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Le Purgatoire

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«Wertmarke—Zitadell Mainz».

L’examen des vingt-deux sacs fut long. Chaque officier protestait. L’Allemand le laissait protester, objectait qu’il avait reçu des ordres, et continuait son petit travail de pillage organisé. Comme il devait sourire à part soi de nos prétentions! Il ne s’emportait pas, il gardait un calme magnifique sous les réclamations et les outrages. Et son camarade n’avait pas moins de sang-froid en nous comptant nos pièces de zinc. D’ailleurs, j’allais l’oublier, il ne nous rendait pas intégralement la somme allemande à laquelle nous avions droit. Il nous retenait, en effet, un certain nombre de marks et de pfennigs, pour la chemise, le caleçon, les chaussettes et la savonnette qu’on nous avait distribués à la salle de douches. Car il ne faut pas croire que le Gouvernement Impérial et Royal nous fit cadeau de ces choses, comme don de bienvenue. Il nous les faisait même payer assez cher.

Ainsi s’achevait cette deuxième journée de quarantaine, dans le «saloir» de Mayence, au milieu d’une effervescence assez grande, lorsqu’un incident d’une haute importance pour nous se produisit vers six heures du soir. La porte s’ouvrit, et une image de Hansi parut, qui m’éblouit au point que je pensai rêver: c’était un Allemand à lunettes, grand, large d’épaules, un peu voûté, un peu usé, avec l’air accablé de surscience d’un instituteur boche. D’une voix hésitante et appliquée, il appela l’un de nous, le sous-lieutenant L***, qu’on disait être professeur de lettres au Lycée Louis-le-Grand, et le pria de venir avec lui. L*** sortit, vêtu de sa chemise et de son caleçon et drapé de sa couverture blanche comme d’une toge. L’ordonnance belge se trouvait à point nommé dans la chambre pour nous renseigner. L*** allait subir l’interrogatoire officiel d’usage. Puis il irait prendre sa place parmi les prisonniers ordinaires du camp. Nous ne le reverrons pas dans la chambre nº 28, car nous ne devons pas connaître dans quelles conditions se passe l’interrogatoire de rigueur.

La veillée reprend, lugubre, dans la chambre mal éclairée. L’homme de Hansi ne reparaît pas dans l’embrasure de la porte. On n’interrogera plus personne aujourd’hui. Mais nous pouvons espérer que demain nous serons tous appelés, l’un après l’autre, par l’instituteur à lunettes. Demain soir, il n’y aura peut-être plus personne dans la chambre nº 28. Nous serons tous peut-être, demain soir, des prisonniers comme les autres au milieu des autres. Notre vie au camp de Mayence commencera. Pour l’instant, nous n’avons pas d’ambition plus grande. Cependant, l’ordonnance belge refrène un peu notre espoir. Tous les officiers ne restent pas forcément à Mayence. Le camp de Mayence n’est qu’un camp de passage pour beaucoup. Ils arrivent, on les incorpore, on les trie, on les classe, et puis on les garde ici, ou bien on les expédie plus ou moins vite sur un camp quelconque d’officiers prisonniers du Wurtemberg ou du Hanovre ou d’ailleurs, sans qu’on sache pourquoi tel officier plutôt que tel officier est envoyé là plutôt que là. Alors, tout n’est pas fini? Tout ne finit pas entre les murs de l’affreuse citadelle? Il va falloir encore voyager, voir d’autres pays, voir d’autres Allemands, voir d’autres camarades?


à Henri Massis

CHAPITRE VIII

LA FENÊTRE FERMÉE ET LA PORTE OUVERTE

(14-15 mars 1916).

Nous avions espéré que nous subirions tous aujourd’hui l’interrogatoire qui nous délivrerait de la quarantaine. Cet espoir se réalisa pour plusieurs. A 9 heures du matin, l’homme de Hansi, vieillard à lunettes avant l’âge, fit sa deuxième apparition dans l’embrasure de la porte, et sa voix consciencieuse et mal assurée nous lança le nom du deuxième officier qui quitterait le saloir. La veille, le sous-lieutenant L*** avait dû comparaître en chemise, caleçon et couverture de laine. C’est dans ce même équipage ridicule que comparurent les premiers patients d’aujourd’hui. Car on ne nous rendit nos vêtements que vers dix heures. Je ne sais pas s’ils avaient été fouillés, mais plus d’un d’entre nous regretta de n’avoir pas couru le risque d’ailleurs problématique d’une détérioration par les désinfectants si efficaces qu’on nous avait signalés; perte pour perte, du moins les Allemands n’auraient rien eu.

L’ordonnance belge est à notre disposition dès le matin pour faire à la kantine l’achat des objets dont nous aurions besoin: rasoirs, pâte dentifrice, brosses, souliers, pantoufles, etc... Tous ces articles sont des articles de bazar d’une qualité très suspecte, et nous les payons très cher, persuadés que le Belge, ne se contentant pas du pourboire que nous lui laissons pour chaque course, prélève sa petite commission sur chaque objet qu’il nous rapporte. Des étonnements nous arrivent à la suite de chacun de ses voyages. Hier, à l’examen de nos sacs, on nous avait retiré un jeu de cartes françaises qui servait à l’éternelle manille de quatre officiers. Mais la kantine vend des cartes allemandes. On nous avait confisqué nos couteaux de poche et jusqu’à nos canifs, sous prétexte que c’étaient des armes et donc du butin de guerre. Mais la kantine vend des couteaux qui sont des armes plus sérieuses que nos canifs. Il n’y a rien là qui doive nous émerveiller: l’Allemagne est une nation de commerce, et tous les moyens lui sont bons pour trouver des clients. L’ordonnance belge sourit de nos réflexions. Il en sait plus long que nous sur les manigances des camps de prisonniers.

Curieux personnage. Grand, souple, figure émaciée avec des yeux vifs, vêtu de la tenue des soldats prisonniers, c’est-à-dire de n’importe quoi pourvu que le pantalon et les manches de la veste portent une bande tracée à la peinture rouge, coiffé du bonnet de police noir et bleu qu’orne un gland qui se balance, le Belge est un type d’arsouille qui plaît et déplaît en même temps. Il parle aux Allemands avec un sans-gêne incroyable, il rudoie ce hurleur de Latrinen, lui obéit quand ça lui plaît, discute tous ses ordres et crie plus fort que lui, ce qui n’est pas peu dire. Et ce côté de son caractère, cette attitude de boxeur toujours en garde, ont de quoi nous séduire. Joignez qu’il parle avec aplomb de tout ce qu’il a vu en Allemagne depuis sa captivité, et les renseignements qu’il ne nous marchande pas nous sont précieux. Il ne nous cache pas la haine qu’il a pour nos maîtres temporaires. Il prétend que dans les villes la population, strictement et durement rationnée pour tout, est affamée et ne se révolte pas. Dit-il vrai? Il affirme qu’il a vu, de ses propres yeux vu. Dans certains camps de troupe, des prisonniers ont fait chanter et danser leurs gardiens, sentinelles transformées en guignols, pour un morceau de pain. Cependant, nous nous défions de ce Belge, peut-être à tort du reste: nous jugeons qu’il a trop de libertés dans le personnel des ordonnances; alors que les autres ont des airs de bêtes traquées, il semble trop bien de la maison. La kantine n’est ouverte qu’à certains jours de la semaine et à certaines heures. Le Belge y entre, pour nous et pour lui, quand il veut. Peut-être est-il chargé par l’administration du camp de s’attirer notre confiance, pour nous faire parler, et de répéter ce que nous aurions laissé échapper au cours d’une conversation familière et naïve? Rien n’est impossible ici. Toutes les hypothèses sont judicieuses, quand on est en face des Allemands. Quoi qu’il en soit, le Belge est un homme dont nous avons besoin, et, tout en demeurant circonspects, nous écoutons son bavardage.

Combien plus sympathique, sans arrière-pensée, sans restriction, l’humble prisonnier russe qui nous sert à table! Gros cosaque bouffi aux cheveux courts et lisses, au front carré, aux yeux doux, qui répond au nom de «Rousski» quand Latrinen l’appelle!

Celui-là, c’est le souffre-douleur de l’énergumène. Avant chaque repas, nous entendons dans le couloir une voix furibonde qui glapit plusieurs fois de suite «Rousski! Rousski!» et baragouine des ordres ou des imprécations. Rousski malgré tout conserve un sourire qui fait de la peine. Rien ne l’émeut. Sans jamais se presser, il continue son petit bonhomme de travail. Quand Latrinen dépasse l’ordinaire limite de ses criailleries, Rousski nous regarde en souriant, et murmure:

—Sale Boche!

Ce sont les seuls mots de français qu’il connaisse, mais il les connaît bien.

Ce jour-là, le troisième de notre quarantaine, Latrinen pensa devenir fou, à la jubilation du pauvre Rousski. Il avait l’habitude de nous distribuer le pain lui-même, car c’est un trésor précieux qu’on ne peut pas confier aux mains d’un simple soldat russe. Hier encore, Latrinen nous avait partagé vingt-deux rations. Mais aujourd’hui nous sommes moins nombreux dans la chambre. L’infortuné ne s’en était pas aperçu d’abord. Déjà il avait vidé sa corbeille sur la table. Hélas! quand il se rendit compte de l’erreur commise, c’était trop tard. Il eut beau nous compter une fois, deux fois, trois fois, comme le règlement le prescrit, et recommencer à nous compter, et compter et recompter les morceaux de pain de la journée: il n’en trouvait plus que vingt et un, et il était certain d’en avoir pris vingt-deux à la cuisine. Problème insoluble. Latrinen s’arrachait les cheveux. Une ration avait été joyeusement escamotée. Victoire d’un grand prix pour des prisonniers.

Comme cette journée est longue! Nous n’avons rien à faire, rien à lire. Quel supplice! Le défilé des lieutenants appelés par l’homme de Hansi s’effectue lentement, lentement. Car, en même temps que nous, on interroge aussi peu à peu les capitaines et même les officiers qui sont arrivés hier.

Mentionnerai-je la venue de trois soldats français, un chasseur à cheval, un marsouin et un lignard, qui doivent aider Rousski et le Belge? Ils ont quitté tout récemment le camp de Darmstadt. Ils nous racontent leur misère, qui est tragique, leur faim, les mauvais traitements qu’ils ont à subir pour la moindre peccadille. Ils supportent tout courageusement, parce qu’ils estiment que la rage d’une victoire incertaine est cause des vexations que les Allemands leur imposent. Dans leur martyre, ce qui les soutient aussi, c’est la détresse des populations civiles. Ils l’ont vue de près. Elles ont faim. Elles sont fatiguées de la guerre. Elles n’ont plus beaucoup d’espoir. Elles sont persuadées que la lutte contre la France est une erreur, parce que le seul ennemi véritable est l’Anglais, qu’on hait. Toutes choses dont nous avions pu nous assurer par nous-mêmes en causant avec les soldats que nous avons rencontrés depuis le ravin du Bois-Chauffour, mais qui se confirment par les nouvelles que nous recueillons chaque jour à droite et à gauche.

Les propos des trois prisonniers de Darmstadt nous sont d’un précieux secours. Il faut si peu de chose pour que la force de résistance augmente ou diminue dans le cœur d’un captif! La longueur des heures est périlleuse. Cette chambre nº 28 est une cage sinistre. Entendre les conversations, d’ailleurs peu animées des camarades, est une fatigue. S’étendre sur le lit et se renfermer en soi en cherchant des souvenirs est une douleur. Que faire? Se planter derrière la fenêtre fermée et regarder le spectacle de l’immense cour? Peut-être, mais quelle vanité!

La parade de garde, au son des fifres, offre une distraction de quelques instants. Elle a lieu précisément sous ma fenêtre. Toute une compagnie y prend part, garde montante et garde descendante comprises, car il n’y a pas moins de soixante sentinelles au camp de Mayence, d’après le Belge. La parade est d’une discipline à la fois imposante et ridicule. Imposante, parce qu’on sent qu’une volonté de fer plie tous ces corps à tous ces mouvements scandés avec un ensemble parfait. Ridicule aussi, parce que ces mouvements sont saccadés, et que le fameux pas de l’oie, exempt de souplesse et lourd d’automatisme, est un exercice qui doit faire rire. Bergson le démontrerait aisément.

Tels furent à peu près les seuls incidents notables de la journée. On trouvera sans doute que c’est perdre son temps que de consigner ces faits si menus. Je juge de mon côté que ces détails ont de l’importance, car leur somme me donnera le total exact des sentiments que j’ai éprouvés au contact d’une race étrangère, des opinions que je m’en suis faites, et des enseignements que j’en ai tirés, aussi bien pour moi que pour les lecteurs de bonne volonté. Le désert n’est constitué que d’une agglomération de grains de sable, et le désert est une chose terrible.

A la fin de cette troisième journée de quarantaine, nous n’étions plus que huit dans le saloir de Mayence, et huit, parce qu’on avait réuni dans la chambre nº 28 ce qu’il restait d’officiers dans les deux autres chambres. La quatrième journée, qui devait être la dernière, fut la plus lente. Elle ne fut marquée par rien, sinon par un léger relâchement à la règle qui nous maintenait jusque-là cloîtrés dans la chambre. Pendant la matinée, tandis que les ordonnances procédaient au nettoyage, nous fûmes autorisés à nous promener le long du corridor dallé de pierre. Ces quelques minutes de marche, de mouvement, de vie enfin, nous furent un cadeau de grand prix.

Une grosse nouvelle nous émut aussi dès le réveil. Le marsouin du camp de Darmstadt nous donnait connaissance du «rapport des cuisines», qui est, comme on sait, l’ensemble des bruits, potins, bobards, canards et percos, qui circulent chaque jour tant au front que dans les réunions de prisonniers. Chacun a appris un ragot et l’ajoute au chapelet de ceux qu’on lui découvre. Ainsi s’établit le rapport des cuisiniers, tissu de vérités, de vraisemblances et de rêves. La nouvelle du jour est trop grosse pour que nous puissions l’accueillir sans réserves. Le marsouin de Darmstadt, lui, y croit fermement. Ce n’est pas moi qui le détromperai. Trop heureux si l’espoir le nourrit! Car il paraît que les Russes auraient pris Trébizonde et que les Turcs, las de la lutte, demanderaient la paix. Mais il faudrait en lire la confirmation dans les feuilles allemandes, et nous n’en avons aucune sous la main.

C’est encore derrière la fenêtre fermée que je passe la plus grande partie de la journée. Peu à peu, tous mes camarades quittent la chambre nº 28. Dans la cour j’en aperçois quelques-uns, qui étaient hier ici avec moi, et qui maintenant se promènent ou causent par petits groupes avec des anciens en pantalon rouge qui, évidemment, sont friands des nouvelles que nous apportons, parce qu’elles sont moins suspectes que celles que colportent les ordonnances. Je ne remarque pas sans mélancolie que les camarades libérés de la quarantaine ne daignent pas lever les yeux vers la fenêtre d’où nous suivons leurs mouvements. Leur aurait-on défendu par hasard d’essayer de communiquer avec nous, même par gestes? Ou ne pensent-ils déjà plus à la cage d’hier? Les heures sont interminables.

Il faisait nuit, et je restais seul dans ma prison. A 6 heures 1/2, on n’était pas encore venu me chercher, et je m’attendais à ne plus être appelé. Quelle probabilité y avait-il que messieurs les officiers allemands travaillassent jusqu’à une heure si avancée? Mais je me trompais. Comme les camarades je fus interrogé. Pur interrogatoire d’identité. Je donne mes nom, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile et profession. A mesure que je réponds, on écrit et on contrôle, en se reportant à des feuilles de papier qui sont trop loin de moi pour que je puisse en distinguer l’origine et la teneur. Quelques questions d’ordre militaire me sont posées, rapidement, sans conviction. Puis des questions d’ordre général, et moral, pour ainsi dire. Quelle est mon opinion sur la guerre? Sur les attaques de Verdun? Toujours les mêmes questions et toujours les mêmes réponses, et toujours le même silence.

J’étais libre enfin. J’allais prendre ma place comme les autres dans le camp. Un soldat m’accompagna jusqu’à la chambre nº 23 qui serait désormais la mienne. Elle est située dans le même bâtiment nº III, au rez-de-chaussée, près de la kantine.

La chambre nº 23 se compose en réalité de deux pièces communiquant entre elles par une large ouverture. Dans chaque pièce, il y a cinq lits. Celle du fond est entièrement occupée. Dans l’autre, un lit est disponible, près de la porte, le mien. C’est un lit militaire, deux pieds de châlit en fer et trois planches. Ni paillasse, ni matelas; mais un sommier en trois morceaux, ou, plus exactement trois petits sommiers, carrés, légèrement matelassés, qu’on dispose bout à bout dans n’importe quel sens et sur n’importe quelle face, car ils sont interchangeables. Un drap de toile blanche est étendu sur le sommier. Dessus, on place une sorte de sac à carreaux bleus et blancs, à peine plus large que le lit, dans lequel on introduit à plat deux couvertures, et cette combinaison tient lieu à la fois de drap et d’édredon. Tous les lits sont pareils. Chaque prisonnier a une armoire haute et étroite, une cuvette en fer battu, un escabeau ou une chaise en bois. Au milieu de la chambre, une table. Dans un coin, un poêle à charbon est allumé. Tel est l’ameublement de la pièce d’entrée, et la pièce du fond est identique, avec cette différence que, dans une embrasure de fenêtre, il y a un piano, loué par un des officiers de la chambre.

Mes nouveaux camarades sont tous d’anciens prisonniers. Je me présente et ils me reçoivent selon leur caractère, les uns avec empressement parce qu’ils sont curieux d’apprendre des nouvelles, et les autres avec nonchalance parce qu’ils sont blasés par ce genre d’événements. Le capitaine B***, des chasseurs à cheval, est le plus aimable, et son accueil me touche. Il veut que je lui parle tout de suite de Verdun, et son inquiétude est trop légitime pour que je ne le satisfasse pas de mon mieux. Je ne sais pas grand’chose de la formidable bataille. Que sait un sous-lieutenant dans la tranchée? Mais je n’hésite pas à affirmer que toute l’armée française se fera hacher sur place plutôt que de livrer Verdun.

Et le capitaine B*** me répond simplement ces mots magnifiques:

—Nous n’en avons jamais douté.

O notre France lointaine! Quelle flamme n’y a-t-il pas en toi pour que tous ces cœurs soient encore et toujours si chauds, après tant de misères, tant de deuils, tant de vexations, si loin de toi! Quand tout s’acharne sur ces pauvres prisonniers, l’ennui, la faim et les communiqués mauvais, ils ont encore la force de ne pas désespérer; et, si je leur dis que la France ne veut pas perdre Verdun, ils me répondent sans emphase, après dix-neuf mois de souffrances:

—Nous n’en avons jamais douté.

De trouver cette chaleur de sentiments chez ces anciens prisonniers me donne un coup de fouet et, tout accablé que je suis par ces derniers jours que je viens de vivre dans la fièvre, je me ressaisis pour être digne de mes camarades.

Survint un lieutenant, qui n’est pas de notre chambre. C’est un ami, un parisien, affable, qui se met à la disposition du capitaine B*** pour lui apprendre l’anglais et qui, ce soir, voulait faire un peu de musique. Les camarades étaient heureux de sa visite. Il se mit au piano avec une grande simplicité. Un lieutenant écrivait des lettres. Un autre lisait. D’autres étaient assis près du pianiste. Je m’étais allongé sur mon lit.

Charme ineffable et souverain de la musique! Plus d’une fois on a admiré sa puissance et maint poète a célébré la volupté de ces regrets éperdus qu’une phrase en mineur prolonge au cœur humain. Mais comment exprimer l’émotion que peut susciter une page de Chopin,—car c’est du Chopin que j’entendis, puis du Grieg,—dans l’âme douloureuse d’un exilé dont la chair souffre encore et dont la sensibilité saigne de désespoir et d’impuissance?

Une tristesse pesait sur la chambre. Nul ne disait plus rien. Le pianiste la sentait comme nous. Il comprenait. Il se tut. Puis, tout à coup, pour chasser les ombres mauvaises, il attaqua brutalement des airs de bastringue, fantaisies de Tabarin et tapages du Moulin de la Galette, toutes les rengaines des dernières années. Tout le Paris nocturne de la bamboche bondissait hors de la caisse sonore. O souvenirs atroces! Des courtisanes dansent, les plus belles du monde. Des adolescents sourient. Des barbons sont en bonne fortune. Le champagne dore les coupes. On mange des écrevisses d’un air dégoûté. Et, dans un coin du Monico, je me revois, tel soir ou plutôt tel matin aux lumières, à côté d’une jolie fille quelconque, en face d’un ami, mon meilleur ami, avec qui je discute gravement de questions de politique étrangère et du péril allemand, tandis que la jolie fille bâille... Mais, ce soir, j’ai envie de pleurer, comme une femme.

A 10 heures 1/2, extinction des feux. Elle se fait automatiquement. Nous n’avons pas à nous en occuper. Les camarades sont couchés. Le silence est sur toute la chambre. Dorment-ils?

Soudain, la porte s’ouvre. Un feldwebel entre, une lanterne à la main. Un officier le suit. Ils passent; devant chaque lit, le feldwebel lève sa lanterne. C’est le contre-appel.


à Emile Henrio

CHAPITRE IX

LE CAMP DE MAYENCE

(16 mars 1916).

Je croyais qu’une fois sorti de cette geôle sombre qu’était le «saloir», je serais le plus heureux des prisonniers. Il me semblait que j’éprouverais un plaisir sans pareil à goûter, dans l’immense cour de la citadelle de Mayence, cette liberté que monsieur le censeur nous avait promise avec tant de grâce. Je ne connus qu’un ennui sans bornes et une effroyable tristesse. Une grande prison, parce qu’elle permet quelques mouvements, est plus déprimante qu’une cage où l’on se retourne avec peine. C’est du moins le sentiment que je tirai de mon apprentissage de la vie en commun dans un camp de prisonniers. Dans cette foule d’officiers français, russes, anglais et belges, je me trouvai plus isolé que jamais. Quand on est captif depuis plusieurs mois, on ne se souvient plus de ses premières heures de captivité, et on laisse le nouveau camarade à sa dangereuse solitude, non point tant par égoïsme que par négligence ou par oubli. Le camp de Mayence m’apparut comme un désert sinistre.

J’eus tôt fait d’épuiser les curiosités que la citadelle pouvait m’offrir. Le tour du propriétaire n’était pas compliqué. La bibliothèque est ici, le réfectoire est ici, la salle de douches est ici, l’infirmerie est ici, la kommandantur là, et le bureau du payeur là. J’avais tout vu. A huit heures du matin, je n’avais plus rien à connaître et je n’avais plus rien à faire. Alors j’eus la vision nette du supplice que les Allemands nous réservaient: l’ennui et l’inaction. Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau n’auraient pas imaginé celui-là. Un affreux désespoir me prit. D’autant qu’il ne m’était pas encore permis d’organiser quoi que ce fût. Rien ne m’assurait que je demeurerais au camp de Mayence. Pour ce motif, la bibliothèque des prisonniers ne m’était pas ouverte. Les camarades de chambre me prêtèrent un livre dont ils n’avaient pas besoin pour le moment: c’était la Conquête de Plassans, de Zola. Dans l’état de misère morale où j’étais tombé, je ne pouvais pas trouver de plus noir quinquina.

On ne saurait se promener toute la journée ni tenter de battre des records de marche du matin au soir, en tournant en rond dans une cour comme un cheval de moulin, et particulièrement quand on traîne la jambe. Il n’est pas expédient non plus de passer des heures et des heures à poser aux anciens prisonniers des questions qui m’intéressent sans doute, mais qui risquent de les importuner. Enfin, on ne dort pas à volonté, malheureusement, et il n’est pas d’exercice plus périlleux que de se livrer à la douleur des souvenirs. Il ne me restait qu’à errer comme un chien perdu, au hasard, n’importe où. C’est ce que je fis.

L’appel du matin m’apporta une diversion. A neuf heures et demie, dans la cour, les prisonniers se rassemblèrent par bâtiment et se groupèrent par chambre. Un sous-officier passa, nous compta pendant que nous continuions à bavarder, vérifia le nombre sur un cahier qu’il tenait à la main, et s’occupa d’un autre groupe. L’opération n’avait rien d’imposant, ni de strict, ni même de militaire. Les prisonniers causaient, riaient, plaisantaient, fumaient. Mais la cérémonie n’était pas terminée. Soudain, quelqu’un poussa cet avertissement:

—Vingt-deux à bâbord!

On rectifia la position. Les plaisanteries se turent. Les cigarettes se dissimulèrent le long de la cuisse. Les têtes étaient droites. Par la gauche, en effet, un haùptmann, sabre au côté, défilait rapidement devant chaque groupe, portait les doigts à la casquette en nous regardant tandis que nous le regardions en portant les doigts au képi, et disparaissait vers la droite. Tel un général, un jour de revue, galope devant le front des troupes. Les conversations reprirent. C’était fini. Les prisonniers se dispersèrent.

Mais un nouveau rassemblement se formait, plus familier, autour de l’officier boche qui s’était planté sur un tertre, au pied d’un arbre. Un feldwebel lut un ordre de la kommandantur, en allemand. Je n’entendis pas grand’chose, parce que tous chuchotaient, ou à peu près. Un lieutenant belge se mit à nous traduire le papier officiel. Déjà un camarade m’entraînait et la plupart des prisonniers s’en allaient.

—Qu’a-t-il dit? demandai-je.

—Je ne sais pas, me répondit-on.

Visiblement, les ordres de la kommandantur n’intéressaient personne.

La kantine était ouverte. Désireux de faire quelques emplettes, j’y allai. C’est un véritable bazar, où l’on achète les choses les plus saugrenues: des objets de toilette, des pliants de paquebot, des raquettes de tennis, des chaussettes, des pots de confiture, des livres, des partitions de piano, des tapis, du papier à lettres et des enveloppes, des cadres pour photographies, des lampes et des réchauds, bref, tout ce que souhaiterait un prisonnier qui veut s’arranger une petite vie supportable. Tous les articles sont de qualité médiocre et tous sont d’un prix très haut, naturellement. La kommandantur prélève un tant pour cent sur chaque objet, et elle voile ce vol sous le prétexte d’amélioration de l’ordinaire. Ne sommes-nous pas là pour tout accepter d’un cœur joyeux?

Il est assez difficile de se faire servir à la kantine. Elle est encombrée de clients, car ils n’ont pas le droit d’y venir tous les jours ni à toute heure, et d’autre part les soldats boches qui tiennent la boutique ne sont pas nombreux. Enfin les prisonniers russes ont pris possession des comptoirs, et leurs désirs sont compliqués et leur choix est hésitant. Plusieurs d’entre eux sont assis pour se décider avec moins de fatigue. On leur montre vingt articles différents; ils les palpent, les examinent, discutent entre eux sur le prix et sur la qualité, demandent autre chose, occupent toute la kantine; et quand ils s’en vont à regret, par trois ou quatre à la fois, l’un d’eux n’emporte le plus souvent qu’un litre d’alcool à brûler, ou Brennspiritus, comme on dit ici, mais il l’emporte avec mille précautions, ainsi qu’une icône précieuse.

Un camarade me confie que les Russes consomment beaucoup d’alcool à brûler. Ils le boivent, paraît-il, parfumé quelquefois, comme ils boivent de l’eau de Cologne; mais ils le boivent aussi au naturel, sans grimace. Ils sont très gentils, m’affirme-t-on, et sympathiques, mais terriblement ivrognes. Pour s’enivrer avec du Brennspiritus, il faut en effet avoir un penchant assez vif pour les liquides puissants. Mon camarade ajoute que les Anglais ne le cèdent pas aux Russes sur ce point, mais avec cette différence qu’ils sont trop grands seigneurs pour se contenter d’alcool à brûler ou d’eau de Cologne: par l’entremise de soldats boches qu’ils soudoient au tarif fort, ils arrivent à se procurer des liqueurs moins barbares que celles dont les Russes s’accommodent.

Les Anglais se distinguent dans les camps de prisonniers par leur désir d’ignorer les Boches et leurs prescriptions. Ils consentent à être prisonniers parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais leur bonne volonté ne va pas plus loin. Ils se montrent aimables pour les Français et les Russes, mais ils vivent entre eux. Les prisonniers doivent prendre leur repas au réfectoire commun; les Anglais n’y mettent pas les pieds. Ils mangent dans leurs chambres et préparent leurs repas sur des fourneaux à charbon, achetés à la kantine, qu’ils ont simplement installés dans les couloirs de la citadelle. Une odeur de cuisine traîne partout, et il n’est pas d’instant de la journée où quelque bouilloire ou casserole ne chante sur le feu des Anglais. Les murs en sont noircis de fumée. Mais nos Alliés, flegmatiques par définition, ne prennent pas garde à ces détails. Ils n’écoutent pas les cris des Boches. Causent-ils des dégâts? Ils paient sans discuter. Un Anglais ne discute jamais avec un Allemand. C’est sa façon de réagir contre l’ennemi que ce mépris terrasse. Le Français a une autre façon; il rit de tout et empoisonne le Boche de réclamations, de protestations et d’observations, à propos de tout et de rien, mais en ne sortant jamais des limites de la tenue militaire. Le Français évite de donner prise à la sévérité ennemie. Il se sent d’autant plus fort ensuite, quand il lui plaît de montrer aux Boches qu’il n’est dupe ni de leurs mensonges ni de leurs vilenies.

Ainsi pour la nourriture. L’Anglais ne va pas au réfectoire. Il abandonne sa ration aux Allemands. Le Français au contraire va ponctuellement au réfectoire, et pas un repas ne s’écoule sans qu’un prisonnier aille porter son assiette au haùptmann de service en lui affirmant sur l’honneur qu’on ne nourrit pas si mal des officiers désarmés. Si chaque officier allemand attaché à un camp de prisonniers faisait le compte des camouflets que ces terribles Français lui ont infligés, nous aurions un total assez coquet pour tous les camps réunis. Mais peut-être tous les officiers allemands ne sont-ils pas capables de distinguer un éloge d’un camouflet. Je n’oublierai pas de sitôt la scène que je vis lors de mon premier repas au réfectoire de Mayence. C’était à midi. On nous donna de la «soupe russe», car l’ardoise du menu ne la désignait pas moins pompeusement, et des pruneaux. Rien d’autre. Un lieutenant de dragons mit son assiette sous le nez du haùptmann en lui disant sans pouffer:

—Je vous demande la permission de quitter la salle, monsieur. Vraiment, j’ai trop bien mangé, ce matin.

Et le haùptmann, rougissant jusqu’aux oreilles, essayait de ne pas perdre l’air digne qui sied à un représentant d’une nation sérieuse. Car on ne mangeait pas bien au camp de Mayence. La chère y était maigre, encore que cet adjectif puisse tromper le lecteur en éveillant en lui des idées de viande qu’on n’y connaissait que sous des espèces rares, chiches, pauvres et douteuses. Je ne me trompais pas, quand je prévoyais que le régime plantureux de la quarantaine ne durerait point. Il n’y a pas plus de ressemblance entre les repas du réfectoire et ceux du saloir qu’entre les dîners de chez Chartier et ceux de chez Paillard. Mais il était nécessaire que nous écrivissions à nos familles une carte postale débordante d’optimisme.

Ai-je besoin d’ajouter que les prisonniers ne s’attardent pas en face de la soupe russe et des pruneaux? En moins de dix minutes, ils s’en allèrent les uns après les autres, emportant leur serviette et leur pain, et la plupart d’entre eux, du moins ceux qui sont captifs depuis assez longtemps pour recevoir des colis de France, regagnèrent en hâte la chambre où ils mangeraient enfin. Mes camarades se restaurèrent avec leurs provisions. Moi, qui n’avais rien, je me contentai d’étendre sur un morceau de pain un peu de cette confiture d’abricots que j’avais achetée à la kantine et qui n’avait certainement d’abricots que la couleur et le nom peinturluré sur l’étiquette du pot. Ce régal achevé, je m’allongeai sur mon lit et je voulus m’intéresser à la Conquête de Plassans. Mes camarades causaient. L’odeur des plats qu’ils mijotaient sur des lampes à alcool me tourmentait. Et j’avoue qu’un sentiment assez cruel me traversa, quand ils dégustèrent ensemble un café dont l’arome français fut tout ce que j’en reçus, car on me laissa bien tranquillement sur mon lit, dans mon coin, en contemplation devant les phrases de Zola. Je profitai de la distraction de mes compagnons d’infortune pour les examiner à loisir.

A côté du capitaine, dont j’ai déjà parlé, qui est petit, modeste et aimable, et qui parle avec un accent du Midi à peine perceptible, le lieutenant L*** forme un contraste saisissant. Grand, balafré, haut en couleurs, la poitrine large, fier de pratiquer des sports athlétiques, il est vêtu d’une tunique noire à brandebourgs noirs qui lui donne une allure de dompteur. Exubérant, brave garçon, bon caractère, il cherche de temps en temps des effets de voix pour chanter:

Manon, sphinx étonnant, véritable sirène,
Cœur trois fois féminin.....

Il ne va jamais au delà. Il parle haut, rit souvent et se dispute amicalement avec tout le monde. C’est un ancien capitaine au long cours. Aussi ne l’appelle-t-on que «Matelot». Il houspille sans se gêner le lieutenant D*** qui porte l’uniforme de dragon et qui reste presque toujours tête nue, même pour sortir. Grand, avec le nez busqué et les cheveux bien coiffés, le lieutenant D*** est l’officier de cavalerie correct, poli, et un peu raide. Mais Matelot réserve ses plus grosses bourrades pour un sous-lieutenant de zouaves vêtu de la nouvelle tenue, qui est petit, qui a des cheveux frisés, qui paraît tout jeune, qui a des timidités de jeune fille et qu’on raille pour son inexpérience amoureuse que Matelot affirme complète. Tels sont les officiers les plus notables de la chambre. Les autres, qu’on voit moins, échappent à mon attention, et je ne citerai que pour mémoire un sous-lieutenant indigène de tirailleurs algériens qui étale un teint triplement basané et qui écorche sans pitié la langue française.

Mes camarades sont prisonniers depuis des dates différentes. Bien peu sont tombés aux mains des Allemands dans les premiers jours de la guerre. On s’en rend compte assez vite quand on les regarde de près ou qu’on cause avec eux. Ils ont encore de l’entrain, de la bonne humeur. Quelle différence avec les victimes de Charleroi et de Maubeuge! Les blessés de Charleroi ont souffert toutes les ignominies: les Allemands à cette époque se croyaient assurés de la victoire et donc de l’impunité. Bien rares sont nos blessés d’alors qui n’ont pas eu à souffrir les traitements les plus durs. Ils gardent dans leurs yeux le souvenir de ces jours de détresse. Quant aux prisonniers de Maubeuge, qu’ils soient de l’armée active ou de la territoriale, ils sont d’une tristesse morne. Tous ont l’ancienne tenue du temps de paix, et leurs képis souples du genre foulard et les galons circulaires dont se placardent les manches de leurs tuniques nous sont déjà si vieillots, que ces malheureux semblent les survivants étonnés et perclus de Sedan. Dix-neuf mois de captivité pèsent sur leurs épaules. On croirait à les voir qu’ils sont prisonniers depuis toujours et qu’ils le seront toujours, et une pitié respectueuse serre le cœur de celui qui les rencontre dans l’immense cour de Mayence, solitaires ou groupés, silencieux, voûtés, perdus à jamais.

Il faut reconnaître que les Allemands en 1916 sont envers les prisonniers nouveaux d’une sollicitude touchante qui n’hésite pas à prévenir leurs désirs. N’est-ce pas naturel? Quand un officier arrive pour la première fois dans un camp comme celui de Mayence, il y arrive les mains vides et, le plus souvent, vêtu de boue et casqué, il éprouve un peu ce sentiment de honte légère du simple combattant qui tombe à l’heure du dîner dans une popote d’état-major où le drap est d’une élégance rare et le cuir d’un fauve particulier. Autant dire que le pauvre diable est en chemise. Si, par précaution, comme on le pratique quelquefois, il a confié son portefeuille au sergent-major avant de monter en ligne, ou si les soldats boches ont jugé à propos de l’en alléger, il n’a guère que quelques sous dans la poche. Comment, en attendant que des colis lui parviennent de France, s’y prendra-t-il pour se procurer les objets de nécessité urgente dont il aura besoin? D’autre part, les Allemands paient la solde d’avance, le premier jour du mois. Ainsi, tombé entre leurs mains le lendemain du jour où le trésorier opère, vous ne percevrez pas un centime pour tout le mois en cours et vous devrez néanmoins rembourser à l’administration le prix de votre nourriture. Vous, Français, vous seriez embarrassé devant ce problème. C’est que vous n’entendez rien aux affaires sérieuses. L’Allemand par bonheur veille sur vous. Et le payeur du camp est autorisé à vous verser des avances sur vos soldes futures. Signez un reçu, on vous remet immédiatement cent marks. Vous courez à la kantine, vous en sortez le porte-monnaie dégarni, et vous ne toucherez plus un pfennig à la caisse impériale et royale avant six mois. Mais l’opération n’est-elle pas excellente, qui vous met en mesure de parer à vos désirs immédiats, et qui vous prouve que les Allemands ont souci de votre détresse?

Rien n’est laissé au hasard dans un camp d’Allemagne. Tout y est merveilleusement bien organisé, jusqu’à l’extorsion de vos économies, qui se pare de belles apparences. Au surplus vous savez que vous n’êtes rien, puisque vous appartenez désormais à la Grande Allemagne. Ici, il faut oublier qu’on affiche dans les écoles de France la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Ici, vous n’avez qu’un seul droit, qui est de tout supporter comme vous pourrez. En revanche, la nomenclature de vos devoirs est plus longue que la table de nos immortels principes de 89. L’un compense l’autre. Monsieur le censeur nous avait déjà énuméré quelques-unes des obligations auxquelles nous serions dorénavant soumis. Mais ses avertissements n’avaient pas ce caractère officiel qu’il est bon d’apporter en toute chose avec méthode. La kommandantur décida de réparer cette faute.

Le soir, après l’appel de six heures, les nouveaux prisonniers furent convoqués au bureau de Monsieur le Censeur. Herr Schmidt n’y était pas. Mais des scribouillards nous attendaient, et un lieutenant français, un de nos anciens, fut chargé de nous faire le discours d’usage. Il le fit avec un tact admirable. Devant la valetaille boche qui écoutait, et qui comprenait sans saisir les nuances de notre camarade, il nous apprit ou nous rappela toutes les interdictions qui sont notre partage. Il les passait en revue sommairement, du bout des lèvres, comme si on l’eût obligé à vider devant nous une poubelle d’ordures, et sa voix ajoutait aux menaces réglementaires la caresse d’une ironie toute dégoûtée. La bobine enfin dévidée, il résuma en ces termes:

—Bref, mes chers camarades, n’oubliez pas que, pour toutes les fautes, vous tombez sous le coup des lois martiales, et c’est la grâce que je vous souhaite.

Un étrange sourire mit à sa harangue le point final, tandis que les scribaillons nous rendaient notre liberté. Dehors, la nuit tenait la cour immense où les trois énormes bâtiments se dressaient en noir sur le ciel sombre. La journée s’achevait lentement. Dans la chambre, mes camarades travaillaient en silence. L’un lisait; l’autre écrivait une lettre; un autre traduisait en français une page d’allemand. Le capitaine B*** était penché sur un minuscule métier.

—Oui, me disait-il, je fais de la tapisserie. C’est un excellent moyen de passer une heure ou deux chaque jour. Quelquefois aussi, je m’occupe à sculpter ce cadre à portraits. Que voulez-vous? Je me suis mis à l’étude de l’anglais, mais on ne peut pas se contenter d’exercices uniquement intellectuels. On sombrerait vite dans le spleen. Les travaux manuels sont un refuge.

Il m’avouait sa misère à voix basse. Je le regardai. Ses yeux ne montraient qu’une résignation triste. Il poursuivit:

—Je ne suis pas très habile. Ma tapisserie ne vaut pas grand’chose, et ma sculpture est mauvaise. Je ne renonce pourtant ni à l’une ni à l’autre. Ce sont les deux compagnes de mes longs loisirs. Sans elles, je ne sais pas ce que je deviendrais. Il faut être solide ici pour échapper à la folie qui nous guette. Vous souriez? Vous en viendrez au même point que nous, vous verrez. Ah! ce n’est pas drôle, la captivité! Vous verrez, vous verrez. Vous ferez de la tapisserie, et vous sculpterez des cadres à portraits en noyer d’Amérique.

Je ne souriais pas. J’étais découragé. Je regardais fixement la trame serrée où les laines variées s’assemblaient en un dessin de couleur vive. Et je songeais à ce déplorable roman de Zola qui m’attendait sur mon lit.


à Louis Thomas

CHAPITRE X

VERS UN AUTRE CAMP

(17 mars 1916).

La citadelle de Mayence m’apparaissait vraiment comme une prison terrible. Je ne savais pas si j’étais condamné à y demeurer ou si la fantaisie des bureaux de la kommandantur avait déjà décidé de m’expédier ailleurs. Mais rien ne pouvait m’être plus agréable que d’aller n’importe où, même au fond de la Prusse la plus orientale, pourvu que je ne fusse pas contraint à l’unique contemplation de ces trois bâtiments de la Caserne des Cadets et à la promenade en rond dans la cour immense. Voir quelque chose, voir autre chose, voyager, je ne rêvais pas d’un sort meilleur. Les anciens m’affirmaient en vain que le camp de Mayence était en somme l’un des moins mauvais. Leur expérience ne me convainquait pas. Aussi ne fus-je pas mécontent, lorsque le 17 mars au matin, alors que je sortais de ma chambre, un feldwebel m’arrêta, en m’appelant par mon nom:

—Vous quittez ce soir le camp de Mayence.

—Bien. Où vais-je?

—Je l’ignore, vous partirez à 7 heures 1/2.

—Est-ce que d’autres officiers partent aussi?

—Oui, quinze officiers.

Et le feldwebel me tendit la liste de départ. J’y relevai les noms du capitaine V*** et du lieutenant T***, tous deux du même bataillon que moi, et dont je n’avais pas encore été séparé depuis le combat du 9 mars. Au vrai, je n’espérais pas qu’on ne nous séparât point. Je connaissais assez les Allemands pour être assuré qu’ils n’avaient aucune propension à la complaisance. J’attribuai donc à un heureux hasard notre départ en commun, et sans rien marquer de ma joie qui aurait fort bien pu provoquer un contre-ordre ultérieur, je rendis au feldwebel la feuille de papier qu’il m’avait offerte.

Mes préparatifs ne furent pas longs. Un peu de linge, quelques objets de toilette, mon pot de confiture d’abricots, mon casque, le tout ne tint pas beaucoup de place dans la valise rouge de carton gaufré—ersatz peau de porc—si magnifique, que j’avais achetée la veille à la kantine. A 8 heures du matin, j’étais déjà prêt à me mettre en route. Mais nous ne devions prendre le train qu’à 7 heures 1/2 du soir.

Il faisait nuit, quand on rassembla dans la cour les quinze exilés. Nos bagages furent déposés sur une charrette à bras. On nous distribua des sacs de papier contenant un repas froid, plus une bouteille de café pour deux, et le chef de notre détachement, un feldwebel, reçut une provision de cinq marks par officier pour les imprévus du voyage, car on nous avait retiré notre monnaie de singe de la citadelle de Mayence pour en donner au feldwebel l’équivalent en monnaie véritable qui, dans notre nouveau camp, serait de nouveau transformée en jetons spéciaux. Toutes ces dispositions nous permettaient de supposer que notre déplacement serait d’une assez longue durée. Mais je ne m’en plaignais pas.

Nous étions au complet. On nous avait compté une fois, deux fois, trois fois. Nous n’avions plus qu’à gagner la gare. Une petite formalité de rien restait à accomplir. Sur un ordre du feldwebel chef de détachement, les hommes qui nous escortaient chargèrent leur fusil avec ostentation et firent manœuvrer la culasse avec tant d’insistance qu’il n’y avait pas moyen de ne pas considérer cette opération délicate comme un avertissement sérieux.

Un vagon de deuxième classe, à couloir, nous était réservé tout entier.

Dans le même compartiment nous fûmes quatre: le capitaine V***, le lieutenant T***, moi, et un soldat de la landsturm. Rien ne signala notre embarquement. Sur le quai, les rares voyageurs nous regardaient sans rien dire. Une pancarte indiquait que le train se dirigeait sur Darmstadt. Allions-nous en Bavière? Le soldat qui nous accompagnait déclarait ne rien savoir. Et pourtant il était bavard et il aurait bien voulu causer avec nous. Mais quoi! Celui-là aussi nous aurait servi toutes les rengaines politico-historiques que le Gouvernement Impérial et Royal a mises à la mode, et quelle fatigue d’entendre toujours les mêmes niaiseries répétées avec la même conviction!

Les temps ont bien changé depuis le 2 août 1914. Au début, au moment de Charleroi, alors que les masses allemandes marchaient triomphalement sur Paris sans voir le gouffre ouvert de la Marne, jamais un prisonnier français n’aurait voyagé dans les conditions où nous voyageons. Le prisonnier français, blessé ou non, était moins que rien. On ne sait pas au juste pourquoi on ne l’achevait pas sur place. Mais on le traitait avec tant de haine et de sauvagerie que ce crime seul, s’il n’y en avait pas tant d’autres, suffirait à flétrir à jamais l’Allemagne. Les exemples sont trop nombreux: le martyrologe de nos prisonniers est inépuisable. Je connais un lieutenant d’infanterie, un de ces enfants de la promotion de Montmirail qui se gantèrent de blanc pour mourir. Il m’a raconté sa passion. Il avait une balle dans le cou; les brancardiers allemands l’avaient ramassé près de Morhange. On l’empila dans un vagon à bestiaux avec des soldats français et des soldats allemands, tous blessés. Les Allemands étaient couchés sur de la paille, et ils avaient des couvertures. Les Français gisaient sur la planche nue, et la plupart étaient déshabillés à cause de leurs plaies. Le voyage dura plusieurs jours. A chaque gare importante, on ravitaillait les Allemands, on les gavait de friandises. On ne donnait rien aux Français et on les injuriait. Une fois, le petit lieutenant, épuisé par la fièvre, demanda de l’eau à une femme. De l’eau! Cette femme était une diaconesse, une Schwester, une religieuse; elle avait l’insigne de la Croix-Rouge. Elle refusa de donner de l’eau au petit lieutenant, en lui criant à tue-tête qu’elle n’avait rien pour ces chiens de Français. Ce n’est pas tout. En cours de route, pendant la nuit, un soldat mourut, un troupier au pantalon rouge, un chien. On le tira du vagon, devant une foule où les femmes étaient nombreuses. Merveilleuse journée d’août! Du soleil, de la clarté, des toilettes légères, des ombrelles, des couleurs chatoyantes. Sur le quai, un brancard, avec un cadavre sanglant. Et les douces Allemandes se jetèrent sur le mort, et les ombrelles horribles le frappèrent avec rage. Mais combien d’images semblables me reviennent à l’esprit! Et vous aussi, vous en connaissez de ces histoires dont vous niez quelquefois la possibilité, tant elles dépassent les limites de l’effroyable.

Aujourd’hui, nous sommes loin de ces jours sinistres. Charleroi fut une victoire sans lendemain. La Marne fut un charnier d’Allemands. L’Yser fut un charnier d’Allemands. Paris n’a pas été atteint. La guerre est perdue. Il faut sauver la face. Et voici que Verdun est un charnier d’Allemands. Depuis un mois bientôt, les assauts se multiplient, le sang coule, les hommes tombent, et Verdun n’est pas pris, et le rêve de la paix entrevue sur les ruines de la citadelle inviolée s’évanouit dans la fumée des obus impuissants, et l’heure approche peut-être où les criminels seront jugés, où les coupables devront rendre des comptes, tous les comptes. La France n’est pas vaincue. On la croyait faible. Elle est encore très forte. La France ne sera peut-être pas vaincue. Et alors, et alors, il faut la ménager, il faut craindre le châtiment, il faut craindre la vengeance. On ne dit plus rien maintenant aux prisonniers français quand ils passent sur le quai d’une gare. Ils sont redoutables, ces prisonniers, car ils parleront après la guerre, ils se plaindront, ils demanderont que justice soit faite. Ce n’est donc plus par la brutalité qu’il faut agir sur eux. L’intérêt mieux compris invite à plus de circonspection. Mais, parce qu’on ne sait jamais comment les choses peuvent tourner et qu’après tout la France est toujours à la merci d’une révolution, car elle doit être lasse de la guerre, il faut user de tous les moyens pour détruire ses prisonniers. Sans les étrangler dans leurs geôles, on peut ruiner leur santé morale et du même coup toucher la France en plein cœur. La méchanceté doucereuse de l’Allemagne de 1916, mal fardée, ne vaut pas mieux que la méchanceté cynique de l’Allemagne de 1914.

Voilà pourquoi nous n’avions pas envie d’écouter notre gardien dans ce vagon qui nous emportait vers une destination inconnue. C’était un homme de 46 ans, blond et pâle. Il avait l’air fatigué. A peine étions-nous installés que lui-même se mettait à l’aise, enlevait son équipement, posait son fusil dans le filet à bagages, ôtait le shako de cuir bouilli à double visière et se coiffait de la calotte ronde à bandeau rouge. Singulier gardien, qui alla jusqu’à nous offrir des cigares, et qui n’avait sans doute pas d’illusions sur nos chances de lui échapper.

Petit-Jean avouait:

«Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.»

Pareil à Petit-Jean, ce que je connais le moins mal de toute l’Allemagne, ce sont nos marches de l’Est. Depuis Pierrepont, je roule à travers des régions dont les points principaux me rappellent tel détail d’histoire, ou tel fragment de poème, ou telle légende. Tout un bric-à-brac de souvenirs scolaires me revient. Quoi de plus odieux que ces réminiscences stupides dans un moment pareil, où je voudrais ignorer absolument tout des pays que je traverse? Et comme ce nom de Heidelberg, cité des étudiants, sonne faux dans ma mémoire! Je n’ai rien vu de la ville. La nuit est sombre. Je n’ai rien vu non plus de Carlsruhe, où nous arrivâmes vers quatre heures du matin. J’aurais pourtant désiré de chercher les ruines dont nous parlait notre gardien, car il paraît que nos aviateurs ont bombardé sérieusement la capitale du Grand-Duché de Bade. Une bombe aurait même touché le palais ducal. Mais nous repartions avant l’aurore.

A Offenburg, le train s’arrêta pendant vingt minutes. Nous ignorions toujours où l’on nous emmenait. Vers la Forêt-Noire? Vers le Wurtemberg? Dehors, maintenant, c’était le soleil. Dans le lointain, à droite, des montagnes bleues se dressaient. Le paysage n’a rien de comparable aux environs de Mayence. Les maisons sont coquettes, comme les classiques chalets suisses, maisons de fantaisie, maisons-jouets, avec des balcons de bois découpé, des toits pointus et des corniches ajourées. Les prairies, d’un vert normand, percées d’innombrables petits canaux, sont couvertes d’arbres fruitiers. Nous approchons d’un village dont nous n’apercevons d’abord que des toits énormes, couleur de terre, qui ont l’air d’écraser des murs bas. C’est Biberach-Bell. Puis c’est Haslach. Sur la route, qui s’allonge en suivant la voie ferrée, un chariot passe, traîné par deux bœufs harnachés comme le sont chez nous les chevaux. Tous les petits villages que nous traversons paraissent extrêmement propres, autant qu’on puisse en juger de loin, et il s’en dégage une impression de fraîcheur. Mais nous sommes en Allemagne, et, pour que nous ne l’oubliions pas, voici un hiatus qui blesse: ce pont métallique de forme trapue sur un délicieux ruisselet qui paraît navré de porter cette horreur au-dessus de lui. Tel contre-sens remet les choses au point et donne une chiquenaude à l’enthousiasme incongru du voyageur. La route, d’un seul côté, est bordée à intervalles réguliers par de très vieilles bornes de pierre verdies par le temps, qui suscitent des images puériles de chevauchées anciennes sur des chemins douteux. Tout le bric-à-brac des souvenirs romantiques s’impose à nouveau. Cependant, je retombe vite dans la réalité. Quel est ce cortège? Un groupe de femmes, précédé d’un groupe d’hommes qui marchent derrière un lourd chariot de ferme attelé d’un seul cheval. Nous arrivons à sa hauteur. Un cercueil, qu’aucune draperie ne couvre, est posé sur le chariot. Et pas un prêtre n’accompagne l’enterrement.

Nous sommes en pleine Forêt-Noire. Hornberg, petite ville charmante au fond de la vallée. A flanc de montagne, un vieux burg en ruines la domine. Mais le burg est à moitié caché par un horrible hôtel transformé en hôpital, près duquel un cimetière montre nettement un grand nombre de croix toutes neuves.

Le train sort d’un tunnel pour entrer dans un autre, comme s’il jouait à cache-cache, et le jeu se prolonge pendant une bonne heure. Entre deux tunnels, nous apercevons de belles échappées d’escarpements. La vallée est à nos pieds. Ses pentes, qui sont d’admirables pâturages où pas un animal ne pâture, sont sillonnées de rigoles concentriques où coule une eau claire, et, vu de haut, tout le paysage a l’air d’une carte topographique où ces rigoles tiendraient lieu des courbes de niveau.

La transition est brusque entre cette région montagneuse et le plateau de Donaùeschingen, et le plateau est d’une laideur sans pareille. Mais quelle émotion nous prit dans cette gare de Donaùeschingen! Nous n’étions guère à plus d’une vingtaine de kilomètres de la frontière suisse, si nos souvenirs géographiques ne nous trompaient pas. D’insidieux désirs se glissaient dans nos propos. Et la tristesse accablait nos épaules.

Il nous fallait une forte surprise pour nous tirer de cette défaite morale. Nous l’eûmes à souhait, au moment où le train allait quitter la gare de Donaùeschingen, vers midi. Un dessin de Hansi se présenta devant nous sous les espèces d’un monsieur, d’une dame et de leurs deux filles. Le père, gros homme à lunettes et à la barbe poivre et sel, était coiffé d’un chapeau vert et vêtu d’un complet d’une nuance sensiblement aussi charmante. La mère, dondon ridicule, exhibait un costume tailleur de 1890. Quant aux filles, seize et dix-huit ans environ, leur tenue de sport se composait d’un chandail de laine blanche, d’une jupe verte fort courte et d’un bonnet de coton rouge et bleu, et elles portaient sur le dos le sac tyrolien de l’excursionniste classique, procédé recommandé sans doute pour l’entretien des jeunes poitrines. Toute cette famille Knatschke était armée de skis et de piolets. Nous ne pouvions pas ne pas éclater à la vue de cette image réjouissante. Le père nous foudroya d’un regard bovin. En 1914, il nous aurait assommés d’un coup de piolet, même si nous n’avions pas ri.

Notre gardien ne saisissait sans doute pas les raisons de notre gaîté. Dans son coin il souriait bêtement, le cigare à la bouche, car tout le monde fume le cigare en Allemagne. C’est à ce moment qu’il se décida enfin à nous révéler le nom de l’endroit où il nous conduisait. Nous allions à Vöhrenbach. Dans une heure, nous serions arrivés à notre nouvelle prison. Il ajoutait que le camp était de création récente et que les officiers prisonniers étaient enfermés dans un grand bâtiment de pierre, en dehors du village.

De nouveau la tristesse nous saisit. Le pays que nous traversions était d’une pauvreté rare: des plaines d’un vert jaunâtre très sec, à l’infini, sans un accident. Depuis Donaùeschingen, la locomotive avait, comme signal d’avertissement, non plus un sifflet, mais une cloche. Ces sons de cloche dans la morne campagne ensoleillée retentissaient d’une façon lugubre. Aux moindres haltes, le train s’arrêtait. A l’une d’elles, derrière la barrière du passage à niveau, un soldat français nous salua. Il était minable et travaillait dans une ferme voisine.

—Et Verdun? nous demanda-t-il de loin.

Et, pour nous remercier de la nouvelle que nous lui jetions de l’échec allemand, il nous lança ce cri de réconfort:

—Ils crèvent de faim.

Cette petite scène nous avait émus. Nous ne songions plus à notre découragement. D’ailleurs, une fois de plus, le paysage changeait d’aspect, et, fuyant le plateau désolé, le train rentrait dans la Forêt-Noire des bois touffus, des collines abruptes, des monts plus rudes, des rigoles d’eau claire, et de la neige. La campagne semblait moins peuplée et nous serions au bout du monde dans ce Vöhrenbach, quoique assez près de la Suisse, ce qui nous soutenait beaucoup; mais aussi, comme devait s’exprimer le Bædecker, cette région était plus pittoresque. Enfin, satisfaits ou non, la volonté allemande nous envoyait à Vöhrenbach.

Un leùtnant nous attendait à la gare. Derrière lui, une marmaille considérable se préparait à nous recevoir comme des curiosités. Que d’enfants! Jamais je n’en vis tant en si petite bourgade. Mais la stupeur ne m’empêcha pas de supputer que, dans quinze ans, l’Allemagne lèverait sans peine contre nous deux fois plus de soldats qu’elle n’en avait levés en 1914. Ces gamins grouillaient dans la cour de la gare comme des fourmis dans une fourmilière. Ils nous examinaient en silence. Ils s’approchaient de nous, et ils nous emboîtèrent le pas dans la grand’rue de Vöhrenbach que nous devions traverser de part en part, le camp étant situé à l’autre extrémité de la commune. Tout ce que je remarquai, c’est que le village n’offrait absolument aucun caractère particulier. Au coin d’une rue, un civil braquait vers nous un appareil photographique. Brusquement toutes les têtes se tournèrent à droite et tous les coudes gauches se levèrent devant les figures. L’amateur de souvenirs renonça à prendre un cliché aussi décevant.

Au bout de la grand’rue, quand nous y fûmes, nous vîmes enfin au loin un bâtiment de dimensions respectables, qui avait l’air d’un hôtel ou d’une mairie. Le soleil en éclairait la façade toute blanche. Une double enceinte de solides poteaux de bois, reliés entre eux par des réseaux de fils de fer barbelés, entourait la prison. La route longeait la clôture. Au premier poteau, une inscription interdisait aux civils de causer avec les prisonniers et de stationner devant le camp. A chaque angle de l’enceinte, une sentinelle de la landstùrm s’immobilisait à notre passage devant sa guérite peinte en jaune et rouge, aux couleurs du duché de Bade. Derrière les fils de fer, comme les autruches et les gazelles au Jardin des Plantes, quelques officiers se chauffaient. Ils vinrent au devant de nous.

Nous étions au camp de Vöhrenbach.


à Louis de Gonzague Frick

CHAPITRE XI

LE CAMP DE VÖHRENBACH

(18 mars 1916).

Le camp de Vöhrenbach avait cet avantage sur le camp de Mayence que l’horizon n’y était pas limité par des murs. A Mayence, on se promenait à l’intérieur de la prison, sans jamais rien apercevoir de la vie du dehors. A Vöhrenbach, on se promenait autour de la prison, laquelle se composait de deux corps de bâtiment, plantés en équerre et joints l’un à l’autre. Sur trois des côtés de l’ensemble, l’espace libre où les prisonniers pouvaient circuler avait une trentaine de mètres de large; sur le quatrième, devant la façade principale qui donnait sur le village même, un terrain plus vaste s’étendait: d’abord une cour, au sol préparé, d’une cinquantaine de mètres de large; puis, en contrebas, un morceau de prairie en forme de triangle dont la base s’appuyait à la cour et dont le sommet se trouvait à une centaine de mètres de la base. La forme du triangle était commandée par un ruisselet qui longeait le réseau des fils de fer et qui, sous peine de canaliser des évasions, ne pouvait décemment pas couler au milieu du camp. La prairie était marécageuse. Avant l’été, elle n’était guère utilisable. Somme toute, il nous restait comme terrain disponible une espèce de chaussée entourant la prison. C’était moins grand qu’à Mayence. Mais ici, rien n’arrêtait nos regards. Nous avions des vues sur le village, d’où émergeait le clocher de l’église, et sur toute la campagne environnante: prairies, routes, collines, montagnes et bois de pins. Au premier abord, cette situation était plus agréable.

De même, la prison sentait moins la prison. Récemment créé pour ne recevoir que des officiers venus des combats de Verdun, le camp de Vöhrenbach avait été installé dans une maison d’école dont la guerre avait empêché l’achèvement. On profita des circonstances pour en poursuivre la construction. La maison était vaste, bien aérée, haute de trois étages. Mais les boiseries restèrent toujours sans peinture. La portion principale réservait le rez-de-chaussée pour les divers bureaux de la kommandantur, la cuisine, la salle de douches qu’on installait et la chambre des arrêts de rigueur. Le premier et le deuxième étage se divisaient en salles plus ou moins grandes, les plus petites étaient occupées par un ou deux officiers supérieurs. Un lavabo, fait d’une auge unique en zinc munie de cinq tuyaux à robinet, était à notre disposition sur chaque palier. Enfin le troisième étage, mansardé, était le domaine des soldats français qui devaient nous servir d’ordonnances. L’électricité éclairait tous les couloirs et toutes les chambres. Dans la cour, de forts poteaux de bois supportaient des lampes du type Jablockhof comme on en voit sous une halle de gare. La nuit, les abords immédiats du camp n’étaient pas plus sombres qu’en plein midi.

L’aile en équerre, aussi haute que le bâtiment principal, n’avait cependant qu’un étage: en bas, c’était l’immense réfectoire et la kantine; en haut, la salle de gymnastique de l’école. Tel était notre camp, que l’harmonie de la langue allemande appelle un Offiziergefangenenlager.

Les camarades que nous avions trouvés à Vöhrenbach étaient passés pour la plupart par la citadelle de Mayence, sorte de point de concentration et de triage des officiers prisonniers, et chacun d’eux nous affirmait que l’existence à Vöhrenbach n’avait rien de comparable à celle de Mayence. Ici, les prisonniers jouissaient de certaines libertés qui n’étaient pas sans valeur et d’un régime relativement doux. La kantine était ouverte du matin au soir tous les jours. On s’y pouvait procurer du sucre à un taux raisonnable, des conserves de viande et de poisson, cornedbeef, sardines, harengs, saumon fumé, à des prix excessifs, il est vrai. On avait le droit de boire autant qu’on voulait, soit de la bière, soit du vin, soit même quelques liqueurs qui étaient de provenance douteuse, puisque de marques françaises, et qu’on payait d’ailleurs fort cher. Deux billards nous offraient un jeu facile dans un coin du réfectoire. Quant à la nourriture, car on ne vit pas seulement de carambolages et de cognac, elle était supportable, et il n’y avait pas à s’en plaindre. Elle ressemblait, tant pour la qualité que pour la quantité, à l’ordinaire des internes dans les lycées de France. Avec de très légers suppléments achetés à la kantine, on pouvait s’en tirer à peu près. Seule la question du pain laissait à désirer. Chaque officier touchait chaque lundi sa ration d’une semaine et elle lui aurait à peine suffi pour un jour. Le dimanche, on nous distribuait un petit pain spécial, plus blanc et meilleur, pour nous faire accepter évidemment l’indigestion de l’autre, qui semblait contenir plus de pomme de terre que de farine et qui dérangeait le corps. Mais enfin, on avait des kartoffeln en robe de chambre à peu près à tous les repas, et l’à-discrétion de ceci compensait la pauvreté de cela. Le camp de Vöhrenbach était en résumé la perle des camps. C’est sous ces apparences qu’il nous fut présenté par nos camarades et que nous le pratiquâmes en effet pendant quelques jours.

Mais vous connaissez mal les Allemands si, vous empressant d’applaudir à leur générosité, vous croyez que ce régime allait être durable. Je ne me faisais aucune illusion à ce sujet. La réalité me donna raison sans retard, malheureusement. Les provisions de conserves de la kantine, qui d’ailleurs étaient restreintes, ne furent qu’un feu de paille, et on ne les renouvela point. La vente du sucre ne se prolongea pas au delà de la fin de ce mois de mars. La bière devint une triste bibine où l’orge et le houblon ne figurèrent jamais. Le vin, nous nous aperçûmes à nos dépens qu’il n’était que chimiquement pur. Les menus s’effondrèrent avec hâte dans une débâcle terrible aux estomacs, et je dirai tout de suite que le fond de notre alimentation ne fut bientôt que de pommes de terre, de rutabagas et de choux rouges, et encore! On nous rationna même pour les kartoffeln. Quant aux billards, chaises, nappes, belles assiettes et plats magnifiques dont s’égayait le réfectoire, nous dûmes les rembourser de notre poche, faisant ainsi l’acquisition forcée d’un matériel qui demeurerait après la guerre la propriété de l’Allemagne. Déjà, lecteur indulgent, je vois votre optimisme qui s’évanouit. Et vous avez compris que toute cette mise en scène des premiers jours du camp de Vöhrenbach, où l’on n’avait à dessein rassemblé que des officiers pris à Verdun, n’était qu’une mise en scène destinée à nous éberluer et, trompant nos familles sur notre sort et la vaine détresse de l’Allemagne, à semer en France le mauvais grain de la sympathie criminelle, du doute et du désespoir. Tout était organisé, vous dis-je, en Allemagne, pour arracher la victoire au Dieu juste qui la refusait.

Cette étrange organisation de manœuvres doucereuses, que le gouvernement impérial et royal de Berlin échafaude contre les officiers français et que le gouvernement républicain de Paris ignore et ne retourne pas contre les officiers allemands, parce que nous estimons chez nous qu’un prisonnier de guerre n’est pas un bandit, même s’il naquit en Brandebourg, et aussi parce que chez nous, hélas, nous menons la guerre au petit bonheur, au jour le jour, à la va-comme-je-te-pousse, avec des expédients, en ménageant la chèvre et le chou,—méthode coûteuse, si l’on peut donner un nom pareil à une politique sans méthode,—cette étrange organisation boche, je l’ai retrouvée partout en Allemagne, pendant les neuf mois de ma captivité. Pour comble, et comme si nous étions trop sots pour en saisir le sens pourtant limpide, les geôliers jugeaient nécessaire d’ouvrir les yeux des plus aveugles et de leur mettre le doigt sur la plaie. La kommandantur des camps éprouvait le besoin de souligner par des ordres et des commentaires écrits ou oraux la qualité des misères qu’on nous imposait.

Ainsi, le soir même de notre arrivée à Vöhrenbach, les quinze officiers de notre détachement furent appelés dans le corridor du premier étage, pour y subir le discours «de bienvenue» du commandant du camp.

Le maître de nos personnes était un oberst, un colonel aux cheveux blancs, barbu, large d’épaules, haut de taille, voûté: le colonel classique de 1870. En 1866, il avait combattu à Sadowa contre les Autrichiens, et il avait combattu déjà contre les Français à Sedan. On prétendait qu’un de ses fils était captif en France. Le vieillard à la marche mal assurée nous salua et nous lut sa harangue, qui était dactylographiée. Il prononçait lentement les phrases françaises dont il n’avait que peu d’habitude, il n’avait pas toujours l’air de comprendre ce qu’il lisait, et il mettait à chaque mot un accent tonique si marqué que les plus découragés d’entre nous se mordaient les lèvres pour rester sérieux. Il nous dit:

—Messieurs, je me présente à vous en commandeur de ce camp. Je n’ai pas à faire d’enquêtes sur la façon dont vous avez été pris. Je vous traiterai en gens d’honneur, et vous me trouverez toujours prêt à aller au-devant de vos désirs. De votre côté, j’espère que vous vous conduirez en officiers, messieurs, et que vous observerez la discipline la plus stricte. Vous savez que vous n’avez pas le droit de parler à nos soldats et que vous n’avez pas le droit de vous approcher trop près des fils de fer de clôture. Les sentinelles vous feront connaître leurs ordres par gestes, et, si vous n’obéissez pas, elles feront usage de leurs armes. Toute résistance est inutile.

Ces quatre mots, le colonel les hurla de toutes ses forces, avec un tact parfait, et la fin de son discours fut scandée d’une voix violente. Il poursuivit:

—En cas d’indiscipline, le poste aussi fera usage de son arme. Enfin, messieurs, vous serez traités ici comme il est à souhaiter que nos officiers prisonniers le soient chez vous, en France.

La patte de velours du début détendait ses griffes. Les paroles de l’oberst de Vöhrenbach ne différaient guère des paroles du censeur de Mayence.

L’oberst était plus franchement brutal et moins hypocrite peut-être que le censeur, mais leurs pensées se rejoignaient malgré leurs caractères dissemblables. Soldats, ils exécutaient une consigne où leur tempérament trouvait son compte. Tous deux nous avaient caressés de promesses fort vagues et ne nous avaient en revanche pas mesuré les menaces précises. Car, si les Allemands traitent de cette façon les gens d’honneur, comme ils disent, de quelle façon traiteraient-ils donc les autres?

Par la suite, le vieil oberst, qui était Freiherr von Seckendorff, se révéla ce qu’il avait été pour nous dès la première heure: un homme indécis, qui voulait paraître juste et aimable et qui, dans le vrai de son cœur, regrettait de n’avoir pas l’audace de nous châtier avec la rigueur la plus dure. Prussien, il nous haïssait. Et, s’il ne nous infligea pas des tortures corporelles, c’est uniquement parce qu’il craignait que ses camarades, les chers barons prisonniers de la France, ne subissent chez nous des représailles trop justifiées. Cette impression, je n’étais pas seul à l’avoir. Alors que la France se désintéressait à peu près totalement de ses prisonniers, au point que les Allemands chez nous s’engraissaient comme des pourceaux bien choyés et que nos soldats crevaient de faim, de froid, de corvées et de coups dans les camps boches, l’Allemagne au contraire s’occupait de ses prisonniers avec un soin jaloux et menait contre les nôtres un chantage honteux. Voulait-elle obtenir une amélioration quelconque pour ses Fritz? Tout un camp de Français était mis à la question, et les représailles duraient jusqu’à ce que Paris eût accordé à Berlin ce que Berlin voulait. Paris s’inclinait toujours devant les réclamations de Berlin; mais Paris ne réclamait rien de son côté.

C’est de nous sentir abandonnés à la merci des Boches que nous avons le plus souffert. L’ambassade d’Espagne, chargée de représenter à Berlin nos intérêts ou nos droits les plus humbles, ne représentait rien, et son intervention, si elle se produisait, ne pesait pas bien lourd. Les Anglais étaient soutenus par les États-Unis d’Amérique; je ne sais pas ce qu’ils devinrent quand les sammies entrèrent dans la guerre, mais je sais que jusqu’au 1ᵉʳ janvier 1917, les Anglais ne furent jamais tracassés comme les Français le furent. Des camarades disaient:

—Bah! Laissez. Les Allemands paieront après la guerre. Tenons registre de leurs crimes et de leurs vexations. La moindre de tant de cruautés recevra son châtiment.

Faut-il avouer que cet espoir platonique ne nous consolait pas? Nous connaissions assez la France, où trop d’amis de l’Allemagne ont voix au chapitre, où trop de balivernes sentimentales ont force de loi, pour n’être pas persuadés qu’au jour de la paix, quand nous serions enfin en état de parler seuls, les hommes de la-main-tendue-à-tout-prix se boucheraient les oreilles devant nos cris de douleur et passeraient un grand coup d’éponge sur le tableau de nos misères. Voyant clairement les manigances où s’entravait l’action militaire de la France, car nous étions aux loges de balcon, là-bas, dans nos camps, nous entendions déjà la voix de ces messieurs accueillant le retour de nos prisonniers par cette simple chanson, qui chasse les mauvais souvenirs:

Oublions le passé, reviens!

Nous n’avions plus nous-mêmes qu’à chanter. C’est ce que nous faisions, même quand nous avions envie de pleurer. Nous prenions notre mal en plaisanterie et notre attitude, enfin la seule qui convînt à notre solitude, était de réagir contre nos geôliers par le sourire, qu’ils ne comprenaient pas, et par le rire, qui les ahurissait. En captivité, les liens de la camaraderie se resserrent. Tant d’hommes, d’esprit, de cœur, d’occupations, de soucis, de travaux et de plaisirs dissemblables, ne forment plus qu’un bloc épais que rien n’entame.

Plus qu’aucun autre, le camp de Vöhrenbach permettait cette cohésion qui désespérait les Boches. Certes, comme à Mayence, comme partout ailleurs, il y avait aussi à Vöhrenbach quelques officiers russes et anglais, mais ils n’étaient qu’une poignée, une dizaine au total, et leur présence, loin d’amener ces brouilles et ces chicanes dont j’ai déjà parlé et que les Allemands désiraient tant susciter entre nous, étayait au contraire notre amitié instinctive pour ceux qui couraient dans la guerre la même fortune que nous. En outre, tous les officiers français rassemblés à Vöhrenbach étaient des vaincus de Verdun. Tous avaient à leur actif de nombreux mois de campagne. La plupart avaient été blessés, et même plusieurs fois. Beaucoup n’avaient quitté le front depuis le 2 août 1914 que pour les malheurs de la captivité. C’est dire que le moral de ces hommes était difficile à atteindre. Les Allemands pouvaient à la rigueur essayer de saper la confiance des prisonniers de Charleroi et de Morhange et de Maubeuge, qui n’avaient pour eux que leur foi dans les destinées de la France impérissable. Mais que pouvaient-ils sur nous, soldats de Verdun, qui étions, non point entraînés d’une espérance mystique, mais nourris de la certitude matérielle de la défaite allemande par tant de preuves que nous avions vues de nos yeux? En nous groupant dans le même enclos de fil de fer, l’Allemagne commettait une erreur entre d’autres. Du moins, je jugeais de cette manière lors de mon arrivée à Vöhrenbach, parce que j’ignorais encore que le camp des hommes de Verdun allait devenir sous peu de temps un camp de représailles.

Toutes ces idées que je développe ici, ne sont pas seulement les miennes: elles n’auraient aucune valeur. Elles sont en quelque sorte le suc que j’ai tiré de mes nombreuses conversations avec tant de charmants compagnons de chaîne, au cours de ces premières journées du camp de Vöhrenbach, si longues et si vides. Notre vie n’était pas encore arrangée. Nous n’avions pas encore repris le contact avec nos familles. Nous étions désorientés. Nous manquions à peu près de tout et nous ne savions pas encore de quoi nous meublerions notre oisiveté. Les uns parlaient d’apprendre l’allemand, ou l’anglais, voire le russe; d’autres, de continuer leurs études, interrompues par la mobilisation; d’autres, de se préparer à une carrière quelconque, ou de se perfectionner dans leur spécialité; tous enfin, de travailler à s’enrichir intellectuellement pendant ces loisirs forcés que la guerre nous apportait. En attendant que nous parvinssent les livres nécessaires, nous nous promenions dans la cour, autour du bâtiment de notre prison. A chaque tour, nous passions devant la baraque qui servait de corps de garde au poste de police. De rares civils se risquaient sur la route, le long de nos fils de fer, et ils n’osaient pas nous regarder avec trop d’insistance. Le soleil de cette fin de mars nous réchauffait dans la journée. Nous prolongions ces délices, jusqu’au dernier moment, en dévidant nos souvenirs, en discutant nos espoirs, en mettant au point nos impressions nouvelles de captivité.

La journée s’achevait. Je frissonnais au vent du soir, et, rentré dans ma chambre où quatre officiers jouaient au bridge, comme l’appel ne devait avoir lieu qu’à neuf heures, dans le corridor, j’assistais à la réussite d’un «trois piques contrés».


à André Lamandé

CHAPITRE XII

TÊTES DE BOCHES

(5 avril 1916).

Le camp de Vöhrenbach était commandé par l’oberst Freiherr von Seckendorff, vieillard grognon que nous appelions Kœniggraetz, parce qu’il avait jadis combattu à Sadowa et parce que des prisonniers français ne seraient pas français s’ils ne coiffaient pas leurs geôliers d’un surnom. Le bonhomme en vit de toutes les couleurs. Son attitude dès le début trahissait le désir qu’il avait de vivre sans histoires. Malheureusement pour lui, nous n’étions pas décidés à jouer les chiens couchants, et Kœniggraetz ne goûta à peu près jamais la tranquillité qu’il souhaitait, s’il la souhaita. Écœuré de notre ingratitude autant que mû par son tempérament de hobereau soudard, il occupa ses journées à nous chercher des poux. Quand son imagination ne lui suggérait aucune tracasserie, il s’en prenait aux sentinelles du poste de police, hommes de la landstùrm, auxquels il avait toujours quelque chose à reprocher. Il hésitait quelquefois à nous injurier, et sa rage s’abattait alors sur le personnel du corps de garde qu’il pétrifiait dans une raideur d’automates dont nous nous amusions.

Freiherr von Seckendorff, dit Kœniggraetz, avait la manie des discours. Pour le moindre événement, il se présentait à nous au moment de l’appel du matin, et il nous haranguait. Chaque fois c’était la même comédie. Il commençait en français, d’une voix calme, presque aimable, cherchait ses mots, ne les trouvait pas toujours, et tout à coup, au tournant d’une phrase, excédé de fatigue et ne contenant plus ses impressions, se jetait tête basse dans les lourdes périodes allemandes. Sa voix montait, pleine de graillons, libérant toute une bile, dont nous avions de la peine à ne pas rire.

Meine Herren... Meine Herren...

Le vieillard tonitruait, bafouillait, levait la canne, secouait la tête, et, pour finir, saisi d’une quinte de toux furieuse, il s’en allait en prenant le ciel à témoin de son impuissance.

Freiherr von Seckendorff était suivi constamment par son adjoint, un capitaine de cavalerie qui ne se mêlait à aucun débat, qui passait pour être le gendre de son colonel, et dont nous ignorions le nom. Quand j’aurai dit que nous l’appelions Tête de veau, je n’aurai pas besoin de tracer le portrait de ce comparse falot et sévère.

Monsieur le Censeur, leùtnant d’infanterie, était certainement l’officier le plus cruel, le plus sournois, et le plus acharné de toute la boîte. Combien de fois, devant lui, n’ai-je pas éprouvé de fortes démangeaisons au bout des mains? Il rappelait le Herr Schmidt de Mayence, comme s’il eût été son frère, mais il avait moins de désinvolture et un peu plus de lenteur d’esprit. Avant la guerre, disait-on, sous couleur de s’occuper de commerce de bois, il espionnait en Russie. Cet honnête passé expliquait pourquoi la mobilisation allemande lui avait confié un poste à l’intérieur. Il se tirait de sa mission avec un zèle parfait. A le voir, vous n’eussiez jamais pensé qu’il fût si méchant, et pourtant son regard fuyait derrière le lorgnon, quand il nous parlait en contractant les mâchoires. Tortionnaire silencieux qui se gardait d’opérer en plein jour, et qui soufflait ses rancunes à l’oreille de cette ganache de Kœniggraetz!

Il était le grand maître de nos correspondances. Je l’ai souvent observé à sa table de travail, quand il lisait les pauvres lettres que nous écrivions. Il avait l’air d’un policier qui se réjouit de farfouiller dans un tiroir. Tout lui semblait inquiétant. Il épluchait notre style comme si la victoire de l’Allemagne eût dépendu de son application à ce labeur de larbin. Comprenait-il mal? Il convoquait l’auteur de la lettre, et exigeait des corrections. Souvent, quand il soupçonnait qu’une carte, écrite au crayon,—car nous ne devions écrire qu’au crayon en 1916,—cachait un mystère à l’encre sympathique, il contraignait l’officier suspect à recommencer d’urgence sa carte, sans daigner lui fournir un motif quelconque. L’infortuné n’avait plus le temps de se servir de son encre, et monsieur le Censeur souriait de plaisir. Ses décisions étaient irrévocables. Le plus souvent, les raisons nous en échappaient. Ainsi ne saurai-je jamais pourquoi, au mois de juin, je dus déchirer une carte où j’avais mis ces deux mots coupables: «Il neige».

Où il était odieux, monsieur le Censeur de Vöhrenbach, c’est pour le courrier qui nous arrivait de France. Il avait l’air alors, non plus d’un policier, mais d’un dégoûtant bonhomme qui, par le trou de la serrure, dans une chambre d’hôtel, épie le coucher de jeunes époux. Songez à la souffrance d’un officier français qui voit, entre les mains d’un officier boche, les lettres de sa fiancée, de sa femme, ou de sa maîtresse, qui voit le monstre se vautrer dans des tendresses qui ne sont pas à lui, qui voit le rustre violer le secret de deux cœurs! Monsieur le Censeur avait des raffinements. Vous envoyait-on une mauvaise nouvelle capable de vous attrister? Vous apprenait-on la mort d’un parent ou d’un ami? Vite, monsieur le Censeur vous remettait l’enveloppe afin que vous pussiez pleurer plus tôt. En revanche, souvent, on gardait dans les tiroirs de la censure le courrier de plusieurs jours d’un même officier qu’on surveillait. On confrontait les différentes feuilles de papier. On cherchait si la quatrième page du 12 avril, si obscure, ne faisait pas suite à la troisième page du 11 avril. On rapprochait les textes. Et, quand on ne découvrait rien, pour plus de sûreté on supprimait froidement le tout.

Un jour, un lieutenant sut que son beau-père était décédé. Le matin même, un jeudi, nous avions remis à la kommandantur notre carte hebdomadaire. Le lieutenant alla frapper à la porte de monsieur le Censeur.

—Voulez-vous me rendre ma carte de ce matin? dit-il. Mon beau-père étant mort, je désirerais ajouter quelques mots de condoléances pour ma femme.

Il ne demandait pas une faveur extraordinaire, ce garçon. Monsieur le Censeur eut un beau geste.

—Mais pas du tout, monsieur, dit-il. Dans des circonstances pareilles, nous vous autorisons à écrire une carte supplémentaire. Allez écrire cette carte, monsieur, et apportez-la. Elle partira tout de suite par le courrier de ce soir, sans subir la retenue de dix jours, qui est de règle.

Le lieutenant remerciait. Le censeur protesta:

—C’est tout naturel, monsieur.

Seulement, trois mois plus tard, comme il était de nouveau en face de monsieur le Censeur, le lieutenant vit sur la table sa carte supplémentaire, qui n’était jamais partie.

Cependant, si monsieur le Censeur gagnait sur nous de nombreuses parties, combien de coups d’épingle n’a-t-il pas reçus dans son amour-propre! Et aussi combien de coups de couteau! Les lettres qu’on nous adressait, toutes dépourvues de renseignements militaires, nous révélaient pourtant bien des choses au nez de la censure. Dès le début de juillet 1916, au moment de l’offensive franco-anglaise de la Somme conjuguée avec l’offensive russe, l’enthousiasme des succès se devinait dans toutes les enveloppes venues de France. Il y aurait un beau recueil à publier avec toutes ces nouvelles spirituellement déguisées qui nous réjouissaient chaque jour. C’était une débauche de détours, d’allusions et d’images où le Boche perdait pied. Si monsieur le Censeur était amateur de statistiques, il fut probablement étonné de constater que, sur les deux cents officiers de son domaine, les trois quarts pour le moins étaient vignerons, car quelle mère n’annonçait pas à son fils que la vendange de 1916 serait magnifique? Pour peu qu’il eût l’esprit critique développé, il jugeait aussi sans doute que les familles françaises ne se fatiguaient pas pour baptiser leurs filles; en effet, presque tous les officiers avaient pour sœur ou pour cousine une Marianne ou une Françoise dont la santé était l’objet de bien des sollicitudes. Et ce nous était une douce joie de nous communiquer entre nous les secrets français qui trompaient la vigilance de monsieur le Censeur.

Il est vrai que monsieur le Censeur n’opérait pas seul et que ses aides n’avaient peut-être ni la même conscience ni la même astuce que lui. De ces deux soldats qui le soulageaient d’une partie de sa besogne, l’un était aussi méchant mais plus bête, et l’autre, qui n’était pas bête du tout, ne s’acquittait de ses fonctions qu’avec nonchalance.

Les-Méziés (ainsi nommé parce que, quand il avait un ordre à nous traduire, il commençait par ces mots: «Les messieurs sont prévenus», qu’il prononçait: «les méziés»), ancien employé chez une marchande de fleurs de Nice, avait plutôt la tête de ces laquais en livrée préposés à l’ascenseur dans les palaces. Il avait l’air hargneux et constipé. Il nous détestait de tout son cœur et nous le lui rendions. Son collègue, dit la Galoche, à cause de son menton, était plus couramment nommé Sourire d’Avril. Né en Alsace, et il s’en vantait, il dirigeait avant la guerre, à Mulhouse, une petite pension pour jeunes gens. L’issue de la lutte le tourmentait peu. Français ou Allemand, il avait l’intention de retourner à Mulhouse et d’y poursuivre ses modestes affaires. Il n’apportait aucune ardeur à son service. Il semblait gêné le plus souvent, et il souriait quand il entendait nos plaisanteries, dont les-Méziés enrageait.

Ces deux hommes, si dissemblables, nous distribuaient les colis de France, l’après-midi, dans la cour quand le temps le permettait, et au réfectoire en cas de pluie. Ils les ouvraient, retenaient par ordre les papiers et les toiles d’emballage, et fouillaient tous les recoins, toutes les boîtes, tous les sacs. Les officiers se disputaient pour être inspectés par Sourire d’Avril. Il visitait les paquets d’un œil distrait. Il ne dissimulait pas son admiration pour les victuailles que nous recevions et qui sans doute excitaient son envie, car tous ses jours n’étaient pas jours de bombance. Il s’écria même une fois, devant un jambon d’York, d’ailleurs somptueux:

—On ne meurt pas encore de faim en France.

Cela lui valut un regard indigné de son camarade qui, lui, ne nous faisait grâce de rien, exécutant strictement les instructions de monsieur le Censeur et se réglant sur lui. Monsieur le Censeur daignait de temps en temps descendre jusqu’à mettre les doigts dans nos boîtes de pâté et nos pots de moutarde.

Nous n’avions pas le droit de recevoir n’importe quoi. Les liquides étaient soumis à l’examen du médecin du camp; on nous retenait l’alcool. Les livres, pourvu que la date de leur publication fût antérieure au 2 août 1914, étaient d’abord arrêtés par la censure, qui les feuilletait avec soin avant de nous les rendre. Certains paquets de cigarettes portaient une étiquette aux couleurs des Alliés; on les confisquait. Les journaux et les revues, on les confisquait. Mais, si l’on fouillait si attentivement, c’était pour découvrir les lettres cachées, les boussoles, les cartes et l’argent allemand qui devaient permettre des évasions. Quelquefois, une riche trouvaille enchantait la kommandantur. L’officier coupable était puni. Mais que de choses les plus malins ont oubliées! Je ne veux révéler ici aucun procédé, mais je peux dire que l’ingéniosité des expéditeurs nous surprenait souvent nous-mêmes. Les Boches savaient que nous recevions des cartes et des boussoles, mais elles s’éclipsaient admirablement. Des articles de journaux français arrivaient jusque sous les fenêtres de la kommandantur. On redoublait de vigilance et de ruse de part et d’autre. L’heure des colis était toute de fièvre. Chaque distribution avait l’allure d’un combat. Et combien furent subtilisés en entier, même de dimensions considérables, sous les yeux des trois censeurs et des deux hommes de corvée qui gardaient le lot défendu!

Un officier allemand se distinguait des autres, au camp de Vöhrenbach, par une attitude nettement différente. A cause de son physique, nous l’avions surnommé le Lièvre effrayé. Il traînait la patte, ayant été grièvement blessé du côté de Saint-Quentin en 1914, et il avait un air effaré dès qu’il rencontrait un groupe d’officiers français. Quand il était chargé de l’appel, il se hâtait de nous compter pour endurer moins longtemps le tête-à-tête. Il s’occupait de l’ordinaire et de la kantine. Jeune, il était certainement le moins répugnant de nos geôliers. Certes, il ne nous distribuait pas les douceurs à pleine poignée, car il n’avait pas à nous en distribuer, et il s’acquittait de ses fonctions ponctuellement. Il ne nous témoignait non plus aucune sympathie. Mais les brimades auxquelles il nous voyait condamnés, et qu’il avait mission de nous appliquer, semblaient lui causer un dégoût réel. Seul de toute la bande, il conservait un maintien militaire tel qu’on se plaît à l’imaginer d’après les récits des temps anciens. On aurait dit qu’il ne se sentait pas à sa place, comme officier, parmi les garde-chiourme dont il partageait l’infamie. Quelle différence entre le Lièvre effrayé et le docktor Rueck, médecin du camp!

Ce juif, petit, boulot, fleurant le suint, était l’homme le plus faux de tous ces hommes faux qui nous entouraient. Il avait la manie dangereuse de déclarer à qui l’écoutait qu’il n’était pas Allemand et qu’il n’était pas soldat. Lui aussi il se plaçait au-dessus de la mêlée, se contentant d’être juif et médecin. Ainsi il essayait d’amadouer les prisonniers par l’étalage factice d’une bonhomie rondouillarde qui pouvait dérouter d’abord. Nous apprîmes à le connaître. Il recherchait la conversation des Français et s’efforçait de leur tirer les vers du nez. Il se targuait de ne pas appartenir à l’état-major du camp. Au fond, il avait pour nous autant de basse rancune que les autres, et il fit punir deux officiers, l’un qui ne l’avait pas salué, et l’autre, l’abbé T***, qui avait prononcé tout haut le vocable ignoble de «Boche». Herr doktor Rueck désirait étudier de près les Français sur lesquels il avait jusqu’alors les idées les plus saugrenues, qu’il rejetait d’ailleurs avec peine. Quand un nouvel officier arrivait à Vöhrenbach, il subissait un examen médical et moral minutieux. Le médecin juif l’auscultait, le tournait, le palpait, le retournait, touchait les blessures, interrogeait les réflexes, tâtait le pouls et posait au patient les questions les plus indiscrètes sur sa vie intime et sur son ascendance. Il voulait absolument que chacun de nous fût atteint de maladies vénériennes, et il tombait de haut en constatant que le nombre des Français pourris était pour ainsi dire nul. Et ses étonnements l’amenaient à des grossièretés de langage inouïes. Je me rappellerai longtemps qu’il me demanda avec une insistance sinistre s’il n’y avait pas eu de fous dans ma famille.

Le doktor Rueck n’avait pas rang d’officier. Son compagnon ordinaire était le feldwebel-leùtnant du camp. Pendant la guerre, l’Allemagne a accordé la patte d’épaule de leùtnant à de nombreux feldwebels, de même que la France a créé des officiers à titre temporaire. Mais, tandis que dans notre armée les officiers à titre temporaire sont sur le pied d’égalité en face des officiers à titre définitif, les feldwebels-leùtnants n’ont de l’officier que les droits de commandement, rien de plus, et ils ne mangent pas à la même table que les officiers propriétaires de leur titre. Celui de Vöhrenbach était le grotesque de l’endroit. Sabre de bois, ainsi appelé parce qu’il était tout fier d’avoir au côté un sabre terrible, avait un autre sobriquet: Barzinque, corruption de «par cinq», que nous nous plaisions à lui faire répéter chaque fois qu’il était chargé de l’appel, où nous devions nous aligner sur cinq rangs de profondeur. Chien de quartier comme l’était l’adjudant de semaine à la caserne en temps de paix, Barzinque rôdait du matin au soir de corridor en corridor. Il était sans cesse aux aguets derrière une porte, et c’était notre joie de sortir précipitamment de nos chambres pour bousculer un Barzinque pourpre de confusion. A son avis, nos planchers n’étaient jamais assez propres, et nos lits étaient pliés toujours trop tard. Comme il n’osait pas nous adresser d’observations, il harcelait nos ordonnances, qui l’envoyaient à la promenade. Il parlait fort peu le français et ne le comprenait guère, bien qu’il prît des leçons acharnées. On pouvait risquer toutes les facéties avec ce guignol.

Un jour, il entra dans une chambre:

—Bonjour, messieurs.

Poli, il tenait sa casquette à la main et cherchait dans sa mémoire la phrase qu’il avait préparée. Son crâne chauve luisait au soleil. Nul ne venait à son secours et il roulait des yeux d’homme qui se noie.

—Tu peux te couvrir, lui dit un lieutenant. La tête de veau, ça se mange froid.

—Oui, oui, fit-il lentement. Et, se coiffant, il sortit.

Un autre jour, il entra dans une autre chambre.

—Bonjour, messieurs.

C’était sa façon de se présenter, le sourire aux lèvres et la casquette ôtée. Mais cet effort lui faisait perdre le fil de ses idées, qu’il désirait exprimer en français. Cette fois, il se débrouilla tant bien que mal, et on finit par deviner que, l’oberst ayant résolu de passer une revue de casernement, le lendemain, après l’appel, il fallait déplacer deux armoires, qu’on avait dressées en équerre près de la porte pour que Sabre de bois, dit Barzinque, nous espionnât plus difficilement.

Le lendemain matin, avant l’appel, Barzinque revint. Les officiers s’habillaient au milieu d’un joli tohu-bohu.

—Bonjour, messieurs.

Les armoires n’avaient pas bougé.

Personne ne souffla mot. Le feldwebel était plus embarrassé que jamais. Il commença:

—Cette armoire... cette armoire est...

Et il s’arrêta court.

Une voix cria:

—En bois.

—Oui, oui, répondit le pauvre diable. Et il sortit en se recoiffant.

Ce n’était pas un pauvre diable. Méchant autant que n’importe quel Boche, il se frotta les mains quand le camp de Vöhrenbach devint camp de représailles. Il se donnait de toute son âme à l’exécution des mesures prescrites par Berlin. Il jubilait surtout, quand il enfermait un prisonnier dans l’in-pace des arrêts de rigueur. Triste individu qui n’avait jamais respiré l’air du front, vous vous en doutiez, et qui montrait au grand jour la bassesse de ses instincts, il grimaçait comme une caricature à côté des officiers du camp dont il lêchait les bottes à tout propos.

Tels étaient, du plus grand au plus petit, les nobles seigneurs à qui le Gouvernement Impérial et Royal avait confié le soin de nous séquestrer.


à Emmanuel Bourcier

CHAPITRE XIII

OFFIZIERGEFANGENENLAGER

(10 avril 1916).

On m’a souvent demandé:

—Quand vous étiez prisonnier, vous ne sortiez donc pas?

Et je répondais:

—A l’intérieur du camp, oui, à de certaines heures; mais en dehors des fils de fer, jamais.

A Vöhrenbach, le pourtour du bâtiment nous appartenait. C’est là que nous prenions un peu d’exercice. Quelques officiers, désireux de s’entretenir en forme malgré la captivité, se consacraient chaque jour à un entraînement méthodique, et, plusieurs heures de suite, passaient de la marche à la course et de la course à la marche. Ceux-là, on avait l’œil sur eux, et la kommandantur les soupçonnait de se préparer à l’évasion, cauchemar des geôliers allemands. Mais, sans pratiquer le sport à ce point, la plupart des prisonniers tournaient autour de la prison, tous dans le même sens, et c’est surtout avant le moment de l’appel que la cour étroite s’emplissait de marcheurs.

Le plus horrible, dans cette captivité des officiers, c’est l’inaction. Pourriez-vous imaginer plus sombre châtiment: tu seras enfermé et n’auras rien à faire. Rien à faire! Je me rappelais souvent les paroles du capitaine B***, de Mayence. Mais je voulais espérer que je réussirais là où tant d’autres avaient échoué. Quelle vanité!

Tout le monde travaillait autour de moi, dans une espèce d’émulation silencieuse. Peu à peu, des livres nous arrivaient de France. La kantine nous en procurait d’autres, et je garde un exemplaire du Double Jardin de Mæterlinck, parce qu’il avait été volé quelque part, comme la reliure de l’ouvrage le prouve. Les officiers qui savaient un peu d’allemand, essayaient de se perfectionner et donnaient à des camarades studieux les premières notions de cette affreuse langue. Ainsi j’avais décidé d’approfondir mes études de jadis. Je revis la grammaire, et m’attelai de nouveau aux contes de Grimm et au Romancero de Heine avant d’aborder les véritables Niebelungen dont j’aurais voulu pénétrer les arcanes. Deux contes puérils et trois courtes chansons de Wilhelm Müller suffirent à me dégoûter de mon ambition. Tout me semblait odieux de ce pays, les sons rauques de ses tendresses poétiques, la couleur de ses paysages, l’aspect de sa typographie et l’odeur de ses soldats. Écœuré, je rangeai mes livres allemands pour ne plus les ouvrir. De nombreux camarades n’eurent pas plus de courage. La langue des Boches rebute.

D’autres s’accrochèrent aux Anglais et aux Russes, qui se mettaient fort gentiment à leur disposition. Ceux-là ne furent pas plus heureux. A peine commençaient-ils à se débrouiller au milieu des fantaisies de l’alphabet slave et à se tirer tant bien que mal d’une page des Voyages de Gulliver, qu’ils durent renoncer à pousser plus loin. Le camp de Vöhrenbach devenait camp de représailles, et les compagnons anglais et russes nous quittèrent. Seuls les Français devaient connaître les joies du sévère régime. Ce fut une débâcle.

La musique était pour beaucoup un refuge. La kommandantur avait loué un piano. La kantine fournissait des violons, des flûtes, et jusqu’à des cithares dont on pouvait jouer sans initiation aucune. Un groupe de capitaines et de lieutenants s’exerçait à déchiffrer les quatuors les plus ardus. L’heure où il nous était permis de les écouter était une heure d’un grand prix. Mais le programme des représailles nous interdit la musique, et les officiers gardèrent leurs instruments dans les étuis de carton que la kantine refusa de reprendre.

Grâce à des cotisations, nous avions créé une bibliothèque. En attendant que la charité française vînt à notre aide, elle était bien modeste, notre bibliothèque de Vöhrenbach, à ses débuts. Toute sa richesse consistait en quelques romans des collections à 0 fr. 95 de Fayard, de Calmann-Lévy, de Laffitte et d’Albin Michel. Toutes les œuvres n’étaient pas de choix. Nous avions dû accepter ce que la kantine avait pu concentrer de volumes divers. Et nul d’entre nous ne sut jamais par quel mystère figuraient au catalogue les Aventures du Colonel Ramollot.

Pourtant, aux premiers jours de notre captivité, nous étions encore si las et si meurtris que nous trouvions souvent un peu de charme à nous étendre au soleil, dans la cour. La kantine vendait naturellement des pliants et des fauteuils de paquebot. L’après-midi, aux instants les plus chauds, la prison prenait des airs de maison de convalescence, comme une autre Villa des Oiseaux. Les Anglais en particulier pratiquaient beaucoup la chaise-longue au grand air. Ils s’installaient au milieu de nous, fumaient une pipe de tabac blond, tiraient un livre de leur poche, l’ouvraient, renversaient la tête, se posaient les poèmes de Rossetti sur les yeux, et s’endormaient.

Mais c’est le dimanche que les fauteuils s’accumulaient le long des fils de fer. Le dimanche, en effet, les prisonniers mettent une certaine coquetterie à suspendre leurs minces occupations. On revêt sa meilleure vareuse; presque tous les officiers assistent à la messe, dans le réfectoire transformé en chapelle pour la circonstance, et ce zèle religieux n’est pas une des choses qui surprennent le moins nos bons geôliers. Ils nous croyaient de farouches athées, comme le docteur juif nous croyait tous syphilitiques. La guerre aura redressé bien des erreurs dans l’omnisciente Allemagne.

Que pensent de nous les civils qui passent de l’autre côté de la clôture, sur le chemin qui monte vers le bois de pins, là-haut, au sommet de cette colline? Ils nous regardent comme on regarde les fauves dans un jardin zoologique. Car, comme nous, ils chôment, et ils profitent de la douceur du temps pour aller à la campagne.

Un de ces dimanches d’avril, au bout de la prairie, là où le domaine des prisonniers se termine en pointe de triangle, deux officiers faisaient les cent pas en fumant des cigarettes. Une vieille femme descendait la côte. En passant près d’eux, comme la sentinelle lui tournait le dos:

—Courage, messieurs! leur dit-elle en français. On ne peut pas vous parler. C’est défendu. Ils sont méchants. Ils me frapperaient, moi, une pauvre vieille!

Et elle s’éloigna dans la direction du village, laissant les deux officiers émus et déconcertés, tandis que la sentinelle revenait lourdement vers la guérite jaune et rouge.

Les Anglais prenaient un plaisir extrême à ces spectacles du dimanche. Ils étaient trois ou quatre, pas davantage, tous très jeunes et presque tous aviateurs. Ils n’avaient rien de l’attitude un peu raide qu’on prête à ceux de leur race. Ils riaient de nos plaisanteries sans retenue, et eux-mêmes ne détestaient pas d’exercer leur humour aux dépens des Boches. Ils y apportaient une ardeur juvénile qui nous réjouissait. C’étaient les meilleurs garçons du monde.

Un jour, la kommandantur avait introduit quelques vaches dans le camp, pour leur faire paître l’herbe qui devenait trop haute entre les deux rangées de fils de fer de l’enceinte. Elles fournirent à un Anglais l’occasion d’une farce. Il s’approcha des fils de fer et, apostrophant la sentinelle à qui il montrait un morceau de pain bien blanc et d’un beau poids:

—Vous n’en avez pas, hein, du pain comme celui-là?

—Ah! non, répondit la sentinelle, malgré le règlement, car elle espérait qu’un présent inespéré allait lui échoir. Et elle roulait des yeux cupides.

L’Anglais reprit:

—Nous ne savons plus qu’en faire, tellement nous en avons.

—Oui, oui, approuva la sentinelle.

—Et nous le donnons aux vaches, conclut l’Anglais en offrant le quignon merveilleux à la bête la plus voisine.

Nos alliés sont terribles. On racontait d’un autre lieutenant une anecdote qui révèle exactement la façon dont les Anglais se comportent en face des autorités allemandes. Le gouvernement de Berlin oblige les officiers prisonniers à saluer les officiers allemands, sans égard aux grades de ceux-ci ou de ceux-là. Les Français esquivent la difficulté en exécutant un demi-tour par principe chaque fois qu’ils s’aperçoivent qu’ils vont croiser un leùtnant ou un haùptmann. Les Anglais agissent plus franchement. Ils affectent d’ignorer leurs gardiens. Un jour, celui dont je parle se trouva nez à nez avec un Boche.

—Monsieur! fit l’Allemand.

—Monsieur?

—Vous ne m’avez pas salué.

—Je ne sais pas.

—Je suis officier.

—Je ne connais pas.

—Vous devez me saluer.

—Je ne sais pas.

L’Allemand était blême.

—Vous serez puni.

—Je ne sais pas, répondit l’Anglais.

Il fut puni, en effet.

Or, quand il sortit de la chambre des arrêts de rigueur, après sept jours d’isolement, il rencontra l’officier qui lui avait valu ces loisirs, et il ne le salua pas. La scène fut violente de la part du Boche et laissa l’Anglais tout à fait calme.

—Monsieur! Vous ne m’avez pas salué!

—Je ne sais pas.

—Je suis officier.

—Je ne connais pas.

—Mais vous venez de quitter les arrêts parce que vous ne m’avez pas salué, la semaine dernière. C’était moi...

—Je ne sais pas.

L’Allemand n’avait qu’à lâcher la partie. Il la lâcha, en grognant des imprécations. Mais l’Anglais ne retourna point dans la chambre des arrêts.

Il ne faut pas croire cependant que les autorités impériales et royales ménageaient les prisonniers britanniques. Sans doute, tout au moins jusqu’à la fin de 1916, ils ne leur infligeaient pas les mille tracasseries dont les Français eurent constamment à souffrir. Mais ils avaient parfois contre eux des gestes pénibles dont je rapporterai l’exemple suivant, que je tiens de la victime, un jeune lieutenant irlandais.

Les Boches ne digéraient pas le dédain que les officiers de la «méprisable petite armée» leur témoignaient en tout temps et en tout lieu. Quand ils en capturaient un, ils éprouvaient un besoin sadique de l’intimider. Mais les Anglais ne tremblaient pas. Ainsi pour ce lieutenant. Il avait été pris du côté de Loos, le 25 septembre 1915. Tout de suite, dans le premier village où on l’emmena, on l’enferma au fond d’un cachot obscur comme en décrivent les romans populaires, et on lui annonça qu’il serait fusillé. Pendant trois jours, on le laissa dans son cachot; on ne lui apporta pas la moindre nourriture et pas le moindre verre d’eau; chaque soir on lui disait:

—Vous serez fusillé demain.

Enfin, après ces trois jours de torture, qui n’arrachèrent pas un seul mot de protestation à ce malheureux, on le tira de son trou et on le poussa vers une grande cour. Le peloton d’exécution promis attendait dans un coin, l’arme au pied.

—Demandez grâce! cria un officier allemand.

—Non, répondit le condamné.

Alors, on le planta devant le peloton, et on lui attacha les mains derrière le dos. On voulut lui bander les yeux, il refusa. Un ordre bref: les soldats mirent en joue. Mais, la plaisanterie ne pouvant aller plus loin, car on n’avait pour but que de terroriser le prisonnier et de le réduire à merci, l’officier allemand marcha vers l’officier irlandais, et, les yeux dans les yeux:

—Je vous fais grâce, dit-il.

L’autre ne répondit rien. Il n’avait pas bronché.

Les Russes ne ressemblaient pas aux Anglais. Ils acceptaient les derniers outrages avec un fatalisme tranquille. Le gouvernement du Tsar ne s’occupait pas de ses prisonniers. Pour lui, c’étaient des hommes perdus, et il les abandonnait aux mains de l’ennemi, quitte à ne pas s’inquiéter davantage des prisonniers allemands qu’il oubliait sans façon dans un quelconque district. Et nous avons pu voir, jusqu’en 1916, cette anomalie: les prisonniers russes recevant en Allemagne du pain fourni par la France, alors que les prisonniers français n’en recevaient pas. Car les captifs voyaient des choses extraordinaires. Mais, pour en revenir aux officiers du Tsar, ils savaient qu’ils n’avaient rien à attendre des bontés du Petit-Père. Ils ne lui en gardaient pas moins une dévotion touchante et un dévouement complet. Je n’ai aucun renseignement sur leur conduite au moment de la Révolution. En 1916, ils haïssaient l’Allemagne autant que nous la haïssions nous-mêmes, et, s’ils n’affichaient pas des sympathies très chaudes pour l’Angleterre, ils ne cachaient pas en revanche leur amitié pour la France.

Rien de plus émouvant que leur camaraderie. Ils nous comprenaient mal, et nous ne les comprenions guère. Souvent, pour nous entendre, nous devions recourir à la langue allemande dont ils possédaient quelques bribes. L’intention suppléait à l’effet. Ils étaient les premiers à nous annoncer les bons communiqués, et il fallait accepter leurs félicitations immédiates à la kantine. On m’avait dit à Mayence que les Russes étaient d’incroyables ivrognes. Hélas, ils l’étaient. Ils ne buvaient pas pour le plaisir de boire: ils avaient toujours d’excellentes raisons de s’enivrer, mais ils en avaient trop, de ces excellentes raisons. Ils célébraient tout: la fête du tsar et la fête de la tsarine, la fête des principaux grands-ducs et celle des plus importantes grandes-duchesses. Ils buvaient quand la Russie remportait un succès; ils buvaient quand les alliés étaient victorieux, cela pour manifester leur contentement; mais, quand les alliés enregistraient un revers, ils buvaient aussi, pour oublier la fâcheuse nouvelle, et, quand la Russie encaissait une de ces raclées comme elle seule en encaissa pendant la guerre, la kantine n’avait pas assez de boissons pour noyer leur désespoir.

On nous payait la solde le premier jour du mois. Pendant les quarante-huit heures qui suivaient, les Russes ne quittaient pas la kantine. Ils touchaient des mensualités plus considérables que les nôtres. Ils les dépensaient rapidement, aussi bien en achats d’objets d’une inutilité flagrante qu’ils soldaient au prix fort, qu’en consommation de liquides variés. Ils invitaient tout le monde, tant qu’ils avaient de l’argent, car ils étaient généreux à l’excès. Puis, les poches vides, ils cuvaient leur ivresse dans un coin et demeuraient à l’ombre, entre eux, timides, réservés, délicats, et se faisant prier pour accepter les politesses qu’on voulait leur rendre. Capables de tous les courages et de toutes les faiblesses, c’est sous cet aspect qu’ils nous apparurent en captivité.

D’après ce que nous pouvions saisir de leurs récits, ces pauvres Russes avaient fait la guerre dans des conditions lamentables et leur première grande retraite avait été quelque chose de sinistre. L’un d’eux, un lieutenant de réserve qui avait déjà été prisonnier, mais des Japonais, nous déclarait que sa compagnie était armée de baïonnettes et de bâtons, et il nous expliquait, par des gestes nombreux et de rares onomatopées, comment, devant les canons et les mitrailleuses boches, elle avait manœuvré jusqu’au jour du désastre final. Ce Russe était bon enfant. Il avait une vague ressemblance avec notre Président de la République, et nous le surnommions Poincarévitch. Mais, plus souvent, nous l’appelions: l’oncle Michel. Grand et fort, il appartenait au corps des grenadiers de Sibérie. Il s’étonnait qu’avec ma taille je ne fusse que chasseur à pied et il tenait absolument à me classer dans les grenadiers, comme lui. Trop embarrassé pour le convaincre, j’acquiesçais à son désir. Chaque fois qu’il prenait son verre pour boire, il se levait, disait: «Vive la France! Vive famille!» Et nous répondions: «Vive Russie!» Et l’oncle Michel se levait à tout instant pour recommencer.

Son camarade habituel (on les rencontrait rarement l’un sans l’autre) était un petit bonhomme maigriot, sec comme un coup de trique, qui nous saluait comme eût salué un automate, en observant un impeccable garde-à-vous. Il ne savait pas un mot de français, mais il baragouinait un peu d’allemand. Il ne supportait pas le vin, tandis que l’oncle Michel supportait tout. Aussi, dans nos réunions, pendant que le Johannisthal emplissait nos verres, il se faisait servir de la bière, par quatre bocks à la fois. Encore nous avouait-il qu’il n’avait pas beaucoup de goût pour la bière.

Le troisième des officiers russes de Vöhrenbach ne fréquentait guère les deux autres. Sobre, il n’allait jamais à la kantine. Il recherchait plutôt les conversations sérieuses. Il parlait sans difficulté le français, l’allemand et l’anglais. Il travaillait beaucoup. Grand, mince, le front soucieux, les yeux profonds, il semblait sorti d’un roman de Dostoïewsky. Aujourd’hui, après tant de vicissitudes, je pense à Kerensky, quand il me souvient de cet artilleur un peu mystérieux.

Faut-il ajouter que la meilleure entente régnait entre les prisonniers français, anglais, et russes? Il n’y avait pas de Belges à Vöhrenbach, et je n’ai vu jamais ni des Italiens, ni des Serbes, ni des Roumains. Mais, par ce qui se passait en 1916, je crois pouvoir affirmer que le temps n’a dû que raffermir cette entente entre tous les alliés. Plus que sur le champ de bataille, en effet, on apprend à se connaître et à s’aimer dans les camps d’Allemagne. Les malheurs communs rapprochent plus encore que les joies partagées. Ce n’est pas à ce résultat que l’Allemagne voulait arriver en réunissant dans la même infortune des représentants des différentes nations qu’elle cherchait à disjoindre, et pendant la guerre et en vue des temps futurs. Mais c’est à ce résultat qu’elle est arrivée.

En captivité, dans ces heures d’une longueur mortelle, on prend conscience de soi-même et des autres. Rude école! Si l’Allemagne, en nous imposant toutes les vexations, tendait à nous déprimer et à nous diminuer, elle s’est trompée, une fois de plus, comme toujours. Le prisonnier français échappe au maléfice. Combien de fois n’ai-je pas retourné ces idées dans ma tête, là-bas, aux jours les plus difficiles! Je m’accoudais à la fenêtre, après le dernier appel. La nuit d’été coulait, calme et lente. Par-dessus la cour baignée de lumière électrique, au delà du bourg endormi, au delà des monts boisés, je fuyais vers l’Ouest, loin, très loin de ces endroits maudits, et je sentais contre ma main les battements de mon cœur. Je dominais tous les camps de l’Allemagne, du haut de ma fenêtre de Vöhrenbach. Car nous le dominions, ce camp de Vöhrenbach.

C’est un lieu tragique, un vallon,
Un pays sans grâce et sans gloire,
Trop vert, trop gris, trop roux, trop blond,
Quelque part dans la Forêt-Noire.
Près d’un village des plus laids
Un morne bâtiment s’élève.
Est-ce une usine, est-ce un palais?
C’est la prison de notre rêve.
Un double rang de fils de fer
Nous enclôt du reste du monde.
C’est la borne de notre enfer
Et de notre tombe profonde.
C’est là que nous vivons, parmi
Nos songes que le temps mutile.
L’air qu’on respire est ennemi
Et le ciel lui-même est hostile.
N’importe. Rien n’atteint jamais
Le vol radieux de nos rêves.
Ils trouvent bas tous les sommets
Et toutes les distances brèves.
Ils vont, nos rêves douloureux,
Par-delà les monts et les plaines.
Il n’est pas de prison pour eux:
Qui pourrait leur forger des chaînes?

à R. Christian-Frogé

CHAPITRE XIV

LE SENS DE L’HONNEUR ET QUELQUES AUTRES VERTUS

(15 avril 1916).

Le camp de Vöhrenbach semblait d’abord devoir être une espèce de paradis. Peu à peu, il se transforma, et, moins d’un mois après mon arrivée, devenu camp de représailles, il nous permit de goûter par avance les tristesses du purgatoire. Mais, pour mieux nous montrer quel éden nous avions perdu, la kommandantur nous dosa les vexations successives avec une science tout à fait raffinée, où, d’ailleurs, la caisse du camp s’augmenta de bénéfices sérieux.

Un jour, vers la fin du mois de mars, une grande nouvelle courut de chambre en chambre: les Boches organisaient pour les prisonniers des promenades à la campagne. Aussi vous expliquerai-je d’abord que, pendant la Grande Guerre, les prisonniers n’ont pas connu le régime de 1870. Vous avez la mémoire encore pleine des libertés que Déroulède avait, quand il était captif sur parole aux mains des Prussiens. Pendant la grande guerre, on n’est pas prisonnier sur parole. Même si vous vouliez vous engager sur l’honneur à ne pas vous enfuir, le gouvernement allemand n’accepterait pas: lui-même ne se considère lié par aucun honneur, par aucun traité, par aucun scrupule, et vous ne pensez pas qu’il croira que vous êtes moins sot que lui. D’ailleurs le gouvernement français, qui n’avait pas fait grand’chose pour ses officiers prisonniers, s’était néanmoins ému de leur sort, et leur avait interdit de donner aucune parole d’honneur aux Boches. De cette façon on punissait l’Allemagne du peu de respect qu’elle avait étalé pour les chiffons de papier. En conséquence, tout comme de vulgaires condamnés de droit commun, les prisonniers étaient enfermés dans des camps plus ou moins vastes, et ils n’en sortaient jamais, hormis pour un transfert dans un autre bagne.

Cette sévérité eût été compréhensible, à la rigueur, si la guerre n’avait pas duré plus de six mois. Mais, quand elle menaça de s’éterniser, de bonnes âmes songèrent qu’au jour de la délivrance il ne sortirait peut-être plus des geôles que des loques effrayantes. Alors le gouvernement français autorisa ses officiers prisonniers à prendre part à des promenades collectives, sous réserve qu’ils ne promettraient de ne pas s’évader que pour la durée de chacune d’elles. Et c’est ainsi que la kommandantur fut amenée, à la fin du mois de mars de 1916, à organiser des sorties à l’extérieur.

Les choses ne se passèrent pas sans de longs pourparlers.

Sortirait qui voudrait. Chaque jour, vingt-cinq prisonniers franchiraient la porte du camp, après avoir apposé leur signature au bas d’une feuille de papier. Seraient-ils accompagnés? Les prisonniers prétendaient ne pas l’être, puisqu’ils juraient de revenir. La kommandantur refusait, sous prétexte qu’elle avait charge de les garder et de les défendre contre les insultes de la population civile. Sans doute lui souvenait-il des brutalités de 1914. Elle proposa de désigner un officier allemand qui seul conduirait les promeneurs et les guiderait. On accepta, à condition que l’officier allemand serait sans armes. L’accord était conclu. Il y eut encore des tiraillements parce que la kommandantur exigeait que les Français s’engageassent, non seulement à ne pas s’enfuir, mais aussi à ne pas mettre à profit la promenade pour préparer une évasion: subtilité insidieuse, qui enchaînait à jamais tous les officiers qui auraient une fois signé le papier fatal, puisque le gouvernement allemand pourrait affirmer que les évadés avaient forfait à l’honneur en reconnaissant les abords et les environs du camp. C’est pourquoi les Français se divisèrent en deux groupes: ceux qui renonçaient à courir les risques des fourberies allemandes, et les autres, qui iraient en promenade.

Les autres étaient une centaine. Immédiatement, la kantine, toujours prévoyante, mit en vente un stock de cannes à l’usage des excursionnistes: piolets, bâtons ferrés, joncs à pommeau de luxe, et de vulgaires bouts de bois vernis de treize sous qu’elle n’hésita point à taxer trois marks soixante-quinze. Et elle n’en vendit pas loin d’une centaine.

Vingt-cinq officiers devaient sortir. A une heure de l’après-midi, on les rassembla devant le poste de police, on fit l’appel nominatif pour s’assurer qu’aucune supercherie n’avait été commise, on les compta une fois, deux fois, trois fois, on les rangea par quatre, on les compta de nouveau. L’officier allemand désigné pour ce service et le médecin du camp étaient en tête de la colonne. Le chef de poste et des hommes de garde surveillaient la porte afin que nul officier supplémentaire ne se faufilât parmi les privilégiés, et la caravane s’éloigna lentement. De nos fenêtres, nous la suivîmes longtemps des yeux. Nous étions quelques-uns à penser que nous n’en verrions pas une autre le lendemain.

Ce fut en effet un magnifique scandale, le lendemain matin seulement, lorsque l’officier de jour, en nous comptant lors de l’appel du matin, dans la cour, s’aperçut qu’un officier lui manquait. S’était-il trompé? Il nous compta une seconde fois. Nous étions rassemblés en trois groupes, chaque groupe sur cinq rangs de profondeur, en une sorte de carré sans quatrième côté. L’officier compta posément. Quelques sourires effleuraient des bouches.

Pâle, il demanda:

—Y a-t-il un malade?

Personne ne répondit.

L’autre perdit contenance:

—Il n’y a pas un monzieur qui est resté dans sa chambre? demanda-t-il de nouveau.

Pas un mot ne s’éleva de nos rangs.

Le pauvre leùtnant ne savait plus où se fourrer, il rougissait, il demeurait immobile, il nous regardait. Des murmures couraient. Alors il prit une décision, envoya chercher le contrôle nominatif du trésorier, et l’appel individuel eut lieu, dans l’ordre alphabétique des noms, chaque officier appelé sortant de la foule et se rangeant derrière les autorités du camp accourues à la nouvelle de la catastrophe. On avait prévenu le vieil oberst. Les cuisiniers étaient sur le seuil de la cuisine. Les Boches cachaient mal leur fureur. Nous jubilions. Soudain, le feldwebel nomma:

—Monzieur le lieutenant Grampel!

Nul ne se présenta.

—Monzieur le lieutenant Grampel! répéta le feldwebel.

Aussi vainement que la première fois.

—Il est absent? demanda le leùtnant de service.

—En permission, lança une voix.

Le coupable était trouvé. Le lieutenant Grampel, chasseur à pied de la division Driant, las déjà après quelques jours de captivité, avait pris la clef des champs. La cage était de fer et le gardien attentif, mais l’oiseau s’était envolé.

Sur ces entrefaites, Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp», arriva, suivi de son officier d’ordonnance qui s’intitulait lui-même, avec un inimitable accent qui transformait la phrase en une injure candide, «aide de ce camp». Il s’annonça de loin. Gesticulant et vociférant, il gourmandait une sentinelle, Dieu sait pourquoi, comme si elle eût sa part de responsabilité dans la catastrophe. Le vieil oberst était démonté. Sa voix tremblait de rage mal contenue.

—Depuis quand est-il absent? nous cria-t-il.

Il s’imaginait peut-être que nous trahirions notre heureux camarade.

—Depuis quand?

Il insistait en brandissant sa canne.

Comme nous nous contentions de ricaner entre nous, pressés en désordre autour du vieillard exaspéré, il perdit dans sa colère le peu de français dont il disposait, et c’est en allemand qu’il nous couvrit d’invectives, prenant à témoin son bon vieux Gott de la fourberie de ces Français, pour finir par nous jeter cette insulte:

—Vous n’êtes pas des gens d’honneur.

Il croyait, étant de race félonne, que l’évasion s’était produite pendant la promenade, grâce à la complicité d’un officier qui aurait signé son engagement et cédé sa place ensuite au lieutenant Grampel, lequel n’avait rien signé. Il avait tant de confiance dans la discipline de ses hommes et l’organisation de son service de garde, qu’il ne pouvait pas admettre d’abord que le lieutenant Grampel fût sorti en surnombre, au moment du départ de la caravane, au nez et à la barbe de toute l’administration du camp réunie. Et, après nous avoir copieusement et bassement injuriés, il conclut:

—Il n’y aura plus de promenades.

La conclusion était naturelle. Nous l’attendions. Les promenades furent en effet supprimées, mais la kantine ne remboursa point les joncs, piolets et bâtons ferrés désormais sans emploi. C’était autant de gagné pour elle.

Cet incident, par la façon dont il s’acheva, prouve le peu de prix que les Allemands accordent à une parole d’honneur et la facilité avec laquelle ils imposent aux prisonniers des affronts plus cuisants que des gifles. Je citerai un autre exemple de cette lâcheté. Il m’est personnel. Chronologiquement, il n’a pas sa place ici, mais je ne pousserai pas plus loin la publication détaillée de mon journal de captivité. Désormais, je ne veux plus rapporter que les faits saillants d’où j’ai tiré des impressions vives et de précieux enseignements.

Dans le courant du mois de juin, nous étions en régime de représailles. Les douches se trouvaient supprimées. Malade, j’en avais besoin. Mais les ordres du ministère de la Guerre de Berlin étaient formels: l’infirmerie ne devait pas me soigner. Néanmoins, à la suite d’une réclamation que j’avais présentée au délégué de l’ambassade d’Espagne, lors de sa récente visite, la kommandantur avait décidé de m’envoyer, deux fois par semaine, à l’établissement de bains communal de Vöhrenbach. Elle exigeait de moi la promesse écrite et signée, chaque fois renouvelée, que je ne tenterais pas de fuir depuis le moment où je quitterais le camp jusqu’au moment où j’y rentrerais. En échange, elle me ferait accompagner par un soldat sans armes, guide plutôt que gardien. Le colonel B***, prisonnier de Verdun, qui était le plus ancien de nous tous et par conséquent notre seul chef, m’avait accordé l’autorisation de signer la promesse qu’on me demandait. J’acceptais les formalités fixées naguère pour les promenades.

Un soldat sans armes, en effet, me conduisit à l’établissement de bains, qui était situé à l’autre extrémité du village, assez loin du camp. Il y pénétra en même temps que moi, et il s’installa, d’un air tranquille, dans la salle d’attente, où traînaient des journaux, tandis que je m’enfermais dans ma cabine.

Quelle stupeur, quand j’en rouvris la porte! Un soldat, un autre, était là, à deux pas, baïonnette au canon et cartouchières gonflées. Un coup de matraque sur le crâne ne m’eût pas assommé plus efficacement. Je n’avais rien à dire à cet homme, qui exécutait un ordre. Je rentrai au camp, les jambes faibles et le cœur chaviré.

Je rendis compte au colonel B*** de l’offense qu’on nous avait faite à tous en ma personne, puis j’allai protester à la kommandantur. Je n’y trouvai que l’officier censeur. Naturellement il feignit de ne pas comprendre. L’honnête homme! Il n’était au courant de rien. Il ne savait même pas que je devais sortir ce matin-là. Son innocence était si manifeste que ce fut lui pourtant qui me rendit le papier de ma promesse, car il l’avait devant les yeux, sur sa table de travail. Il bafouilla des excuses, accusa le chef de poste qui, n’ayant peut-être pas reçu la consigne nécessaire, avait cru devoir expédier cet autre soldat en armes. Comme si les Allemands avaient l’habitude de prendre si peu de précautions, et comme si le chef de poste n’avait pas refermé lui-même la grille sur mon guide et sur moi! Mais je n’étais pas dupe, et, tout assuré d’autre part que j’étais de la vanité de ma protestation, je dis à l’officier censeur que désormais je ne sortirais plus et que je me plaindrais à l’ambassade d’Espagne. Je ne me dissimule pas qu’il dut rire de mes prétentions, derrière mon dos.

A Verdun, des médecins français avaient été pris dans leur poste de secours avec leur personnel et leurs blessés. On les interna eux aussi au camp de Vöhrenbach, comme de vulgaires combattants, ce qui était une atteinte de plus à la Convention de Genève. Je me rappelle certain docteur assez âgé, aux digestions délicates, qui mangeait en face de moi au réfectoire. Il ne cessait de nous énumérer et de nous réciter les articles de la fameuse Convention que les Allemands violaient sans vergogne en le traitant ainsi qu’un prisonnier ordinaire. Il consentait à loger et à prendre ses repas avec nous, si besoin était; mais il voulait circuler librement dans tout le camp et même, au moins, dans le village, le jour et la nuit, sans gardien et sans rien promettre. Il protestait chaque matin auprès du censeur, auprès de l’officier de service, auprès de «l’aide de ce camp», et auprès du Freiherr von Seckendorff. Il rédigeait réclamations sur réclamations, qu’il portait consciencieusement à la kommandantur; et la kommandantur, qui ne lui cachait même plus combien cette douce obstination l’amusait, jetait au panier non moins consciencieusement les plaintes du médecin. Ses confrères et lui subirent le régime commun jusqu’au jour où il plut au gouvernement impérial et royal de les renvoyer à Lyon, en échange de quelques-uns des siens.

Ces anecdotes minimes, je ne songe pas à les comparer au crime des traités belges déchirés en août 1914. Néanmoins, je ne les juge pas sans intérêt. Il est certain que l’Allemand est fourbe de naissance, traître par tempérament, et vil de toutes les manières. Il faut que ces anecdotes de rien, que tant de prisonniers rapporteront de captivité, soient connues. Ce n’est point par hasard, ce n’est point par un besoin immédiat et temporaire, ce n’est point par nécessité militaire et parce que la fin justifie les moyens, que l’Allemagne a trahi la parole qu’elle avait donnée à la Belgique. C’est parce que chez elle la duplicité, la ruse, le mensonge et l’ignominie vont de pair avec l’appétit et la violence. Avant 1914, cachant son hypocrisie autant que sa brutalité, l’Allemagne était enchaînée. La guerre, tant attendue, l’a libérée de toute contrainte et lui a ôté son masque. Nous l’avons vue telle qu’elle était et telle qu’elle est. Et qu’on ne vienne pas nous chanter que cette Allemagne bestiale et sournoise est l’œuvre d’un kaiser, d’une dynastie ou d’une caste. Nous, prisonniers meurtris par les Allemands à chaque heure de notre captivité, nous savons que le plus modeste des paysans de Saxe, que le plus humble des ouvriers de Bavière et que le plus petit des employés de commerce du Hanovre sont, au même titre que le plus grand des hobereaux prussiens, des hommes méchants et sans honneur, jaloux et sans humanité, et qu’ils ont tous une âme de tortionnaires, s’ils ont une âme. Je m’exprime ici sans passion, je le jure. J’ai longtemps attendu avant de livrer au public mes impressions de captif. Je les ai longuement portées. Depuis plus de sept ans, je suis sorti des prisons allemandes. Mais, aujourd’hui, 15 mars 1924, en relisant les notes que j’écrivais en 1916, je ne trouve pas un mot à y effacer. Les Allemands ont trompé le monde. Ils le trompent encore. Et je le dis à ceux qui m’écoutent: méfiez-vous d’eux toujours, quel que soit le nouveau masque qu’ils se posent sur le visage.

Les Allemands ne croient pas à l’honneur, qui est une religion pour ceux qui n’en ont pas d’autre. Ils n’ont pas le respect des choses religieuses. Le peuple qui a tiré sur la cathédrale de Reims et sur tant d’églises est un peuple sans foi ni Dieu. Cependant, ce crime est si monstrueux, qu’on pourrait supposer qu’ils avaient perdu le sens commun quand ils l’accomplissaient. Et peut-être, dans l’humble vie quotidienne, sont-ils les fidèles agenouillés que l’on sait d’un Dieu qu’ils vénèrent et redoutent? Il n’en est rien. Sans rappeler ici l’attitude saugrenue des gros dignitaires de l’église allemande pendant la guerre, on a le droit d’affirmer que protestants du Nord et catholiques du Sud se rejoignent au même point. Certes, tous font étalage d’une foi solide. Ainsi, par exemple, dans les camps allemands on honore les prêtres français qui sont si mal honorés en France. Quel que soit leur grade ou leur emploi, on les incorpore au milieu des officiers, et, s’ils n’étaient que brancardiers de deuxième classe au front, on leur verse la solde d’un sous-lieutenant. Tellement l’Allemagne veut signifier qu’elle a pour les représentants du culte un zèle que n’ont même pas ses ennemis. Mais là se borne sa charité chrétienne, qui prend la figure d’un opportunisme très politique.

Il y avait à Vöhrenbach plusieurs prêtres français. L’un d’eux était capitaine d’infanterie et l’autre sous-lieutenant; dont les Boches apitoyés enrageaient; car comment peut-on être assez barbare pour forcer des hommes de Dieu à tenir un fusil ou un sabre? Ils ne songeaient pas en effet que leur cause ne devait rien avoir de sacré, en dépit de leurs déclamations tapageuses, pour qu’un prêtre fît œuvre pie en les combattant. Ils acceptaient cependant deux autres ecclésiastiques, qui portaient le brassard des infirmiers. Or, le dimanche, on transformait en chapelle un coin du réfectoire afin que nous eussions notre messe: les Allemands ont de ces soucis déconcertants. Mais aucun de nos quatre prêtres n’était autorisé à la dire pour nous. Le curé de Vöhrenbach se dérangeait, nous bâclait le saint mystère en cinq secs, et nous offusquait les yeux d’une chasuble d’un bleu de Prusse outrageant. Visiblement, la corvée lui déplaisait. Bientôt, il cessa de venir, par bonté d’âme. Il fallut tolérer les services d’un prisonnier. La kommandantur y consentit enfin, mais, de l’Introïbo jusqu’à l’Ite, missa est, un officier allemand, capable de comprendre le sermon du prêtre et nos cantiques militaires, assistait à la cérémonie, et, le plus souvent, cette mission était confiée au médecin du camp, le doktor Rueck, qui était juif.

L’abbé T*** était sous-lieutenant. Belle et grande figure, noble caractère. Un jour, au cours d’une conversation familière avec des camarades, il employa l’adjectif «boche» à propos de je ne sais quoi. Depuis 1914, le mot est passé dans la langue, mais il blessait profondément nos ennemis, et il nous était interdit de le prononcer. Or, le doktor Rueck avait entendu l’abbé T***. Il courut à la kommandantur. Sans aucune considération religieuse ou sentimentale, le Freiherr von Seckendorff, catholique fervent, infligea au coupable six jours d’arrêts de rigueur et lui défendit de dire la messe pendant deux semaines. Qu’on décide après cela de la valeur des grimaces allemandes!


à Pierre Ladoué

CHAPITRE XV

AUTRES TÊTES DE BOCHES

(Avril 1916).

La kantine était le point vital du camp de Vöhrenbach. De là, tout sortait: les matériaux pour nos labeurs personnels, les menus objets dont on a besoin, les livres, le papier, l’encre. Là se déversait ce que les exigences de la kommandantur nous laissaient d’argent disponible sur notre solde et nos revenus particuliers. Car celui qui n’avait que ses mensualités ne pouvait pas se permettre des folies. En effet, un prisonnier perçoit demi-solde. Pour un sous-lieutenant, elle était en 1916 de cent vingt francs. Mais l’Allemagne ne nous donnait pas l’équivalent de ces cent vingt francs au cours du change. Elle s’en tenait à ce que valait le mark avant la guerre, et un sous-lieutenant ne recevait que quatre-vingt-seize marks par mois. Cela, en principe. En pratique, le trésorier lui remettait beaucoup moins. Il lui retenait: cinquante-quatre marks pour la nourriture, et sept marks cinquante pour le loyer. Parfaitement. Enlevez une quinzaine de marks encore au minimum pour les frais de blanchissage, pour les pourboires aux ordonnances, et pour l’entretien de la bibliothèque, et vous verrez que le sous-lieutenant prisonnier ne gardait pas grand’chose pour faire le jeune homme. La kantine s’ouvrait à lui.

Elle comprenait deux rayons bien distincts: le bazar et le bar. Au bazar, où l’on trouvait de tout, comme à Mayence, régnait un grand et gros Boche, à moitié chauve, qui possédait assez de français pour se tirer tout seul de son commerce. Il affectait des manières de bonne franquette tout à fait incompatibles avec l’uniforme gris qu’il portait. Roué, il dirigeait sa boutique avec une habileté d’autant plus aisée qu’il était aidé par la douce kommandantur. C’était un juif de Francfort, et bijoutier avant le 2 août 1914. Malgré son absence, son magasin continuait à rester ouvert. Loin d’être gêné par la guerre, l’homme de Francfort se vantait de s’y être enrichi, en fabriquant des bijoux de deuil, en jais ou en vulgaire bois peint, qu’un intermédiaire suisse écoulait en France, aux mères, aux veuves, et aux orphelines! Je n’insisterai pas davantage: ainsi présenté, notre bonhomme est assez beau. Il ne s’encombrait pas de préjugés. La guerre n’était pour lui qu’un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Certes, il espérait bien que l’Allemagne serait victorieuse, mais il ne s’attardait pas à ce sujet. L’issue des batailles l’intéressait moins que la date où la paix serait signée. Il la prévoyait toujours pour le mois suivant, et levait les bras au ciel quand nous lui déclarions qu’il ne la verrait pas avant trois ans. Mais il était gras à lard et pouvait attendre.

La kommandantur avait en lui toute confiance. Il opérait à la kantine comme chez lui. Il vendait à crédit, ce qui engageait les acheteurs à moins d’hésitations. Ses prix n’avaient rien de fixe, il les modifiait comme il l’entendait. Et son grand secret, pour mener rondement ses affaires, consistait à vendre en série. Voici comment.

J’ai déjà parlé des cannes qu’il s’était procurées, comme par hasard, pour nous les offrir le jour même où la kommandantur organisait des promenades à l’extérieur. Les promenades n’eurent pas lieu, mais les cannes étaient écoulées. Le kantinier chercha une autre combinaison. Un matin, il déballa mystérieusement deux ou trois appareils photographiques. On sait que l’Allemagne a la réputation de fabriquer les meilleurs objectifs. Les appareils du kantinier furent enlevés comme des brioches. On lui en commanda d’autres. Il en eut de tous les formats, mais la plupart étaient d’un prix élevé. Une fièvre de photographie passa sur le camp. Elle dura quelques semaines; puis, comme la vente ne rendait plus, la kommandantur interdit la photographie et donna l’ordre de lui délivrer tous les appareils. Il en fut de même pour les instruments de musique, lorsque la kantine en eut soldé assez et qu’elle eut épuisé son stock de partitions et de morceaux détachés. De même encore, les chaises longues et les fauteuils de jardin. Au début, ceux qu’on nous avait cédés étaient d’une qualité très ordinaire et d’un prix abordable. Quand on en réclama d’autres, il en vint de magnifiques, de luxueux et de divins; puis, tout le monde étant servi, la kommandantur nous défendit de sortir dans la cour avec nos chaises longues.

Le plus souvent, la kommandantur interdisait sans commentaires l’emploi de tel ou tel objet. Quelquefois, on daignait nous communiquer les motifs de ces ordres. Ainsi, on joua beaucoup de la corde: nécessité de guerre. Par exemple, en avril 1916, comme nous nous jetions vers les ouvrages manuels que le capitaine B*** de Mayence m’avait prédits, la kantine étala un riche assortiment d’outils de toute sorte, pour travailler le bois, la glaise, le fer, l’étain, le cuivre. Je voulus m’appliquer à l’étain repoussé. Je ramenai dans ma chambre des poinçons et des spatules de toutes les tailles et de toutes les formes, et une plaque d’étain vierge, de dimensions restreintes. Quand j’en demandai au kantinier une nouvelle plaque, il me répondit que le ministère de la Guerre interdisait la vente de l’étain.

Pareille mésaventure nous advint un peu plus tard. L’ordinaire du camp nous obligeait à cuisiner des plats supplémentaires. Rien de plus commode, car la kantine nous fournissait des lampes à alcool et de l’alcool. Pleine de bontés, elle nous procura des réchauds de plus en plus pratiques, jusqu’au jour où on nous apprit que, d’ordre de Berlin, les prisonniers ne pourraient plus acheter de Brennspiritus. Et il en était de même enfin pour toutes les nouveautés que la kantine exhibait, à raison d’une ou deux par mois. C’est ce que j’appelais vendre en série. Le kantinier excellait dans cette branche de l’exploitation intensive et raisonnée des prisonniers de guerre.

Le grand maître du bar était un immense porc. Nul qualificatif ne peindrait plus exactement cet énorme individu aux chairs luisantes et mobiles, qui ne sentait pas le ridicule de montrer à nu sa tête chauve aux narines répugnantes. Il n’avait pas les qualités commerciales de son collègue le bijoutier du bazar. Mercanti, et rien de plus, il ne se souciait pas de contenter sa clientèle. Il savait bien que la clientèle ne lui échapperait pas, et il ne se gênait pas pour nous témoigner sa mauvaise humeur, quand elle le tenait. Or, sa mauvaise humeur nous était précieuse. Cet homme nous servait de baromètre. Le matin, il arrivait au camp avec une gazette régionale qui nous apportait les nouvelles les plus récentes. Quelques officiers adroits se faufilaient au bar, sans dessein suspect. L’attitude de l’adipeux mercanti les renseignait immédiatement sur l’état de l’atmosphère. S’il leur prêtait son journal, c’est que le communiqué allemand chantait victoire. S’il ne le leur offrait pas, s’il avait la mine renfrognée, nos camarades étaient contraints de le manœuvrer pour lui arracher l’aveu qui le contristait et qui nous réjouissait d’autant. Ces jours-là, il était dur à la détente; mais, une fois décliqué, il se soulageait comme après une beuverie et, emporté par l’élan, il lâchait devant des officiers français toutes ses craintes personnelles et tous les bruits fâcheux qui couraient parmi la population civile et militaire de Vöhrenbach. Et l’on se pressait à son comptoir, bien plus pour s’enivrer de ses paroles que pour vider un bock de bière insipide ou un verre de ses vins artificiels.

Où ces scènes de jérémiades devenaient épiques, c’est lorsque s’y mêlait le chef cuisinier de l’établissement. Celui-là, si j’ose employer cette expression, il valait dix. Physiquement, il ressemblait au patron du bar, comme le censeur de Mayence ressemblait au censeur de Vöhrenbach. Gros et gras et large d’épaules, la figure épanouie et confite en satisfaction de soi-même, il était toutefois plus rose de chair que son comparse, et sa tenue, moins débraillée, prétendait à une élégance indéniable, quoique malheureuse.

Le chef cuisinier, qui ne se contentait pas de sa ration quotidienne, avait l’obsession de la guerre. Il ne parlait que d’elle. Tous ses soucis ne venaient que d’elle et toutes ses pensées n’étaient pleines que d’elle. Il n’était pas encore allé au front et il ne voulait pas y aller. Il avait peur, ce gaillard, et il ne s’en cachait pas. On racontait qu’une nuit, alors qu’il était désigné pour faire partie d’un détachement de renfort, qui se mettrait en route le lendemain matin, il avait organisé une bagarre entre soldats et civils après boire et, dans le désordre des passions déchaînées, s’était porté un coup de couteau au bras. Il n’était point parti. Voilà ce que l’on colportait sur son compte. Le certain, c’est que nos ordonnances s’amusaient de lui comme d’un pantin. Cuisiné par eux, le cuisinier était décidé à se rendre aux troupes françaises, dès qu’il serait en leur présence, si on l’y envoyait. Et l’on assistait à ce spectacle d’un feldwebel allemand s’entraînant, sous les quolibets et les bravos de prisonniers français, à «faire kamarad». Je doute que des prisonniers boches aient vu en France des tableaux aussi joyeux.

Le front français était le cauchemar des soldats allemands. Il faut reconnaître qu’il n’avait rien d’une salle de bal. Mais les troupiers de la Grande Germanie ne marquaient que peu d’enthousiasme pour ses dangers. Tous lui préféraient le front oriental. Vivre dans la tranchée en face des Russes, tel était le désir et le regret de tous. Souvent nos sentinelles nous le déclaraient, malgré le règlement qui leur prescrivait de fuir notre conversation. Mais il n’est pas de règlement qu’on ne tourne, même en Allemagne.

La garde du camp était confiée à des hommes de la landsturm. Territoriaux, ils avaient tous fait un séjour plus ou moins long sur le front russe. Revenus à l’intérieur, ils n’éprouvaient aucun désir d’aller défendre, sur quelque front que ce fût, cette patrie qu’en vain les journaux officiels représentaient comme lâchement attaquée par les Français et les Anglais. Ils avaient tous une femme et une ribambelle d’enfants. La vie devenait de plus en plus dure. Ils étaient fatigués de la guerre. Ils n’en voulaient plus. Leur lassitude se traduisait par une espèce de sympathie toute passive pour ces officiers dont ils avaient le devoir d’empêcher l’évasion. La plupart nous regardaient avec des yeux vides. Ils n’étaient pas fiers. Souvent, on les surprenait, qui ramassaient, sur les tas d’ordures, les boîtes de conserve vides et les morceaux de pain moisi que nous jetions. Le pain pouvait encore être trempé dans la soupe, et il reste toujours un peu de graisse au fond d’une boîte de pâté, même quand la boîte a été déjà nettoyée par un prisonnier. Il est patent que nos gardiens manquaient d’abondance. Pour tomber à ce geste furtif du vagabond qui inspecte les poubelles, il faut avoir faim. Cette certitude avait pour nous de l’importance.

Il n’était pas impossible d’acheter une sentinelle. L’opération réussit plusieurs fois. On constatait alors à quel point le respect de l’ordre militaire était ancré dans l’esprit de tous les Allemands. Quand on parlait durement à un soldat, on était assuré de le figer au garde-à-vous. L’Allemand pousse si loin la vénération de l’officier, qu’il finissait par ne plus distinguer entre un officier allemand et un officier français. On en profitait. Avec de la patience et de la ruse, on arrivait à les démuseler. Certains prisonniers ont réussi à s’évader grâce à la connivence d’une sentinelle: ils lui donnaient une cinquantaine de marks, une miche de pain, deux boîtes de bœuf salé, et promettaient de lui envoyer, s’ils franchissaient la frontière, une somme convenue. La sentinelle acceptait le marché, et elle ne redoutait pas que l’officier ne tînt pas sa promesse. Si extraordinaires qu’ils paraissent, ces prodiges furent réalisés; néanmoins, je m’empresse de l’ajouter, assez rarement.

Les hommes de garde, dont la kommandantur n’avait pas tort de suspecter le zèle, étaient surveillés de près. Parmi eux se trouvaient des soldats, généralement plus jeunes, agents de police déguisés, qui les épiaient tout en nous espionnant nous-mêmes. On les rencontrait partout, et leur activité rendait difficiles ces tentatives de corruption qui n’échouaient guère dès qu’elles étaient entamées. Les prisonniers ne couraient que le risque d’un certain nombre de jours d’arrêts de rigueur, les sentinelles jouaient leur séjour à Vöhrenbach ou leur départ pour le front. On comprendra leur réserve habituelle, d’où ne les tirait qu’une circonstance fortuite et saisie au vol.

Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp», n’avait sans doute pas d’illusions sur la solidité de son service de garde. Il poursuivait les sentinelles de criailleries continuelles.

A chaque instant, on le voyait, arrêté devant une guérite. Il brandissait sa canne, et les éclats de sa colère s’entendaient de loin. Les sentinelles le détestaient. Il était leur bête noire. Souvent, il les réveillait, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, par un exercice d’alerte. Le premier homme qu’il prévenait, hurlait:

Posten!

Ce qui est l’équivalent de notre appel aux armes. Les autres sentinelles répétaient le mot d’appel de proche en proche. Le poste de police sortait de sa baraque et lançait immédiatement des patrouilles dans toutes les directions. Et j’ai remarqué, à plusieurs reprises, que les alertes provoquées par le vieil oberst tatillon excitaient l’ardeur du poste plus qu’une évasion réelle. L’oberst était d’ailleurs imité dans ses craintes par tous ses officiers et par deux feldwebels: Balai Hygiénique et Makoko.

Le Balai Hygiénique tirait son nom de la forme de sa barbe, qui singeait les raides plumeaux dont on ne se sert pas pour épousseter les meubles d’un salon. Ce sinistre individu n’avait aucun rapport avec les prisonniers proprement dits. Fonctionnaire adjudant, il ne s’occupait que de la discipline de nos ordonnances et des consignes des hommes de garde. Les uns et les autres lui durent d’innombrables punitions. Il nous haïssait à tous crins. Sa voix tremblait quand il parlait de nous. Je donnerai la mesure de ses sentiments en transcrivant ici une phrase, qu’il prononça un jour devant le chef cuisinier et que plusieurs officiers entendirent. Il disait:

—Ils se plaignent de la nourriture? Si j’étais le commandant du camp, il y a beau temps que je les aurais tous empoisonnés.

Le feldwebel de l’infirmerie ne valait pas mieux. Nous l’appelions Makoko, à cause de son teint chocolat et de ses cheveux noirs et crépus. Son origine posait un point d’interrogation. Il nous plaisait d’imaginer en lui l’arrière-produit d’une fille du Rhin et d’un de ces mameluks puissants que Napoléon traînait derrière lui. Si nous nous trompions, le Makoko devenait un mystère ethnographique. Son emploi d’infirmier lui laissait des loisirs, car l’infirmerie ne disposait d’aucun médicament et, en outre, elle nous fut fermée dès le premier jour des représailles. Aussi Makoko se rendait-il indispensable en remplissant le noble office d’espion. Il s’en acquittait à merveille et méritait de la sorte de ne pas être envoyé aux armées.

Se rendre indispensable pour rester à l’intérieur, c’était l’ambition évidente de tous nos geôliers. On conçoit qu’ils ne s’endormaient pas à la tâche. Leur intérêt immédiat les poussait à ne nous épargner aucune turpitude: par là, ils gagnaient l’estime de leurs chefs, et leur haine native de tout ce qui est français s’accroissait, tout naturellement, du besoin d’aboyer et de mordre, que leur veulerie nécessitait.


à Adolphe Boschot

CHAPITRE XVI

LE RÉGIME DES REPRÉSAILLES

L’Allemagne ne pouvait pas ne pas se rendre compte de l’état lamentable de prostration où la captivité réduisait les prisonniers qu’elle détenait. Néanmoins, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait rien tenté pour adoucir leur sort. Son intérêt trouvait son compte à notre décrépitude. Mais son intérêt aussi, éveillé par le spectacle de nos misères, voulait qu’elle s’inquiétât du sort de ses propres prisonniers. S’il lui était indifférent que nous dussions rentrer chez nous comme des loques humaines, il ne lui convenait pas que ses enfants lui fissent retour dans les mêmes tristes conditions après la guerre. Pour éviter ce danger, elle n’hésita pas à employer un moyen infaillible: ce que nous appelons «chantage», elle le qualifia «représailles».

La méthode est simple. Qu’un prisonnier écrive à ses parents qu’il n’est pas heureux en France, il n’en faut pas davantage. Les parents transmettent la plainte au Gouvernement Impérial et Royal. Berlin ordonne que tout un camp de prisonniers français subisse telles et telles mesures vexatoires, informe Paris de sa décision, et ajoute que l’ordre sera rapporté quand tel camp de France aura reçu telle et telle amélioration. J’ai eu sous les yeux la lettre qu’un officier boche envoyait à son père. Il disait: «En un mot, on ne se fait aucune idée en Allemagne du traitement indigne auquel nous sommes soumis ici. Les autorités responsables devraient prendre des mesures de représailles[E]». Les citoyens allemands n’avaient peut-être pas beaucoup de droits, mais l’Empire les défendait. Nous, nous sommes accablés de droits, mais on nous laisse le soin de les défendre nous-mêmes. J’admire cette petite phrase de rien: «Les autorités responsables devraient prendre des mesures de représailles.» Les autorités étaient responsables, en Allemagne. Mais les autorités françaises, comment agissaient-elles? Elles capitulaient. L’Allemagne obtenait les satisfactions qu’elle réclamait. Par contre-coup, les représailles imposées aux prisonniers français étaient levées.

—Que demandez-vous de plus? dira-t-on.

Les prisonniers français ne demandaient pas la fin des représailles. Qu’ils fussent en représailles ou non, leur situation n’était ni meilleure ni pire. Et ils se réjouissaient d’être un peu plus maltraités, quand ils apprenaient qu’ils l’étaient parce que les prisonniers allemands gémissaient en France. Nous savions tellement que les bandits de 1914 ne gémiraient jamais assez! En outre, il nous répugnait que la France, toujours et toujours, capitulât: nous sentions que quelque chose d’anormal se tramait chez nous. Il nous sautait aux yeux qu’un désaccord existait entre le peuple français qui avait la volonté de vaincre, et les hommes du gouvernement, ministres, députés et sénateurs, qui avaient une âme craintive. 1914 avait ouvert les portes toutes grandes à l’enthousiasme français. A la France, qui se retrouvait jeune, il fallait un gouvernement jeune. Elle conserva, l’imprudente, la kyrielle de vieux politiciens, barbons de la défaite de 1871, ou héritiers podagres des vaincus. Depuis sa naissance, la Troisième République avait refusé le fer à l’Allemagne. L’heure n’est plus d’examiner ses torts ou ses raisons. L’histoire enregistre simplement. Mais en 1914, quand il n’y eut plus moyen de se dérober à l’attaque des Barbares, la nécessité s’imposait de jeter, avec les anciennes terreurs, tous ceux qui avaient eu peur officiellement pour la France. Ainsi des vaincus ou des fils de vaincus ne pouvaient nous mener à la victoire que par des chemins détournés. Nous avions inventé la diplomatie, ce bridge où la France était toujours «le mort». La faillite de la diplomatie en 1914 aurait dû entraîner la faillite des diplomates. Il n’en fut rien. Et, parmi tant d’errements qui ont marqué la conduite de la guerre, il nous est apparu, à nous prisonniers, que le gouvernement de Paris était impuissant à nous sauver de la ruine.

Pendant que la France faisait la guerre à la va-comme-je-te-pousse, l’Allemagne faisait la guerre totale. Elle la faisait aux soldats du front et aux civils de l’intérieur. C’est un point acquis, qu’elle manœuvrait autant dans nos usines et dans nos champs par les écrits louches et les paroles suspectes que dans les tranchées par les canons et les gaz empoisonnés. Elle travaillait à détruire le moral des hommes et des femmes de l’arrière dans le temps où elle tuait et blessait les guerriers de l’avant. Terrible entreprise. Les prisonniers eux-mêmes servirent à l’Allemagne. En effet, pour ces questions de représailles, elle ne s’en tenait pas à des échanges directs de notes avec Paris. Elle faisait intervenir les victimes. Quand un camp était mis en représailles, tous les prisonniers avaient le droit d’écrire en France une lettre, souvent deux, et quelquefois trois, pour annoncer les tourments qu’on leur préparait et les motifs de ces punitions. En sorte que l’Allemagne atteignait un double but: elle obtenait des douceurs pour ses Fritz, et elle décourageait les familles françaises. Les familles tremblaient pour leurs prisonniers: chaque mois leur apportait de nouvelles transes. Le désir de la paix se glissait dans les esprits avec une insistance croissante. Rien de plus dangereux pour la France. Rien de plus précieux pour l’Allemagne. Et vous voyez que le régime des représailles, arme de guerre, sort des limites de nos camps, où nous supportions tout, pour prendre une importance qui dépasse nos ennuis personnels de prisonniers.

La Russie n’y allait pas par quatre chemins, et elle observait en face des menaces allemandes la seule attitude raisonnable. Elle ne s’occupait guère de ses prisonniers, je l’ai dit, mais, quand elle s’en occupait, elle s’en occupait bien. Un jour, l’Allemagne voulut inaugurer contre elle le système qui réussissait avec la France. Elle mit en représailles mille officiers russes et envoya la nouvelle à Pétrograd. Pétrograd répondit:

—Faites comme il vous plaira. De mon côté, à partir d’aujourd’hui, je modifie mes habitudes. Dorénavant, TOUS les officiers allemands que je détiens seront traités comme de simples soldats prisonniers. Je les logerai au milieu d’eux, dans les mêmes baraques. Ils seront astreints aux mêmes corvées. Je leur supprime toute la correspondance. Ils n’écriront plus, et ne recevront plus ni lettres, ni colis de victuailles. J’ai dit.

Trois jours plus tard, l’Allemagne renonçait à ses tracasseries et les représailles des Russes furent levées.

Pourquoi la France montrait-elle moins de fermeté que la Russie? Point d’interrogation que nous nous posions souvent. A l’heure actuelle, au moment où je mets de l’ordre dans mes souvenirs de captivité, le problème me semble simplifié. Ces effroyables affaires de trahison, qui ont marqué chez nous l’issue de la lutte, nous donnent la clef du mystère. Tant que l’Action Française a prêché dans le vide, tant que ce magnifique vieillard de Clémenceau qui lui, seul de toute la politicaille, s’est rajeuni quand la France entière se rajeunissait, ne s’est pas dressé pour réagir, la guerre ne finissait pas. Août 1917 est une date historique, comme septembre 1914. La Marne et Clémenceau ont sauvé la France et gagné la victoire. De l’une à l’autre de ces deux dates, la France a pataugé. On sait désormais pourquoi. Mais, en 1916, au plus beau du gâchis, nous ignorions, nous prisonniers en Allemagne, pourquoi nous étions des pantins entre les mains des hommes du kaiser. Peu importe, d’ailleurs, que le capitaine Bouchardon ait étudié ou non les agissements criminels de tant de jolis personnages par rapport aux prisonniers français. Notre conviction a trouvé enfin les coupables qui nous valurent un supplément de misère, et leur châtiment a balayé nos peines.

Je crois qu’il n’y a pas un seul officier français prisonnier qui n’ait connu le régime des représailles. Les uns après les autres, tous les camps d’Allemagne l’ont pratiqué. Seulement, le régime n’était pas le même partout. L’Allemagne dosait les représailles. Elle en jouait comme de son artillerie aux calibres divers. Il y eut des camps terribles, en Pologne par exemple, où des officiers, sans distinction de grade, d’âge ou de santé, furent livrés à eux-mêmes au milieu des bois et des marécages; où ils devaient tout faire sans aucun secours; où ils devaient se construire un refuge contre les intempéries; où ils ne recevaient plus de nouvelles de France; où ils étaient séparés du reste des vivants. Le camp de Vöhrenbach fut moins affreux. Les seules tortures qu’on nous y infligea étaient d’ordre moral. Désunis, nous aurions pu sombrer dans le découragement. Mais nous nous tenions par la main, je l’ai déjà dit, et toutes les mesures que l’on prit contre nous ne nous tirèrent que des éclats de rire et des chansons. C’est une réponse que les Allemands n’attendaient pas, et elle les exaspérait, parce qu’ils ne la comprenaient point.

Le 14 avril 1916, vers huit heures du soir, le chef de bataillon L*** réunit les officiers du premier étage dans la salle de gymnastique, et leur communiqua les ordres de la kommandantur. Les officiers allemands du camp de Saint-Angeau s’étaient plaints de n’avoir pas trouvé en France les marques de déférence et de sympathie qu’ils préjugeaient mériter. En conséquence, le gouvernement de Berlin décidait que le camp de Vöhrenbach serait brimé jusqu’au jour où les officiers allemands daigneraient reconnaître que le camp de Saint-Angeau était devenu tolérable. Berlin nous autorisait à écrire trois lettres en France pour signaler la situation qui nous était faite. C’était le chantage sans scrupule. Suivait l’énumération des mesures prescrites.

Des murmures couraient autour du commandant L***, qui n’arrivait plus à dominer le tumulte. Personne n’écoutait la longue liste des vexations qui nous menaçaient. Une espèce de fièvre s’emparait de nous. Enfin! l’Allemagne offrait une distraction à notre oisiveté; car nous ne doutions pas que les représailles ne dussent nous apporter un peu de mouvement.

La joie nous tenait.

—Où est ce Saint-Angeau?

—En Auvergne.

—Dans le Cantal.

—Vive Saint-Angeau!

—Ah! ils ne sont pas contents, messieurs les Boches?

—Chacun son tour.

—On les aura.

Ce fut dans un brouhaha inaccoutumé de voix, de cris, de conversations, qu’on se rassembla pour l’appel. Des mots fusaient de la foule.

—Saint-Angeau!

Le Lièvre effrayé, qui était de service, avait l’air plus effrayé que jamais. Derrière lui des plaisanteries s’étouffaient.

—On les aura!

L’annonce des représailles avait réveillé le camp. Tant qu’elles durèrent, l’agitation ne se relâcha pas. Loin de nous attrister, les ordres de la kommandantur nous égayaient. Chaque semaine nous donnait une nouvelle raison de nous réjouir. En effet, le régime du camp ne changea pas du jour au lendemain. Pour agir plus efficacement sur nous, à la manière d’un acide lent, les mesures se succédaient sans hâte. On espérait ainsi nous agacer de plus en plus. Mauvaise psychologie.

Nous étions huit ou dix officiers par chambre. On nous y entassa jusqu’à une vingtaine. Nous fûmes serrés comme des sardines dans une boîte. Mais plus on est de fous, plus on rit. Et nous menions un agréable tapage. On nous avait enlevé les châlits. On nous laissa provisoirement les petits sommiers carrés, qu’on remplacerait plus tard par des paillasses, comme à Saint-Angeau. On ne toucha pas d’abord à nos deux couvertures; mais, bientôt, on nous en retira une, comme à Saint-Angeau. A Saint-Angeau, les officiers allemands n’étaient éclairés que par une lampe à pétrole. Nous, nous avions deux lampes électriques; on nous supprima une ampoule. On nous supprima les petites armoires militaires où nous rangions nos vêtements, et l’on posa des planches à bagages le long des murs, comme à Saint-Angeau. Vous pensez bien que tous ces déménagements ne s’effectuèrent pas dans un silence passif. Une chanson circulait déjà à travers le camp, et, quand une porte s’entrebâillait, on entendait ce refrain narquois, imité de l’A Ménilmontant d’Aristide Bruant:

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