Le Purgatoire
The Project Gutenberg eBook of Le Purgatoire
Title: Le Purgatoire
Author: Thierry Sandre
Release date: May 21, 2022 [eBook #68138]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Original publication: France: Bibliothèque du hérisson, 1924
Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
LE PURGATOIRE
JUSTIFICATION DU TIRAGE
| Il a été tiré: |
| 20 exemplaires sur Madagascar, numérotés de 1 à 20. |
| 30 exemplaires sur Lafuma pur fil, numérotés de 21 à 50. |
| 40 exemplaires sur papier Saumon, hors commerce. |
Tous droits de reproduction réservés Copyright 1924 by Edgar Malfère
BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
THIERRY SANDRE
LE PURGATOIRE
———
SOUVENIRS D’ALLEMAGNE
———
TABLE DES MATIÈRES
AMIENS
LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
7, RUE DELAMBRE, 7
1924
Seizième mille.
DU MÊME AUTEUR:
| 1º Ouvrages publiés: | |
| I. Vers: | Le Fer et la Flamme. Fleurs du Désert. |
| II. Prose: | Apologie pour les Nouveaux Riches. Mienne, roman. |
| III. Traductions: | Jean Second: Le livre des Baisers. J. du Bellay: Les amours de Faustine. Musée: La touchante aventure de Héro et Léandre. Rufin: Épigrammes. Sulpicia: Tablettes d’une Amoureuse. Zaïdan: Al Abbassa, roman trad. de l’arabe. |
| 2º Ouvrages annoncés: | |
| I. Romans: | Le Chèvrefeuille. L’Unique. Monsieur Jules. L’histoire merveilleuse de Robert le Diable. Eloge de la République. |
| II. Essais: | Vie de Socrate.
Le Pays de tous les mirages. La main de Fatma. |
| III. Traductions: | XXX: La Comédie de l’Amour. Athénée: Le chapitre des Femmes. Longus: Daphnis et Chloé. Zaïdan: Allah veuille!... ou Le dernier Sultan, roman trad. de l’arabe. |
A MADAME CHARLES COUSIN
QUI PERDIT SON FILS UNIQUE,
TOUTE SA VIE ET NOTRE ESPÉRANCE
A LA GUERRE.
SOUFFRIR LES FRANÇAIS. MAIS IL
BOIT LEURS VINS TRÈS VOLONTIERS.»
GŒTHE (Faust)
CHAPITRE PREMIER
PRISONNIER
(9 mars 1916).
Deux soldats du 85ᵉ Saxon me conduisaient à travers champs vers l’intérieur des lignes ennemies.
J’ouvrais de grands yeux. Les feldgraù[A] se démenaient autour de nous. Ils couraient en déroulant des fils téléphoniques, jurant, soufflant, braillant; d’autres, pliés en deux sous le sac ou par la peur, l’arme à la main, se dirigeaient, en colonne par un, vers notre tranchée conquise, pour l’occuper ou pour tenter d’aller plus loin; d’autres revenaient en hurlant: des blessés. Car l’Allemand qui souffre pousse des cris. Je marchais lentement vers l’arrière, leur arrière, tout étonné de passer sans accident au milieu du flot de balles par quoi nos unités de soutien limitaient le succès des vainqueurs. Ainsi j’arrivai au bord d’un ravin très encaissé et fort boisé: le ravin du Bois-Chauffour.
C’était le 9 mars 1916, près du village de Douaumont.
Toute la pente du ravin était creusée de trous individuels ou de trous pouvant contenir quatre ou cinq hommes. De légers toits de branchages et de toiles à tentes les transformaient en frêles gourbis où du moins l’on pouvait s’abriter contre la neige de ce jour-là. De la fumée sortait de quelques-uns de ces gourbis: les réserves allemandes se chauffaient. Deux mitrailleuses étaient braquées vers le ciel, attendant qu’un avion français entrât dans leur champ de tir.
Par un escalier taillé à pic en pleine pente raide, je descendis.
Des soldats, de gros cigares blonds à la bouche, me regardaient avec joie.
—Offizier? demandaient-ils.
—Ia, répondait l’un ou l’autre de mes gardiens.
—Offizier! répétaient-ils d’un air ébloui, comme si j’eusse été un général de bonne prise.
Mais pas un ne m’adressa la parole.
Mes gardiens me conduisirent à un jeune feldwebel coiffé de la casquette. Il parlait français.
—Officier?
—Oui, répondis-je.
—Artilleur?
—Non, chasseur à pied.
—Ah! Vous partirez ce soir. Maintenant, nous n’avons pas le temps, et puis il y a du danger.
Il me quitta et mes gardiens, m’ayant salué, me laissèrent.
Une cabane de branchages, à l’entrée de laquelle flottait un petit drapeau blanc à croix rouge, servait de poste de secours. Un médecin, à lunettes d’or, légèrement ventru, nu-tête, procédait aux premiers pansements et à l’évacuation des blessés. Les hommes faisaient queue devant la porte. Ils étaient nombreux. Je perçus nettement cette odeur qu’on trouvait dans les tranchées allemandes et dont garderont le souvenir ceux qui furent à une attaque victorieuse; car l’Allemand a une odeur particulière. Les blessés légers, munis d’une étiquette, partaient à pied et seuls. Les grands blessés étaient placés sur une toile de tente ou sur une capote, et quatre hommes valides les emportaient. Pour cette besogne on employait surtout des Français—chasseurs ou soldats—qu’on venait de capturer. Et tous s’enfonçaient dans le bois, gravissant l’autre pente du ravin, vers les Chambrettes, où éclataient nos 75 avec des claquements de rage. Les blessés français, peu nombreux à cause du massacre qui en avait été rude, amenés ici par des brancardiers allemands, étaient couchés le long du poste de secours, dehors. Le médecin à lunettes ne s’occupait d’eux que lorsqu’il n’avait plus d’Allemands à soigner.
Devant la cabane de la Croix-Rouge, il y avait un cimetière. Une centaine de tombes alignées, avec des croix de bois peintes en noir, surmontées d’un casque recouvert du manchon gris, ou d’une calotte de campagne à bandeau rouge. Sur quelques-unes, des fleurs. Quelques inscriptions, un nom, un numéro de régiment, une date. Deux soldats creusaient hâtivement de nouvelles fosses.
Par groupes accrochés à la pente du ravin, au milieu des gourbis, d’armes brisées, de vieux papiers et d’ordures, qui me rappelaient certains campements du temps de la Marne, les soldats allemands et les prisonniers français s’essayaient à une conversation faite d’un peu de petit-nègre et de beaucoup de gestes. Ces Allemands n’avaient pas l’air féroce. Est-ce parce qu’ils étaient Saxons, et la légende est-elle vraie qui présente les Saxons comme moins âprement sauvages que les Prussiens ou les Bavarois? Peut-être. Ils étaient au repos, en réserve, et leur aménité ne leur venait peut-être aussi que du contentement qu’ils éprouvaient à n’être pas allés à l’assaut ce jour-là. Plusieurs portaient avec désinvolture le réservoir métallique où se détachait, en gros caractères, ce mot affreux: «Flammenwerfer». Mais tous se montraient humains pour l’instant. Aux prisonniers ils offraient des cigares, et du pain quelquefois.
—Pain K.K.? demandait un chasseur.
—Ia, Ia, répondait un grand gaillard. Gùt, Gùt. (Bon, Bon).
—Noir, reprenait l’autre, dégoûté.
—Ia, Ia.
Et ils ne se comprenaient pas.
Malgré le froid, une odeur de pourriture et de suint qui traînait partout, écœurait.
J’interrogeais les chasseurs que je trouvais.
—Qu’est devenu le lieutenant D*** de la 3ᵉ?
—Tué, mon lieutenant.
—Tué? Comment?
—Enterré par une grosse marmite.
—Et le lieutenant P***?
—Tué, et aussi les deux frères Ch***. Le plus jeune, qui venait de la cavalerie, est mort sur le parapet de la tranchée, sabre en main. Il n’y a plus d’officiers à la 3ᵉ, ni à la 4ᵉ.
Tué, aussi, le lieutenant G***, de la 5ᵉ compagnie, par une balle à la tempe. Pressentant sa destinée, il était monté en ligne en mettant sur sa capote la croix de la Légion d’honneur et la croix de Guerre où luisaient quatre palmes. Tué, aussi, le lieutenant S***, de la 4ᵉ.
—Et le capitaine V***?
—Il était blessé au moment de l’attaque.
—Je sais. Il était près de moi quand un éclat d’obus l’a touché à la cuisse. Mais qu’est-il devenu?
—Ils ont dû le tuer.
Dans un coin—déjà,—quelques prisonniers travaillaient pour les Allemands. On leur avait fourni des pelles et des pioches, et ils creusaient de nouveaux trous pour de nouveaux gourbis dans le flanc du ravin. Ils baissaient la tête, et peinaient en silence.
Je rencontrai le lieutenant T***, de la 5ᵉ compagnie. Il avait des larmes aux yeux. Il saignait de l’oreille. Son casque était défoncé. La section du lieutenant T*** s’était vigoureusement battue à la grenade.
Nous nous serrâmes les mains.
—Et le capitaine V***?
—Je ne sais pas. Il doit être tué. G*** est tué. Je l’ai vu mort. R*** aussi sans doute, car c’est lui qui a reçu le premier choc, sur la droite, et pas un homme de sa section n’est revenu vers nous.
Malgré ses protestations, je le menai au poste de secours. Correct, le médecin à lunettes d’or, qui parlait français, lui fit un pansement sommaire.
On apportait sur un brancard un soldat allemand, qui avait les deux jambes broyées un peu plus haut que le genou. On l’étendit sur le sol, à côté d’un énorme tas de fusils cassés. Il respirait à peine, les yeux clos. Rapidement le médecin l’amputa sans plus de cérémonie, lui enveloppa de linges blancs ce qui lui restait de jambes, et s’occupa d’un autre blessé. Ce fut si simple, si bref, que nous fûmes stupéfaits. Nous regardions l’homme. Les linges blancs étaient vite devenus rouges. L’homme achevait de mourir là, comme un chien, sans exciter d’autre pitié que celle de deux officiers français.
Le feu de notre artillerie croissait en violence et menaçait directement le fond du ravin. On nous fit monter le plus loin possible sur la contre-pente couverte de gourbis, point mort pour les 75. Des arbres s’écroulaient avec fracas. Des éclats d’acier sifflants volaient jusqu’à nous, cassant des branches. Le bois était ébranlé de craquements. Un obus tomba à une vingtaine de mètres du poste de secours. Les deux fossoyeurs continuaient hâtivement leur besogne. Seuls ils restaient dehors, et les prisonniers français. Les soldats allemands s’étaient réfugiés dans leurs niches fragiles. Il neigeait. Il faisait froid. J’avais la fièvre. J’avais soif. Je grelottais. Notre artillerie s’acharnait. Une pensée nous vint, et l’espoir avec elle: était-ce le prélude d’une contre-attaque? Si elle réussissait, si elle nous délivrait, si seulement elle amenait le désarroi chez l’ennemi, si nous pouvions en profiter pour nous échapper et regagner nos lignes à la faveur de la nuit, si...
Ce ne fut pas la contre-attaque. Elle ne se produisit que plus tard,—trop tard pour nous.
Sous les arbres, les prisonniers transis se serraient l’un contre l’autre. Dans le trou où nous attendions, le lieutenant T*** enterrait, en se cachant, une grenade qu’il avait découverte au fond de sa musette.
Vint l’accalmie. Les soldats allemands sortirent de leurs cahutes. Avec les nôtres, ils parlaient tant bien que mal de la guerre. Ils la trouvaient longue. Ils enviaient sans détour le sort des prisonniers, qui du moins ont la vie sauve.
—La guerre est finie pour vous, disaient-ils. Finie. Vous serez bien en Allemagne. Oui, oui, gùt, gùt.
Puis, ils questionnaient.
—Croyez-vous que nous prendrons Verdun?
Un autre, plus lyrique, affirmait:
—Dans deux semaines, Verdun kapùt. (C’en est fait de Verdun.)
—Ia, Ia, et après, la guerre est finie. Ce sera la paix.
—Ia, Ia, répétaient-ils en chœur: Verdun, et la paix.
Ils en étaient persuadés. Sans doute leur avait-on enfoncé ce fol espoir dans le cœur pour les pousser à des assauts qui devaient être les derniers.
Dans tous les groupes, c’était la même chanson.
—Verdun kapùt, la guerre est finie.
Soudain, un coup de sifflet.
Les groupes se disloquent. Des hommes sortent précipitamment de leurs abris, s’équipent, mettent le casque, chargent le sac, prennent le fusil et grimpent dans la direction des tranchées: une compagnie part en renfort. Cependant, nous n’avons pas vu un seul officier depuis que nous errons dans le bivouac. Où se cachent-ils? Qui conduit les troupiers?
Vers 17 heures, le lieutenant T*** s’écrie:
—Voilà le capitaine!
Là-haut, en haut de l’escalier taillé dans le flanc du ravin, le capitaine V*** est arrêté, debout, gigantesque, appuyé sur son ordonnance. Il regarde d’un air surpris, comme nous l’avons regardé nous-mêmes, le spectacle inattendu qu’il domine.
Nous allons au-devant de lui. Nous le saluons. Il nous serre affectueusement la main. Il ne trouve rien à nous dire. Nous ne trouvons rien à lui dire. Il est encadré par deux Allemands, et suivi par l’adjudant Ch***, qui est blessé à la figure et au poignet gauche.
Comme nous nous étonnons de les voir vivants:
—J’en suis aussi étonné que vous, dit le capitaine. Figurez-vous que, pendant que j’étais étendu dans le petit boyau, blessé comme vous savez, un enragé se jette sur moi, la baïonnette droite. Je pare le coup. Il revient, me porte un autre coup sur le casque, essaye encore de me piquer. En vain. Je parais tant bien que mal, et quand je ne parais pas assez tôt, mon ordonnance paraît pour moi. Et nous n’avions comme armes que nos mains nues. Alors, pour en finir, mon enragé charge son fusil. Cette fois, me dis-je, je suis perdu. Non, car au même instant—et tout cela s’est passé en quelques secondes,—un officier allemand survenait, qui écarta l’homme. C’est ainsi que je ne suis pas mort. L’officier, un leùtnant, s’est installé dans mon P. C. et m’a gardé auprès de lui jusqu’à présent. Quand il s’absentait, un soldat restait auprès de moi, avec l’ordre de me protéger.
—Très curieux, fis-je.
—Bien plus! continua le capitaine. Nous avons causé. Il est très correct. Apprenant que j’étais marié, le leùtnant m’a demandé l’adresse de ma femme. Il m’a promis de lui écrire, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, pour lui donner de mes nouvelles, dès ce soir, s’il n’est pas tué lui-même, car je vous assure qu’il ne fait pas bon dans notre tranchée, maintenant que notre artillerie l’arrose.
Nous fûmes d’accord pour trouver de l’élégance au geste de cet officier allemand.
Mais je m’empresse d’ajouter que madame V*** n’a jamais reçu la lettre promise. Le leùtnant fut-il en effet tué avant d’avoir pu tenir sa parole? Peut-être. Sa lettre s’est-elle perdue en route? Peut-être. Toutefois, la complaisance de l’officier en question n’était peut-être que de commande. C’est une chose que j’ai souvent observée par la suite: afin d’édifier et tromper en même temps les prisonniers, militaires ou civils, les Allemands employaient tous les moyens pour paraître aimables, pour montrer qu’ils étaient incompris ou calomniés. Ils voulaient prouver qu’ils ne sont pas des barbares. Aussi ne disaient-ils jamais non. Ils acquiesçaient à toutes les demandes. Ils allaient même quelquefois au-devant de nos désirs, comme c’est ici le cas. Mais nous n’obtenions jamais en réalité ce qu’ils nous avaient accordé si facilement d’avance en paroles. Faiblesse de caractère, ou raffinement de cruauté? Étrange attitude, qui déconcerte d’abord et dont on finit par n’être plus dupe.
Le capitaine poursuivait:
—J’ai subi notre tir de barrage. Ils ont pris quelque chose, je vous le jure. En traversant tout à l’heure l’emplacement de la cinquième pour venir ici, j’ai rencontré au moins autant de cadavres à eux qu’à nous. Quant à progresser au delà de notre tranchée, ils ont dû y renoncer. Des mitrailleuses les tenaient en respect. Au débouché, juste devant le trou d’obus qui me servait de dépôt de fusées, il en est tombé une quinzaine. Ils n’ont pas insisté.
On nous conduisit enfin à un officier, à un major[B], lequel, sortant d’un confortable gourbi, ne nous dit presque rien.
—Vous êtes officiers?... Combien?... Capitaine?... Ah, capitaine... et lieutenants?... Ah, lieutenants... et adjudant?... Ah! capitaine, active? réserve?... Votre tranchée est prise? Vous avez beaucoup de pertes?...
Et, sans écouter nos réponses, il regagna son terrier.
Un tout jeune leùtnant, pimpant, coiffé de la casquette et décoré de la croix de Fer de je ne sais quelle classe, officier d’état-major sans doute, à en juger par son uniforme trop propre, ajouta quelques mots aux paroles du major.
—Vous êtes blessés?... On vous soignera... Vous êtes fatigués?... On va attendre encore un peu, parce qu’il fait encore trop clair et qu’on est vu de votre artillerie sur la crête, et on vous conduira au colonel.
Il s’exprimait parfaitement en français.
Il nous demanda si nous pensions qu’ils prendraient bientôt Verdun, et, la nuit venant, il nous emmena.
Au dernier moment, il nous dit:
—Est-ce que vos ordonnances sont dans les prisonniers?
—Oui, deux sont ici. Est-ce que nous pouvons les garder?
—Oui, oui, bien sûr. Les ordonnances ne quittent pas leurs officiers, c’est l’habitude en Allemagne.
Et nous partîmes.
La neige était épaisse et molle, la pente assez raide. Le capitaine boîtait bas, sa blessure à la cuisse le gênait. L’un derrière l’autre, nous suivions le leùtnant. Sur la crête, à la corne du Bois-Chauffour, il nous dit encore:
—L’endroit est dangereux. Votre artillerie tape beaucoup par ici. Il faudrait courir. Est-ce que vous pourrez?
En effet, notre artillerie tape beaucoup par ici. Les explosions se succèdent formidables et drues. Nous rencontrons des cadavres nombreux. Des équipements traînent dans la neige, des fusils, des paniers à munitions, des marmites de campement, des toiles de tente, des casques. Nous traversons un important réseau de fil de fer: ouvrage allemand? ou, plutôt, vieille défense française? Les obus n’éclatent pas loin de nous. Le jeune leùtnant se montre assez crâne. Nous dépassons des blessés qui s’en vont seuls vers l’arrière, ou que des prisonniers français soutiennent ou transportent.
Pour renforcer un groupe de brancardiers las, le leùtnant prend un de nos chasseurs.
Nous essayons de protester:
—Vous nous avez dit que les ordonnances...
—Un instant seulement. Pour porter les blessés jusqu’à l’ambulance. C’est à la ferme des Chambrettes, et c’est là que nous allons aussi. Il nous retrouvera là-bas.
Dans un boqueteau, une batterie lourde tonne. De grandes lueurs sortent des fourrés.
Nous longeons des fils téléphoniques. Il y en a trois lignes, posées sur le sol, à deux ou trois mètres d’intervalle.
Le leùtnant, à qui nous ne demandons rien, éprouve le besoin de nous éblouir en nous expliquant que, chez eux, un officier d’artillerie marche avec les vagues d’assaut de l’infanterie, suivi d’une équipe spéciale, et que, sitôt arrivé sur la position conquise, il a à sa disposition son téléphone personnel.
Tout en donnant ces détails d’un air dégagé, le leùtnant appelle le dernier chasseur qui nous restait, pour renforcer un nouveau groupe de brancardiers fatigués.
—Un instant, fait-il.
Et le chasseur tend tristement à son capitaine le havre-sac qu’il avait sauvé du naufrage. Il ne semble pas croire qu’il nous rejoindra, mais nous lui rendons confiance sans être trop rassurés nous-mêmes.
Nous ne sommes plus que trois officiers et un adjudant quand nous parvenons à la ferme des Chambrettes.
Il fait nuit complète, mais la neige la rend moins obscure.
Nous considérons les défenses de la ferme. Elles sont admirables: tranchées clayonnées, redans et courtines, réseaux de fil de fer, dépôts de claies, de gabions, de chevaux de frise, d’étoiles, d’araignées, rien ne manque. Est-ce un travail récent du vainqueur d’hier, ou le travail ancien de nos territoriaux, quand la ferme des Chambrettes était en arrière de nos lignes?
Nous laissons à droite la ferme qui paraît à peu près intacte, nous entrons dans un bois, et nous voici devant un formidable gourbi souterrain, à deux entrées, couvert de plusieurs rangées de rondins et couches de terre alternées, émergeant d’au moins deux mètres au-dessus du sol, entouré d’un sentier de caillebotis,—gourbi somptueux, digne d’un général de division.
Le leùtnant nous précède, pour nous annoncer. Par un couloir en pente douce terminé en escalier coudé, nous pénétrons dans une vaste chambre solidement étayée.
C’est le poste de commandement du colonel.
Au fond, des lits de camp: bas-flanc, matelas et couvertures. A droite, une table et des chaises. Deux officiers, habillés de gris. Ils se lèvent, et nous saluent. Le leùtnant dit quelques mots en allemand, si vite et si bas que nous ne comprenons rien. On nous invite à nous asseoir. Au mur un appareil téléphonique. Dans un coin, un poêle allumé. Sur la table, un autre appareil téléphonique, quelques papiers, une boîte de cigares, et une grande carte du secteur.
Le plus âgé des deux officiers allemands est l’oberst[C] commandant le 36ᵉ régiment saxon d’infanterie. Il grisonne. Il parle lentement et difficilement le français, mais enfin il le parle. Il a le regard terne. Il est courtois. C’est le moindre de ses devoirs de nous interroger. Il nous pose donc les ordinaires questions, mais sans conviction. L’oberst a l’air gêné.
—Où avez-vous été pris?
En même temps, il nous indique, sur la carte déployée devant lui, l’emplacement exact de notre tranchée. Il continue:
—Par qui?
... Avez-vous eu beaucoup de pertes?
... Beaucoup de prisonniers?
... A quel effectif étiez-vous?
... Avez-vous beaucoup de réserves devant Verdun?
Ils savent que nous ne répondrons que ce que nous voudrons laisser perdre et que nous ne leur livrerons rien qui puisse leur être utile. Le vieil oberst aux yeux vides semble bien ne nous interroger que pour la forme.
Là-dessus, il est embarrassé. Il nous demande si nous avons faim et si nous avons soif. Il nous offre du café, du cognac, des cigares. Et il ne peut se retenir de nous poser la question que nous attendons:
—Croyez-vous que nous prendrons Verdun?
C’est leur grande inquiétude nationale.
Le capitaine réplique sans broncher:
—Vous auriez pu prendre Verdun, le premier ou le deuxième jour de votre offensive, oui, peut-être. Mais maintenant il est trop tard, vous ne l’aurez pas.
Le vieil oberst nous regarde attentivement, et sourit. Mais je ne saurais démêler s’il sourit parce qu’il a pitié de ce qu’il considère comme notre sottise, ou parce qu’il nous approuve.
Après un court conciliabule, le jeune leùtnant d’état-major qui nous a conduits transmet un ordre au téléphone.
Le vieil oberst nous dit:
—Un cuirassier va venir vous chercher. Il vous mènera au quartier général de la division, à Villes.
Puis, sans hésitation:
—Pourquoi votre artillerie vous a-t-elle tiré dessus hier?
Et il ajoute un jugement cruel sur nos artilleurs.
Mais le capitaine répond:
—Notre artillerie nous a tiré dessus hier, c’est vrai, comme votre artillerie a tiré sur vos fantassins, avant-hier et ce matin. Ce sont les inévitables accidents du travail.
L’oberst penche la tête pour acquiescer.
A son tour, le capitaine pose une question.
—Un de nos camarades a été tué, tout à l’heure, au cours du combat. Il est resté dans la tranchée. C’était un magnifique soldat. Est-ce que vous ne pourriez pas lui faire donner une sépulture décente, pour que sa famille puisse avoir son corps, après la guerre?
L’oberst penche encore la tête et répond:
—C’est très facile, et c’est une chose naturelle. Voulez-vous nous fournir les renseignements nécessaires?
L’un des deux officiers adjoints fait semblant de prendre en note les indications du capitaine.
L’oberst ajoute:
—Votre camarade sera enterré convenablement.
Nous n’avons jamais su si la promesse de l’oberst a été mieux tenue que la promesse du leùtnant correct de la tranchée, qui devait écrire à Mᵐᵉ V***.
Mais le cuirassier s’est présenté.
On lui remet un papier. Il prend livraison de sa marchandise. Nous saluons et nous sortons.
CHAPITRE II
DES CHAMBRETTES A ROUVROIS
(9 mars 1916).
Le cheval du cuirassier, une superbe bête, est attaché à un arbre. Comme des obus battent la lisière du bois, il regimbe. Son cavalier le calme et lui parle à voix basse, puis l’enfourche et nous demande si nous sommes prêts. La question est moins une politesse qu’une injonction. Hélas! oui, nous sommes prêts. Nous nous mettons lentement en route. La canonnade s’est apaisée. Toute la campagne est blanche. Il fait froid. Où dormirons-nous, ce soir? Après tant de forces dépensées, nous éprouvons un violent besoin de dormir. La tension des jours derniers et l’excitation du combat sont tombées, une pesante lassitude nous reste, et de la fièvre.
A peine sortis du bois, nous voici au milieu d’attelages en station.
—Ravitaillement, dit le cuirassier.
Ce sont en effet des cuisines roulantes, arrêtées en ordre et formées en parc. Toutes les voitures sont attelées de quatre chevaux; tous les chevaux ont une couverture dépliée sur le dos. Les hommes de corvée sont silencieux. Ils nous regardent passer, ne nous reconnaissent peut-être pas, s’écartent, et ne disent rien.
Il tombe de la neige en flocons menus et du verglas. La route est défoncée et creusée d’ornières profondes. Nous glissons. Il faut se raidir pour éviter les chutes, et on ne les évite pas toujours. Le cuirassier, qui a toutes les peines à tenir son cheval, met pied à terre.
Peu à peu, lentement, nous nous éloignons du champ de bataille et de la ligne de feu. Les obus français ne nous gênent plus. Les carrefours sont libres. Notre artillerie n’entrave pas à cette heure, et si loin, le travail nocturne, toujours si intense. Des coups de canon nous arrivent assourdis. Nous sommes prisonniers. C’est la pensée obsédante. Nous sommes des vaincus, et nous marchons vers l’exil. Quel sort nous est réservé? Et surtout, comment préviendrons-nous ceux qui vont s’inquiéter là-bas? Nous n’avions jamais prévu que nous pourrions tomber vivants aux mains de l’ennemi. Demain, les papiers officiels nous porteront comme «disparus». Or, nous avons trop souvent répété nous-mêmes que «disparu» est un mot de politesse et de pudeur qui cache un autre mot, trop pénible. Seront-ils rassurés, et quand seront-ils enfin rassurés, ceux qui peut-être dans quelques jours nous pleureront? Mornes et douloureuses pensées, que notre fièvre ressasse à loisir.
Le cuirassier essaye de lier conversation. Va-t-il nous demander si nous croyons qu’ils prendront Verdun? C’est un grand gaillard maigre, sans manteau, coiffé du casque à pointe. Il baragouine un peu de français, appris dans nos villages occupés, et nous baragouinons, le capitaine et moi, un peu d’allemand, souvenir des leçons du collège. Pourtant nous parvenons à nous entendre à peu près.
Il est Prussien, il est sur le front depuis le début; il a pris part aux premières batailles dans le Nord, quand c’étaient encore les jours de la cavalerie et des combats d’hommes. Il nous dit, ce que nous avons déjà entendu plus de dix fois depuis que nous sommes prisonniers, que pour nous la guerre est finie. Il accompagne sa phrase d’un soupir de regret, et nous demande si nous croyons et si l’on croit en France que «ça durera longtemps encore». Comme nous n’avons aucune raison de lui dorer la pilule, le capitaine V*** lui répond:
—Quand la France sera kapùt (abattue, morte, détruite), quand l’Allemagne sera kapùt, il ne restera plus debout que les Anglais. Alors, la guerre sera finie,—dans deux ou trois ans.
Tristement, le cuirassier approuve. Il n’aime pas l’Angleterre. Il suit la mode. Lecteur docile des journaux, il n’en veut à la France ni du mal qu’ils ont voulu nous faire, ni du mal qu’ils nous ont fait, ni de tout le mal qu’ils n’ont pas pu nous faire, précisément parce que l’Angleterre les empêcha de mener jusqu’au bout leur fureur. Et maintenant l’Allemagne déteste cette France si pitoyable qui s’est défendue, mais elle hait terriblement l’Angleterre, car l’Allemagne a fini par découvrir pour les besoins de sa cause et par imposer à ses hommes cette idée que c’est l’Angleterre qui a cherché la guerre. Le cuirassier prussien s’apitoie en effet sur notre pauvre France. Comme la route que nous suivons est labourée d’ornières très profondes, qui lui donnent un aspect irréparable, il nous dit:
—Après la guerre, ça vous coûtera cher, la remise en état de ces chemins, ils sont bien abîmés. Partout c’est pareil. De même pour vos forêts: nous les avons complètement déboisées.
Dans ce paysage de neige et de misère, cette phrase, moins charitable que cynique, car le cuirassier ne regrette rien, nous brise le cœur. Répondre? Et quoi? Que les coupables seront punis? Qu’ils seront condamnés à payer? Mais ne faut-il pas retenir cet aveu d’un simple soldat, qui marque leur impuissance désormais certaine, qu’ils ne semblent plus espérer garder pour eux ces terres qu’ils occupent en Belgique et chez nous?
Tout en devisant tant bien que mal, nous arrivons à hauteur de l’ancienne première ligne française, celle du 20 février 1916. Nous n’en voyons pas grand’chose. De chaque côté de la route partiellement refaite, nous apercevons des éléments de tranchées clayonnées, des sacs à terre, des créneaux, un réseau de fils de fer. Ce petit coin du champ de bataille paraît intact, ou du moins peu endommagé. Autant que la nuit nous le permet, nous remarquons aussi que la position est telle que nous l’avons perdue et que, comme nous disons en style militaire, les tranchées n’ont pas été «retournées» contre nous par les Allemands en vue d’une défense probable.
La route est longue et pénible, et nous sommes fatigués. Le cuirassier ne sait pas très bien où il nous conduit. Il parle d’Azanne et de Villes, sans que nous puissions démêler si nous allons à Villes ou à Azanne. Mais nous sommes prisonniers, et nous n’avons qu’à nous laisser conduire.
De grandes ombres trapues se découpent sur le bord de la route.
—Des minenwerfer tout neufs, nous dit le cuirassier.
Il y en a une douzaine, qui attendent sous la neige. A leur suite deux masses plus hautes et plus longues, plus élégantes aussi: ce sont deux canons lourds, mais des canons français, de 155, pris à nos artilleurs. Nous les reconnaissons sans avoir recours aux complaisances un peu trop crues de notre guide.
Un convoi nous précède. Un carrefour est encombré de voitures et de chevaux. Dans le désordre et le brouhaha, des blessés légers gagnent par leurs propres moyens le premier poste d’évacuation. L’un d’eux, qui a gardé son fusil, nous apostrophe violemment. Le cuirassier lui fait remarquer que nous ne comprenons pas. Et lui, s’emportant, déclare qu’il faudra bien que nous comprenions et que nous parlions l’allemand, comme tout le monde, car personne n’aura plus le droit de connaître une autre langue que la leur. Ce troupier de deuxième classe, socialiste ou césarien, est un pangermaniste convaincu.
Comme cette marche est pénible! Nous glissons, nous tombons, nous soufflons, nous avons soif. Précisément nous touchons à une espèce de bivouac. Un soldat boche, sous une petite baraque en plein vent éclairée par une lanterne, travaille à je ne sais quelle réparation. Le cuirassier l’appelle et lui demande s’il a de l’eau à nous donner. L’homme n’en a pas, mais il prend un de nos bidons et disparaît pour aller chercher ce que nous désirons tant. Et nous nous asseyons près de la baraque.
Quelques minutes après, l’homme revient. Quelle joie! Mais quelle stupeur quand nous voyons qu’au lieu de nous rendre le bidon, l’homme l’approche de sa bouche, avale une gorgée d’eau, passe sa main sur le goulot et tend la gourde au capitaine! Cela, évidemment, pour nous prouver qu’il n’avait pas empoisonné notre boisson. Et voilà que ce mince tableau de guerre me rappelle des histoires de l’autre guerre, de celle qui a nourri notre enfance. Je revois les Prussiens de 1870 faisant goûter par leurs hôtes forcés les mets qu’on leur avait préparés; et je songe à leur méfiance perpétuelle, parce qu’ils n’ont jamais l’âme tranquille, et je songe aussi que, plus naïf et donc inférieur selon leur morale, je n’aurais même pas pensé que l’eau de cet homme pût être empoisonnée. J’ai souri du geste de ce soldat allemand, geste pour la galerie comme ils en font toujours, geste pour pays neutres, geste si peu français. J’ai bu de cette eau. J’aurais vidé le bidon tout seul sans être rassasié. Nous étions quatre à nous partager un litre de cet élixir.
Enfin nous allons arriver à Villes, car nous apprenons que nous allons à Villes. Pour les derniers cent mètres, nous tendons le jarret. En cachette, je fais l’examen de mes poches. Je déchire en menus morceaux tous les papiers que je possède, des lettres, des photographies, deux billets de banque, et je les sème peu à peu dans le fossé de la route.
Encore un coup de collier et nous arrivons à Villes.
L’aspect du village est tragique dans cette nuit de lune. Nous savions bien déjà, hélas! ce que la guerre peut faire d’une bourgade en l’anéantissant comme à Souchez, par exemple, et en l’écrasant sous les obus au point de ne plus permettre à l’agent de liaison égaré de retrouver même l’emplacement approximatif de l’église. Mais ce village que nous avons devant nous a été systématiquement détruit par l’ennemi. Quelques maisons sont en ruines, certes, et des canons ou des avions en sont la cause à peu près certaine: mais toutes les autres maisons qui sont intactes, ou du moins qui ont encore leurs murs debout, n’ont pas autre chose: les portes, les fenêtres, les planchers, les poutres, les chevrons, tout ce qui est charpente ou menuiserie, et naturellement les meubles aussi, on a tout enlevé, soit pour étayer des tranchées ou construire des abris-cavernes, soit pour faire du feu. Et je ne parle pas de tout ce que l’on a pu expédier en Allemagne. C’est le premier village de ce genre que nous voyons: une tristesse lourde nous pèse sur les épaules.
Il nous faut traverser ce village mort dans toute sa longueur, en pataugeant dans la neige et la boue, et en évitant de nous cogner aux hommes de corvée qui grouillent autour de nous. C’est ici le même ordre et le même silence que nous avons remarqués près de la ligne de feu. On nous regarde beaucoup, mais personne ne nous adresse la parole. Le cuirassier s’informe du chemin à suivre. On nous conduit au P. C. de la division, qui se trouve en dehors de l’agglomération.
Un long sentier de caillebotis nous dirige vers le point que nous croyons être le terme de notre route. Nous nous y engageons, heureux d’échapper à la boue glaciale. Nous sommes en pleine campagne. D’immenses tentes se dressent devant nous: c’est un lazarett (hôpital). Nous nous rangeons pour laisser passer un blessé que l’on ramène sur un brancard de la salle d’opérations. A notre gauche, un moteur ronfle. Nous pensons que c’est grâce à lui que tout le campement que nous traversons est éclairé à la lumière électrique.
Le P. C. de la division est un gourbi vraiment colossal, creusé dans la terre, couvert et étayé d’un nombre surprenant de rondins, et l’ensemble a la forme d’une pyramide de proportions excessives. Jamais nous n’avions vu d’abri de cette importance. Il est vrai que la vie d’un général de division est chose sacrée en Allemagne, et nous n’ignorons pas que le Kronprinz lui-même a donné l’exemple des précautions à prendre à la guerre. On accède au P. C. par un couloir à ciel ouvert taillé dans le flanc de la pyramide. Au fond, deux portes. Le cuirassier frappe à l’une d’elles et pénètre dans une vaste salle où nous apercevons plusieurs officiers. Nous attendons devant la porte, pendant que notre cuirassier rend compte de notre arrivée et remet l’ordre écrit qui nous accompagne. Deux officiers sortent nu-tête, crânes tondus, nous regardent, ne nous disent rien, et rentrent. Une ordonnance pénètre à son tour dans la grande salle avec un plateau où je compte huit verres. Ces messieurs vont sans doute célébrer leur victoire de la journée, et ce n’est probablement pas pour nous convier à la fêter avec eux qu’ils se font apporter ces verres. Non, certainement; car peu de temps après, le cuirassier sort du P. C., et il n’a pas l’air content.
Il n’est pas content du tout. Il nous annonce en effet, d’une voix maussade, qu’il vient de recevoir l’ordre de nous conduire sans délai à la Kommandantur de Rouvrois.
Rouvrois? Où est-ce? Est-ce loin? Est-ce près? Le cuirassier nous montre le bout du papier qui lui fixe l’itinéraire et nous lisons ces quatre noms: Azanne, Mangiennes, Pillon, Rouvrois. Quelque courte que soit la distance qui sépare chacun de ces villages du suivant, ces quatre noms représentent tout de suite pour nous un nombre considérable de kilomètres. Nous sommes déjà éreintés. Nous sommes tous plus ou moins blessés. Le sait-on? Ou s’en moque-t-on? Mais pourrons-nous arriver jusqu’au bout?
Quand nous nous remettons en route lentement, très lentement, il nous semble que nous ne ferons même pas cent mètres. Hélas! dans quelle galère sommes-nous embarqués! Nous sommes prisonniers, oui, bien prisonniers, et nous nous en apercevons. Et que sont des prisonniers, sinon du bétail, qu’on pousse devant soi jusqu’au jour des préliminaires de paix, où l’on discutera le prix de rachat de chaque tête? En Allemagne, nous sommes un objet de haine; et en France un objet de mépris. N’importe. Il faut marcher, même quand on n’a rien mangé depuis trente-quatre heures. Pas un de nous au reste ne consentirait à refuser d’aller plus loin; car dans l’ignorance où nous sommes de ce que nous deviendrons plus tard, aucun de nous ne voudrait se séparer de ses camarades, qu’il ne reverrait jamais sans doute.
Nous traversons Villes de nouveau dans toute sa longueur, et, pendant un kilomètre environ, nous reprenons la mauvaise route par où nous sommes venus. Nous croisons un assez long convoi d’artillerie: quatre gros canons montés sur des chariots massifs aux roues énormes, chacun d’eux tiré par huit chevaux. Et tout de suite après, nous entrons dans la nuit, dans la neige, dans la boue et dans le froid. Nous avançons à grand’peine, sans savoir comment nous nous tenons encore debout.
A la première halte que nous faisons, nous nous asseyons sur un talus du chemin tout couvert de neige, et le mouvement seul que nous faisons pour nous asseoir nous est une douleur de tout le corps. Qui n’a pas connu la fatigue à son dernier période, ne pourra pas me comprendre. J’avais conservé, dans la poche de ma capote, ma carte d’état-major au 1/80.000ᵉ, la seule que nous eussions à notre disposition au début des affaires de Verdun. Le capitaine me la demande, et nous cherchons à nous situer dans l’espace, puisque le temps ne compte plus pour nous. A la clarté de la lune et à la lueur d’une allumette, nous nous trouvons sans difficulté. Voici le ravin du Bois-Chauffour, voici les Chambrettes, voici Villes, Azanne, Mangiennes, Pillon, et voilà Rouvrois. Nous avons déjà fait une douzaine de kilomètres. Nous en avons encore une trentaine à faire pour parvenir à Rouvrois, terme de notre voyage, jusqu’à nouvel ordre. Trente kilomètres! Est-ce possible? Mais les ferons-nous? Mais comment les ferons-nous? Il neige toujours. Il fait froid. La route est complètement défoncée. Nous enfonçons dans les ornières. Nous glissons dans des trous profonds. Véritable marche au Calvaire. Nous marcherons toute la nuit. Arriverons-nous? Et quand arriverons-nous?
Je tenterais vainement de rendre la désolation de notre lamentable exode. Par quelle mystérieuse association d’idées me vient à l’esprit le souvenir d’un livre de Pierre Loti, qui s’intitule Le Désert et qui, tout le long de ses trois cents pages, ne parle que de soleil, de ciel bleu, et de sable rose, et de solitude, prestigieux tour de force d’un poète qui peut chanter le néant pendant des heures et des heures? Ainsi, pour nous, ce soir, tout se résume en ceci: de la nuit, de la neige, du froid, de la fatigue, de la fièvre et du découragement, et de la nuit et de la fatigue et toujours du découragement, et cela pendant toute la nuit sans fin et tout le long de ces quarante kilomètres de route que nous devons subir. L’homme du désert n’a pas plus d’émotion en apercevant au loin la pierre d’un puits que nous n’en eûmes nous-mêmes en découvrant dans l’ombre la silhouette minable du village de Mangiennes.
Mangiennes ressemble à Villes. Aux maisons béantes, on n’a laissé que les murs. Tout a disparu. La lune éclaire affreusement ces carcasses de grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous arrêtons sur une place, près d’une fontaine publique qui alimente une auge assez importante. Une pancarte nous défend de boire de cette eau qui n’est pas bonne et qui doit être réservée pour la lessive. Mais la fièvre est impérieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand même. Nous ne parlons pas. Nous ne nous traînons plus que comme des automates. Le village a l’air vide et ne semble pas abriter des troupes au cantonnement. A tous les carrefours, de gigantesques inscriptions sur bois indiquent, par un mot et une flèche, les directions à prendre. Et nous sortons de Mangiennes sans tâtonner.
De Mangiennes à Pillon, nous mîmes certes plus de temps que je n’en mettrai à le rapporter. C’est la même marche, dans le même paysage, avec la même fatigue, sur une route identique, peut-être un peu moins mauvaise, bien qu’elle soit très mauvaise encore. A chaque halte, il nous apparaît que nous sommes au bout de nos forces, et nous continuons néanmoins jusqu’à la halte suivante, où nous nous apercevons que nous sommes encore plus brisés qu’à la précédente, ce que nous aurions cru impossible. Somnambules que nous sommes, nous n’avons plus la ressource de penser. Nous allons, groupe muet, éclopé, fourbu, glacé, à côté d’un cuirassier prussien qui ne dit plus rien, lui non plus, tant il est épuisé de marcher à pied dans la neige glissante, en soutenant son cheval qui le gêne plus qu’il ne l’aide.
Si nous avons trouvé facilement notre route à travers Mangiennes, la chose est moins aisée à Pillon, car il n’y a ici aucun de ces gigantesques écriteaux, qui étaient si nombreux là-bas. Je tire de nouveau ma carte et montre au cuirassier le chemin qu’il doit suivre. Il regarde ce que je lui indique, mais il ne se décide pas. Il n’a sans doute pas confiance en nous. Il frappe à la porte d’une maison qui semble être une ambulance. Vainement. Personne ne répond. Tenant toujours son cheval par la bride, il va de porte en porte, sans succès. Il trouve enfin une espèce de ferme, disparaît, revient, attache sa monture dehors, et nous fait entrer avec lui dans une vaste grange au fond de laquelle nous voyons, chichement éclairés, deux hommes mal vêtus et deux cuisines roulantes côte à côte. L’un des cuisiniers est occupé à tailler des parts dans de gros morceaux de viande bouillie, et l’autre, debout sur le marchepied, plonge une grande louche dans l’immense marmite. Ni celui-ci, ni celui-là ne nous adresse la parole.
Tout de suite la chaleur du foyer nous ranime. Mais quelle dérision! Nous amener dans une cuisine alors que nous n’avons rien mangé depuis quarante heures! Le cuirassier va-t-il cyniquement casser la croûte devant nous? Il n’en faut pas douter. Déjà on lui donne du pain et une tranche de bœuf. Mais, lui servi, on nous offre aussi du pain, de la viande et du café. Qui n’a jamais eu faim ne concevra point que nous n’ayons pas eu la dignité de refuser cette pitance clandestine. Nous avons mangé et bu. Pour la première fois, nous goûtons en pays ennemi de ce fameux pain de guerre, si cruellement cinglé par nos railleries françaises. Il n’est pas bon, il est même mauvais, mais nous avions faim, et il nous contente. Quant au café, s’il est nécessaire de l’appeler ainsi, c’est une vague décoction de je ne sais quoi, sans sucre, sans couleur, sans saveur, et qui nous lèverait le cœur, si le froid ne nous la faisait juger la meilleure des boissons chaudes. Tel fut notre premier repas en Allemagne.
L’impression que nous en pûmes tirer, c’est que le soldat boche n’a peut-être pas une cuisine très fine, mais il a de quoi se sustenter.
Au moment de repartir, car nous ne sommes pas au bout de nos peines, le cuirassier nous dit sans aucun embarras:
—On vous demandera si vous avez mangé. Vous répondrez non.
Sa phrase est moins une prière qu’un ordre.
Comme nous passons devant l’église de Pillon, l’horloge sonne quatre coups. Je regarde ma montre: elle marque trois heures. S’est-elle arrêtée? Non, il faut désormais que nous nous réglions sur l’heure allemande et que nous tenions compte d’une différence de cinquante minutes.
Les derniers kilomètres d’une étape paraissent toujours plus longs. Ceux-ci nous semblent interminables. L’arrêt que nous avons fait dans la cuisine de Pillon nous a cassé les jambes. Nous avons mal aux pieds, aux reins, aux épaules, sans parler des blessures du combat. On doit se raidir et se tendre de toute sa volonté pour marcher encore.
A la lisière d’un petit bois, nous rencontrons un cavalier en patrouille. Tout en passant, il nous dit:
—’ten Abend (Bonsoir).
Il ne s’est peut-être même pas aperçu que nous sommes des prisonniers.
Enfin, car il faut bien que tout finisse, nous arrivons à Rouvrois. Nous avons tellement répété que nous n’en pouvions plus, que nous aurions besoin d’inventer une expression pour marquer à quel degré de fatigue nous atteignons. Ah! se coucher! s’allonger! se reposer! dormir! dormir surtout, comme des brutes, après tant d’émotions et de surmenage. Est-ce que nous dormirons? Est-ce vraiment ici qu’on nous retiendra? Ne va-t-on pas d’ici nous expédier plus loin? Qui sait? Et pourquoi non?
La kommandantur occupe une petite maison en briques. Une inscription en gros caractères noirs la signale par ces mots: «GENERAL K D O». La même inscription se trouve sur une lanterne à verre rouge accrochée, non pas à la porte d’un établissement spécial, mais au premier étage de la maison voisine, qui fait le coin de la rue. Un grand poteau chargé de fils téléphoniques et télégraphiques se dresse près de la kommandantur; et le quartier général est gardé par une sentinelle de la landsturm, qui, l’arme à la bretelle et les mains dans les poches de sa capote grise, se promène le long d’un sentier de caillebotis, en rotant régulièrement toutes les trente secondes avec une vigueur qui nous surprend d’abord quelque peu.
Le cuirassier est entré à la kommandantur. Nous nous sommes assis sur un banc de pierre, le dos contre la muraille. Il fait froid. La nuit s’achève. Le capitaine s’est assoupi. La sentinelle continue sa lourde promenade en rotant consciencieusement avec la même régularité, comme par gageure, à moins que ce ne soit un procédé recommandé par les consignes du poste pour résister au sommeil.
Mais voici que le cuirassier sort de la kommandantur. Il a l’air plus satisfait qu’au départ du P. C. de la division. Sa mission est finie. Il nous dit adieu très simplement et nous remet entre les mains d’un fantassin en calotte de campagne qui, baïonnette au canon, nous conduit, à une cinquantaine de mètres de là, dans une petite maison de pauvre apparence.
Allons-nous enfin nous reposer? Nous entrons dans une pièce qui a, pour tout mobilier, un bahut, une table, deux bancs et un poêle. Le parquet est sale. Les murs suintent l’humidité. La table est recouverte d’un enduit crasseux. Dans un coin, il y a une dizaine de paillasses, qui ne sont pas trop propres. Une odeur infâme règne. Ne soyons pas dégoûtés. Nous sommes prisonniers et nous en verrons bien d’autres sans doute.
Sous la surveillance d’un feldwebel, l’homme qui nous a conduits dispose les paillasses l’une à côté de l’autre. Puis, de lui-même et avant que le sous-officier ait pu l’en empêcher, il se met à nous allumer du feu dans le poêle. Pendant que nous nous installons et que lui s’emploie à ce travail, le feldwebel le traite à plusieurs reprises, et à mi-voix, de «dummkerl», comme si nous ne devions pas comprendre qu’il le sacre imbécile et triple imbécile. Et cela nous assure sans hésitation des sentiments que le feldwebel nourrit à notre égard.
CHAPITRE III
DE ROUVROIS A PIERREPONT
(10 mars 1916).
Nous n’avons pas dormi longtemps, mais ce peu de sommeil nous a suffi. Ai-je rêvé? Où suis-je? J’ai l’esprit lourd, comme un malade qui entre en convalescence. Je me frotte les yeux, et toute l’effroyable journée de la veille me revient à la mémoire. Je regarde autour de moi. Quelle tristesse! Déjà mes camarades se lèvent. Ils ont les traits tirés, les paupières plombées, la barbe longue, et tous se plaignent de courbature. Le même désespoir, que nous ne nous avouons pas, nous tient tous les quatre. Et c’est dans un silence navrant que nous faisons notre toilette, vaille que vaille, pour la première fois depuis cinq jours. Depuis cinq jours, nous n’avions pu nous débarbouiller: l’eau, ce matin, est une chose merveilleuse qui nous fait du bien.
Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Un homme de garde est là, baïonnette au canon, devant la porte, et il nous surveille de près. Il n’a pas la physionomie d’un mauvais diable. Il louche un peu et montre un vif désir de causer avec nous. Il ne s’exprime d’ailleurs pas en un français trop incorrect.
Comme tous ceux que nous avons vus jusqu’ici, cet Allemand commence par nous parler de lui-même. Viendront ensuite les questions qu’il brûle de nous poser. C’est un procédé d’une habileté assez pesante; mais, à force d’entendre toujours les mêmes questions et les mêmes affirmations sur la guerre, la France et l’Angleterre, je me persuade que ces Boches récitent une leçon apprise.
Ainsi pour cet homme. Il veut être trop aimable. Il nous raconte qu’il a fait campagne en Russie et dans les Balkans. Il parle doucement, doucereusement même, et il nous sert des phrases effarantes sans avoir l’air d’y toucher. Il ne pérore pas depuis cinq minutes, que déjà il nous pousse sa charge contre l’Angleterre. D’abord, les Russes n’existent pas. Ce sont des soldats pour la forme. En fait, ils ne sont pas dangereux, et notre sentinelle en rit avec complaisance. Les Français ne leur ressemblent point. Voilà de bons soldats. Eux seuls ont opposé à l’Allemagne une résistance sérieuse. Eux seuls empêchent l’Allemagne d’arriver plus vite à la victoire. La France sera vaincue, mais l’Allemagne estime la France comme elle le mérite. Si seulement la France comprenait mieux son intérêt! Mais elle s’est jetée dans les bras de l’Angleterre; l’Angleterre la mène par le bout du nez, elle la saigne à blanc sur les champs de bataille, elle la ruinera d’hommes et d’argent, et plus tard elle la mettra purement et simplement au nombre de ses colonies. Cette Angleterre est haïssable. C’est pourquoi notre homme la hait, et son sentiment est bien naturel, n’est-ce pas, puisque les Anglais font durer la guerre à plaisir?
Notre homme n’en reste pas là. Nous l’écoutons. Nous n’avons rien d’autre à faire.
—La guerre est finie pour vous, dit-il. Vous serez bien en Allemagne, vous verrez. On a beaucoup d’égards chez nous pour les officiers prisonniers.
Cette considération personnelle ne nous émeut guère. La sentinelle reçoit cette réponse, qui exclut toute sentimentalité, que la certitude d’avoir la vie sauve ne suffit pas au bonheur d’un soldat français et que la captivité, même dorée, à supposer qu’elle le soit, ne vaut pas la satisfaction de souffrir à sa place dans la misère quotidienne de la tranchée.
C’est tout un drame qui se joue là, dans cette pauvre chambre de Rouvrois, entre un troupier allemand et des soldats de chez nous, un drame d’idées et de caractères qui reproduit en petit l’effroyable tragédie où, des deux races aux prises de la mer du Nord à la frontière suisse, l’une proclame le droit de vivre, et l’autre défend le droit de mourir. Le même malentendu se retrouve ici, car notre homme ne comprend rien à notre attitude, et le regard étonné dont il nous enveloppe signifie que décidément nous sommes de piètres individus, que nous ne serons jamais sérieux et qu’enfin nous sommes pitoyables.
La journée du 10 mars devait nous offrir, dès notre entrée chez l’ennemi, un raccourci d’à peu près tout ce que nous verrions par la suite. Sans plus tarder, nous allions connaître la profondeur du fossé qui sépare la France lumineuse et libre de l’Allemagne asservie et embrumée. D’un côté, des idées; de l’autre, des appétits; ici, des sentiments; là, des méthodes. Les deux peuples se touchent sans se confondre. Et ce n’est pas faute d’être éclairée sur nous que l’Allemagne garde ses principes à elle. Ses hommes sont d’une curiosité extraordinaire. Tout les intéresse de nous. Ils ne se lassent pas de nous interroger. Ils veulent savoir à tout prix qui nous sommes, ce que nous pensons, ce que nous faisons, ce que nous voulons. Mais, qu’on ne l’ignore pas, ce n’est point pour s’améliorer que l’Allemagne cherche à s’instruire. Elle a des principes nettement arrêtés. Rien ne pourra l’en distraire. Elle s’y tient comme un chien s’accroche à un os. Et, si elle montre tant de curiosité envers nous, c’est pour se convaincre un peu plus de sa supériorité et se raffermir dans son orgueil.
Ce matin-là, nous étions évidemment à l’ordre du jour de Rouvrois. Nous attendions la visite de tout ce qu’un état-major qui se respecte traîne avec soi d’officiers pleins d’importance. Aussi ne fûmes-nous pas surpris, quand, vers les huit heures du matin, entra dans notre cellule un officier allemand qui se présenta à nous comme interprète. Il nous demanda quel était le plus ancien de nous tous, et il sortit aussitôt, après avoir invité le capitaine V*** à sortir avec lui.
Nous pensions que nous allions subir l’un après l’autre, et séparément, l’interrogatoire de rigueur. Il n’en fut rien. L’interprète n’était pas chargé de nous interroger. Il désirait seulement causer avec le capitaine. Quelle tendre sollicitude et quelle délicatesse de savoir-vivre! Mais combien plutôt la ruse était grossière! Car, sous le prétexte d’une simple causerie, on voulait essayer de faire parler le plus ancien d’entre nous en lui donnant le change. Le capitaine ne s’y trompa point, et, quand il revint parmi nous, il nous rapportait des choses précieuses, alors que son interlocuteur s’en allait les mains vides.
L’impression retirée par nous de cet entretien d’allure familière confirme celle que nous avons eue déjà en quittant le gourbi des Chambrettes: les Allemands sont inquiets au sujet de Verdun. Ils trouvent que le succès ne répond pas à leur attente. Ils voudraient savoir si nous avons des réserves d’infanterie et d’artillerie en arrière de notre ligne, qui semble précaire, mais qui peut-être cache un piège. Ils ne se fient pas aux déclarations que leur ont faites quelques soldats français qu’ils ont capturés, car ils ont plus d’une fois éprouvé que ces déclarations, fausses à plaisir, ne servaient qu’à les égarer. Comment obtenir qu’un officier parle? C’est bien difficile, et il faut emprunter des chemins détournés.
L’interprète croit que Verdun tombera, comme tous les Allemands le croient. Il estime néanmoins que ce ne sera ni sans retard, ni sans pertes pour les assaillants. Mais il est d’une intelligence peut-être plus grande, à moins que les idées propagées par le gouvernement de Berlin ne soient dosées suivant les classes qu’on veut toucher, et, tandis que tous les troupiers allemands nous ont chaudement affirmé que la prise de Verdun terminerait les hostilités, il professe quant à lui qu’elle ne servirait de rien dans la marche de la guerre. Verdun n’est point Paris. Quelle carte ce serait pourtant entre les mains de l’Allemagne!
—Si nous ne prenons pas Verdun, dit-il, nous ne pourrons pas nous montrer exigeants au moment de la paix.
A l’heure que sa patrie traverse une crise redoutable, est-il rien de plus réconfortant pour un prisonnier que d’assister à la faillite des espérances du vainqueur et au commencement des déceptions démoralisantes?
Nous écoutions passionnément ces propos du capitaine, lorsqu’un nouvel officier entra dans la chambre. Après l’échec de l’autre, venait-il officiellement celui-ci?
Il est grand, de belle prestance sous l’uniforme gris, et même il ne manque pas d’une certaine élégance. Il parle bien le français, il porte sous le bras gauche une liasse de dossiers, et il a ôté sa casquette en entrant chez nous. Après quelques paroles de politesse, il nous montre une feuille de papier écolier où sont inscrits déjà quelques noms d’officiers, et il nous demande de nous inscrire à notre tour. Nous consultons la liste: nous n’y voyons personne que nous connaissions, et nous remarquons seulement le nom de quelques officiers d’un régiment de notre division. Cette petite cérémonie terminée, nous nous préparons à une attaque en règle. En effet, elle a lieu, mais avec tant de tergiversations que nous n’aurons pas de peine à garder le dessus.
Cet officier est un mauvais diplomate. Il nous dit:
—Regardez.
Et il déplie devant nos yeux un grand tableau imprimé indiquant la composition de tous nos corps d’armée, divisions et brigades. Un trait de crayon bleu encadre les unités que les Allemands ont pu identifier devant eux à Verdun, depuis le 21 février, premier jour de l’offensive.
L’officier a un sourire satisfait. Mais il nous montre du doigt plusieurs points d’interrogation, faits au crayon bleu aussi, qui déparent le beau travail qu’il nous exhibait. Son geste est d’une candeur touchante, et c’est nous maintenant qui, pour toute réponse, nous contentons de sourire. Alors l’officier replie mélancoliquement son tableau.
Pour dissiper la gêne qu’il sent, il nous annonce que nous quitterons Rouvrois dans le courant de l’après-midi, vers deux heures. Nous irons à Pierrepont, qui est un point d’embarquement, et nous partirons avec un certain nombre de soldats français, prisonniers comme nous, lesquels sont gardés et parqués dans l’église du village.
Le capitaine profite de l’occasion pour demander ce que sont devenues nos ordonnances.
—Un major du 36ᵉ saxon, dit-il, nous avait promis qu’on nous les laisserait. Mais on nous les a retirées en route pour transporter des blessés.
L’officier s’empresse de répondre que la promesse du major sera tenue, que c’est une chose certaine, que les Allemands ont l’habitude de ne pas séparer les ordonnances de leurs officiers et que par conséquent les nôtres nous seront rendues lors de l’embarquement en chemin de fer. Et sur cette promesse, qui ne lui coûte que quelques phrases, l’officier se retire.
C’est maintenant l’heure de notre premier repas officiel, et ce sera le plus important de la journée, selon la coutume allemande, car il est de règle là-bas de manger beaucoup le matin et peu le soir. Un soldat, qui doit rester à notre disposition jusqu’à ce que nous ayons achevé, place sur la table des assiettes creuses, des cuillers, des fourchettes, des tasses et une grande cafetière pleine de café. Le café sera notre boisson: il ne ressemble pas plus à ce que nous appelons chez nous de ce nom, que la fade lavasse que nous avons prise, la nuit précédente, dans la grange de Pillon. Quant à notre pitance, elle ne sera pas compliquée. Le soldat apporte une marmite et emplit nos assiettes d’une soupe épaisse, faite de potage condensé, de riz et de petits morceaux de viande de la grosseur d’un dé à jouer. J’avoue que cette soupe nous parut succulente. Le soldat qui nous sert est d’une prévenance extrême. A peine ai-je vidé mon assiette qu’il me l’enlève. Que va-t-il me donner?—Une deuxième assiettée de la même soupe. Car, je peux le dire maintenant, on ne nous présentera pas autre chose. Libre à nous de reprendre trois ou quatre fois de cet unique plat. Alimentation simple et rustique dont il faudra nous accommoder. Encore serait-elle suffisante, si nous en avons toujours autant, et surtout si l’on nous distribuait un peu de pain. Mais notre menu de ce matin n’en comportait pas.
Manger et dormir sont à peu près les seules occupations d’un prisonnier. Nous nous sommes donc allongés sur nos paillasses après ce magnifique repas. Savions-nous ce que nous ferions? Avant notre départ, qui était fixé pour deux heures, nous voulions nous reposer et nous mettre en état de supporter de nouvelles épreuves.
A deux heures, en effet, on vient nous chercher. Nous sortons. Quelques civils nous regardent, ne disent rien, ne font pas un geste. Évidemment on les épie. Près de l’église, nous trouvons une trentaine de soldats français de régiments différents, et, parmi eux, quelques chasseurs de notre bataillon, tous rangés par quatre. Nos ordonnances sont là. Des hussards, armés de la lance, doivent nous escorter. On nous place à la tête de la petite troupe, et nous partons. Trois vieillards, arrêtés devant nous, se découvrent et nous saluent gravement. Jamais salut ne m’a ému comme celui-là.
La route est moins difficile que la nuit dernière. La neige a fondu. Nous croisons deux voitures automobiles chargées d’officiers d’état-major. Ce sont les premières que nous voyons. Elles laissent après elles une odeur infecte d’essence de qualité inférieure. Tout le long de la route, dans les champs, tantôt ici et tantôt là, nous remarquons des tombes. De Français ou d’Allemands? Nous ne savons pas, et nous ignorons si elles sont récentes ou si elles datent déjà des débuts de la guerre. Derrière nous, les soldats causent entre eux, à voix basse. Nous avons tous des figures hâves où les yeux brillent de fièvre. Quoique j’aie connu les jours de Charleroi, de Guise et de la Marne, quoique j’aie souffert pendant la morne retraite, je ne me rappelle rien de comparable à la désolation qui pèse sur nous. Nous sommes écrasés d’un accablement sans nom et toute pensée nous est une torture. Ceux d’entre nous qui croyaient avoir épuisé les misères de la campagne, n’avaient pas imaginé celle qui nous étreint aujourd’hui.
Pour aller à Pierrepont, nous quittons la route Rouvrois-Longuyon. Le carrefour est occupé par des troupes au repos, section de munitions ou de parc d’artillerie. Des chariots et des caissons sont alignés, des soldats nous regardent passer. Deux officiers sont parmi eux, et, au moment où nous allons les croiser, ils nous saluent.
Il fait froid. Un pâle soleil n’arrive pas à nous réchauffer. La plaine est blanche de neige autour de nous, et tout le paysage est d’une tristesse infinie.
Nous approchons d’un village: c’est Arrancy. Sur la route, des civils, jeunes et vieux, travaillent sous la surveillance de soldats en armes. On ne nous avait pas trompés, quand on nous avait dit en France que nos pauvres frères des régions envahies subissaient le régime des Travaux Publics. Devant leur détresse effroyable qu’il n’est que trop aisé de voir dans leurs yeux et sur leurs visages amaigris, nous oublions la nôtre. La nôtre commence. Ils endurent la leur depuis dix-neuf mois. Honte à ceux qui commettent ces crimes! Et honte à ceux qui, par leur faute et par leur imprévoyance, ont pu permettre que ces crimes fussent commis!
Comment oublierais-je le ton de ce cantonnier minable, qui, à deux pas de son gardien, trouve le courage de nous dire, après tant d’heures noires:
—N’est-ce pas que ce n’est pas vrai qu’ils ont pris Verdun?
Quelle force y a-t-il donc dans le cœur d’un Français pour que jamais le moindre doute ne le touche quant aux destinées de sa patrie? Ainsi de cet homme. Depuis dix-neuf mois il est esclave. Depuis dix-neuf mois il a faim, il ne sait rien de ce qui se passe chez lui. Un jour, le maître brutal, désespéré de sa résistance, lui annonce qu’il s’est emparé de Verdun. Et l’esclave, avec son bon sens et sa foi éternelle, lui répond:
—Ce n’est pas vrai.
Homme d’Arrancy, qui que tu sois, Français que je ne reverrai peut-être de ma vie, tu m’as donné une belle leçon. Le peuple d’où tu sors ne peut pas être vaincu. Et ta forte parole me fait oublier ce que j’ai vu ensuite dans ton village d’Arrancy. Je t’avais rencontré avant d’y entrer.
Quel spectacle navrant en effet, quelle douleur à chaque pas renouvelée! Voici une jeune femme qui vient vers nous. En riant elle adresse quelques mots au hussard qui nous précède, fait un pas, prend un air tragique, nous demande en passant:
—Ça ne va donc pas?
Et, sans attendre notre réponse, elle lance déjà des plaisanteries aux soldats qui nous suivent.
Dans toutes les maisons, il y a des soldats allemands. Par les fenêtres ouvertes, car on veut nous voir, c’est nous qui voyons. Les Allemands sont là comme chez eux, installés en famille. Est-il possible que cette chose soit? N’est-ce point par la terreur qu’ils ont occupé nos pauvres foyers sans défense? Hélas! Un de mes camarades m’apprend que, déjà, avant la guerre, ce pays était infesté d’Allemands plus ou moins déguisés, qu’on n’y dissimulait ni de la sympathie pour l’Allemagne, ni de la défiance et de la mauvaise humeur contre nos troupes quand elles y cantonnaient. Faut-il que je le croie? Mais devant ces horreurs, comme il grandit, comme il grandit, l’humble cantonnier de tout à l’heure!
A la sortie du village, à deux cents mètres environ, les hussards nous font quitter le chemin et entrer dans un champ en bordure couvert de neige. Puis, ils nous arrêtent. Halte. Dix minutes de repos.
Quand on nous remet en route, pour les derniers kilomètres qui nous séparent de Pierrepont, deux fantassins allemands nous emboîtent le pas. Ils sont équipés et vêtus de neuf et portent la casquette grise à visière et à bandeau rouge que portent les sous-officiers. L’un d’eux paraît tout jeune. Naturellement ils se mettent à nous parler, et naturellement leur curiosité nous pose toutes les questions obligatoires qu’on nous a déjà posées.
Combien de temps durera la guerre? Que dit-on en France à ce sujet? Les Allemands prendront-ils Verdun? S’ils prennent Verdun, la paix sera signée. L’Angleterre est une infâme nation de traîtres et de pirates. La France, au contraire, est très sympathique; on l’estime et on la plaint. Pourquoi faut-il qu’elle se laisse mener par le bout du nez au gré de l’Angleterre?
Nous discutions encore avec nos deux catéchumènes en armes, quand nous arrivons à Pierrepont.
Un capitaine nous arrête et sépare les officiers de la troupe. Une contestation s’engage à propos de l’adjudant-chef Ch*** qui voudrait bien nous suivre.
—Est-il officier? demande le capitaine.
—Il est adjudant-chef.
—Il n’est pas officier? répète l’autre.
—Non, mais offizierstellvertreter[D].
—Je regrette. Il n’est pas officier. Je ne peux emmener que les officiers.
Mais la dispute n’est pas finie.
—Nos ordonnances sont avec nous. On nous a promis...
—Tout à l’heure, réplique le capitaine.
Et il nous emmène par un escalier qui descend la grand’rue.
Près de la gare, nous traversons les ruines de ce qui fut une usine française, mais on l’a incendiée et détruite. Puis nous prenons par un vaste jardin désert, tout blanc de neige.
Au détour d’une allée, nous rencontrons un général très vieux, qui se promène les mains derrière le dos, en compagnie d’un major aussi vieux que lui et qui a l’air d’un Bismark à quatre galons, tant sa figure est empreinte d’aménité. Ces deux hommes, qui ont peut-être déjà fait la guerre en 1870, nous rappellent plus d’une image de jadis, peut-être à cause de l’uniforme qu’ils portent, qui est celui d’autrefois.
En un français difficile, mais poliment, le général nous apostrophe:
—Quand avez-vous été pris?
—Hier.
—Où?
Le vieux major fait un pas en avant, lève le bras, et, la face cramoisie, il hurle:
—Vous mentez. Il y a longtemps que le fort et le village de Douaumont ne sont plus aux Français.
—Je le sais, riposte froidement le capitaine V***. Nous avons été pris à trente mètres à l’ouest de Douaumont-village.
Le vieux major jubile. Il avait raison, mais il n’est pas satisfait. Sur un ton où ne manque pas une lourde ironie, il nous demande:
—Qu’est devenu le colonel Driant?
Toujours imperturbable, le capitaine V*** réplique du tac au tac:
—C’est à vous qu’il faut le demander.
Cette fois le vieux major est pleinement satisfait, s’il a voulu ranimer en nous une douleur. Il ne dit plus rien. L’incident est clos, et nous continuons notre route.
C’est pour revenir à la belle usine détruite que nous avons fait le tour du vaste jardin. On nous arrête devant un bâtiment épargné par les flammes. Ce sera notre prison provisoire. La porte s’ouvre. Une grande salle. A l’entrée, le poste de police, composé d’une douzaine d’hommes de la landsturm. Dans le fond, à droite, une table et des bancs. Plusieurs officiers français se lèvent et viennent au-devant de nous.
Cependant, un leùtnant à l’aspect rogue, que nous avons aperçu en arrivant, fait irruption. Comme nous sommes têtus, nous demandons nos ordonnances. D’ailleurs, nous venons d’apprendre que les officiers prisonniers qui sont ici ont des soldats français à leur disposition. Pourquoi ne réclamerions-nous pas nos ordonnances, si elles doivent être moins malheureuses près de nous, et puisqu’on nous les a promises? Mais le leùtnant rogue n’est pas de cet avis. Il estime que nous n’avons pas besoin de nos chasseurs, pour le moment, et il ajoute qu’on nous les rendra au point terminus de notre voyage, au débarquer.
Il est cinq heures. La nuit tombe. On nous sert le repas du soir. Nous n’aurons, paraît-il, rien de plus que nos hommes; et ce qu’on nous donne, c’est du pain et du café. Repas léger qui ne nous chargera point l’estomac. Et nous avons faim quand nous nous couchons dans un coin de l’immense ruine, en attendant qu’on vienne nous appeler pour l’embarquement, qui doit avoir lieu dans le courant de la nuit prochaine.
CHAPITRE IV
L’USINE DE PIERREPONT
(11 mars 1916).
Bien des combattants l’ont déjà noté: nul n’a jamais dormi d’un sommeil plus profond que les soldats pendant la guerre. Aussi faisait-il grand jour quand je me réveillai dans l’immense corps de garde de l’usine de Pierrepont, le 11 mars 1916. Si je fus surpris de me trouver là à 7 heures 1/2 du matin, ce fut uniquement parce qu’on nous avait annoncé que nous partirions dans le courant de la nuit.
Accroupis sur nos paillasses à la manière des Arabes, les cheveux en désordre et les yeux gonflés, nous formions un groupe lamentable. Ah! puisque nous ne partions pas encore, pourquoi nous avoir réveillés? Pour boire cette infâme boisson tiède, fade et si peu colorée, que je me refuse à nommer café?
Les officiers français, prisonniers comme nous, et qui ont couché dans une petite pièce attenant à la nôtre, sont déjà debout. Depuis trois jours, ils sont enfermés dans l’usine détruite. Depuis trois jours, on leur dit chaque matin: «Vous partirez ce soir.» Et chaque soir on leur dit: «Vous embarquerez cette nuit.» Un peu plus habitués que nous aux mensonges et aux ruses des Allemands, ils sourient de notre surprise. Nous avons l’impression que Pierrepont est un point de rassemblement des prisonniers de l’offensive de Verdun et que, si nos camarades attendent depuis trois jours, c’est que les prisonniers ne sont pas assez nombreux pour qu’on forme un train complet. S’il en est ainsi, puissions-nous attendre ici pendant six mois! Mieux que les communiqués de la presse allemande, notre séjour nous renseignera sur le succès ou l’échec de l’attaque de Verdun.
Rien de plus sinistre que cette prison, vaste et froide, où, gardés par une douzaine de soldats allemands, quelques officiers français se racontent les derniers événements de leurs combats. La lumière qui entre ici est douteuse. Nos vêtements sont couverts de boue, des pansements d’un blanc éclatant soulignent le mauvais état de nos capotes. Nos chaussures ont des aspects épiques, et, quant aux objets de toilette, ils nous font totalement défaut. Mais il paraît qu’une kantine peut nous ravitailler, et Fritz est chargé de faire nos achats à cette kantine.
Fritz ne s’appelle probablement pas Fritz. Sans lui demander quel est son nom véritable, ni si celui-là lui convient, on l’a baptisé Fritz, et il répond. C’est un bonhomme falot, d’une quarantaine d’années, qui a toujours l’air de tomber de la lune. Il est coiffé de la calotte ronde sans visière. Il ne sait pas un traître mot de français. Mais nos réminiscences du collège suffisent pour qu’il nous entende. Il nous entend d’ailleurs à sa façon et ne se trompe jamais. Quand on lui commande une boîte de sardines, il nous apporte régulièrement une boîte de thon, qui coûte plus cher. Et si l’on désire une autre boîte de thon, il rapporte automatiquement une boîte de sardines, parce qu’il n’y a plus de thon à la kantine, et comme par hasard les sardines coûtent plus cher maintenant que le thon. La désinvolture de Fritz est désarmante. Nous avons beau protester. Fritz nous rend en pièces allemandes la monnaie de nos billets français, et il se contente de sourire. Fritz n’est après tout que le premier mercanti boche avec qui nous ayons contact. Il est indispensable. Il en profite.
D’une complaisance que rien ne lasse, il irait volontiers cent fois par jour à cette chère kantine où sa solde doit s’augmenter de pourboires sérieux. Il va nous chercher tout ce que nous souhaitons, à condition bien entendu de ne souhaiter que des choses possibles. Ainsi Fritz nous procure peu à peu quelques boîtes de conserve de provenance hollandaise, du fromage, des boîtes de cigarettes où un foin insipide fait office de tabac, mais dont le papier à l’un de ses bouts est enrichi d’or; et enfin, du sucre. Cela peut paraître surprenant, et cela nous surprit. Jusqu’à cette heure, nous n’avions trouvé nulle part la moindre trace de ce trésor. Et voilà que Fritz nous déterre du sucre, de bon et beau sucre, au prix ahurissant de soixante-dix pfennigs le kilogramme. Qu’est-ce que cela signifie? Et faut-il voir là aussi une manœuvre sournoise des Allemands pour nous démoraliser et nous faire croire qu’on est loin de connaître en Bochie la misère que l’on chante en France sur tous les toits et dans toutes les feuilles? J’essaye d’interroger Fritz. Fritz est impénétrable, et il me renvoie à son feldwebel.
Le feldwebel, qui commande le poste de police chargé de nous garder, est un homme grand, maigre, à la figure en lame de couteau et aux yeux gris. Il est coiffé de la casquette à visière. Par ses allures moins raides, il tranche sur tous les autres soldats que nous avons vus. Il affecte un laisser-aller qui détonne parmi les mannequins de l’armée allemande. Pour donner un ordre à ses hommes, il ne se croit pas obligé de hurler. A chaque instant, il se rapproche de nous pour nous dire quelques mots mi-français mi-allemands, qui n’offrent aucune espèce d’intérêt mais qui évidemment veulent être aimables. C’est lui-même qui nous propose de nous découvrir en ville un peu de schnaps, si nous en désirons; mais il nous fait sa proposition à voix basse et nous demande de ne parler de rien aux hommes de garde, dont il se méfie. Ces façons nous déconcertent. Je lui remets ma petite gourde de poche, qui porte la marque d’un coup de crosse, et il nous quitte pour retourner auprès de ses camarades. Quel drôle de personnage! Est-ce que son affabilité ne cacherait pas un piège?
Brusquement, des éclats de voix éveillent notre attention. Grande dispute dans le poste de police! Nos gardiens causent de la guerre, de la paix, de Verdun, le tout dans un brouhaha guttural où plus d’une phrase nous échappe. Mais ce que nous saisissons bien, c’est que le feldwebel fait plus de bruit que les autres, et notre stupéfaction est sans pareille, d’entendre la harangue pacifiste et antimilitariste dont il écrase ses hommes. Il affirme ses convictions de social-démokrate avec une assurance qui ferait sourire de pitié le grand état-major de la social-démokratie de Berlin. Il ne discute pas. Il énonce des vérités d’une voix âpre. Et il se laisse emporter si loin par la colère, qu’il ne s’aperçoit pas que nous l’écoutons, nous, prisonniers, avec une curiosité bienveillante, et que ses hommes sont contraints de le lui faire remarquer. La dispute tombe. Pour dissiper le malaise qui succède, le feldwebel sort, et la porte claque derrière lui. Décidément nous en verrons de toutes les couleurs, pour peu que notre voyage continue.
Sur ces entrefaites, on nous apporte notre repas du matin. Il y a pour chacun de nous un morceau de bœuf bouilli, et pour tous une énorme marmite de riz à l’eau. Afin de juger, sans doute, de notre satisfaction en face de cette abondance de riz, un leùtnant à la figure mauvaise jette un coup d’œil sur la table. Mais sa figure se renfrogne quand il aperçoit les boîtes de conserve et le fromage, dont nous croyons nécessaire de corser notre menu, et, avant de se retirer, il nous annonce, sur le ton terrible qu’il prendrait pour nous faire part d’une condamnation à mort, que nous devons nous tenir prêts à partir à deux heures. Pensait-il nous attrister? Rien ne pouvait nous être plus agréable, dans la situation où nous sommes, que la nouvelle de notre départ. Encore ne la recevons-nous que sous toutes réserves. Il y a quatre jours que nos camarades entendent ce refrain matin et soir. N’est-ce pas dans un conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam qu’on inflige à un prisonnier le supplice de l’espérance? Et, toutes proportions gardées, nos maîtres ne vont-ils pas nous traiter de la même manière?
Quoi qu’il en soit, nous nous tiendrons prêts à partir. Notre bagage est mince, et il ne nous faudra pas des heures pour endosser nos manteaux.
Le feldwebel est revenu. Avec toutes sortes de précautions, il tire de sa poche droite ma petite gourde, qui est pleine de cognac, et de sa poche gauche un sac de papier. Ce sont des gâteaux, et il m’en explique la provenance en allemand. Mais il parle si bas et si vite que je ne comprends à peu près rien à ses confidences. J’entends seulement cette phrase: «Comme ça, vous verrez qu’il y a de braves gens en Allemagne.» Est-ce que par hasard le feldwebel voudrait me faire un cadeau? Je fais celui qui a compris, et, tout en répétant des «ja, ja» d’homme qui entend bien, je lui donne deux marks, et je m’éloigne avec mes gâteaux. Puisqu’il a accepté mon pourboire, le feldwebel ne voulait pas me faire un cadeau. Et mon esprit se perd dans cette histoire obscure.
J’ouvre le sac: ce sont des gaufrettes de ménage, et, stupeur! en belle place, il y a un bristol. Une carte de visite, avec ce nom: Madame Georges C***». J’ai compris. Je montre ma trouvaille au capitaine V***. Mais nous désirons d’autres renseignements.
Le feldwebel appelé nous les donne sans se faire prier. C’est une Française qui, par l’entremise du sous-officier allemand, envoie cette friandise et cette carte de sympathie à des officiers français prisonniers. Le feldwebel nous fait l’éloge de Madame Georges C***. Elle est très charitable, dit-il, elle est bonne pour tout le monde, elle soulage toutes les misères qu’elle peut soulager.
Une grande pitié nous prend. Le feldwebel ne se doute pas du prix qu’ont pour nous les louanges qu’il accorde à une Française entre tant de Françaises.
Comme nous n’avons pas de cartes sur nous, le capitaine V*** déchire une feuille de carnet, y inscrit son nom, le nom du lieutenant T***, le mien, et ajoute ce seul mot tracé d’une main ferme: «Merci». Le feldwebel s’engage à la remettre à Madame C***. Et il continuerait de causer, s’il n’était pas interrompu par Fritz, qui me tend un journal que je lui ai demandé, la Metzer Zeitùng (Journal de Metz).
Pour la première fois depuis la guerre, j’ai une feuille allemande entre les mains. Je suis anxieux de connaître comment se fait le «bourrage des crânes» de l’autre côté du Rhin, et je m’attends à lire des déclamations effarantes et de solides études assez saugrenues. Et d’abord, je constate que la Metzer Zeitùng publie les communiqués français et anglais comme les communiqués allemands. Reste à savoir s’ils sont fidèlement reproduits et si la traduction n’est pas d’une fantaisie nécessaire. Il est vrai qu’à l’heure actuelle la France est en mauvaise posture, du moins aux yeux des Allemands, et l’on peut sans crainte présenter au public ses bulletins de Verdun. Quant au communiqué allemand, il chante victoire, comme juste. Toutefois, je dois reconnaître que, aujourd’hui, dans ce numéro 60 de la gazette messine, l’état-major prussien n’exagère pas l’importance de ses derniers succès et ne dissimule pas que la partie est dure. A la date du 10 mars, il rend compte précisément de l’affaire d’où nous sommes sortis vaincus et prisonniers, et il dit simplement:
«Der Albain-Wald ùnd der Bergrücken westlich von Douaumont wurden in zähem Ringen dem Gegner entrissen.»
(«Le bois Albain et la crête à l’ouest de Douaumont ont été dans une lutte opiniâtre arrachés à l’adversaire.»)
Je ne songe pas à tirer vanité des éloges que l’ennemi faisait ainsi de notre défense. Mais j’avoue que, dans l’état de dépression physique et morale où nous étions à ce moment, après notre chute, cette phrase nous récompensait de nos efforts et nous restituait un peu de courage. Les mots du communiqué étaient, en effet, d’une force qui rendait hommage à nos chasseurs. Ils qualifiaient la lutte d’opiniâtre, mais le vocable signifie aussi «acharné» et «sauvage», et le substantif que je rends par «lutte» appartient au style lyrique, et son archaïsme précieux évoque des images de tournoi, tandis que le verbe, qui achève la phrase, marque la violence de l’arrachement. Mais je sais aussi que l’emphase est le moindre défaut chez les Boches, et je n’attribue pas plus d’importance qu’il n’est raisonnable à ces deux ou trois lignes officielles qui par avance nous réhabilitaient, si nous avions eu besoin d’être réhabilités.
A quatre heures, le leùtnant aux yeux terribles vint nous chercher.
On nous fait sortir et on nous fait mettre sur quatre rangs, ce qui constitue une opération assez difficile, bien que nous ne soyons pas nombreux: les camarades veulent se grouper par sympathie, car nul ne peut être assuré des événements futurs, et l’on conçoit qu’il nous faut quelque temps pour tomber d’accord. Alors on nous compte, posément, en nous désignant l’un après l’autre du doigt, pour éviter une erreur; puis on nous compte de nouveau pour plus de sûreté et, afin de contrôler les résultats des deux premières opérations, on nous compte une troisième fois: c’est très compliqué de compter jusqu’à dix, et on ne pourrait pas se tirer de ce travail délicat, sans employer une bonne méthode, bien allemande. Après quoi, on nous entoure de soldats en armes et on nous emmène vers la gare, qui est toute proche.
Nous longeons une voie de garage en remblai, où stationne un train. Dans les vagons à bestiaux, dont les portes sont fermées, sont déjà entassés des sous-officiers et des troupiers français.
Le long de la voie, des hommes travaillent, gardés par des sentinelles. Ils sont coiffés d’une casquette plate, grise, et portent une veste noire qui se boutonne sur le côté. Des bandes rouges sont peintes sur leurs manches et du haut en bas de leur pantalon. Quand nous passons près d’eux, ils nous sourient doucement, comme à des compagnons d’infortune, et ils nous disent:
—Rousski. Rousski camarades!
Ce sont des prisonniers russes.
Aux fenêtres des maisons voisines, il y a des femmes et des jeunes filles. Elles nous font des signes de la main et agitent des mouchoirs. Mais on les oblige à se retirer.
Devant le train, en effet, circule, plein d’importance, le vieux major apoplectique qui, hier, a donné au capitaine V*** un si grossier démenti. Avec des vociférations ridicules, il nous exhorte à monter dans les vagons devant lesquels on nous a arrêtés. Nouvelles hésitations. Il y a là trois voitures de voyageurs, et dans toutes nous apercevons des officiers français. Les groupes d’amis qui ne veulent pas se disloquer s’arrangent entre eux. Le capitaine V***, T*** et moi, nous trouvons de la place dans le même compartiment. Un capitaine et un lieutenant sont déjà installés. Nous nous serrons la main. Ils viennent de Stenay, où est logé le quartier général du Kronprinz, commandant en chef des troupes d’assaut de Verdun.
Le lieutenant de W*** est blessé à la joue: un éclat d’obus lui a déchiré les chairs à partir de la bouche. Au premier poste de secours allemand, on l’a recousu tant bien que mal, et plutôt mal que bien. W*** est très affable. Avocat, il partageait sa vie entre Paris et Douai, où sa famille est encore bloquée. Sa voix est frêle et pleine de charme.
Les quatre coins du vagon sont occupés par des soldats en armes. La plupart ne présentent aucun caractère particulier. Mais, en face de moi, j’ai une tête bien connue: un troupier boche, vêtu de la capote sombre de l’ancien uniforme, et coiffé de la calotte ronde à bandeau rouge de l’infanterie. Il a de gros yeux bleus, une mâchoire carrée, des pommettes saillantes. Il regarde autour de lui d’un air stupide, comme s’il était à la fois satisfait et gêné d’être assis au milieu d’officiers qui sont les prisonniers de sa grande Allemagne. C’est le type classique du boche de Hansi, lourd et grotesque. Il a la peau rose et luisante. On songe à une vitrine de charcuterie. Et, pour comble, cet homme pue terriblement des pieds. Par moments, il m’arrive de ses bottes à tige demi-courte une odeur fétide qui me donne des nausées, et je suis obligé de fumer vigoureusement des cigarettes, pour éviter les haut-le-cœur. Si notre voyage doit être de longue durée, ce voisinage sera plaisant au possible.
Vers cinq heures, le train siffle: un officier allemand monte dans notre compartiment. C’est un lieutenant du service des étapes, qui nous accompagne comme chef de convoi. Le casque de cuir noir le grandit. Quand il l’enlève pour le remplacer par la casquette grise que lui tend le soldat aux pieds pourris, qui est son ordonnance, il a l’air doux. Châtain foncé, avec des yeux ternes, il porte la barbe en pointe, et il rappelle ainsi la physionomie populaire du tsar Nicolas II.
Nous sommes partis; nous roulons vers notre destinée. Où allons-nous? Le désir de le savoir ne nous tient peut-être pas beaucoup. Depuis dix-neuf mois de guerre, nous sommes habitués aux voyages dont on ignore le terme, et l’incertitude où nous sommes à présent de notre destination ne nous semble ni anormale, ni trop pénible. Tant d’événements en quarante-huit heures! Sur quel paysage l’aurore de demain se lèvera-t-elle pour nous? Nous pourrions poser la question au lieutenant qui nous emmène. Il nous répondrait peut-être, car il paraît vouloir causer avec nous. Mais à quoi bon?
Nous roulons lentement, très lentement. Nous nous arrêtons souvent en pleine voie. De longs convois sanitaires nous dépassent. Ils sont bondés de blessés. La campagne est d’une tristesse mortelle. Le lieutenant du service des étapes se croit obligé de nous promettre que, plus loin, le train marchera à une allure plus raisonnable. Cet espoir ne nous cause aucune joie, sinon celle de constater que, tout méthodiques et merveilleusement organisés qu’ils sont, les Allemands n’ont pas mieux que nous trouvé le moyen d’éviter les embouteillages des gares et des lignes à proximité du front.
La nuit vient peu à peu. Les vagons ne seront pas éclairés, par mesure de prudence. L’horizon se brouille et le paysage s’efface. Bientôt nous serons seuls dans l’obscurité et tout à nos pensées, scandées par le bruit du train qui accélère sa vitesse. Morne voyage. Nous ne disons plus rien.
Soudain, de gigantesques lueurs rougeoient près de nous. Des flammes puissantes s’élèvent. Nous passons devant les hauts-fourneaux de Thionville, que les Boches appellent Diedenhofen. Ici se préparent des engins de mort pour nos camarades. Les cheminées trapues que le feu travaille prennent un air tragique dans l’ombre où elles surgissent à nos yeux. Et puis nous rentrons dans la nuit. Nous roulons maintenant à une allure assez vive.
CHAPITRE V
COBERN—COBLENCE—MAYENCE
Un prisonnier a le réveil pénible. En ouvrant les yeux, il n’a pas conscience tout de suite de sa situation, et, pour peu qu’il sorte d’un rêve agréable, s’il se préparait à trouver la vie charmante en reprenant contact avec elle, il a besoin d’un peu de réflexion pour constater qu’il n’a aucune raison de se réjouir.
Quand je me réveillai, j’étais transi de froid et je ne compris rien au brouhaha qui m’entourait. Nous étions arrêtés dans une grande gare. Il était 4 heures du matin. Ces soldats vêtus de gris, armés de fusils... Ah! oui, je suis prisonnier.
Où sommes-nous? A Cobern. Ce nom-là ne me rappelle rien, et je suis embarrassé pour me situer en Saxe, en Pologne, ou au Brandebourg.
Le leùtnant du service des étapes a remis son casque et il fait descendre ses hommes encore lourds de sommeil ou las d’insomnie, je ne sais pas. J’ai dormi si profondément! Quant à nous, nous ne devons pas descendre. Nous ne sommes pas encore au bout de notre voyage. Notre escorte est au bout du sien. Sa mission est terminée. Et nos gardiens, qui tous portaient le casque recouvert du manchon gris-vert en toile, nous passent en consigne à des soldats de la landstùrm (armée territoriale) qui, eux, portent comme coiffure une casquette en toile cirée grise, semblable à celle des employés du gaz de Paris, mais qui s’orne d’une croix de fer et de quelques mots allemands.
Dès que nos territoriaux sont installés, ils nous font descendre des vagons où nous pensions demeurer. Toutefois nous pouvons y laisser nos bagages. On va seulement nous conduire à la «restauration». Diable! Est-il possible? Je n’ignore pas qu’en Allemagne une «restauration» est un restaurant, et je conclus, naïf, qu’on nous offre une collation au buffet de la gare. Il est vrai que, depuis notre repas de midi, hier, nous n’avons rien mangé. Mais enfin, les Allemands réparent leur oubli et font bien les choses. Tant, après une nuit d’un sommeil de plomb, l’esprit français est prompt à l’optimisme.
Ce n’est pas au buffet qu’on nous emmène, mais vers un grand bâtiment en planches, construction de guerre édifiée sur le prolongement de la gare même et qui a une centaine de mètres de long: immense réfectoire militaire, pourvu d’un nombre imposant de tables et de bancs en bois blanc. Nous y pénétrons en colonne par un et on nous canalise à la file indienne vers trois hommes, vêtus de toile et coiffés de la calotte de repos, devant qui nous défilons successivement. Le premier nous remet un énorme bol, qui a deux centimètres d’épaisseur de lèvres et qui serait mieux placé dans l’officine d’un pharmacien que dans une salle à manger. Le deuxième nous donne une cuiller. Et, planté devant une gigantesque marmite, le troisième nous emplit le bol d’une espèce de soupe qui a toutes les apparences d’un cataplasme de farine de lin. Après quoi, chacun de nous s’assied où il veut. Cette soupe, qui n’est qu’un potage Kubb quelconque aggravé d’orge, est d’une fadeur sans pareille, et la cuiller, quand on l’y plonge, remue une mixture gluante à dégoûter l’estomac le plus solide. Étrange alimentation! Est-ce pour des prisonniers qu’on a spécialement préparé cette horrible ratatouille? Ou la sert-on aussi aux troupiers boches qui font halte à Cobern? Le capitaine V***, qui a déjà voyagé en Allemagne, penche pour la seconde hypothèse. On a beau n’être pas difficile et l’on a beau s’attendre à toutes les brimades: mais on a le droit de ne pas se pâmer de satisfaction devant une nourriture semblable. Car on ne nous distribuera rien, après cette soupe, dans ce magnifique bâtiment de la «Restauration» de Cobern.
Comme on nous reconduit vers nos vagons, nous passons devant une petite kantine où je demande la permission de m’arrêter. Un soldat m’accompagne, baïonnette au canon, c’est indispensable. La vendeuse est une jeune femme brune en tablier blanc à bavette. Sa mise affecte une certaine coquetterie et son comptoir est orné avec une recherche de goût très touchante, sinon récompensée. Il est à peine cinq heures du matin, et cette jeune vendeuse, dont les cheveux bruns m’alarment, est aussi éveillée et plus avenante sans doute que vers midi telle marchande de journaux de telle gare de chez nous. Mais il est probable que l’Autorité veille en Allemagne à ce que ses serviteurs considèrent les clients comme des clients et non pas comme un bétail malpropre. Quoi qu’il en soit, la vendeuse brune de Cobern me vend quelques tablettes de chocolat, des cigares, des allumettes et, parce que le vin et la bière sont interdits aux prisonniers, deux bouteilles de Be11thal, eau minérale, légèrement gazeuse, spécialité des environs. Deux civils s’étaient effacés devant moi, sans m’adresser la parole d’ailleurs, mais non sans une nuance de déférence sensible, car pour un Allemand un officier, même sous-lieutenant, même Français, est un personnage considérable et quelque chose de sacré, pour ainsi dire. Et j’avoue que l’on éprouve une saine fierté à lever la tête devant ces esclaves. Enfin, je ne pouvais pas m’éterniser à la kantine, et, salué par un aimable «Atieu» de la vendeuse, et suivi de mon garde du corps, je regagnai mon vagon.
Je trouvai le capitaine en conversation animée avec un jeune feldwebel, gras, rose, poupin, indécent de santé et de vie. Il était vêtu d’un uniforme gris de campagne d’une coupe parfaite et d’une correction incontestable, et sa casquette venait du meilleur chapelier. Ah! que d’élégance, quoique bouffie, et comme on sentait en ce jeune Allemand la fine fleur de la bourgeoisie cossue, pansue et repue! Embusqué, certes oui, il l’était, ce feldwebel, et avec une impudence, un sans-gêne et un naturel où ne peut atteindre qu’un embusqué de chez eux. Débordant de santé, il se déclarait satisfait de son sort et il ne baissait pas la voix pour affirmer qu’il aurait pu être officier, s’il avait voulu, mais qu’il aimait mieux être feldwebel à Cobern que leùtnant ou haùptmann devant Verdun. On n’est ni plus cynique, ni plus simple.
Un arrêt assez long était prévu pour nous ici. Car tous les prisonniers du train devaient défiler dans l’immense baraque pour y savourer un bol de la soupe incroyable. Notre gros embusqué de feldwebel ne se lassait pas de causer. Il parlait le français sans trop de difficulté et il nous montrait sa joie de causer avec des officiers français. Songez donc! Ces officiers français, ces terribles hommes, si dangereux par l’épée ou par l’ironie, il en tenait plusieurs qui étaient prisonniers, qui représentaient la grande victoire allemande de Verdun. Ach Gott! quel succès, demain, chez madame la doctoresse Otto Krantz ou chez madame la première adjointe de la Sous-Présidence de la Société des Déménagements des Régions Occupées, quand lui, si musqué dans sa charmante tenue de campagne, raconterait qu’il avait eu entre ses mains des officiers français et que véritablement ils ne lui avaient pas fait peur. Un frisson courrait sur les chairs épanouies de ces dames, et Frida von Wurtzel adresserait au cher et intrépide fiancé un sourire plein de gemütlichkeit. Car il est important de pouvoir dire son mot des affaires de Verdun. Que sait-on au juste par les journaux? Ils mentent peut-être. Depuis huit jours et plus, ils annoncent la chute de la ville comme imminente, comme chose faite, et on ne sait jamais rien de plus. Ah! l’armée du Kronprinz prendra-t-elle Verdun? Verdun, c’est la clef de la guerre. Qu’en pensent messieurs les officiers prisonniers? Qu’en pense la France? Que Verdun ne sera pas pris? Cette angoisse est affreuse. Décidément, le feldwebel aura un beau succès dans les salons de Cobern.
Le feldwebel est d’une curiosité que ne rebute pas l’heure matinale. Il sait beaucoup de choses aussi. Il approche de près les hautes personnalités militaires et civiles. Sans cela, après dix-neuf mois de guerre, serait-il encore à Cobern? Mais, puisqu’il sait tout, peut-être saurait-il si, oui ou non, on va nous rendre les ordonnances qu’on promet de nous rendre de moment en moment depuis les Chambrettes? En effet, il le sait, et il nous dit:
—On vous les rendra à Coblentz. Là vous changerez de train pour aller à Mainz. Mainz est une jolie ville. Vous serez très bien.
Et d’autres phrases sans intérêt, mais lyriques, et qui ne nous rassurent pas sur le sort de nos ordonnances. Tant y a qu’après avoir ri du grotesque feldwebel, nous sommes fatigués de son affabilité. Il ne nous amuse plus. Nous le lui faisons comprendre et il s’en va, léger d’esprit, avec une souplesse de mastodonte béat. D’ailleurs, pendant que ce grotesque nous égayait, le jour peu à peu s’est levé. Il est déjà sept heures, et le train repart. Dans moins de deux heures, nous serons à Coblentz.
Coblentz! Que de souvenirs en nous à l’énoncé de ces deux syllabes! C’est de là qu’en 1792, le 30 juillet, étaient parties les armées coalisées, fortes de 150.000 hommes. Elles aussi, elles voulaient prendre Verdun avant de marcher sur Paris. Danton avait prêché la levée en masse pour sauver la patrie en danger. Vergniaud avait décrété que quiconque proposerait de se rendre serait puni de mort. Ainsi nous-mêmes, tout récemment, pour défendre Verdun et pour sauver la patrie en danger, nous avions reçu l’ordre de tenir à tout prix et de ne pas céder un pouce de terrain. Mais, le 20 septembre 1792, la victoire de Valmy avait récompensé nos pères en chassant les Prussiens hors de France. Quand sonnerait aussi l’heure d’un autre Valmy?
Coblentz, nous t’appelons Coblence, et ce nom te sied mieux, car tu as été ville française. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle, tes rues brillaient de nos uniformes. Et nous sommes tous assurés en France, en ce moment même où nous semblons fléchir, que tes rues verront de nouveau des soldats de chez nous. Tes filles souriront vers nos troupiers vêtus de bleu, comme le ciel de la Touraine et du Valois. Curnonsky, cet excellent garçon, me l’a juré. En octobre 1914 il m’adressait aux armées une carte pleine d’espoir, et il me donnait rendez-vous ici, à Coblence, pour le mois de mars 1915, «par un froid matin», disait-il. Hélas! j’arrive au rendez-vous avec une bonne année de retard, par un froid matin, en effet, et ce n’est pas en vainqueur que j’arrive. Mais Curnonsky n’a pas tenu sa promesse. Heureusement pour lui.
La gare de Coblence est très grande. Elle paraît plus grande encore, en ce dimanche matin, à cause du peu de monde qu’on voit sur les quais balayés par le vent aigre. Quelle tristesse! Les rares civils, femmes ou hommes, qui attendent leur train, ont des mines d’enterrement. Les femmes, prodigieuses d’anachronisme, sont habillées à la mode d’il y a quatre ou cinq années. Leurs chapeaux sont d’un ridicule émouvant et leurs jupes traînent sur le sol. Quant aux hommes, ils sont gourmés à un point excessif, et les dessins de Hansi, que nous prenions jadis pour des caricatures, nous apparaissent à présent comme des modèles sérieux dont chaque Allemand essaye de se rapprocher le plus possible. La couleur des coiffures est tout à fait indigène, et, comme chez un peuple supérieur tout doit être supérieur, je ne suis pas surpris en constatant que les femmes, comme les hommes, exhibent gravement des parapluies et des souliers d’une taille supérieure.
Le gros feldwebel de Cobern était bien renseigné. On nous a fait descendre à Coblentz. Sur le quai, on nous range par quatre; on nous compte une première fois, on nous compte une deuxième fois, et on nous compte une troisième fois. Le chiffre trois est sacramentel en Allemagne. Des curieux nous regardent sans insister. Au fond, malgré les sentinelles qui nous contiennent, tous ces civils n’ont pas l’air rassuré. Sait-on jamais de quoi ne sont pas capables ces hommes d’un pays où les francs-tireurs surgissent d’entre les pavés des rues pour assassiner lâchement les braves soldats boches qui, par pure précaution, sont obligés de se faire précéder de vieillards, de femmes et d’enfants? Toujours est-il qu’on ne nous laisse pas traîner sur le quai. On nous conduit vers une voie de garage, et l’on nous fait monter dans une voiture qui, de l’extérieur, paraît être un fourgon à bagages, mais qui, à l’intérieur, a des banquettes de bois disposées dans le sens de la marche, comme un tramevet.
Et nos ordonnances? C’est peut-être le moment de les réclamer? Nous n’y manquons pas. L’officier à qui nous nous adressons balbutie des choses obscures et, comme justement le train qui nous a amenés siffle et part, emportant vers Darmstadt les soldats dont nous sommes désormais séparés, il fait un geste d’ignorance, d’impuissance et d’indifférence. Oh! nous n’avions plus beaucoup d’espoir; mais alors, pourquoi nous avoir offert de nous rendre nos ordonnances, dans le ravin du Bois-Chauffour, puisque nous ne demandions rien?
Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes dans le «vagon spécial» de la voie de garage, on nous en retire. On nous remet par quatre, on nous compte: une fois, deux fois, trois fois; et on nous dirige sur un train ordinaire qui va à Mainz. Le chef de détachement ne semble pas savoir ce qu’il doit faire de nous. Nous nous installons d’abord dans une voiture de 3ᵉ classe à couloir. Mais elle n’est pas chauffée. Nous descendons pour nous transporter dans une voiture voisine et semblable, mais chauffée. On nous compte et on nous enferme. Des soldats nous gardent. Les banquettes et les boiseries du vagon sont d’un jaune clair. Tout est extrêmement propre. Quoi d’étonnant? Tant de choses sont interdites aux citoyens de la bonne Allemagne! Tous les coins disponibles du compartiment sont occupés par des pancartes prohibitives. Il y en a partout, de ces pancartes: sur les cloisons, sur les portières, au plafond. Défense de fumer. Défense de cracher. Défense de jeter des papiers. Défense de se pencher au dehors. Défense d’introduire des chiens. Tout est défendu. Mais je n’avais pas vu le plus beau: c’est un écriteau de carton qui résume, en dix paragraphes d’une écriture grasse, les dix commandements du temps de guerre, qui conseille l’économie, qui ordonne de ne pas gâcher ceci et de conserver précieusement cela. Il est même prescrit de ne pas laisser le savon dans l’eau trop longtemps, quand on se lave les mains. Et je note que pas une inscription irrévérencieuse ne commente au crayon une de ces phrases de l’Au-to-ri-té. On ne badine avec la loi en Allemagne. Mais les vagons, même ceux de 3ᵉ classe, même pendant la guerre, n’y sont pas des écuries plus ou moins mal désinfectées. J’aime trop ma France pour ne pas souffrir de ses petits défauts.
Pendant que nos camarades luttent là-bas, dans la neige et la boue, sous les obus et les balles, nous allons, nous, «faire les bords du Rhin». En toute autre saison, ce voyage serait peut-être charmant. Mais, dans les circonstances présentes, il ne saurait l’être, et je suis persuadé que je goûterai peu le pittoresque de ces paysages fameux. Je ne tenterai pas de les décrire, d’abord parce que je les ai mal vus, ayant l’esprit trop inquiet et le cœur trop ailleurs, ensuite parce que je n’ai pas l’intention de développer dans ce livre les souvenirs d’un voyage en Allemagne et parce que mon seul but est de dire ce qu’un prisonnier a vu en Bochie, pendant la guerre, ce qui est différent.
D’autre part, ces paysages sont connus. Le fleuve coule à notre gauche, large, calme, sillonné de bateaux marchands tirés par des remorqueurs. Ses rives abruptes, la terre, les rochers, l’eau et le ciel, tout a une teinte à peu près uniforme gris-bleu d’ardoise. Des brumes voilent les lointains. C’est d’une étrange mélancolie. Sur les flancs des montagnes, à notre droite, la vigne pousse, maigre et chétive, au milieu des cailloux et, pour ne pas perdre un coin de sol, elle escalade le roc aussi haut que possible en petites terrasses successives.
Il a tenu dans notre verre.
Comme il est douloureux, ici, à cette heure, le souvenir de la chanson de Musset!
Nous nous arrêtons à toutes les gares. Elles sont propres, trop propres presque, comme si elles ne servaient jamais. Il faut croire que la guerre gêne les Allemands autant que nous pour le moins, car de nombreuses femmes tiennent les emplois qui étaient jadis réservés aux hommes; facteurs, lampistes, visiteurs, portent jupe et, en même temps, une casquette plus ou moins galonnée, car il y a en Allemagne une maladie nationale, qui est, à proprement parler, celle de la casquette. Il n’est point de corporation, de syndicat, de groupe et sous-groupe, qui n’ait la sienne, d’une forme et d’une couleur spéciale. Et l’on éprouve quelque malaise à voir cette multitude de casquettes, qui sont autant de coiffures militaires, ne l’oublions pas, et qui marquent à quel point toutes les classes de la société sont ici enrégimentées dans un service quelconque.
Les villages que nous traversons sont aussi d’une propreté remarquable. Les maisons ont toutes des façades peintes à neuf. Elles rivalisent entre elles de gentillesse et d’ornements. Avec leurs toits élevés en pointe, et leurs boiseries apparentes dont la couleur sombre tranche sur la clarté des murs, elles font penser à ces illustrations faciles et classiques d’histoires médiévales. Nous avons tous la mémoire pleine d’images semblables, eaux-fortes ou dessins à la plume. C’est aujourd’hui dimanche, le temps est beau, il y a du monde dans les rues et sur les places, et, comme si nous étions assis devant l’écran d’un cinéma, nous voyons ici des gens qui entrent à l’église au moment où la cloche sonne pour annoncer que la messe commence, et là, plus loin, nous assistons à la sortie de l’office.
De temps en temps, au sommet d’une montagne, un burg domine. Tantôt il est en ruines et tout croulant de poésie. Tantôt il dresse des murailles restaurées avec un goût qui lui donne un indélébile aspect de pacotille bien allemande.
Ces paysages sont majestueux. Tel est l’adjectif qu’il est ordinaire de leur appliquer. Il leur convient, et il est difficile de rester insensible devant eux, car ils imposent. Des vers de Hugo me viennent sur les lèvres:
Qu’il est dans le Taunus, entre Cologne et Spire,
Sur un roc, près duquel les monts sont des coteaux,
Un château renommé parmi tous les châteaux,
Et dans ce burg, bâti sur un monceau de laves,
Un burgrave fameux parmi tous les burgraves?
Je les récite à mi-voix, pour moi-même, en pensant à autre chose, et je ne m’aperçois que je les récite que parce que la sentinelle de notre compartiment me regarde avec des yeux ronds.
Voici Boppard, nom que je refuse de considérer comme germanique. Et bientôt nous passons devant le célèbre rocher de la Lorelei. Eux aussi, les vers de Henri Heine me viennent sur les lèvres, et la sentinelle est de moins en moins tranquille en m’entendant réciter:
Dasz ich so traurig bin.
Mais je me tais sur ce mot, car je sais trop pourquoi je suis triste. Jusqu’à Mainz, où le train s’arrête à midi, je me perds dans les souvenirs de chez moi. Voilà ce que m’a fait la Lorelei.
Mainz, que nous appelons Mayence. Grande ville. Une honte affreuse nous serre le cœur. Nous allons probablement défiler à travers des rues pleines de passants, car c’est aujourd’hui dimanche, et midi est l’heure de la foule. Nous ne pouvions pas arriver à Mayence en un moment plus mal choisi pour nous. Il va falloir se raidir sous les regards de ces Allemands qui sont nos maîtres à nous, vaincus et prisonniers. Et où irons-nous? La promenade à travers la cité sera-t-elle longue? Les soldats et les officiers boches, qui deviennent de plus en plus arrogants à mesure que nous nous éloignons de la zone des armées, auront des sourires satisfaits et narquois. Oh! la honte! la honte, inconnue jusqu’à cette heure, nous allons la connaître.
Les quais de la gare sont aussi déserts que ceux de Coblence. On ne voyage donc pas pendant la guerre, en Allemagne? Ou les cités vastes sont-elles vides maintenant? Y aura-t-il plus d’animation dans les rues, à notre passage?
Nous nous préparons à descendre. Mais nous ne descendons pas.
—Pas encore, nous dit-on; plus loin.
On nous avait pourtant affirmé qu’on nous conduisait à Mayence. Alors? On nous avait trompés?
Le train repart. Cinq minutes à peine s’écoulent, il s’arrête de nouveau dans une gare d’importance secondaire. Nous sommes à Mainz-Sud. C’est ici que nous descendons. On ne nous avait donc pas trompés. Mais la citadelle où l’on doit nous enfermer est à une centaine de mètres au plus de cette station de banlieue; aussi nous a-t-on laissés dans nos vagons jusqu’ici. Il n’y a presque personne sur le quai, en dehors des employés. Nous ne défilerons pas à travers Mayence. Nous sommes délivrés d’un gros poids.
Nous n’ignorons plus rien des habitudes allemandes. De nous-mêmes, ou à peu près, nous nous rangeons par quatre devant la porte de sortie, et nous nous laissons compter une fois, deux fois, trois fois. Le nombre est exact.
—’s stimmt, disent les Boches.
La citadelle se dresse formidable devant nous. Une grande masse grise. De toutes petites fenêtres, et des meurtrières. Un énorme porche d’accès, avec une porte massive, gardée par des soldats. Des têtes se montrent aux fenêtres. Au moment où nous entrons sous la voûte du réduit, un officier allemand nous salue.
Le voyage est terminé. Voici la prison. Une cour immense, limitée par trois bâtiments principaux. Quelques officiers prisonniers nous saluent. Ils portent les anciens uniformes du temps de paix.
L’un d’eux s’approche de nous:
—Verdun? demande-t-il d’une voix émue.
Plusieurs lui répondent à la fois:
—Toujours à nous.
Mais on l’éloigne.
Nous obliquons à gauche. J’aperçois des Anglais, des Belges, un Russe. Mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage, on nous fait entrer dans le bâtiment nº III.
CHAPITRE VI
LA QUARANTAINE
(12 mars 1916).
Au deuxième étage du bâtiment nº III de la citadelle de Mayence, de nombreuses portes numérotées s’ouvrent avec un bruit de lourde ferraille sur un long couloir, humide et sombre, dallé de pierre. La chambre nº 28 reçut les vingt-deux sous-lieutenants de notre détachement, tandis que les capitaines et les lieutenants, moins nombreux, étaient cloîtrés ensemble dans une chambre voisine. Pour vingt-deux hommes, la chambre nº 28 était insuffisante. Mais, pour des prisonniers, tout est toujours suffisant.
Deux fenêtres ont vue sur la cour intérieure de la citadelle. Déjà quelques officiers s’avancent pour prendre contact avec le paysage. Une voix impérieuse nous annonce qu’il est formellement prescrit que les fenêtres soient fermées toujours. Seuls, les vasistas peuvent être manœuvrés à volonté. Nous ne saisissons pas l’opportunité d’une telle interdiction, mais nous ne sommes pas ici pour comprendre les ordres qu’on nous donnera, même le plus fantaisistes.
Le long des murs, dans le sens de la longueur de la pièce, deux rangées de lits militaires superposés par deux, les châlits de fer s’emboîtant les uns au-dessus des autres, ce qui fait penser à des séries de boxes dans une exposition canine. Chaque lit est pourvu d’une paillasse de varech, extrêmement dure, et de deux couvertures de laine blanche. Près de la porte d’entrée, à gauche, il y a un grand poêle de fonte, où l’on nous allume du feu dès notre arrivée. Le milieu de la chambre est occupé par deux grandes tables massives, des bancs épais et des escabeaux. De chaque côté de la porte, quelques placards, hauts et étroits, armoires réglementaires de sous-officiers, sont alignés.
Telle est la cage où l’on nous enferme avec un bruit terrible de grosses clefs tournant dans de grosses serrures. Et les bottes pesantes résonnent sur les dalles du corridor. Mais, presque au même instant, le bruit des grosses clefs recommence, la porte s’ouvre en grinçant, et un officier allemand entre d’un air dégagé, la main à la casquette pour saluer.
—Bonjour, messieurs! dit-il sans accent.
L’oberleùtnant (lieutenant en premier) est d’une élégance tout à fait soignée et son uniforme de campagne est d’un gris-vert incomparable. Il est jeune. Il a une figure ronde rasée de près, et des favoris en côtelettes lui descendant jusqu’à mi-joue. Il affecte une désinvolture aisée. Il a l’œil dur. Il parle bien le français, certes, et il a une tête déjà rencontrée en plus d’un coin de Paris. Il est mielleux, souriant, empressé, et dès l’abord on le sent cruel et faux. Par la suite, j’ai su qu’il se nomme Schmidt et qu’il est avocat dans la vie civile. Pendant la guerre il est officier d’artillerie, et, au camp de Mayence, il est chargé de la censure.
Le censeur pose sur la table un paquet d’imprimés et nous les distribue à raison de deux par individu. Ce sont des fiches de renseignements que nous devons remplir nous-mêmes en double expédition: l’une restera entre les mains de l’autorité allemande, l’autre sera envoyée en Suisse, au bureau Central de l’office des Prisonniers de Guerre, qui fonctionne à Genève sous les soins de la Croix-Rouge. Nom, prénoms, date et lieu de notre capture, telles sont les questions auxquelles nous avons à répondre. Elles ne sont que d’identité et d’état-civil. Mais il serait surprenant que rien ne fût tenté pour obtenir, peut-être, par accident, un détail intéressant d’ordre militaire.
En effet, voici le piège où l’on nous attend:
—A quel corps appartenez-vous? A quelle compagnie?
... A quelle brigade? A quelle division?
... A quelle armée?
Comme je laisse en blanc l’espace réservé aux réponses de ces questions indiscrètes, l’oberleùtnant s’en aperçoit et m’en fait la remarque. Herr Schmidt est un malin. Il n’insiste pas, pour ne pas éveiller mon attention. Sur un ton détaché et comme s’il ne tenait pas plus que cela à être renseigné, il me dit en souriant:
—Vous faisiez partie de l’armée Pétain?
Mais je ne suis pas plus bête que l’astucieux censeur, et je lui réponds, en souriant aussi:
—Je ne sais pas.
Herr Schmidt va d’un prisonnier à l’autre, surveillant son enquête, jetant un mot à gauche, donnant une indication à droite, se répandant en gentillesses. De lui-même, peu à peu, il nous apprend ce que sera notre existence en captivité, car nous n’avons pas la moindre idée du sort qui nous attend. En dix-neuf mois de campagne, je n’ai guère passé que quelques jours de permission à Paris. Je n’ai pas vécu à l’intérieur. J’ignore tout du traitement que reçoivent en France les prisonniers allemands et jamais je ne me suis inquiété de ces choses. Nous laissera-t-on dans cette citadelle où l’inaction sera le supplice de toutes nos heures? Nous fera-t-on encadrer des corvées de travailleurs? Nous imaginons mille solutions. En fait, nul de nous ne sait rien. Le censeur de Mayence nous tire un peu de cette incertitude.
En premier lieu, nous demeurerons dans la chambre nº 28 pendant quatre ou cinq jours.
—C’est une espèce de quarantaine, nous explique Herr Schmidt, à cause des épidémies. On désinfectera votre linge et vos vêtements, vous prendrez des douches. Puis vous sortirez, et on vous affectera à une chambre de la citadelle, et vous partagerez la vie des camarades que vous voyez dans la cour. Vous pourrez faire tout ce que vous voudrez dans les limites du camp. Vous n’aurez qu’un certain nombre de consignes à respecter, et c’est tout. Vous serez maîtres de vous-mêmes et libres.
Herr Schmidt sourit. Si nous ne sentions pas la féroce ironie de ses paroles, nous lui demanderions si c’est vraiment sous ces espèces qu’on se représente l’idée de liberté en Allemagne.
Tout le monde nous affirme toujours que nous serons bien. Singulière précaution! Ne sommes-nous donc pas assez grands garçons pour reconnaître de nous-mêmes les bontés que l’on aura à notre endroit, si l’on en a? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’endormir nos craintes et de travailler pour nous insinuer des Allemands une opinion conforme à leurs désirs? N’est-il pas de propagande intelligente de nous aveugler un peu, tout au moins dans les premiers jours, pour que nous nous laissions entraîner à écrire en France, à nos parents et amis, que la captivité chez les Boches est la chose la plus douce qui soit et l’espoir le plus cher que puisse nourrir là-bas, dans la tranchée mortelle, le soldat qui se fatigue?
Nous avons le droit d’envoyer en France tous les mois deux lettres et quatre cartes postales. L’écriture en sera grosse et très lisible, sous peine de refus. Ces lettres seront de six pages, mais d’un format fixé. La kantine nous vendra du papier réglementaire, naturellement. Si la correspondance que nous expédions est limitée—et il faut qu’elle le soit, car, dans les loisirs que nous avons, nous passerions les heures à écrire et à encombrer le bureau du censeur,—nous pourrons en revanche recevoir autant de lettres, de cartes et de colis postaux de 5 kilogrammes, qu’on nous en enverra, et cinquante par jour, si cela nous plaît.
Dès demain nous écrirons notre première carte, et celle-là sera expédiée tout de suite, par faveur spéciale, sans être assujettie au retard systématique de dix jours qui est de règle pour les correspondances des prisonniers, tant au départ qu’à l’arrivée. Ainsi nos familles apprendront relativement vite que nous sommes vivants. Herr Schmidt ne manque pas d’observer que cette mesure est d’une bienveillance dont nous devons savoir gré au Gouvernement Impérial et Royal. Mais, comme je ne suis dupe d’aucune des bienveillances boches, je ne manque pas davantage de penser que cela aussi est du programme de la propagande qu’il faut mener en France pour la démoraliser dans le moment où on l’attaque à coups de canons. Il est de l’intérêt de l’Allemagne que de très nombreuses cartes envoyées par les prisonniers des jours derniers répandent, dans la Suisse où elles passeront et dans les provinces françaises, d’une part le bruit que nous avons perdu beaucoup d’hommes et d’autre part cette nouvelle dangereuse que nous sommes bien traités dans les camps allemands. C’est que le Gouvernement Impérial et Royal de Berlin ne néglige rien pour s’assurer la victoire: tout lui est profitable, même le détail le plus infime, et ces assauts contre la santé morale de ses ennemis ne sont pas ceux qui lui coûtent le moins d’efforts ou le moins de soucis. Tout est organisé en Allemagne pour que l’Allemagne triomphe. Les violences du début de la guerre ont échoué. La force n’a pas vaincu la foi des Français. Mais il y a peut-être des moyens autres de la vaincre. On les conjuguera tous. Que la France soit fatiguée de la guerre, qu’elle croie seulement qu’elle n’en tirera rien, pas même une paix honorable après s’être saignée à blanc; qu’elle croie surtout qu’on l’a trompée sur les desseins allemands, sur l’esprit allemand, sur le cœur allemand, qu’elle croie enfin que l’Allemagne est pavée de plus de bonnes intentions que l’Enfer lui-même; et la France lâchera ses armes, ses soldats se rendront, ses civils pousseront les soldats à se rendre, et la guerre et la paix seront à la merci de l’Allemagne.
Jugera-t-on que j’exagère et que je cherche des complications, alors que ce n’est que la simple humanité qui invite le censeur du camp de Mayence à expédier tout de suite notre première carte postale? Je n’exagère pas. Je connais les Allemands, et vous ne les connaissez pas, ou vous les connaissez mal. Ils sont méchants et sournois, tous, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, et le paysan saxon ne vaut pas mieux que le colonel poméranien. Ce que je pense, je ne suis pas seul à le penser. Mais je le dis, parce qu’il faut que tout le monde le sache, aujourd’hui, et demain, et toujours. Ad prædam natos Germanos, constatait l’historien latin. L’Allemagne a été, est, et sera une nation de proie. Rien de plus, rien de moins. On ne change pas d’âme comme de chemise. Et c’est une camisole de force qu’il faut mettre à l’Allemagne, si nous voulons à jamais respirer librement.
Quand ils seront rentrés chez eux, tous nos prisonniers seront d’accord pour le proclamer: l’Allemand est cruel tant qu’il se croit sûr du succès et de l’impunité. Il n’est pas de tortures qu’ils n’aient infligées à nos malheureux prisonniers. Les officiers, en général, ont moins souffert physiquement, c’est exact, encore n’est-ce que par crainte de représailles qu’on aurait prises contre leurs chers barons tombés aux mains de la France. Mais il n’est pas une brimade morale qui ait été épargnée à nos lieutenants ou à nos colonels. Et le même procédé se retrouve partout: là, détruire par la force; ici, ruiner par la suggestion; là, par le poing; ici, par la parole. En fin de compte, le résultat est le même, et nos prisonniers, galonnés ou non, seront dans un triste état quand ils rentreront chez eux.
Au camp de Mayence, pendant ces heures que nous vivons dans la quarantaine, on s’ingénie à nous dorer la pilule et à nous présenter l’avenir sous les couleurs le plus roses.
Trois ordonnances sont à nos ordres: un Belge, un Français et un Russe, commandés par un soldat boche en casquette grise et qui crie d’une voix perçante chaque fois qu’il veut parler. C’est au milieu des invectives les plus aigres que les trois ordonnances nous servirent notre premier repas de Mayence. L’Allemand s’agitait comme un forcené. Le Français ne disait rien. Le Russe remuait des piles d’assiettes en souriant d’indifférence. Quant au Belge, il assistait à la scène en amateur.
L’Allemand assure lui-même la distribution du pain, denrée précieuse qu’il importe de ne pas gaspiller. Il nous en donne à chacun un morceau à peine plus long que le travers de la main.
—Ration pour 24 heures, nous dit-il.
Il n’y en a pas assez pour contenter pendant la moitié d’un repas un appétit moyen. Mais ce pain est meilleur que celui que nous avons mangé jusqu’à présent. L’ordonnance belge nous fait observer que nous ne devons pas nous plaindre: on nous donne «du pain d’officier». Les officiers allemands n’en ont pas d’autre, tandis que la population civile, même dans les villes les plus importantes, ne touche qu’une ration dérisoire de la boule militaire que nous connaissons.
Notre menu comprend: un potage à la semoule; une tranche de viande comme on en sert aux internes de nos collèges et lycées, viande filandreuse et pâle et dont on ne saurait décider si elle est de bœuf ou de veau; des épinards; et enfin, à discrétion, dès le début du repas, des kartoffeln, c’est-à-dire des pommes de terre cuites à l’eau. Les kartoffeln se mangent avec tout, avec la soupe si l’on veut, et avec la confiture si on le désire. Elles remplacent le pain. Comme boisson, de l’eau. Mais nous avons le droit d’acheter à la kantine une demi-bouteille de bière par officier et par repas ou une bouteille de vin par jour et pour deux officiers. En somme, cet ordinaire est plus que suffisant. Un de mes camarades en fait la remarque à haute voix.
—Vous n’en direz pas autant tous les jours, nous dit l’ordonnance belge.
Ces quelques mots jettent un froid sur nous. Ils confirment en moi les réflexions que m’avait suggérées cette promesse d’expédier sans retard notre première carte postale. Il ne faut pas juger les gens sur la mine, et les Allemands moins que personne.
L’après-midi était déjà assez avancée quand notre repas s’acheva. Que faire dans cette cage, sinon se planter derrière les barreaux et regarder ce qui se passe à l’extérieur? Lorsque nous serons sortis de cette chambre nº 28, qu’entre nous nous appelons le «saloir», nous aurons les mêmes prérogatives que les prisonniers qui sont ici depuis longtemps. Mais quelles sont-elles?
Dehors, à gauche, par rapport à nous, s’élève un grand bâtiment; à droite, un bâtiment semblable lui fait face, et tous les deux sont pareils au bâtiment nº III que nous occupons. Au fond, au loin, des constructions d’importance moindre: c’est là que sont installés les différents services du camp. L’espace libre qui s’étend entre ces quartiers de la citadelle est une immense cour, domaine des prisonniers.
Tout autour de la cour, ils se promènent, par petits groupes, par trois, par deux, isolément; les uns vont d’un train de flânerie, d’autres marchent à longues enjambées, comme s’ils étaient pressés, mais plutôt par besoin physique de se dépenser et de se fatiguer. Et tous vont dans le même sens, les uns derrière les autres, se poursuivant, se rattrapant, se distançant, en une espèce de course sans but, comme on imagine que les fous doivent en faire dans les cours de leurs asiles. Quelle misère! Bientôt nous aurons aussi notre place dans la promenade générale.
Mais tous les prisonniers ne se promènent pas. Dans un coin, sur un sol préparé, en voici quatre qui jouent au tennis. Plus loin, en voici d’autres, vêtus de maillots et de courtes culottes blanches ou noires, qui mènent un match de hockey. Les Français ont, paraît-il, lancé un défi aux Anglais, et la partie se dispute âprement. Ils courent, ils courent, les joueurs qui n’apparaissent à nous que comme des enfants dans un jardin. Ce sont des officiers jeunes sans doute et vigoureux encore, qui ne veulent pas se laisser dépérir de langueur en captivité.
Les plus âgés évidemment se promènent autour de la cour, comme des philosophes rassis. Tous les uniformes sont représentés au camp de Mayence: le pantalon rouge et le képi foulard du temps de paix dominent. Comme ils nous semblent vieillots, à nous qui ne sommes plus habitués qu’au bleu horizon si pimpant! La plupart des Français qui sont ici viennent de Maubeuge. Les Belges ont été pris à Namur ou à Liège. Les quelques Anglais n’ont pas d’histoire, et, quant aux Russes, ils sont trop. La sollicitude de l’Allemagne réunit dans une même prison des hommes des différentes nations alliées. Le Gouvernement Impérial et Royal compte bien que la vie en commun, la promiscuité de tous les instants, les caractères différents, les égoïsmes individuels causeront des discussions et des disputes, créeront des animosités et des rancunes et prépareront, même à longue échéance, la dissolution du bloc des Alliés. Ainsi les prisonniers serviront à quelque chose, car tout doit servir à quelque chose pendant la guerre. Mais l’Allemagne s’est égarée en réunissant sous des outrages communs les prisonniers de l’Entente. Au lieu de se mordre entre eux, ils ont appris à se connaître et à s’estimer dans le malheur, et ils s’aiment. Tant les facultés de psychologie de l’Allemagne sont toujours en défaut.
Il me semblait que nous sortions à peine de table. Or, on nous apporte à manger. Pendant les vingt-quatre heures qu’a duré notre voyage en chemin de fer, on ne nous avait offert que la soupe de Cobern. Ici, en moins de deux heures, voici deux repas. C’est de l’exagération. On ne peut pas être dupe de pareils procédés.
La collation de quatre heures comprend du café, du sucre et de la confiture. Pas de pain, bien entendu, puisque nous en avons reçu à midi une ration pour deux tours complets d’horloge. Mais nous n’espérions pas une telle abondance de biens. La plupart d’entre nous n’ont pas su se limiter. Ils n’ont plus de pain. Et nous ne sommes pas des Bavarois pour avaler à pleine cuiller de la confiture toute sèche, si on peut dire. Elle reste donc à peu près intacte, sujet de mainte remarque ironique de la part de mon voisin de lit, avec qui je cause un peu.
Le lieutenant D*** a l’air très doux et sa physionomie franche, avec des yeux intelligents qui semblent sortir de la barbe brune, attire la sympathie. Il me confie que dans la vie civile il s’occupait d’économie politique et de littérature. Au front, il a fondé l’Écho des Boyaux, et il y a fait représenter une revue. Notre entretien tourne aux souvenirs de Paris. Nous parlons de nos amis et de nos camarades, des jeunes écrivains morts au champ d’honneur et des artistes tués à l’ennemi, de ceux que nous connaissions personnellement et de ceux que nous ne connaissons que par leurs ouvrages. Nous parlons de la littérature de 1914, et de la génération sacrifiée. Nous parlons de ceux que nous aimons et de ceux que nous admirons, de Montfort, de Viollis, des Marges... L’heure passe. Près de nous un officier, allongé sur sa couchette, lit les Trains de luxe d’Abel Hermant, le seul livre que possède la chambre. Dans un coin, quatre lieutenants jouent à la manille, avec des cartes qu’ils ont sauvées du désastre. La nuit vient. Il n’y a plus personne dans la cour. Les promeneurs sont rentrés. Dans peu de jours, nous mènerons l’existence qu’ils mènent.
Resterons-nous au camp de Mayence? Rien n’est moins sûr. L’ordonnance belge, qui paraît savoir beaucoup de choses, nous laisse entendre que le sort d’un prisonnier est incertain, et que tel, qui se croit en Saxe jusqu’à la fin de sa captivité, s’embarque le soir même pour la Prusse Orientale, sans qu’on lui révèle les motifs de ce changement de fortune. Pendant qu’il nous découvre quelques-uns des dessous de la vie des camps, ses camarades, le Français et le Russe, dûment houspillés par le braillard en casquette, dressent la table pour le repas du soir.
Le Belge se désintéresse de la corvée. Il nous prévient que demain matin nous serons tous fouillés très minutieusement et qu’on nous confisquera tout ce qui peut être considéré comme butin de guerre, les armes si nous en avons, les jumelles, les boussoles, les couteaux, s’ils sont au-dessus d’une taille fixée, les stylographes à cause de la plume en or, etc... Il ne faut pas songer à cacher quelque chose. J’avais déjà détruit de moi-même bien des objets sur le champ de bataille, mais j’aurais voulu conserver ma boussole et mon stylographe. Le Belge refuse de me les garder jusqu’à ma sortie du saloir; s’il était pincé, on l’enverrait dans un camp de représailles, et il est trop content de l’emploi qu’il tient à Mayence pour jouer avec le danger. Quelques camarades se font fort de dérouter l’astuce des Boches. J’ai moins de confiance qu’eux. L’Allemand est un maître en ruses diverses. Il ne me reste qu’à briser boussole et stylographe, et à en faire disparaître les morceaux en les jetant au tout-à-l’égout.
Le repas du soir, le troisième qu’on nous sert depuis midi, n’est ni moins copieux ni moins alléchant que les deux autres. Nous avons une tranche de pâté, des asperges, des kartoffeln, naturellement, et... une surprise: un minuscule bout de pain, du genre «flûte», long comme les deux tiers de mon pouce, gros deux fois comme lui, et fait d’une farine moins noire, presque blanche. Cela doit être considéré comme un gâteau, sans doute, et une attention charmante de l’administration du camp qui tient peut-être à nous prouver ainsi qu’on pourrait faire de bel et bon pain de gruau en Allemagne, comme en France, si l’on voulait. Mais voilà, il est bien évident qu’on ne veut pas.
CHAPITRE VII
LE SALOIR DE MAYENCE
(13 mars 1916).
Il était dit que l’administration du camp de Mayence ne négligerait rien pour nous adoucir les premières heures de la captivité. Mais quel plus sûr moyen d’arriver à ce résultat que de soigner notre nourriture? Le profit en est double: le prisonnier reconnaît qu’il a peut-être mal jugé l’Allemagne et, en même temps, il désespère, parce qu’il était persuadé que l’Allemagne mourait de faim.
Le lundi matin, dès le réveil, avec le cérémonial de la veille, les trois ordonnances, le Belge, le Français et le Russe, conduits par le soldat qui hurle, nous apportèrent du café, du sucre et un petit pot de marmelade pour chacun de nous. C’était trop. Le soldat qui hurle nous annonça à tue-tête que ce pot de marmalat est notre ration de toute la semaine et qu’il ne nous en sera pas distribué d’autre avant lundi prochain. On n’est pas plus prévenant.
Se préoccuper de notre appétit, c’est bien. S’occuper un peu de notre toilette ne serait pas mal. L’administration du camp n’a certainement pas sur l’hygiène des principes anglais. Nous sommes obligés de nous débarbouiller tous dans la même cuvette de fer blanc, et cela où nous pouvons, au milieu de cette chambre déjà si étroite pour les vingt-deux prisonniers qu’elle contient. Mais de quoi vais-je me plaindre? Comme je bougonne, un camarade me raconte qu’à Stenay, siège du Q. G. du Kronprinz, où on l’a d’abord emmené après le combat, on lui servait la soupe de riz et d’orge dans un seau hygiénique émaillé dont l’état de délabrement marquait bien qu’il n’avait pas été spécialement acheté pour faire office de marmite. Les Boches ont l’esprit fin.
Vers neuf heures, quand il vint nous trouver comme il nous avait promis qu’il le ferait, Herr Schmidt, monsieur le censeur, dut sauter par-dessus une mare d’eau de savon pour arriver jusqu’à la table. Il ne goûta sans doute pas l’opportunité de ce sport et donna des ordres pour que les dégâts fussent réparés sur-le-champ. Ses yeux étaient durs quand il cria sa volonté au soldat à casquette, chef de nos ordonnances, car en Allemagne il faut toujours crier quand on commande. Mais monsieur le censeur est un homme du monde. Il ne l’oubliait pas, et il était d’une gentillesse très amène, lorsqu’il nous remit les cartes postales que nous attendions.
Herr Schmidt était de bonne humeur, malgré l’accident qui avait troublé sa venue, et c’est avec une grâce toute légère qu’il se mit à notre disposition pour satisfaire à toutes les questions que notre ignorance de la vie des camps de prisonniers légitimait. Assis sur un coin de la table, une jambe relevée et l’autre à terre, un poing sur la hanche, avait-il l’air d’un officier conquérant au milieu de vaincus? Il y avait trop de désinvolture dans ses manières pour que nous pussions douter de la pureté de ses sentiments.
La quarantaine une fois terminée, quand nous serons sortis du «saloir», on nous répartira dans les différentes chambres de la citadelle où restent des places disponibles. Ainsi nous serons mêlés aux anciens, et la captivité dont ils ont l’expérience, nous paraîtra moins pénible. Monsieur le censeur n’ajoute pas que de cette façon, au contact de la neurasthénie qui ronge certainement nos «anciens», nous sombrerons plus vite et plus certainement aussi dans la même neurasthénie. Devenus prisonniers ordinaires parmi les prisonniers, nous serons tenus de répondre deux fois par jour à l’appel qui est fait par un officier allemand, le matin à 9 heures et le soir à 6 heures, dans la cour quand le temps le permet, et dans les couloirs s’il pleut. Nous serons tenus d’assister aux repas en commun qui se prennent, en deux services, dans un réfectoire trop petit pour tous les prisonniers. Nous serons tenus de respecter les consignes du camp. Nos anciens nous les feront connaître peu à peu. Mais il faut que nous sachions dès maintenant que les sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes, si nous essayons de transgresser la moindre des consignes. Nous serons tenus de rendre aux officiers allemands, quel que soit leur grade et quel que soit le nôtre, les marques extérieures de respect qui leur sont dues. Monsieur le censeur laisse tomber ce dernier mot comme un coup de trique. Nous serons tenus d’obéir aux officiers, sous-officiers et soldats allemands en service. Et monsieur le censeur prononce le mot «soldats» comme s’il nous en giflait. Mais il sourit de nouveau pour conclure qu’en dehors de ces quelques menues restrictions et d’autres qui ont moins d’importance, nous pourrons faire dans le camp tout ce que nous voudrons.
D’ailleurs, le camp de Mayence n’est pas un tombeau. Nous ne serons pas sans nouvelles du monde extérieur. Évidemment, il est inutile que nos familles nous parlent de la marche de la guerre, car la lettre ne nous serait pas remise. Les ordres du Gouvernement Impérial et Royal sont formels à ce sujet. Nous ne pourrons pas non plus, comme juste, recevoir des journaux français, mais nous avons le droit de nous abonner à des feuilles allemandes et à des publications illustrées, comme Die Woche, par exemple. Herr Schmidt nous conseille surtout de nous abonner aux journaux de guerre que l’Allemagne publie en français ou en anglais pour les pauvres gens des régions envahies et pour les prisonniers, qu’il serait cruel de laisser dans l’ignorance des événements. Ces feuilles sont la Gazette des Ardennes, la Gazette de Lorraine, le Continental Times, le Petit Bruxellois, etc... Il y en a d’autres. La Gazette des Ardennes est particulièrement recommandable, nous dit monsieur le censeur. Mais il est obligé de nous quitter sur cette bonne recommandation, car on va nous mener à la salle des douches.
Avant de nous y mener, on nous distribue de petits sacs en toile, numérotés, qui nous rappellent les sacs à linge des potaches que nous fûmes. On nous dit que nous devons enfermer dans ces sacs tous nos objets personnels, montres, porte-monnaie, papiers, etc... Ils resteront dans la chambre pendant notre absence. Personne n’y touchera. Une sentinelle les gardera. Et il est prudent que nous n’emportions rien avec nous, parce que nos vêtements nous seront retirés en bas pour être soumis, pendant vingt-quatre heures, à des procédés de désinfection qui risqueraient de détériorer les choses que nous oublierions de préserver. L’homme qui nous donne ces instructions insiste trop, et l’ordonnance belge sourit d’un air trop averti, pour que nous n’ayons pas le sentiment bien net que nos petits sacs seront fouillés pendant notre absence. Mais que faire? Quelques officiers veulent essayer à tout prix de sauver des trésors: qui des billets de banque, qui une boussole, qui un carnet de souvenirs. On cherche des cachettes: sous une armoire, dans une paillasse, sous la coiffe d’un casque, que sais-je? Et, pleins d’inquiétude, nous descendons vers la salle des douches, qui est installée au sous-sol même du bâtiment nº III.
Nous descendons par le grand escalier, munis d’une serviette et d’une de nos deux couvertures de laine blanche. Devant la porte du Baderaùm, un soldat français nous distribue de grands anneaux de fer garnis d’une plaque portant un numéro. A cet anneau nous enfilerons par la boutonnière nos vêtements et notre linge, comme des clefs à un trousseau, et le tout ira à la désinfection. A côté du soldat français, au seuil même de la salle qui précède le Baderaùm, se tient un soldat allemand. Sans s’occuper de la corpulence des individus, il nous met entre les mains une chemise, un caleçon, une paire de chaussettes, le tout à l’état de neuf, et une savonnette. Mon Dieu! que cette organisation est admirable! La chemise et le caleçon sont en jersey de coton, fin et camelotard, de couleur crême, mais la chemise est enrichie d’un plastron en piqué blanc agrémenté de fleurettes bleues. C’est bien joli. Tout en nous déshabillant, nous ne nous lassons pas de manifester notre émerveillement. Mais, si nous plaisantons, rien ne nous empêche d’échanger entre nous les caleçons et les chemises afin de les adapter un peu mieux à nos proportions.
La douche prise, chaude ou froide à volonté, il fallut remonter dans la chambre nº 28. Notre cortège ne manquait pas de pittoresque: tous ces caleçons et toutes ces chemises et toutes ces chaussettes d’uniforme, sous la couverture d’uniforme, composaient un tableau assez grotesque. Et c’est dans cette tenue que nous demeurerons jusqu’à ce qu’on nous ait rendu nos effets désinfectés.
Dans la chambre nº 28, une surprise nous attendait: nos petits sacs individuels avaient disparu. Un murmure de stupeur s’éleva, vite suivi d’éclats de rire. La chose était trop drôle. Que de précautions pour nous dévaliser! Beau travail vraiment. Les paillasses des lits avaient été retournées; les coiffes de nos casques avaient été fouillées; les Trains de Luxe d’Abel Hermant n’étaient plus là; toutes les cachettes avaient été éventées. Tout était perdu. Rafle intégrale. Naufrage de toutes les espérances.
Pour se faire pardonner une si déplorable maladresse, qui ne pouvait que nous mal disposer, l’Administration nous offrit un repas copieux, où les kartoffeln abondaient, et nous eûmes même un supplément de consolation: de la marmelade. Notre rage d’ailleurs eût été vaine. Il ne nous restait qu’à prendre en riant notre mésaventure. Le déjeuner s’en trouva égayé, d’autant que la tenue que nous avions tous prêtait à la plaisanterie. On ne voit pas tous les jours vingt-deux sous-lieutenants en caleçon réunis autour de la même table. Si la fantaisie règne dans les popotes d’officiers, elle ne va jamais jusqu’à ces excès de mardi-gras.
Le soldat boche, qui hurle en dirigeant nos ordonnances, mit fin au repas par un mot charmant, qu’il faut que je rapporte parce que, dans sa grossièreté, il offre un raccourci édifiant et caricatural, pour ainsi dire, de toute la tactique allemande en face des prisonniers. J’en ai déjà parlé. J’en parlerai encore. Donc, aujourd’hui nous achevions le dessert. Le plat de marmelade était vide.
—En voulez-vous d’autre? nous demanda l’homme qui hurle, sur un ton moins aigre qu’à l’ordinaire et qui pouvait passer pour aimable.
—Oui, oui, fîmes-nous.
Et le brave Boche nous répondit froidement, en enlevant le plat:
—Il n’y en a plus. (Keine mehr).
Ces petits détails marquent dans la vie d’un prisonnier. Les heures sont lentes, les événements rares. On n’a que de menus faits à collectionner et à méditer. On les médite. La cristallisation se produit. Et tant de petites images se groupent à la fin en nous pour former un tableau d’ensemble qui nous surprend nous-mêmes. On a le temps de réfléchir en captivité.
Pendant que nous étions à table, un bruit de pas et un brouhaha de voix retentirent dans le corridor. Six nouveaux venaient d’arriver par le train de midi. On les enferma dans une chambre spéciale. Il ne fallait pas qu’ils pussent communiquer avec nous. Songez qu’ils nous auraient peut-être donné du front des nouvelles plus fraîches que celles que nous avions, et rassurantes peut-être. Il fallait éviter ce scandale. Mais l’arrivée des six camarades pestiférés bouleversa l’ordre de notre repos. En effet, comment expliquer cela? Était-ce le changement de régime, ou la qualité de la cuisine, ou ce pain plutôt, si peu catholique, toujours est-il que la plupart d’entre nous étaient indisposés, et assez gravement même. Jusque-là, il nous suffisait de frapper à la porte. La sentinelle, qui était de faction dans le corridor, ouvrait et nous conduisait où nous désirions aller. Quand nos nouveaux compagnons d’infortune furent arrivés, nous dûmes nous plier à un autre règlement. Nous ne pouvions plus sortir de la chambre à notre gré. De temps en temps, le soldat à casquette chargé de notre service déverrouillait la porte, l’ouvrait toute grande, et glapissait d’un ton suraigü:
—Latrinen! Latrinen!
Il n’y avait qu’à obéir. Et cela nous procura une occasion de plus d’admirer cette belle organisation et cette stricte discipline allemandes, qui réalisent le tour de force d’amener la nature même à exécuter leurs ordres au premier commandement. Au surplus, l’homme qui hurle y gagna un surnom, et nous ne l’appelâmes plus que Latrinen. Un prisonnier s’amuse de peu.
L’ordonnance belge nous avait appris qu’on nous rendrait, dans le courant de l’après-midi, le contenu de nos sacs, ou ce qu’il plairait à l’administration du camp de nous en rendre. Nous n’attendions pas sans impatience ce moment. A 3 heures, la cérémonie eut lieu en grande pompe, avec un déploiement considérable de preuves de la plus scrupuleuse honnêteté. Je dirai tout de suite que, tout compte fait, il ne manquait pas grand’chose dans les sacs qu’on nous avait subtilisés. Mais ils avaient été fouillés comme nous le montra le désordre de certains portefeuilles, et d’ailleurs les Allemands n’avaient pas besoin de se cacher, et ils n’allaient pas se gêner pour nous confisquer franchement et devant nous ce qu’ils crurent bon de nous prendre.
Aucun officier n’assistait à l’opération. On sait que ces messieurs ont des scrupules et nul n’ignore qu’ils ne sont pas des bandits. Cette besogne vile était confiée à de simples soldats, à deux soldats exactement, installés de chaque côté d’une table dans le corridor froid où, avec notre tenue légère, nous étions transis. L’un d’eux vidait le sac sur la table, visitait les portefeuilles, supprimait les carnets, les papiers, les boussoles, les cartes, les jumelles, les appareils photographiques, les stylographes, les sifflets, les couteaux de poche et les canifs, car tout cela constituait, disaient-ils, du «butin de guerre». Il remettait le reste au prisonnier qui protestait à chaque objet qu’on lui retirait; puis, prélevant l’argent qu’il trouvait, il le donnait à son camarade, qui faisait office de changeur. Cours du jour: 78 marks pour 100 francs, le taux de principe d’avant la guerre; mais les Allemands nous volaient, puisque, en gros, à cette époque, le mark et le franc s’équilibraient à Berne. Au surplus, notre changeur ne nous versait pas de l’argent ou du papier allemand. Il nous alignait des pièces de zinc, qui n’ont cours que dans l’intérieur du camp et qui sont les seules à avoir cours; d’un côté, elles portent le chiffre de la somme qu’elles représentent, un pfennig ou cinquante marks; et de l’autre, l’aigle boche, avec cette inscription: