clefs, cette propreté que n'altérait pas le moindre grain de poussière, ces lourds rideaux fermés, que jamais le châtelain n'entrait dans le salon, et que les seuls visiteurs assidus étaient un balai et un plumeau, Émile songea avec effroi à la vie que la défunte marquise de Boisguilbault, jeune et belle, avait dû mener dans cette maison immobile et muette depuis des siècles, et il lui pardonna de tout son cœur d'avoir été respirer ailleurs avant de mourir. «Qui sait, pensa-t-il, si elle n'avait pas contracté dans cette tombe une de ces lentes et profondes maladies dont on ne guérit point quand on en a cherché trop tard le remède?»
Il se confirma dans cette idée, quand la porte s'ouvrit lentement et qu'il vit paraître devant lui le châtelain en personne. Sauf l'habit, c'était la statue du commandeur descendue de son piédestal: même démarche compassée, même pâleur, même absence de regard, même face solennelle et pétrifiée.
M. de Boisguilbault n'était guère âgé que de soixante-dix ans, mais il avait une de ces organisations qui n'ont plus d'âge et qui n'en ont jamais eu. Il n'avait pas été mal fait ni d'une laide figure; ses traits étaient assez réguliers, sa taille était encore droite et son pas ferme, pourvu qu'il ne se pressât point. Mais la maigreur avait fait disparaître toute apparence de formes, et ses habits paraissaient couvrir un homme de bois. Sa figure n'était pas repoussante de dédain, et n'inspirait pas l'aversion; mais comme elle n'exprimait absolument rien, qu'on eût vainement cherché au premier abord à y surprendre une pensée ou une émotion en rapport avec les types connus dans l'humanité, elle faisait peur, et Émile songea involontairement à ce conte allemand, où un personnage fort convenable se présente à la porte du château et s'excuse de ne pas pouvoir entrer dans l'état où il est, dans la crainte d'indisposer la compagnie. «Vous me paraissez pourtant mis fort décemment, lui dit le châtelain hospitalier. Entrez, je vous prie.—Non, non, reprend l'autre, cela m'est impossible, et vous m'en feriez des reproches. Veuillez m'entendre ici, sur le seuil de votre manoir; je vous apporte des nouvelles de l'autre monde.—Qu'est-ce à dire? Entrez, il pleut et l'orage va éclater.—Regardez-moi donc bien, reprend le mystérieux visiteur, et reconnaissez que je ne puis, sans manquer à toutes les lois de la politesse, m'asseoir à votre table. Est-ce que vous ne voyez pas que je suis mort?» Le châtelain le regarde et s'aperçoit, en effet, qu'il est mort. Il laisse retomber la porte entre lui et le défunt, et rentre dans la salle du festin, où il s'évanouit.»
Émile ne s'évanouit pas lorsque M. de Boisguilbault le salua; mais si, au lieu de lui dire: «Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, j'étais dans mon parc», il lui eût dit: «J'étais en train de me faire enterrer», il n'eût pas été trop surpris.»
La toilette surannée du marquis ajoutait à sa physionomie de revenant. Il s'était mis à la mode une seule fois dans sa vie, le jour de son mariage. Depuis lors, il n'avait plus songé à changer rien à sa toilette, et il avait donné pour modèle invariable à son tailleur l'habit qu'il venait d'user, sous prétexte qu'il y était habitué, et qu'il craignait d'être gêné par une coupe nouvelle. Il avait donc le costume d'un petit-maître de l'Empire, ce qui produisait le plus étrange contraste avec sa figure triste et flétrie. Un habit vert très-court, des pantalons de nankin, un jabot très-roide, des bottes à cœur, et, pour rester fidèle à ses habitudes, une petite perruque blonde de la nuance de ses anciens cheveux et ramassée en touffe sur le milieu du front. Des cols empesés montant très-haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la neige, donnaient à sa longue figure la forme d'un triangle. Il était d'une propreté scrupuleuse, et pourtant quelques brins de mousse sèche sur ses habits attestaient qu'il ne venait pas de faire toilette exprès pour recevoir son hôte, mais qu'il avait coutume de se promener dans la solitude de son parc avec cette invariable tenue de rigueur.
Il s'assit sans rien dire, salua sans rien dire et regarda Émile sans rien dire. D'abord le jeune homme fut embarrassé de ce silence, et se demanda s'il ne devait pas l'attribuer au dédain. Mais, en voyant le marquis tourner gauchement dans ses doigts une petite branche de chèvrefeuille comme pour se donner une contenance, Émile s'aperçut que ce vieillard était timide comme un enfant, soit par nature, soit par la longue absence de relations où il s'était systématiquement retranché.
Il se décida donc à prendre la parole, et voulant se rendre agréable à son hôte, afin de le maintenir dans ses bonnes dispositions pour le charpentier, il n'hésita pas à lui donner du marquis à chaque mot, s'abandonnant peut-être en secret à un sentiment ironique pour l'orgueil nobiliaire du personnage.
Mais cette railleuse déférence parut aussi indifférente au marquis que l'objet de la visite d'Émile. Il répondit par monosyllabes, pour le remercier de son empressement et lui confirmer qu'il se chargeait de payer les amendes du délinquant.
«C'est une belle et bonne action que vous faites là, monsieur le marquis, dit Émile, et votre protégé, auquel je m'intéresse de tout mon cœur, en est aussi reconnaissant qu'il en est digne. Sans doute vous ignorez que dernièrement, lors de l'inondation, il s'est jeté dans la rivière pour sauver un enfant, et qu'il y a réussi, en courant de grands dangers.
—Il a sauvé un enfant … à lui? demanda M. de Boisguilbault, qui n'avait pas paru entendre les paroles d'Émile, tant il avait montré d'indifférence et de préoccupation.
—Non; l'enfant d'un autre, du premier venu: j'ai fait la même question, j'ai appris que les parents lui étaient presque étrangers.
—Et il l'a sauvé? reprit le marquis après une minute de silence, pendant laquelle il semblait qu'un autre monde imaginaire lui eût traversé le cerveau. C'est fort heureux.»
La voix et l'accent du marquis étaient encore plus refroidissants que sa figure et sa contenance. C'était une diction lente, des mots qui paraissaient sortir de ses lèvres avec un effort extrême, un timbre sans la moindre inflexion. «Décidément il ne sort pas de chez lui et ne se montre à personne, parce qu'il sait qu'il est mort», se dit Émile, qui pensait toujours à sa légende allemande.
«Maintenant, monsieur le marquis, dit-il, aurez-vous la bonté de me dire pourquoi vous avez désiré que mon père envoyât un exprès auprès de vous? Me voici pour recevoir vos instructions.
—C'est que … répondit M. de Boisguilbault un peu troublé d'avoir à faire une réponse directe, et cherchant à rassembler ses idées, c'est que … voici. Cet homme, dont vous me parliez, voudrait ne pas aller en prison, et il faudrait empêcher cela. Dites à monsieur votre père d'empêcher cela.
—Cela ne regarde pas du tout mon père, monsieur le marquis! Il ne provoquera certainement pas les rigueurs de la justice contre le pauvre Jean, mais il ne saurait empêcher qu'elles aient leur cours.
—Je vous demande pardon, répondit le marquis, il peut parler ou faire parler aux autorités locales. Il a de l'influence, il doit en avoir.
—Mais pourquoi ne feriez-vous pas ces démarches vous-même, monsieur le marquis? Vous êtes plus anciennement établi dans le pays que mon père, et si vous croyez à l'influence, vous devez estimer vos priviléges plus haut que les nôtres.
—Les priviléges de naissance ne sont plus de mode, répondit M. de Boisguilbault sans montrer ni dépit, ni regret. Votre père, comme industriel, doit être aujourd'hui plus considéré que moi. Et puis je ne suis plus connu de personne, je suis trop vieux; je ne sais pas même à qui m'adresser, j'ai oublié tout cela. Que M. Cardonnet veuille bien s'en donner la peine, et cet homme ne sera point recherché pour son délit de vagabondage.»
Après ce long discours, M. de Boisguilbault fit un grand soupir comme s'il eût été brisé de fatigue. Mais Émile avait déjà remarqué cette étrange habitude qu'il avait de soupirer, et qui n'était précisément ni l'étouffement d'un asthmatique, ni l'expression d'une douleur morale. C'était comme un tic nerveux, qui n'altérait pas l'impassibilité de sa figure, mais dont la fréquence réagissait sur les nerfs de l'auditeur et finissait par produire chez Émile un malaise douloureux.
«Je pense, monsieur le marquis, dit Émile qui était curieux de le tâter un peu, que vous auriez fort mauvaise opinion d'une société où un privilége quelconque, soit de naissance, soit de fortune, serait l'unique protection du pauvre ou du faible contre des lois trop rigoureuses, J'aime mieux croire que la force morale et l'influence sont à celui qui sait le mieux invoquer les lois de la clémence et de l'humanité.
—En ce cas, Monsieur, agissez à ma place,» répondit le marquis.
Il y avait de l'humilité et de l'éloge dans cette réponse laconique, et pourtant il y avait peut-être aussi de l'ironie. «Qui sait, se disait Émile, si ce vieux misanthrope n'est pas un satirique fort cruel? Eh bien, je me défendrai.»
«Je suis prêt à faire tout ce qui dépendra de moi pour votre protégé, répondit-il; et si j'échoue, ce sera faute de talent, non faute d'activité et de volonté.»
Peut-être le marquis ne comprit-il pas le reproche; il ne sembla frappé que d'un mot échappé, pour la seconde fois, à Émile, et il le répéta dans un accès de rêverie un peu hébétée:
«Protégé! fit-il en soupirant à sa manière.
—J'aurais dû dire votre obligé, reprit Émile, qui se repentait déjà de sa vivacité et craignait de nuire au charpentier. De quelque nom qu'il vous plaise que je l'appelle, monsieur le marquis, cet homme est plein de gratitude pour vos bontés, et s'il eût osé, il m'eût suivi pour vous en remercier encore.»
Une légère rougeur colora instantanément les pommettes de M. de
Boisguilbault, et il répondit d'une voix plus assurée:
«J'espère qu'il me laissera tranquille dorénavant.»
Émile fut blessé de ce mouvement, il ne put s'empêcher de le faire sentir:
«Si j'étais à sa place, dit-il avec un peu d'émotion, je souffrirais beaucoup d'être accablé d'un bienfait que mon dévouement, ma gratitude et mon labeur ne pourraient jamais acquitter. Vous seriez encore plus généreux que vous ne l'êtes, monsieur le marquis, si vous permettiez au brave Jean Jappeloup de vous offrir ses remerciements et ses services.
—Monsieur, dit M. de Boisguilbault en ramassant une épingle qu'il attacha sur sa manche, soit pour ne pas montrer une sorte de trouble qui s'emparait de lui, soit par une habitude invétérée d'ordre et d'arrangement, je vous avertis que je suis irascible … très-irascible.»
Sa voix était si calme et sa prononciation si lente en donnant cet avis à
Émile, que celui-ci faillit éclater de rire.
«Pour le coup, pensa-t-il, nous sommes un peu toqués, comme dit Jean. Si j'ai eu le malheur de vous déplaire, monsieur le marquis, dit-il en se levant, je me retire pour ne pas aggraver mes torts, car j'aurais peut-être celui de vous demander d'être parfait, et ce serait votre faute.
—Comment cela? dit le marquis en tortillant sa branche de chèvrefeuille avec une agitation qui semblait ne pas dépasser le bout de ses doigts.
—On est exigeant envers ceux qu'on estime, je dirais presque envers ceux qu'on admire, si je ne craignais d'offenser votre modestie.
—Vous vous en allez donc? dit le marquis après un moment de silence problématique et avec un ton plus problématique encore.
—Oui, monsieur le marquis, je vous présente mon respect.
—Pourquoi ne dîneriez-vous pas avec moi?
—Cela m'est impossible, répondit Émile, étourdi et effrayé d'une semblable proposition.
—Vous vous ennuieriez trop! reprit le marquis avec un soupir qui, cette fois, trouva, je ne sais comment, le chemin du cœur d'Émile.
—Monsieur, répondit-il avec une effusion spontanée, je reviendrai dîner avec vous quand vous voudrez.
—Demain! dit M. de Boisguilbault d'un ton accablé, qui semblait vouloir démentir l'empressement de son offre.
—Demain, soit, répondit le jeune homme.
—Oh! non! pas demain, reprit le marquis; c'est lundi, c'est un mauvais jour pour moi; mais mardi. Est-ce convenu?»
Émile accepta avec beaucoup de grâce, mais, au fond de l'âme, il était déjà consterné à l'idée d'un tête-à-tête de quelques heures avec ce mort, et il se repentait d'un élan de compassion auquel il n'avait pas su résister.
M. de Boisguilbault, néanmoins, paraissait sortir de sa peur; il voulut reconduire son hôte jusqu'à la grille où il avait attaché son cheval. «Vous avez là une jolie petite bête, lui dit-il en examinant Corbeau d'un air de connaisseur. C'est un brennoux, bonne race, solide et sobre. Êtes-vous bon cavalier?
—J'ai plus d'habitude et de hardiesse que de science; répondit Émile; je n'ai pas encore eu le temps d'apprendre l'équitation par principes, mais je compte le faire dès que l'occasion sera favorable.
—C'est un noble et salutaire exercice, reprit le marquis; si vous voulez venir me voir quelquefois, je mettrai le peu que je sais à votre service.»
Émile accepta avec politesse l'offre du marquis; mais il ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil sur le fluet personnage qui se posait devant lui en professeur.
«Cet animal est-il bien dressé? demanda M. de Boisguilbault en caressant l'encolure de Corbeau.
—Il est docile et généreux, mais c'est d'ailleurs un ignorant comme son maître.
—Je n'aime pas beaucoup les animaux, reprit le marquis; pourtant je m'occupe quelquefois de ceux-là, et je vous ferai voir d'assez beaux élèves. Voulez-vous me permettre d'essayer les qualités du vôtre?»
Émile s'empressa de présenter au vieux marquis le flanc de son coursier; mais, dans la crainte d'un accident, et voyant avec quelle lenteur et quelle difficulté le vieillard s'enlevait sur l'étrier, il ne put s'empêcher de le prévenir, au risque de lui faire injure, que Corbeau était un peu vif et chatouilleux,
Le marquis reçut cet avis sans orgueil, mais n'en persista pas moins dans son projet avec une gravité assez comique. Émile tremblait pour son vieux hôte, et Corbeau tressaillait de colère et de crainte sous cette main étrangère. Il essaya même d'entrer en révolte, et, à la douceur du marquis envers cette rébellion, on eût dit qu'il n'était pas fort tranquille lui-même. «Là, là, mon petit ami, lui disait-il en le flattant de la main, ne nous fâchons point.»
Mais ce n'était là que la conséquence de ses principes, qui lui défendaient, comme un crime de lèse-science, de maltraiter les chevaux. Peu à peu il apaisa sa monture sans la châtier, et, la faisant marcher dans sa grande cour nue et sablée comme un manège, il l'essaya dans toutes ses allures, et lui fit exécuter avec une facilité extraordinaire les divers mouvements et changements de pied qu'il aurait pu exiger d'un cheval dressé. Corbeau parut se soumettre sans efforts; mais lorsque le marquis le rendit à Émile, ses naseaux enflammés et sa croupe luisante de sueur révélaient la mystérieuse contrainte que cette main ferme et ces longues jambes inflexibles lui avaient fait subir.
«Je ne le croyais pas si savant! dit Émile en manière d'éloge au marquis.
—C'est un animal fort intelligent,» répondit celui-ci avec modestie.
Lorsque Émile fut remonté à cheval, Corbeau se cabra et bondit avec fureur, comme pour se venger sur un cavalier moins expérimenté de l'ennuyeuse leçon qu'il avait prise.
«Voilà un mort singulier! se disait Émile en descendant rapidement le chemin qui le ramenait auprès de Jean Jappeloup, et en pensant à ce marquis asthmatique, qui se troublait devant un enfant et domptait un cheval fougueux. Est-ce que cette face cadavérique et cette voix éteinte appartiendraient a un caractère de fer?»
Il trouva le charpentier rempli d'impatience et d'inquiétude, et quand il lui eut rendu compte de la conférence: «C'est bien; je vous remercie, et je vous confie mes intérêts, dit-il. Mais il faut aussi qu'on s'aide soi-même, et c'est ce que je vais faire. Pendant que vous allez écrire aux autorités, je vais les trouver, moi. Vos écritures prendront du temps, et je ne dormirai pas que je n'aie embrassé mes amis de Gargilesse en plein jour au sortir de vêpres, sous le porche de notre église. Je pars pour la ville …
—Et si on vous arrête en chemin?
—On n'arrête pas sur les chemin que je connais, et que les gendarmes ne connaissent pas. J'arriverai de nuit; je me glisserai dans la cuisine du procureur du roi. Sa servante est ma nièce. J'ai bonne langue, je m'expliquerai; je dirai mes raisons, et demain, avant le soir, je rentrerai tête levée dans mon village.»
Sans attendre la réponse d'Émile, le charpentier partit comme un trait, et disparut dans les broussailles.
XII.
DIPLOMATIE INDUSTRIELLE.
Lorsque Émile annonça à son père que le charpentier avait trouvé un libérateur, et qu'il lui eut rendu compte de l'emploi de sa journée, M. Cardonnet devint soucieux, et garda pendant quelques instants un silence aussi problématique que les pauses et les soupirs de M. de Boisguilbault. Mais la froideur apparente de ces deux hommes ne pouvait établir entre eux aucune ressemblance de caractère. Elle était toute d'instinct, d'habitude et d'impuissance chez le marquis, au lieu qu'elle avait été acquise par l'industriel à grand renfort de volonté. Chez le premier, elle provenait de la lenteur et de l'embarras de la pensée: chez l'autre, au contraire, elle servait de voile et de frein à l'activité de pensées trop impétueuses. Enfin, elle était jouée chez M. Cardonnet. C'était une dignité d'emprunt, un rôle pour imposer aux autres hommes; et, pendant qu'il paraissait se contenir ainsi, il calculait tumultueusement les effets et les moyens de sa colère près d'éclater. Aussi lorsque l'irrésolution chagrine de M. de Boisguilbault aboutissait à quelques monosyllabes mystérieux, le calme trompeur de M. Cardonnet couvait un orage dont il retardait à son gré l'explosion, mais qui s'exhalait tôt ou tard en paroles nettes et significatives. On eût pu dire que la vie de l'un s'alimentait par ses manifestations puissantes, tandis que celle de l'autre s'épuisait en émotions refoulées.
M. Cardonnet savait fort bien que son fils n'était pas facile à persuader, et que l'intimider par la violence ou la menace était impossible. Il s'était trop souvent heurté à ce caractère énergique, il avait trop éprouvé sa force de résistance, quoique ce n'eût été jusqu'alors que dans les petites occasions offertes au jeune âge, pour ne pas savoir qu'il fallait avant tout lui inspirer un respect fondé. Il ne commettait donc guère de fautes en sa présence, et s'observait, au contraire, avec un soin extrême.
«Eh bien, mon père, êtes-vous donc fâché de ce qui arrive d'heureux à ce pauvre Jean? dit Émile, et me blâmez-vous d'avoir couru au-devant des bonnes intentions de son sauveur? Je me suis fait fort de votre concours, et il faudra bien que ce méfiant charpentier apprenne à vous connaître, à vous respecter, et même à vous aimer.
—Tout cela, dit M. Cardonnet, ce sont des paroles. Il faut de suite écrire pour lui. Mon secrétaire est occupé, mais je présume que tu voudras bien prendre quelquefois sa place dans les occasions délicates.
—Oh! de tout mon cœur, s'écria Émile.
—Écris donc, je vais te dicter.»
Et M. Cardonnet rédigea plusieurs lettres remplies de zèle, de sollicitude pour le délinquant, et tournées avec un rare esprit de convenance et de dignité. Il allait jusqu'à offrir aussi sa caution pour Jean Jappeloup, au cas, chose impossible pourtant, disait-il, où M. de Boisguilbault, qui avait prévenu ses intentions, se désisterait de sa parole. Quand ces lettres furent signées et fermées, il dit à Émile de les faire partir de suite par un exprès, et il ajouta:
«Maintenant j'ai fait ta volonté; j'ai interrompu mes occupations pour que ton protégé n'eût pas à souffrir du moindre retard. Je retourne à mes travaux. Nous dînerons dans une heure, et tu tiendras ensuite compagnie à ta mère, que tu as un peu délaissée tout le jour. Mais ce soir, quand les ouvriers auront fini leur tâche, j'espère que tu seras tout à moi, et que je pourrai t'entretenir de choses sérieuses.
—Mon père, je suis à vous ce soir et toute ma vie, vous le savez bien,» dit Émile en l'embrassant.
M. Cardonnet s'applaudit de n'avoir pas cédé à un premier mouvement d'humeur; il venait de ressaisir tout son ascendant sur Émile. Le soir, lorsque l'usine étant fermée, les ouvriers furent congédiés, il se rendit dans une partie de son jardin que l'inondation n'avait pu atteindre, et se promena longtemps seul, réfléchissant à ce qu'il allait dire à cet enfant difficile à manier, et ne voulant pas le faire appeler avant de se sentir parfaitement maître de lui-même.
La fatigue fiévreuse qui suit une journée de surveillance et de commandement, le spectacle de dévastation qu'il avait encore sous les yeux, et peut-être aussi l'état de l'atmosphère, n'étaient pas très-propres à calmer l'irritation nerveuse habituelle chez M. Cardonnet. La température avait éprouvé une révolution trop soudaine et trop violente pour n'être pas encore insolite et relâchée. L'air tiède était chargé de vapeurs, comme au mois de novembre, quoiqu'on fût en plein été. Mais ce n'étaient pas les brouillards frais et transparents de l'automne, c'était plutôt une fumée suffocante qui s'exhalait de la terre. L'allée où l'industriel marchait à grands pas était bordée, d'un côté, de buissons de rosiers et d'autres fleurs splendides. De l'autre ce n'étaient que débris, planches charriées et entassées en désordre, énormes cailloux roulés par les eaux; et depuis cette limite où s'était arrêtée l'inondation, jusqu'au lit de la rivière, plusieurs arpents de jardin, couverts d'une vase noire rayée de sables rouges, offraient l'aspect de quelque forêt d'Amérique ravagée et entraînée à demi par les débordements de l'Ohio ou du Missouri. Les jeunes arbres renversés pêle-mêle entre-croisaient leurs troncs et leurs branches dans des flaques d'eau stagnantes, qui ne pouvaient s'écouler sous ces digues fortuites. De belles plantes flétries et souillées faisaient de vains efforts pour se relever, et restaient couchées dans la boue, tandis que, chez quelques autres, la végétation, satisfaite de l'humidité, avait fait déjà éclore, sur des rameaux à demi brisés, des fleurs superbes et triomphantes. Leur senteur délicieuse combattait l'odeur saumâtre des terres limoneuses, et lorsqu'une faible brise soulevait la brume, ces parfums et ces puanteurs étranges passaient alternativement. Une nuée de grenouilles, qui semblaient être tombées avec la pluie, croassaient dans les roseaux d'une manière épouvantable; et le bruit de l'usine, qu'il n'était pas encore possible d'arrêter, et dont les rouages se fatiguaient en pure perte, causait à M. Cardonnet une impatience fébrile. Cependant le rossignol chantait dans les bocages restés debout, et saluait la pleine lune avec l'insouciance d'un amant ou d'un artiste. C'était pourtant un mélange de bonheur et de consternation, de laideur et de beauté, comme si la puissante nature se fût moquée de pertes ruineuses pour les hommes, légères pour elle qui n'avait besoin que d'une journée de soleil et d'une nuit de fraîcheur pour les réparer.
Malgré les efforts de Cardonnet pour concentrer sa réflexion sur ses intérêts de famille, il était à chaque instant troublé et distrait par le souci de ses intérêts pécuniaires. «Maudit ruisseau pensait-il, en fixant malgré lui ses regards sur le torrent qui roulait fier et moqueur à ses pieds, quand donc renonceras-tu à une lutte impossible? Je saurai bien t'enchaîner et te contenir. Encore de la pierre, encore du fer, et tu couleras captif dans les limites que ma main veut te tracer. Oh! je saurai régler ta force insensée, prévoir tes caprices, stimuler tes langueurs et briser tes colères. Le génie de l'homme doit rester ici vainqueur des aveugles révoltes de la nature. Vingt ouvriers de plus, et tu sentiras le frein. De l'argent, et toujours de l'argent! Il faut une bien petite montagne de ce métal pour arrêter des montagnes d'eau. Tout est dans la question de temps et d'opportunité. Il faut que mes produits arrivent au jour marqué, pour compenser mes dépenses. Un mois d'indifférence et de défaillance perdrait tout. Le crédit est un abîme qu'il faut creuser sans hésitation, parce qu'au fond est le trésor du bénéfice. Creusons encore! creusons toujours! Sot et lâche est celui qui s'arrête en chemin et qui laisse ses avances et ses projets s'engloutir dans le vide. Non, non, torrent perfide, terreurs de femmes, pronostics menteurs des envieux, vous ne m'intimiderez pas, vous ne me ferez pas renoncer à mon œuvre, quand j'y ai fait tant de sacrifices, quand la sueur de tant d'hommes a déjà coulé en vain, quand mon cerveau a déjà dépensé tant d'efforts et mon intelligence enfanté tant de prodiges! Ou cette eau roulera mon cadavre dans la fange, ou elle portera docilement les trésors de mon industrie!»
Et dans la tension pénible de sa volonté, M. Cardonnet frappait du pied le rivage avec une sorte d'enthousiasme furieux.
Cependant il en revint à penser que de son propre sein était sorti un obstacle plus effrayant pour l'avenir que le torrent et les tempêtes. Son fils pouvait tout contrarier ou du moins tout détruire en un jour. Quelles que soient l'âpreté et la personnalité jalouse de l'homme, il ne peut jamais se satisfaire en travaillant pour lui seul, et il n'est point de capitaliste qui ne vive dans l'avenir par les liens de la famille. Cardonnet sentait au fond de ses entrailles un amour sauvage pour son fils. Oh! s'il avait pu refondre cette âme rebelle, et identifier Émile à sa propre existence! Quel orgueil, quelle sécurité n'eût-il pas goûtés? Mais cet entant, qui avait des facultés éminentes pour tout ce qui n'était pas le vœu de son père, semblait avoir conçu pour la richesse un mépris systématique, et il fallait trouver un joint, un point vulnérable pour faire entrer en lui cette passion terrible. Cardonnet savait bien quelles cordes il fallait faire vibrer; mais pourrait-il contrarier et changer assez la nature de son propre esprit et de son propre talent, pour ne produire aucune dissonance? L'instrument était à la fois délicat et puissant. La moindre faute d'harmonie dans le système qu'il fallait exposer trouverait un juge attentif et perspicace.
Enfin il fallait que Cardonnet, cet homme à la fois violent et habile, mais en qui les habitudes de domination l'emportaient sur celles de la ruse, se livrât à lui-même un combat terrible, étouffât toute émotion emportée, et parlât le langage d'une conviction qui n'était pas tout à fait la sienne. Enfin, se sentant plus calme et se croyant suffisamment préparé, il fit appeler Émile et retourna attendre à la même place où il avait été plongé dans une longue et pénible méditation.
«Eh bien, mon père, dit le jeune homme, en prenant sa main avec tendresse et très ému, car il sentait approcher le moment où il saurait ce qui devait l'emporter dans son cœur, ou de l'amour filial ou de la terreur et du blâme, me voici bien disposé à recevoir avec respect les confidences que vous m'avez promises. J'ai vingt et un ans, et je me sens devenir un homme. Vous avez bien tardé à m'émanciper de la loi du silence et de la confiance aveugle: mon cœur s'est soumis tant qu'il a pu, mais ma raison commence à parler bien haut, et j'attends votre voix paternelle pour les mettre d'accord. Vous allez le faire, je n'en doute pas, et m'ouvrir les portes de la vie; car jusqu'ici je n'ai fait que rêver, attendre et chercher. J'ai flotté dans des doutes étranges, et j'ai déjà bien souffert sans oser vous le dire. A présent vous me guérirez, vous me donnerez la clef de ce labyrinthe où je m'égare; vous me tracerez, vers l'avenir, une route que j'aimerai à suivre. Heureux et fier si j'y peux marcher avec vous!
—Mon enfant, répondit M. Cardonnet, un peu troublé de ce début plein d'effusion, tu as pris là-bas, l'habitude d'un langage emphatique que je ne peux pas imiter. Ces manières de dire sont mauvaises, en ce que l'esprit s'échauffe et s'exalte, puis bientôt s'égare, dans un exercice de sensibilité exagérée. Je sais que tu m'aimes et que tu crois en moi. Tu sais que je te chéris uniquement, et que ton avenir est mon seul but, ma seule pensée. Parlons donc raisonnablement, froidement, s'il est possible. Récapitulons d'abord un peu ta courte et heureuse existence. Tu es né dans l'aisance, et, comme je travaillais assidûment, la richesse est venue se placer sous tes pas, si vite et si naturellement en apparence, que tu ne t'en es guère aperçu. Chaque année augmentait la puissance d'extension de ta carrière future, et tu étais à peine sorti de l'enfance que j'avais songé à ta vieillesse et à l'avenir de tes enfants. Tu montrais d'heureuses dispositions; mais ce n'était encore que pour des arts futiles, des choses d'agrément, le dessin, la musique, la poésie … J'ai dû combattre et j'ai combattu le développement de ces instincts d'artiste, quand j'ai vu qu'ils menaçaient d'envahir des facultés plus nécessaires et plus sérieuses.
«En créant ta fortune, je créais tes devoirs. Les beaux arts sont la bénédiction et la richesse du pauvre; mais la richesse exige des forces mieux trempées pour supporter le poids des obligations qu'elle impose. Je me suis interrogé moi-même; j'ai vu ce qui avait manqué à mon éducation, et j'ai pensé que nous devions nous compléter l'un par l'autre, puisque nous étions, par la loi du sang, solidaires de la même entreprise. J'avais l'intelligence des théories industrielles auxquelles je me suis voué; mais, n'ayant pas été rompu à la pratique d'assez bonne heure, n'ayant pas étudié la spécialité de ma vocation, n'arrivant que par l'instinct et une sorte de divination aux solutions de la géométrie et de la mécanique, j'étais exposé à faire des fautes, à m'engager dans de fausses voies, à me laisser égarer par mes rêves ou ceux des autres, enfin à perdre, outre des sommes d'argent, des jours, des semaines, des années, le temps enfin, qui est le plus précieux de tous les capitaux. J'ai donc voulu que tu fusses instruit dans ces sciences au sortir du collège, et tu t'es astreint, malgré ton jeune âge, à des travaux ardus. Mais ton esprit a voulu bientôt prendre un essor qui t'éloignait de mon but.
«L'étude des sciences exactes te conduisait, malgré moi, malgré toi-même, à la passion des sciences naturelles, et, prenant des chemins de rencontre, tu ne songeais qu'à l'astronomie et aux rêveries des mondes où nous ne pouvons pénétrer. Après une lutte où je ne fus pas le plus fort, je te fis abandonner ces sciences, faute de pouvoir te ramener à une saine et utile application; et renonçant à faire de toi un mécanicien, je cherchai en quoi tu pourrais m'être utile. Quand je dis m'être utile, j'imagine que tu ne te méprends pas sur le sens des mots. Ma fortune étant la tienne, je devais te former pour cette œuvre qui bientôt aura probablement usé ma vie à ton profit; c'est dans l'ordre. Je suis heureux de faire mon devoir, et j'y persisterai malgré toi, s'il le faut. Mais la raison et l'amour paternel ne devaient-ils pas me pousser à te rendre propre, sinon au développement, du moins à la conservation et à la défense de cette fortune? L'ignorance où j'étais de la législation m'avait mis cent fois à la merci des conseils ignares ou perfides; j'avais été la proie de ces parasites de la chicane, qui, n'ayant ni vrai savoir, ni saine intelligence des affaires, exigent une soumission aveugle de leurs clients, et compromettent leurs plus graves intérêts par sottise, entêtement, présomption, fausse tactique, vaines subtilités et le reste. Je me suis dit alors qu'avec une intelligence claire et prompte comme la tienne, tu pouvais, en peu d'années, apprendre le droit, et te faire une assez juste idée des détails de la procédure, pour n'avoir jamais besoin d'autre guide, d'autre conseil, d'autre confident, surtout, que toi-même. Je n'ai jamais voulu faire de toi un rhéteur, un avocat, un comédien de cour d'assises; mais je t'ai demandé de prendre tes inscriptions et de passer tes examens … Tu me l'avais promis!
—Eh bien, mon père, me suis-je révolté, ai je manqué à ma parole? dit Émile, surpris d'entendre M. Cardonnet parler avec un mépris superbe et quasi insolent de ces professions, dont il avait essayé de faire ressortir l'honneur et l'éclat, lorsqu'il s'était agi de décider son fils à les étudier.
—Émile, reprit l'industriel, je ne veux pas te faire de reproches; mais tu as une manière passive et apathique de te résigner, cent fois pire que la résistance. Si j'avais pu prévoir que tu perdrais ton temps, j'aurais vite songé à quelque autre chose; car, je te l'ai dit, le temps est le capital des capitaux, et voilà deux années de ton existence qui n'ont rien produit pour le développement de tes moyens, et par conséquent pour ton avenir.
—Je me flatte pourtant du contraire, dit Émile en souriant avec un mélange de douceur et de fierté, et je puis vous assurer, mon père, que j'ai beaucoup travaillé, beaucoup lu, beaucoup pensé, je n'ose pas dire beaucoup acquis, durant mon séjour à Poitiers.
—Oh! je sais fort bien ce que tu as lu et appris, Émile! je m'en suis aperçu de reste à tes lettres, quand même je ne l'aurais pas su par mon correspondant; et je te déclare que toute cette belle science philosophico-métaphysico-politico-économique est ce qu'il y a, à mon sens, de plus creux, de plus faux, de plus chimérique et de plus ridicule, pour ne pas dire de plus dangereux, pour la jeunesse. C'est à tel point que tes dernières lettres m'auraient fait pâmer de rire comme juge si, comme père, je n'en avais éprouvé un chagrin mortel; et c'est précisément en voyant que tu étais monté sur un nouveau dada, et que tu allais encore une fois prendre ton vol à travers les espaces, que j'ai résolu de te rappeler auprès de moi, soit pour un temps, soit pour toujours, si je ne réussis pas à te remettre l'esprit.
—Votre raillerie et votre dédain sont bien cruels, mon père, et affligent plus mon cœur qu'ils ne blessent mon amour-propre. Que je ne sois pas d'accord avec vous, c'est possible: je suis prêt à vous entendre refuser toutes mes croyances; mais que, lorsque pour la première fois de ma vie, j'éprouvais le besoin et j'avais le courage de verser dans votre sein toutes mes pensées et toutes mes émotions, vous me repoussiez avec ironie … c'est bien amer, et cela me fait plus de mal que vous ne pensez.
—Il y a plus d'orgueil que tu ne penses, toi, dans cette douceur puérile. Ne suis-je, pas ton père, ton meilleur ami? Ne dois-je pas te faire entendre la vérité quand tu t'abuses et te ramener quand tu t'égares? Allons! arrière la vanité entre nous! Je fais de ton intelligence plus de cas que toi-même, puisque je ne veux pas la laisser se détériorer par de mauvais aliments. Écoute moi, Émile! je sais fort tien que c'est la mode chez les jeunes gens d'aujourd'hui de se poser en législateurs, de philosopher sur toutes choses, de réformer des institutions qui dureront plus longtemps qu'eux, d'inventer des religions, des sociétés, une morale nouvelle. L'imagination se plaît à ces chimères, et elles sont fort innocentes quand elles ne durent pas trop longtemps. Mais il faut laisser cela sur les bancs de l'école, et avant de la détruire, connaître et pratiquer la société: on s'aperçoit bientôt qu'elle vaut encore mieux que nous, et que le plus sage est de s'y soumettre avec adresse et tolérance. Te voilà trop grand garçon pour gaspiller tes désirs et tes réflexions sur un sujet sans fond. Je désire que tu t'attaches à la vie réelle, positive; qu'au lieu de t'épuiser en critiques sur les lois qui nous gouvernent, tu en étudies le sens et l'application. Si cette étude, au contraire, te porte à un esprit de réaction et de dépit contre la vérité, il faut l'abandonner, et aviser à trouver quelque chose d'utile à faire et à quoi tu te sentes propre. Voyons, nous sommes ici pour nous entendre et pour conclure: pas de vaines déclamations, pas de dithyrambes poétiques, contre le ciel et les hommes! Pauvres créatures d'un jour, nous n'avons pas de temps à perdre à interroger notre destinée avant et après notre courte apparition sur la terre. Nous ne résoudrons jamais cette énigme. Nous avons pour devoir religieux de travailler ici-bas sans relâche et de nous en aller sans murmure. Nous devons compte de notre labeur à la génération qui nous précède et qui nous forme, et à celle qui nous suit et que nous formons. C'est pourquoi les liens de famille sont sacrés, et l'héritage inaliénable, malgré vos belles théories communistes auxquelles je n'ai jamais pu rien comprendre, parce qu'elles ne sont pas mûres, et qu'il faut encore des siècles au genre humain pour les admettre. Réponds-moi, que veux-tu faire?
—Je n'en sais absolument rien, répondit Émile accablé sous l'étroitesse et la froideur de tant de lieux communs, débités avec une facilité hautaine et brutale. Vous tranchez si fièrement des questions qu'il me faudra peut-être toute ma vie pour résoudre, que je ne saurais vous suivre dans cette course ardente vers un but inconnu. Je suis trop faible et trop borné apparemment pour trouver dans ma propre activité la récompense ou le motif de tant d'efforts. Mes goûts ne m'y portent nullement. J'aime le travail de l'esprit, et j'aimerais celui du corps, si l'un devenait le serviteur de l'autre pour conquérir les satisfactions du cœur; mais travailler pour acquérir, et acquérir pour conserver, et pour acquérir encore, jusqu'à ce que la mort mette un terme à cette soif aveugle, voilà ce qui n'a ni sens ni attrait pour moi. Il n'est en moi aucune faculté que vous puissiez employer à cet usage; je ne suis pas né joueur, et les chances passionnées de la hausse et de la baisse d'une fortune ne me causeront jamais la moindre émotion.
«Si mes aspirations et mes enthousiasmes sont des chimères indignes d'un esprit sérieux, s'il n'y a pas une vérité éternelle, une raison divine des choses, un idéal qu'on puisse porter dans l'âme, pour se soutenir et se diriger à travers les maux et les injustices du présent, je n'existe plus, je ne crois plus à rien; je consens à mourir pour vous, mon père; mais vivre et combattre comme vous et avec vous, je n'ai ni cœur, ni bras, ni tête pour ce genre de travail.»
M. Cardonnet se sentit frémir de colère, mais il se contint. Ce n'était pas sans dessein qu'il avait provoqué si maladroitement l'indignation et la résistance de son fils. Il avait voulu l'amener à dire toute sa pensée, et tâter, pour ainsi dire, son enthousiasme. Quand il vit, au ton amer et à l'expression désespérée du jeune homme, que cela était aussi sérieux qu'il l'avait craint, il résolut de tourner l'obstacle, et de manœuvrer de manière à ressaisir son influence.
XIII.
LA LUTTE.
«Émile, reprit l'industriel avec un calme bien joué, je vois que nous parlons depuis quelques instants sans nous comprendre, et que, si nous continuons sur ce ton-là, tu vas me chercher querelle et me traiter comme si tu étais un jeune saint et moi un vieux païen. A qui en as-tu? J'avais bien raison, en commençant, de vouloir te mettre en garde contre l'enthousiasme. Toute cette chaleur de cerveau n'est qu'une effervescence de jeunesse, et tu ne comprendras plus à mon âge, quand tu auras un peu l'expérience et l'habitude du devoir, qu'il soit nécessaire de se battre les flancs pour être honnête et de faire sonner si haut ses convictions. Prends garde à l'emphase, qui n'est que le langage de la vanité satisfaite. Voyons, enfant, crois-tu, par hasard, que la loyauté, la moralité, la bonne foi dans les engagements, les sentiments d'humanité, la pitié pour les malheureux, le dévouement à son pays, le respect des droits d'autrui, les vertus de famille et l'amour du prochain, soient des vertus bien rares, et quasi impossibles dans le temps et le monde où nous vivons?
—Oui, mon père, je le crois fermement.
—Moi, je ne le pense pas. Je suis moins misanthrope à cinquante ans que toi à vingt et un: j'ai moins mauvaise opinion de mes semblables, apparemment faute de posséder tes lumières et la sûreté de ton coup d'œil!…
—Au nom du ciel! ne me raillez pas, mon père, vous me déchirez le cœur.
—Eh bien, parlons sérieusement. Je veux bien supposer avec toi que ces vertus soient la religion et la règle d'un petit nombre. Me feras-tu au moins l'honneur de supposer qu'elles ne sont pas absolument inconnues à ton père?
—Mon père, la plupart de vos actions m'ont prouvé que faire le bien était votre unique ambition. Pourquoi donc vos paroles semblent-elles prendre à tâche de me prouver que vous avez un but moins noble?
—Voilà où j'en veux venir précisément. Tu m'accordes d'avoir une conduite irréprochable, et pourtant tu te scandalises de m'entendre invoquer le calme de la raison et les conseils de la saine logique. Dis-moi, que penserais-tu de ton père si, à toute heure, tu l'entendais déclamer contre ceux qui n'imitent pas son exemple? Si, se posant en modèle, et tout gonflé de l'amour et de l'admiration de lui-même, il te fatiguait à tout propos de son propre éloge et d'anathèmes lancés au reste du genre humain? Tu garderais le silence et tu jetterais un voile sur ce ridicule travers; mais, malgré toi, tu penserais que ton brave homme de père a une faiblesse déplorable et que sa vanité nuit à son mérite.
—Sans doute, mon père, j'aime mieux votre réserve et le bon goût de votre modestie; mais lorsque nous sommes seuls ensemble, et dans les rares et solennelles occasions où, comme aujourd'hui, vous daigneriez m'ouvrir votre cœur, ne serais-je pas bien heureux de vous entendre exalter les grandes idées et me verser un saint enthousiasme, au lieu de vous voir dénigrer et refouler mes aspirations avec mépris?
—Ce ne sont ni les grandes idées que je méprise, ni tes bons désirs que je raille. Ce que je repousse et veux étouffer en toi, ce sont les déclamations, et les forfanteries des nouvelles écoles humanitaires. Je ne puis souffrir qu'on érige en vérités inconnues jusqu'à ce jour des principes aussi vieux que le monde. Je voudrais que tu aimasses le devoir avec un calme inébranlable, et te le voir pratiquer avec le silence stoïque de la vraie conviction. Crois-moi, ce n'est pas d'hier que nous connaissons le bien et le mal, et, pour aimer la justice, je n'ai pas attendu que tu allasses sucer la manne céleste en fumant des cigares sur le pavé de Poitiers.
—Tout cela peut être vrai en général, mon père, dit Émile ranimé par l'ironie obstinée de M. Cardonnet. Il y a de vieux citoyens qui, comme vous, pratiquent la vertu sans ostentation, et il peut y avoir d'impertinents écoliers qui la prêchent sans l'aimer et quasi sans la connaître. Mais ce dernier trait de satire, je ne saurais le prendre pour moi, ni pour mes jeunes amis. Je ne crois pas être autre chose qu'un enfant et ne me pique d'aucune expérience. Au contraire, je viens avec respect et confiance, rempli seulement de bons instincts et de bonnes intentions, vous demander la vérité, le conseil, l'exemple, l'aide et les moyens. Je n'ai pour moi que mes jeunes idées et je vous en fais hommage.
«Révolté des effrayantes contradictions que les lois de la société connaissent et sanctionnent, je vous supplie de me dire comment vous avez pu les accepter sans protestations et rester honnête homme. Je m'avoue faible et ignorant, puisque je n'en aperçois pas la possibilité. Dites-le moi donc enfin, au lieu de me couvrir de sarcasmes glacés. Suis-je coupable de demander la lumière? suis-je insolent et fou parce que je veux savoir les lois de ma conscience et le but de ma vie? Oui, votre caractère est digne, et votre tenue sage et mesurée; oui, votre cœur est bon et votre main libérale. Oui, vous secourez le pauvre et vous récompensez son labeur.
«Mais où allez-vous par ce chemin si droit et si sûr? Je trouve que parfois vous manquez d'indulgence, et votre sévérité m'a effrayé souvent.
«Je me suis toujours dit que vous aviez la vue plus claire et l'esprit plus prévoyant que les natures tendres et timides, que le mal momentané que vous faisiez souffrir était en vue d'un bien durable et d'un talent assuré; aussi, malgré mes répugnances pour les études que vous m'imposiez, malgré mes goûts sacrifiés à vos vues cachées, mes désirs souvent froissés et étouffés en naissant, je me suis imposé la loi de vous suivre et de vous obéir en tout.
«Mais le moment est venu où il faut que vous m'ouvriez les yeux, si vous voulez que je puisse accomplir cet effort surhumain; car l'étude du droit ne satisfait pas ma conscience: je ne conçois pas que je puisse jamais m'engager dans les luttes de la procédure, encore moins que je m'astreigne comme vous à presser le travail des hommes à mon profit, si je ne vois clairement où je vais et quel sacrifice utile à l'humanité j'aurai accompli au prix de mon bonheur.
—Ton bonheur serait donc de ne rien faire et de vivre les bras croisés, à regarder les astres? Il semble que tout travail t'irrite ou te fatigue, même le droit, que tous les jeunes gens apprennent en se jouant?
—Mon père, vous savez bien le contraire; vous m'avez vu me passionner pour des études plus abstraites, et vous m'avez arrêté comme si j'avais couru à ma perte. Vous savez bien, pourtant, quel était mon vœu, lorsque vous me pressiez de chercher une application matérielle des sciences que je préférais. Vous ne vouliez pas que je fusse artiste et poëte: peut-être aviez-vous raison; mais j'aurais pu être naturaliste, tout au moins agriculteur, et vous m'en avez empêché. C'était pourtant une application réelle et pratique.
«L'amour de la nature m'entraînait à la vie des champs. Le plaisir infini que je trouvais à sonder ses lois et ses mystères, me conduisait naturellement à pénétrer ses forces cachées, et à vouloir les diriger et les féconder par un travail intelligent.
«Oui, là était ma vocation, n'en doutez pas. L'agriculture est en enfance; le paysan s'épuise aux travaux grossiers de la routine; des terres immenses sont incultes. La science décuplerait les richesses territoriales et allégerait la fatigue de l'homme.
«Mes idées sur la société s'accordaient avec le rêve de cet avenir. Je vous demandais de m'envoyer étudier dans quelque ferme-modèle. J'aurais été heureux de me faire paysan, de travailler d'esprit et de corps, d'être en contact perpétuel avec les hommes et les choses de la nature. Je me serais instruit avec ardeur, j'aurais creusé plus avant que d'autres peut-être le champ des découvertes! Et, un jour, sur quelque lande déserte et nue transformée par mes soins, j'aurais fondé une colonie d'hommes libres, vivant en frères et m'aimant comme un frère.
«C'était là toute mon ambition, toute ma soif de fortune et de gloire. Était-ce donc insensé? et pourquoi avez-vous exigé que j'allasse apprendre servilement un code qui ne sera jamais le mien?
—Voilà, voilà! dit M. Cardonnet en haussant les épaules; voilà l'utopie du frère Émile, frère morave, quaker, néo-chrétien, néo-platonicien, que sais-je? C'est superbe, mais c'est absurde.
—Eh bien, dites donc pourquoi, mon père; car vous prononcez toujours la sentence sans la motiver.
—Parce que, mêlant tes utopies de socialiste à tes spéculations creuses de savant, tu aurais versé des trésors sur la pierre, tu n'aurais fait pousser ni froment sur le sol stérile, ni hommes capables de vivre en frères sur la terre commune. Tu aurais dépensé follement d'une main ce que j'aurais amassé de l'autre; et à quarante ans, épuisé de fantaisies, à bout de génie et de confiance, dégoûté de l'imbécillité ou de la perversité de tes disciples, fou peut-être, car c'est ainsi que finissent les âmes sensibles et romanesques, lorsqu'elles veulent appliquer leurs rêves, tu me serais revenu accablé de ton impuissance, irrité contre l'humanité, et trop vieux pour reprendre le bon chemin. Au lieu que, si tu m'écoutes et me suis, nous marcherons ensemble sur une route droite et sûre, et avant qu'il soit dix ans, nous aurons fait une fortune dont je n'ose te dire le chiffre, tu n'y croirais pas.
—Admettons que ce ne soit pas un rêve, aussi, mon père, et peu m'importe jusqu'à présent; que ferons-nous de cette fortune?
—Tout ce que tu voudras, tout le bien que tu rêveras alors; car je ne suis pas inquiet pour la raison et la prudence, si tu laisses venir l'expérience de la vie, et mûrir paisiblement ta cervelle.
—Eh quoi! nous ferons le bien? oui, c'est de cela qu'il faut me parler, mon père, et je suis tout oreilles! Quel sera ce bonheur dont nous doterons les hommes?
—Tu le demandes! Quel mystère divin cherches-tu donc ailleurs que dans les choses humaines? Nous aurons procuré à toute une province les bienfaits de l'industrie! Et ne sommes-nous pas déjà sur la voie? Le travail n'est-il pas la source et l'aliment du travail? ne faisons-nous pas travailler déjà ici plus d'hommes en un jour que l'agriculture et les petites industries barbares que je tends à supprimer n'en occupaient dans un mois? Leurs salaires ne sont-ils pas augmentés? Ne sont-ils pas à même d'acquérir l'esprit d'ordre, la prévoyance, la sobriété, toutes les vertus qui leur manquent? Où donc sont cachées ces vertus, seul bonheur du pauvre? dans le travail absorbant, dans la fatigue salutaire et dans le salaire proportionné. Le bon ouvrier a l'esprit de famille, le respect de la propriété, la soumission aux lois, l'économie, l'habitude et les trésors de l'épargne. C'est l'oisiveté de tous les mauvais raisonnements qu'elle engendre qui le perdent. Occupez-le, écrasez-le de besogne; il est robuste, il le deviendra davantage; il ne rêvera plus le bouleversement de la société. Il mettra de la règle dans sa conduite, de la propreté dans sa maison, il y apportera le bien-être et la sécurité. Et s'il devient vieux et infirme, quelque bonne volonté que vous ayez de le secourir, ce ne sera plus nécessaire. Il aura songé lui-même à l'avenir; il n'aura pas besoin d'aumônes et de protections comme votre ami Jappeloup le vagabond; il sera véritablement un homme libre. Il n'y a pas d'autre moyen de sauver le peuple, Émile. Je suis fâché de te dire que ce sera plus long à réaliser qu une utopie à concevoir; mais si l'entreprise est rude et longue, elle est digne d'un philosophe comme toi, et je ne la trouve pas au-dessus des forces d'un travailleur de mon espèce.
—Quoi! c'est là tout l'idéal de l'industrie, dit Émile, écrasé sous cette conclusion. Le peuple n'a pas d'autre avenir que le travail incessant, au profit d'une classe qui ne travaillera jamais?
—Telle n'est pas ma pensée, reprit M. Cardonnet, Je hais et méprise les oisifs: c'est pour cela que je n'aime pas les poëtes et les métaphysiciens. Je veux que tout le monde travaille suivant ses facultés, et mon idéal, puisque ce mot te plaît, ne serait pas éloigné de celui des saint-simoniens: A chacun suivant sa capacité, la récompense proportionnée au mérite. Mais, dans le temps où nous vivons, l'industrie n'a pas encore assez pris son essor pour qu'on puisse songer à un système moral de répartition. Il faut voir ce qui est et n'envisager que le possible. Tout le mouvement du siècle tourne à l'industrie. Que l'industrie règne donc et triomphe; que tous les hommes travaillent: qui du bras, qui de la tête; c'est à celui qui a plus de tête que de bras à diriger les autres; il a le droit et le devoir de faire fortune. Sa richesse devient sacrée, puisqu'elle est destinée à s'accroître, afin d'accroître le travail et le salaire. Que la société concoure donc, par tous les moyens, à asseoir la puissance de l'homme capable! sa capacité est un bienfait public; et que lui-même s'efforce d'augmenter sans cesse son activité: c'est son devoir personnel, sa religion, sa philosophie. En somme, il faut être riche pour devenir toujours plus riche, vous l'avez dit, Émile, sans comprendre que vous disiez la plus excellente des vérités.
—Ainsi, mon père, vous ne donnez à l'homme qu'autant qu'il travaille? Mais comptez-vous donc pour rien celui qui ne peut pas travailler?
—Je trouve, dans la richesse, les moyens de pouvoir secourir l'infirme et l'idiot.
—Mais le paresseux?
—J'essaie de le corriger; et, si je ne réussis pas, je l'abandonne aux lois de répression, vu qu'il ne tarde pas à être nuisible et à encourir leur rigueur.
—Dans une société parfaite, cela pourrait être juste parce que le paresseux deviendrait une monstrueuse exception; mais, dans l'exercice d'une autorité aussi sévère que la vôtre, lorsque vous demandez au travailleur toute sa force, tout son temps, toute sa pensée, toute sa vie, oh! que de paresseux seraient chassés et abandonnés.
—Avec les bienfaits de l'industrie, on arriverait dans peu à augmenter tellement le bien-être des classes pauvres, qu'il serait facile de fonder des écoles presque gratuites, où leurs enfants apprendraient l'amour du travail.
—Je crois que vous vous trompez, mon père; mais quand il serait vrai que les enrichis songeront à l'éducation du pauvre, l'amour du travail sans relâche, et sans autre compensation qu'un peu de sécurité pour la vieillesse, est si contraire à la nature, qu'on ne l'inspirera jamais à l'enfance. Quelques natures exceptionnelles, dévorées d'activité ou d'ambition, feront le sacrifice de leur jeunesse; mais quiconque sera simple, aimant, porté à la rêverie, à d'innocents et légitimes plaisirs, et soumis à ces besoins d'affection et de calme qui sont le bien-être légitime de l'espèce humaine, fuira cette geôle du travail exclusif où vous voulez l'enfermer, et préférera encore les hasards de la misère à la sécurité de l'esclavage. Ah! mon père, par votre rude organisation, par votre puissance infatigable, par votre sobriété stoïque et votre habitude de labeur effréné, vous êtes un homme d'exception, et vous concevez une société faite à votre image, vous ne vous apercevez pas qu'il ne s'y trouve de place avantageuse que pour des hommes d'exception. Ah! permettez-moi de vous le dire, c'est là une utopie plus effrayante que les miennes.
—Eh bien, Émile, puisses-tu l'avoir, cette utopie, dit M. Cardonnet avec chaleur; elle est une source de force et un stimulant précieux pour cette société de rêveurs, d'oisifs et d'apathiques où je me consume d'impatience. Sois pareil à moi, et si nous trouvions en France, à l'heure qu'il est, cent hommes semblables à nous, je te réponds que dans cent ans ce ne seraient plus des exceptions. L'activité est contagieuse, entraînante, prestigieuse! c'est par elle que Napoléon a dominé l'Europe: il l'eût possédée, si, au lieu d'être guerrier, il eût été industriel. Oh! puisque tu es enthousiaste; sois-le donc à ma manière! secoue ta langueur et partage ma fièvre! Si nous n'entraînons pas encore l'humanité, nous aurons ouvert de larges tranchées où nos descendants la verront se remuer avec un sainte fureur.
—Non, mon père, non, jamais; s'écria Émile épouvanté de l'énergie terrible de M. Cardonnet: car ce n'est pas la route de l'humanité. Il n'y a là ni amour, ni pitié, ni tendresse. L'homme n'est pas né pour ne connaître que la souffrance et n'étendre ses conquêtes que sur la matière. Les conquêtes de l'intelligence dans le domaine des idées, les jouissances et les délicatesses du cœur, dont vous ne faites que des accessoires bien gouvernés dans la vie du travailleur, seront toujours le plus noble et le plus doux besoin de l'homme bien organisé. Vous ne voyez donc pas que vous retranchez tout un côté des intentions et des bienfaits de la Divinité? que vous ne laissez pas à l'esclavage du travail le temps de respirer et de se reconnaître? que l'éducation dirigée vers le gain ne fera que des machines brutales, et non des hommes complets? Vous dites que vous concevez un idéal dans la suite des siècles, qu'un temps peut venir où chacun sera rétribué suivant sa capacité? Eh bien, cette formule est fausse parce qu'elle est incomplète, et si l'on n'y ajoute celle-ci: «à chacun suivant ses besoins;» c'est l'injustice, c'est le droit du plus fort par l'intelligence et par la volonté, c'est l'aristocratie et le privilége sous d'autres formes.
«O mon père, au lieu de lutter avec les forts contre les faibles, luttons avec les faibles contre les forts. Essayons! mais alors ne songeons point à faire fortune, renonçons à capitaliser pour notre compte. Consentez-y, puisque j'y consens, moi, pour qui vous travaillez aujourd'hui. Tâchons de nous identifier l'un à l'autre de cette façon, et renonçons au gain personnel en embrassant le travail. Puisque nous ne pouvons à nous seuls créer une société où tous seraient solidaires les uns les autres, soyons comme ouvriers de l'avenir, dévoués aux faibles et aux incapables d'à présent.
«Si le génie de Napoléon eût été formé à cette doctrine, peut-être eût-elle converti le monde; mais qu'on trouve cent hommes semblables à nous, et que cette fièvre d'acquérir soit un zèle divin, que la soif de la charité nous dévore, associons tous nos travailleurs à tous nos bénéfices, que notre grande fortune ne soit pas votre propriété et mon héritage, mais la richesse de quiconque nous aura aidés suivant ses moyens et ses forces à la fonder; que le manœuvre qui apporte sa pierre soit mis à même de connaître autant de jouissances matérielles que vous qui apportez votre génie; qu'il puisse, lui aussi, habiter une belle maison, respirer un air pur, se nourrir d'aliments sains, se reposer après la fatigue, et donner l'éducation à ses enfants; que notre récompense ne soit pas dans le vain luxe dont nous pouvons nous entourer, vous et moi, mais dans la joie d'avoir fait des heureux, je comprendrai cette ambition et j'en serai dévoré. Et alors, mon père, mon bon père, votre œuvre sera bénie.
«Cette paresse, cette apathie qui vous irritent et qui ne sont que le résultat d'une lutte où quelques-uns triomphent au détriment d'un grand nombre qui succombe et se décourage, disparaîtront d'elles mêmes par la force des choses! Alors vous trouverez tant de zèle et d'amour autour de vous, que vous ne serez plus obligé de vous épuiser seul pour stimuler tous les autres. Comment pourrait-il en être autrement aujourd'hui, et de quoi vous plaignez vous?
«Sous la loi de l'égoïsme, chacun donne sa force et sa volonté en proportion de ce qu'il en retire de profits. Belle merveille, que vous, qui recueillez tout, vous soyez le seul ardent et assidu, tandis que le salarié, qui ne recueillera chez vous qu'une aumône un peu plus libérale qu'ailleurs, ne vous apporte qu'un peu plus de son zèle.
«Vous augmentez le salaire, c'est beau sans doute, et, vous valez mieux que la plupart de vos concurrents qui voudraient le diminuer; mais vous pouvez décupler, centupler le zèle, faire éclore comme par miracle le feu du dévouement, l'intelligence du cœur dans ces âmes engourdies et affaissées, et vous ne le voudriez pas!
«Et pourquoi donc, mon père? Ce ne sont pas les jouissances du luxe que vous aimez, puisque vous ne jouissez de rien, si ce n'est de l'ivresse de vos projets et de vos conquêtes. Eh bien, supprimez le bénéfice personnel: vous n'en avez que faire, et moi j'y renonce avec transport. Soyons seulement les dépositaires et les gérants de la conquête commune. Cette fortune rêvée, dont vous n'osez pas dire le chiffre, dépassera tellement vos prévisions et vos espérances, que bientôt vous aurez acquis de quoi donner à vos travailleurs des jouissances morales, intellectuelles et physiques, qui en feront des hommes nouveaux, des hommes complets, de vrais hommes, enfin! car jusqu'ici je n'en vois nulle part. Tout équilibre est rompu; je ne vois que des fourbes et des brutes, des tyrans et des serfs, des aigles puissants et voraces, des passereaux stupides et poltrons destinés à leur servir de pâture. Nous vivons suivant la loi aveugle de la nature sauvage; le code de l'instinct farouche qui régit la brute est encore l'âme de notre prétendue civilisation, et nous osons dire que l'industrie va sauver le monde sans sortir de cette voie! Non, non, mon père, erreur et mensonge que toutes ces déclamations de l'économie politique à l'ordre du jour! Si vous me forcez à être riche et puissant, comme vous me l'avez dit tant de fois, et si, en raison de la grossière influence de l'argent, les adorateurs de l'argent m'envoient représenter leurs intérêts aux conseils de la nation, je dirai ce que j'ai dans l'âme; je parlerai, et je ne parlerai qu'une fois sans doute: car on m'imposera silence ou l'on me fera sortir de l'enceinte; mais ce que je dirai, on s'en souviendra; et ceux qui m'auront élu se repentiront de leur choix!»
Cette discussion se prolongea fort avant dans la nuit, et on peut bien penser qu'Émile ne convertit pas son père. M. Cardonnet n'était ni méchant, ni impie, ni coupable volontairement envers Dieu ou les hommes. Il avait même bien réellement certaines vertus pratiques et une grande capacité spéciale. Mais son caractère de fer était le résultat d'une âme absolument vide d'idéal.
Il aimait son fils et ne pouvait le comprendre. Il soignait et protégeait sa femme, mais il n'avait jamais songé qu'à étouffer en elle toute initiative qui eût pu embarrasser sa marche journalière. Il eût voulu pouvoir réduire Émile de la même façon; mais, reconnaissant que cela était impossible, il en éprouva un violent chagrin, et même ces larmes de dépit mouillèrent ses paupières brûlantes dans cette veillée orageuse. Il croyait sincèrement être dans la logique, dans la seule véritablement admissible et praticable.
Il se demandait par quelle fatalité il avait pour fils un rêveur et un utopiste, et plus d'une fois il éleva vers le ciel ses bras d'athlète, demandant avec une angoisse inexprimable, quel crime il avait commis, pour être frappé d'un tel malheur.
Émile, épuisé de fatigue et de chagrin, finit par avoir pitié de cette âme blessée et de cet incurable aveuglement.
«Ne parlons donc plus jamais de ces choses-là, mon père, dit-il en essuyant aussi des larmes qui prenaient leur source plus avant dans son cœur: nous ne pouvons nous identifier l'un à l'autre. Je ne puis que continuer à faire acte de soumission et d'amour filial, sans me préoccuper davantage de moi-même et d'un bonheur que je vous sacrifie. Que m'ordonnez-vous?
«Dois-je retourner à Poitiers et y terminer mes études jusqu'à ce que je passe mes examens? Dois-je rester ici et vous servir de secrétaire ou de régisseur? Je fermerai les yeux, et je travaillerai comme une machine tant qu'il me sera possible! Je me considérerai comme votre employé, je serai à votre service …
—Et tu ne me regarderas plus comme ton père? dit M. Cardonnet. Non, Émile, reste auprès de moi, sois libre, je te donne trois mois, pendant lesquels, vivant dans le sein de ta famille, loin des déclamations des philosophes imberbes qui t'ont perdu, tu reviendras toi-même à la raison. Tu es doué d'un tempérament robuste, et le travail absorbant de la pensée t'a peut-être trop échauffé le cerveau. Je te considère comme un enfant malade et te reprends à la campagne pour te guérir. Promène-toi, chasse, monte à cheval, distrais-toi, en un mot, afin de rétablir ton équilibre qui me paraît plus dérangé que celui de la société. J'espère que tu adouciras ton intolérance, en voyant que ton intérieur n'est pas un foyer de scélératesse et de corruption. Dans quelque temps, peut-être, tu me diras que les rêveries creuses t'ennuient et que tu sens le besoin de m'aider volontairement.»
Émile courba la tête sans répliquer, et quitta son père en le pressant dans ses bras avec un sentiment de douleur profonde. M. Cardonnet, n'ayant rien trouvé de mieux que de temporiser, s'agita longtemps dans son lit, et finit par s'endormir en se disant, contre son habitude, qu'il fallait parfois compter sur la Providence plus que sur soi-même.
XIV.
PREMIER AMOUR.
L'énergique Cardonnet, tout entier à ses occupations journalières, ou assez maître de lui-même pour ne pas laisser voir la moindre trace de sa souffrance intérieure, avait repris dès le lendemain sa glaciale dignité.
Émile, accablé d'effroi et de tristesse, s'efforçait de sourire à sa mère, qui s'inquiétait de son air distrait et de sa figure altérée. Mais, à force de timidité, cette femme n'avait plus même la pénétration qui appartient à son sexe. Toutes ses facultés étaient émoussées, et à quarante ans elle était déjà octogénaire au moral. Elle aimait pourtant encore son mari, par suite d'un besoin d'aimer qui n'avait jamais été satisfait. Elle n'avait pas de reproche bien formulé à lui faire; car il ne l'avait jamais froissée ni asservie ostensiblement; mais tout élan de cœur ou d'imagination avait toujours été refoulé en elle par l'ironie et une sorte de pitié dédaigneuse, et elle s'était habituée à n'avoir pas une pensée, pas une volonté en dehors du cercle tracé autour d'elle par une main rigide.
Veiller à tous les détails du ménage était devenu pour elle plus qu'une occupation sage et volontaire; on lui en avait fait une loi si sérieuse et si sacrée, qu'une matrone romaine eût pu lui être tout au plus comparée pour la solennité puérile du labeur domestique.
Elle offrait donc dans sa personne l'étrange anachronisme d'une femme de nos jours, capable de raisonner et de sentir, mais ayant fait sur elle-même l'effort insensé de rétrograder de quelques milliers d'années pour se rendre toute semblable à une de ces femmes de l'antiquité qui mettaient leur gloire à proclamer l'infériorité de leur sexe.
Ce qu'il y avait de bizarre et de triste en ceci, c'est qu'elle n'en avait point la conviction, et qu'elle agissait ainsi, disait-elle tout bas, pour avoir la paix. Et elle ne l'avait point! Plus elle s'immolait, plus son maître s'ennuyait d'elle.
Rien n'efface et ne détruit rapidement l'intelligence comme la soumission aveugle.
Madame Cardonnet en était un exemple.
Son cerveau s'était amoindri dans l'esclavage, et son époux, ne comprenant pas que c'était là l'ouvrage de sa domination, en était venu à la dédaigner secrètement.
Quelques années auparavant, Cardonnet avait été effroyablement jaloux, et sa femme, quoique usée et flétrie, tremblait encore à l'idée qu'il pût lui supposer une pensée légère. Elle avait pris l'habitude de ne pas entendre et de ne pas voir, afin de pouvoir dire avec assurance, quand on lui parlait d'un homme quelconque: «Je ne l'ai pas regardé, je ne sais pas ce qu'il a dit, je n'ai fait aucune attention à lui.» C'est tout au plus si elle osait examiner et interroger son fils; car, pour son mari, si elle s'inquiétait d'un redoublement de pâleur sur son visage ou de sévérité dans son regard, il la forçait bien vite à baisser les yeux en lui disant: «Qu'ai-je donc d'extraordinaire, que vous me contemplez comme si vous ne me connaissiez pas?» Quelquefois, le soir, il s'apercevait qu'elle avait pleuré, et il redevenait tendre à sa manière: «Voyons, qu'y a-t-il? la pauvre petite femme a quelque ennui? Avez-vous envie d'un cachemire? Voulez-vous que je vous mène promener en voiture? Non? Alors ce sont les camélias qui ont gelé? On vous en fera venir de Paris qui auront une meilleure santé et qui seront si beaux, que vous ne regretterez pas les anciens.» Et, en effet, il ne manquait pas une occasion de satisfaire, à quelque prix que ce fût, les goûts innocents de sa compagne. Il exigeait même qu'elle fût plus richement parée qu'elle n'en avait le désir. Il pensait que les femmes sont des enfants qu'il faut récompenser de leur sagesse par des jouets et des futilités.
«Il est certain, se disait alors madame Cardonnet, que mon mari m'aime beaucoup et qu'il est rempli d'attentions pour moi. De quoi puis-je me plaindre et d'où vient que je me sens toujours triste?»
Elle vit Émile sombre et abattu, et ne sut pas lui arracher le secret de sa douleur. Elle l'interrogea fastidieusement sur sa santé, et lui conseilla de se coucher de bonne heure. Elle pressentait bien quelque chose de plus sérieux que les suites d'une insomnie; mais elle se disait qu'il valait mieux laisser un chagrin s'endormir dans le silence que de l'entretenir par l'épanchement.
Le soir, Émile, en se promenant à l'entrée du village, rencontra Jean Jappeloup, qui, revenu depuis quelques heures, fêtait joyeusement son arrivée avec plusieurs amis, sur le seuil d'une habitation rustique.
«Eh bien, lui dit le jeune homme en lui tendant la main, vos affaires sont elles arrangées?…
—Avec la justice, oui, Monsieur; mais pas encore avec la misère. J'ai fait mes soumissions, j'ai raisonné de mon mieux avec le procureur du roi, il m'a écouté avec patience: il m'a bien dit quelques bêtises en manière de sermon; mais ce n'est pas un mauvais homme, et il allait me renvoyer, en me disant qu'il ferait son possible pour m'épargner les poursuites, lorsque vos lettres sont arrivées. Il les a lues sans faire semblant de rien; mais il y a eu égard, car il m'a dit: «Eh bien, tenez-vous en repos, fixez-vous quelque part, ne braconnez plus, travaillez, et tout s'arrangera.» Me voilà donc; mes amis m'ont bien reçu, comme vous voyez, puisque déjà cette maison s'ouvre pour me loger en attendant. Mais il faut que je songe au plus pressé, qui est de gagner de quoi me vêtir, et, avant la nuit, je vas faire le tour du village, pour avoir de l'ouvrage chez les braves gens.
—Écoutez, Jean, lui dit Émile en s'attachant à ses pas: je ne dispose pas de grandes ressources; mon père me fait une pension, et je ne sais point s'il me la continuera, maintenant que je vais vivre près de lui; mais il me reste quelques centaines de francs dont je n'ai pas besoin ici, et que je vous prie d'accepter pour vous vêtir et pourvoir à vos premiers besoins. Vous me ferez beaucoup de peine si vous me refusez. Dans quelques jours, votre rancune mal fondée contre mon père sera passée, et vous viendrez lui demander de l'ouvrage; ou bien, autorisez-moi à lui en demander pour vous: il vous paiera mieux que vous ne serez payé partout ailleurs, et il se relâchera, j'en suis certain, de la sévérité de ses premières conditions; ainsi …
—Non, monsieur Émile, répondit le charpentier. Rien de tout cela, ni votre argent, ni l'ouvrage de votre père. Je ne sais pas comment M. Cardonnet vous traite et vous entretient, mais je sais qu'un jeune homme comme vous est fort gêné quand il n'a pas dans sa poche une pièce d'or ou d'argent pour s'en faire honneur dans l'occasion. Vous m'avez rendu assez de services, je suis content de vous, et, si je trouve l'occasion, vous verrez que vous n'avez pas tendu la main à un ingrat. Quant à servir votre père d'une manière ou de l'autre, jamais! j'ai failli faire cette sottise, et Dieu ne l'a pas permis. Je lui pardonne la manière dont il m'a fait arrêter par Caillaud, c'est une mauvaise action! Mais comme il ne savait peut-être pas que ce pauvre garçon est mon filleul, et comme depuis il a écrit du bien de moi au procureur du roi pour me faire pardonner, je ne dois plus penser à ma rancune. D'ailleurs, à cause de vous, maintenant je la mettrais sous mes pieds. Mais travailler à bâtir vos usines? Non! vous n'avez pas besoin de mes bras; vous en trouverez assez d'autres, et vous savez mes raisons. Ce que vous faites là est mauvais et ruinera bien des gens, si cela ne ruine pas tout le monde un jour.
«Déjà vos digues et vos réservoirs font patouiller tous les petits moulins au-dessus de vous sur le courant. Déjà tous vos amas de pierre et de terre ont gâté les prés d'alentour, quand l'eau a emporté tout cela chez les voisins. Toujours, voyez-vous, même contre son gré, le riche fait tort au pauvre. Je ne veux pas qu'il soit dit que Jean Jappeloup a mis la main à la ruine de son endroit. Ne m'en parlez plus. Je veux reprendre mon petit travail, et il ne me manquera pas.
«A présent que vos grands travaux absorbent tous mes confrères, personne, dans le bourg, ne peut plus trouver d'ouvriers. J'hériterai de la clientèle des autres, sauf à la leur rendre quand la vôtre leur manquera. Car, je vous vous le dis, votre père graisse sa roue en payant cher aujourd'hui la sueur de l'ouvrier; mais il ne pourra pas continuer longtemps sur ce pied-là, autrement ses dépenses l'emporteraient sur ses profits. Un jour viendra … un jour qui n'est peut-être pas loin! où il fera travailler au rabais, et alors malheur à ceux qui auront sacrifié leur position à de belles promesses! Ils seront forcés d'en passer par où votre père voudra, et le moment sera venu de rendre gorge.
«Vous ne le croyez pas? Tant mieux pour vous! ça prouve que vous ne serez pas de moitié dans le mal qui se prépare; mais vous n'empêcherez rien. Bonsoir donc, mon brave enfant! ne parlez pas pour moi à votre père; je vous ferais mentir. Le bon Dieu m'a tiré de peine; je veux le contenter en tout maintenant et ne faire que ce que ma conscience ne me reprochera pas. Pauvre, je serai plus utile aux pauvres que votre père avec toute sa richesse. Je bâtirai pour mes pareils, et ils auront plus de profit à me payer peu qu'ils n'en auront à gagner gros chez vous. Vous verrez ça, monsieur Émile, et tout le monde dira que j'avais raison; mais il sera trop tard pour se repentir d'avoir passé la tête dans le licou!»
Émile ne put vaincre l'obstination du charpentier et rentra chez lui encore plus triste qu'il n'en était sorti.
Les prédications de cet ouvrier incorruptible lui causaient un vague effroi.
Il rencontra aux abords de l'usine le secrétaire de son père, M. Galuchet, un gros jeune homme, très-capable de faire des chiffres, très-borné à tous autres égards.
C'était l'heure du repos; Galuchet la mettait à profit en pêchant des goujons. C'était son passe-temps favori; et quand il en avait beaucoup dans son panier, il les comptait, et les additionnant avec le chiffre de ses précédentes conquêtes, il était heureux de dire, en retirant sa ligne:
«Voici le sept cent quatre-vingt-deuxième goujon que j'ai pris avec cet hameçon-là depuis deux mois. Je suis bien fâché de n'avoir pas compté ceux de l'année dernière.
Émile s'appuya contre un arbre, pour le regarder pêcher. L'attention flegmatique et la patience puérile de ce garçon le révoltaient. Il ne concevait pas qu'il pût se trouver parfaitement heureux, par la seule raison qu'il avait des appointements qui le mettaient à l'abri du besoin. Il essaya de le faire causer, se disant qu'il découvrirait peut-être, sous cette épaisse enveloppe, quelque trait de flamme, quelque motif de sympathie, qui lui ferait de la société de ce jeune homme une ressource morale dans sa détresse. Mais M. Cardonnet choisissait ses fonctionnaires d'un œil et d'une main sûrs. Constant Galuchet était un crétin; il ne comprenait rien, il ne savait rien en dehors de l'arithmétique et de la tenue des livres. Quand il avait fait des chiffres pendant douze heures, il lui restait à peine assez de raisonnement pour attraper des goujons.
Cependant Émile lui fit dire, par hasard, quelques paroles qui jetèrent une clarté sinistre dans son esprit. Cette machine humaine était capable de supputer les profits et les pertes, et d'établir la balance au bas d'une feuille de papier. Tout en montrant la plus parfaite ignorance des projets et des ressources de M. Cardonnet, Constant fit l'observation que la paie des ouvriers était exorbitante, et que si, dans deux mois, on ne la réduisait de moitié, les fonds engagés dans l'affaire seraient insuffisants.
«Mais cela ne peut pas inquiéter monsieur votre père, ajouta-t-il; on paie l'ouvrier comme on nourrit le cheval à proportion du travail qu'on exige. Quand on veut doubler l'ouvrage on double le salaire, comme on double l'avoine. Puis, quand on n'est plus si pressé, on baisse et on rationne à l'avenant.
—Mon père n'agira pas ainsi, dit Émile: pour des chevaux peut-être, mais non pour des hommes.
—Ne dites pas cela, Monsieur, reprit Galuchet; monsieur votre père est une forte tête, il ne fera pas de sottises, soyez tranquille.»
Et il emporta ses goujons, charmé d'avoir rassuré le fils sur les apparentes imprudences du père.
«Oh! s'il en était ainsi! pensait Émile en marchant avec agitation au bord de la rivière; s'il y avait un calcul inhumain, dans cette générosité momentanée! si Jean avait deviné juste! si mon père, tout en suivant les doctrines aveugles de la société, n'avait pas des vertus et des lumières supérieures à celles des autres spéculateurs, pour atténuer les effets désastreux de son ambition!… Mais, non, c'est impossible! mon père est bon, il aime ses semblables …»
Émile avait pourtant la mort dans l'âme; toute cette activité, toute cette vie dépensée au profit de son avenir, le faisaient reculer de dégoût et d'effroi. Il se demandait comment tous ces ouvriers de sa fortune ne le haïssaient pas, et il était prêt à se haïr lui-même pour rétablir la justice.
Un profond ennui pesa encore sur lui le lendemain, mais il vit arriver avec une sorte de joie le jour qu'il devait consacrer en partie à M. de Boisguilbault, parce qu'il s'était promis d'aller, sans rien dire à personne, passer la journée à Châteaubrun. Au moment où il montait à cheval, M. Cardonnet vint lui adresser quelques railleries:
«Tu t'y prends de bonne heure, pour aller à Boisguilbault! il paraît que l'entretien de cet aimable marquis a des charmes pour toi; je ne m'en serais jamais douté, et je ne sais quel secret tu possèdes pour ne pas t'endormir entre chacune de ses phrases.
—Mon père, si c'est là une manière de me faire savoir que ma démarche vous déplaît, dit Émile en faisant avec dépit le mouvement de descendre de cheval, je suis prêt à y renoncer, bien que j'aie accepté une invitation pour aujourd'hui.
—Moi! reprit l'industriel, il m'est absolument indifférent que tu t'ennuies là ou ailleurs. Puisque la maison paternelle est celle où tu te déplais le plus, je désire que celle des nobles personnages que tu fréquentes te dédommage un peu.»
En toute autre circonstance, Émile eût retardé son départ, pour montrer ou du moins pour faire croire que le reproche n'était pas mérité; mais il commençait à comprendre que la tactique de son père était de le railler quand il voulait le faire parler; et comme il sentait un attrait invincible le pousser vers Châteaubrun, il résolut de ne pas se laisser surprendre.
Quoique rien au monde ne lui fût plus sensible que la moquerie des êtres qu'il aimait, il fit un effort pour affecter de la prendre cette fois en bonne part.
«Je me promets tant de plaisir, en effet, chez M. de Boisguilbault, dit-il, que je vais prendre le plus long pour m'y rendre, et que mon école buissonnière sera probablement de cinq ou six lieues, à moins que vous n'ayez besoin de moi, mon père, auquel cas je vous sacrifierais volontiers les délices d'une promenade en plein soleil dans des chemins à pic.»
Mais M. Cardonnet ne fut pas dupe de son stratagème, et il lui répondit avec un regard clair et pénétrant:
«Va où le démon de la jeunesse te pousse! je ne m'en inquiète pas, et pour cause.
—Eh bien, se dit Émile en prenant le galop, si vous ne vous en inquiétez pas, je ne m'inquiéterai pas davantage de vos menaces!»
Et, sentant malgré lui le feu de la colère bouillonner dans son sein, il fournit une course violente pour se calmer.
«Mon Dieu, pensait-il peu de moments après, pardonnez-moi ces mouvements de dépit que je ne puis réprimer. Vous savez pourtant que mon cœur est plein d'amour, et qu'il ne demande qu'à respecter et à chérir ce père qui prend à tâche de refouler tous ses élans et de glacer toutes ses tendresses.»
Soit hésitation, soit prudence, il fit un assez long détour avant de se diriger sur Châteaubrun; et quand, du haut d'une colline, il se vit très-éloigné des ruines qui se dessinaient à l'horizon, il sentit un si vif regret du temps perdu, qu'il mit les éperons dans le ventre de son cheval pour y arriver plus vite.
Il y arriva en effet du côté de la Creuse en moins d'une demi-heure, presque à vol d'oiseau, après avoir mis cent fois sa vie en péril à franchir les fossés et à galoper sur le bord des précipices. Un désir violent, dont il ne voulait pourtant pas se rendre compte, lui donnait des ailes.
«Je ne l'aime pas, se disait-il, je la connais à peine, je ne peux pas l'aimer! D'ailleurs, je l'aimerais en vain! Ce n'est pas elle qui m'attire plus que son excellent père, son château romantique, son entourage de repos, de bonheur et d'insouciance; j'ai besoin de voir des gens heureux pour oublier que je ne le suis pas, que je ne le serai jamais!»
Il rencontra Sylvain Charasson, occupé à tendre une vergée dans la Creuse.
L'enfant courut vers lui d'un air joyeux et empressé:
«Vous ne trouverez pas M. Antoine, lui dit-il; il est allé vendre six moutons à la foire; mais mademoiselle Janille est à la maison, et mademoiselle Gilberte aussi.
—Crois-tu que je ne les dérangerai pas?
—Oh! du tout, du tout, monsieur Émile; elles seront bien contentes de vous voir, car elles parlent bien souvent de vous à dîner avec M. Antoine. Elles disent qu'elles font grand cas de vous.
—Prends donc mon cheval, dit Émile: j'irai plus vite à pied.
—Oui, oui, reprit l'enfant. Tenez, là, derrière l'ancienne terrasse. Vous attraperez la brèche, vous sauterez un peu, et vous serez dans la cour. C'est le chemin au Jean.»
Émile sauta sur l'herbe qui amortit le bruit, et approcha du pavillon carré, sans avoir effrayé les deux chèvres qui semblaient déjà le connaître.
Monsieur Sacripant, qui n'était pas plus fier que son maître et ne dédaignait pas de faire, au besoin, l'office de chien de berger, quoiqu'il appartînt à la race plus noble des chasseurs, avait conduit les moutons à la foire.
Au moment d'entrer, Émile s'aperçut que le cœur lui battait si fort, émotion qu'il attribua à son ascension rapide sur le flanc du rocher, qu'il s'arrêta un peu pour se remettre et faire convenablement son entrée. Il entendait dans l'intérieur le bruit d'un rouet, et jamais aucune musique n'avait retenti plus agréablement à son oreille. Puis le sifflement sourd du petit instrument de travail s'arrêta, et il reconnut la voix de Gilberte qui disait:
«Eh bien, c'est vrai, Janille, je ne m'amuse pas les jours où mon père est absent. Si je n'étais pas avec toi, je m'ennuierais peut-être tout à fait.
—Travaille, ma fille, travaille, répondit Janille: c'est le moyen de ne jamais s'ennuyer.
—Mais je travaille et je ne m'amuse pourtant pas. Je sais bien qu'il n'y a pas de nécessité à s'amuser; mais moi, je m'amuse toujours, je suis toujours prête à rire et à sauter, quand mon père est avec nous. Conviens, petite mère, que s'il nous fallait vivre longtemps séparées de lui, nous perdrions toute notre gaieté et tout notre bonheur! Oh! vivre sans mon père, ce serait impossible! j'aimerais autant mourir tout de suite.
—Eh bien, voilà de jolies idées! reprit Janille; à quoi diantre allez-vous penser, petite tête? Ton père est encore jeune et bien portant, grâce à Dieu! d'où te vient donc cette folie depuis deux ou trois jours?
—Comment, depuis deux ou trois jours?
—Mais oui, depuis trois ou quatre jours, même! il t'est arrivé plusieurs fois de te tourmenter de ce que nous deviendrions si, ce qu'à Dieu ne plaise, nous perdions ton bon père.
—Si nous le perdions! s'écria Gilberte. Oh! ne dis pas un mot pareil, cela fait frémir; et je n'y ai jamais pensé. Oh! non, je ne pourrais pas penser à cela!
—En bien, ne voilà-t-il pas que vous êtes tout en larmes? Fi! Mademoiselle! voulez-vous faire pleurer aussi votre mère Janille? oui-dà, M. Antoine serait content s'il vous voyait les yeux rouges en rentrant! Il serait capable de pleurer aussi, le cher homme! Allons, tu n'as pas assez promené aujourd'hui, mon enfant, serre ta laine, et allons faire manger nos poules. Ça te distraira de voir les jolis perdreaux que ta petite Blanche a couvés.»
Émile entendit un baiser maternel de Janille clore ce discours, et comme ces deux femmes allaient le trouver à la porte, il s'éloigna et toussa un peu pour les avertir de son arrivée.
«Ah! s'écria Gilberte, quelqu'un dans la cour! Je me sens toute en joie, je suis sûre que c'est mon père!»
Et elle s'élança étourdiment à la rencontre d'Émile, si vite, qu'en se trouvant avec lui sur le seuil de la porte elle faillit tomber dans ses bras. Mais quelle que fût sa confusion en reconnaissant sa méprise, elle fut moindre que le trouble d'Émile; car, dans sa candeur, elle en sortit par un éclat de rire, tandis qu'à l'idée d'une accolade qui ne lui était pas destinée, mais qu'il avait été bien près de recevoir, le jeune homme perdit tout à fait contenance.
Gilberte était si belle avec ses yeux encore humides de larmes et son rire enfantin et frais, qu'il en eut comme un éblouissement, et ne se demanda plus si c'était le bon Antoine, les belles ruines ou la charmante Gilberte qu'il s'était tant hâté de revoir.
«Eh bien, eh bien, dit Janille, vous nous avez fait quasi peur; mais soyez le bienvenu, monsieur Émile, comme dit notre maître; M. Antoine ne tardera pas beaucoup à rentrer. En attendant, vous allez vous rafraîchir; j'irai tirer du vin à la cave.»
Émile s'y opposa, et, la retenant par sa manche:
«Si vous allez à la cave, j'irai avec vous, dit-il, non pour boire votre vin; mais pour voir ce caveau que vous m'avez dit si curieux, si profond et si sombre.
—Vous n'irez pas maintenant, répondit Janille; il y fait trop froid et vous avez trop chaud. Oui, vous avez chaud! vous êtes rouge comme une fraise. Vous allez vous reposer un brin, et puis, en attendant M. Antoine, nous vous ferons voir les caveaux, les souterrains, et tout le château, que vous n'avez pas encore bien examiné, quoiqu'il en vaille la peine. Ah mais! il y a des gens qui viennent de bien loin pour le voir; ça nous ennuie bien un peu, et ma fille s'en va lire dans sa chambre tandis qu'ils sont là; mais M. Antoine dit qu'on ne peut pas refuser l'entrée, surtout à des voyageurs qui ont fait beaucoup de chemin, et que, quand on est propriétaire d'un endroit curieux et intéressant, on n'a pas le droit d'empêcher les autres d'en jouir.»
Janille prêtait un peu à son maître le raisonnement qu'elle lui avait mis dans l'esprit et dans la bouche. Le fait est qu'elle retirait de l'exhibition de ses ruines un certain pécule qu'elle employait, comme tout ce qui lui appartenait, à augmenter secrètement le bien-être de la famille.
Émile, pressé d'accepter un rafraîchissement quelconque, consentit à prendre un verre d'eau, et, comme Janille voulut courir elle-même remplir sa cruche à la fontaine, il resta seul avec mademoiselle de Châteaubrun.
XV.
L'ESCALIER.
Si un roué peut s'applaudir du hasard inespéré qui lui procure un tête-à-tête avec l'objet de ses entreprises, un jeune homme pur et sincèrement épris se trouve plutôt confus, et presque effrayé, lorsqu'une telle bonne fortune lui arrive pour la première fois.
Il en fut ainsi d'Émile Cardonnet: le respect que lui inspirait mademoiselle de Châteaubrun était si profond, qu'il eût craint de lever les yeux sur elle en cet instant, et de se montrer, en quoi que ce soit, indigne de la confiance qu'on lui témoignait.
Gilberte, plus naïve encore, n'éprouva point le même embarras. La pensée qu'Émile pût abuser, même par une parole légère, de son isolement et de son inexpérience, ne pouvait trouver place dans un esprit aussi noble et aussi candide que le sien, et sa sainte ignorance la préservait de tout soupçon de ce genre. Elle rompit donc le silence la première, et sa voix ramena, comme par enchantement, le calme dans le sein agité du jeune visiteur. Il est des voix si sympathiques et si pénétrantes, qu'il suffirait de les entendre articuler quelques mots, pour prendre en affection, même sans les voir, les personnes dont elles expriment le caractère. Celle de Gilberte était de ce nombre. On sentait, à l'écouter parler, rire ou chanter, qu'il n'y avait jamais eu dans son âme une pensée mauvaise, ou seulement chagrine.
Ce qui nous touche et nous charme dans le chant des oiseaux, ce n'est pas tant cette mélodie étrangère à nos conventions musicales, et la puissance extraordinaire de ce timbre flexible, qu'un certain accent d'innocence primitive, dont rien ne peut donner l'idée dans la langue des hommes. Il semblait, en écoutant Gilberte, qu'on pût lui appliquer cette comparaison, et que les choses les plus indifférentes, en passant par sa bouche, eussent un sens supérieur à celui qu'elles exprimaient par elles-mêmes.
«Nous avons vu notre ami Jean ce matin, dit-elle; il est venu avec le jour, et il a emporté tous les outils de mon père, pour commencer sa première journée de travail; car il a déjà trouvé de l'ouvrage, et nous espérons bien qu'il n'en manquera pas. Il nous a raconté tout ce que vous aviez fait et voulu faire pour lui, encore hier soir, et je vous assure, Monsieur, que, malgré la fierté et peut-être la rudesse de ses refus, il en est reconnaissant comme il doit l'être.
—Ce que j'ai pu faire pour lui est si peu de chose, que je suis honteux d'en entendre parler, dit Émile. Je suis triste surtout de voir son obstination le priver de ressources assurées, car il me semble que sa position est encore bien précaire. Recommencer avec rien, à soixante ans, toute une vie de travail, et n'avoir ni maisons, ni habits, ni même les outils nécessaires, c'est effrayant, n'est-ce pas, Mademoiselle?
—Eh bien, je ne m'en effraie pourtant pas, répondit Gilberte. Élevée dans l'incertain et quasi au jour le jour, j'ai peut-être pris moi-même l'habitude de cette heureuse insouciance de la pauvreté. Ou mon caractère est fait ainsi naturellement, ou bien l'insouciance de Jean me rassure; mais il est certain que, dans nos félicitations de ce matin, aucun de nous n'a ressenti la moindre inquiétude. Il faut si peu de chose à Jean pour le satisfaire! Il a une sobriété et une santé de sauvage. Jamais il ne s'est mieux porté que pendant deux mois qu'il a vécu dans les bois, marchant tout le jour et dormant en plein air le plus souvent[1]. Il prétend que sa vue s'est éclaircie, que sa jeunesse est revenue, et que, si l'été avait pu durer toujours, il n'aurait jamais eu besoin de retourner vivre au village. Mais, au fond du cœur, il a pour son pays natal une tendresse invincible, et d'ailleurs, l'inaction ne peut lui plaire longtemps. Nous l'avons pressé ce matin de s'établir chez nous, et d'y vivre comme nous, sans souci du lendemain.
[FOOTNOTE 1: Il y a une manière de coucher sainement a la belle étoile, malgré la fraîcheur du climat, qui est bien connue de tous les bouviers, mais dont probablement peu de nos lecteurs parisiens s'aviseraient. C'est d'entrer dans un pâturage, de faire lever un des bœufs qui y sont couchés, et de s'étendre à sa place. Lorsqu'on se sent refroidir et gagner par l'humidité, il ne s'agit que de faire lever un autre bœuf. La place occupée pendant quelques heures par le corps de ces animaux est toujours parfaitement séchée, et d'une chaleur agréable et salutaire.]
«—Il y a bien assez de place ici, et bien assez de matériaux, lui disait mon père, pour que tu te bâtisses une habitation. J'ai assez de pierres et de vieux arbres pour te fournir le bois de construction. Je t'aiderai à élever ta demeure comme tu m'as aidé à relever la mienne.»
«Mais Jean ne pouvait entendre à cela.
«—Eh bien, disait-il, que ferai-je donc pour tuer le temps, quand vous m'aurez établi en seigneur? Je ne peux pas vivre de mes rentes, et je ne veux pas être à votre charge pendant trente ans que j'ai peut-être encore à exister … Quand même vous seriez assez riche pour cela, moi je périrais d'ennui. C'est bon pour vous, monsieur Antoine, qui avez été élevé pour ne rien faire. Quoique vous ne soyez pas fainéant, et vous l'avez prouvé! il ne vous en a rien coûté de reprendre l'habitude de vivre en Monsieur; mais moi, je ne dois plus ni courir ni chasser: j'aurais donc les bras croisés? Je deviendrais fou au bout de la première semaine.»
—Ainsi, dit Émile qui pensait à la théorie de son père sur le travail incessant et la vieillesse sans repos, Jean n'éprouvera jamais le besoin d'être libre, quoiqu'il fasse tant de sacrifices à sa prétendue liberté.
—Mais, dit Gilberte un peu surprise, est-ce que la liberté et l'oisiveté sont la même chose? Je ne crois pas. Jean aime passionnément le travail, et toute sa liberté consiste à choisir celui qui lui plaît; quand il travaille pour satisfaire son goût et son invention naturelle, il ne le fait qu'avec plus d'ardeur.
—Oui, Mademoiselle, vous avez raison! dit Émile avec une mélancolie soudaine, et tout est là. L'homme est né pour travailler toujours, mais conformément à ses aptitudes, et dans la mesure du plaisir qu'il y trouve! Ah! que ne suis-je un habile charpentier! avec quelle joie n'irais je pas travailler avec Jean Jappeloup, et au profit d'un homme si sage et si désintéressé!
—Eh bien, Monsieur, dit Janille qui rentrait, portant avec prétention son amphore de grès sur la tête, pour se donner un air robuste, voilà que vous dites comme M. Antoine. Ne voulait-il pas, ce matin, partir pour Gargilesse avec Jean, afin de travailler avec lui à la journée, comme autrefois? Pauvre cher homme! son bon cœur l'emportait jusque-là.
«—Tu m'as fait gagner ma vie assez longtemps, disait-il; je veux t'aider à gagner la tienne. Tu ne veux pas partager ma table et ma maison: reçois au moins le prix de mon travail, puisque ce sera du superflu pour moi.»
«Et M. Antoine le ferait comme il le dit. A son âge et avec son rang il irait encore cogner comme un sourd sur ces grandes pièces de bois!
—Et pourquoi l'en as-tu empêché, mère Janille? dit Gilberte avec émotion. Pourquoi Jean s'y est-il obstinément refusé? Mon père ne s'en fût pas plus mal porté, et ce serait conforme à tous les nobles mouvements de sa vie! Ah! que ne puis-je, moi aussi, soulever une hache, et me faire l'apprenti de l'homme qui a si longtemps nourri mon père, tandis que, sans rien comprendre à mon existence, j'apprenais à chanter et à dessiner pour vous obéir! Ah! vraiment, les femmes ne sont bonnes à rien en ce monde!
—Comment, comment, les femmes ne sont bonnes à rien! s'écria Janille: eh bien, donc, partons toutes les deux, montons sur les toits, équarrissons des poutres et enfonçons des chevilles. Vrai, je m'en tirerais encore mieux que vous, toute vieille et petite que je suis; mais pendant ce temps-là, votre papa, qui est adroit de ses mains comme une grenouille de sa queue, filera nos quenouilles et Jean repassera nos bavolets.
—Tu as raison, mère, répondit Gilberte; mon rouet est chargé et je n'ai rien fait d'aujourd'hui. Si nous nous hâtons, nous aurons bien de quoi faire des habits de drap pour Jean avant que l'hiver vienne. Je vais travailler et réparer le temps perdu; mais il n'en est pas moins vrai que tu es une aristocrate, toi, qui ne veux pas que mon père redevienne ouvrier quand il lui plaît.
—Sachez donc la vérité, dit Janille d'un air de confidence solennelle: M. Antoine n'a jamais pu être un bon ouvrier. Il avait plus de courage que d'habileté, et si je l'ai laissé travailler, c'était pour l'empêcher de s'ennuyer et de se décourager. Demandez à Jean s'il n'avait pas deux fois plus de peine à réparer les erreurs de Monsieur, que s'il eût opéré tout seul? Mais Monsieur avait l'air de faire beaucoup d'ouvrage, ça contentait les pratiques, et il était bien payé. Mais il n'en est pas moins vrai que je n'étais jamais tranquille dans ce temps-là, et que je ne le regrette pas. Je frémissais toujours que M. Antoine ne s'abattit un bras ou une jambe en croyant frapper sur une solive, ou qu'il ne se laissât choir du haut de son échelle, quand, avec ses distractions, il s'installait là-dessus comme au coin de son feu.
—Tu me fais peur, Janille, dit Gilberte. Oh! en ce cas, tu fais bien de le dégoûter par tes railleries de recommencer, et, en cela comme en tout, tu es notre Providence!»
Mademoiselle de Châteaubrun disait encore plus vrai qu'elle ne croyait. Janille avait été le bon ange attaché à l'existence d'Antoine de Châteaubrun. Sans sa prudence, sa domination maternelle et la finesse de son jugement, cet homme excellent n'eût pas traversé la misère sans s'y amoindrir un peu au moral. Il n'eût pas sauvé, du moins, sa dignité extérieure aussi bien que la candeur de ses instincts généreux. Il eût péché souvent par trop de résignation et d'abandon de lui-même. Porté à l'épanchement et à la prodigalité, il fût devenu intempérant; il eût pris autant des défauts du peuple que de ses qualités, et peut-être eût-il fini par mériter par quelque endroit le dédain que de sottes gens et de vaniteux parvenus se croyaient en droit d'avoir pour lui, quand même.
Mais, grâce à Janille, qui, sans le contrarier ouvertement, avait toujours maintenu l'équilibre et ramené la modération, il était sorti de l'épreuve avec honneur, et il n'avait point cessé de mériter l'estime et le respect des gens sages.
Le bruit du rouet de Gilberte interrompit la conversation, ou du moins la rendit moins suivie. Elle ne voulait plus s'interrompre qu'elle n'eût fini sa tâche; et pourtant elle y mettait encore plus d'ardeur que le motif apparent de son activité n'en comportait. Elle pressait Émile de ne pas s'ennuyer à entendre ce sifflement monotone, et d'aller explorer les ruines avec Janille; mais, comme Janille aussi voulait achever sa quenouille, Gilberte se hâtait doublement, sans s'en rendre compte, afin d'avoir terminé aussitôt qu'elle, et de pouvoir être de la promenade.
«J'ai honte de mon inaction, dit Émile, qui n'osait pas trop regarder les beaux bras et les mouvements de la jeune fileuse, de peur de rencontrer les petits yeux perçants de Janille; n'avez-vous donc pas quelque ouvrage à me donner aussi?
—Et que savez-vous faire? dit Gilberte en souriant.
—Tout ce que sait faire Sylvain Charasson, je m'en flatte, répondit il.
—Je vous enverrais bien arroser mes laitues, dit Janille en riant tout à fait, mais cela nous priverait de votre compagnie. Si vous remontiez la pendule qui est arrêtée?
—Oh! elle est arrêtée depuis trois jours, dit Gilberte, et je n'ai pu la faire marcher. Je crois bien qu'il y a quelque chose de cassé.
—Eh! c'est mon affaire, s'écria Émile; j'ai étudié, à mon corps défendant, il est vrai, un peu de mécanique, et je ne crois pas que ce coucou soit bien compliqué.
—Et si vous me cassez tout à fait mon horloge? dit Janille.
—Eh! laissez-la-lui casser, si ça l'amuse, dit Gilberte, avec un air de bonté où l'on retrouvait la libérale insouciance de son père.
—Je demande à la casser, reprit Émile, si tel est son destin, pourvu qu'on me permette de la remplacer.
—Oh! oui-dà! s'il en arrive ainsi, dit Janille, je la veux toute pareille, ni plus belle ni plus grande; celle-là nous est commode: elle sonne clair et ne nous casse pas la tête.»
Émile se mit à l'œuvre; il démonta le coucou d'Allemagne, et, l'ayant examiné, il n'y trouva qu'un peu de poussière à faire disparaître de l'intérieur. Penché sur la table auprès de Gilberte, il nettoya et rétablit avec soin la machine rustique, tout en échangeant avec les deux femmes quelques paroles où l'enjouement amena une sorte de douce familiarité.
On dit qu'on s'épanche et se livre en mangeant ensemble, mais c'est bien plutôt en travaillant ensemble qu'on sent et laisse venir la bienveillante intimité.
Tous trois l'éprouvèrent; lorsqu'ils eurent fini leur mutuelle tâche, ils étaient presque membres de la même famille.
«C'est affaire à vous, dit Janille, en voyant marcher son coucou; et vous feriez presque un horloger. Ah ça, allons nous promener maintenant; je vas d'abord allumer ma lanterne pour vous conduire dans les caveaux.
—Monsieur, dit Gilberte lorsque Janille fut sortie, vous avez dit tout à l'heure que vous comptiez dîner chez M. de Boisguilbault: ne puis-je vous demander quelle impression vous a faite cet homme-là?
—J'aurais de la peine à la définir, répondit Émile. C'est un mélange d'éloignement et de sympathie si étrange, que j'ai besoin de le voir encore et de l'examiner beaucoup et d'y réfléchir encore après, pour me bien rendre compte d'un caractère si bizarre. Ne le connaissez-vous pas, Mademoiselle, et ne pouvez-vous m'aider à le comprendre?
—Je ne le connais pas du tout; je l'ai entrevu une ou deux fois dans ma vie, quoique nous demeurions bien près de chez lui, et, d'après ce que j'en avais entendu dire, j'avais une grande envie de le regarder; mais il passait à cheval sur le même chemin que nous et, du plus loin qu'il nous apercevait, mon père et moi, il prenait le grand trot, nous faisait un salut sans nous regarder, sans paraître même savoir qui nous étions, et disparaissait au plus vite; on eût dit qu'il voulait se cacher dans la poussière que soulevaient les pieds de son cheval.
—Quoique si proche voisin, M. de Châteaubrun n'a plus la moindre relation avec lui?
—Oh! ceci est fort étrange, dit Gilberte en baissant la voix d'un air de confidence naïve; mais je peux bien vous en parler, monsieur Émile, parce qu'il me semble que vous devez éclaircir quelque chose dans ce mystère. Mon père a été intimement lié dans sa jeunesse avec M. de Boisguilbault. Je sais cela, bien qu'il n'en parle jamais et que Janille évite de me répondre quand je l'interroge; mais Jean, qui n'en sait pas plus long que moi sur les causes de leur rupture, m'a souvent dit qu'il les avait vus inséparables. C'est ce qui m'a toujours fait penser que M. de Boisguilbault n'est ni si fier ni si froid qu'il le paraît; car l'enjouement et la vivacité de mon père n'eussent pu s'accommoder d'un caractère hautain et d'un cœur sec. Je dois vous confier aussi que j'ai surpris quelques réflexions échangées entre mon père et Janille à propos de lui, dans des moments où ils croyaient que je ne les entendais pas. Mon père disait que le seul malheur irréparable de sa vie était d'avoir perdu l'amitié de M. de Boisguilbault, qu'il ne s'en consolerait jamais, et que s'il pouvait donner un œil, un bras et une jambe pour la reconquérir, il n'hésiterait pas. Janille traitait ces plaintes de folies et lui conseillait de ne jamais faire la moindre démarche, parce qu'elle connaissait bien l'homme, et qu'il n'oublierait jamais ce qui les avait brouillés.
«-Eh bien, disait alors mon père, j'aimerais mieux une explication, des reproches; j'aurais mieux aimé un duel, alors que nous étions encore à peu près d'égale force pour nous mesurer, que ce silence implacable et cette persistance glacée qui me percent le cœur. Non, Janille, non, je n'en prendrai jamais mon parti, et si je meurs sans qu'il m'ait serré la main, je ne mourrai pas content d'avoir vécu.»
«Janille essayait de le distraire, et elle en venait à bout, parce que mon père est mobile, et trop affectueux pour vouloir affliger les autres de sa tristesse. Mais vous, monsieur Émile, qui aimez tant vos parents, vous comprenez bien que ce chagrin secret de mon père a toujours pesé sur mon âme, depuis le jour où je l'ai pénétré. Aussi, je ne sais pas ce que je n'entreprendrais pas pour le lui ôter. Depuis un an, j'y pense sans cesse, et vingt fois j'ai rêvé que j'allais à Boisguilbault, que je me jetais aux pieds de cet homme sévère, et que je lui disais:
«—Mon père est le meilleur des hommes et le plus fidèle de vos amis. Ses vertus l'ont rendu heureux en dépit de sa mauvaise fortune; il n'a qu'un seul chagrin, mais il est profond, et d'un mot vous pouvez le faire cesser.»
«Mais il me repoussait et me chassait de chez lui avec fureur. Je m'éveillais tout effrayée, et une nuit que je criai en prononçant son nom, Janille se releva, et me pressant dans ses bras:
«—Pourquoi penses-tu à ce vilain homme? me dit-elle; il n'a aucun pouvoir sur toi, et il n'oserait s'attaquer à ton père.»
«J'ai vu par là que Janille le haïssait; mais quand il lui arrive de dire un mot contre lui, mon père prend chaudement sa défense. Qu'y a-t-il entre eux? Presque rien, peut-être. Une susceptibilité puérile, un différend à propos de chasse, à ce que prétend Jean Jappeloup. Si cela était certain, ne serait-il pas possible de les réconcilier? Mon père, aussi, rêve de M. de Boisguilbault, et quelquefois, lorsqu'il s'assoupit sur sa chaise après souper, il prononce son nom avec une angoisse profonde. Monsieur Émile, je m'en rapporte à votre générosité et à votre prudence pour faire parler, s'il est possible, M. de Boisguilbault. Je me suis toujours promis de saisir la première occasion qui se présenterait pour tâcher de rapprocher deux hommes qui se sont tant aimés, et si Jean avait pu entrer tout à fait en grâce auprès du marquis, j'aurais espéré beaucoup de sa hardiesse et de son esprit naturel. Mais lui aussi est victime d'une bizarrerie de ce personnage, et je ne vois que vous qui puissiez venir à mon aide.
—Vous ne doutez pas que ce ne soit désormais ma plus constante résolution,» répondit Émile avec feu. Et comme il entendait revenir Janille dont les petits sabots résonnaient sur les dalles, il monta sur une chaise comme pour consolider la pendule, mais en effet pour cacher le trouble délicieux que faisait naître en lui la confiance de Gilberte.
Gilberte aussi était émue; elle avait fait un grand effort de courage pour ouvrir son cœur à un jeune homme qu'elle connaissait à peine; et elle m'était ni assez enfant, ni assez campagnarde, pour ne pas savoir qu'elle avait agi en dehors des convenances.
Cette loyale fille souffrait déjà un peu d'avoir un petit secret pour Janille; mais elle se rassurait en pensant à la pureté de ses intentions, et il lui était impossible de croire Émile capable d'en abuser. Pour la première fois de sa vie, elle eut un instinct de ruse féminine en voyant rentrer sa gouvernante. Elle sentait qu'elle avait le visage en feu, et elle se baissa comme pour chercher une aiguille qu'elle avait fait tomber à dessein.
La pénétration de Janille fut donc mise en défaut par deux enfants fort peu habiles à tous autres égards, et l'on entreprit gaiement l'exploration des souterrains.
Celui qui était placé immédiatement au-dessous du pavillon carré donnait entrée à un escalier rapide, qui s'enfonçait à une profondeur effrayante dans le roc. Janille marchait devant, d'un pas délibéré, et avec l'habitude que lui avaient donnée ses fonctions de cicérone auprès des voyageurs. Émile la suivait pour frayer le chemin à Gilberte, qui n'était ni maladroite ni pusillanime, mais pour laquelle Janille tremblait sans cesse.
«Prends garde, ma petite, lui criait-elle à chaque instant. Monsieur Émile, retenez-la si elle tombe. Mademoiselle est distraite comme son cher père: c'est de famille. Ce sont des enfants qui se seraient tués cent fois, si je n'avais pas eu toujours l'œil sur eux.»
Émile était heureux de pouvoir prendre un peu du rôle de Janille. Il écartait les décombres, et, comme l'escalier devenait de plus en plus difficile et dégradé, il se crut autorisé à offrir sa main, qui fut refusée d'abord, et enfin acceptée comme assez nécessaire.
Qui peut dépeindre la violence et l'ivresse d'un premier amour dans une âme énergique? Émile trembla si fort en recevant la main de Gilberte dans la sienne, qu'il ne pouvait plus ni parler ni plaisanter arec Janille, ni répondre à Gilberte, qui plaisantait encore, et qui peu à peu se sentit toute troublée et ne trouva plus rien à dire.
Ils ne descendirent ainsi qu'une douzaine de marches, mais, pendant cette minute, le temps s'arrêta pour Émile, et, quand il passa toute la nuit suivante à se la retracer, il lui sembla qu'il avait vécu un siècle.
Sa vie précédente lui apparut dès lors comme un songe, et son individualité fut comme transformée. Se rappelait-il les jours de l'enfance, les années du collège, les ennuis ou les joies de l'étude, ce n'était plus l'être passif et enchaîné qu'il s'était senti être jusque-là; c'était l'amant de Gilberte qui venait de traverser cette vie, désormais radieuse, éclairée d'un jour nouveau. Il se voyait petit enfant, il se voyait écolier impétueux, puis étudiant rêveur et agité; et ces personnages, qui lui avaient paru différer comme les phases de sa vie, redevenaient à ses yeux un seul être, un être privilégié qui marchait triomphalement vers le jour où la main de Gilberte devait se poser dans la sienne.
L'escalier souterrain aboutissait au bas de la colline rocheuse que couronnait le château. C'était un passage de sortie réservé en cas de siége, et Janille ne tarissait pas d'éloges sur cette construction difficile et savante.
Malgré l'égalité absolue dans laquelle elle vivait avec ses maîtres et dont elle n'eût voulu se départir à aucun prix, tant elle avait conscience de son droit, la petite femme avait des idées étrangement féodales; et, à force de s'identifier avec les ruines de Châteaubrun, elle en était venue à tout admirer dans ce passé dont elle se faisait, à la vérité, une idée fort confuse. Peut-être aussi croyait-elle devoir rabattre l'orgueil présumé de la richesse bourgeoise, en faisant sonner bien haut devant Émile l'antique puissance des ancêtres de Gilberte.
«Tenez, Monsieur, lui disait-elle en le promenant de geôle en geôle, voilà où l'on mettait les gens à la raison. Vous pouvez voir encore ici les anneaux de fer pour attacher les prisonniers enchaînés. Voici un caveau où l'on dit que trois rebelles ont été dévorés par un serpent énorme. Les seigneurs d'autrefois en avaient comme cela à leur disposition. Nous vous ferons voir tantôt les oubliettes: c'était cela qui ne plaisantait pas! Ah! mais si vous étiez passé par là avant la révolution, vous auriez peut-être bien fait le signe de la croix au lieu de rire!
—Heureusement on peut rire ici maintenant, dit Gilberte, et penser à autre chose qu'à ces abominables légendes. Je remercie le bon Dieu de m'avoir fait naître dans un temps où l'on peut à peine y croire, et j'aime notre vieux nid, tel que le voilà, inoffensif et renversé à jamais. Tu sais bien, Janille, ce que mon père dit toujours aux gens de Cuzion, quand ils viennent lui demander de nos pierres pour se bâtir des maisons: «Prenez, mes enfants, prenez, ce sera la première fois qu'elles auront servi à quelque chose de bon!»
—C'est égal, reprit Janille, c'est quelque chose que d'avoir été les premiers dans son pays, et les maîtres à tout le monde!
—On sent d'autant mieux, dit la jeune fille, le plaisir d'être l'égal de tout le monde et de ne plus faire peur à personne.
—Oh! c'est une gloire et un bonheur que j'envie!» s'écria Émile.
XVI.
LE TALISMAN.
Si l'on eût dit, huit jours auparavant, à Gilberte, qu'un jour allait arriver où le calme de son cœur serait agité de commotions étranges, où le cercle de ses affections allait non pas seulement s'étendre pour admettre un inconnu à la suite de son père, de Janille et du charpentier, mais se briser soudainement pour placer un nouveau nom au milieu de ces noms chéris, elle n'eût pu croire à un tel miracle, et elle s'en fût effrayée.
Et pourtant elle sentit vaguement que désormais l'image de ce jeune homme aux cheveux noirs, à l'œil de feu, à la taille élancée, allait s'attacher à tous ses pas et la poursuivre jusque dans son sommeil.
Elle repoussait une telle fatalité, mais sans pouvoir s'y soustraire. Son âme douce et chaste n'allait point au-devant de l'ivresse qui venait la chercher; mais elle devait la subir, et elle la subissait déjà depuis que la main d'Émile avait frémi et tremblé en touchant la sienne.
Puissance inouïe et mystérieuse d'un attrait que rien ne peut conjurer, et qui dispose de la jeunesse avant qu'elle ait eu le temps de se reconnaître et de se préparer à l'attaque ou à la défense!
Un peu excitée par les premières atteintes de cette flamme secrète, Gilberte les reçut d'abord en jouant. Sa sérénité n'en fut pas troublée à la surface, et tandis qu'Émile était déjà forcé de se faire violence pour cacher son émotion, elle souriait encore et parlait librement, en attendant que le regret de son départ et l'impatience de son retour lui fissent comprendre que sa présence allait devenir souverainement nécessaire.
Janille ne les quitta plus; mais insensiblement leur conversation se porta sur des sujets où, malgré sa vive pénétration, Janille ne comprenait pas grand'chose.
Gilberte était instruite aussi solidement que peut l'être une jeune fille élevée dans un pensionnat de Paris, et il est vrai de dire que l'éducation des femmes a fait, depuis vingt ans, de notables progrès dans la plupart de ces établissements. L'instruction, le bon sens et la tenue des femmes chargées de les diriger ont subi les mêmes améliorations, et des hommes de mérite n'ont pas trouvé au-dessous d'eux de faire des cours d'histoire, de littérature et de science élémentaire pour cette moitié intelligente et perspicace du genre humain.
Gilberte avait reçu quelques notions de ce qu'on appelle les arts d'agrément; mais, tout en obéissant en ceci à la volonté de son père, elle avait donné plus d'attention au développement de ses facultés sérieuses.
Elle s'était dit de bonne heure que les beaux arts lui seraient d'une faible ressource dans une vie pauvre et retirée, que le labeur domestique lui prendrait trop de temps, et que, destinée au travail des mains, elle devait former son esprit pour ne pas souffrir du vide de la pensée et du dérèglement de l'imagination.
Une sous-maîtresse, femme de mérite, dont elle avait fait son amie et la confidente de son sort précaire, avait ainsi réglé l'emploi de ses facultés, et la jeune fille, pénétrée de la sagesse de ses conseils, s'y était docilement résolue.
Cependant ce plaisir d'apprendre et de retenir les choses de l'esprit avait créé à l'enfant une certaine souffrance depuis qu'elle était privée de livres au milieu des ruines de Châteaubrun. M. Antoine eût fait tous les sacrifices pour lui en procurer, s'il eût pu se rendre compte de son désir; mais Gilberte, gui voyait leurs ressources si restreintes, et qui voulait, avant tout, que le bien-être de son père ne souffrît d'aucune privation, se gardait bien d'en parler.
Janille s'était dit, une fois pour toutes, que sa fille était assez savante, et, la jugeant d'après elle-même, qui était encore coquette d'ajustements au milieu de sa parcimonieuse économie, elle employait ses petites épargnes à lui procurer de temps en temps une robe d'indienne ou un bout de dentelle.
Gilberte affectait de recevoir ces petits présents avec un plaisir extrême pour ne rien diminuer de celui que sa gouvernante mettait à les lui apporter. Mais elle soupirait tout bas en songeant qu'avec le prix modique de ces chiffons on eût pu lui donner un bon livre d'histoire ou de poésie.
Elle consacrait ses heures de loisir à relire sans cesse le petit nombre de ceux qu'elle avait rapportés de sa pension, et elle les savait presque par cœur.
Une fois ou deux, sans rien dire de son projet, elle avait déterminé Janille, qui tenait les cordons de la bourse commune, à lui donner l'argent destiné à une parure nouvelle. Mais alors il s'était trouvé que Jean avait eu besoin de souliers, ou que de pauvres gens du voisinage avaient manqué de linge pour leurs enfants; et Gilberte avait été à ce qu'elle appelait le plus pressé, remettant à des jours meilleurs l'acquisition de ses livres.
Le curé de Cuzion lui avait prêté un Abrégé de quelques Pères de l'Église, et la Vie des Saints, dont elle avait fait longtemps ses délices; car, lorsqu'on n'a pas de quoi choisir, on force son esprit à se complaire aux choses sérieuses, en dépit de la jeunesse qui vous pousserait à des occupations moins austères.
Ces nécessités sont parfois salutaires aux bons esprits, et lorsque Gilberte se plaignait naïvement à Émile de son ignorance, il s'étonna au contraire de la voir si éclairée sur certaines choses de fonds qu'il avait jugées sur la foi d'autrui sans les approfondir.
L'amour et l'enthousiasme aidant, il ne tarda pas à trouver Gilberte accomplie, et à la proclamer, en lui-même, la plus intelligente et la plus parfaite des créatures humaines; et cela était relativement vrai.
Le plus grand et le meilleur des êtres, c'est celui qui sympathise le plus avec nous, qui nous comprend le mieux, qui sait le mieux développer et alimenter ce que nous avons de meilleur dans l'âme; enfin, c'est celui qui nous ferait l'existence la plus douce et la plus complète, s'il nous était donné de fondre entièrement la sienne avec la nôtre.
«Ah! j'ai bien fait de conserver jusqu'ici mon cœur vierge et ma vie pure, se disait Émile, et je vous remercie, mon Dieu, de m'y avoir aidé! car voici bien véritablement celle qui m'était destinée, et sans laquelle je n'aurais fait que végéter et souffrir.»
Tout en causant d'une manière générale, Gilberte laissa percer son regret d'être privée de livres, et Émile devina bien vite que ce regret était plus profond qu'on ne voulait le faire connaître à Janille.
Il pensa avec douleur que, hormis des traités de commerce et d'industrie spéciale, il n'y avait pas un seul volume dans la maison de son père, et que, croyant retourner à Poitiers, il y avait laissé le peu d'ouvrages littéraires qu'il possédait.
Mais Gilberte insinua qu'il y avait une bibliothèque très étendue à
Boisguilbault.
Jean avait autrefois travaillé dans une grande chambre pleine de livres, et il était bien regrettable qu'on ne se vît point, car on aurait pu profiter d'un si utile voisinage.
Ici Janille, qui tricotait toujours en marchant, releva la tête.
«Ça doit être un tas de vieux bouquins fort ennuyeux, dit elle, et je serais bien fâchée, pour mon compte, d'y mettre le nez; je craindrais que ça ne me rendît maniaque comme celui qui en fait sa nourriture.
—M. de Boisguilbault lit donc beaucoup? demanda Gilberte; sans doute il est fort instruit.
—Et à quoi cela lui a-t-il servi de tant lire et de devenir si savant? Il n'en a jamais fait part à personne, et ça n'a réussi à le rendre ni aimant, ni aimable.»
Janille ne voulant pas s'exposer plus longtemps à parler d'un homme qu'elle haïssait, sans pouvoir ou sans vouloir dire pourquoi, fit quelques pas dans le préau vers ses chèvres, comme pour les empêcher de brouter une vigne qui tapissait l'entrée du pavillon carré.
Émile profita de cet instant pour dire à Gilberte que s'il y avait, en effet, tant de livres à Boisguilbault, elle en aurait bientôt à discrétion, dût-il les emprunter à la dérobée.
Gilberte ne put le remercier que par un sourire, n'osant y joindre un regard: elle commençait à se sentir embarrassée avec lui lorsque Janille n'était pas entre eux.
«Ah ça! dit Janille en se rapprochant, M. Antoine ne se presse guère de revenir. Je le connais: il babille à cette heure! Il a rencontré d'anciens amis; il les régale sous la ramée; il oublie l'heure et dépense son argent! Et puis, si quelque pleurard demande à emprunter dix ou quinze francs, pour acheter une mauvaise chèvre, ou quelques paires d'oies maigres, il va se laisser aller! Il donnerait bien tout ce qu'il a sur lui, s'il n'avait pas peur d'être grondé en rentrant. Ah mais! il a emmené six moutons, et s'il n'en rapporte que cinq dans sa bourse, comme ça arrive trop souvent, gare à ma mie Janille; il n'ira plus sans moi à la foire! Tenez, voilà quatre heures qui sonnent à l'horloge (grâce à M. Émile qui l'a si bien fait parler), et je gage que ton père est tout au plus en route pour revenir.
—Quatre heures! s'écria Émile, c'est juste l'heure où M. de Boisguilbault se met à table. Je n'ai pas un instant à perdre.
—Partez donc vite, dit Gilberte, car il ne faut pas l'indisposer contre nous plus qu'il ne l'est déjà.
—Et qu'est-ce que cela nous fait qu'il nous en veuille? dit Janille.
Allons, vous voulez donc partir absolument sans voir M. Antoine?
—Il le faut à mon grand regret!
—Où est ce bandit de Charasson? cria Janille. Je gage qu'il dort dans un coin, et qu'il ne songe pas à vous amener votre cheval! Oh! quand monsieur est absent, Sylvain disparaît. Ici, méchant drôle, où êtes-vous caché?
—Que ne pouvez-vous me munir d'un charme! dit Émile à Gilberte, tandis que Janille cherchait Sylvain et l'appelait d'une voix plus retentissante que réellement courroucée. Je m'en vais, comme un chevalier errant, pénétrer dans l'antre du vieux magicien pour essayer de lui ravir ses secrets et les paroles qui doivent mettre fin à vos peines.
—Tenez, dit Gilberte en riant, et détachant une fleur de sa ceinture, voici la plus belle rose de mon jardin: il y aura peut être dans son parfum une vertu salutaire pour endormir la prudence et adoucir la férocité de son ennemi. Laissez-la sur sa table, tâchez de la lui faire admirer et respirer. Il est horticulteur et n'a peut-être pas, dans son grand parterre, un aussi bel échantillon que ce produit de mes greffes de l'an passé. Si j'étais une châtelaine de ce bon temps que regrette Janille, je saurais peut-être faire une conjuration pour attacher un pouvoir magique à cette fleur. Mais, pauvre fille, je ne sais que prier Dieu, et je lui demande de répandre la grâce dans ce cœur farouche, comme il a fait descendre la rosée pour ouvrir ce bouton de rose.
—Serai-je donc vraiment forcé de lui laisser mon talisman? dit Émile en cachant la rose dans son sein; et ne dois-je pas le garder pour qu'il me serve une autre fois?»
Le ton dont il fit cette demande et l'émotion répandue sur son visage causèrent à Gilberte un instant de surprise ingénue.
Elle le regarda d'un air incertain, ne pouvant pas encore comprendre le prix qu'il attachait à la fleur détachée de son sein.
Elle essaya de sourire comme à une plaisanterie, puis elle se sentit rougir, et Janille reparaissant, elle ne répondit rien.
Émile, enivré d'amour, descendit avec une audacieuse rapidité le sentier dangereux de la colline. Quand il fut au bas, il osa se retourner, et vit Gilberte, qui, de sa terrasse plantée de rosiers, le suivait des yeux, bien qu'elle eût les mains occupées, en apparence, à tailler ses plantes favorites.
Elle n'était pas mise avec recherche, à coup sûr, ce jour-là plus que les autres. Sa robe était propre; comme tout ce qui avait passé par les mains scrupuleuses de Janille; mais elle avait été si souvent lavée et repassée que, de lilas, elle était devenue d'une teinte indéfinissable, comme celles que prennent les hortensias au moment de se flétrir.
Sa splendide chevelure blonde, rebelle aux torsades qu'on lui imposait, s'échappait de cette contrainte, et formait comme une auréole d'or autour de sa tête.
Une chemisette bien blanche et bien serrée encadrait son beau cou et laissait deviner le contour élégant de ses épaules. Émile la trouva resplendissante, aux rayons du soleil qui tombaient d'aplomb sur elle, sans qu'elle songeât à s'en préserver. Le hâle n'avait pu flétrir une si riche carnation, et elle paraissait d'autant plus fraîche que sa toilette était plus pâle et plus effacée.
D'ailleurs, l'imagination d'un amoureux de vingt ans est trop riche pour s'embarrasser d'un peu plus ou moins de parure. Cette petite robe fanée prit aux yeux d'Émile une teinte plus riche que toutes les étoffes de l'Orient, et il se demanda pourquoi les peintres de la renaissance n'avaient jamais su vêtir aussi magnifiquement leurs riantes madones et leurs saintes triomphantes.
Il resta cloué à sa place quelques instants, ne pouvant s'éloigner; et, sans l'ardeur de son cheval qui rongeait le frein et frappait du pied, il eût complètement oublié que M. de Boisguilbault avait encore une heure à l'attendre.
Il avait fallu faire plusieurs détours pour arriver au bas de cette colline, et cependant la distance verticale n'était pas assez grande pour que les deux jeunes gens ne se vissent pas fort bien.
Gilberte reconnut l'irrésolution du cavalier, qui ne pouvait se résoudre à la perdre de vue; elle rentra sous les buissons de roses pour s'y cacher; mais elle le regarda encore longtemps à travers les branches.
Janille avait été sur le sentier opposé à la rencontre de son maître. Ce ne fut qu'en entendant la voix de son père que Gilberte s'arracha au charme qui la retenait. C'était la première fois qu'elle se laissait devancer par Janille pour le recevoir et le débarrasser de sa gibecière et de son bâton.
A mesure qu'il se rapprochait de Boisguilbault, Émile faisait son plan et le refaisait cent fois pour attaquer la forteresse où ce personnage incompréhensible se tenait retranché.
Entraîné par son esprit romanesque, il croyait pressentir la destinée de Gilberte, et la sienne par conséquent, écrites en chiffres mystérieux dans quelque recoin ignoré de ce vieux manoir, dont il voyait les hautes murailles grises se dresser devant lui.
Grande, morne, triste et fermée comme son vieux seigneur, cette résidence isolée semblait défier l'audace de la curiosité. Mais Émile était stimulé désormais par une volonté passionnée. Confident et mandataire de Gilberte, il pressait contre ses lèvres la rose déjà flétrie, et se disait qu'il aurait le courage et l'habileté nécessaires pour triompher de tous les obstacles.
Il trouva M. de Boisguilbault, seul sur son perron, inoccupé et impassible comme à l'ordinaire. Il se hâta de s'excuser du retard apporté au dîner du vieux gentilhomme, en prétendant qu'il avait perdu son chemin, et que, ne connaissant pas encore le pays, il avait mis près de deux heures à se retrouver.
M. de Boisguilbault ne lui fit point de questions sur l'itinéraire qu'il avait suivi; on eût dit qu'il craignait d'entendre prononcer le nom de Châteaubrun: mais par un raffinement de politesse, il assura qu'il ne savait point l'heure, et qu'il n'avait point songé à s'impatienter.
Cependant, il avait ressenti quelque agitation, comme Émile s'en aperçut bientôt à certaines paroles embarrassées, et le jeune homme crut comprendre, qu'au milieu du profond ennui de son isolement, la susceptibilité du marquis eût vivement souffert d'un manque de parole.
Le dîner fut excellent et servi avec une ponctualité minutieuse par le vieux domestique. C'était le seul serviteur visible du château. Les autres, enfouis dans la cuisine, qui était située dans un caveau, ne paraissaient point. Il semblait qu'il y eût à cet égard une sorte de consigne, et que leur doyen eût seul le don de ne pas choquer les regards du maître.
Ce vieillard était infirme, mais il était si bien habitué à son service que le marquis n'avait presque jamais rien à lui dire, et quand, par hasard, il ne devinait pas ses volontés, il lui suffisait d'un signe pour les comprendre.
Cette surdité paraissait servir le laconisme de M. de Boisguilbault, et peut-être aussi n'était-il pas fâché d'avoir près de lui un homme dont la vue affaiblie ne pouvait plus chercher à lire dans sa physionomie: c'était une machine plus qu'un serviteur qu'il avait à ses côtés, et qui, privés par ses infirmités du pouvoir de communiquer avec la pensée de ses semblables, en avait perdu le désir et le besoin.
On concevait aisément que ces deux vieillards fussent seuls capables de vivre ensemble, sans songer à s'ennuyer l'un de l'autre, tant il y avait en eux peu de vie apparente.
Le service ne se faisait pas vite, mais avec ordre. Les deux convives restèrent deux heures à table. Émile remarqua que son hôte mangeait à peine, et seulement pour l'exciter à goûter tous les plats, qui étaient recherchés et succulents.
Les vins furent exquis, et le vieux Martin présentait horizontalement, sans leur imprimer la moindre secousse, des bouteilles couvertes d'une antique et vénérable poussière.
Le marquis mouillait à peine ses lèvres, et faisait signe à son vieux serviteur de remplir le verre d'Émile qui, habitué à une grande sobriété, s'observait pour ne pas laisser sa raison succomber à tant d'expériences réitérées sur les nombreux échantillons de cette cave seigneuriale.
«Est-ce là votre ordinaire, monsieur le marquis? lui demanda-t-il émerveillé de la coquetterie d'un tel repas pour deux personnes.
—Je … je n'en sais rien, répondit le marquis; je ne m'en mêle pas, c'est Martin qui dirige mon intérieur. Je n'ai jamais d'appétit; et ne m'aperçois pas de ce que je mange. Trouvez-vous que ce soit bon?
—Parfait; et si j'avais souvent l'honneur d'être admis à votre table, je prierais Martin de me traiter moins splendidement, car je craindrais de devenir gourmet.
—Pourquoi non? c'est une jouissance comme une autre. Heureux ceux qui en ont beaucoup!
—Mais il en est de plus nobles et de moins dispendieuses, reprit Émile; tant de gens manquent du nécessaire que j'aurais honte de me faire un besoin du superflu.
—Vous avez raison, dit M. de Boisguilbault, avec son soupir accoutumé. Eh bien, je dirai à Martin de vous servir plus simplement une autre fois. Il a jugé qu'à votre âge on avait grand appétit; mais il me semble que vous mangez comme quelqu'un qui a fini de grandir. Quel âge avez-vous?
—Vingt et un ans.
—Je vous aurais cru moins jeune.
—D'après ma figure?
—Non, d'après vos idées.
—Je voudrais que mon père entendît votre opinion, monsieur le marquis, et qu'il voulût bien s'en pénétrer, répondit Émile en souriant; car il me traite toujours comme un enfant.
—Quel homme est-ce que votre père? dit M. de Boisguilbault avec une ingénuité de préoccupation qui ôtait à cette question ce qu'elle eût pu avoir d'impertinent au premier abord.
—Mon père, répondit Émile, est pour moi un ami dont je désire l'estime et dont je redoute le blâme. C'est ce que je puis dire de mieux pour vous peindre un caractère énergique, sévère et juste.
—J'ai ouï dire qu'il était fort capable, fort riche, et jaloux de son influence. Ce n'est pas un mal s'il s'en sert bien.
—Et quel est, suivant vous, monsieur le marquis, le meilleur usage qu'il en puisse faire?
—Ah! ce serait bien long à dire! répondit le marquis en soupirant; vous devez savoir cela aussi bien que moi.»
Et, entraîné un instant par la confiance qu'Émile lui avait témoignée à dessein, pour provoquer la sienne, il retomba dans sa torpeur, comme s'il eût craint de faire un effort pour en sortir.
«Il faut absolument rompre cette glace séculaire, pensa Émile. Ce n'est peut-être pas si difficile qu'on le croit. Peut-être serai-je le premier qui l'ait essayé!»
Et tout en gardant, comme il le devait, le silence sur les craintes que lui inspirait l'ambition de son père, ou sur la lutte pénible de leurs opinions respectives, il parla avec abandon et chaleur de ses croyances, de ses sympathies, et même de ses rêves pour l'avenir de la famille humaine.
Il pensa bien que le marquis allait le prendre pour un fou, et il se plut à provoquer des contradictions qui lui permettraient enfin de pénétrer dans cette âme mystérieuse.
«Que ne puis-je amener une explosion de dédain ou d'indignation! se disait-il; c'est alors que je verrais le fort et le faible de la place.»
Et, sans s'en douter, il suivait avec le marquis la même tactique que son père avait suivie naguère avec lui; il affectait de fronder et de démolir tout ce qu'il supposait devoir être plus ou moins sacré aux yeux du vieux légitimiste; «la noblesse aussi bien que l'argent, la grande propriété, la puissance des individus, l'esclavage des masses, le catholicisme jésuitique, le prétendu droit divin, l'inégalité des droits et des jouissances, base des sociétés constituées, la domination de l'homme sur la femme, considérée comme marchandise dans le contrat de mariage, et comme propriété dans le contrat de la morale publique; enfin, toutes ces lois païennes que l'Évangile n'a pu détruire dans les institutions, et que la politique de l'Église a consacrées.»
M. de Boisguilbault paraissait écouter mieux qu'à l'ordinaire; ses grands yeux bleus s'étaient arrondis comme si, à défaut du vin qu'il ne buvait pas, la surprise d'une telle déclaration des droits de l'homme l'eût jeté dans une stupeur accablante.
Émile regardait son verre, rempli d'un tokai de cent ans, et se promettait d'y avoir recours pour se donner du montant, si la chaleur naturelle de son jeune enthousiasme ne suffisait pas à conjurer l'avalanche de neige près de rouler sur lui.
Mais il n'eut pas besoin de ce topique, et, soit que la neige eût trop durci pour se détacher du glacier, soit qu'en ayant l'air d'écouter, M. de Boisguilbault n'eût rien entendu, la téméraire profession de foi de l'enfant du siècle ne fut pas interrompue et s'acheva dans le plus profond silence.
«Eh bien, monsieur le marquis, dit Émile, étonné de cette tolérance apathique, acceptez-vous donc mes opinions, ou vous semblent-elles indignes d'être combattues?»
M. de Boisguilbault ne répondit pas; un pâle sourire erra sur ses lèvres, qui firent le mouvement de répondre et ne laissèrent échapper que le soupir problématique. Mais il posa la main sur celle d'Émile, et il sembla à ce dernier qu'une moiteur froide donnait cette fois quelque symptôme de vie à cette main de pierre.
Enfin il se leva et dit:
«Nous allons prendre le café dans mon parc.»
Et, après une pause, il ajouta, comme s'il achevait tout haut une phrase commencée tout bas:
«Car je suis complètement de votre avis.
—Vraiment? s'écria Émile en passant résolument son bras sous celui du grand seigneur.
—Et pourquoi donc pas? reprit celui-ci tranquillement.
—C'est-à-dire que toutes ces choses vous sont indifférentes?
—Plût à Dieu!» répondit M. de Boisguilbault avec un soupir plus accentué que les autres.
XVII.
DÉGEL.
Émile n'avait encore admiré le parc de Boisguilbault que par-dessus les haies et à travers les grilles. Il fut encore plus frappé de la beauté de ce lieu de plaisance, de la vigueur des plantes et de leur heureuse disposition.
La nature avait fait beaucoup, mais l'art l'avait secondée avec une grande intelligence. Le terrain en pente offrait mille incidents pittoresques, et une source abondante, s'échappant du milieu des rochers, courait dans tous les sens, entretenant la fraîcheur sous ces magnifiques ombrages.
Le fond et le revers du ravin, qui appartenaient aussi au marquis, étaient couverts d'une végétation serrée qui cachait une partie des murs et des buissons de clôture, si bien que, de toutes les hauteurs ménagées pour jouir de la vue d'un immense et splendide paysage, on pouvait croire que le parc s'étendait jusqu'à l'horizon.
«Voici un lieu enchanté, dit Émile, et il suffit de le voir pour être certain que vous êtes un grand poëte.
—Il y a beaucoup de grands poëtes de mon espèce, répondit le marquis, c'est-à-dire des gens qui sentent la poésie sans pouvoir la manifester.
—La parole parlée ou écrite est-elle donc la seule manifestation intéressante? reprit Émile. Le peintre qui interprète grandement la nature n'est-il pas poëte aussi? Et si cela est incontestable, l'artiste qui crée sur la nature elle-même, et qui la modifie pour développer toute sa beauté, n'a-t-il pas produit une grande manifestation poétique?
—Vous arrangez cela pour le mieux,» dit M. de Boisguilbault d'un ton de complaisance paresseuse, qui n'était pourtant pas sans bienveillance. Mais Émile aurait mieux aimé la discussion que cette adhésion nonchalante à tout propos, et il craignait d'avoir manqué sa principale attaque, «Que trouverai-je donc pour l'impatienter et le faire sortir de lui-même? se disait-il. Il n'est point de siége fameux dans l'histoire qui soit comparable à celui-ci.»
Le café était servi dans un joli chalet suisse, dont l'exactitude et la propreté charmèrent Émile un instant. Mais l'absence d'êtres humains et d'animaux domestiques, dans cette retraite champêtre, se fit trop vite remarquer pour qu'il fût possible d'entretenir la moindre illusion.
Rien n'y manquait pourtant: ni la colline couverte de mousse et plantée de sapins, ni le filet d'eau cristallin tombant à la porte dans une auge de pierre, et s'en échappant avec un doux murmure; la maisonnette tout entière en bois résineux coquettement découpé en balustrades, et adossée à des blocs granitiques, le joli toit à grands rebords, l'intérieur meublé à l'allemande, et jusqu'au service en poterie bleue: tout cela neuf, propre, brillant, silencieux et désert, ressemblait à un beau joujou de Fribourg plus qu'à une habitation rustique.
Il n'y avait pas jusqu'aux figures ternes et raides du vieux marquis et de son vieux majordome qui ne donnassent l'idée de personnages en bois peint, adaptés là pour compléter la ressemblance.
«Vous avez été en Suisse, monsieur le marquis? lui dit Émile, et ceci est un souvenir de prédilection.
—J'ai peu voyagé, répondit M. de Boisguilbault, quoique je fusse parti un jour avec l'intention de faire le tour du monde. La Suisse se trouva sur mon chemin; le pays me plut, et je n'allai pas plus loin, me disant que je me donnerais sans doute beaucoup de peine pour ne rien trouver de mieux.
—Je vois que vous préférez ce pays-ci à tous les autres, et que vous y êtes revenu pour toujours?
—Pour toujours, assurément.
—C'est la Suisse en petit, et si l'imagination y est moins excitée par des spectacles grandioses, les fatigues et les dangers de la promenade y sont moindres.
—J'avais d'autres raisons pour me fixer dans ma propriété.
—Est-ce une indiscrétion de vous les demander?
—En seriez vous vraiment curieux? dit le marquis avec un sourire équivoque.
—Curieux! non; je ne le suis pas dans le sens impertinent et ridicule du mot; mais à mon âge, la destinée des autres, la nôtre propre, est une énigme, et l'on s'imagine toujours qu'on trouvera dans l'expérience et la sagesse de certains êtres un utile enseignement.
—Pourquoi dites-vous de certains êtres? Ne suis-je pas semblable à tout le monde?
—Oh! nullement, monsieur le marquis!
—Vous m'étonnez beaucoup, reprit M. de Boisguilbault, absolument du même ton dont il avait dit quelques instants auparavant: Je suis tout à fait de votre avis, et il ajouta:—Mettez donc du sucre dans votre café.
—Je m'étonne davantage, dit Émile en prenant machinalement du sucre, que vous ne vous aperceviez pas de ce que votre solitude, votre gravité, et j'oserai dire aussi votre mélancolie, ont de frappant et de solennel pour un enfant comme moi.
—Est-ce que je vous fais peur? dit M. de Boisguilbault avec un profond soupir.
—Vous me faites très peur, monsieur le marquis, je l'avoue franchement; mais ne prenez pas cette naïveté en mauvaise part: car il est tout aussi certain que je suis poussé à vaincre ce sentiment-là par un sentiment tout opposé d'irrésistible sympathie.
—C'est singulier, dit le marquis, très singulier; expliquez-moi donc ça.
—C'est bien simple. Comme, à mon âge, on va chercher le mot de son propre avenir dans le présent des hommes faits ou dans le passé des hommes mûrs, on s'effraie de voir une tristesse invincible, et comme un dégoût muet et profond de la vie, sur des fronts austères.
—Oui, voilà pourquoi mon extérieur vous repousse. Ne craignez pas de le dire. Vous n'êtes pas le premier, et je m'y attendais.
—Repousser n'est pas le mot, puisqu'en dépit de l'espèce de stupeur magnétique où vous me jetez, je suis entraîné vers vous par un attrait bizarre.
—Bizarre!… oui, très bizarre, et c'est vous qui êtes le plus excentrique de nous deux. J'ai été frappé, dès le premier instant où je vous ai vu, de ce qu'il y avait en vous de dissemblance aux caractères des gens que j'ai connus dans ma jeunesse.
—Et cette impression m'a-t-elle été défavorable, monsieur le marquis?
—Bien au contraire, répondit M. de Boisguilbault de cette voix sans inflexion qui ne laissait jamais apprécier la portée de ses réponses. Martin, ajouta-t-il en se penchant vers son vieux serviteur qui se pliait en deux pour l'entendre, vous pouvez remporter tout cela. Y a-t-il encore des ouvriers dans le parc?
—Non, monsieur le marquis, plus personne.
—En ce cas, fermez la porte en vous retirant.»
Émile resta seul avec son hôte dans la solitude de ce grand parc. Le marquis lui prit le bras et l'emmena s'asseoir sur les rochers, au-dessus du chalet, dans une situation admirable.
Le soleil, en s'abaissant sur l'horizon, projetait de grandes ombres des peupliers, comme un rideau coupé de chaudes clartés, d'un travers à l'autre des collines. Les horizons violets montaient dans un ciel nuancé comme l'opale, au-dessus d'un océan de sombre verdure, et les bruits du travail dans la campagne, en s'affaiblissant peu à peu, laissaient entendre plus distinctement la voix des torrents et le chant plaintif des tourterelles.
C'était une magnifique soirée, et le jeune Cardonnet, reportant ses yeux et sa pensée sur les collines lointaines de Châteaubrun, tomba dans une douce rêverie.
Il croyait pouvoir se permettre ce repos de l'âme, avant d'entreprendre de nouvelles attaques, lorsque, tout à coup, son adversaire fit une sortie imprévue en rompant le premier le silence:
«Monsieur Cardonnet, dit-il, si ce n'est pas par forme de politesse ou de plaisanterie que vous m'avez dit avoir une espèce de sympathie pour moi, en dépit de l'ennui que je vous cause d'ailleurs, en voici la cause: c'est que nous professons les mêmes principes, c'est que nous sommes tous les deux communistes.
—Serait-il vrai? s'écria Émile étourdi de cette déclaration et croyant rêver. J'ai pensé tantôt que c'était vous qui me répondiez précisément par forme de politesse ou de plaisanterie; mais aurais-je donc réellement le bonheur de trouver chez vous la sanction de mes désirs et de mes rêves?
—Qu'y a-t-il donc là d'étonnant? reprit le marquis avec calme. La vérité ne peut-elle se révéler dans la solitude aussi bien que dans le tumulte, et n'ai-je pas assez vécu pour arriver à distinguer le bien du mal, le vrai du faux? Vous me prenez pour un homme très-positif et très froid. Il est possible que je sois ainsi; à mon âge, on est trop las de soi-même pour aimer à s'examiner; mais, en dehors de notre personnalité, il y a des réalités générales qui sont assez dignes d'intérêt pour nous distraire de nos ennuis.
«J'ai eu longtemps les opinions et les préjugés dont on m'avait nourri; mon indolence s'arrangeait assez bien de n'y pas regarder de trop près; et puis j'avais des soucis intérieurs qui m'en ôtaient la pensée. Mais depuis que la vieillesse m'a délivré de toute prétention au bonheur et de toute espèce de regret ou d'intérêt particulier, j'ai senti le besoin de me rendre compte de la vie générale des êtres, et, par conséquent, du sens des lois divines appliquées à l'humanité.
«Quelques brochures saint-simoniennes m'étaient arrivées par hasard, je les lisais par désœuvrement, ne pensant point encore qu'on pût dépasser les hardiesses de Jean-Jacques et de Voltaire, avec lesquelles l'examen m'avait réconcilié.
«Je voulais connaître davantage les principes de cette nouvelle école, de là je passai à l'étude de Fourier. J'admis toutes ces choses, mais sans voir bien clair dans leurs contradictions, et sentant encore quelque tristesse à voir l'ancien monde s'écrouler sous le poids de théories invincibles dans leur système de critique, confuses et incomplètes dans leurs principes d'organisation.
«C'est depuis cinq ou six ans seulement que j'ai accepté, avec un parfait désintéressement et une grande satisfaction d'esprit, le principe d'une révolution sociale.
«Les tentatives du communisme m'avaient paru d'abord monstrueuses, sur la foi de ceux qui les combattaient. Je lisais les journaux et les publications de toutes les écoles, et je m'égarais lentement dans ce labyrinthe sans me rebuter de la fatigue.
«Peu à peu l'hypothèse communiste se dégagea de ses nuages; de bons écrits vinrent porter la lumière dans mon esprit. Je sentis la nécessité de me reporter aux enseignements de l'histoire et à la tradition du genre humain.
«J'avais une bibliothèque assez bien choisie des meilleurs documents et des plus sérieuses productions du passé.
«Mon père avait aimé la lecture, et moi je l'avais haïe si longtemps, que je ne savais pas même ce qu'il m'avait laissé de précieuses ressources pour mes vieux jours. Je me remis tout seul à l'ouvrage.
«Je rappris les langues mortes que j'avais oubliées, je lus pour la première fois, dans les sources mêmes, l'histoire des religions et des philosophies, et, un jour enfin, les grands hommes, les saints, les prophètes, les poëtes, les martyrs, les hérétiques, les savants, les orthodoxes éclairés, les novateurs, les artistes, les réformateurs de tous les temps, de tous les pays, de toutes les révolutions et de tous les cultes m'apparurent d'accord, proclamant, sous toutes les formes, et jusque par leurs contradictions apparentes, une vérité éternelle, une logique aussi claire que la lumière du jour: savoir, l'égalité des droits et la nécessité inévitable de l'égalité des jouissances, comme conséquence rigoureuse de la première.
«Depuis ce moment, je ne me suis plus étonné que d'une chose, c'est qu'au temps où nous vivons, avec tant de ressources, de découvertes, d'activité, d'intelligence et de liberté d'opinions, le monde soit encore plongé dans une si profonde ignorance de la logique des faits et des idées qui le forcent à se transformer; c'est qu'il y ait tant de prétendus savants et tant de soi-disant théologiens encouragés et entretenus par l'État et par l'Église, et qu'aucun d'eux n'ait su employer sa vie à faire le travail bien simple qui m'a conduit à la certitude; c'est enfin que, tout en se précipitant vers la catastrophe de sa dissolution, le monde du passé croie se préserver par la force et la colère de la destinée qui le presse et l'engloutit, tandis que les initiés à la loi de l'avenir n'ont pas encore assez de calme et de raison pour rire des outrages, et proclamer, tête levée, qu'ils sont communistes et non autre chose.
«Tenez, monsieur Cardonnet, vous qui parlez de rêves et d'utopies avec l'éloquence de l'enthousiasme, je vous pardonne de vous servir de ces expressions-là, parce qu'à votre âge, la vérité passionne, et qu'on s'en fait un idéal qu'on aime à placer un peu haut et un peu loin, pour avoir le plaisir de l'atteindre en combattant. Mais je ne peux pas m'émouvoir comme vous pour cette vérité qui me paraît, à moi, aussi positive, aussi évidente, aussi incontestable qu'elle vous semble neuve, hardie et romanesque.
«C'est chez moi le résultat d'une étude plus approfondie et d'une certitude mieux assise. Je ne hais pas votre vivacité, mais je ne me ferais pas un reproche de la combattre un peu pour vous empêcher de compromettre la doctrine par trop de pétulance.
«Prenez-y garde: vous êtes trop heureusement doué pour devenir jamais ridicule et vous plairez quand même aux gens qui vous combattront; mais craignez qu'en parlant trop vite et à trop de gens rebelles de choses si graves et aussi respectables, vous ne fassiez naître en eux des contradictions systématiques et une défense de mauvaise foi.
«Que diriez-vous d'un jeune prêtre qui ferait des sermons en dînant? Vous trouveriez qu'il compromet la majesté de ses textes. La vérité communiste est tout aussi respectable que la vérité évangélique; puisqu'au fond c'est la même vérité. N'en parlons donc pas à la légère et par manière de dispute politique.
«Si vous êtes exalté, il faut vous sentir bien maître de vous-même pour la proclamer; si vous êtes flegmatique, comme moi, il faut attendre qu'un peu de confiance et de liberté d'esprit vous vienne pour ouvrir votre cœur aux hommes sur un pareil sujet.
«Voyez-vous, monsieur Cardonnet, il ne faut pas qu'on dise que ce sont là des folies, des songes creux, une fièvre de déclamation ou une extase de mysticisme. On l'a assez dit, et assez de têtes faibles ont donné le droit de le dire.
«Nous avons vu le saint-simonisme avoir sa phase de transports et de visions fiévreuses et désordonnées;—cela n'a pas empêché de vivre ce qui était viable dans le saint-simonisme.
«Les aberrations de Fourier ne font pas que la partie lucide de son système ne subsiste et ne souffre un examen sérieux. La vérité triomphe et fait son chemin, à travers quelque prisme qu'on la regarde et quelque déguisement qu'on lui prête. Mais il serait pourtant meilleur que, dans le temps de raison où nous sommes arrivés, les formes ridicules d'un enthousiasme aveugle disparussent entièrement.
«N'est-ce pas votre avis? L'heure n'a-t-elle pas sonné où les gens sérieux doivent s'emparer de leur véritable domaine, et où ce qui est prouvé aux yeux de la logique soit professé par les logiciens?
«Qu'importe qu'on dise que c'est inapplicable? De ce que la plupart des hommes ne connaissent et ne pratiquent encore que l'erreur et le mensonge, s'ensuit-il que l'homme clairvoyant soit forcé de suivre les aveugles dans le précipice?
«On aura beau me démontrer la nécessité d'obéir à des lois mauvaises et à des préjugés coupables si mes actions s'y soumettent par force, mon esprit n'en sera que plus convaincu de la nécessité de protester contre.
«Jésus-Christ était-il dans l'erreur, parce que, pendant dix-huit siècles encore, la vérité démontrée par lui devait germer lentement et ne point éclore dans les législations?
«Et maintenant que les problèmes soulevés par son idéal commencent à s'éclaircir pour plusieurs d'entre nous, d'où vient que nous serions taxés de folie pour voir et pour croire ce qui sera vu et cru de tous dans cent ans peut-être?
«Reconnaissez donc qu'il n'est pas besoin d'être un poëte ni un devin pour être parfaitement convaincu de ce qu'il vous plaît d'appeler des rêves sublimes.
«Oui, la vérité est sublime, et sublimes sont aussi les hommes qui la découvrent. Mais ceux qui, l'ayant reçue et palpée, s'en accommodent comme d'une très bonne chose, n'ont véritablement pas le droit de s'enorgueillir; car si, l'ayant comprise, ils la rejetaient, ils ne seraient rien moins que des idiots ou des fous.»
M. de Boisguilbault parlait ainsi avec une facilité prodigieuse pour lui, et il eût pu parler longtemps encore sans qu'Émile, frappé de stupeur, songeât à l'interrompre.
Ce dernier n'aurait jamais cru que ce qu'il appelait sa foi et son idéal pût éclore dans une âme si froide, et il se demandait d'abord s'il n'allait pas s'en dégoûter lui-même, en se voyant solidaire d'un pareil adepte. Mais peu à peu, malgré la lenteur de sa diction, la monotonie de son accent et l'immobilité de ses traits, M. de Boisguilbault exerça sur lui un ascendant extraordinaire.
Cet homme impassible lui apparut comme la loi vivante, comme une voix de la destinée prononçant ses arrêts sur l'abîme de l'éternité.
La solitude de ce lieu splendide, la pureté du ciel qui, en perdant les clartés du soleil, semblait élever sa voûte bleue toujours plus haut vers l'empyrée, la nuit qui se faisait sous les grands arbres, et le murmure de cette eau courante, qui semblait, dans sa continuité placide, être l'accompagnement naturel de cette voix unie et calme; tout concourait à plonger Émile dans une émotion profonde, semblable à la mystérieuse terreur que devait produire sur de jeunes adeptes la réponse de l'oracle dans l'obscurité des chênes sacrés.
«Monsieur de Boisguilbault, dit le jeune homme, vivement pénétré de ce qu'il venait d'entendre, je ne puis mieux me soumettre à vos enseignements qu'en vous demandant pardon, du fond de mon cœur, de la manière dont je vous les ai arrachés. J'étais loin de croire que vous eussiez de telles idées, et j'étais attiré vers vous par la curiosité plus que par le respect. Mais désormais comptez que vous trouverez en moi un dévouement filial, si vous me jugez digne de vous le témoigner.
—Je n'ai jamais eu d'enfants, répondit le marquis en prenant la main d'Émile dans la sienne, où il la garda quelques instants; car il sembla être ranimé, et une sorte de chaleur vitale s'était communiquée à sa peau sèche et douce. Peut-être n'étais-je pas digne d'en avoir. Peut-être les eussé-je mal élevés! Néanmoins j'ai beaucoup regretté de n'avoir pas ce bonheur. A présent, je suis résigné à mourir tout entier; mais si un peu d'affection étrangère me vient du dehors, je l'accepterai avec reconnaissance. Je ne suis pas très confiant. La solitude rend poltron. Mais je ferai pour vous quelque effort sur mon caractère, afin que vous n'ayez pas à souffrir de mes défauts, et surtout de ma maussaderie, qui fait horreur à tout le monde.
—C'est que le monde ne vous connaît pas, reprit Émile; on vous juge bien différent de ce que vous êtes. On vous croit orgueilleux et obstinément attaché à la chimère des antiques priviléges. Vous avez pris, sans doute, un soin cruel envers vous même à ne vous laisser deviner par personne.
—Et pourquoi me serais-je expliqué? Qu'importe ce qu'on pense de moi, puisque, dans le milieu où je végète, mes vraies opinions paraîtraient encore plus ridicules que celles qu'on me suppose?
«S'il y avait quelque profit, pour la cause que mon esprit a embrassée, à lui apporter publiquement mon hommage ou mon adhésion, aucune moquerie ne m'en détournerait: mais cette adhésion, de la part d'un homme aussi peu aimé que je le suis; serait plus nuisible qu'utile au progrès de la vérité.
«Je ne sais pas mentir, et si quelqu'un se fût donné la peine de venir m'interroger, depuis ces dernières années que mon esprit est fixé, il est probable que je lui eusse dit ce que je viens de vous dire, mais le cercle de la solitude s'agrandit chaque jour autour de moi, et je n'ai pas le droit de m'en plaindre.
«Pour plaire, il faut être aimable, et je ne sais point me rendre tel, Dieu m'ayant refusé certains dons qui sont impossibles à feindre.»
Émile sut trouver des paroles affectueuses et vraies, pour adoucir, autant qu'il était en lui, l'amertume secrète qui se cachait sous la résignation de M. de Boisguilbault.
«Il m'est bien facile de me contenter du présent, lui dit le vieillard avec un triste sourire. J'ai peu d'années à vivre; quoique je ne sois ni très-vieux ni très-malade, ma vie est usée, je le sens, et chaque jour, mon sang se refroidit et se congèle. Je pourrais me plaindre peut-être de n'avoir point eu de joies dans le passé; mais quand le passé a fui devant nous, qu'importe ce qu'il a été? ivresse ou désespoir, vigueur ou faiblesse, tout a disparu comme un songe.
—Mais non pas sans laisser des traces, reprit Émile. Quand même le souvenir lui-même s'effacerait, les émotions douces ou pénibles ont déposé en nous leur baume ou leur poison, et notre cœur est calme ou brisé, selon ce qui l'a affecté. Jadis, je crois que vous avez beaucoup souffert, quoique votre courage ne veuille pas descendre à la plainte, et cette souffrance, que vous cachez avec trop de fierté peut-être, augmente mon respect et ma sympathie pour vous.
—J'ai plus souffert par l'absence du bonheur que par ce qu'on est convenu d'appeler le malheur même. Une certaine fierté m'a toujours empêché, j'en conviens, de chercher un remède dans la sympathie des autres. Il eût fallu que l'amitié fût venue me chercher, je ne savais pas courir après elle.
—Mais, alors, l'eussiez-vous acceptée?
—Oh! certainement, dit M. de Boisguilbault toujours d'un ton froid, mais avec un soupir qui pénétra dans le cœur d'Émile.
—Et maintenant, est-ce qu'il est trop tard? dit le jeune homme avec un profond sentiment de pitié respectueuse.
—Maintenant … il faudrait pouvoir y croire, reprit le marquis, ou oser la demander … et à qui, d'ailleurs?
—Et pourquoi donc pas à celui qui vous écoute et vous comprend aujourd'hui? C'est peut-être le premier depuis bien longtemps!
—Il est vrai!
—Eh bien, méprisez-vous ma jeunesse? Me jugez-vous incapable d'un sentiment sérieux, et craignez-vous de rajeunir en accordant quelque affection à un enfant?
—Et si j'allais vous vieillir, Émile?
—Eh bien, comme, de mon côté, j'essaierai de vous faire revenir sur vos pas, ce sera une lutte avantageuse pour tous deux. J'y gagnerai en sagesse, à coup sûr, et peut-être y trouverez-vous quelque allégement à vos austères ennuis. Croyez en moi, monsieur de Boisguilbault: à mon âge, on ne sait pas feindre; si j'ose vous offrir ma respectueuse amitié, c'est que je me sens capable d'en remplir les devoirs, et d'apprécier les bienfaits de la vôtre.»
M. de Boisguilbault prit encore la main d'Émile et la serra, cette fois, bien franchement, sans rien répondre.
A la clarté de la lune qui montait dans le firmament, le jeune homme vit une grosse larme briller un instant sur la joue flétrie du vieillard et se perdre dans ses favoris argentés.
Émile avait vaincu; il en était heureux et fier.
La jeunesse d'aujourd'hui professe un dédain odieux pour la vieillesse, et notre héros, tout au contraire, mettait un légitime orgueil à triompher de la réserve et de la méfiance de cet homme malheureux et respectable.
Il se sentait flatté d'apporter quelque consolation à ce patriarche abandonné, et de réparer envers lui l'oubli ou l'injustice des autres.
Il se promena longtemps avec lui dans son beau parc, et lui fit encore des questions dont l'ingénuité confiante ne déplut point au marquis.
Il s'étonnait, par exemple, que, riche et indépendant de tout lien de famille, M. de Boisguilbault n'eût pas essayé d'aborder la pratique, et de fonder quelque établissement d'association.
«Cela me serait impossible, répondit le vieillard. Je n'ai aucune initiative dans l'esprit et le caractère; ma paresse est invincible, et de ma vie, je n'ai pu agir sur les autres. J'y serais moins propre que jamais, d'autant plus qu'il ne s'agirait pas seulement d'avoir un plan d'organisation simple et applicable au présent, il faudrait encore des formules religieuses et morales, une prédication de principes et de sentiment.
«Je reconnais la nécessité du sentiment pour convaincre les âmes; mais ceci n'est pas de mon ressort. Je n'ai pas la faculté de me livrer et de m'épancher, et mon cœur n'a plus assez de vie pour communiquer l'éloquence à ma parole.
«Je crois aussi que le temps n'est pas venu … vous ne le croyez pas, vous? Eh bien, je ne veux pas vous ôter cette conviction; vous êtes taillé pour les entreprises difficiles, et puissiez-vous trouver l'occasion d'agir!
«Quant à moi, j'ai des projets pour plus tard … pour après ma mort. Je vous les dirai peut-être quelque jour … Regardez ce beau jardin que j'ai créé … ce n'est pas sans intention … mais je veux vous connaître mieux avant de m'expliquer; me le pardonnez-vous?
—Je m'y soumets, et je suis certain d'avance que votre prédilection pour ce paradis terrestre n'est pas une pure manie de propriétaire oisif.
—J'ai pourtant commencé par là. Ma maison m'était devenue antipathique; rien ne sert la paresse et le dégoût comme l'ordre immuable, c'est pourquoi vous avez vu cette maison si bien entretenue et si bien rangée. Mais je ne tiens à rien de ce qu'elle renferme, et je puis bien vous confier que je n'y ai pas dormi depuis quinze ans.
«Le chalet où nous avons pris le café est ma véritable demeure. Il y a une chambre à coucher et un cabinet de travail que je ne vous ai point ouverts, et où personne n'est entré depuis qu'ils sont construits, pas même Martin.
«Ne parlez de cela à personne, la curiosité m'y poursuivrait peut-être.
Elle assiége déjà bien assez le parc le dimanche.
«Les oisifs des environs y restent jusqu'à onze heures du soir, et je n'y rentre que lorsque la fermeture des grilles les force à se retirer.
«Je me lève fort tard le lundi, afin que les ouvriers aient eu le temps de faire disparaître toutes les traces de l'invasion, avant que je les aie vues. Martin veille a cela.
«Ne m'accusez pas de misanthropie, quoique je mérite bien un peu de l'être. Tâchez plutôt d'expliquer cette anomalie d'un homme pénétré de la nécessité de la vie en commun, et cependant forcé par ses instincts de fuir la présence de ses semblables.
«J'appartiens à cette génération d'égoïsme individuel, et ce qui est vice chez elle est maladie chez moi … Il y a des causes à cela … Mais j'aime mieux ne pas m'en rendre compte; afin de ne point avoir à me les rappeler.»
Émile n'osa pas faire de questions directes, quoiqu'il se promît de découvrir peu à peu tous les secrets de M. de Boisguilbault; ou du moins tous ceux où la famille de Châteaubrun devait se trouver intéressée. Mais il jugea que c'était bien assez de victoires pour un jour, et qu'avant d'obtenir toute confiance, il fallait se faire estimer et chérir, s'il était possible.
Il voulut obtenir seulement de pénétrer dans la bibliothèque; et le marquis lui promit de la lui ouvrir à leur prochaine entrevue, pour laquelle ils ne prirent cependant pas de jour. M. de Boisguilbault sentant peut-être revenir ses méfiances, voulait voir si Émile reviendrait bientôt de lui-même.